De Jean-Jacques à John-James
Transcription
De Jean-Jacques à John-James
De Jean-Jacques à John James : à propos des New Confessions de William Boyd Nombreux ont été, depuis la fin du dix-huitième siècle jusqu’à nos jours, les romans publiés sur le citoyen de Genève : il n’est que de songer au célèbre Centenaire de Jean-Jacques de Louis Dumur, publié au Mercure de France en 1910 ou, plus récemment, au Jean-Jacques de Frédéric Richaud, édité par Grasset en 2008. La plupart de ces romans ont une visée d’abord historique et se proposent de reconstituer, avec plus ou moins de bonheur, l’univers de Rousseau. Une petite proportion d’entre eux, on s’en doute, ne sont que d’habiles produits de vente qui tentent, en produisant le nom du philosophe genevois, de masquer la médiocrité de leur auteur. Le comble a été atteint en ce domaine avec Fils unique, roman de Stéphane Audeguy publié voici quelques années par les éditions Gallimard, et destiné à nous faire connaître la destinée de François, frère de Jean-Jacques : dépucelé par sa mère à l’âge de six ou sept ans, initié par un personnage obscur nommé Maximin de Saint-Fonds, François rencontre successivement Vaucanson et Sade, devient fabricant d’automates destinés à des rencontres d’alcôves et finit, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, tandis que gronde la Révolution, par nouer une aventure avec une jeune fille prénommée, bien évidemment, Sophie. Le tout, traité d’une plume leste, eût certes pu être drôle : ce n’est malheureusement pas le cas.1 Il y avait donc fort à craindre à voir un romancier s’intéresser, à la fin des années quatrevingts, au texte même des Confessions. Et à s’y intéresser, qui plus est, dans une perspective réellement déroutante. Le propos de William Boyd, dans les New Confessions, n’est en effet rien moins que de narrer, à la première personne, l’histoire d’un double de Jean-Jacques né en 1899, cinéaste de profession et au nom prédestiné : John James Todd. Les premiers mots donnent le ton : ‘My first act on entering this world was to kill my mother’,2 réduplication du fameux ‘Je coûtai la vie à ma mère’ du premier livre des Confessions. Les sept paragraphes initiaux du premier chapitre de Boyd s’organisent d’ailleurs comme un préambule à la narration de la vie de son héros, qui ne commence qu’au huitième : ‘My name is John James Todd. My father was Innes Mc Neil Todd…’3 Le lecteur se voit donc proposer, d’entrée de jeu, une double référence au texte source : référence de structure, qui peut faire croire à tout lecteur de Rousseau que les New Confessions s’inscrivent dans l’ordre du pastiche, et référence intertextuelle plus explicite, en ce que certains passages sont directement extraits du 1 Stéphane Audeguy, Fils unique (Paris, 2006). Voir à ce sujet Fr. Jacob, ‘Rousseau en creux : à propos du Fils unique de Stéphane Audeguy’, La Gazette des Délices 15 (2007). 2 William Boyd, The New Confessions (London, 1988), p.1. 3 William Boyd, The New Confessions, p. 4. texte original : ‘If on occasion I have used some innocent embellishment it has been only to fill the odd defect of memory.’4 Et ce dernier emprunt de nous livrer, hic et nunc, la problématique qui sera celle du roman et de ceux qui suivront, à savoir la distinction du vrai et du faux, du véridique et de l’illusoire : ‘Sometimes I may have taken for a fact what was no more than a probability, but –and this is crucial- I have never put down as true what I knew to be false.’5 L’histoire de John James Todd se confond, peu ou prou, à celle de son siècle, de telle sorte qu’il est difficile de savoir où est exactement la toile de fond. John James a un frère aîné, opportunément prénommé Thompson : ‘Names are important to me, almost talismanic. As a christian name Thompson seemed (and seems, he still flourishes, the miserable bastard) absolutely perfect for him.’6 Il se rend à l’Académie Minto, école éloignée d’Edinburgh, sa ville natale, et s’y lie à un de ses condisciples, Hamish Malahide, réputé pour sa laideur et son génie des mathématiques. Croyant être amoureux de sa tante Faye, sœur de sa mère, John fugue, s’engage dans l’armée et devient, en août 1916, ‘l’homme de l’extrême gauche’ : ‘I was standing leaning against the revetted end of the allied line looking east towards the Germans. On my left was the beach and the sea and on my right a trench system six hundred miles long.’7 Après de dures épreuves en première ligne, John est appelé au WOCC (World Office Cinema Committee) par Donald Verulam, ami de sa tante Faye, et commence à tourner ce qu’il voit dans les tranchées. C’est d’ailleurs en faisant des prises de vue aériennes qu’il tombe au-delà des lignes ennemies. Fait prisonnier, il devient l’ami de son gardien, Karl-Heinz, qui lui procure le seul livre en anglais disponible : les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Rendu à la liberté, et soutenu par Duric Lodokian, un producteur arménien, puis par son fils, bientôt rebaptisé Eddie Simonette, Todd produit d’abord une Julie, d’après la Nouvelle Héloïse, et se lance en 1927 dans une superproduction : les Confessions, première partie. Karl-Heinz devient Jean-Jacques et Dean Bogan, actrice dont Todd devient tellement amoureux qu’il en brise son propre ménage, Mme de Warens. Voyages, soucis de rentabilité, problèmes conjugaux et familiaux, dépression sont au menu jusqu’à la sortie de la première partie des Confessions laquelle, en dépit d’un travail méticuleux, est condamnée à un échec commercial retentissant, ce que confirme, à la fin du chapitre 12 (est-ce un hasard ?) une ultime discussion avec Eddie : ‘What it’s all about ?’ I asked. ‘I think we’re too late’, he said softly, desperately. ‘The Confessions, it’s too late.’ ‘Late ? Too late for what ?’ 4 William Boyd, The New Confessions, p. 3. William Boyd, The New Confessions, p. 3. 6 William Boyd, The New Confessions, p. 5. 7 William Boyd, The New Confessions, p. 97. 5 ‘For sound.’8 Le film de cinq heures et quarante-huit minutes est donc mort-né et toute la vie de Todd, cinématographiquement parlant, consistera désormais à courir après ce rêve perdu. Sa personnalité et son histoire se développent selon des critères où le lecteur le moins perspicace pourra retrouver, çà et là, le souvenir de Rousseau. Trahison de ses amis les plus proches (ainsi Leo Druce, que Todd avait aidé et qui lui vole son gagne-pain) ; perte de ses enfants, bientôt adoptés par l’avocat de son propre divorce, devenu l’amant de sa femme ; persécution de la société américaine au temps du maccarthysme (Todd s’est en effet établi aux États-Unis, juste avant la Deuxième guerre mondiale) et enfin délire paranoïaque qui s’exprime en toute fin de volume : tout nous pousse à relire, en-deçà des mésaventures fictives de John James, le récit des aventures réelles de Jean-Jacques transférées, ou travesties, dans le texte des Confessions. Une question se pose alors, que Dominique Vinet a jadis parfaitement formulée : si Boyd nous ‘invite explicitement à lire un palimpseste’ et que cette invitation puisse même paraître séduisante ‘comme un jeu de piste’,9 ne faut-il pas, pour en profiter pleinement, avoir d’abord lu Rousseau ? Comment un succès commercial aussi important que celui des New Confessions peutil s’être établi sur un prérequis aussi sélectif ? Et comment les connaisseurs de Rousseau interpréteront-ils, à leur tour, cette lecture très particulière du philosophe genevois par le romancier écossais ? Celui-ci, loin d’aider son lecteur, brouille d’ailleurs volontairement les pistes, en les multipliant. On apprend ainsi qu’il connaît l’œuvre de Rousseau pour l’avoir lue alors qu’il rédigeait sa thèse sur le romantisme. Or c’est à ce moment que lui serait venue l’idée de l’exploiter également sur le plan de la fiction : ‘Like his hero, Boyd was overwhelmed by The Confessions and started thinking about the autobiography as a fictional form.’10 Les deux plans d’interprétation qui s’offraient jusqu’à présent au lecteur (un texte de base, les Confessions de Rousseau, et un texte d’arrivée, The New Confessions) se trouvent donc dupliqués, voire dédoublés : à la difficulté de dissocier ce qui, dans le récit des Confessions, traduit la réalité factuelle de la vie de Rousseau de ce qui relève du fantasmatique correspond, s’agissant de William Boyd, une difficulté du même ordre. Le romancier écossais est-il plus près du JeanJacques des Confessions, de celui qui les rédige ou, last but not least, de son propre héros ? Pourrait-on, en se focalisant sur certains épisodes significatifs, entrer davantage dans l’atelier du 8 William Boyd, The New Confessions, p. 363. Dominique Vinet, ‘Intertextualité et jeu de lois dans The New Confessions de William Boyd’, Études britanniques contemporaines 7 (1995), p. 19. 10 Michael Kernan, ‘Confessions of William Boyd : the heralded Scottish novelist and his new book’, The Washington Post (May 31, 1988). 9 créateur et, fût-ce pour un temps très court, partager avec William Boyd un moment d’intimité ? C’est ce jeu qu’a tenté, sur la question des enfants, Nicci Gerrard, journaliste à The Observer, en septembre 1999. Le succès, c’est le moins qu’on puisse dire, est très relatif : ‘his open face closes. He looks at me steadily and says : “That is one of those things that I will not talk about. Terra incognito [sic].”’11 Impossible donc de trouver le fil d’Ariane qui puisse, à l’intérieur de ce labyrinthe, nous guider vers une quelconque certitude. Mais l’incertitude n’est-elle pas précisément consubstantielle à tout récit de William Boyd qui se plaît, dans les New Confessions comme dans plusieurs de ses romans, à nourrir son système de brouillage d’un jeu permanent sur les identifiants ? Non content de faire alterner dans les New Confessions le plan de la narration (Todd vieillissant écrit au présent, c’est-à-dire en 1972, depuis l’île méditerranéenne sur laquelle il s’est réfugié) et celui du récit, le romancier multiplie ce que Dominique Vinet appelle à juste titre les ‘indices du piégeage de l’espace interlocutif’12. Ce sont alors, une fois cette ‘stratégie boydienne’13 mise à nu, quatre espaces de dialogue qui émergent tour à tour : le texte des New Confessions se réfère d’abord, par cette démultiplication des marqueurs de personne, à lui-même, il se présente comme un texte nécessairement éclaté, écartelé, à l’instar de Todd, entre plusieurs courants dominants ; il se réfère ensuite à l’univers des Confessions de Rousseau dont il prétend être à la fois le miroir, une forme de palimpseste et, parce qu’il verse dans une même problématique, l’héritier naturel ; il se réfère encore à la personne même de Boyd, dont la retenue, voire la discrétion, agissent a contrario comme autant de caisses de résonance ; il se réfère enfin à l’œuvre du romancier écossais où l’on retrouve, de page en page, le même type de jeu –nous serions presque tentés d’écrire : de ‘je’, tant sont solidaires ‘le “je” dédoublé de The New Confessions, l’alternance de “je” et “elle” que choisit Hope pour se raconter dans Brazzaville Beach, enfin le masque de la troisième personne derrière lequel se cache Carriscant dans The Blue Afternoon.’14 Cette solidarité intertextuelle se vérifie en outre dans le choix des personnages qui entretiennent entre eux, même s’agit de romans, d’époques et de contextes différents, des liens de parenté plus qu’étroits. André Clavel se plaît ainsi à noter, dans un article de L’Express, que ‛si Boyd est un insatiable baroudeur, en matière d'imagination, il reste par contre très casanier dans l'art d'écrire.’ Et de rappeler que les héros de romancier écossais sont tous des antihéros : ‛Cœur 11 Nicci Gerrard, ‘Interview : Boyd’s own story ; William Boyd’s debut film about the Great War is set entirely in a trench’, The Observer (September 12, 1999). 12 Dominique Vinet, ‘L’échouage du récit dans l’épilogue’, Études britanniques contemporaines 10 (1996), p. 52. 13 Dominique Vinet, ‘L’échouage du récit dans l’épilogue’, p. 51. 14 Dominique Vinet, ‘L’échouage du récit dans l’épilogue’, p. 51. mité, âme en berne, cervelle rongée par les vers du doute, ils trimballent leur fragilité dans les impasses d'une époque que l'auteur de La Croix et la bannière explore en moraliste désenchanté.’15 Les New Confessions, et donc à travers elles la personne et l’œuvre de JeanJacques Rousseau, marquent également le point de départ d’une interrogation plus vaste sur la nature du vrai, interrogation qui s’exprime dans le choix même de la forme littéraire. Florence Noiville s’amuse à détailler, dans le titre d’un article qu’elle publie dans le Monde sur William Boyd, les déclinaisons explorées par le romancier : au pastiche autobiographique (les New Confessions) et à la fausse biographie succède, en 2002, un journal intime imaginaire… L’interview accordée par Boyd à la journaliste ne laisse planer aucun doute sur le jeu qu’il tente, roman après roman, d’imposer à son lecteur : ‘Je veux étirer la fiction vers la réalité à un point tel qu'il soit extrêmement difficile de distinguer le vrai du faux. Lorsque le roman déborde de faits divers, ou de personnages réels, lorsqu'il emprunte au monde actuel, sa puissance se démultiplie. Si je sème le doute dans la tête de mes lecteurs, je considère que j'ai gagné la partie.’16 Comment, dès lors, aborder les New Confessions ? Comment y retrouver l’image de Rousseau ? Quel enseignement peut-on tirer de cet entrelacs de thématiques, de cet enchevêtrement de formes ? La critique de ces quinze dernières années semble avoir choisi trois dominantes, trois angles d’attaque qui, très curieusement, font fi de la présence obsédante, au sein du roman ‘rousseauiste’ de Boyd –comme, finalement, de ceux qui suivront, du citoyen de Genève. Il s’agira donc moins d’interroger, si l’on s’intéresse aux exégètes de Boyd, sur l’influence ou l’incidence de Rousseau que sur son absence. Le premier mode d’approche est ‘poétique’, au sens qu’a pris cette mode héritée du structuralisme, prééminente dans les études littéraires de la fin des années septante. Il s’agit de savoir si Boyd est un ‘postmoderniste’ et d’analyser la texture de ses récits à la lumière des grilles proposées par Gérard Genette, notamment dans Figures III et Palimpsestes. Le résultat a de quoi laisser perplexe : car si l’on peut sourire à la mise en relief, dans les New Confessions, de savantes ‘analepses hétérodiégétiques’, il devient plus difficile d’admettre que ‘le temps de la narration rejoint celui de l’énonciation dans une dernière collision cosmique qui prive le lecteur d’épilogue, rationalisation attendue d’un récit implexe, et le livre à une ultime incertitude.’17 André Clavel, ‛Dickens chez Tony Blair’, L’Express (1er avril 2010), p. 95. Florence Noiville, ‘Un vrai faux de Boyd : après un pastiche autobiographique et une fausse biographie, il signe un journal intime imaginaire’, Le Monde (6 décembre 2002). 17 Dominique Vinet, ‘Intertextualité et jeu de lois dans The New Confessions de William Boyd’, p. 27. 15 16 Deuxième type de procédé : la recherche d’un principe thématique qui justifierait à la fois les variations formelles et les errances des personnages voire, pour s’exprimer comme il convient, les fluctuations de la diégèse. La plupart des comptes rendus des romans de Boyd insistent sur l’importance du destin, épée de Damoclès qui plane, de manière permanente, sur le devenir de chaque personnage. Pour les New Confessions, l’affaire semble entendue : c’est le principe d’incertitude, celui-là même dont Malahide ne cesse d’entretenir Todd, qui est à la base du récit. Nous voilà rassurés : car ledit principe, énoncé par Heisenberg en 1927, donne une clef de voûte apparente à ce qui n’était, au départ, que désordre ou confusion. Que tout soit fluctuant chez Boyd devient ainsi parfaitement rassurant, puisque conforme à la formule initiale. Troisième voie, enfin, celle qui consiste à inscrire le récit boydien dans l’histoire, en étendant le réseau intertextuel à des personnages réels. John James Todd n’est ainsi, toutes proportions gardées, qu’un nouvel Abel Gance, ses Confessions ont quelque chose à voir avec Napoléon, et un journaliste rappelle même que la mésaventure de Todd, surpris par l’arrivée du cinéma parlant, était déjà celle d’Erich von Stroheim, avec son film de neuf heures, Greed.18 Et qui n’aura reconnu Louise Brooks dans le portrait de Doon Bogan ? Tout lecteur de Rousseau serait tenté, s’il fallait absolument trouver un point d’équilibre à l’édifice architectural des New Confessions, de ne pas se contenter (comment le pourrait-il ?) du principe d’incertitude, et de puiser directement dans l’œuvre de Jean-Jacques. La chronologie des romans de Boyd lui donnerait raison, puisque c’est précisément à partir de la redécouverte des Confessions, envisagées à la fin des années quatre-vingts comme la base possible d’une nouvelle introspection romanesque, que se développe, sans discontinuer, l’interrogation boydienne sur le vrai et le faux ou, plutôt, sur les rapports de l’illusion à la vérité. En ce sens, le faux préambule des New Confessions concerne, au delà des seules aventures de John James Todd, l’ensemble des œuvres à venir. Dans Restless, Lucas Romer se suicide après avoir été retrouvé et identifié par Eva Delectorskaya : l’impossibilité de prolonger l’ambiguité identitaire se solde, chez Boyd, par la ruine pure et simple de son personnage. Or cette ambiguité peut revêtir plusieurs formes : elle apparaît tour à tour sous la forme d’une fluctuation onomastique (on se souvient que Rousseau avait le premier changé de nom, se faisant appeler Renou, et que c’est une stratégie du même ordre qui est à la base de l’écriture des Dialogues, au titre évocateur : Rousseau juge de JeanJacques) ; elle joue du constant va-et-vient entre deux moments clés de la vie des narrateurs ou 18 Michael Kernan, ‘Confessions of William Boyd : the heralded Scottish novelist and his new book’, The Washington Post (May 31, 1988). des personnages centraux (et prennent ainsi les deux plans du Rousseau passé et du Rousseau présent, dans les Confessions, comme base possible d’une exploitation fictionnelle) ; elle procède enfin par une remise en cause pure et simple de son personnage par l’auteur : le Todd de la fin des New Confessions ne parvient plus à démêler les divers plans de son propre parcours et se condamne à une forme de paranoïa, voire d’autisme, lesquels signalent la fin du roman. Dominique Vinet tente, dans l’un des deux articles qu’il consacre aux New Confessions, de dresser un tableau synoptique des emprunts directs au texte des Confessions de Rousseau. Il dresse pour cela quatre strates chronologiques successivement nommées ‘La jeunesse’, ‘Les femmes’, ‘La carrière’ et enfin ‘La paranoïa’.19 Outre qu’il y aurait beaucoup à dire sur le choix de telles subdivisions (tant dans l’œuvre de Rousseau que dans celle de Boyd), se glissent, s’agissant du seul rapport aux Confessions, plusieurs inexactitudes. La plus parlante est celle qui consiste à écrire de Todd qu’il est ‘maladroit, timide, parleur médiocre’ et qu’il ‘veut prouver son amour à Faye en lui montrant son sexe’ tandis que Rousseau, lui aussi ‘maladroit, timide, parleur médiocre’, n’ose ‘faire la cour aux grandes dames’.20 L’épisode boydien semble plutôt se référer à deux épisodes bien précis du texte de Rousseau : celui de la rencontre de Mme Basile et, toujours en Italie, celui de l’exhibitionnisme turinois. On se souvient que le jeune Jean-Jacques se prosterne devant Mme Basile, croyant ne pas être vu : ‘mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit’.21 Surgissent alors, une fois le jeune homme trahi par son image, tous les qualificatifs dont le Rousseau narrateur des Confessions affuble celui qu’il fut jadis et que ce dernier partage, dans le récit de Boyd, avec le jeune Todd amoureux, mais en vain, de sa tante Faye. La scène de l’exhibitionnisme est plus évidente encore : certes, il ne s’agit chez Rousseau que de montrer son postérieur (‘j’offrais aux filles qui venaient au puits un spectacle plus risible que séducteur’22), mais le principe est le même, et le succès de l’entreprise aussi peu garanti. La décision de Todd, qui manifeste à sa tante Faye le désir de s’engager, est sans doute, dans la même lignée, bien plus qu’un simple prétexte ou que le fruit malheureux d’une situation d’inconfort. Rappelons que le narrateur déplore lui-même, sitôt les mots fatidiques prononcés, leur trop-plein de réalité, c’est-à-dire (osons le mot) leur identité brutalement performative : What in God’s good name made me say that ? What malign fate put those words in my mouth ? If I had only told the truth, think what I would have avoided. I am not 19 Dominique Vinet, ‘Intertextualité et jeu de lois dans The New Confessions de William Boyd’, annexe, p. 28. Dominique Vinet, ‘Intertextualité et jeu de lois dans The New Confessions de William Boyd’, annexe, p. 28. 21 Rousseau, Confessions, édition d’Alain Grosrichard (Paris, Garnier-Flammarion, 2002), p. 106. Nous nous référerons désormais à cette édition, qui a renouvelé de fonc en comble notre lecture des Confessions. 22 Rousseau, Confessions, p. 121. 20 sure how the subconscious mind works but this was no long repressed ambition : nothing could have been further from my wishes.23 Est-ce vraiment le cas ? Tout lecteur des Confessions est en droit de se poser la question, surtout s’il se remémore le récit fait par Rousseau, dans le cinquième livre, de sa propre équipée bisontine. Là encore (ou là d’abord), il s’agit de rejoindre l’armée : non que les choses soient dites explicitement (Rousseau, âgé de vingt ans, quitte provisoirement Mme de Warens pour aller, c’est du moins ce qu’il nous dit, prendre des leçons de musique auprès de l’abbé Blanchard), mais tous les éléments, qu’il s’agisse d’une étude minutieuse des archives de la ville de Besançon ou d’une lecture attentive du récit de Jean-Jacques et de sa correspondance à la même époque, vont dans le même sens : si Rousseau s’est rendu à Besançon à la fin du mois de juin 1732, c’était bien avec l’idée qu’il pourrait éventuellement gagner le régiment du roi, et ainsi ‘payer sa dette’ à sa bienfaitrice, comme Claude Anet le fera plus tard, dans la Nouvelle Héloïse, avant d’être ‘racheté’ par Saint-Preux.24 La rupture très brutale de la cohérence langagière face à sa tante Faye (laquelle entretient, sur le simple plan taxinomique, un rapport paronymique évident avec le destin lui-même, ‘fate’) fait entrer Todd dans un monde où la vérité, pour être perpétuellement fluctuante, lui échappera toujours. De la même manière, la connaissance de l’abbé Blanchard et l’arrivée à Besançon signalent pour Rousseau la découverte des motivations véritables de la machine sociale : intérêt, duplicité, mensonge se succèderont sans discontinuer. Les Confessions, celles de Rousseau comme celles de Boyd, entrent alors, à partir de ce moment précis, dans un nouvel ordre de choses : le réel y devient abrupt, voire violent mais se pare, ultime paradoxe, des voiles de l’illusion. C’est ce genre de carrefours ou de virages que Boyd, de son propre aveu, aime imposer à ses personnages : ‘I’m a cautious optimist, never expect anything to go according to plan’. À cette conception de la destinée correspond une ligne poétique particulière : ‘It makes me give my characters a particularly hard time. I wanted this to be like a life. I wanted the graininess, the texture of life, with the blind alleys and circlings that a real life has.’25 C’est précisément cet attrait pour un réalisme aussi ‘rugueux’ qui conduira Boyd à la réalisation de The Trench, en 1999. Mais cela est une autre histoire. 23 William Boyd, The New Confessions, p. 75. Sur cet épisode, voir les deux articles de François Jacob, ‘Rousseau à Besançon’ et Jacques Berchtold, ‘La musique des murailles : Rousseau visiteur de Vauban’, Rousseau à Besançon, éd. François Jacob (Besançon, 2002), p. 15-22 et 23-34. 25 Michael Kernan, ‘Confessions of William Boyd : the heralded Scottish novelist and his new book’, The Washington Post (May 31, 1988). 24 Ce qu’il faut donc retenir, pour le moment, indépendamment des questions annexes qui peuvent encore, s’agissant de la réception de Rousseau, enrichir le débat (le choix de la profession de réalisateur pour Todd n’est-il pas ainsi significatif à un moment où le cinéma commence, précisément, à s’intéresser à la vie de Rousseau ?)26, c’est un mode de lecture. Il ne s’agit pas, ou pas seulement, en lisant les New Confessions de William Boyd, de voir comment Rousseau est reçu à travers le prisme des personnages, des situations ou des simulations (et d’examiner alors les modalités d’une simple réécriture) mais bien d’examiner la véracité des personnages à travers le prisme de Rousseau, de voir comment ils s’inscrivent dans une réalité destinée à les fuir, voire à les détruire. Une telle perspective peut, on le conçoit aisément, heurter la sensibilité de certains lecteurs, qui n’y trouveront que difficilement leur compte. C’est le cas d’Emma Tennant, qui conclut sèchement son article sur les New Confessions : ‘Unfortunately, in these New Confessions for our times, neither John James Todd nor Rousseau himself is brought to life at all.’27 Michael Wood, pourtant enseignant à l’université d’Exeter, n’est guère plus aimable : ‘The general effect is like that of reading too many sentences with the same structures, or seeing a movie made up of almost unvaried medium shots.’28 Gageons que la relecture des New Confessions, plus de vingt ans après leur publication, nous procure le recul sans lequel les apérités du texte de Boyd pourraient paraître, au gré d’une lecture superficielle, comme autant d’incohérences. C’est peutêtre, chemin faisant, l’une des vocations de l’année 2012. Profitons-en. 26 On pense bien entendu au film d’Alain Tanner, sur un scénario de Georges Haldas, Les chemins de l’exil, ou les dernières années de Jean-Jacques Rousseau (1978), merveilleux contrepoint au film supposé de Todd. 27 Emma Tennant, ‘Review of the New Confessions’, The Guardian (2 octobre 1987). 28 Michael Wood, ‘Rousseau, Hollywood and the uncertainty principle’, The New-York Times (29 mai 1988), p. 5.