Sergio Larrain - Esprits Nomades

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Sergio Larrain - Esprits Nomades
Sergio Larrain
La photographie comme une expérience de yoga
"Quand tu prends une photo, tu organises ton corps, les trois points sont
en ligne. C'est une expérience de yoga."
Sergio Larrain est cet énigmatique photographe chilien que l’agence
Magnum et les Rencontres d’Arles ont remis en nos mémoires, malgré
sa farouche volonté d’oubli, lui qui aura voulu ne plus pactiser avec les
« mensonges » de la photo, et qui avait trouvé sa paix intérieure dans la
solitude.
Il n’aura été vraiment photographe que de 1950 à 1964, mais une
véritable légende l’entoure, lui « le photographe de Dieu » comme le dit
avec emphase un de ses admirateurs.
Retiré, ermite, pris dans les drogues et le mysticisme il se sera fait
oublier du monde. On ne pouvait avoir accès à lui, et même un certain
code frappé à sa porte ne permettait pas d'entrouvrir forcément l’huis. Il
refusait toute image et dialogue.
C’est Agnès Sire qui après une amitié épistolaire de trente ans a su le
convaincre de laisser publier quelques photos entreposées dans des
boîtes posées sur des étagères dans des cartons à l’agence Magnum.
Grâce à elle, la première mondiale de la rétrospective de l’œuvre de
Sergio Larrain, récemment disparu en 2012, et qui longtemps a refusé
de montrer ses photos, préférant s’évanouir dans le silence et le
spiritisme, a lieu en 2013, lors des Rencontres d’Arles. Deux livres,
Valparaiso sur des textes de Pablo Neruda, Londres et maintenant un
troisième aux éditions Xavier Barrat, Vagabondages.
« Cette connivence me permit de mieux comprendre le photographe et
d’entreprendre avec les archives de Magnum un lent travail sur son
œuvre. Tout en respectant son point de vue, il fallait lutter contre son
désir de tout détruire… Ce n’est qu’en lui assurant qu’il donnerait
beaucoup de plaisir aux autres que j’ai pu le convaincre de publier les
ouvrages Valparaiso puis Londres. » (Agnès Sire)
Les photographies de Sergio Larrain n’ont fait l’objet que de quatre livres
de son vivant.
On a pu dire que « le Chilien Sergio Larrain (1931-2012) a traversé le
monde de la photographie comme une étoile filante : fulgurant, lumineux,
insaisissable. »
Agnès Sire, la directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson, parle
d'une « météorite » qui a eu « la sagesse d'interrompre sa course », car
il ne trouvait plus sa liberté dans la photographie, mais une aliénation.
Sergio Larrain aura tissé non pas une bruyante solitude, mais une
solitude habitée de profondeur et de silence. Lassé du monde et de ses
mensonges, de la photographie et de son incapacité à changer le
monde, il s’est simplement retiré de ses tumultes, de sa fausse gloire.
Illuminé ? En fait il s’est replié dans sa chambre noire intérieure, pour
développer sa spiritualité loin de tous les tumultes humains.
Refus des rencontres ; refus d’être interviewé ou filmé, ce renfermement
si loin de la carrière photographique qu’il avait voulu, aura bâti sa
légende et ses affabulations délirantes. Un jour pourchassé par la mafia
sicilienne, un autre jour en lévitation spirite. En fait il n’était qu’à la
recherche de lui-même et pour lui la photographie devenait une impasse
sans importance.
Le photographe vagabond avait posé ses valises en lui-même, las des
misères et de la beauté du monde. Lui qui avait su faire émerger comme
apparition la magie des êtres et des choses, va vivre en autarcie
dorénavant pendant plus de trente-deux ans.
Ce n’était pas une fuite, mais une recherche absolue de la pureté, de la
méditation. Plongé dans « le foudroyant déclic de l’éveil » du
bouddhisme zen, il dessinait inlassablement des « satori », espérant
faire basculer ainsi lie monde vers la contemplation, par la simple et
répétitive représentation picturale des plantes et des arbres.
Ses expériences spirituelles pouvaient déjà se deviner dans ses
photographies, prémices à l’éveil, à la compréhension des choses
cachées.
Cet « illuminé » aura consacré son existence à la lumière du dessous qui
émerge en chaque être, et aussi à la recherche de la sienne propre,
blottie au fond de ses abîmes.
Déçu par l'incapacité de la photographie à changer le monde, Sergio
Larrain l'a tôt abandonnée, se consacrant à la méditation et au yoga.
Il était en éveil, comme guetteur de « l’intense immédiateté du monde »,
et la photographie ne pouvait y suffire à contenir tout son monde
intérieur.
Alors il est parti vers ses rives intérieures, mais il nous a laissé les
coquillages de ses images, nous rappelant que la mer fut là, un jour et
qu’il faut s’en souvenir.
Une étoile filante refermée sur l’infini intérieur
« Une bonne photo naît dans un état de grâce. Cela arrive lorsque l'on
est libéré des conventions, des obligations, de la compétition : libre
comme un enfant découvrant la réalité pour la première fois. Le but du
jeu, ensuite, est d'organiser le cadre. » Sergio Larrain.
Sergio Larrain est né à Santiago du Chili en 1931. Il est le fils d'un
architecte de renom.
Il est d’abord tenté par la sylviculture qu’il étudie sans succès en 1948
aux États-Unis, puis par la musique. Mais il trouve sa voie dans la
photographie, grâce à l’achat de son premier appareil photo, un Leica
IIIC, en 1949. .
En 1951, il retourne au Chili et commence des reportages.
Il profite également d’un voyage en famille qui dure huit mois en Europe
et au Moyen-Orient (Égypte, Israël, Istanbul, Grèce, Italie, Espagne,
Angleterre, France, ...).
Mais son port d’attache sera toujours Valparaiso la magique, et Santiago
la mendiante.
Valparaiso, il l’a sillonné nuit et jour, en quête de cet «état de grâce»
seul susceptible de faire naître «une bonne image». Et Santiago, dont il
photographie les enfants des rues, lui montre les déshérités, les laissés
pour compte de la vie, qu’il semble réchauffer par son empathie.
En 1956, il envoie un portfolio au Musée d'Art Moderne de New York, qui
lui achète quelques photos.
Mais sa vénération pour Henri Cartier-Bresson sera une véritable
obsession, qui ne prendra corps qu’avec leur rencontre à Paris, où il
s’installe en 1954.
Profitant d’une rencontre fortuite à Copacabana en 1958 avec le
photographe suisse René Burri, qui deviendra son grand ami, et qui lui
demande d’apporter à Paris ses pellicules, lui permet enfin de rencontrer
son idole Henri Cartier-Bresson, l’un des patrons de l’agence Magnum,
où le Chilien entrera en 1960. Car il lui avait présenté son travail sur Los
abandonados (les enfants des rues de Santiago), ceux qui vivent sous
les ponts sur les rives de la rivière Mapocho, qui avait impressionné
HCB.
.
Mais le malentendu entre le photoreportage et la liturgie de « l’instant
décisif » et sa propre façon de concevoir la photographie, comme une
méditation, va le conduire certes à rejoindre l’agence Magnum, son rêve
fou, mais aussi à se perdre dans des photoreportages de commande, Guerre d’Algérie, Mafia en Sicile, mariages princiers, la Mostra de
Venise, et des évènements frivoles…
Il était si fasciné par Bill Brandt qu’il partira sur ses traces à Londres de
1958 à 1959, grâce à une bourse du British Council pour l'Angleterre.
Pendant quelques années il va travailler pour différents magazines
européens pour des commandes de l’agence Magnum.
Las de tous ses mensonges, lui qui avait tant Valparaiso au cœur,
retourne dans son univers.
« Je crois que la pression du monde journalistique – être prêt à sauter
sur n'importe quelle histoire, tout le temps – détruit mon amour et ma
concentration », écrira-t-il à Henri Cartier-Bresson en 1965.
Il collabore avec Pablo Neruda dans une édition d'un livre sur la maison
du poète de Isla Negra.
Julio Cortázar était son admirateur.
Il réalise aussi avec le poète Pablo Neruda un essai photographique
majeur, Valparaiso, publié trente ans plus tard à l’occasion de son
exposition aux Rencontres d’Arles (1991). Après plusieurs expositions à
travers le monde il demande, en 1999, de ne pas poursuivre la
médiatisation de son œuvre et refuse toute exposition ou publication.
Puis peu à peu le poids de la spiritualité le leste et l’envahit et il va
délaisser la photographie, basculant dans les psychotropes de l’esprit et
aussi de celles bien réelles, peyotl et LSD. Et il aura vécu depuis la fin
des années soixante à Ovalle, un village dans les montagnes du Chili,
près de Valparaiso, presque entièrement étranger au monde des
images.
il va finalement décider de vivre retiré dans la campagne pour pratiquer
yoga, méditation et dessin, jusqu’à la fin de ses jours.
Retiré de la « civilisation des illusions » depuis les années 80, Larrain se
consacrait à la méditation et à l’étude des philosophies orientales.
C'est dans ces années, à la fin des années 60, que Larraín a commencé
sa retraite, influencé par le gourou bolivien Oscar Ichazo, qui lui fait
découvrir le mysticisme oriental. Il s'installe dans la vallée de Azapa,
dans la communauté mystique d'Arika, où il pratique le yoga, avant de
s’émanciper et chercher seul sa voie. Il a ensuite déménagé en 1972 à
la Myrte, et plus tard, à la fin des années 70, il s'installe définitivement à
Tulahuén.
« L'arrivée de la dictature de Pinochet, dont il couvre le coup d'État en
tant que reporter, le force à déménager plusieurs fois. Il finit par
s'installer à la campagne, à Tulahuen, où il se consacre à l'éducation de
son fils, à la méditation et à l'écologie. Il refuse les honneurs, rejette les
expositions, qu'il considère comme autant de manifestations d'ego
déplacées. » Claire Guillot, Le Monde.)
«Il réfléchissait sur le vrai sens de la vie, loin des bruits idiots de la
gloire, en osmose avec la nature. C’était un sage», confie Bernard
Plossu.
il ne communiquait que par lettres distantes, comprenant dessins de
satori et de cailloux sur la plage et des poèmes.
Reclus depuis la fin des années 1970 dans sa maison de Tulahuén, au
Chili, il y meurt le 7 février 2012, à 9 heures du matin, à 81 ans. Sergio
Larraín sera enterré à Tulahuén, non loin d’Ovalle, selon son désir.
Vers la fin de sa vie, il acceptera que sa fille et qu’Agnès Sire fassent
connaître son œuvre, qu’il avait si longtemps reniée, n’y voyant que
manifestation de l’ego, et de l’orgueil déplacé. ET maintenant ses
images peuvent nous envelopper d e leur magie.
Les images comme des apparitions
« Il faut aller là où tu le sens... Peu à peu tu vas rencontrer des choses.
Et des images vont te parvenir, comme des apparitions. Prends-les. »
Serge Larrain.
Dans sa ville tant aimée de Valparaiso, la « rose immonde », Sergio
Larrain va débusquer la lumière du dessous qui irradie les êtres,
mendiants ou prostituées, passants ou chiens. Il va employer la plus
souvent la verticalité, comme pour échapper à la normalité horizontale
du monde. Il travaille souvent en contre-plongée, avec des ombres
inquiétantes et la violence de la lumière. Ses cadrages n’appartiennent
qu’à lui, si étonnants, souvent extraordinaires par le dramatisme qu’ils
suggèrent et imposent. Son premier livre s’intitulait « Le rectangle dans
la main », El Rectángulo en la Mano, publié en 1963. Et pour lui, avec
son Leica, le cadrage était l’essentiel de l’image. Pour lui la photo est
une manière de recréer, « autour du dénuement et de la fragilité », une
force de l’homme et de rendre hommage la puissance des ombres, afin
de «solidifier un monde de fantômes».
Les ambiances, souvent glauques, mais toujours magiques, proches
parfois d’un certain surréalisme à la Brassaï, communiquent
instantanément des atmosphères très personnelles. Que ce soit en
montrant la misère de Valparaiso, ses enfants en loques, ses prostituées
et le bar des « Sept miroirs » ne reflètent que leur désespoir, que ce soit
en errant dans « l’empire détruit des Incas » en Bolivie, où dans la
solitude des l brumes de Londres, ou dans les rues angoissantes et
vides de Paris, Sergio Larrain subjugue toujours.
La photographie lui ouvre les voies oniriques des portes d’une réalité
inconnue, mais pourtant très proche. Car le rêve ne devait pas être
évasion pour lui, mais captation du réel.
« Pour faire une bonne photo, disait-il, il faut partir de bonne humeur le
matin à l'aventure, en marin qui hisse sa voile. Errer, regarder, dessiner
sur un bloc. Regarder encore jusqu'à ce que l'on sorte du monde connu
pour entrer dans ce que l'on n'a jamais vu. C'est alors que les images
apparaissent. » (Larrain).
Et pourtant étranges sont ses images, ses petites filles comme de
doubles, ses enfants mendiants, ses prostituées chavirant sur leur
douleur.
Sergio Larrain avait une conception personnelle de l’art photographique,
sa façon de découper l’espace quitte à ne plus mettre en avant un
personnage principal, ses contre-plongées qu’il semble effectuer couché
sur le bitume, n’appartiennent qu’à lui. Il joue avec les lignes, le combat
entre les ombres et la lumière, la magie du noir si présent, font son style.
Il savait être libre, s’attachant aux moindres fragments poétiques,
détachant un détail, un visage, une ombre. Pour cela « Il se mettait dans
un état de totale réceptivité; à un moment, il appuyait sur le déclencheur
et la magie opérait », raconte sa fille Gregoria.
« Sergio Larrain photographie en noir et blanc, dans la rue surtout. Il
découpe la lumière de telle façon qu'il donne l'impression que les jours
sont plongés dans la nuit. Les gens sont comme des apparitions
fantomatiques. Il prend des libertés rares pour embarquer le spectateur
dans des compositions audacieuses et virtuoses, charnelles et
bousculées, comme si on se trouvait sur un navire qui tangue : plongées,
contre-plongées, perspectives profondes, flous au premier plan, découpe
violente de la lumière... " Michel Guerrin ; Le Monde)
Larraín est considéré comme une légende vivante de l'art
photographique, et sa série sur Valparaiso est devenue un patrimoine de
l’humanité. Il pouvait dire « Je suis une légende », mais il n’en avait cure,
déjà ailleurs dans l’ailleurs.
Il lançait des appels à pratiquer la méditation pour sauver la planète.
« Sergio Larrain voulait changer le monde. Dans ses lettres, il
nous disait d'ouvrir les fenêtres, de se débarrasser des choses inutiles,
de mettre des tapis par terre... » (Patrick Zachmann).
Mais ce magicien est parti et la planète n’est pas sauvée pour autant.
Si nous partons vraiment aussi,
Ce fut en nous consumant
à plein sel marin
et à coups d’éclairs
Ma raison a vécu dehors à tous les vents,
j’ai remis à la mer mon cœur calcaire.
Pablo Neruda (Chant XXV recueil Encore, Mémorial de l’Ile Noire)
Gil Pressnitzer
Sources : Sergio Larrain, Vagabondages, Agnès Sire et Gonzalo Leiva
Quijada, éditions Xavier Barral 2013.
Interview d’Agnès Sire
Bibliographie
Sergio Larrain, Vagabondages, Agnès Sire et Gonzalo Leiva Quijada,
éditions Xavier Barral 2013.
Londres 1958-59, Fernand Hazan (4 novembre 1998) Valparaiso, Pablo
Neruda (Auteur), Sergio Larrain (Auteur), France) Rencontres
internationales de la photographie (22e : 1991 : Arles

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