Monuments éphémères et monumentalité urbaine dans l`œuvre de

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Monuments éphémères et monumentalité urbaine dans l`œuvre de
Monuments éphémères et monumentalité urbaine dans l'œuvre de Servandoni
Francesco Guidoboni
doctorant, histoire de l’art moderne
dir. E. Jollet, Université Paris 1
Cette étude –partie d’une thèse doctorale sur l’œuvre d’architecture de Giovanni Nicolò
Servandoni– vise à cerner le rapport entre les projets de l’architecte et la ville de Paris, en
individualisant trois exemples où la ville réelle est impliquée dans les grandes installations
éphémères de Servandoni et devient parfois un théâtre et parfois la scène, la toile de fond pour ses
spectacles.
Giovanni Niccolò Servandoni (1695-1766), ou Jean Nicolas comme il se fait appeler depuis son
arrivée en France (fig.1), naquit à Florence le 2 mai 1695, fils de Luigi Servandò et de Maria
Ottaviani, et fut baptisé le jour suivant dans le baptistère de S. Giovanni Battista1. Selon des
récentes études il étudia d’abord à l'Académie du dessin de Florence avec, entre autres, Ferdinando
Fuga, Giuseppe Ignazio Rossi et Alessandro Galilei2, mais cette notice n’est pas vérifiée par les
documents d’archives. Il alla à Rome, peut-être vers 1714, pour étudier l'architecture antique et
moderne avec Giuseppe Ignazio Rossi, et la peinture, guidé par Jean Paul Panini3, et ensuite on le
retrouve à Londres jusqu'en 17244. En Angleterre il entra en liaison avec le cercle de Lord
Burlington, un groupe de néo-palladiens, qui influenceront beaucoup son œuvre et avec lesquels
l'architecte restera très lié pour tout le cours de sa vie. En 1724 il arrive à Paris où il réalise le projet
pour la façade de Saint-Sulpice, des décors pour l'Opéra et pour les fêtes publiques. Pendant sa vie
il fut appelé à travailler pour les plus grand souverains de l'Europe, de Madrid à Lisbonne, à
Londres et encore à Dresde, Stuttgart, Vienne et Bruxelles. Il mourut très pauvre à Paris en 1766.
La ville telle un théâtre: les fêtes pour le mariage de Louise Elisabeth, Madame Première de
France
Dans la conception des réjouissances destinées à célébrer le Mariage de Madame Première de
France –fille ainée du roi Louis XV– avec l'Infante d'Espagne Don Philippe, organisées par la Ville
de Paris en 1739, la ville et surtout le palais du Louvre et les quais de la Seine, deviennent les lieux
privilégiés d'où pouvoir découvrir l'architecture éphémère et les spectacles conçus par Servandoni
sur la Rivière.
Le Roi décida que la fête aurait lieu sur l'eau, entre le Pont-Neuf et le Pont-Royal, c'est-à-dire un
espace, long de quatre-cent cinquante toises, formant un canal entièrement bordé de quais et
d'édifices capables de contenir un très grand nombre de personnes5 (fig.2). On pense les fenêtres et
les balcons de ces édifices comme des loges de théâtre, desquelles les spectateurs peuvent regarder
1 L’acte de baptême est conservé au Museo dell'Opera di Santa Maria del Fiore de Florence. Le document, en date du
3 mai 1695, dit : « Giovanni Niccolò di Giovanni Luigi di Claudio Servandò e di Maria di Gio. Battista Ottaviani,
coniugi. Parrocchia S. Stefano. Nato il 2 detto a ore 8. Compare Niccolò di Luigi Rossi, parrocchia di San Felice in
Piazza, Comare Marta di Giuseppe Socci, ne' (sposa) Buier, parrocchia Ognissanti. Padre Mugnai Bapt. ».
(Firenze, Museo dell'Opera di Santa Maria del Fiore, Registri Battesimali, r.70, fg. 202, Maschi, 1695, Aprile 22Maggio 3, lettera G).
2 Cf. E. Kieven, « Appunti sull'attività romana di Ferdinando Fuga », 1988, p. 17 ; L. Zangheri, « Ferdinando Fuga e
la Toscana », 1999, p. 235-242. Cf. aussi E. Kieven, « An early project by Ferdinando Fuga for the Trevi Funtain in
Rome », The Burlington Magazine, déc. 1983, n° 969, vol. CXXV.
3 J. P. Mariette, « Abecedario », 1858-59, p. 210.
4 G.. Vertue, « Notebooks », vol. III, The Walpole Society XXII, 1933-34, p.68: “[...] Salvidoni (Servandoni) a
Scholar or Imitator of Paulo Pannini of Rome painted here many works sceens at the Opera very well – easel
pictures and a stair case joyntly with Andrea History Painter over against the Duke of Queens of Queensbury behind
Burlinton Gardens. And other places afterwards at Paris a great undertaker & contrivr of Machines painted Scenery
& c. - (mentioned in the news papers lately. 1736. for the public decorations at the peace)”.
5 Arch. Nat., O183, fol. 295: lettre du Roi à la Ville.
les réjouissances, avec « un beau coup d'œil ».
Le projet est le résultat d'un travail d'équipe, où les artistes majeurs du temps sont appelés à
imaginer les décors. On voit Servandoni, Gabriel, Blondel, Bouchardon et autres travailler pour
différentes parties de ce projet.6
De chaque côté de la Seine des gradins transforment le bord de l'eau en amphithéâtre, tel un cirque
antique d'où l’on peut regarder le spectacle du feu d'artifice et d'une naumachie, évocation des
spectacles selon l'usage des anciens Romains7 (fig.3).
Le Palais du Louvre représentait le point de vue du souverain et de la famille royale, et est
transformé par Gabriel en grande loge, par la conception d’un « trône » de trente-cinq pieds de long,
dont le milieu avance de douze pieds sur le quai, et de quarante-huit pieds de haut, couvert en forme
de baldaquin (fig.4).
Le goût antiquisant de la fête était souligné par le Temple de l'Hymen, un grand pavillon dorique
projeté par Servandoni sur l'emplacement de la terrasse du Pont Neuf, à l'endroit où se trouve la
statue de Henri IV (fig.5). Ce Temple de l'Hymen, décrit par Blondel comme « un portique dans le
goût antique » – où la dédicace à l'Hymen était un vœu de fécondité pour la jeune épouse en ce
mariage qui était devenu le symbole de l'alliance franco-espagnole – était conçu tel un péristyle de
quatre rangs de colonnes doriques, de 4 pieds et demi de diamètre et trente-deux de hauteur, avec la
façade de 8 colonnes posées sur un stylobate continu. Le plafond était couvert en plate-bande, à
compartiments, ornés de sculptures. Le tout était posé sur un grand massif de pierre « à la rustique »
qui lui sert de support, c'est-à-dire la partie du Pont Neuf qui descend jusqu'à l'actuel square du Vert
Galant. Le grand entablement dorique, orné de triglyphes, était surmonté par une balustrade, qui
couronnait ce premier ordre d'architecture. Au-dessus était placée une seconde balustrade, scandée
par des piédestaux surmontés par 20 statues de divinités antiques à l'aplomb de toutes les colonnes
extérieures. Sur ce second ordre était posée une terrasse, à laquelle on pouvait monter par deux
grands escaliers, placés dans l'intérieur du bâtiment. Un attique, dont les faces étaient décorées
d'ornements et de figures en bas-relief, couronnait l'édifice.
Toute la décoration était en relief et la peinture servait à imiter la pierre. Partout niches avec statues,
acrotères, vases, festons, médaillons, complétaient l'ensemble, en évoquant la grandeur des anciens.
Les statues et les bas-reliefs avaient une signification allégorique pour annoncer le mariage et la
liaison entre France et Espagne.
La particularité de cet édifice était sa grande modernité, présentant une maille régulière avec les
colonnes à la même distance et où même la cage des escaliers rentrait parfaitement dans ce tissu
géométrique, sans en modifier son développement (fig.6).
A l’origine, Servandoni avait conçu ce Temple de l'Hymen avec une structure plus élaborée et
encore plus antiquisante, qui devient plus simple dans le projet réalisé. Dans le premier projet, en
effet, ce pavillon était conçu tel un temple antique avec deux niveaux de péristyles superposés, et
surmontés par un grand fronton triangulaire ; on en connaît l'aspect grâce à une gravure de Blondel
(fig.7).
Ce motif – double colonnade, dorique et ionique, superposée avec entablement architravé, surmonté
d'un fronton – on le retrouve souvent dans l'œuvre de Servandoni, et par exemple aussi la façade de
Saint-Sulpice suit ce modèle.
C'est vrai qu'en France on retrouve ce schéma fréquemment, par exemple dans la façade des
Invalides de Hardouin-Mansart, mais ici Servandoni réinterprète ce modèle de façon plus
classiciste, sans ressauts et avec les entrecolonnes de la même distance, et probablement l'architecte
prend ce modèle de la culture palladienne anglaise (fig.8).
Il faut réfléchir que c’est juste pendant le séjour anglais de Servandoni qu’on a publié les œuvres
principales du néo-palladianisme anglais : Les Quatre Livres de Palladio de Giacomo Leoni sont
6 La description de la fête est contenue en Blondel, « Description des fêtes données par la Ville de Paris à l'occasion
du mariage de Madame Louise Elisabeth de France et Don Philippe, Infant d'Espagne, les 29 et 30 août 1739 »,
Paris, 1740, gr. In-fol., 13 pl.; Cf. aussi Mercure de France, sept. 1739, t. II.
7 Bibl. De l'Arsenal, ms. 2757, « Mémoire présenté à Messieurs de la Ville avec le mémoire des Avances du sieur
Servandoni à l'occasion de la fête donnée sur la Rivière pour le mariage de Madame Première de France ».
publiés entre 1715 et 1726, le Vitruvius Britannicus de Colen Campbell entre 1715 et 1725, et
William Kent était en train de travailler à son Designs of Inigo Jones, publié en 1727. Le
classicisme néo-palladien de Servandoni est encore plus évident si on compare la susnommée
façade de Saint-Sulpice avec le projet de Palladio pour le Palais Chiericati, où la ressemblance est
telle qu’ils sont presque superposables (fig.9).
La ville telle une scénographie : la place de Saint-Sulpice
En 1754 Servandoni dessine un autre grand monument éphémère, à l'occasion de la pose de la
première pierre de la Place de Saint-Sulpice. Il s'agit d'un grand arc de Triomphe, dont les formes
sont connues grâce à une gravure de Pierre Patte (fig.10).
La gravure représente cet édifice éphémère placé au centre de la Place, environné par des bâtiments
symétriques, aux façades uniformes, qui donnent une grande harmonie au lieu. La statue du Roi est
placée sous une grande couronne entrelacée des fleurs, au centre de l'arc de triomphe, et au fond
une grande colonnade dorique en hémicycle soutient un entablement surmonté par un attique
couronné des statues. Cette colonnade semble dialoguer avec la façade de l'église de Saint-Sulpice,
qui se trouvait de l’autre côté de la place. Aussi l'église est présente dans la gravure de Patte, à
travers une grande ombre noire, qui découpe la représentation dans la partie gauche, et fait imaginer
qu’aussi la grande colonnade dessinée par Servandoni pour la façade de Saint Sulpice, devait être
partie intégrante de ce projet.
On sait que cet arc de triomphe éphémère ne fut pas élevé sur l’axe de l’église car en ce point se
trouvait à l’époque le fameux séminaire bâti par Lemercier en 1650, qui était seulement à 10 mètres
de la façade de l’église.
En effet Servandoni avait conçu cet espace – c’est à dire la place – pour créer un point de vue idéal
pour apercevoir la double colonnade de son église, qui jusqu’alors était couverte juste par le
séminaire de Lemercier, comme on peut voir dans le Plan dit Turgot (fig.11).
Germain Brice nous décrit l’état des lieux à l’époque : « le grand portail présente déjà une
perspective très majestueuse, mais on ne peut en jouir qu'en se transportant sur les hauteurs des
environs de Paris, car, dans la Ville, il est presque impossible de l'apercevoir à cause du peu de
largeur de la rue Férou sur laquelle donne une partie du séminaire de Saint-Sulpice, dont l'élévation
et l'étendue dérobent entièrement la vue du portail »8.
Un procès-verbal va décrire la cérémonie de la pose de la première pierre, en expliquant le lieu
exact où elle s’était déroulée : « l'angle de la place où s'est faite la pose de la première pierre forme
une esplanade d'environ vingt toises en quarré : l'on y avait disposé en face, dans la jonction de
quatre rues, les rues du Vieux-Colombier, des Aveugles, Férou et des Canettes, une décoration de
soixante-quatre pieds de façade sur quarante-neuf de hauteur, du dessein du sieur Servandoni » 9.
C'est en cette partie de la place que les fondations du premier édifice de Servandoni venaient d'être
plantées. Après la pose de la première pierre, et après un dîner, le public pouvait jouir du feu
d'artifice et de l'illumination de l'arc de triomphe, ainsi que de la façade de l'église.
En observant la gravure de Patte se voit le but, l’intention de Servandoni : la place, donc la ville
réelle, devient la scénographie vraie et propre pour le spectacle de la fête, partie intégrante de
l’événement. Les maisons ainsi qu'elles auraient dû apparaître lors de la construction de la place,
étaient représentées peintes sur la toile, telles une scénographie, toile de fond derrière l'arc de
triomphe, et la place, en ce cas seulement projetée, et jamais réalisée, était le vrai et propre
spectacle que le public pouvait voir, simulé, lors de la fête.
Mais comment aurait dû apparaître cet espace urbain si le projet de Servandoni avait été réalisé ?
Les bâtiments que Servandoni avait projetés entre 1752 et 1754, sont connus par les estampes
éditées par Le Rouge, qui montrent quatre projets10.
8 G.. Brice, « Description de la Ville de Paris et de tout ce qu'elle contient de remarquable », Paris 1752.
9 Le procés-verbal est publié dans E. Malbois, « Projets de Place devant Saint-Sulpice par Servandoni », Gazette des
Beaux-Arts, V série 6, 1922, tome 2, p. 287-291 ; cf. Mercure de France, déc. 1754.
10 Cf. E. Malbois, « Projets de Place devant Saint-Sulpice par Servandoni », Gazette des Beaux-Arts, V série 6, 1922,
Le premier projet consiste en une place rectangulaire se terminant avec une grande exèdre, en face
du portail de l’église, et deux petites devant les portails latéraux, caractérisée par des bâtiments qui
grâce à leur ordonnance sont à la manière des anciens, avec des portiques en arcade, commodes aux
habitants pour être à l'abri du rigueur du temps, et les façades toutes similaires (fig.12). La place est
décorée seulement par une fontaine située sur l'axe du grand portail et de l'arc de triomphe, accès
principal au lieu. Les trois autres projets de Servandoni présentent plus ou moins la même
conformation, avec quelques variantes. Peut-être que la fabrique de l'église avait jugé le premier
projet de Servandoni trop ambitieux et trop cher, et donc Servandoni a élaboré les autres solutions
(fig.13). Le projet qui fut finalement adopté, le quatrième, était moins grandiose que le premier,
mais les dimensions initiales de la place sont maintenues (fig.14). L'espace devient plus simple :
disparaît le grand hémicycle devant la façade de l'église et les deux petits devant les portails
latéraux. De la place un seul bâtiment a été achevé et devait servir de modèle aux autres. Il se situe
au numéro 6 de la place à l'angle de la rue des Canettes11 (fig.15). Pour donner une solution au
problème jamais vraiment résolu à Paris, à savoir donner une forme à un espace urbain devant une
église, Servandoni choisit la solution la plus logique, mais jamais expérimentée jusqu’alors :
associer un parvis d’église à une place royale. Comme dans les autres places royales, aussi en ce cas
l’initiative de la construction de la place vient d’un particulier, comme cela avait été le cas pour la
place des Victoires et aussi la place Vendôme, toutes les deux nées avec une finalité spéculative sur
les terrains à lotir, mais où la municipalité ou même le Roi, contribuent à financer le projet. En ce
qui concerne la place de Saint-Sulpice, l’initiative était partie de Dulau d’Allemans, curé de la
paroisse, qui voulait bâtir la place avec son propre argent et grâce aux revenus d’une loterie, qui
avait été instituée pour la construction de l'église. Entre autres Dulau d’Allemans pouvait compter
sur dix mille livres données par la Fabrique. Mais aussi en ce cas on trouve l'intervention royale : le
roi en juillet 1767 ordonna que soient employées 450.000 livres pour la formation d'une place
devant Saint-Sulpice, mais cette ordonnance reste sans effet12. Les problèmes liés à la construction
de cette place deviennent trop lourds à supporter par la faible économie de l'église, et en plus le
séminaire construit par l'architecte Lemercier était difficile à faire démolir parce que les habitants
de la paroisse étaient très liés à cet édifice. En plus après l'achèvement du premier bâtiment, le
rapport entre Dulau d'Allemans et Servandoni va se dégrader, et la place sera achevée seulement au
XIXe siècle, après la démolition du séminaire et la construction d’un nouveau entre 1820 et 1847, et
dans un aspect bien loin de ce qu'avait pu rêver Servandoni.
« La France n'a pas réussi à créer de Parvis » écrivait Pierre Lavedan en parlant de l'occasion
manquée pour l'achèvement de la Place Saint Sulpice, et en effet si on cherche des antécédents à la
Place de Saint-Sulpice, il faut regarder à Rome, et en particulier les projets qui associent la façade
d’une église avec des enclos unitaires, des places-parvis aux façades similaires : la Place de Santa
Maria della Pace, dessinée par Pietro da Cortona en 1658 pour le papa Alexandre VII, et la place
que Filippo Raguzzini bâtit en 1727 devant la façade de l’église de S. Ignazio. Toujours en
regardant à Rome, il faut faire une comparaison entre le premier projet de Servandoni, pour ce qui
concerne la forme de la place, un rectangle conclu par un hémicycle, délimité par des portiques et
où une fontaine est placée devant l’exèdre, avec le dessin de Alessandro Galilei pour une place
tome 2, p. 282-292 ; M. Portal, « La Place Saint-Sulpice, L'Urbanisme Parisien au siècle des Lumières », Paris 1997,
p. 142-151. Cf. aussi la gravure de Bénard, A.N., N III Seine, 835 : « Plan de la place marchande devant l'église
Saint Sulpice, Faubourg Saint-Germain, que M. Dulau d'Allemans, curé de cette paroisse, fait construire et dont la
première pierre a été posée par sa Majesté représentée par M. le Duc de Gesvres, Gouverneur de la Ville, le 2
octobre 1754. On l'exécute sur les dessins du chevalier Servandoni, peintre et architecte du roi, auteur du grand
portail et de la tribune de cette église ».
11 Cf. la planche numéro 8 de le Rouge : « élévation de la façade du premier bâtiment de la place marchande devant
l'église Saint-Sulpice, faubourg Saint-Germain. […] La première pierre a été posée par Sa Majesté le 2 octobre
1754. Ce bâtiment que M. du Lau, curé de Saint-Sulpice, a fait construire, et qui par son ordonnance et sa décoration
doit servir de modèle aux autres, a été exécuté sur les plans, coupes, profils et élévations et sous la conduite du
chevalier Servandoni, architecte, auteur du grand portail de Saint-Sulpice et de la place ».
12 Cf. M. Portal, « La Place Saint-Sulpice », L'Urbanisme Parisien au siècle des Lumières, Paris 1997, p. 142-151.
devant le portail de San Giovanni in Laterano (fig. 16).
Les traits en commun entre Servandoni et Galilei sont multiples et trop peu étudiés : ils naissent
tous les deux à Florence et après ils vont vivre à Rome. Galilei en 1714 travaille à Londres, et
Servandoni y arrive en 1719 plus ou moins, date à laquelle Galilei rentre à Rome. Tous les deux
gagnent un concours en 1732, pour une façade d’une église : Servandoni pour Saint-Sulpice et
Galilei pour San Giovanni in Laterano, façades conçues selon un classicisme hors du commun en
cette période, et selon un schéma sur double niveau vraiment similaire. Il n’est pas vraiment sûr que
les deux architectes se sont connus pendant leur vie, mais si ça ce n’est pas passé il faut quand
même considérer la formation similaire qu’ils ont eue, et surtout le long séjour en Angleterre lors
duquel tous les deux ont subi l’influence de la renaissance du palladianisme. Comme on l’a déjà
souligné, ce sont les années de la naissance du cercle de Lord Burlington, des publications de
Giacomo Leoni, Colen Campbell et William Kent.
Mais il faut revenir à la Place de Saint Sulpice. Si on considère donc l’influence anglaise que
Servandoni a subie pendant le cours de sa vie, et si on va chercher un antécédent Outre-Manche, il
faut regarder la place de Covent Garden, à Londres, où un espace rectangulaire allongé se ferme
tout autour de la façade d’une église conçue tel un temple antique (fig. 17, 18). Covent Garden
Square est aussi une place marchande avec des édifices avec portiques, bossage au rez-de-chaussée,
lucarnes, à la décoration réduite, presque absente : la ressemblance avec les bâtiments de la place de
Servandoni est impressionnante.
La tentative de faire correspondre l'idée de la ville comme un théâtre et la ville comme
scénographie : le projet de la Place Louis XV
On a vu la ville comme théâtre, point de vue privilégié d’où apercevoir les spectacles de
Servandoni, dans le cas de la fête pour les noces de Madame Première de France, puis on a vu la
ville peinte telle une toile de fond pour la cérémonie de la première pierre de la place de SaintSulpice. Enfin comme dernier exemple, point culminant de ce chemin, nous voudrions parler de
l'aménagement de la Place Louis XV, que Servandoni conçoit comme un gigantesque amphithéâtre
pour les représentations en plein air, capable d'accueillir vingt mille personnes sous le portique
monumental. Ici il y a, finalement, la tentative de faire correspondre pleinement et définitivement
l'idée de la ville comme un théâtre et la ville comme scénographie, où l'architecture est en même
temps le point de vue privilégié d'où pouvoir regarder les spectacles et la toile de fond pour les fêtes
publiques organisées, chose permise par la forme circulaire, et où la statue du souverain était au
centre, bien aperçue de tous les points de la place.
Les dessins que l’architecte réalise en 1750-51, n’ont pas survécu, mais Patte les décrit en 1765
dans ses Monuments érigés en France à la Gloire de Louis XV, et illustre un plan schématique13.
Une description plus détaillée existe aux Archives Nationales, sous forme d’un Mémoire où
l’architecte lui-même explique son projet14.
Nous ne voulons pas parler de l’histoire, bien connue, des projets pour une place à bâtir à Paris en
l’honneur de Louis XV, mais il est nécessaire de rappeler quelques dates significatives : en 1748 le
directeur général de Bâtiments du Roy invita les Académiciens à faire des projets pour cette place,
pour laquelle existent plus de 150 propositions recensées, venues de toutes sortes de personnes,
aussi non-architectes. Parmi les Académiciens rappelons Lassurance, Boffrand, Blondel, Contant,
Loriot, Mansart, Aubry, etc.
En 1750 le choix de l'emplacement fut annoncé : la propriété royale entre le jardin des Tuileries et
les Champs-Elysées, et dans la même année la Ville de Paris chargea Mansart de Sagonne et
Servandoni de préparer des plans pour le site, qu'ils exécutèrent effectivement15. Le marquis
13 Cf. P. Patte, « Monuments érigés en France à la Gloire de Louis XV », Paris 1765, p. 210-211 et pl. XXXIX.
14 Archives Nationales, O1 - 1585, 253 PLACE LOUIS XV, « Description d'une Place projettée au milieu de
l'Esplanade entre le Pont-tournant et les Champs Elysées sur les Plans et Desseins que Jean Servandoni en a fait par
ordre de Monsieur le Prevost des Marchands en 1750 et 1751 ».
15 Cf. Ph. Cachau, « Les Projets de Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne pour la Place Louis XV de Paris (1748-
d'Argenson nous livre une brève déscription de leurs projets, grace à la communication qu'il en a
eue par son frère, le comte d'Argenson, à qui le prévot des marchands les avait remis.
Il écrit à la date du 8 mai 1751: « Mon frère m'a montré les deux plans pour la place du PontTournant. L'un est de Servandoni, l'autre de Mansard. Celui-ci est d'une architecture française et
galante, l'autre d'une architecture italienne, auguste mais lourde […] Dans le dessin de
Servandoni, il n'y a que la statue du roi entourée d'une balustrade, quoique grande, mais qui laisse
de grands vides derrière elle. Dans celui de Mansart, cette espèce de colonnade est plus vaste, mais
non encore assez : elle est adhérente aux Thuileries, elle est mieux, mais non encore aussi bien,
selon moi, qu'elle pourrait etre […] ».
Dans les trois années suivantes la responsabilité du projet passa de la Ville au roi, et en 1753 s'ouvre
un concours réservé seulement aux membres de l'Académie royale d'architecture, donc Servandoni
en est exclu. Le concours sera gagné par le projet de Gabriel en 175516.
La planche XXXIX publié par Patte présente sur le Plan de Paris toute les différentes propositions
de places, dont il résulte l'image utopique d'une ville bien percée, aérée et monumentalisée. Le
projet de Servandoni est marqué par la lettre T (fig.19).
Grace au mémoire de Servandoni, au plan et à la description de Patte, il a été possible de tenter de
reconstruire le projet de notre architecte. En son projet de 1750 Servandoni pose un monument
autonome dans l'espace, une sorte d'amphithéâtre, un espace carré aux angles arrondis, que Patte
nous décrit:
« Son plan avoit cent toises de diamètre. Quatre grands arcs de triomphe avec des
arcades de vingt-huit pieds de largeur, réunis par quatre portiques circulaires,
formaient le pourtour de cet édifice. Ces portiques avoient dans leurs élévations,
ainsi que les arcs-de-triomphe, deux ordres d'architecture : au rez-de-chaussée, le
dorique élevé de sept marches, & l'ionique au premier étage. Les marches n'étoient
interrompues qu'aux endroits où sont les ouvertures diagonales percées chacune de
trois entrecolonnes. Les colonnes, tant doriques qu'ioniques, étoient accouplées dans
tout ce pourtour, parfaitement isolées, & formant péristyle.
Il pouvait contenir un nombre prodigieux de spectateurs dans ces galléries. Tout
l'extérieur de cet édifice était couronné par un attique, de sorte que dessus du second
ordre, formait encore un terrasse où la multitude pouvait se placer, & où l'on
arrivait par des escaliers pratiqués dans les épaisseurs des murs à côté des arcs-detriomphe ».
Patte nous informe entre autres que Servandoni présenta deux projets, l'un pour le carrefour de
Bussy, qu'il décorait de maisons à boutiques et l'autre pour un endroit quelconque, pourvu qu'il fut
isolé et à l'extrémité de la ville : « Plein des beautés de l'antique, cet artiste se rappella l'usage de
Romains, qui batissoient, à l'extrémité de leurs villes, des cirques et des amphithéâtres pour les jeux
& les spectacles publics ».
Ce projet était pensé pour abriter les spectacles publics : 25.000 personnes pouvaient entrer dans la
place et rester autour dela statue du souverain ou sous la colonnade. Le tout était antiquisant,
recouvert de bas-reliefs, trophées, bustes, médailles, et tables à inscriptions, pour glorifier le roi
Louis XV et les grands hommes de l'histoire de France.
Servandoni ici conçoit la place comme un vrai et propre théâtre antique en plein air, encore une fois
en s’inspirant de l’enseignement du Palladio (fig.20). La ressemblance de l’ordonnance de cette
place avec la façade de Saint-Sulpice est évidente, et plus encore si on fait une comparaison avec la
Basilica de Palladio à Vicenza. Le retour à l’antique, par le moyen de Palladio et des néo-palladiens
1753) », Imaginaire et création artistique à Paris sous l’Ancien Régime, Annales du Centre Ledoux, tome II, Paris
1998.
16 Sur les projets pour la place Louis XV de Paris, cf. J. Garms, « La place Louis XV : histoire d’un projet », Les
traversées de Paris. Deux siècles de révolutions dans la ville, Paris 1989, p. 132-135 ; voir aussi J. Garms, « Recueil
Marigny, projets pour la place de la Concorde , 1753», Paris 2002.
anglais, devient un prétexte pour expérimenter une nouvelle forme d’édifices et de lieux urbains. La
place ainsi conçue pour abriter les fêtes publiques, et pensée à l’antique, devient partie intégrante du
spectacle, et elle ne nécessite plus la construction de scénographies éphémères pour couvrir les
édifices de la ville bâtie, mais c’est la ville réelle qui cette fois est en soi la scénographie même des
spectacles.

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