Nommer l`innommable

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Événement
Sabra et Chatila : crime sans châtiment
Livre Sabra et Chatila : deux camps palestiniens de Beyrouth-Ouest qui, il y a trente ans, basculaient dans l’horreur. Et qui n’évoquent plus grand-chose : héroïnes de roman pour les
plus jeunes, vague souvenir pour les autres… Il était temps que Jacques-Marie Bourget et
Marc Simon secouent les ossuaires gisant dans les mémoires.
Nommer l’innommable
Par Samy Abtroun
abra et Chatila, au cœur du massacre (1) , qui paraît ce mois-ci,
ramène son lecteur, en texte et
images, dans ce qui reste l’un des épisodes les plus sordides de l’Histoire. De
la nuit du 16 septembre 1982 jusqu’au
matin du 18 – plus de quarante heures –,
entre 100 et 200 hommes exterminent
bébés, femmes, enfants, vieillards,
hommes. Une boucherie, un équarrissage méthodique avec ce qu’il faut de
lames, de haches, de sabres. Ici, rappelle
une boutade qui ne fait rire personne,
« un bon Palestinien est un Palestinien
mort ».
S
Crochet de boucher
Partis au Liban pour l’hebdomadaire
français VSD, le journaliste JacquesMarie Bourget et le photographe Marc
Simon sont les premiers reporters présents sur les lieux. Nous sommes le
17 septembre, dans l’après-midi. Ils pénètrent dans les ruelles : sur les visages des
réfugiés, l’incompréhension fait écho aux
tirs des mitrailleuses. « Des femmes, des
vieux, des gosses qui semblent tourner
dans un labyrinthe invisible. Les yeux
sont noirs et les mâchoires serrées. Étrangement ces êtres perdus ne cherchent pas
à nous arrêter, à nous parler ou nous
demander de l’aide. Ils sont comme ces
témoins devenus muets après avoir en
avoir trop vu. » L’horreur est là, mais elle
se cache derrière les murs. Tragique pressentiment.
Car de retour au camp le lendemain, tôt
le matin, ils découvrent les cadavres.
Comme tirée à bout portant, cette barbarie a défiguré tout ce qui ressemble, de
près ou de loin, à de la vie. « Une femme
enceinte éventrée, un petit garçon coupé
en deux, un lambeau de chair retenant
encore l’autre moitié du corps. Nous
avançons. Chaque maison a été salle de
torture avant d’être un tombeau. L’épouvante ? C’est bien ça. L’épouvante. Elle
nous fait oublier l’odeur, les insectes restés seuls vivants, les liquides et le sang. »
Entre les monceaux de chair qu’ils voient
et les autres qui sont déjà enfouis –
vivants parfois –, les morts se comptent
par dizaines, centaines, milliers.
L’abomination est là comme sur un
corps nu qui saigne à chaque page. « Le
journaliste est le comptable de la mort
des autres », écrit pudiquement Bourget.
Au bout de 150 feuilles, on a une mare
de sang dans les mains. L’Occident
s’émeut poliment, pas même ce qu’il
faut. Il a la tête ailleurs : sur le rocher de
Monaco, Grace Kelly a succombé le
14 septembre d’un accident de voiture.
La princesse était trop belle pour qu’on
dépense ses larmes ailleurs. Mille,
2 000, 5 000 morts dans les camps ? La
belle affaire ! Les records de vente des
journaux sont sur la mythique CD 37, la
route de La Main au collet, le film d’Hitchcock où la belle Grace est l’héroïne :
la Rover de la défunte fume encore. Et
puis, à Sabra et Chatila, on ne pleure
pas. On n’a plus de larmes, plus d’yeux,
plus de tête d’ailleurs.
Bourget prend des notes, écrit les
détails, ce que les rescapés lui disent, ce
que les morts lui hurlent. Simon
confirme photos à l’appui, changeant de
pellicules comme si elles lui brûlent les
doigts – de peur qu’un soldat lui prenne
son appareil. La réalité est si limpide
qu’on a mal de la lire. « Les têtes éclatées et écarlates, violettes du sang
injecté en hématome, semblent s’être
éloignées du corps comme celles des
femmes girafes. Écrites dans la pous-
sière nous voyons les traces de ce qui
s’est passé ici. Les tueurs ont traîné
leurs victimes, pieds et mains liés par du
fil de fer, le câble d’acier passé autour
des cous. D’une poutre pend un crochet
comme celui d’un boucher. »
Mais qui sont ces bouchers ? Des phalangistes chrétiens avides de venger le
président libanais Bachir Gemayel
assassiné deux jours plus tôt, des miliciens des Forces libanaises, des troupes
mixtes musulmanes et chrétiennes. On
parle aussi de l’armée israélienne, de
son unité d’élite. Les haines sont
bouillantes, on tue comme on respire.
Puis la vérité apparaît comme sortie
d’outre-tombe. « Punaisé sur un mur de
l’immeuble qui fut donc le QG de Sharon, nous découvrons ébahis un plan de
bataille. Une carte de Beyrouth, marquée d’un réseau de flèches et d’inscriptions, ne laisse aucune place au doute :
l’envahissement de Sabra et Chatila,
contrairement à ce qu’affirme le gouvernement israélien, a été programmé. »
Sur cette partie déchiquetée du Liban,
l’Occident blanc continue, lui, de marcher droit dans ses bottes, sous la passivité criminelle de la communauté internationale. Ce massacre n’a pu se faire
sans la complicité de la Force multinationale, explique le journaliste. Les soldats
américains, français et italiens, garants
de la sécurité des populations civiles, se
retirent en effet le 11 septembre. « En
trois semaines de cantonnement à Beyrouth, [ils] ont totalement démonté les
défenses de la ville. Les mines ont été
désamorcées, les barricades, les pièges
et chevaux de frise éliminés. Un méticuleux ménage qui a permis aux Israéliens
CE MASSACRE EST D’AUTANT PLUS INSUPPORTABLE
QU’IL EST PASSÉ DANS LES OUBLIETTES DE L’HISTOIRE.
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d’investir la ville avec une quiétude de
pécheurs à la ligne. » Le 22 septembre,
des dizaines de Palestiniens, attachés
comme des bêtes, sont encore chargés
sur des camions pour des destinations
inconnues. Ces rafles ont lieu devant les
bérets rouges de l’armée française. En
toute tranquillité.
détachées », la peur, une roquette qui
tombe à trois mètres et qui oublie d’exploser, la vie en pointillé, Coco le perroquet qui imite les sifflements
d’obus (enlevé puis libéré sans
rançon, il livrera la nature de ses
ravisseurs en copiant leur accent),
les gosses de la rue puis la rue sans
gosses, l’effroi, la carte d’identité
perdue par un militaire hébreu, les
traces de bulldozer, la cruauté et,
pire que tout, cette dévastation qui
dégouline sur les visages horrifiés
des victimes. « Ils avaient dû en faire
des saloperies, ces Palestiniens, pour
se faire saquer comme ça », lâche un
soldat porteur de l’écusson tricolore.
Dans cette chronologie bouleversante
d’authenticité, on suit pas à pas le périple
de ces témoins, se
cachant presque
derrière eux pour
éviter de trop
regarder : « les
nuits en pièces
Photos : Marc Simon
Ne jamais oublier
Jacques-Marie Bourget (en haut) et Marc Simon : « Le journalisme n’est
pas seulement un métier, mais une manière d’être et de batailler contre l’injustice ».
Septembre 2012 Afrique Asie
Il aura fallu attendre trente années, au
cours desquelles la « vérité s’est enrayée
comme un mot qui refuse de sortir »,
pour pénétrer les affres d’une tragédie
dont l’ampleur est d’autant plus insupportable que ce massacre est passé dans
les oubliettes de l’Histoire. Non sans
l’aide d’une presse aveugle qui, prise
dans ses émotions puériles et ses nombrils démesurés, estime aussitôt que ce
crime est résolu, pointant l’Armée du
Liban Sud. Rien de bien méchant en
somme. « La presse n’est pas seulement
un métier, mais une manière d’être et de
batailler contre l’injustice, veut corriger
le journaliste […] Si dénoncer ce qui
s’est passé à Sabra et Chatila, et aussi la
traque faite depuis un siècle à un
peuple, conduit à être injurié… il faut
s’en moquer et continuer de montrer et
d’écrire. Laisser les aveugles à la sécheresse de leurs yeux. »
Il est des minutes de silence qui comptent. Il faudrait sans doute bien plus
d’une minute pour ces morts-là. Tant
que ce crime imprescriptible restera
impuni – le Liban a interdit toute poursuite des tueurs – ces morts-là ne pourront pas reposer en paix ni ne devront
nous laisser reposer en paix. En convoquant notre mémoire collective,
Jacques-Marie Bourget et Marc Simon
nous flanquent leurs pages comme
autant de claques. Maintenant qu’elles
cinglent contre nos têtes, qu’on ne dise
plus jamais qu’il ne s’est rien passé à
Sabra et Chatila. (1) Sabra et Chatila, au cœur du massacre,
Jacques-Marie Bourget, photographies
de Marc Simon, Éd. Érick Bonnier,
coll. Encre d’Orient, 2012,
150 p., 21 euros.