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Vies consacrées, 76 (2004-1), 33-45
Dominique Pire,
prix Nobel de la Paix
La jeunesse
La vie de Dominique Pire commence dans la vallée de la
Meuse, aux abords de Dinant, le 10 février 1910. C’est dans le
village de Leffe que Dominique, dont le prénom de baptême
est Georges, a grandi. Il est l’aîné d’une famille catholique de
quatre enfants, deux garçons et deux filles. Son père, instituteur, était sévère et méticuleux. Sa mère, généreuse et tolérante, aura sur ses enfants une grande influence. « Elle m’a
communiqué sa piété, sa ferveur, et le sentiment d’un Dieu
paisible, bon, mais attentif », explique-t-il 1.
Durant la première guerre mondiale, ils devront se réfugier
en Bretagne, puis en Normandie. Le petit Georges restera marqué par cette expérience douloureuse de déracinement. Il se
souvient : « On nous regarde, on nous plaint, on nous aide. Je
suis un réfugié, un D.P. 2. Mais je ne le sais pas. Je ne le saurai, je
ne le comprendrai, que trente-cinq ans plus tard, en voyant
mes frères des camps… 3 »
A l’âge de onze ans, il entre au collège Notre-Dame de Bellevue, institution diocésaine surplombant la ville de Dinant. Il
se comporte en élève consciencieux, sans être un premier de
classe. Georges était un craintif, travaillant avec la peur de mal
faire. Progressivement, il va s’épanouir dans ses études. Vers la
fin des humanités, il a acquis une maturité intellectuelle :
« Mais c’est en rhétorique seulement que je commençai à me
développer, à travailler intelligemment. Ce n’est qu’en rhétorique qu’un de mes professeurs dit à mes camarades : « Vous
1. Hugues VEHENNE, Dominique Pire, Prix Nobel de la Paix, Souvenirs et entretiens,
Office de publicité, Bruxelles, 1959, p. 7
2. Desplaced person (en abrégé : D.P.), « personne déplacée ».
3. Hugues VEHENNE, op. cit., p. 4.
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Pierre-Yves Materne, o.p.
verrez : c’est un travailleur méthodique, consciencieux. On en
reparlera… 4 »
Au collège, il fait partie d’un cercle de théologie animé par
un surveillant. Les participants y étudient des passages de la
Somme de saint Thomas d’Aquin. Le jeune homme prend goût à
la réflexion théologique au cours de ces rencontres studieuses.
Au cours de sa scolarisation, Georges Pire sent naître en lui le
désir de la vie religieuse mais il aspire aussi à devenir médecin.
Agé de seize ans, il annonce son projet de devenir religieux à ses
parents. Ces derniers le poussent à entrer au séminaire et cherchent à le dissuader d’entrer dans l’ordre dominicain. Pourtant,
dans son esprit les choses sont claires, il ne veut pas être curé de
paroisse et il trouve qu’on prie trop chez les moines !
C’est lors d’une retraite au couvent dominicain de la Sarte
(Huy) que l’adolescent découvre la vie dominicaine. Il aura
rapidement le « coup de foudre » : « Ce qui m’avait conquis ? Je
m’attendais à voir des statues et j’avais rencontré des êtres
humains. Les Dominicains ont une vision claire du monde. Ils
ne sont pas hiératiques. J’étais pris […] par cette générosité
intellectuelle rayonnante. Le lasso de Dieu… 5 » Dieu l’a saisi
pour servir l’Eglise dans l’ordre des prêcheurs.
Frère Dominique : étudiant, professeur, curé
A dix-huit ans, le 14 septembre 1928, il entre dans l’Ordre
des frères prêcheurs. Il reçoit sa formation au couvent de la
Sarte (Huy). Au début du noviciat, il reçoit le nom de HenriDominique (allusion à Henri-Dominique Lacordaire).
Dominique Pire est aussi un farceur. Au couvent, on raconte
qu’il mettait des confettis dans le capuchon de ses confrères.
Au moment du repas, les frères mettaient le capuchon et certains recevaient alors une pluie de papier dans leur soupe.
Quand il retournait en famille, il plaisantait parfois jusqu’à
exaspérer les siens.
4. Ibid., p. 15.
5. Ibid., p. 23.
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Dominique Pire, prix Nobel de la Paix
Le 23 septembre 1929, il fait profession simple. Après sa
profession solennelle (23 septembre 1932), il est envoyé à
Rome pour faire des études de morale. Cette vie à l’étranger lui
a permis de sortir de son cocon personnel. Toujours sensible
au concret, il découvrira la diversité des approches de Dieu et
le danger de se perdre dans des spéculations abstraites :
« La théologie m’ouvrit ses bras de lumière. Je vis mieux
Dieu. En cette science divine je préférais la morale à la
dogmatique, parce que je suis concret ; plus attiré par les
principes applicables que par les abstractions. Un de mes
chocs intellectuels : l’Histoire des religions, l’analyse de
cette universelle poursuite de la Vérité. Et la grandeur de
ceux qui, parfois, l’ont frôlée 6. »
Ce choc intellectuel va marquer toute sa conception de la
vérité. En effet, pour lui, les non-catholiques ont aussi leur
part de vérité.
Il reste cinq ans à Rome au terme desquels il obtient un
doctorat. La thèse porte sur l’apathie, le fait de ne pas avoir de
passions. Faut-il renoncer à se laisser guider par la sensibilité ?
Le jeune théologien dénonce cette philosophie stoïcienne de
l’indifférence en privilégiant la compassion.
Durant cette période, il est ordonné prêtre (le 15 juillet
1934). De retour en Belgique, il suit les cours de sciences politiques et sociales à Louvain pendant une année. L’approche
socio-politique du monde lui convient bien, lui qui a un tempérament d’homme d’action.
« Ce qui me rebutait, c’était l’abstrait, le sec abstrait.
C’est pourquoi la théologie m’était douce : Dieu est
concret. Le spéculatif me laissait tiède. Je suis surtout pris
par l’action. Je ne suis pas un intellectuel ; j’ai peut-être
un peu d’intelligence, mais pas d’intellectualisme ! Mes
confrères sont bien plus malins que moi ! Disons que j’ai
du bon sens, cette philosophie naturelle. Notez que si je
6. Ibid., p. 47.
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Pierre-Yves Materne, o.p.
redoute l’abstrait, ce n’est point par peur de la formule,
mais par crainte de glisser à côté de la vie… 7 »
A Louvain, il se plonge dans les cours avec ardeur. Il sort
parfois de son travail pour visiter les enfants recueillis par des
sœurs. En présence des enfants, il subit sa première métamorphose. La détresse qui se lisait sur le visage des enfants heurta
le jeune dominicain : « Un déclic se produisit en moi : je devais
faire quelque chose. Je devais descendre au fond de la pauvreté, comme tant d’autres. La comprendre. Et l’effacer, si je
pouvais 8. »
Contrairement à ses désirs, il devient professeur de morale
au couvent de formation de la Sarte, à l’âge de vingt-sept ans. Il
enseignera pendant huit ans. On rapporte que ses cours
étaient ennuyeux et formels. C’était en partie lié au fait qu’il
fallait transmettre un savoir classique sans sortir du cadre. Le
jeune professeur s’est acquitté de cette tâche par obéissance.
En même temps, il travaille comme aumônier scout. Son
totem était « Croc blanc tenace ». Le scoutisme lui tenait à
cœur du fait de son goût pour l’amitié et de sa passion pour la
nature. Dominique Pire devient l’aumônier des guides neutres.
Aidé par les guides, il crée une plaine de jeux (1938) ainsi
qu’un service d’entraide familiale (SEF). Les jeunes filles
accompagnaient le travail scolaire des enfants. C’est ainsi
qu’elles découvrirent la misère de certaines familles et que le
service d’aide fût créé.
Comme il l’avait expérimenté lors de ses humanités, il
anime également des cercles théologiques pour les guides, à
Huy et Bruxelles. Ensemble, ils réfléchissaient notamment pour
savoir comment vivre en chrétiens dans un monde pluraliste.
Lorsque la deuxième guerre mondiale éclate, il entre dans
la résistance comme aumônier d’un secteur de l’armée
secrète. Il va aussi ravitailler un millier d’enfants, ces derniers
étant connus par les stations de plein air qu’il avait mises en
place. Son courage lui a valu plusieurs décorations.
7. Ibid., p. 36.
8. Ibid., p. 57.
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Dominique Pire, prix Nobel de la Paix
Après la guerre (1946), Dominique Pire est nommé curé de la
paroisse de La Sarte, poste qu’il occupera jusqu’en 1953. Ayant
pourtant accueilli cette nouvelle sans grand enthousiasme, lui
qui s’était juré de ne pas devenir curé, met immédiatement son
talent d’organisateur au service des paroissiens. Il veut visiter
chaque foyer. Il fera vingt-cinq visites par semaine. Il lance un
journal paroissial, des œuvres sociales et des animations multiples. Toujours, il fait preuve d’attention pour les plus démunis.
Son poste lui donne un certain prestige et cela lui pèse. En effet,
il ne veut pas être un homme de pouvoir ni un agent de la puissante Eglise catholique. Dominique Pire a toujours privilégié
une certaine discrétion afin d’être proche des non-croyants. Il
est opposé à toute forme « d’apostolat d’agression » ainsi qu’aux
discriminations entre bons catholiques et les autres gens. Les
gens l’appréciaient parce qu’il était sans arrière-pensée.
Le choc des personnes déplacées
En 1949, un tournant s’opère dans la vie du prêtre. En effet, il
a l’habitude d’inviter un orateur extérieur au cercle de théologie
qu’il anime. Le 27 février 1949, il fait venir un américain ayant
dirigé un camp de quatre mille réfugiés en Autriche. Ces derniers
venaient de l’Est d’où ils avaient fui les combats. Il y en avait des
milliers d’autres, regroupés dans différents camps en Autriche et
en Allemagne. Le conférencier raconte qu’il a démissionné du
fait qu’il ne supportait plus son impuissance face à la situation.
Les Etats victorieux étaient disposés à réinsérer les réfugiés les
plus rentables (des maçons, par exemple). Cependant, il restait
un groupe non rentable : le Hard Core (« noyau dur »). Ce noyau
est composé de malades, de vieillards, de femmes et d’enfants.
Ils étaient complètement abandonnés dans des baraquements
insalubres. Bouleversé par cette description, Dominique Pire
veut réagir de toutes ses forces. Il dira : « Ainsi, ce ne sont pas les
réfugiés qui sont venus à moi, ni moi qui ai cherché les réfugiés.
J’étais un Dominicain sans orateur pour son cercle de théologie.
Rien de plus. Tout est “arrivé” ! Je cherchais un orateur. C’est un
aiguilleur qui survint. Envoyé par Qui 9 ? »
9. Ibid., p. 67.
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Pierre-Yves Materne, o.p.
Chacun réfléchissait à ce qui pourrait être fait pour les réfugiés. Ils décidèrent d’écrire aux réfugiés dont ils avaient les
noms. L’Aide aux Personnes Déplacées était née.
Dominique Pire part immédiatement pour l’Autriche dans
le but de se rendre compte de la situation. Il s’y rend sans visa
ni passeport car le temps presse. Là-bas, il visite différents
camps et mesure l’ampleur des besoins. Sur place, il constate
la présence de bonnes volontés. Toutefois, il est choqué par les
discriminations au sujet de l’assistance humanitaire.
« Ce qui m’a froissé l’âme en 1949, dans les camps de D.P.,
c’est l’absence pour ainsi dire totale de bonté illimitée, de
sens chrétien rayonnant. Les uns ne s’occupaient que des
protestants, ou des orthodoxes, ou des catholiques. D’autres,
que des catholiques hongrois ; d’autres encore, que des
catholiques polonais. Chaque bienfaiteur avait sa clientèle.
Or, la misère avait laminé les D.P., les rendant tous dignes
d’intérêt. Pour des chrétiens, ils devaient même être tous
dignes d’intérêt, puisqu’ils étaient des hommes, c’est-à-dire
des frères. J’ai souffert, presque physiquement, de cette bonté
à barrières, de cette absence du vrai visage du Christ. Eût-il
demandé, lui, en entrant dans un camp : “Etes-vous catholiques ?” Tout l’Evangile dit le contraire… 10 »
Parce que tout homme est un frère, il a un droit à la dignité
que Dominique Pire entend faire respecter dans la mesure du
possible. Cela demande de la patience, de l’amour et un
énorme travail.
Dorénavant, sa vie sera sans repos. Il ne pensera plus qu’au
sort des personnes déplacées, ce qui lui causera de nombreuses
insomnies. Il fallait qu’il trouve des solutions réalistes. Dominique Pire élabore un plan d’action, constituant « l’aide aux
personnes déplacées ». Il crée un réseau de parrainages. De
nombreuses personnes sont sollicitées pour écrire et envoyer
des colis aux réfugiés. Il veut qu’on leur témoigne de l’attention
pour restaurer leur dignité. Il y aura jusque 18 000 parrainages.
10. Ibid., p. 78.
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Dominique Pire, prix Nobel de la Paix
Il fonde également quatre homes pour personnes âgées
réfugiées ainsi que les villages européens. Le premier home est
ouvert à Huy, le 2 septembre 1950. Dominique Pire a choisi
vingt personnes pour vivre dans cette maison. Ce sont des
couples russes et de milieux divers. Le Dominicain a prévu une
chapelle et a fait appel à un pope pour l’accompagnement spirituel des résidents. Cela lui vaudra les foudres du doyen de
Huy. En outre, il ouvrira des maisons à Esneux (1951), à Aartselaar (1953) et à Braine-le-Comte (1954).
Afin de favoriser une intégration sur place, à proximité des
villes, il bâtit des villages regroupant chacun une vingtaine de
familles. Il s’agit de faire un hameau à proximité d’une usine de
sorte que les gens puissent s’intégrer et non se replier en
ghetto. Il y aura au total sept villages européens, installés en
l’espace de six années. Le premier sera construit à Aix-la-chapelle en 1956. Les suivants seront : Bregenz (Autriche) en septembre 1956, Augsbourg (Allemagne) en mai 1957, BerchemSainte-Agathe (Belgique) en mars 1958, Spiesen (Allemagne)
en septembre 1958, Wuppertal (Allemagne) en mai 1959,
Euschirchen (Allemagne) en mai 1962.
Tout cela est énorme mais encore insuffisant par rapport
aux besoins de l’ensemble des réfugiés. Dominique Pire se rassure en acceptant les limites d’un projet humain :
« Ce village est certes un bien petit pommier. Mais ne
pensez-vous pas qu’un vrai pommier, bien planté, bien
vivant, vaut mieux qu’un verger de rêve ? L’Amour voyezvous, amis, l’Amour est concret. Il n’est pas possible d’aimer dans l’abstrait l’homme, le réfugié, le malade, l’enfant, car l’homme, le réfugié, le malade, l’enfant n’existent pas en concepts. L’amour va aux êtres de chair et
d’os… 11 »
En raison de ces nombreuses entreprises, Dominique Pire
devient un bourreau de travail. Il a lui-même reconnu qu’il
n’était heureux qu’anéanti par le travail. Il lui faut rencontrer
11. Ibid., p. 133.
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Pierre-Yves Materne, o.p.
des gens de tous bords, convaincre les autorités, briser les
résistances. Il publie un bulletin d’information (80 000 exemplaires), collecte des fonds, visite les camps, répond au courrier abondant. Il voyage et fait des conférences pour sensibiliser l’opinion publique. Le poids des responsabilités le met
régulièrement sous pression, ce qui le rend parfois désagréable. Quand il blesse quelqu’un par son attitude, il regrette
et s’en veut. Il admet volontiers ses excès : « J’exige beaucoup.
Et même trop. Je suis même un maniaque de la précision, de la
ponctualité ! D’où parfois des mauvaises humeurs 12 ». Il avoue
que ce n’est que par la prière qu’il retrouve son calme intérieur.
Le frère Dominique a toujours refusé d’appartenir aux
organismes catholiques en raison d’une volonté de neutralité,
ce qui lui a causé nombre de critiques. Il a déçu plus d’un
catholique bien pensant en répondant qu’il ne se souciait pas
d’évangélisation mais de dignité. Il soulignait cependant qu’il
recevait des dons tant des évêchés que des loges maçonniques.
Par ailleurs, il avait le talent de faire travailler ensemble des
gens aux horizons forts différents. Pas à pas, Henri-Dominique
réalisait son projet d’une « Europe du cœur ».
Le prix Nobel
L’esprit qui l’animait a été remarqué et lui a valu le prix le
plus prestigieux du siècle : le prix Nobel. Le 10 novembre 1958,
le prix Nobel de la Paix lui est décerné en récompense pour
son travail en faveur des populations abandonnées.
C’est le besoin d’argent qui a poussé le Dominicain à contacter la fondation Nobel. Alors qu’il recherchait des fonds avec
empressement, notamment pour financer les homes, il avait
écrit à diverses fondations dont la fondation Alfred Nobel. Cette
dernière lui avait répondu que l’octroi d’une somme d’argent
dépendait de l’attribution du prix. Un ami, Fernand Dehousse,
président du Conseil de l’Europe, a introduit la candidature de
Dominique Pire. De fait, les candidats doivent nécessairement
12. Ibid., p. 114.
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Dominique Pire, prix Nobel de la Paix
être présentés par des personnalités honorables (ministres, parlementaires, anciens Prix Nobel). Un comité est ensuite chargé
de sélectionner un lauréat (personne ou institution).
Le 10 décembre 1958, à Oslo, le prix Nobel de la Paix est
remis à Dominique Pire. Le lendemain, lors de sa conférence
de lauréat, il impressionne en soulignant son désir d’être « la
voix des hommes sans voix ». « La joie que j’éprouve en ce
moment n’est pas celle que donne une récompense. Je ne suis
pas un vieil amiral qui reçoit la dernière et la plus belle décoration de sa vie ! C’est la joie sérieuse, une joie de l’âme, celle de
l’alpiniste, qui en pleine escalade, entrevoit subitement le sentier qui va le mener plus haut. Le prix Nobel de la Paix n’est pas
une fin de carrière, mais un commencement. Il me donne une
responsabilité immense. Chers amis, aidez-moi, prolongezmoi ! Elargissez le chemin de la compréhension fraternelle 13 ! »
Depuis cet événement, son crédit moral est encore renforcé. Il reçoit de nombreuses sollicitations du monde entier.
Hélas, il ne peut répondre à toutes les demandes, ce qui lui
cause un douloureux déchirement.
Nouvelles fondations : L’université de Paix et
les Iles de Paix
Un certain nombre de jeunes gens viennent lui proposer de
l’assister dans son action. C’est pour eux que Henri-Dominique
fonde, le 10 avril 1960, l’Université de Paix à Huy (Tihange). Son
objectif est de réunir des jeunes de tous les horizons pour étudier et découvrir les moyens qui conduisent à la paix entre les
hommes. Durant les sessions, qui duraient parfois quinze jours
ou un mois, chacun pouvait prendre conscience de ses préjugés et du dénominateur commun entre êtres humains.
Des jeunes de tous continents et de toutes religions se
réunissent pour réfléchir ensemble. Une cinquantaine de nationalités y ont été représentées. Les professeurs provenaient
d’universités ou étaient des personnalités renommées. Le matin
13. Ibid., p. 172.
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Pierre-Yves Materne, o.p.
étaient exposés les principes de la paix positive et du dialogue
fraternel. L’après-midi était consacrée aux discussions sur la
mise en pratique dans le concret des situations. Les premières
sessions se déroulèrent sous tente, dans des conditions spartiates. Par la suite, un bâtiment a été construit pour répondre
aux besoins grandissants. L’Université de Paix contribua à stimuler le dialogue entre les cultures, les races et les religions.
C’était une forme avant-gardiste de dialogue interculturel et
même interreligieux. Et nous sommes en 1960 !
Dominique Pire a toujours suivi son intuition : faire travailler
ensemble des personnes différentes fait croître le respect
mutuel. L’assistance aux réfugiés et l’Université de Paix en représentent deux concrétisations. Mais il y en aura encore d’autres.
En effet, Dominique Pire a progressivement étendu son
rayon d’action aux dimensions du monde. Après qu’un cyclone
ait dévasté une région de l’actuel Bangladesh, Dominique Pire se
rend sur place afin d’évaluer les dégâts et le type d’aide à apporter. Un an après, il y retournera afin de fonder la première Ile de
Paix, en 1962. L’idée est de permettre à une population délimitée
d’améliorer sa vie par l’acquisition de nouvelles compétences.
Ce projet, implanté à Gohira, était d’apprendre, pendant 5
ans, à une population de dix à vingt mille personnes à se développer en améliorant les techniques agricoles, en suscitant des
coopératives. En plus de cela, il y avait une assistance médicale
et une animation culturelle. Pour y arriver, Dominique Pire
savait s’entourer de gens compétents. Cette opération, remportant un vif succès, a fait tache d’huile. Une seconde île fut
réalisée en Inde, suivie de beaucoup d’autres.
Un prêcheur infatigable
Dans la dernière partie de sa vie, Dominique Pire intervient
souvent pour lancer des appels à la paix. En avril 1968, suite à
l’assassinat de Martin Luther King, il proteste vigoureusement
dans les médias en affirmant : « Jérusalem tue ses prophètes. »
Or, ils devaient tous deux effectuer une mission de médiation
pour la pacification au Vietnam. En mai 1968, devant un millier
de jeunes allemands, à Francfort, il plaide pour la paix. A cette
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Dominique Pire, prix Nobel de la Paix
occasion, il réaffirme : « Agir sans savoir serait une imprudence
et savoir sans agir serait une lâcheté. » Son discours aura un très
fort retentissement bien au-delà des frontières allemandes.
Lors de la répression du Printemps de Prague par les soviétiques, Dominique Pire intervient en faveur des étudiants
tchécoslovaques. Cinquante jeunes tchèques sont pris en
charge par l’Aide aux personnes déplacées. Un bon tiers sera
accueilli en Belgique.
Le lauréat du prix Nobel monte encore au créneau au
moment de l’assassinat de Bob Kennedy (5 juin 1968), frère de
John Fitzgerald (mort en 1963). Sur les ondes de la télévision
belge, il fustige la violence et préconise la fraternité.
Le 10 décembre 1968, à l’occasion du vingtième anniversaire de la déclaration universelle des droits de l’homme,
Dominique Pire dénonce « l’anniversaire de la méconnaissance universelle des droits de l’homme ». C’est sa dernière
intervention remarquée.
Le 30 janvier 1969, il meurt des suites d’une thrombose au
cerveau. Il est alors âgé de cinquante-neuf ans. Il a été enterré
au cimetière de La Sarte (Huy). « Ici repose le Père Pire, Prix
Nobel de la Paix, qui fut la voix des hommes sans voix », lit-on
sur sa tombe.
Tout au long de sa vie, Dominique Pire a essayé de jeter des
ponts vers les autres afin de vivre le dialogue fraternel. La pratique du dialogue implique un réel effort personnel et une
prise de risque dans laquelle on s’expose à des remises en
question. Chacun doit accepter de ne plus se réfugier derrière
ses convictions pour oser une ouverture à la pensée de l’autre :
« Dialoguer, c’est passer au-delà des frontières de ses propres
convictions, pour essayer, le temps du dialogue, de se mettre
de cœur et d’esprit à la place de l’autre, sans rien renoncer de
soi-même, mais pour comprendre, juger et apprécier ce qu’il y
a de vrai, de bon et d’utile, dans la pensée, le sentiment et l’action de l’autre. Il faut vraiment se remplir de l’autre. Il s’agit
donc de mettre provisoirement entre parenthèses ce qu’on est,
ce qu’on pense, pour comprendre et apprécier positivement,
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Pierre-Yves Materne, o.p.
même sans le partager, le point de vue de l’autre. Il y a là un
profond renoncement à soi 14. »
Dominique Pire a toujours témoigné de sa foi par sa manière
de vivre et de regarder les hommes et les femmes de tous bords.
Parmi eux, on compte beaucoup d’athées : « Dans ma vie personnelle, moi croyant, j’ai surtout eu des ponts de lumière et
d’amour à bâtir avec des incroyants 15. » Il s’est toujours senti
avec les incroyants comme un poisson dans l’eau. Dans une
prière, il dit encore ceci : « Merci de m’avoir donné des antennes
pour comprendre les incroyants. Merci de m’avoir permis de les
approcher et de travailler avec eux, de leur ouvrir mon cœur et
de voir le leur s’ouvrir à moi. J’ai toujours beaucoup souffert de
l’étroitesse des croyants. Pour moi, Seigneur, la croyance, c’est
un respect plus grand de la loyauté des autres et un amour plus
grand pour eux tous. Cent fois, j’ai vu qu’il ne fallait rien imposer, rien chercher, mais qu’il fallait être 16. »
La personnalité du père Pire est celle d’un dominicain en
avance sur son temps. Face à la détresse de son époque, il a fait
preuve d’une compassion active et intelligente. Ce qui démontre une profonde sensibilité et un talent d’organisateur.
Chaque fois qu’il a rencontré la souffrance sur le terrain, il a
mis tout en œuvre pour répondre aux besoins. C’est pour cela
qu’il a réuni des gens de toutes sensibilités, ce qui l’a amené à
découvrir la valeur du dialogue. Ceux qui l’ont bien connu le
désigne comme un « apôtre de la tolérance » (P. Lévy).
A la suite de saint Dominique qui dormait peu tant il priait
en disant : « Que vont devenir les pécheurs ? », le frère Dominique Pire était sans cesse préoccupé par le sort des pauvres.
Comme la plupart des Dominicains originaux, il n’était pas
unanimement apprécié par ses confrères. La jalousie, le
mépris et l’incompréhension sont des attitudes qui existent
aussi chez les religieux. Cependant, jamais ses supérieurs ne
l’ont empêché de mener son travail au mieux.
14. Cité par Roger ERNOTTE, Dominique Pire, La voix des hommes sans voix, Editions
Fidélité, Namur, 1995, p. 41-42. Pour approfondir les intuitions de Dominique Pire,
on se reportera à son ouvrage majeur : Dominique PIRE, Vivre ou mourir ensemble,
Presses académiques européennes, Bruxelles, 1969.
15. Dominique PIRE, Bâtir la paix, Marabout, Editions Gérard, 1966, p. 120.
16. Hugues VEHENNE, op.cit., p. XV (préface).
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Dominique Pire, prix Nobel de la Paix
La figure de Dominique Pire connaît aujourd’hui un regain
d’actualité, y compris dans l’ordre des prêcheurs. C’est ainsi
que le couvent des dominicains de Rixensart (Ferme de Froidmont, Belgique) a récemment choisi de se mettre sous le
patronage de Dominique Pire 17. Les frères de ce couvent
voient en lui une source d’inspiration et un symbole d’ouverture pour annoncer la Parole de Dieu au monde.
✍ Pierre-Yves MATERNE, O.P.
Ferme de Froidmont, 4
BE-1330 Rixensart, BELGIQUE
Le père Dominique Pire, Dominicain belge, reçut en 1958 le prix Nobel
de la Paix. Mais que sait-on de son parcours d’homme, de religieux, de
prêtre, trente-cinq ans après son décès prématuré ? Un de ses jeunes
Frères nous retrace l’itinéraire d’une figure dont les traits semblent plus
que jamais inspirants.
17. Voir le site Internet : http ://www.dominicains.be/Rixensart/pire/htm
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