Droits de l`Enfant dans la Constitution

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Droits de l`Enfant dans la Constitution
Droits de l’Enfant dans la Constitution
Maria Luisa FORNARA
Lorsqu’il a été décidé de procéder à la création d’une Assemblée nationale constituante
(ANC) afin d’élaborer une nouvelle Constitution, une alliance d’organisations de la
société civile, de défenseurs des droits de l’homme et de l’enfant, de leaders d’opinion,
et d’agences des Nations unies, a lancé une campagne visant à faire en sorte que les
droits de l’enfant soient pris en compte.
La Tunisie a signé et ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant (CIDE) ainsi
que ses deux premiers protocoles additionnels. Le pays s’est également engagé,
lors du Sommet mondial pour les enfants de 1990, à respecter les obligations lui
incombant aux termes de la Convention et à faire des droits de l’enfant l’une de ses
priorités. La population des moins de 18 ans, qui représente un tiers de la population
tunisienne, a donc bénéficié d’un accès gratuit à l’éducation et aux soins médicaux, et
un certain nombre d’initiatives ont été mises en place afin de renforcer les mécanismes
institutionnels et juridiques en leur faveur, tels que le Code de protection de l’enfant.
Cependant, comme dans tous les pays, un certain nombre d’écarts subsistent entre la
législation et la pratique. La Tunisie compte plus de trois millions d’enfants. Environ 56
% des enfants âgés de 36 à 59 mois ne bénéficient d’aucun enseignement préscolaire,
quelque 100 000 jeunes quittent l’école avant l’âge de 16 ans (l’âge minimum de fin
de la scolarité obligatoire) et d’importantes disparités demeurent dans le pays avec
un taux de mortalité infantile deux fois plus élevé dans les zones rurales que dans les
zones urbaines (25 contre 12 pour 1000 naissances viables). I. Les deux objectifs de la nouvelle Constitution
Les droits de l’enfant avaient besoin d’être inscrits dans la nouvelle Constitution pour
que les droits énoncés dans la CIDE puissent être effectivement mis en pratique dans
les années à venir. En outre, la Constitution avait besoin de créer un mécanisme de
surveillance indépendant. Dans ses Observations finales sur le rapport présenté par la
Tunisie en juin 2010, le Comité des droits de l’enfant recommandait au gouvernement
tunisien d’établir un mécanisme national indépendant chargé de promouvoir et de
surveiller l’application de la CIDE et de veiller à ce que les questions soulevées par le
Comité soient traitées : accès à l’enseignement préscolaire, qualité de l’enseignement,
nombre d’abandons scolaires, maltraitance des enfants, discrimination à l’encontre
des mères célibataires et des enfants nés hors mariage, manque d’implication des
enfants et des jeunes dans les processus de décision.
Le réseau de partenaires était conscient que l’une des principales difficultés serait
de modifier l’opinion largement répandue selon laquelle les droits de l’enfant
s’inscrivaient dans le cadre des droits de la famille ; les enfants n’étaient pas considérés
comme des sujets indépendants titulaires de droits. Qui plus est, les enfants n’étaient
pas une priorité, car ils ne votaient pas. La société civile et les médias se sont largement
mobilisés pour d’autres droits : droits des femmes, droits civils et politiques, droits
économiques et sociaux, séparation des pouvoirs, etc. Il ne faisait donc aucun doute
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
que la consolidation des bénéfices préalablement obtenus en matière de droits de
l’enfant exigerait une campagne de sensibilisation efficace porteuse d’un message
simple et clair.
II. Une campagne de sensibilisation à plusieurs volets
Afin d’inscrire les enfants au cœur des débats publics, politiques et médiatiques, une
campagne de sensibilisation visant quatre grands objectifs a été élaborée :
•
Lancer une campagne publique visant à s’assurer que la nouvelle Constitution
assurait aux enfants des droits et créait un mécanisme indépendant de surveillance
de leur mise en œuvre ;
•
Améliorer la visibilité et la compréhension du CIDE et de son importance ;
•
Convaincre les acteurs pertinents de l’importance de la mise en œuvre des droits
de l’enfant en Tunisie ;
•
Collaborer avec les acteurs pertinents afin d’établir leur responsabilité quant à
accorder à ces droits la place qu’ils méritent dans la nouvelle Constitution.
Le message fondamental à faire passer lors des entrevues avec les médias, des réunions
et des conférences, était le suivant : « Les enfants sont des sujets de droit, et méritent
certaines garanties dans la nouvelle Constitution. »
III. Ensemble de documents d’accompagnement transmis par les experts nationaux
Pour atteindre ces objectifs, il ne faisait aucun doute que la première étape serait
de produire un certain nombre de documents d’accompagnement. L’UNICEF a
fait appel à une autorité tunisienne éminente et respectée, spécialisée en droit
constitutionnel, ainsi qu’à l’ancien doyen de la Faculté de droit de l’Université de Tunis,
pour guider et accompagner le processus, élaborer les arguments juridiques à l’appui
de la constitutionnalisation des droits de l’enfant, et figurer parmi leurs principaux
défenseurs. Son étude comparative des constitutions des autres pays présentant
des similarités culturelles (Maroc et Turquie) et des pays ayant également engagé
une transition vers la démocratie (comme l’Afrique du Sud), a permis de mettre en
avant des arguments convaincants. Il a également souligné qu’un article garantissant
les droits des enfants constituerait non seulement le meilleur moyen d’assurer leur
mise en œuvre, mais également une façon, pour la Tunisie, d’exprimer sa gratitude
aux jeunes pour leur courage et pour les grands sacrifices que ceux-ci avaient faits en
dirigeant la révolution nationale : ces derniers ont directement contribué à fournir un
meilleur avenir à l’ensemble des Tunisiens.
Début janvier 2012, l’UNICEF a également apporté son soutien à son principal partenaire
gouvernemental, le ministère des Affaires de la femme et de la famille, en recrutant
en tant que consultant le Vice-président du Comité des droits de l’enfant, professeur
de droit tunisien, pour élaborer une proposition pour un mécanisme indépendant de
surveillance. Lui aussi a ultérieurement joué un rôle majeur en produisant une analyse
des différents projets d’articles chaque fois que l’occasion lui en était donnée : lors des
conférences, des entretiens avec les médias, etc.
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Le Président de l’Institut arabe des droits de l’homme1 a rejoint le groupe d’experts en
droit constitutionnel et droits de l’homme en proposant un libellé pour l’article relatif
aux droits de l’enfant.
Un troisième document a permis de mettre l’accent sur les réalisations du pays,
telles que la baisse du taux de mortalité infantile et la hausse significative du taux
de scolarisation, mais également les contraintes et les défis restants. Cette analyse
a souvent servi de point de départ aux discussions relatives à l’importance de la
constitutionnalisation des droits de l’enfant.
IV. Rapide lancement de la campagne de sensibilisation
Toutefois, le groupe de partenaires n’a pas attendu que l’ensemble de ces documents
soit finalisé pour procéder au lancement de sa campagne.
Armés d’un projet d’article sur les droits de l’enfant, un mois pile après l’établissement
de l’ANC, l’Institut arabe des droits de l’homme, le PNUD et l’UNICEF ont organisé, le
23 novembre 2011, une importante conférence sur la « Constitution et les droits de
l’homme » afin de débattre de l’inclusion des droits de l’homme, de l’égalité des sexes
et des droits de l’enfant dans la nouvelle Constitution. Les participants regroupaient
des spécialistes des droits de l’homme, des membres de l’ANC, les représentants
d’ONG pour les droits de l’homme et les droits de l’enfant, des agences de l’ONU, des
universitaires et les médias.
Cette conférence a été suivie, les 13 et 14 décembre 2011, par un Forum interactif
sur « les attentes des jeunes Tunisiens en ce qui concerne la future constitution et
l’assemblée constituante », organisé par l’Observatoire national de la jeunesse,
l’UNICEF et la Banque mondiale, lequel a donné l’occasion aux jeunes d’exprimer leurs
préoccupations et leurs attentes vis-à-vis de l’ANC.
Il était toutefois essentiel d’associer le grand public aux débats. Du 15 mars au 3
juin 2012, l’Association tunisienne de défense des droits de l’enfant2 et l’UNICEF ont
donc organisé quatre tables rondes, une à Tunis et trois autres dans d’autres villes,
sur le thème « l’Enfant, Citoyen Silencieux ». Ces tables rondes regroupaient des
spécialistes du droit constitutionnel et des droits de l’homme, des membres de l’ANC,
des défenseurs des droits de l’homme, des universitaires, et des médias, et étaient
ouvertes au public. Tel que l’a souligné le Président de l’Association3 « il était important
de couvrir toutes les régions et de convier des personnes de différents secteurs afin de
les sensibiliser à la nécessité de constitutionnaliser les droits de l’enfant ».
Les enfants ont également été impliqués, et leurs opinions ont grandement contribué
à la sensibilisation du gouvernement et des membres de l’ANC. Avec le soutien de
l’UNICEF, l’Association a produit et diffusé un message publicitaire, un CD et une
brochure contenant les messages des enfants. Dans le message publicitaire, des
enfants tunisiens (garçons et filles, et notamment les plus défavorisés) s’adressaient
aux membres de l’ANC et exprimaient leur désir d’être entendus. Ahmed, un jeune
garçon de 12 ans, déclarait : « Les délégués du peuple à l’ANC débattent uniquement
1 Institut arabe des droits de l’homme - IADH
2 Association tunisienne pour la défense des droits de l’enfant - ATDDE
3 Interview du 20 novembre 2013 par Mme Hamida Elbour, laquelle a réalisé une série d’interviews pour le
compte de l’ UNICEF. Toute référence à une interview dans le présent document est extraite de son travail.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
des problèmes concernant les adultes. Les enfants sont laissés pour compte. Nous
sommes négligés. S’il vous plaît, ne nous oubliez pas. » Khouloud, une jeune fille de 11
ans, s’exclamait : « Nous voulons bénéficier d’une loi dans la Constitution, qui protège
les enfants, tous les enfants ! »
La brochure, intitulée « Droits de l’enfant : réalité et aspirations », met en avant des
enfants issus tant du milieu rural que du milieu urbain, et a également été distribuée à
l’ensemble des membres de l’ANC.
V. Étroite coordination avec les responsables du gouvernement
Des réunions se sont également régulièrement tenues avec le pouvoir exécutif du
gouvernement, du Président de la République aux ministres concernés. La participation
du ministre des Affaires de la femme et de la famille, en tant que personne responsable
de l’enfant, était fondamentale.
Le personnel du ministère a joué un rôle très actif dans :
•
la sensibilisation des membres de l’ANC, lors de déjeuners de travail avec les
déléguées femmes, de réunions avec les membres influents, etc.
•
le soutien des associations professionnelles et ONG travaillant avec les enfants, et
pour les enfants, pour la création de groupes de pression
•
la distribution, à l’ensemble des délégués de l’ANC, de chaque projet de proposition
de l’article relatif aux droits de l’enfant, accompagné d’une explication élaborée
par le réseau de partenaires
•
l’utilisation de chaque réunion et occasion importante, quel que soit le contexte,
pour souligner l’importance de la préservation des droits de l’enfant (déclarations
aux médias, participations aux séminaires nationaux et régionaux, déclarations
publiques officielles).
En outre, le Ministère a organisé un certain nombre d’évènements, dont les plus
importants ont été les suivants :
•
organisation, avec les membres de l’ANC, d’un séminaire destiné aux ONG et aux
médias, lors de la distribution de la première version du projet de Constitution,
afin d’expliquer le processus de rédaction et le rôle des médias et de la société
civile ; ce séminaire national a été suivi par deux séminaires interrégionaux à Tunis
et Sfax ;
•
réunions avec les membres de l’ANC dans un centre pour les enfants en danger ;
•
consultations régionales en 2012 sur les politiques et programmes du Ministère en
faveur des enfants, lors desquelles la constitutionnalisation des droits de l’enfant
a été mise à l’ordre du jour.
Parmi les autres ministères clés figuraient ceux responsables du système judiciaire, des
droits de l’homme, de la justice transitionnelle, de l’éducation, et des affaires sociales.
Ces ministères ont également été régulièrement informés des progrès accomplis et
des lacunes qui subsistaient dans les articles relatifs aux droits de l’enfant des diverses
versions de la Constitution.
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Vi. Campagne intense de sensibilisation du public
L’aide des médias était stratégique, car il était essentiel que les droits de l’enfant soient
largement répercutés dans les médias écrits, audiovisuels et électroniques. Un réseau
de journalistes « amis des enfants » s’est construit au fil des années, des journalistes
ayant participé aux ateliers organisés par le Bureau régional pour le Moyen-Orient
et l’Afrique du Nord de l’UNICEF, ou ayant bénéficié des sessions de formation aux
droits de l’homme dispensées depuis longtemps par le Bureau de l’UNICEF à Tunis.
Ce groupe de journalistes « amis des enfants » était composé d’employés de la station
de radio nationale intitulée « Chaine internationale », de la presse quotidienne arabe
(« Assabah ») et française (« La Presse »), de stations de radio régionales et de médias
électroniques.
La campagne était axée sur les messages suivants :
•
Tous les enfants sont égaux et ont les mêmes droits ; les adultes sont tenus de les
respecter et de les protéger.
•
Les membres de l’ANC, la société civile et tous les adultes sont responsables, en ce
moment historique, des enfants d’aujourd’hui et des générations à venir.
•
La meilleure façon de protéger les droits de l’enfant serait d’élaborer des
articles précis garantissant leur pleine jouissance et de les intégrer à la nouvelle
Constitution, et de créer un mécanisme indépendant de surveillance.
Ces messages ont été transmis par le biais d’affiches, de cartes postales et de brochures
produites par divers partenaires ou en collaboration avec eux, ainsi que par le biais d’un
message publicitaire produit par le Bureau régional de l’UNICEF, dans lequel certaines
célébrités, notamment un chanteur tunisien populaire, parlaient des droits de l’enfant.
La campagne médiatique a également souligné les principaux défis que représentait
le fait de veiller à ce que tous les enfants puissent jouir de leurs droits : les écarts
entre la législation et son application ; les disparités entre les régions et les classes
socioéconomiques en matière d’accès à l’enseignement préscolaire ; les problèmes
de l’abandon scolaire, la violence envers les enfants, etc. Certains indicateurs ont été
utilisés pour faire appel à la fierté nationale : la Tunisie était un chef de file et pouvait
le rester. Le rôle international de l’UNICEF visant à aider les pays à mettre en œuvre la
CIDE a également été souligné.
Les meilleurs porte-parole des enfants ont été les enfants eux-mêmes. Le message
publicitaire produit par l’ATDDE a été diffusé lors d’évènements et de réunions et par
le biais de médias sociaux. Un célèbre documentariste s’est attaché à produire un film
axé sur la perception qu’avaient les enfants de leurs droits. Le ministère des Affaires
de la femme et de la famille et l’UNICEF, avec le soutien de Sony, ont organisé en 2012
deux ateliers photographiques dans des régions défavorisées de la Tunisie. Ces ateliers
ont offert l’opportunité aux enfants et aux adolescents, dont beaucoup étaient en
risque, d’exprimer leurs différentes perceptions de la vie ainsi que leurs rêves et leurs
espérances. Le livret et l’exposition qui en ont découlé ont été utilisés pour soutenir la
campagne de sensibilisation.
L’anniversaire de la CIDE, le 20 novembre 2012, et la Journée de l’enfant africain, le 16
juin 2013, ont servi d’opportunités pour obtenir le soutien du public. Le thème de la
Journée de l’enfant africain, par exemple, était « Les droits de l’enfant et la constitution »,
et la commémoration s’est déroulée sur l’artère principale de Tunis, l’avenue Habib
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
Bourguiba. Celle-ci a donné lieu à des débats publics ainsi qu’à une exposition et à la
diffusion de messages publicitaires et de flyers, et a été largement médiatisée.
Le soutien de personnalités connues a également été mis à contribution : militants
de la société civile, spécialistes des domaines liés à l’enfant, spécialistes des droits de
l’homme et des droits de l’enfant, ainsi que spécialistes du droit constitutionnel. Les
dirigeants politiques favorables à la protection des droits de l’homme et des droits de
l’enfant se sont avérés de convaincants porte-parole, tout en participant au processus
de décision.
Chaque opportunité de large couverture médiatique en 2012 et 2013 a été saisie à
cet effet. Pratiquement chaque semaine, un article, une interview ou un programme
(plus de 100) apparaissait dans les médias audiovisuels, écrits ou électroniques sur un
thème lié à l’enfant et à ses droits.
VII. Interactions régulières avec l’ANC
Une fois les documents d’accompagnement prêts, le réseau de partenaires a
commencé à interagir régulièrement avec les membres de l’ANC. Les négociations
n’ont pas été faciles, car bon nombre d’entre eux étaient convaincus que les droits de
l’enfant étaient suffisamment couverts par les articles relatifs aux droits de la famille.
Des réunions se sont régulièrement tenues avec les membres les plus influents de
l’ANC, notamment son Président, ses deux Vice-présidents et les Présidents des
deux commissions suivantes : (1) la Commission du préambule et des principes
fondamentaux, en charge de la rédaction du préambule, des principes fondamentaux
et de la procédure d’amendement de la nouvelle Constitution, et (2) la Commission
des droits et des libertés, en charge de la rédaction des articles relatifs aux droits des
citoyens.
La première réunion, qui visait à discuter de la proposition d’article rédigée par
l’ancien doyen de la Faculté de droit de l’Université de Tunis, s’est tenue le 7 juin 2012
et regroupait des spécialistes du droit constitutionnel, des droits de l’homme et des
droits de l’enfant, le ministère des Affaires de la femme et de la famille, les membres
de l’ANC (y compris le Président de la Sous-commission chargée de la rédaction des
articles relatifs aux droits de la femme et de l’enfant, et l’UNICEF. Le texte a ensuite été
communiqué par le ministre à l’ensemble des membres de l’ANC.
Cette réunion a été suivie d’un débat organisé le 18 juillet 2012 avec l’ensemble des
membres de la Commission des droits et des libertés de l’ANC. La Représentante de
l’UNICEF, l’ancien doyen de la Faculté de droit de l’Université de Tunis, et le consultant
de l’UNICEF pour l’Analyse de situation réalisée en 2012 par cette dernière, ont ouvert
la présentation par un résumé des principales difficultés rencontrées par les enfants
tunisiens. Ils ont ensuite souligné les écarts entre les textes juridiques existants et leur
application à l’appui de leur argument selon lequel les droits de l’enfant devaient être
explicitement inscrits dans la nouvelle Constitution. La présentation s’est achevée
par une analyse comparative des constitutions de plusieurs autres pays en voie de
transition.
Les membres de l’ANC ont ultérieurement été conviés à d’autres réunions, notamment
dans leurs régions respectives. Comme l’a indiqué le Président de l’ATDDE : « Nous
voulions que ces personnes soient les porte-parole des enfants de leurs propres
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régions, et fassent pression à l’intérieur de l’ANC au profit des droits de l’enfant. »4
En plus des consultants et des experts, un certain nombre d’ONG nationales pour
les droits de l’homme et les droits de l’enfant ainsi que de syndicats et d’associations
professionnelles d’avocats et de médecins ont activement pris part aux débats. Le
Président de l’IADH a saisi l’opportunité de s’exprimer au nom des enfants, que ce soit
lors des interviews accordées aux médias, des discours effectués lors des conférences,
ou des discussions engagées avec les décideurs. Les bureaux locaux de certaines ONG
internationales, telles qu’Amnesty International, ont plaidé en faveur des enfants par
le biais de courriers adressés à l’ANC et de conférences relatives aux droits de l’enfant
accompagnées de marches pacifiques d’enfants et de jeunes.
En juin 2013, le Président de l’ANC a demandé à la Commission de Venise5 (dont la
Tunisie est membre), de présenter ses observations sur le projet de Constitution. La
Commission a ensuite été informée de la nécessité de renforcer l’article relatif aux
droits de l’enfant. Ce point a été pris en compte dans les Observations de la Commission
transmises en juillet 2013.
VIII. Déploiement d’efforts soutenus et coordonnés en vue de l’amélioration de
chaque version
En deux ans, trois versions ont été élaborées par l’ANC et soumises à observations.
Les membres de l’alliance ont chaque fois durement travaillé à renforcer les articles
relatifs aux droits de l’enfant, en soulignant leurs limites par rapport aux bénéfices déjà
obtenus pour les enfants tunisiens.
Première version : régression par rapport aux droits de l’enfant existant en
Tunisie
La première version de la Constitution a été diffusée le 14 août 2012 ; elle comprenait
un article qui stipulait ce qui suit : « Les parents doivent assurer aux enfants leur droit à
la dignité, aux soins, à l’éducation et à la santé. L’État s’engage à fournir une protection
juridique, sociale, financière et morale à tous les enfants. » (Article 2.31)
L’article ne mentionnait pas les responsabilités de l’État pour ce qui était de garantir
les droits de l’enfant, ni ne faisait mention des principes fondamentaux de la nondiscrimination et de l’intérêt supérieur de l’enfant adoptés par la CIDE.
Le 29 août 2012, les agences de l’ONU pertinentes ont envoyé une lettre conjointe
à l’ensemble des membres de l’ANC afin de rappeler aux délégués l’importance du
respect des droits de l’homme, y compris des droits de l’enfant, tel que stipulé dans
les conventions internationales et autres documents relatifs aux droits de l’homme.
La lettre exposait les limites du projet d’article en termes de droits de l’homme et de
droits de l’enfant, et proposait une formulation.
De même, le 19 septembre 2012, l’UNICEF a effectué une déclaration en présence
de la délégation interministérielle tunisienne présidée par le ministre des droits de
l’homme et de la Justice transitionnelle lorsque, lors de sa 21e session, le Conseil des
droits de l’homme de l’ONU a examiné, à Genève, le résultat de l’Examen périodique
4 Interview du 20 novembre 2013.
5 La Commission européenne pour la démocratie par le droit, également appelée Commission de Venise,
est l’organe consultatif du Conseil de l’Europe et de 12 autres pays pour les questions constitutionnelles.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
universel réalisé pour la Tunisie. Cette déclaration précisait que l’UNICEF « on félicite
l’intention de l’Assemblée nationale constituante d’élaborer un article spécifiquement
consacré aux droits de l’enfant ». Elle s’est également attachée à souligner l’importance
de la reconnaissance explicite des principes fondamentaux des droits de l’enfant,
notamment les suivants : que les enfants sont des sujets de droit qui peuvent jouir,
sans discrimination aucune, de tous les droits énoncés dans la législation nationale
ainsi que dans les conventions internationales ratifiées par le gouvernement tunisien ;
que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être pris en compte dans l’ensemble des lois,
procédures et décisions relatives aux enfants ; et que les enfants, garçons et filles,
doivent pouvoir prendre activement part à l’ensemble des décisions les concernant,
en fonction de leur âge et de leur maturité. Elle appelait également le gouvernement
à créer un mécanisme de surveillance indépendant.
Les 28 et 29 septembre 2012, une conférence internationale s’est tenue sur le thème
de la création d’un mécanisme de surveillance indépendant des droits de l’enfant en
Tunisie, organisée par le Ministère des Affaires de la femme et de la famille et l’UNICEF.
Un forum des enfants a précédé la conférence, lequel a permis aux enfants d’être
entendus au fur et à mesure de son déroulement. La conférence a été ouverte par les
deux Vice-présidents et deux ministres de l’ANC, ainsi que par un message vidéo de Jean
Zermatten, Président du Comité des droits de l’enfant. Y étaient présents les membres
de l’ANC, des ONG pour les droits de l’homme et les droits de l’enfant, des agences
de l’ONU, des missions diplomatiques, des universitaires, les médias, et des experts
nationaux et internationaux. Jean Zermatten a déclaré ce qui suit dans son message
: « Nous espérons que la Tunisie, dans le cadre de sa nouvelle charte fondamentale,
accordera une attention particulière aux droits de l’enfant, au statut de l’enfant en tant
que sujet de droit, et reconnaîtra les quatre principes fondamentaux de la Convention
relative aux droits de l’enfant comme faisant partie intégrante du chapitre consacré
aux droits fondamentaux de tous les Tunisiens, hommes et femmes. »
Cette conférence a rapidement été suivie par un déjeuner-débat organisé par le
ministre des Affaires de la femme et de la famille et l’UNICEF, le 9 octobre 2012, avec
les déléguées femmes de l’ANC (lesquelles appartenaient à un large éventail de partis
politiques) afin de les sensibiliser à l’importance de l’intégration des droits de l’enfant
dans la Constitution et de solliciter leur appui.
Le 25 octobre 2012, le Président du Comité des droits de l’enfant, au nom de son Bureau,
a adressé un courrier au Président de l’ANC par l’entremise du Représentant permanent
tunisien aux Nations unies à Genève. Le courrier indiquait que les dispositions du
projet d’article étaient « insuffisantes et constituaient même une régression par
rapport à l’état actuel des droits de l’enfant en Tunisie ». Par ce courrier, le Président
appelait l’ANC à « accorder une plus grande attention aux opinions de la société civile
et des experts dans ce domaine afin que la version finale inscrive pleinement les droits
fondamentaux de l’enfant, conformément aux obligations internationales incombant
à la Tunisie sur la question des droits de l’enfant. » Il recommandait également que
la Constitution reconnaisse les obligations de l’État ; affirme les principes de la nondiscrimination, de la participation et de l’intérêt supérieur de l’enfant ; et crée un
mécanisme de surveillance indépendant.
Seconde version : une plus grande reconnaissance des obligations de l’État
envers l’enfant en tant que véritable sujet de droit
Le 14 décembre 2012, la seconde version de la Constitution a été communiquée, et
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comptait comme ajout la formulation « et de l’État » après « leurs parents » dans ce qui
constitue aujourd’hui l’Article 40.
Le 23 décembre 2012, une consultation à l’échelle nationale a eu lieu au sujet de cette
seconde version, notamment l’article sur les droits de l’enfant. Plusieurs réunions se
sont tenues dans les 24 régions de la Tunisie ainsi qu’à l’étranger avec les citoyens
tunisiens, avec la participation de leurs représentants respectifs à l’ANC. Ces réunions
ont offert l’occasion aux organisations de la société civile d’exprimer publiquement
leur soutien à la constitutionnalisation des droits de l’enfant et de formuler des
observations sur le texte proposé.
Le 26 février 2013, la Représentante de l’UNICEF a obtenu une audience avec le
Président de la République, en vue de gagner son soutien pour l’intégration des droits
de l’enfant dans la Constitution.
Troisième version : ajout du principe de non-discrimination
Le 23 avril 2013, la troisième version de la Constitution a été communiquée, avec
l’ajout d’une référence au principe de « non-discrimination ».
En mai 2013, lorsque l’ANC a mandaté une commission de 20 experts afin de réviser
la version finale de la Constitution, les principaux consultants et experts, l’ATDDE et
l’UNICEF, ont contacté les experts afin de mettre en commun leurs observations. Cette
commission a ensuite émis la recommandation d’ajouter le principe de l’« intérêt
supérieur de l’enfant » à l’article concerné.
Le 23 mai 2013, lors du 15e Congrès national de chirurgie pédiatrique, le Représentant
de l’UNICEF a appelé les participants et les médias à soutenir l’ajout d’une référence à
« l’intérêt supérieur de l’enfant » et au droit de l’enfant à la participation.
Version finale
Le 1er juin 2013, la version finale de la Constitution a été communiquée, avec l’ajout
d’une référence au principe de « l’intérêt supérieur de l’enfant ».
Dans l’intervalle, tel que susmentionné, le Président de l’ANC avait demandé à la
Commission de Venise de lui transmettre ses observations concernant la troisième
version. Selon les observations de la Commission, présentées le 17 juillet 2013,
celle-ci recommandait que la proposition d’article concernant les droits de l’enfant
soit davantage harmonisée avec la CIDE, notamment les paragraphes 48 (sur la
non-discrimination), 66 (sur l’instruction obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans) et plus
particulièrement le paragraphe 76, qui suggérait que l’Article 46 (qui deviendra l’Article
47 dans la version finale) soit davantage harmonisé avec la CIDE pour ce qui était des
droits de l’enfant et des obligations incombant aux parents et à l’État.6
Le 20 novembre 2013, une « Journée de réflexion » a été organisée à l’occasion de
l’anniversaire de la CIDE par le Centre africain de perfectionnement des journalistes
et communicateurs (CAPJC), la Haute autorité indépendante de la communication
audiovisuelle (HAICA), l’Institut de presse et des sciences de l’information (IPSI),
et l’UNICEF sur le thème « Droits de l’enfant et médias ». Le rassemblement de
représentants des médias, d’institutions gouvernementales, de l’ANC, de la société civile,
d’universitaires et d’agences de l’ONU a représenté une opportunité supplémentaire
6 European Commission for Democracy through Law (Venice Commission), ‘Observations sur le projet final
de la Constitution de la République tunisienne,’ Avis 733/2013, CDL(2013)034, Strasburg, 17 Juillet 2013.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
d’appeler les acteurs les plus influents à travailler ensemble à l’amélioration du projet
d’article relatif aux droits de l’enfant, et notamment à œuvrer pour son adoption.
Le Bureau du haut commissariat aux droits de l’homme a été invité, par le gouvernement,
à fournir des orientations durant la période de transition. En conséquence, le 7 janvier
2014, un courrier a été adressé au Président de l’ANC par Anders Kompass, Hautcommissaire des Nations unies aux droits de l’homme (par intérim), recommandant
plusieurs améliorations, y compris le droit des enfants à une protection et une
participation.
IX. Résultats finaux
Finalement, l’Article 47 de la nouvelle Constitution a été adopté le 9 janvier 2014 à la
quasi-unanimité : 171 votes pour, 1 vote contre, et 2 abstentions. Ledit article stipule :
« Les parents et l’État doivent garantir la dignité, la santé, l’éducation et l’enseignement
aux enfants.
L’État doit protéger tous les enfants sans aucune discrimination, conformément à leur
intérêt supérieur. »
Cet article, qui représente une amélioration considérable par rapport à la première
version, est renforcé par l’Article 39, qui rend l’éducation obligatoire jusqu’à l’âge de 16
ans, ainsi que par d’autres articles s’appliquant à l’ensemble des citoyens.
Tel qu’indiqué par le Vice-président de la Commission des droits et des libertés de
l’ANC, qui était l’un des délégués présents lors des réunions nationales et régionales
organisées par les ONG, « l’élaboration de la Constitution a demandé plus d’une année
de travail, essentiellement au sein de [notre] Commission… Nous avons entendu tout
le monde, puis avons produit une synthèse des critiques et observations formulées
par les différents acteurs associés aux droits de l’enfant »7. Le processus de rédaction
a des décideurs, des législateurs et des ONG qui ont pour la première fois œuvré
ensemble à la préparation d’un texte commun. Ces intervenants se sont donc tous
sentis concernés par la proposition d’un article relatif aux droits de l’enfant, et ont
recommandé la même formulation.
Comme l’a affirmé le Président de l’IADH, « La raison de notre succès réside dans la
diversité de l’interaction : les délégués de l’ANC et les ONG ont œuvré ensemble ».
Selon lui, ce qui importait le plus, « c’était la manière dont ces échanges ont été établis une culture des droits de l’enfant a été promue par une action commune. »Même si
la Constitution n’a pas créé de mécanisme de surveillance indépendant des droits
de l’enfant, des mesures prometteuses ont été engagées dans ce sens. Suite à la
conférence sur la création d’un mécanisme de surveillance indépendant en septembre
2012 et à une importante campagne de sensibilisation de la part de l’UNICEF et de ses
partenaires, le Conseil des ministres a approuvé, le 20 novembre 2014, un projet de loi
portant création d’une commission indépendante des droits de l’homme, ainsi qu’une
section sur les droits de l’enfant.
7 Interview du 13 November 2013.
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X. Principaux facteurs de réussite
Un certain nombre de facteurs ont favorisé l’aboutissement des efforts menés afin
d’inscrire les droits de l’enfant dans la nouvelle Constitution. Parmi les facteurs les plus
importants figurent :
•
Le fait que les enfants représentent plus d’un tiers de la population et représentent
l’ambition et l’espoir d’un avenir meilleur
•
Un véritable arsenal juridique en matière de protection de l’enfance, associé à
d’importantes avancées en faveur des enfants depuis l’indépendance, dans des
domaines tels que l’éducation et la santé
•
L’un des plus hauts niveaux d’éducation de la région
•
Une expertise nationale compétente en matière de droits de l’homme, de droits
de l’enfant, et de droit constitutionnel
•
Des organisations de la société civile actives et crédibles, sensibles aux droits de
l’homme et capables de défendre les droits de l’enfant
•
L’accès à un réseau de médias divers et variés au niveau régional et national, ainsi
q’un groupe engagé de « journalistes amis des enfants »
•
L’appui constant du ministère des Affaires de la femme et de la famille
•
La disponibilité d’exemples de constitutions provenant d’autres pays, qui ont pu
inspirer l’ANC.
XI. Difficultés persistantes
Certains experts des droits de l’enfant se disent inquiets du fait que la mention de la
famille avant l’État comporte un risque d’être interprétée comme conférant à la famille
la suprématie dans la hiérarchie des personnes responsables. Il aurait sans doute
été préférable de mentionner l’État comme premier responsable, en accord avec la
CIDE. La Direction générale de l’enfance du ministère des Affaires de la femme et de la
famille est néanmoins convaincue que « la constitutionnalisation des droits de l’enfant
oblige l’État à honorer ses obligations internationales et à veiller à leur exercice dans
le domaine des droits fondamentaux de l’enfant, à savoir la santé, l’éducation, et la
participation, tout en gardant à l’esprit l’intérêt supérieur de l’enfant. »8
L’expert en droit constitutionnel est également optimiste. « Dans l’Article 47,… les
formulations « et l’État » et « l’État doit protéger » soulignent le niveau d’implication
de l’État en faveur des enfants et de leurs droits… Les perspectives de …[l’exercice
des droits de l’enfant] à l’avenir ne sont pas fermées. Au contraire, la possibilité d’une
consolidation et d’un renforcement ultérieur de ces droits reste ouverte, à condition
que la société civile et les mouvements politiques actuels, avec l’aide des organisations
internationales pertinentes, maintiennent la pression exercée sur l’État et sur les futurs
gouvernements. »
Néanmoins, des lacunes subsistent dans la législation et dans son application. La
célébration du 25e anniversaire de la CIDE le 20 novembre 2014, était l’occasion de
renforcer la promotion des droits de l’enfant et de mettre l’accent sur les obstacles
8 Interview du 26 December 2013.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
à leur réalisation. Une conférence sur « Les droits de l’enfant au lendemain de la
Constitution » a été organisée par le Secrétaire d’État aux femmes et à la famille, la
Faculté de droit de Sfax et l’UNICEF, lors de laquelle plus de 200 participants discuté
du cadre fourni aux droits de l’enfant par la nouvelle Constitution et des mesures à
prendre pour veiller à leur mise en œuvre effective.
En outre, l’approbation, par le Conseil des ministres, d’un projet de loi portant création
d’une commission nationale indépendante des droits de l’homme, ainsi que d’un
article sur les droits de l’enfant, constitue une étape importante vers la création d’un
solide rempart contre toute violation. Ce projet doit désormais être étudié et adopté
par le nouveau parlement élu.
Le pays se reposant aujourd’hui sur ses nouvelles fondations politiques, une vigilance
et une sensibilisation continues de la part d’un large éventail d’acteurs seront requises
afin de s’assurer que les droits garantis par la Constitution sont mis en œuvre.
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