L`affaire Agnelet (…) une évolution majeure de la

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L`affaire Agnelet (…) une évolution majeure de la
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LA SEMAINE DU DROIT L’ENTRETIEN
COUR D’ASSISES
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« L’affaire Agnelet (…) une évolution
majeure de la justice criminelle »
Avocat pénaliste, François Saint-Pierre a défendu Maurice Agnelet lors de ses 3 procès. Son
client vient de former un pourvoi contre le verdict de la cour d’assises de Rennes le condamnant à 20 ans de réclusion, le 11 avril dernier. Retour sur une affaire criminelle hors normes.
Entretien avec FRANÇOIS SAINT-PIERRE,
avocat à la Cour
La Semaine juridique, Édition générale :
Comment êtes-vous devenu l’avocat de Maurice Agnelet ?
François Saint-Pierre : Je connais Maurice
Agnelet depuis 1988. À l’époque, il sortait de
prison, après avoir été condamné dans l’affaire
financière du Palais de la Méditerranée. Il voulait intenter des procès en diffamation contre des
journaux et Renée Le Roux, la mère d’Agnès,
qui avait publié un livre le désignant comme
l’assassin de sa fille. Nous avons mené ces procès. Et en 2000, lorsque l’affaire a été relancée, il
m’a naturellement contacté. C’est ainsi qu’on a
vécu cette aventure judiciaire incroyable.
JCP G : Comment avez-vous vécu ce 3e procès
devant la cour d’assises de Rennes ?
F. S.-P. : Ce 3e procès, c’est moi qui l’ai voulu.
À Nice en 2006 lorsque Maurice Agnelet a été
acquitté, le procureur a fait appel. Moins d’un
an plus tard, Agnelet était condamné par la cour
d’assises d’Aix-en-Provence dans des conditions
que j’ai trouvées innommables : procès mal présidé, délibéré bâclé. Une condamnation après
un acquittement sans un mot d’explication,
c’est inacceptable. Le procès d’Aix-en-Provence
a causé la ruine de la justice criminelle classique
française. La Cour EDH que j’ai saisie m’a donné totalement raison. C’est ainsi qu’un 3e procès s’est ouvert. La commission de réexamen, à
la Cour de cassation, qui l’a décidé, a parfaitement rempli son rôle à cet égard. Sa capacité à
remettre en cause la justice a été remarquable.
Devant la cour d’assises de Rennes, il y avait
beaucoup d’inconnues. Les magistrats seraientils motivés pour ce procès ? Comment Maurice
Agnelet allait-il se comporter ? J’avais rêvé d’un
vieillard qui se retourne sage et philosophe sur
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son passé… Au lieu de quoi c’est un diable
qui est sorti de sa boîte ! Et lorsqu’au bout de 3
semaines de procès, son fils Guillaume est venu
affirmer que son père était le meurtrier d’Agnès
Le Roux, j’ai vécu un grand moment de solitude
d’avocat… J’ai douté et je devais le dire. Mais
passé ce moment de doute, il fallait revenir à
la raison. Je ne peux pas croire que Guillaume
mente, je le connais bien, il est sincère. Mais que
dit-il : qu’il est témoin d’une scène de crime ?
Pas du tout, il est témoin d’un secret de famille.
Ce secret de famille reflète-t-il bien la réalité ?
C’est totalement différent. Je ne pense pas que
sa mère ait pu investir son fils d’un secret aussi
lourd et de manière aussi détaillée.
À la suite de ces révélations, je n’ai pas demandé
de supplément d’information, cela n’avait aucun sens si ce n’est de gesticuler, d’autant que
des vérifications avaient déjà été faites par le juge
d’instruction. Mais je ne crois toujours pas que
Maurice Agnelet ait pu, de sang froid, prendre
une arme de poing et tirer une balle dans la tête
d’Agnès Le Roux.
JCP G : Vous avez appelé l'accusé à « porter
une parole courageuse et libre », affirmé que
vous n’avez « jamais demandé l'acquittement
d'un homme en sachant clairement sa culpabilité ». Pourquoi ces précisions ?
F. S.-P. : Le rapport de l’avocat à la vérité est une
histoire vieille comme le barreau. La dialectique
de la vérité et du mensonge travaille sans cesse
les avocats, quoi qu’ils en disent. Leurs réponses
sont très variables. Il y a ceux qui affirment : je
n’ai jamais menti. Premier mensonge ! D’autres :
ce que me dit mon client est forcément la vérité.
Trop facile. D’autres encore : la vérité, c’est à
l’arrière cuisine je n’y vais pas. Plus honnête.
Comme chaque avocat, je dois vous dire que j’ai
tenté toutes les expériences possibles, y compris
celle de défendre un homme sachant qu’il était
coupable, et avec succès ! Ceci étant dit, je différencie les situations. Je pense que l’avocat n’est
pas là pour entraver la parole de son client mais
au contraire pour la libérer. Il est toujours possible d’avoir une parole courageuse. Concernant
Maurice Agnelet, c’est différent : il a toujours dit
qu’il était innocent, il le dira toujours.
JCP G : Pourquoi s’agit-il d’un procès hors
normes ?
F. S.-P. : Pour plusieurs raisons. D’abord parce
que c’est une énigme policière. Il y a une vérité
judiciaire : Agnelet est coupable. Mais comment cela s’est-il passé, on n’en sait strictement
rien… Hors normes, la personnalité de Maurice
Agnelet, de Renée Le Roux, le contexte familial,
le contexte mafieux de l’époque.
Ensuite, c’est une aventure judiciaire sans précédent. À la suite de la décision de la Cour EDH,
un 3e procès s’est tenu. Et que dira la Cour de
cassation du verdict de Rennes ? Nul ne peut
exclure un 4e procès.
JCP G : Sur quoi porte le pourvoi en cassation
formé par votre client ?
F. S.-P. : La motivation de la décision de la cour
d’assises de Rennes est formellement minutieuse. Mais somme toute, c’est une accumulation d’hypothèses et de circonstances sans
aucune preuve matérielle ni aucun témoin des
faits. La question qui se posera à la Cour de
cassation est de savoir si elle est satisfaisante :
en l’absence de toute scène de crime, peut-on
condamner un homme ?
Après le verdict, déception cruelle, nous avions
deux options : acquiescer ou se pourvoir en cassation. En acquiesçant, mon client aurait bénéficié d’une libération conditionnelle dans les 6
mois environ, le processus était déjà engagé. Il
mettait fin à cette épreuve pour ses enfants et
pour la famille Le Roux. Mais il a choisi le com-
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bat jusqu’au bout, « choisi d’être innocent »
dirait Hervé Temime [ndlr : avocat de la partie
civile]. C’est son droit et je poursuis le combat
avec lui. La Cour de cassation se prononcera
l’hiver prochain.
JCP G : Vous ne prononcez jamais le terme
d’erreur judiciaire ?
F. S.-P. : Mais l’histoire n’est pas finie.
JCP G : L’affaire Agnelet a révélé le bien-fondé
de la motivation des arrêts d’assises. Êtesvous satisfait ?
F. S.-P. : La loi sur la motivation des arrêts
d’assises est en effet directement liée à l’affaire
Agnelet (L. n° 2011-939, 10 août 2011 : JO
11 août 2011). La France a voulu devancer la
condamnation de la Cour EDH. À partir du
moment où le parquet a pu faire appel des arrêts d’assises (L. n° 2002-307, 4 mars 2002 : JO
5 mars 2002), la motivation était une nécessité.
Ce qu’a montré l’affaire Agnelet, c’est que la justice ne pouvait pas acquitter puis condamner un
accusé, ou l’inverse, sans en justifier, parce que
cela crée un effet de loterie désastreux. L’affaire
Agnelet a provoqué une évolution majeure de la
justice criminelle.
La motivation de la cour d’assises de Rennes,
une motivation sérieuse de 5 pages, est en ce sens
un bienfait pour la justice. Il faut dire que dans
une autre affaire, la Cour de cassation a cassé en
2013, pour motivation insuffisante, un arrêt verdict de 30 ans de réclusion criminelle. La cour de
Rennes a haussé le standard de motivation assez
haut. Est-ce suffisant ? La Cour de cassation le
dira. C’est l’objet principal du pourvoi.
JCP G : Ce type d’affaire suscite débats et observations en tout genre. Lors de tels procès,
lisez-vous la presse ?
F. S.-P. : Les médias ont beaucoup changé. On a
toujours admis qu’un avocat défende n’importe
quel accusé. Mais parfois, lorsque le client est
connu ou que l’affaire est médiatique, l’avocat
est mis en cause. Chacun a le droit d’être défendu par l’avocat de son choix.
Bien entendu je lis la presse pendant le procès,
c’est une exigence supplémentaire qui stimule
l’auto-critique.
Ce qui a changé récemment, ce sont les tweets
d’audience de la presse judiciaire. Côté lecteur,
c’est passionnant. Côté avocat, vous n’êtes pas à
l’abri de faire l’objet de tweets assassins selon la
question que vous posez ou les propos que vous
tenez. Les magistrats quant à eux soulèvent le
problème des témoins qui savent ainsi ce qui se
passe à l’audience, et cela change tout !
Ces nouveaux modes d’information ne sont pas
encore synchronisés avec l’audience judiciaire.
Nous n’avons pas encore bien défini cette règle
du jeu judiciaire et médiatique. C’est important
d’y réfléchir. L’exercice de la presse judiciaire est
un devoir social majeur. Les journalistes judiciaires ont une fonction essentielle. Interdire les
tweets d’audience serait tout à fait injustifié et
abusif.
JCP G : Quelles autres évolutions appellent
cette affaire ?
F. S.-P. : Cette affaire pose des questions
importantes pour l’avenir. Celle des coldcase
(affaires anciennes) en particulier. Au nom de
la recherche de la vérité, est-ce vraiment légitime d’instruire des procès des années après ?
Plusieurs générations sont alors impliquées,
comme c’est le cas des frères Agnelet, pour leur
malheur, et des Le Roux aussi. C’est un sujet de
société qui est loin d’être résolu. N’oublions pas
qu’un procès est une souffrance pour l’accusé,
les parties civiles, leurs familles.
À l’inverse, les preuves scientifiques et leur
conservation militent pour une possibilité de
poursuites longtemps après la prescription
décennale. Mais il faut prendre garde, car les
témoignages disparaissent, la mémoire s’efface,
les témoins meurent, et c’est ainsi que les conditions d’un procès équitable s’amenuisent.
JCP G : Dans un récent ouvrage, vous posez
la question de la légitimité du jury populaire.
Que dites-vous en substance ?
F. S.-P. : La question de la légitimité du jury
populaire se pose en termes d’efficacité, de
garantie contre l’erreur judiciaire, de coût pour
l’État, mais aussi pour les entreprises dont les
salariés sont convoqués comme jurés (Au nom
du peuple français - Jury populaire ou juges professionnels ?: Éd. Odile Jacob, 2013).
Notre système est oublieux de son histoire.
Notre cour d’assises est une création du régime
de Vichy, bien différente de la cour d’assises
d’autrefois. C’est un système hybride qui
confère au président beaucoup trop de pouvoirs. La France est le seul système judiciaire
où le président accueille et forme les jurés, expose l’acte d’accusation, interroge l’accusé, les
témoins, les experts, puis se retire avec les jurés
pour délibérer, dirige les délibérations et rédige
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enfin la motivation du verdict. Dans ces conditions, quelle est la capacité des jurés à exprimer
librement leurs désaccords ?
Il faut reconsidérer la cour d’assises. Je suis partisan d’une procédure de type accusatoire. Quant
au jury, plusieurs options existent : les jurés
pourraient délibérer sans magistrats, comme
avant-guerre, ou à l’inverse on peut imaginer
une justice criminelle de magistrats professionnels, comme pour les affaires de terrorisme.
Mais les présidents de cours d’assises ont sans
doute raison de dire que la présence des jurés est
nécessaire pour que la justice absorbe la colère
sociale provoquée par le crime.
Le débat est ouvert. Ne parlons plus de souveraineté populaire. C’est une fiction qui est dangereuse comme toutes les fictions. Pourquoi ne
pas demander aux français : veulent-ils toujours
participer à l’œuvre de justice ? Un référendum
serait très instructif !
JCP G : Qu’est-ce qui doit guider les avocats
pénalistes aujourd’hui ?
F. S.-P. : Notre système judiciaire a considérablement évolué. La peine de mort, autrefois
emblématique de la justice pénale, a été abolie.
Les avocats pénalistes de cette époque en étaient
hantés. Les jeunes avocats qui se destinent
aujourd’hui à la défense pénale sont beaucoup
plus animés par le souci de bien défendre les
droits et libertés de leurs clients dans un système judiciaire qui évolue, digne d’une société
démocratique.
Ces avancées proviennent pour beaucoup de la
Cour EDH, dont le rôle est essentiel en Europe
et dans le monde. C’est un diffuseur extraordinaire des notions de procès équitable, de justice
impartiale, de débat contradictoire, de liberté de
parole, de présomption d’innocence, d’exigence
de preuves. Nous sommes bien loin aujourd’hui
de la défense de rupture chère à Jacques Vergès.
Cette notion, historiquement justifiée, est désormais périmée.
Ce qui unit les avocats pénalistes aujourd’hui,
c’est une passion de la justice criminelle, des libertés fondamentales, du procès équitable. À cet
égard le procès de Rennes aura été exemplaire.
Je rends hommage au président de la cour d’assises, Philippe Dary, qui s’est efforcé d’organiser
un débat contradictoire, distribuant la parole de
façon fluide, toujours soucieux de l’impartialité
apparente de la justice. C’est essentiel.
Propos recueillis par
Florence Creux-Thomas
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