Les bastions de la peur - Gnose de Samaël Aun Weor

Transcription

Les bastions de la peur - Gnose de Samaël Aun Weor
PEMA CHÖDRÖN
D'origine américaine, mère de deux enfants, Pema
Chödrön est devenue moniale bouddhiste. Elle est
l'un des principaux disciples du maître tibétain
Chögyam Trungpa Rinpoché, qui lui a confié en
1986 la direction de l'abbaye de Gampo, monastère
bouddhiste situé en Nouvelle-Écosse (Canada).
Pema Chödrön est l'auteur de divers ouvrages de
spiritualité parmi lesquels Sur le chemin de la transformation : le Tonglen (2003), Bien-être et incertitude :
cent huit enseignements (2004), et récemment Pour
faire la paix en temps de guerre : un point de vue
bouddhiste (2007).
LES BASTIONS DE LA PEUR
DU MÊME AUTEUR
CHEZ POCKET
ENTRER EN AMITIÉ AVEC SOI-MÊME
CONSEILS D'UNE AMIE POUR DES TEMPS DIFFICILES
LA VOIE COMMENCE LA Où VOUS ÊTES
LES BASTIONS DE LA PEUR
SUR LE CHEMIN DE LA TRANSFORMATION
BIEN-ÊTRE ET INCERTITUDE
PEMA CHÖDRÖN
LES BASTIONS
DE LA PEUR
Pratique du courage
dans les heures difficiles
LA TABLE RONDE
Titre original :
THE PLACES THAT SCARE YOU :
A GUIDE TO FEARLESSNESS IN DIFFICULT TIMES.
Cet ouvrage a été traduit de l'anglais (américain) par Claude et Claude
Riso-Lévi.
Les slogans ont été traduits du tibétain en français par Richard Gravel
et la révision de l'ensemble du livre a été assurée par Stéphane Bédard,
tous les deux membres des Traductions Nalanda.
L'épigraphe citée en page 115 provient de «Timely Rain» de Chögyam
Trungpa, © 1972, 1983 et 1998, par Diana J. Mukpo. Réimprimé en
accord avec Shambhala Publications, Inc., Boston Massachusetts 02115.
Utilisé avec l'autorisation de l'éditeur.
Le chant des quatre incommensurables dans l'annexe 2 est traduit par Les
Traductions Nalanda.
Pour la traduction de « The Root Text of Me Seven Points of Training
the Mind », © 1981 et 1986, par Clegyam Trungpa ; pour l'édition revue,
© 1993, par Diana J. Mukpo et par le Nalanda Translation Committee.
Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L 122-5,
(2° et 3° a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à
l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait
donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle.
© 2001, Pema ChÔdriin
Publié avec l'accord de Shambhala Publications
Boston. Londres.
© 2002. Éditions de La Table Ronde, Paris,
pour la traduction française.
ISBN 978-2-266-14893-1
Au Seizième Karmapa, Rangjung Rigpé Dorjé,
à Dilgo Khyentsé Rinpoché,
et à Chôgyam Trungpa Rinpoché,
qui m'ont appris ce qu'être intrépide veut dire.
Reconnais tes erreurs cachées.
Approche-toi de ce que tu trouves repoussant.
Aide ceux que tu crois ne pas pouvoir aider.
Tout ce à quoi tu es attaché, abandonne-le.
Va dans les lieux qui t'effraient.
(Quelques conseils donnés à Machik Labdrön,
yogini tibétaine, par son maître.)
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier particulièrement cinq personnes
pour m'avoir aidée dans l'élaboration de ce livre : mon
frère moine Tmgdzin Ôtro, dont le travail sur mes causeries a été inestimable; Tamar Ellentuck, qui a été pour moi
une excellente et loyale secrétaire tout au long de moments
très difficiles ; Gigi Sims, copiste hors pair ; ma bonne
amie Helen Tworkow, qui m'a fourni le lieu idéal pour
écrire ; et, surtout, mon éditrice et amie de longue date,
Emily Hillbum. Sell, qui a mis tout son coeur dans ce livre
et a donné toute sa mesure comme une guerrière intrépide.
Je voudrais aussi remercier tous ceux qui ont transcrit
mes causeries au cours des cinq dernières années : Migme
Ch" gin, Lynne van de Bunte, Eugen et Helen Tashima,
Susan Stowens, Alexis Shaw, Bill et Eileen Fell, Rohana
Greenwood et Barbara Blouin.
Je souhaite remercier Soledad Gonzalez pour sa bienveillance.
J'exprime ma profonde reconnaissance à Joko Beck
et à Ezra Bayda, dont les travaux ont exercé une grande
influence sur moi. En particulier, je veux signaler l'influence d' Ezra qui a été source d'inspiration pour rédiger
le chapitre sur la méditation.
9
Enfin, je veux exprimer de tout coeur ma gratitude envers mes maîtres actuellement vivants, Dzigar Kongtrul
Rinpoché et le Sakyong Mipham Rinpoché. Ils ont la
générosité de me montrer sans cesse la nature de mon
esprit et de me révéler mes erreurs cachées.
PROLOGUE
Quand j'enseigne, je commence par un chant d'aspiration à la compassion. Je formule le voeu que nous appliquions ces enseignements dans notre vie quotidienne et
nous libérions ainsi nous-même et autrui de la souffrance.
Pendant la causerie, j'encourage les auditeurs à garder
l'esprit ouvert. On compare souvent cela à l'émerveillement d'un enfant qui voit le monde sans idées préconçues. Comme le dit le maître zen Suzuki Roshi : « Dans
l'esprit du débutant il y a beaucoup de possibilités, mais
dans celui de l'expert il y en a peu. »
À la fin de la causerie, je dédie le mérite de la rencontre à tous les êtres. Ce geste d'amitié universelle a été
comparé à une goutte d'eau venue d'une source fraîche.
Si on la pose sur un rocher, au soleil, elle s'évaporera
rapidement. Si on la met dans l'océan, au contraire, elle
ne sera jamais perdue. Ainsi on fait le voeu de ne pas
garder les enseignements pour soi mais de s'en servir
pour le bien d'autrui.
Cette approche reflète ce qu'on appelle les trois nobles
principes : bon au début, bon au milieu, bon à la fin. On
peut les utiliser dans toutes les activités de la vie. On peut
commencer tout ce qu'on fait — démarrer sa journée,
11
prendre un repas ou aller à une réunion — avec l'intention
d'être ouvert, souple et bon. Ensuite, on peut garder sa
curiosité en éveil. Comme avait coutume de dire mon
maître Chiigyam Trungpa Rinpoché : « Vivez votre vie
comme une expérience. »
À la fin de l'activité, qu'on ait l'impression d'avoir
réussi ou échoué dans son entreprise, on scelle l'action en
pensant aux autres, à ceux qui réussissent ou qui échouent
de par le monde. On fait le voeu que tout ce qu'on a tiré
de son expérience puisse leur profiter aussi.
C'est dans cet esprit que j'offre ce livre sur la formation du guerrier compatissant. Qu'il soit bénéfique au
début, au milieu et à la fin. Qu'il nous aide à nous rapprocher des bastions de la peur. Qu'il éclaire nos vies et
nous aide à mourir sans regrets.
1
L'EXCELLENCE
DE LA BODHICHITTA
On ne voit bien qu'avec le coeur.
L'essentiel est invisible pour les
yeux.
Antoine DE SAINT-EXUPÉRY.
À l'âge de six ans environ, j'ai reçu l'essentiel de
l'enseignement sur la bodhichitta d'une vieille femme
assise au soleil. Je me baladais près de chez elle, je me
sentais seule, mal-aimée, furieuse au point de donner
des coups de pied à tout ce que je rencontrais. En riant,
elle me dit : « Petite, ne laisse donc pas la vie endurcir
ton coeur. »
C'est là que j'ai reçu cette instruction cruciale : nous
pouvons laisser les circonstances de la vie nous endurcir,
et éprouver de plus en plus de ressentiment et d'effroi,
ou nous pouvons les laisser nous adoucir et nous rendre
plus aimable et plus ouvert à ce qui nous fait peur. Nous
avons toujours ce choix.
13
Si nous devions demander au Bouddha : « Qu'est-ce
que la bodhichitta? », il nous répondrait peut-être que ce
terme est plus facile à comprendre qu'à traduire. Il se
peut qu'il nous incite à en rechercher le sens dans notre
propre vie. Il pourrait nous allécher en ajoutant que
seule la bodhichitta guérit. La bodhichitta est capable de
transformer les coeurs les plus durs et les esprits pleins
à craquer de préjugés ou de peur.
Chitta signifie « esprit » et aussi « coeur » ou « attitude ». Bodhi signifie « éveillé », « illuminé » ou
« complètement ouvert ». Parfois le coeur et l'esprit
complètement ouverts de la bodhichitta sont appelés le
point sensible, c'est un endroit aussi vulnérable et tendre
qu'une plaie à vif. 11 équivaut, au moins en partie, à
notre capacité à aimer. Même les gens les plus cruels
possèdent ce point sensible. Même les animaux les
plus féroces aiment leurs petits. Comme le dit Trungpa
Rinpoché : « Tout le monde aime quelque chose, ne
serait-ce que les tortillas. »
La bodhichitta est aussi assimilable en partie à la
compassion — cette capacité à ressentir la douleur que
nous partageons avec les autres. Sans nous en rendre
compte, nous nous protégeons continuellement de cette
douleur parce qu'elle nous fait peur. Nous dressons des
murs protecteurs faits d'opinions, de préjugés et de stratégies, des barrières reposant sur la peur profonde d'être
blessé. Ces murs sont renforcés par toutes sortes d'émotions : la colère, la convoitise, l'indifférence, la jalousie
et l'envie, l'arrogance et l'orgueil. Mais, heureusement
pour nous, ce point sensible — cette capacité innée à aimer
les êtres et les choses — est comme une faille dans ces
murs que nous avons érigés. C'est une ouverture naturelle
dans les barrières que nous créons quand nous avons
14
peur. Avec de l'entraînement, nous pouvons apprendre à
trouver cette ouverture. Nous pouvons apprendre à saisir
cet instant de vulnérabilité — amour, gratitude, solitude,
confusion, inadaptation — pour éveiller la bodhichitta.
Le caractère à vif d'un coeur brisé peut servir d'analogie pour évoquer la bodhichitta. Ce coeur brisé génère
parfois l'anxiété et la panique, ou bien la colère, le ressentiment et le blâme. Mais sous la dureté de cette armure
il y a la tendresse que fait naître une tristesse authentique.
C'est notre lien avec tous ceux qui ont jamais aimé. Ce
coeur authentique de tristesse peut nous enseigner une
grande compassion, nous rendre humble quand nous
sommes arrogant et nous adoucir quand nous sommes
méchant. Il nous réveille quand nous avons tendance à
dormir et transperce notre indifférence. Cette douleur
sans trêve en plein coeur est une grâce qui, entièrement
acceptée, peut être partagée avec tous.
Le Bouddha a dit que nous ne sommes jamais séparé
de l'éveil. Même pendant les périodes où nous nous sentons le plus coincé, nous ne sommes jamais étranger à
l'éveil. C'est une affirmation révolutionnaire. Même des
gens ordinaires comme nous, avec nos blocages et notre
confusion, ont cet esprit d'éveil qu'on appelle bodhichitta. L'ouverture et la chaleur de la bodhichitta sont en
fait notre nature véritable et notre condition. Même quand
notre névrose nous semble beaucoup plus importante
que notre sagesse, même quand nous nous sentons on ne
peut plus perdu et désespéré, la bodhichitta — comme le
ciel ouvert — est toujours présente, inaltérée par les
nuages qui la recouvrent provisoirement.
Les nuages nous sont si familiers que, bien sûr, l'enseignement du Bouddha nous semble difficile à croire.
15
Pourtant, la vérité c'est qu'au coeur de la souffrance, dans
les périodes les plus difficiles, nous pouvons entrer en
contact avec ce noble coeur de la bodhichitta. Il est toujours
à notre disposition, dans la peine comme dans la joie.
Une jeune femme me contait dans une lettre qu'elle
s'était trouvée dans une petite ville du Moyen-Orient,
entourée de gens qui la conspuaient, hurlaient après elle
et menaçaient de lui jeter des pierres, à elle et à ses amis,
parce qu'ils étaient américains. Naturellement, elle était
terrifiée, et ce qui lui est arrivé ne manque pas d'intérêt.
Soudain, elle s'est identifiée à ceux et celles qui, de tout
temps, se sont trouvés méprisés et haïs. Elle a compris
à quoi ressemblait le mépris pour n'importe quel prétexte : groupe ethnique, antécédents raciaux, préférence
sexuelle, sexe. Ce fut une sorte de révélation et elle
s'est trouvée dans la peau de millions de gens opprimés
et les a vus sous un jour nouveau. Elle a même compris
l'humanité qu'elle avait en commun avec ceux qui la
haïssaient. Ce sentiment de relation profonde, d'appartenance à la même famille, c'est la bodhichitta.
La bodhichitta existe à deux niveaux. 11 y a, d'abord,
la bodhichitta absolue, une expérience immédiate rafraîchissante, dénuée de concept, d'opinion et de l'habitude
que nous avons de nous laisser prendre par tout et par
rien. C'est quelque chose de suprêmement bon que nous
ne sommes pas capable de fixer, même légèrement,
comme le fait de sentir dans ses tripes qu'il n'y a absolument rien à perdre. Ensuite, il y a la bodhichitta relative,
la capacité de garder notre coeur et notre esprit ouverts
à la souffrance sans nous refermer.
Ceux qui s'entraînentde tout coeur à éveiller la boddhichitta absolue et ,relative sont appelés bodhisattvas ou
16
guerriers — non pas des gens qui tuent et font du mal mais
des guerriers de la non-violence qui entendent les pleurs
du monde. Ce sont des hommes et des femmes qui sont
disposés à s'entraîner au milieu du feu. S'entraîner au
milieu du feu peut signifier que les guerriers-bodhisattvas
entrent dans des situations difficiles afin de soulager la
souffrance. Cela implique aussi qu'ils veulent trancher
net dans leur réactivité personnelle et leurs illusions sur
eux-mêmes et se consacrer à la découverte de l'énergie
fondamentale non altérée de la bodhichitta. Nous disposons de nombreux exemples de grands guerriers — des
gens comme Mère Teresa et Martin Luther King — qui ont
reconnu que le plus grand mal vient de notre propre
agressivité. Ils ont consacré leur vie à aider les autres à
comprendre cette vérité. Il y a aussi beaucoup de gens
ordinaires qui passent leur vie à s'entraîner à ouvrir
leur coeur et leur esprit afin d'aider les autres à faire de
même. Comme eux nous pouvons apprendre à entrer en
relation avec nous-même et avec notre monde comme
guerrier, nous exercer à éveiller en nous-même le courage et l'amour.
llyaà la fois des méthodes formelles et informelles
qui nous aident à cultiver cette vaillance et cette bonté.
Il existe des pratiques qui montrent comment se réjouir,
comment lâcher prise, comment aimer ou verser une
larme. Des pratiques qui enseignent à rester ouvert face
à l'incertitude. Il y en a d'autres qui aident à demeurer
présent là où d'habitude on se referme.
On peut poursuivre son entraînement de guerrier partout. Les pratiques de méditation, de bienveillance, de
compassion, de joie et d'équanimité servent d'outils.
Grâce à ces pratiques, on peut découvrir le point
sensible de la bodhichitta. Cette tendresse, on la trouve
17
dans la peine et la reconnaissance, on la trouve derrière
la dureté de la rage et le tremblement que provoque la
peur. Elle est présente aussi dans la solitude et dans
la bonté.
Beaucoup préfèrent des pratiques qui n'entraînent lias
d'inconfort, mais veulent quand même guérir. L'entraînement de la bodhichitta ne marche pas comme ça. Le
guerrier accepte de ne jamais savoir ce qui arrivera l'instant suivant. On peut essayer de contrôler l'incontrôlable, rechercher la sécurité et la prévisibilité et espérer
toujours rester à l'aise, et sauf. Mais la vérité c'est qu'on
ne peut jamais éviter l'incertitude. Ne pas savoir fait
partie de l'aventure, et c'est aussi ce qui nous fait peur.
L'entraînement à la bodhichitta n'offre aucune promesse de dénouements heureux. Plus exactement, ce
« moi » qui veut trouver la sécurité — qui veut quelque
chose à quoi se cramponner — peut enfin apprendre à
grandir. La question centrale de l'entraînement d'un
guerrier n'est pas comment éviter l'incertitude et la
peur, mais comment entrer en relation avec ce malaise.
Comment pratiquer avec la difficulté, avec les émotions, avec les rencontres imprévisibles d'un jour ordinaire ?
Beaucoup trop souvent, on agit comme des oiseaux
timorés n'osant pas quitter le nid. On est installé dans un
nid qui commence à sentir assez fort et qui ne remplit
plus sa fonction depuis très longtemps. Personne n'est là
pour donner la becquée. Personne n'assure la protection
ni ne couve. Et pourtant on continue à espérer l'arrivée
de la maman oiseau.
Nous pouvons nous faire à nous-même cette ultime
grâce et enfin quitter le nid. C'est sûr que ça demande
18
du courage. C'est clair aussi que quelques indications
utiles ne seraient pas de refus. Il se peut que nous ayons
des doutes sur notre capacité d'être un guerrier en cours
d'entraînement. Mais nous pouvons nous poser cette
question : « Est-ce que je préfère grandir et entrer de
plain-pied dans la vie ou est-ce que je choisis de vivre
et de mourir dans la crainte ? »
Tous les êtres peuvent éprouver de la tendresse, avoir
le coeur brisé ou connaître la douleur et l'incertitude.
C'est pourquoi le coeur éveillé de la bodhichitta est
accessible à tous. Jack Kornfield, maître de méditation
vipassana, raconte comment il en a été témoin au Cambodge à l'époque des Khmers rouges. Sous la menace
des fusils, cinquante mille personnes étaient devenues
communistes et passibles de mort si elles continuaient
leurs pratiques bouddhistes. Malgré le danger, un temple
est construit dans le camp de réfugiés et vingt mille
personnes participent à la cérémonie d'ouverture, sans
causerie ni prières. On entend seulement la récitation
ininterrompue d'un des enseignements centraux du
Bouddha
La haine n'est jamais arrêtée par la haine,
Seul l'amour peut la guérir.
C'est une loi antique et éternelle.
Des milliers de personnes récitent ces vers en pleurant ; elles savent que la vérité de ces paroles est plus
grande encore que leur souffrance.
La bodhichitta possède ce genre de pouvoir. Elle peut
inspirer, soutenir dans les bons et les mauvais moments.
C'est comme découvrir une sagesse et un courage que
nous ne soupçonnons même pas en nous. Tout comme
19
l'alchimie transmute tout métal en or, la bodhichitta
peut, à condition de ne pas l'en empêcher, transformer
toute activité, toute parole ou toute pensée en un véhicule
d'éveil de la compassion.
2
PUISER À LA SOURCE
Un être humain est une partie
d'un tout que nous appelons « l'univers », une partie limitée dans le
temps et l'espace. Il fait l'expérience de lui-même, de ses pensées
et de ses sentiments comme quelque
chose de séparé du reste — c'est une
espèce d'illusion d'optique de la
conscience. Cette illusion est une
espèce de prison pour nous, qui nous
limite à nos désirs personnels et à
l'affection pour quelques proches.
Notre tâche doit être de nous libérer de cette prison en élargissant
le cercle de compréhension et de
compassion pour embrasser toutes
les créatures vivantes et la nature
dans sa beauté.
Albert EINSTEIN.
Quand nous creusions les fondations du centre de
retraite de l'abbaye de Gampo, nous avons atteint la
couche de roche et une fissure minuscule est apparue.
21
Une minute plus tard de l'eau a commencé à goutter. Une
heure après, l'écoulement était plus fort et la fissure plus
large.
Trouver la bonté primordiale de la bodhichitta ressemble à puiser à la source l'eau vivante qui se trouve
temporairement captive dans une roche dure. Quand on
touche au centre de sa peine, quand on s'assoit en méditation avec son malaise sans essayer d'y porter remède,
quand on reste présent à la souffrance de la désapprobation ou de la trahison et qu'on se laisse adoucir par
elle, on entre alors en relation avec la bodhichitta.
Puiser à cet endroit tremblant et tendre a un effet
transformateur. On peut s'y sentir peu rassuré, crispé,
mais aussi très soulagé. Le simple fait de rester là, même
un instant, c'est se permettre d'éprouver une bienveillance authentique envers soi-même. Avoir assez de
compassion pour accueillir ses propres peurs exige du
courage, bien sûr, et cela semble contraire à son intuition.
Mais c'est ce qu'il faut faire.
Pas facile de savoir s'il faut rire ou pleurer face à la
fâcheuse condition humaine. Nous avons tant de sagesse
et de tendresse et — sans même nous en rendre compté nous les recouvrons pour nous protéger de l'insécurité.
Même si nous avons le potentiel de faire l'expérience de
la liberté du papillon, nous préférons mystérieusement
le petit cocon frileux de l'ego.
Une amie me parlait de ses parents âgés en Floride.
Ils vivent dans une région où règnent la pauvreté et la
misère ; la menace de violence est bien réelle. Leur
manière d'y réagir est de vivre dans une communauté
close, protégée par des chiens de garde et des portes
électriques. Leur espoir, évidemment, est que rien de
menaçant n'y pénètre. Malheureusement, les parents
22
de mon amie ont de plus en plus peur de sortir hors de
ces murs. Ils désirent aller à la plage ou au terrain de golf,
mais ils ont trop peur pour bouger. Bien qu'ils en soient
à payer quelqu'un pour faire leurs courses, leur sentiment
d'insécurité ne cesse de croître. Récemment, ils sont
même devenus paranoïaques au sujet des gens qui ont
l'autorisation de franchir les portes : les réparateurs, les
jardiniers, les plombiers et les électriciens. L'isolement les
rend incapables de faire face à un monde imprévisible.
Il y a là une analogie exacte avec le fonctionnement de
l' ego.
Comme l'a fait remarquer Albert Einstein, ce qu'il y
a de tragique dans l'expérience de soi-même comme
étant séparé de-toute autre personne, c'est que l'illusion
devient prison. Ce qui est plus triste encore, c'est que la
possibilité de liberté nous fait perdre notre sang-froid.
Quand les barrières s'abaissent, on ne sait plus quoi
faire. On a besoin d'un peu plus de mise en garde sur ce
qui se passe quand les murs menacent de s'effondrer. On
a besoin de se faire expliquer que la peur et le tremblement accompagnent la croissance et que lâcher prise
demande du courage. On ne peut pas trouver le courage
d'aller dans les endroits qui font peur sans une investigation bienveillante des fonctionnements de l'ego. On se
demande donc : « Qu'est-ce que je fais quand je sens
que je ne peux faire face à ce qui se passe ? Où est-ce
que je vais chercher la force et en quoi est-ce que j'ai
confiance ? »
Le Bouddha a enseigné que la souplesse et l'ouverture
apportent la force et que fuir toute situation dépourvue
de terrain ferme affaiblit et entraîne la souffrance. Mais
est-ce que nous comprenons que bien connaître la tendance à s'enfuir, c'est la clé ? L'ouverture ne résulte pas
23
de la capacité de résister à ses peurs, mais de celle de
bien les connaître.
Au lieu d'attaquer ces murs et ces barrières avec un
marteau de forgeron, on y prête attention. Avec douceur
et honnêteté, on se rapproche de ces murs. À force d'y
toucher, de les sentir, on arrive à connaître leur forme.
On reconnaît ses aversions et ses besoins maladifs. On se
familiarise avec les croyances et les stratégies qui servent
à les construire. Quelles sont les histoires que je me
raconte ? Qu'est-ce qui me repousse et qu'est-ce qui
me séduit ? On devieht curieux de ce qui se passe. Sans
qualifier ce qu'on voit de juste ou de faux, on regarde
simplement, aussi objectivement que possible. On s'observe avec humour, sans devenir trop sérieux ni moralisateur, ou obsédé par l'examen. D' armée en année, on
s'entraîne à rester ouvert à tout ce qui surgit. Lentement,
très lentement, les fissures des murs s'élargissent et,
comme par magie, la bodhichitta peut circuler librement.
L'enseignement qui nous soutient dans ce processus
de dégagement de la bodhichitta, c'est celui des trois
seigneurs du matérialisme, ou les trois manières de nous
protéger de ce monde fluide, insaisissable, trois stratégies
servant à procurer l'illusion de la sécurité. Cet enseignement nous encourage à devenir très familier avec ces
stratégies du moi, à voir comment nous continuons à
chercher le bien-être et la tranquillité à l'aide de méthodes
qui ne font que renforcer nos peurs.
Le premier de ces trois seigneurs du matérialisme
est appelé le seigneur de la forme. Tl représente la façon
dont on regarde le monde extérieur pour en faire un
terrain solide. On peut commencer à prêter attention à ses
propres méthodes de fuite. Qu'est-ce que je fais quand
24
je me sens anxieux et déprimé, quand je m'ennuie ou que
je me sens seul ? Est-ce que je me mets à acheter un tas
de trucs en guise de thérapie pour m'en sortir ? Ou bien
est-ce que je me tourne vers l'alcool et la nourriture ?
Est-ce que je me réconforte avec la drogue ou le sexe,
ou bien est-ce que je recherche l'aventure ? Est-ce que
je préfère me retirer dans la beauté de la nature ou dans
l'univers exquis que procure un livre vraiment bon ?
Est-ce que je remplis l'espace en donnant des appels
téléphoniques, en surfant sur le Net ou en passant des
heures devant la télé ? Certaines de ces méthodes sont
dangereuses, certaines pleines d'humour, d'autres sont
tout à fait salutaires. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'on peut
faire un mauvais usage de n'importe quelle substance ou
activité pour fuir l'insécurité. Une fois devenu accro
du seigneur de la forme, on crée les causes et les conditions de l'escalade de la souffrance. On ne peut obtenir
aucune satisfaction durable quel que soit l'effort fourni.
Au contraire, les sentiments mêmes auxquels on essaie
d'échapper ne cessent de se renforcer.
Une analogie traditionnelle qui évoque la souffrance
causée par le seigneur de la forme est celle de la souris
prise au piège parce qu'elle ne peut s'empêcher de manger le fromage. Le dalaï-lama propose une variante intéressante de cette analogie. Il raconte que, quand il était
enfant au Tibet, il essayait d'attraper les souris non parce
qu'il souhaitait les tuer mais parce qu'il voulait être
plus malin qu'elles. Il dit que les souris du Tibet doivent
être plus intelligentes que les souris ordinaires car il n'a
jamais réussi à en attraper une. Elles sont plutôt devenues
ses modèles de comportement éveillé. Il lui semblait
que, contrairement à la plupart d'entre nous, elles avaient
pris conscience du fait qu'il valait mieux s'abstenir du
25
plaisir à court terme du fromage pour connaître le plaisir à long terme de la vie. Il nous encourage à suivre leur
exemple.
Quelle que soit la façon dont on se fait prendre au
piège, la réaction habituelle n'est pas d'être curieux de
savoir ce qui se passe. On n'est pas porté naturellement
à examiner les stratégies de l'ego. La plupart des gens
recherchent aveuglément quelque chose de familier associé au soulagement et se demandent ensuite pourquoi ils
sont toujours insatisfaits. L'approche radicale de la pratique de la bodhichitta est de prêter attention à ce que
l'on fait. Sans porter de jugement, on s'entraîne à prendre
acte avec bienveillance de tout ce qui peut se passer à la
longue, on peut décider de cesser de se faire du mal avec
les mêmes vieilles ficelles.
Le deuxième seigneur du matérialisme, c'est le seigneur de la parole. Il représente la manière dont on utilise
les croyances de toute sorte pour se donner l'illusion de
la certitude à propos de la nature de la réalité. N'importe
quel « isme » politique, écologique, philosophique ou
spirituel — peut être ainsi employé improprement. Le
« politiquement correct » est un bon exemple de la
manière dont agit ce seigneur. Quand on croit mordicus
à la rectitude de son opinion, on peut être très étroit
d'esprit et plein de préjugés envers les fautes d'autrui.
Par exemple, comment est-ce que je réagis si mes
croyances envers le gouvernement sont mises en doute?
Et si les autres ne sont pas d'accord avec mes sentiments
sur l'homosexualité, les droits des femmes ou l'environnement ? Que se passe-t-il si mes idées sur le tabac ou
l'alcool sont contestées ? Qu'est-ce que je fais si mes
convictions religieuses ne sont pas partagées ?
26
Les nouveaux pratiquants embrassent souvent la
méditation ou les enseignements bouddhistes avec un
enthousiasme débordant. Ils appartiennent à un nouveau
groupe et sont heureux d'avoir de nouvelles perspectives. Mais est-ce une raison pour porter des jugements
sur ceux qui voient le monde autrement ? De fermer
son esprit à ceux qui ne croient pas au karma ?
Les croyances elles-mêmes ne sont pas un problème,
c'est la façon dont on les utilise pour se rassurer, sentir
qu'on a raison et que l'autre a tort, ou pour éviter de
vivre le malaise de ne pas savoir ce qui se passe. Cela
me rappelle un garçon que j'ai connu dans les années
soixante ; sa passion était de protester contre l'injustice. Chaque fois qu'un conflit semblait sur le point de
se résoudre, il plongeait dans une espèce de mélancolie.
Quand une nouvelle cause d'indignation surgissait, il
recommençait à exulter.
Jarvis Jay Masters, un de mes amis bouddhistes, vit
dans le quartier des condamnés à mort. Dans son livre
Finding Freedom (« Trouver la liberté »), il raconte ce
qui peut arriver quand on est sous le charme du seigneur
de la parole.
Une nuit où il s'était mis au pieu pour lire, son voisin
Omar hurle : « Eh, Jarvis, regarde la chaîne sept. » Sa
télé était ouverte sans le son. Il lève les yeux et voit une
foule d'enragés qui agitent les bras en l'air. Il dit : « Eh,
Omar, qu'est-ce qui se passe ? » Son voisin lui répond :
« C'est le Ku Klux Klan, Jarvis, ils sont en train de
hurler que tout est la faute des Noirs et des Juifs. »
Quelques minutes plus tard, Omar beugle : « Eh, mon
vieux, regarde ce qui se passe maintenant. » Jarvis
regarde à nouveau le téléviseur et voit plein de gens
27
défiler, en agitant des pancartes, qui se font arrêter. Il dit:
« 11 suffit de les regarder pour voir que quelque chose les
rend furieux. Qu'est-ce qu'ils veulent tous ? » Omar de
répondre : « C'est une manifestation pour l'environnement. Ils exigent qu'on cesse d'abattre des arbres, de
massacrer des phoques et tout ça. Tu vois cette furie au
micro et tous ces gens qui gueulent? »
Dix minutes plus tard, Omar revient à la charge :
« Eh, Jarvis ! Tu regardes encore la télé ? Tu vois ce qui
se passe maintenant ? » Il lève les yeux et cette fois il
aperçoit un tas de gens en complet qui semblent être en
pleine bagarre à propos de quelque chose. Il lance :
« Qu'est-ce qu'ils ont tous ces mecs-là? » et Omar
répond : « Jarvis, c'est le président et les sénateurs des
États-Unis qui se disputent et s'engueulent sur une chaîne
de la télévision nationale, chacun essaie de convaincre
le public que c'est l'autre qui est responsable de l'état
catastrophique de l'économie. »
Jarvis rétorque : « Eh bien, Omar, j'ai eu l'occasion
d'apprendre quelque chose ce soir. Qu'ils portent la
tenue du Klan, les fringues des environnementalistes
ou bien des complets vraiment coûteux, ils ont tous les
mêmes visages en colère. »
Être pris au piège du seigneur de la parole peut commencer simplement par une conviction raisonnable à
propos de ce qu'on estime être vrai. Mais si on se
retrouve rempli d'une vertueuse indignation, c'est un
signe infaillible qu'on est allé trop loin et que sa capacité
à changer est compromise. Les croyances et les idéaux
sont devenus une autre façon d'ériger des murs.
Le troisième seigneur, le seigneur de l'esprit, utilise
la stratégie la plus subtile et la plus séduisante. Il entre
en scène quand on s'emploie à éviter l'inquiétude en
28
recherchant des états de conscience spéciaux. On peut
utiliser des drogues à cet effet, ou pratiquer des sports,
ou tomber amoureux, ou s'adonner à des pratiques spirituelles. Il y a de nombreux moyens d'entrer dans des
états de conscience altérés. Ces états spéciaux créent une
dépendance. C'est si bon de se libérer de son expérience
banale. On en veut encore. Par exemple, les nouveaux
méditants espèrent souvent pouvoir transcender la souffrance de la vie ordinaire grâce à l'entraînement. C'est
décevant, c'est le moins qu'on puisse dire, de s'entendre
dire qu'il faut avoir les pieds sur terre et aller au coeur,
demeurer ouvert et réceptif aussi bien à l'ennui qu'à la
félicité.
Parfois, sans s'y attendre le moins du monde, on peut
vivre des expériences stupéfiantes. Récemment, une
avocate m'a raconté qu'un jour elle se trouvait au coin
d'une rue à attendre que le feu change et que soudain
quelque chose d'extraordinaire est arrivé : son corps
s'est dilaté jusqu'à ce qu'il lui paraisse aussi grand que
l'univers. Elle a senti instinctivement qu'elle-même et
l'univers ne faisaient qu'un, sans éprouver le moindre
doute que cela était en fait vrai. Elle savait qu'elle n'était
pas séparée de tout le reste, contrairement à ce qu'elle
avait supposé auparavant.
Inutile de le dire, cette expérience l'a considérablement secouée et l'a conduite à s'interroger sur ce que
nous faisons de nos vies à passer tant de temps à préserver l'illusion de notre territoire personnel. Elle a compris
en quoi cette situation fâcheuse conduit aux guerres et
à la violence qui s'intensifient sur toute la terre. C'est
quand elle a commencé à s'accrocher à son expérience,
quand elle a voulu qu'elle se répète, qu'un problème
29
s'est posé. La perception ordinaire n'était plus satisfaisante : elle se sentait inquiète et sans repères. Elle avait
le sentiment que si elle ne pouvait plus demeurer dans
cet état de conscience spécial, elle pouvait aussi bien
mourir.
Dans les années soixante, j'ai connu des gens qui
prenaient du LSD tous les matins, en croyant qu'ils
pourraient planer très haut. Ils ont au contraire bousillé
leur cerveau. Je connais encore des hommes et des
femmes pour qui tomber amoureux est une drogue.
Comme Don Juan, ils ne peuvent pas supporter que la
flamme initiale commence à décliner ; ils cherchent toujours une nouvelle conquête.
Même si des expériences extraordinaires peuvent nous
montrer la vérité et nous renseigner sur la raison pour
laquelle nous nous entraînons, il n'y a vraiment pas de
quoi en faire un plat. Si nous ne pouvons pas les intégrer
dans les hauts et les bas de notre vie, si nous nous y
accrochons, elles vont nous gêner. Nous pouvons nous
fier à la validité de nos expériences, mais nous devons
ensuite avancer et apprendre à nous entendre avec nos
voisins. Alors, même les plus remarquables intuitions
peuvent commencer à imprégner notre vie. Comme l'a
dit le yogi tibétain Milarepa, au me siècle, quand il a
entendu parler des expériences hors du commun de son
disciple Gampopa : « Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises. Continue à méditer. » Ce ne sont pas les états
spéciaux en eux-mêmes qui posent un problème, c'est le
fait qu'ils entraînent une dépendance. Comme il est
inévitable que tout ce qui s'élève retombe, quand nous
prenons refuge dans le seigneur de l'esprit nous sommes
voués à la déception.
30
Tout être humain a une gamme de tactiques habituelles pour éviter la vie telle qu'elle est. En un mot, c'est
le message des trois seigneurs du matérialisme. On pourrait dire que ce simple enseignement est l'autobiographie
de chacun d'entre nous. Quand nous avons recours à ces
stratégies nous devenons moins apte à profiter de la
tendresse et de l'émerveillement qui s'offrent à nous
dans les moments les plus ternes.
Quand nous ne fuyons plus l'incertitude au quotidien,
nous pouvons entrer en contact avec la bodhichitta. C'est
une force naturelle qui veut surgir.. En fait, on ne peut pas
l'arrêter. Une fois que nous arrêtons de la bloquer avec
les stratégies de l'ego, l'eau rafraîchissante de la bodhichitta commencera certainement à couler. Nous pouvons la ralentir. Nous pouvons l'endiguer. Néanmoins,
chaque fois qu'il y a une ouverture, la bodhichitta se
manifeste toujours, comme ces fleurs et ces mauvaises
herbes qui sortent du trottoir à la moindre fissure.
3
LES RÉALITÉS DE LA VIE
Regarder pour voir qu'hier était
hier, et que maintenant c'est du
passé, fait naître une certaine fraîcheur; aujourd'hui c'est aujourd'hui
et maintenant c'est nouveau. C'est
comme ça — à chaque heure, chaque
minute ça change. Si nous cessons
d'observer le changement, nous
cessons de voir toute chose comme
neuve.
Dzigar Kongtrul RINPOCHÉ.
Le Bouddha a enseigné que l'existence humaine comprend trois caractéristiques principales : impennanence,
l'absence d'ego et la souffrance ou l'insatisfaction. Selon
le Bouddha, les vies de tous les êtres sont marquées par
ces trois qualités. Reconnaître dans sa propre expérience
que ces trois qualités sont réelles et véritables aide à se
détendre dans les choses telles qu'elles sont.
Quand j'ai entendu cet enseignement pour la première fois, ça m'a paru théorique et éloigné de moi.
32
Mais quand j'ai été encouragée à y prêter attention — à
être curieuse de ce qui se passait dans mon corps et
dans mon esprit — quelque chose a changé. Je pouvais
observer à partir de ma propre expérience que rien n'est
statique. Mes humeurs sont en perpétuel changement
comme le temps qu'il fait. Il est certain que je ne suis
pas maîtresse des pensées et des émotions qui surgissent
et que je ne peux pas arrêter leur flux. Le mouvement
succède à l'immobilité, puis c'est l'immobilité qui succède au mouvement. Même la douleur physique la plus
tenace, quand j'y prête attention, change comme les
marées.
J'ai de la gratitude envers le Bouddha qui a montré
que ce contre quoi chaque être lutte tout au long de sa
vie peut être considéré comme une expérience normale.
La vie est faite de hauts et de bas incessants. Les gens et
les situations sont imprévisibles, comme tout le reste.
Tous connaissent la souffrance d'obtenir ce qu'ils ne
désirent pas : les saints, les pécheurs, les gagnants et
les perdants. Je suis reconnaissante de ce que quelqu'un
ait vu la vérité et ait montré que personne ne souffre de
ce type de souffrance à cause de son incapacité à bien
savoir s'y prendre.
Rien n'est statique ou fixe, tout est éphémère et impermanent, c'est la première marque de l'existence. C'est
dans l'ordre des choses. Toute chose suit un processus.
Toute chose chaque arbre, chaque brin d'herbe, tous les
animaux, les insectes, les êtres humains, les bâtiments,
l'inanimé et l'animé — se transforme constamment, d'un
moment à l'autre. Il n'est pas nécessaire d'être un mystique ou un physicien pour le savoir. Pourtant, au plan
de l'expérience personnelle, on résiste à ce fait de base.
Cela veut dire que la vie ne va pas toujours dans le
33
sens souhaité. Cela signifie qu'il y a perte aussi bien que
gain. Et ça ne nous plaît pas.
Je me rappelle une période de ma vie où je devais
chercher en même temps un nouveau boulot et un logement. Je me sentais inquiète, dans l'incertitude et l'instabilité. En espérant qu'il me dirait quelque chose qui
m'aiderait à travailler avec ces changements, j'ai été me
plaindre à Trungpa Rinpoché de ma difficulté à vivre les
moments de transition. II m'a jeté un regard dénué de
toute expression et m'a dit : « Nous sommes toujours en
transition. » Puis : « Si tu arrives à te détendre avec ça,
tu n'auras aucun problème. »
On sait que tout est impermanent, que tout s'use.
Même si on adhère à cette vérité d'un point de vue
intellectuel, sur le plan émotionnel, elle provoque en
chacun une aversion profondément ancrée. On veut la
permanence ; on s'attend à la permanence. La tendance
naturelle est de rechercher la sécurité et de croire être en
mesure de la trouver. On vit l'expérience de l'impermanence au quotidien comme une frustration. On se sert de
l'activité quotidienne comme d'un bouclier contre l'ambiguïté fondamentale qu'est sa situation en dépensant
une énergie formidable à essayer de parer à l'impermanence et à la mort. On n'aime pas voir son corps changer
de forme. On n'aime pas vieillir. On a peur des rides et
des chairs qui pendent. On utilise des produits médicinaux comme si on croyait vraiment que sa peau, ses
cheveux, ses yeux et ses dents pouvaient, on ne sait trop
comment, échapper par miracle à la vérité de l'impermanence.
Les enseignements bouddhistes visent à libérer les
êtres humains de ces rapports mesquins avec les choses.
Ils les encouragent à se détendre peu à peu et de tout
34
coeur pour laisser être la vérité ordinaire et évidente du
changement. Reconnaître cette vérité ne signifie pas voir
tout en noir. Ça veut dire qu'on commence à comprendre
qu'on n'est pas les seuls à ne pas y voir clair. On cesse
de croire qu'il existe des gens qui sont arrivés à se mettre
à l'abri de l'incertitude.
La seconde marque de l'existence est l'absence d'ego.
En tant qu'être humain, on est aussi impermanent que
toute chose. Chaque cellule du corps change sans cesse.
Sans cesse les pensées et émotions surgissent, puis disparaissent. Quand on se croit compétent ou nul, sur
quoi se base-t-on ? Sur cet instant fugace ? Sur le succès
ou l'échec d'hier ? On s'accroche à une idée fixe de la
personne qu'on est et on finit par se paralyser. Rien ni
personne n'est fixe. Que la réalité du changement soit
source de liberté ou source d'angoisse terrifiante pour
soi vient tout transformer. Est-ce que chaque jour de
notre vie signifie une souffrance supplémentaire ou une
capacité de joie accrue ? La question est importante.
Parfois l'absence d'ego est appelée non-moi. Ces
mots peuvent induire en erreur. Le Bouddha ne laissait
pas entendre qu'il fallait disparaître, ni supprimer sa
personnalité. Comme l'a demandé un étudiant une fois :
« Est-ce que l'expérience du non-moi ne transforme
pas la vie en une sorte de_grisaille? » Ce n'est pas ça. Le
Bouddha voulait dire que l'idée fixe que l' On se fait de
soi-même, croire qu'on est une entité solide et séparée
des autres personnes, limite douloureusement. -Il est
possible de parcourir le scénario de sa vie sans croire
avec autant de conviction au personnage qu'on y joue.
Se prendre au sérieux, à ce point, être si absurdement
important à ses propres yeux est un problème. On se
35
sent justifié d'être mécontent de tout, de se dénigrer ou
de se croire plus intelligent qu'autrui. La suffisance fait
mal, elle me limite au monde étroit de ce qui me plaît et
de ce qui me déplaît. On finit par s'ennuyer à mourir en
compagnie de soi-même et de son monde. On n'est
jamais content.
Nous avons cette alternative : ou bien nous mettons
nos croyances en question, ou bien nous ne le faisons
pas. Nous acceptons nos versions arrêtées de la réalité,
ou nous commençons à les mettre en cause. D'après
l'avis du Bouddha, s'entraîner à demeurer ouvert et
curieux — s'entraîner à dissoudre les hypothèses et
croyances — reste la meilleure façon de vivre sa vie d'être
humain.
Quand on s'entraîne à éveiller la bodhichitta, on nourrit la souplesse de son être. Pour simplifier, on peut dire
que l'absence d'ego est une identité souple, qui se manifeste par la curiosité d'esprit, la faculté d'adaptation,
l'humour et une disposition à la bonne humeur. C'est
une capacité de se détendre, sans tout savoir, sans tout
saisir, sans même être sûr de bien savoir qui on est — ou,
d'ailleurs, qui sont vraiment les autres.
Le fils unique d'un homme était tenu pour mort au
combat. Inconsolable, le père s'était enfermé dans sa
maison pendant trois semaines, refusant tout soutien et
tout réconfort. À la quatrième semaine, le fils revient à
la maison. Voyant qu'il n'était pas mort, les habitants du
village sont émus jusqu'aux larmes. Transportés de joie,
ils accompagnent le jeune homme à la maison de son
père et frappent à sa porte. « Père », dit le fils, « je suis
de retour. » Mais le vieil homme refuse de répondre.
« Votre fils est ici, il n'a pas été tué », crient les villa36
geois. Mais le vieil homme ne veut pas se montrer à la
porte. « Partez et laissez-moi à mon chagrin », hurle-t-il.
« Je sais que mon fils est parti pour toujours et vous ne
pouvez pas me tromper avec vos mensonges. »
C'est comme ça pour nous tous. Nous sommes sûrs de
ce que nous sommes et de ce que sont les autres et cela
nous aveugle. Si une autre version de la réalité vient
frapper à notre porte, nos idées arrêtées nous empêchent
de l'accepter.
Comment allons-nous vivre notre court passage sur
cette terre ? Est-ce que nous allons renforcer notre capacité bien ancrée de lutter contre l'incertitude ou, au
contraire, nous entraîner au lâcher-prise ? Allons-nous
affirmer obstinément : « Je suis comme ci et vous êtes
comme ça » ? Ou bien irons-nous au-delà de cette étroitesse d'esprit? Pourrons-nous apprendre à nous entraîner
comme un guerrier, en cherchant à retrouver la souplesse
naturelle de notre être et à aider les autres à en faire autant ? Si nous commençons à aller dans cette direction,
des possibilités illimitées s'ouvriront à nous.
L'enseignement sur l'absence d'ego attire l'attention
sur notre nature dynamique et changeante. Ce corps n'a
jamais ressenti les choses exactement comme il les ressent maintenant. Cet esprit est en train de produire une
pensée qui, même si elle semble répétitive, ne sera
jamais reproduite de la même manière. On peut dire :
« N'est-ce pas merveilleux ? » L'expérience que nous en
avons d'habitude n'est toutefois pas merveilleuse ; elle
est troublante et nous faisons des pieds et des mains
pour avoir un terrain solide. Le Bouddha a été assez
généreux pour nous montrer une solution. Personne n'est
pris au piège de l'identité qu'on associe au succès ou à
37
l'échec, ni de toute autre identité, ni de la manière dont
autrui voit l'être qu'on est ou dont on se voit soi-même.
Chaque moment est unique, inconnu, totalement frais.
Pour l'apprenti guerrier, le non-moi est cause de joie et
non de peur.
La troisième marque de l'existence est la souffrance,
l'insatisfaction. Comme l'a dit Suzuki Roshi, seule une
pratique marquée par une succession continue de situations agréables et désagréables peut amener à acquérir la
force véritable. Accepter que la souffrance est inhérente
à la vie et vivre, fort de cette compréhension, c'est créer
la cause et les conditions du bonheur.
Pour le dire en bref, nous souffrons quand nous résistons à la vérité noble et irréfutable de l'impermanence et
de la mort. Nous souffrons, non parce que nous sommes
fondamentalement mauvais et que nous méritons d'être
puni, mais à cause de trois erreurs tragiques.
Premièrement, nous nous attendons à ce que ce qui est
en changement perpétuel puisse être saisissable et prévisible. Nous venons au monde avec un besoin impérieux de résolution et de sécurité, qui gouverne nos
pensées, nos paroles et nos actions. Nous sommes
comme des gens dans un bateau qui tombe en morceaux,
qui cherchent à s'accrocher à l'eau. Le flux dynamique,
énergique et naturel de l'univers n'est pas acceptable par
l'esprit conventionnel. Nos préjugés et nos dépendances
sont autant d'habitudes qui surgissent de la peur d'un
monde fluide. Comme nous commettons l'erreur de
considérer ce qui change sans cesse comme permanent,
nous souffrons.
Deuxièmement, nous agissons comme si nous étions
séparé de toute chose, comme si nous avions une iden38
tité fixée, alors que notre véritable situation est dénuée
de moi. Nous insistons sur la nécessité d'être Quelqu'un, avec un Q majuscule. Nous trouvons une forme
de sécurité en nous définissant comme sans valeur ou de
grande valeur, supérieur ou inférieur. Nous gaspillons un
temps précieux à exagérer ou à romancer, à nous déprécier avec une suffisante arrogance : oui, c'est bien ce que
nous sommes. Nous confondons l'ouverture de notre
être — l'émerveillement inhérent et la surprise de chaque
instant — avec un moi dur et irréfutable. À cause de cette
méprise, nous souffrons.
Troisièmement, nous cherchons le bonheur dans tous
les mauvais endroits. Le Bouddha a appelé cette habitude « confondre la souffrance avec le bonheur », telle
la mite qui vole dans la flamme. Comme nous le savons,
les mites ne sont pas les seules à se détruire pour trouver un soulagement temporaire. En matière de recherche
de bonheur, nous sommes tous comme l'alcoolique qui
boit pour stopper la dépression qui augmente à chaque
verre, ou comme le drogué qui se pique pour obtenir un
soulagement de la souffrance qui s'intensifie à chaque
dose.
Un ami qui est sans arrêt au régime m'a fait remarquer
que cet enseignement serait plus facile à suivre si nos
dépendances n'offraient pas de soulagement temporaire.
Comme nous faisons l'expérience d'une satisfaction
de brève durée grâce à elles, nous en restons dépendant.
À force de répéter notre quête de plaisirs immédiats, de
cultiver des dépendances de toutes sortes — certaines
inoffensives, d'autres manifestement fatales —, nous
continuons à renforcer les anciens schémas de souffrance.
Nous renforçons des schémas de dysfonctionnement.
39
C'est ainsi qu'on est de moins en moins capable de
supporter même le plus fugace malaise ou le plus léger
inconfort. On s'habitue à rechetcher un remède pour
soulager l'irritation de l'instant. Ce qui commence
comme une légère modification de l'énergie — une
minime crispation de l'estomac, un sentiment vague et
indéfinissable que quelque chose de mauvais est sur le
point de se produire — s'amplifie jusqu'à devenir une
dépendance. C'est ainsi qu'on tente de rendre la vie
prévisible. Parce qu'on prend ce qui entraîne toujours la
souffrance pour ce qui apportera le bonheur, on demeure
coincé dans l'habitude répétitive d'intensifier son insatisfaction. Dans la terminologie bouddhiste, ce cycle
vicieux s'appelle samsara.
Quand je commence à me demander si j'ai vraiment
ce qu'il faut pour demeurer présente à l'impermanence,
à l'absence de moi et à la souffrance, ça m'inspire de me
souvenir de Trungpa Rinpoché, qui me rappelait joyeusement qu'il n'existe aucun remède au chaud et au froid.
Il n'y a aucun remède aux réalités de la vie.
Cet enseignement sur les trois marques de l'existence peut inciter à cesser de lutter contre la nature de la
réalité. On peut arrêter de faire du mal aux autres et à
soi-même, arrêter de tout faire pour échapper à l'alternance du plaisir et de la douleur. On peut se détendre et
être entièrement présent à la vie.
4
APPRENDRE
À RESTER PRÉSENT
La pratique de la méditation est
considérée comme un bon et même
un excellent moyen de vaincre la
guerre dans le monde: notre propre
guerre tout comme une plus grande.
ChÉigyarn Trungpa RINPOCHÉ.
En tant qu'espèce, on ne devrait jamais sous-estimer
sa faible tolérance à l'inconfort. Être encouragé à demeurer avec sa vulnérabilité est une information qui pourrait
s'avérer utile. La méditation assise sert de soutien pour
apprendre à le faire. La méditation assise, aussi connue
sous k nom de pratique de l'attention et de la conscience
en éveil, est la base de l'entraînement à la bodhichitta.
C'est le siège naturel, le terrain du guerrier-bodhisattva.
La méditation assise développe la bienveillance et
la compassion, les qualités relatives de la bodhichitta.
Elle nous donne un moyen de nous rapprocher de nos
41
pensées et de nos émotions et d'entrer en contact avec
notre corps. C'est une méthode pour cultiver une amitié
inconditionnelle envers nous-même et nous frayer un
passage dans le rideau d'indifférence qui nous maintient
à distance de la souffrance des autres. C'est notre véhicule
pour apprendre à être une véritable personne tendre.
Peu à peu, grâce à la méditation, on commence à se
rendre compte qu'il y a des brèches dans son dialogue
intérieur. Au milieu de cette conversation incessante
avec soi-même, on fait l'expérience d'une pause, comme
au sortir d'un rêve. On reconnaît sa capacité de se
détendre dans la clarté, l'espace et la vigilance infinis déjà
présents dans son esprit. On vit des moments où on est
juste là, des moments simples, directs et sans confusion.
Ce retour au caractère immédiat de son expérience,
c'est l'entraînement à la bodhichitta inconditionnelle. À
rester simplement là, on se détend de plus en plus, dans
la dimension ouverte de son être. C'est comme sortir
d'un monde de fantasmes et découvrir la simple vérité.
Mais il n'y a aucune garantie que la méditation assise
soit bénéfique. On peut la pratiquer pendant des années
sans la voir faire son chemin dans son coeur et son
esprit. On peut utiliser la méditation pour renforcer ses
croyances erronées : se protéger de l'inconfort, se remettre
d'aplomb, réaliser ses espérances et dissiper ses craintes.
Tout ça se produit parce qu'on n'a pas bien compris
pourquoi on pratique la méditation.
Pourquoi pratiquons-nous? Voilà une question qu'il
serait sage de se poser. Pourquoi devrions-nous prendre
la peine de passer du temps seul avec nous-même ?
D'abord, il est utile de comprendre que la méditation
n'est pas simplement un outil pour bien se sentir. Croire
qu'on médite pour cette raison, c'est se vouer à l'échec,
42
avoir l'impression de passer à côté presque chaque fois :
même le méditant le plus chevronné fait l'expérience de
la douleur psychologique et physique. La méditation
prend le pratiquant là où il ést, avec sa confusion et sa
santé. Cette acceptation complète de soi-même tel qu'on
est s'appelle maitri, c'est une relation simple et directe
avec son être.
Essayer de se remettre eri bon état est inutile. Cela
implique combat et dénigrement de soi. Se dénigrer est
probablement le principal moyen auquel on a recours
pour recouvrir la bodhichitta.
Est-ce que ne pas essayer de changer veut dire qu'il
faut rester irascible et dépendant jusqu'au jour de sa
mort ? C'est une bonne question. Essayer de se changer
ne marche pas, à la longue, car c'est résister à sa propre
énergie. L'amélioration de soi peut donner des résultats
temporaires, mais une transformation durable ne se produit que lorsqu'on s'honore en tant que source de sagesse
et de compassion. Comme l'a dit Shantideva, maître
bouddhiste du ville siècle, on ressemble beaucoup à un
aveugle qui trouve un joyau dans un tas d'ordures. C'est
ici même, dans ce qu'on souhaiterait jeter, dans ce qui
paraît répugnant et dangereux, qu'on peut découvrir la
chaleur et la clarté de la bodhichitta.
C'est seulement quand on commence à se détendre
avec soi-même que la méditation devient un processus
transformateur — quand on entre en relation avec soimême, sans se faire la morale, sans dureté et sans tromperie —, qu'on peut abandonner les habitudes nuisibles.
Sans maitri, ça tient du mensonge de prétendre qu'on
renonce aux bonnes vieilles habitudes. C'est un point
important.
43
On cultive quatre qualités principales quand on médite :
la détermination, la vision claire, l'expérience de la douleur émotionnelle et l'attention au moment présent. Ces
qualités s'appliquent à la méditation assise, mais elles
sont aussi essentielles pour toutes les pratiques de la
bodhichitta et pour entrer en relation avec les situations
difficiles de notre quotidien.
Détermination. Quand on pratique la méditation, on
renforce sa capacité à être ferme avec soi-même. Quoi
qu'il advienne — courbatures, ennui, sommeil ou pensées
et émotions les plus folles — on reste loyal envers son
expérience. Même si de nombreux méditants aimeraient
bien le faire, on ne court pas hors de la salle en criant.
On reconnaît plutôt cette impulsion comme une pensée,
sans l'étiqueter bonne ou mauvaise. Ce n'est pas une
tâche facile. Il ne faut jamais sous-estimer sa tendance
à tout laisser tomber quand on a mal.
On nous encourage à méditer chaque jour, même peu
de temps, pour développer la fermeté envers soi-même.
On s'assoit quelles que soient les circonstances — qu'on
se sente bien ou malade, de bonne humeur ou déprimé,
que la méditation se passe bien ou soit un fiasco total.
À force de méditer, on s'aperçoit que l'objet de la méditation n'est pas de bien méditer ni d'atteindre un quelconque état idéal. Il s'agit de savoir rester présent à
soi-même. Il est de plus en plus clair qu'on ne peut se
délivrer des schémas d'autodestruction sans acquérir une
intelligence pleine de compassion de ce qu'ils sont.
Un des aspects de la détermination se résume simplement à être dans son corps. Parce que la méditation met
l'accent sur le travail avec l'esprit, il est facile d'oublier
qu'on a aussi un corps. Quand on s'assied pour méditer,
il est important de détendre son corps et d'entrer en
44
contact avec ce qui s'y passe. En commençant par le
sommet de la tête, on peut consacrer quelques minutes
à fixer son attention sur toutes les parties du corps.
Quand on arrive à des endroits douloureux ou tendus, on
peut inspirer et expirer trois ou quatre fois en fixant son
attention sur cette zone. Une fois arrivé à la plante des
pieds, on peut arrêter, ou, si on en a envie, on peut répéter ce balayage du corps de bas en haut. Puis, à n'importe
quel moment de sa méditation, on peut rapidement se
remettre en phase avec la sensation d'unité dans son
corps. Pour un instant on peut ramener directement sa
vigilance à ici et maintenant. On est assis. Il y a des sons,
des odeurs, des visions, des douleurs ; on inspire et on
expire. On peut se rebrancher ainsi à son corps quand
on en a envie — une ou deux fois au cours d'une session
de méditation. Ensuite on revient à la technique.
Dans la méditation, on découvre son agitation innée.
Parfois on se lève et on quitte la pièce. Parfois on reste
assis, mais le corps se tortille et s'agite et l'esprit part très
loin. L'expérience est à l'occasion si désagréable qu'on
peut avoir l'impression qu'il est impossible de rester
ainsi. Pourtant cette impression peut renfermer des enseignements sur soi-même, mais aussi sur ce qu'est un être
humain. On trouve tous une sécurité et du confort dans
le monde imaginaire des souvenirs, des fantasmes et des
projets. On refuse carrément de demeurer dans la nudité
de son expérience présente. Demeurer présent, cela ne
se fait pas de bon coeur. C'est à ces moments-là que
seuls la douceur et l'humour peuvent donner la force de
s'apaiser.
L'instruction essentielle c'est : reste... reste... reste
tout bonnement. Apprendre à rester avec soi-même en
méditation, c'est comme entraîner un chien. Si on le bat,
45
on aura un chien obéissant mais rigide et plutôt terrifié.
Il se peut qu'il obéisse quand on dit : « Couché ! »
« Viens » « Retourne-toi ! » « Assis ! », mais il sera
névrosé et désorienté. Au contraire, l'entraînement par
la douceur donne quelqu'un de souple et de sûr de lui,
qui n'est pas bouleversé par les situations imprévisibles
et peu rassurantes.
Par conséquent, chaque fois qu'on s'égare, on s'encourage avec douceur à « rester » et à s'apaiser. Quand
on se sent nerveux ? Reste ! Quand l'esprit est discursif?
Reste ! Quand la peur et le dégoût mènent le bal ? Reste !
Mal aux genoux, élancements dans le dos ? Reste !
Qu'est-ce qu'il y a pour déjeuner ? Reste ! Qu'est-ce
que je fais ici ? Reste ! Je ne peux pas supporter cela une
minute de plus. Reste ! C'est comme ça que la détermination se cultive.
Vision claire. Après avoir médité quelque temps, il
est fréquent de constater qu'on régresse au lieu d'avancer vers l'éveil. « Avant de commencer à méditer, j'étais
tranquille ; maintenant, je suis toujours agité. » « Je
n'étais jamais en colère, maintenant je le suis sans
arrêt. » On pourrait commencer à se plaindre parce que
la méditation ruine nos vies, mais en fait ces expériences
sont le signe qu'on commence à y voir plus clair. À force
de pratiquer la technique, jour après jour, année après
année, on devient très honnête envers soi-même. Voir
clairement est une autre manière de dire qu'on a moins
d'illusions sur soi-même.
Le poète de la génération beat Jack Kerouac, se sentant fin prêt pour faire une découverte, écrit à un ami
avant de faire une retraite dans une région sauvage :
« Si je n'ai pas une vision sur le pic de la Désolation,
alors je ne m'appelle pas William Blake. » Mais plus tard
46
il écrit qu'il lui était difficile de faire face à la vérité toute
nue. « Je m'étais dit, quand j'arrive au sommet en juin...
et que tout le monde s'en va... je serai face à face avec
Dieu ou le Tathagata [Bouddha] et je trouverai une fois
pour toutes le sens de toute cette existence et de toute
cette souffrance... mais au lieu de ça je suis arrivé face
à face avec moi, pas d'alcool, pas de drogue, aucune
chance de truquer quoi que ce soit, mais face à face avec
le Vieux Haïssable... Moi. »
La méditation demande de la patience et de la maitri.
Si ce processus d'acquisition d'une vision claire n'est
pas fondé sur la compassion envers soi-même, il deviendra processus d'auto-agression. Il faut de la compassion
envers soi-même pour stabiliser son esprit. On en a
besoin pour travailler avec ses émotions. Pour apprendre
à rester en méditation.
Quand nous apprenons à méditer, on nous enseigne à
nous asseoir d'une certaine façon sur un coussin ou sur
une chaise. On nous enseigne à être simplement dans
l'instant présent, conscient de notre expiration. On nous
enseigne que, quand notre esprit s'est égaré, sans aucune
dureté et sans porter de jugement, nous devons reconnaître cela comme « penser » et revenir à l'expiration.
Nous nous entraînons à revenir à cet instant de présence.
Dans ce processus, notre confusion, notre ahurissement,
notre ignorance commencent à se transformer en vision
claire. Penser devient un nom de code pour voir « juste
ce qui est » — à la fois notre clarté et notre confusion.
Nous n'essayons pas de nous débarrasser de nos pensées.
Au contraire, nous voyons clairement nos mécanismes
de défense, nos croyances négatives à propos de nousmême, nos désirs et nos attentes. Nous voyons aussi la
bienveillance, la vaillance et la sagesse qu'il y a en nous.
47
Grâce à la pratique régulière de la technique d' attentionconscience en éveil, nous ne pouvons plus nous cacher
de nous-même. Nous voyons clairement les barrières
que nous installons pour nous protéger de l'expérience
nue. Bien que nous associions toujours les murs que
nous avons érigés à la sécurité et au confort, nous commençons aussi à les ressentir compe une contrainte.
Cette situation claustrophobique est importante pour un
guerrier. Elle marque le début d'une aspiration à une
alternative à notre petit monde familier. Nous commençons à chercher de l'air. Nous voulons dissoudre les
barrières entre nous et les autres.
Faire l'expérience de notre douleur émotionnelle.
Beaucoup de gens, y compris des méditants de longue
date, utilisent la méditation comme un moyen d'échapper
aux émotions pénibles. Il est possible d'employer improprement l'étiquette « penser » pour repousser la négativité. Même si on nous a répété mille fois de demeurer
ouvert à tout ce qui surgit, on peut toujours utiliser la
méditation comme moyen de répression. La transformation se produit seulement quand nous nous rappelons,
d'un souffle à l'autre, d'une année à l'autre, d'aller vers
notre douleur émotionnelle, sans condamner ni justifier
notre expérience.
Trungpa Rinpoché décrit l'émotion comme une combinaison d'énergie qui existe d'elle-même et de pensées.
L'émotion ne peut pas proliférer sans nos conversations
internes. Si nous sommes en colère quand nous nous
asseyons pour méditer, on nous a appris à étiqueter nos
pensées avec le mot « penser » et à les abandonner.
Cependant, sous les pensées quelque chose demeure
— une énergie vitale, vibrante. Cette énergie sous-jacente
48
n'a rien de répréhensible ni de nuisible. La pratique
consiste à rester avec elle, à en faire l'expérience, à la
laisser comme elle est.
11 y a certaines techniques avancées où l'on fait intentionnellement monter les émotions en pensant à des
gens ou des situations qui provoquent en soi la colère, le
désir ou la peur. Il s'agit de laisser aller les pensées et
d'entrer directement en rapport avec l'énergie, en se
demandant : « Qui est-ce que je suis sans ces pensées ? »
La pratique de la méditation est plus simple que cela,
mais j'estime qu'elle est tout aussi audacieuse. Quand la
douleur émotionnelle surgit sans avoir été invitée, on
laisse se dérouler le scénario et on reste avec l'énergie.
C'est une expérience ressentie et non un commentaire
verbal sur ce qui se passe. On peut sentir l'énergie dans
son corps. Si on arrive à demeurer avec elle, sans passer
à l'acte ni la réprimer, elle réveille le méditant. On entend
souvent dire : « Je m'endors constamment durant ma
méditation. Que dois-je faire ? » Il y a des tas d'antidotes
à l'assoupissement, mais celui que je préfère c'est :
« Faites l'expérience de votre colère. »
Refuser de demeurer avec son énergie est une habitude
prévisible chez l'être humain. Passer àl'acte et refouler
cette énergie sont des tactiques qu'on utilise pour tenir
à distance sa douleur affective. Par exemple, la plupart
des gens en colère se mettent à crier ou à exprimer ce
sentiment. On passe alternativement de la rage à la honte,
à la complaisance dans la culpabilité. On devient tellement coincé dans ses obsessions qu'on acquiert une sorte
d'expertise pour se mettre dans tous ses états. C'est ainsi
qu'on n'arrête pas de renforcer ses émotions douloureuses.
49
Je me rappelle qu'une nuit, il y a des années de ça,
j'ai surpris mon petit ami en train d'embrasser passionnément une autre femme. Nous étions dans la maison
d'un ami qui possédait une collection de poteries sans
prix. J'étais hors de moi, à la recherche de quelque chose
à jeter par terre. Je devais remettre en place chaque
objet choisi dans ce but parce que ça valait au moins dix
mille dollars pièce. J'étais dans une rage folle et je ne
pouvais pas trouver d'exutoire ! Je n'avais pas d' autre
choix que de faire l'expérience de ma propre énergie.
L'absurdité de la situation a coupé net ma rage. Je suis
sortie, j'ai regardé le ciel et je me suis mise à rire, puis
à pleurer.
Dans le bouddhisme vajrayana, on dit que la sagesse
est inhérente aux émotions. Lutter contre son énergie,
c'est rejeter la source de la sagesse. La colère sans fixation n'est autre que la sagesse de la vision claire. On fait
l'expérience de l'orgueil sans fixation en tant qu'équanimité. L'énergie de la passion, quand elle est dépourvue
de vouloir-saisir, est la sagesse qui voit sous tous les
angles.
L'entraînement à la bodhichitta fait aussi bon accueil
à l'énergie vive des émotions. Quand elles s'intensifient, on a peur d'habitude. Cette peur rôde toujours
dans notre vie. Dans la méditation assise, on s'exerce à
laisser tomber les histoires qu'on se raconte et à se mettre
à l'écoute des émotions et de la peur. C'est ainsi qu'on
apprend à ouvrir son coeur craintif à l'agitation de sa
propre énergie. On apprend à rester avec la douleur émotionnelle.
Attention au moment présent. Le processus transformateur de la méditation cultive un autre élément :
l'attention au moment présent. On fait le choix, instant
50
après instant, d'être complètement là. Être présent à son
esprit et à son corps du moment présent est une manière
d'être tendre envers soi-même, envers les autres et
envers le monde. Cette qualité d'attention est inhérente
à la capacité d'aimer.
Revenir à l'instant présent demande un certain effort,
mais c'est un effort très léger. L'instruction qu'on donne
c'est : « toucher et lâcher ». On touche les pensées en
les reconnaissant comme l'action de penser et ensuite
on les laisse tomber. C'est une façon de cesser la lutte,
comme si on touchait une bulle avec une plume. C'est
une approche non agressive pour apprendre à être
présent.
On constate parfois qu'on aime ses pensées au point
de refuser de les lâcher. Regarder son cinéma intérieur
est beaucoup plus amusant que ramener son esprit à la
maison. Il n'y a aucun doute que notre monde imaginaire
peut être très savoureux, séduisant. C'est pourquoi on
apprend à consentir un effort « en douceur » pour interrompre ses schémas habituels ; en d'autres termes, on
s'entraîne à cultiver la compassion envers soi-même.
On pratique la méditation pour entrer en relation avec
la maitri et l'ouverture inconditionnelle. Ne rien bloquer
à dessein, toucher directement ses pensées et les abandonner ensuite sans en faire toute une histoire permet de
découvrir que son énergie fondamentale est tendre, saine
et fraîche. On peut commencer son entraînement de
guerrier et découvrir par soi-même que c'est la bodhichina, et non la confusion, qui constitue la base.
5
LES SLOGANS DU GUERRIER
Entraîne-toi à l'aide de slogans
en toute activité.
Slogan de l'entraînement
de l'esprit d'ATISHA.
Au me siècle, Atisha Dipankara, maître indien, a introduit les enseignements complets sur la bodhichitta au
Tibet. En particulier, il a insisté sur ce qu'on appelle les
enseignements du lojong, les enseignements de l'entraînement de l'esprit. Ce qui rend ces enseignements très
actuels, c'est qu'ils nous montrent comment transformer
les circonstances difficiles en voie d'éveil ; ce que nous
détestons le plus dans la vie est le plat de résistance des
pratiques de l'entraînement de l'esprit d'Atisha. Ce qui
nous semble être les plus grands obstacles — la colère, le
ressentiment, la raideur — s'utilise comme combustible
pour éveiller la bodhichitta.
Pendant quelque temps après la mort d'Atisha, ces
enseignements ont été gardés secrets et transmis aux
52
seuls disciples proches. Ils n'ont pas été largement diffusés avant le me siècle, quand le geshé tibétain Chekawa
les structura en cinquante-neuf slogans concis. Ces
maximes sont appelées de nos jours slogans du lojong ou
slogans d'Atisha. Se familiariser avec ces consignes et
les garder à l'esprit tout au long de sa vie, c'est s'adonner à une pratique de la bodhichitta* de grande valeur.
Le geshé Chekawa avait un frère qui méprisait les
enseignements bouddhistes et qui lui en faisait voir de
toutes les couleurs. Mais, quand beaucoup de lépreux qui
étudiaient avec Chekawa trouvent la guérison, son frère
se met à s'intéresser vivement à ce qu'on leur avait enseigné. Caché derrière la porte de Chekawa, le frère irascible se met à écouter les enseignements sur la manière
d'utiliser les circonstances difficiles comme voie. Quand
Chekawa s'aperçoit que son frère devient moins irritable, plus souple et plus prévenant, il se rend compte
que son frère écoutait probablement les enseignements
de l'entraînement de l'esprit, et les appliquait. C'est
alors qu'il décide de les enseigner à un public beaucoup
plus large. Il s'est dit que s'ils pouvaient aider son frère,
ils pourraient aider n'importe qui.
D'ordinaire, nous nous laissons si vite emporter par
notre train-train que nous ne modifions pas d'un iota nos
habitudes. Quand nous nous sentons trahi ou déçu,
est-ce qu'il nous vient à l'idée de pratiquer ? D'habitude,
non. Mais c'est ici, au coeur de la confusion, que les slogans d'Atisha sont le plus pénétrants. Il est facile de se
* Pour avoir plus d'information sur les slogans de l'entraînement
de l'esprit, veuillez vous reporter à l'annexe 1, qui dresse la liste des
cinquante-neuf slogans, ainsi qu'à la liste des ouvrages sur l'entraînement aux slogans dans la bibliographie.
53
familiariser avec eux. C'est une autre paire de manches
cependant de se rappeler de les appliquer. Se rappeler
un slogan juste au coeur de l'irritation — par exemple,
« Médite toujours sur tout ce qui t'exaspère » — pourrait
permettre de marquer une pause avant d'exprimer notre
exaspération en disant une méchanceté. Une fois qu'il
nous est familier, un slogan comme celui-ci va jaillir
spontanément dans notre esprit et nous rappeler de rester
avec l'énergie émotionnelle, au lieu de passer à l'acte.
Les slogans de l'entraînement de l'esprit nous lancent
un défi. Quand nous fuyons l'instant présent en cédant
à une réaction habituelle, ne pouvons-nous pas nous
rappeler un slogan capable de ramener au moment présent ? Plutôt que de nous faire tourner comme un toton,
ne pouvons-nous pas laisser l'intensité émotionnelle de
ce moment brûlant comme une braise ou froid comme
la glace nous transformer ? L'essence de la pratique des
slogans, c'est d'adopter une attitude de guerrier envers
le malaise. Elle nous encourage à nous demander :
« Comment puis-je pratiquer en ce moment précis, juste
sur ce point douloureux, et transformer cela en voie de
l'éveil ? » Chaque jour les occasions ne manquent pas de
poser cette question.
Le slogan « Entraîne-toi dans les trois difficultés »
nous donne une instruction sur la manière de pratiquer
et d'interrompre nos réactions habituelles. Les trois difficultés sont : voir la névrose comme névrose ; faire quelque
chose de différent ; et aspirer à continuer de pratiquer de
cette manière.
Reconnaître qu'on est complètement chamboulé est
la première étape, et la plus difficile, dans toute pratique.
Si on n'admet pas avec compassion qu'on est coincé, il
est impossible de se libérer de la confusion. « Faire
54
quelque chose de différent » c'est faire n'importe quelle
action qui coupe court à sa vieille habitude de se laisser
aller avec obstination à ses émotions. On fait tout ce
qu'on peut pour couper court à la forte tendance à s'emballer. On peut laisser tomber le scénario et entrer en
relation avec l'énergie sous-jacente, ou faire n'importe
laquelle des pratiques de la bodhichitta que propose ce
livre. Tout ce qui n'est pas habituel convient — y compris
chanter, danser ou courir autour du pâté de maisons,
tout ce qui ne renforce pas les habitudes invalidantes. La
troisième pratique difficile, c'est se rappeler que ce n'est
pas quelque chose à faire seulement une fois ou deux.
Rompre avec ses habitudes destructrices et éveiller son
coeur, c'est l' oeuvre de toute une vie.
Essentiellement, la pratique est toujours la même : au
lieu d'être la proie d'une réaction en chaîne de revanche
et de haine de soi, on apprend progressivement à saisir
la réaction émotionnelle et à laisser tomber les scénarios. On éprouve ensuite pleinement toute la sensation
physique. On peut, par exemple, l'inspirer dans son
propre coeur. À force de reconnaître l'émotion, de laisser
tomber toute l'histoire qu'on se raconte à ce sujet et de
ressentir l'énergie du moment, on cultive la compassion
envers soi-même. On peut alors faire un pas de plus :
reconnaître qu'il y a des milliers de gens qui éprouvent
les mêmes choses et inspirer l'émotion pour tous en
faisant le voeu que tous les êtres sortent de la confusion
et se libèrent de leurs réactions restrictives habituelles.
Lorsqu'on peut prendre acte de sa propre confusion avec
compassion, il est possible d'élargii cette compassion à
tous ceux qui sont tout aussi déroutés. C'est dans cette
étape d'élargissement du cercle de la compassion que
réside la magie de l'entraînement de la bodhichitta.
55
L'ironie, c'est que ce que nous cherchons le plus à
éviter dans la vie est crucial pour éveiller la bodhichitta.
C'est dans ces lieux riches d'émotions qu'un guerrier
gagne sagesse et compassion. On souhaite, bien sûr,
beaucoup plus souvent quitter ces lieux qu'y demeurer.
C'est pourquoi la compassion envers soi et le courage
sont vitaux, car demeurer dans la souffrance sans bienveillance n'est rien d'autre que se livrer une guerre.
Quand les fondements s'écroulent, il se pourrait qu'on
se rappelle tout à coup le slogan : « Si tu peux pratiquer
même distrait, tu es bien entraîné. » Si on arrive à pratiquer lorsqu'on se sent jaloux, amer, méprisant, ou qu'on
se déteste, c'est qu'on est bien entraîné. Encore une
fois, pratiquer signifie cesser de renforcer les modes de
comportement habituels qui emprisonnent, et faire tout
ce qu'on peut pour s'oxygéner et secouer la tendance à
se justifier, à se dénigrer. On s'efforce de demeurer avec
cette forte énergie sans l'extérioriser ni la réprimer. Avec
le temps, les habitudes deviennent plus perméables.
Nos automatismes sont bien établis, séduisants et
réconfortants. Vouloir seulement leur donner un peu
d'air ne suffit pas. Ceux d'entre nous qui luttent avec ça
le savent bien. La conscience éveillée est essentielle.
Est-ce que nous voyons les histoires que nous nous
racontons et remettons en question leur validité ? Quand
une émotion forte nous distrait, est-ce que nous nous
rappelons que c'est notre voie ? Pouvons-nous ressentir
l'émotion et l'inspirer dans notre coeur pour nous-même
et pour tous les autres ? Si nous arrivons à nous souvenir de faire cette expérience, même occasionnellement,
c'est en guerrier que nous nous entraînons. Et quand
nous ne pouvons pas pratiquer, parce que nous sommes
distrait, tout en sachant que nous ne le pouvons pas,
56
nous nous entraînons bien quand même. Il ne faut jamais
sous-estimer la puissance que renferme l'action de reconnaître ce qui se passe avec compassion.
Quand nos paroles et nos actions nous déroutent, et
qu'on ne sait plus trop ce qui fait du tort ou non, le slogan « Des deux témoins retiens le principal » pourrait
surgir de nulle part. Des deux témoins — moi et l'autre —
nous sommes le seul à connaître la vérité entière sur
nous-même.
C'est parfois l'information que renvoie le monde extérieur qui permet de voir sa propre ignorance. Les autres
peuvent être extrêmement utiles pour montrer ce qu'on
refuse de voir clairement. En particulier, lorsque leurs
propos font grimacer, il serait sage de prêter attention à
leur perspicacité et leur critique. Mais, finalement, c'est
nous qui savons ce qui se passe dans notre coeur et notre
esprit. Nous sommes les seuls à entendre nos conversations internes, à savoir si nous sommes en retrait ou si
nous nous sentons inspiré.
Quand on commence à s'entraîner on peut voir qu'on
ne savait pas trop ce qu'on faisait. D'abord, on se rend
compte qu'on est rarement capable de se détendre dans
le moment présent. On voit ensuite qu'on a mis au point
toutes sortes de stratégies pour éviter de demeurer présent, en particulier quand on craint d'être blessé d'une
manière ou d'une autre. On constate aussi qu'on croit
fermement que faire tout comme il faut pourrait permettre de trouver un endroit hors de danger, confortable
et sûr pour y passer le reste de sa vie.
Ayant grandi dans les années cinquante, j'ai cru un
certain temps que les séries télévisées montraient la
famille type. Ils s'entendaient tous très bien. Personne ne
buvait ni ne piquait de colère. Il n'y avait jamais rien de
57
vraiment laid. Beaucoup d'entre nous s'imaginaient à
coup sûr que seule leur famille faisait exception à la
règle. La vérité était tacitement en faveur de ce rêve
américain.
À force de pratiquer, on commence à reconnaître la
différence entre ses fantaisies et la réalité. Plus on est
résolu à assumer son expérience et plus on devient
conscient du moment où on se raidit et se replie. Quand
on se dénigre, est-ce qu'on le sait ? Est-ce qu'on comprend d'où nous vient le désir d'envoyer un bon coup de
poing à quelqu'un ? Est-ce qu'on aspire à cesser de descendre cette même vieille pente d'autodestruction ? Estce qu'on se rend compte que la souffrance qu'on vit est
le lot de tous les êtres ? A-t-on le moindre désir que
tous cessent de semer les graines de la douleur ? Seul le
« témoin principal » connaît les réponses à ces questions.
On ne peut pas toujours s'attendre à se surprendre
dans le tourbillon de ses réactions habituelles. À mesure
qu'on se prend sur le fait plus souvent et qu'on s'emploie
à rompre ses habitudes, on sait que l'entraînement de la
bodhichitta s'infiltre. Le désir de s'aider soi-même mais
aussi tous les êtres doués de sensibilité va croître lentement.
Ainsi, dans toutes les activités, pas seulement quand
ça va bien ou particulièrement mal, entraînez-vous avec
les slogans de la bodhichitta d'Atisha. Mais souvenezvous : « N'essaie pas d'arriver le premier », « Abandonne tout espoir de fruit » et « Ne t'attends pas aux
éloges ».
6
LES QUATRE QUALITÉS
SANS LIMITES
Que tous les êtres doués de sensibilité jouissent du bonheur et de
la racine du bonheur.
Qu'ils soient libérés de la souffrance
et de la racine de la souffrance.
Qu'ils ne soient pas séparés du
grand bonheur dépourvu de
souffrance.
Qu'ils demeurent dans la grande
équanimité dénuée de passion,
d'agressivité et de préjugés.
Le chant
des quatre incommensurables.
Il ne tient qu'à nous. Nous pouvons passer notre vie
soit à entretenir nos ressentiments et nos convoitises,
soit à explorer la voie du guerrier — en cultivant notre
ouverture d'esprit et notre courage. La plupart des gens
n'arrêtent pas de renforcer leurs habitudes négatives et
59
de semer les graines de leur propre souffrance. Les pratiques de la bodhichitta, par contre, sont autant de moyens
de jeter les semences du bien-être. Les pratiques de
l'aspiration aux quatre qualités sans limites sont particulièrement puissantes : la bienveillance, la compassion,
la joie et l'équanimité.
On commence par la réalité qu'on connaît bien : on
formule le voeu que soi-même et ses proches soient heureux et libérés de la souffrance. Puis on étend peu à peu
cette aspiration à un cercle de relations plus large. On
démarre à l'endroit où l'on se trouve, là où les aspirations
semblent authentiques. On prend acte d'abord de ce qui
nous fait éprouver de l'amour, de la compassion, de la
joie et de l'équanimité. Il s'agit de repérer l'expérience
actuelle qu'on fait de ces quatre qualités sans limites,
peu importe son importance : l'amour de la musique,
l'empathie pour les enfants, la joie d'entendre de bonnes
nouvelles, le sentiment d' équanimité qu'on vit au milieu
de bons amis. Même si l'expérience semble plutôt
maigre, on peut néanmoins commencer avec ça et la
cultiver. Pas nécessaire que ce soit mirobolant.
Cultiver ces quatre qualités procure une intuition
pénétrante de son expérience courante. Cela permet de
comprendre instantanément l'état de son coeur et de son
esprit. On fait l'expérience de l'amour, de la compassion,
de la joie et de l'équanimité, ainsi que de leurs opposés.
On apprend quel effet ça fait quand une de ces quatre
qualités est coincée et, au contraire, quand elle circule
librement. On ne fait jamais semblant de ressentir quelque
chose qu'on ne ressent pas. La pratique repose sur la capacité d'englober toute l'expérience. À force de connaître
intimement la façon dont on se referme ou dont on
s'ouvre, on éveille son potentiel illimité.
60
Même si pour commencer la pratique on aspire à ce
que soi-même et ses proches soient libérés de la souffrance, on peut avoir l'impression de ne dire ces mots
que du bout des lèvres, car ce souhait compatissant
envers les siens peut sembler bidon. Mais tant qu'on ne
se raconte pas d'histoires, ce faux-semblant a le pouvoir
de révéler la bodhichitta. Bien qu'on sache exactement
ce qu'on ressent, on formule les voeux pour aller au-delà
de ce qui semble possible à cet instant. Après avoir pratiqué pour soi-même et ses proches, on peut élargir cette
pratique davantage : on fait rayonner sa bienveillance
vers ceux pour lesquels on n'éprouve rien et même vers
les êtres qu'on n'aime pas.
On pourrait penser que dire: « Que cette personne qui
me rend dingue soit heureuse et libérée de la souffrance »
n'est que pure chimère. Il est probable que ce qu'on
éprouve vraiment c'est de la colère. Cette pratique peut se
comparer à une séance d'entraînement qui étire le coeur
au-delà de ses capacités actuelles. On peut s'attendre à
rencontrer des résistances. On découvre ses limites : on
peut rester ouvert à certains, mais on demeure fermé à
d'autres. On voit sa propre clarté aussi bien que sa confusion. On apprend de première main ce qu'a appris toute
personne qui s'est engagée sur cette voie : chaque être
est fait d'un tas de paradoxes, riches de potentiel, qui se
compose à la fois de sagesse et de névrose.
Pratiquer l'aspiration n'est pas la même chose que
faire des affirmations. Affamer revient à se dire à soimême qu'on est plein de compassion et courageux afin
de dissimuler que, secrètement, on se considère comme
un perdant. En pratiquant les quatre qualités sans limites,
on n'essaie pas de se convaincre soi-même de quoi que
61
ce soit ni de cacher ses sentiments véritables. On exprime
sa bonne volonté à ouvrir son coeur et à se rapprocher de
ses peurs. La pratique de l'aspiration aide à accomplir ce
travail dans des relations de plus en plus difficiles.
Si on se rend compte de l'amour, de la compassion,
de la joie et de l'équanimité qu'on ressent à cet instant
et si on cultive ces qualités grâce à cette pratique, leur
accroissement se fera de lui-même. Éveiller les quatre
qualités fournit la chaleur nécessaire pour qu'une force
illimitée émerge. Elles ont le pouvoir de dégeler les habitudes inutiles et de faire fondre les fixations et les
défenses dures comme la glace. On ne se force pas à être
bon. Quand on constate à quel point on peut être froid
ou agressif, on ne se demande pas de se repentir. Au
contraire, ces pratiques d'aspiration font croître la capacité à demeurer constant vis-à-vis de son expérience,
quelle qu'elle puisse être. De cette manière, on en vient
à connaître la différence entre un esprit fermé et un esprit
ouvert, on fait naître peu à peu la conscience de soi et la
bonté dont on a besoin pour faire du bien aux autres. Ces
pratiques débloquent l'amour et la compassion, la joie
et l'équanimité, elles en utilisent l'infini potentiel de
multiplication.
7
LA BIENVEILLANCE
La paix entre les nations doit
reposer sur la base solide qu'est
l'amour entre les individus.
Mahatma GANDHI.
Nos efforts personnels pour vivre de façon humaine
dans ce monde ne sont jamais perdus. Choisir de cultiver
l'amour plutôt que la colère est peut-être tout bonnement
ce qu'il faut pour sauver la planète de l'extinction.
Qu'est-ce qui permet à notre bonne volonté de
s'étendre et à nos préjugés et à notre colère de diminuer ?
C'est une question d'importance. On dit traditionnellement que la racine de l'agressivité et de la souffrance,
c'est l'ignorance. Mais qu'est-ce que nous ignorons ?
Retranché dans la vision étroite de nos petites affaires,
ce que nous ignorons c'est notre parenté avec les autres.
Reconnaître notre interdépendance — comprendre de
mieux en mieux que c'est à nous que nous faisons du mal
63
quand nous nuisons aux autres — est l'une des raisons qui
justifient l'entraînement de guerrier-bodhisattva. Nous
apprenons donc à reconnaître à quel point nous sommes
tendu. Nous nous entraînons à voir que l'autre n'est pas
si différent de nous. Nous nous entraînons à ouvrir notre
coeur et notre esprit dans des situations de plus en plus
difficiles.
Pour l'aspirant bodhisattva, l'essentiel de la pratique
est de cultiver la maitri. Dans les enseignements de
Shambhala, cela s'appelle « placer son esprit craintif
dans le berceau de la bienveillance ». Une autre image de
la maitri ou de la bienveillance est celle de la mère oiseau
qui protège ses petits et s'en occupe jusqu'à ce qu'ils
soient assez forts pour s'envoler du nid. Les gens demandent parfois : « Qui suis-je dans cette image — la mère ou
les oisillons ? » La réponse c'est que nous sommes les
deux — à la fois la mère aimante et ces affreux oisillons.
Il est facile de s'identifier aux petits — aveugles, mal
dégrossis et réclamant désespérément de l'attention.
Nous sommes un mélange poignant de quelque chose qui
n'est pas si beau que ça et qu'on chérit quand même tendrement. Que ce soit là l'attitude qu'on adopte envers
soi-même ou envers autrui, c'est la clé pour apprendre à
aimer. Nous restons avec nous-même et les autres quand,
dépourvu de plumes, nous réclamons à cor et à cri de la
nourriture, tout comme lorsque nous sommes plus adulte
et plus présentable aux yeux du monde.
À force de pratiquer la bienveillance, on apprend
d'abord à être honnête et compatissant envers soi-même,
et à s'aimer. Au lieu de se dénigrer davantage, on se met
à cultiver une bienveillance éclairée. Parfois on se sent
bien et fort. À d'autres moments, on se sent faible et
64
inadapté. Mais, comme l'amour maternel, la maitri est
inconditionnelle. Peu importe comment on se sent, on
peut aspirer à être heureux. On peut apprendre à agir et
à penser de manière à jeter les semences de son bien-être
futur, à devenir peu à peu plus au fait de ce qui cause du
bonheur ou de ce qui cause de la douleur. Sans bienveillance envers soi-même, il est difficile, sinon impossible, d'éprouver une bienveillance authentique envers
autrui.
Passer de l'agressivité à la bienveillance inconditionnelle peut sembler une tâche écrasante. Mais on commence par ce qui est familier. L'instruction pour cultiver
une maitri sans limites est de chercher d'abord la tendresse qu'on ressent déjà. On entre en contact avec la
reconnaissance ou la gratitude qu'on éprouve — sa capacité de ressentir la bienveillance. D'une façon qui n'a
rien de théorique, on entre en contact avec le point sensible de la bodhichitta. 11 importe peu que le contact se
fasse grâce à la tendresse de l'amour ou à la vulnérabilité de l'être qui est seul. Si on cherche ce lieu tendre et
dénué de protection, on peut toujours le trouver.
Par exemple, même dans une rage dure comme la
pierre, si on regarde sous la surface de l'agression, on
découvre généralement de la peur. Sous la solidité de la
colère, il y a quelque chose qui est à vif et très sensible.
Sous la défensive, il y ale coeur brisé, sans protection, de
la bodhichitta. Mais au lieu de ressentir cette tendresse,
on a tendance à se fermer complètement et à se protéger
du malaise. Le problème n'est pas de se refermer. En réalité, être conscient du moment de la fermeture est un élément essentiel de l'entraînement. La première étape du
développement de la bienveillance c'est de voir quand
65
on érige des barrières entre les autres et soi-même. Cette
prise de conscience faite avec compassion est capitale.
Si on ne comprend pas — sans porter de jugement de
valeur — qu'on durcit son coeur, il n'est pas possible de
dissoudre cette armure. Sans dissolution de l'armure, la
bienveillance de la bodhichitta est toujours entravée.
On fait toujours obstacle à sa capacité innée d'aimer
sans ordre du jour.
On s'entraîne donc à éveiller la bienveillance de la
bodhichitta dans toutes sortes de relations, qu'elles soient
sincères ou bloquées. Toutes ces relations deviennent
autant d'aides pour découvrir sa capacité à ressentir et
exprimer de l'amour.
La pratique formelle de la bienveillance, ou maitri,
comporte sept étapes*. On fait d'abord naître la bienveillance envers soi-même, on l'élargit ensuite, à son
rythme, pour y inclure ses proches, les amis, les
« neutres », ceux et celles qui ont l'art d'irriter, tous
ceux qu'on vient de mentionner, mais cette fois en tant
que groupe, pour finir par tous les êtres de tous les
temps et de tous les lieux. Peu à peu, on élargit le cercle
de la bienveillance.
L'aspiration traditionnellement utilisée est : « Que
moi-même et qu'autrui puissent jouir du bonheur et de
la racine du bonheur. » Quand j'enseigne cette matière,
j'ai constaté que les gens ont du mal à accepter le mot
bonheur. Ils disent des choses du genre : « La souffrance
m'a beaucoup appris et le bonheur m'a causé des
ennuis. » Ils ne sont pas certains que le bonheur est ce
qu'ils souhaitent pour eux et pour les autres ; c'est peut* L'annexe présente une vue d'ensemble plus concise.
66
être parce que la notion conventionnelle de bonheur est
beaucoup trop limitée.
Pour arriver au coeur de la pratique de la bienveillance,
on peut avoir besoin de formuler en ses propres mots
l'aspiration au bonheur. Un homme m'a dit un jour qu'il
aspirait à ce que lui et les autres réalisent au maximum
leur potentiel. Et une femme que je connais souhaite que
nous apprenions tous à parler, à penser et à agir de
manière à augmenter le bien-être fondamental. Quelqu'un d'autre aspire à ce que tous les êtres, y compris
elle-même, commencent à avoir confiance en leur bonté
primordiale. Il est important que chacun de nous formule
cette aspiration le plus authentiquement possible.
Pour faire cette pratique, il est utile de réfléchir à
l'avance aux personnes ou aux animaux envers lesquels
on éprouve déjà de la bienveillance. Il peut s'agir d'un
sentiment de gratitude, de reconnaissance ou de tendresse. Tout sentiment venu d'un coeur authentique
convient. Si cela semble utile, on peut même établir
une liste de ceux et celles qui inspirent facilement ces
sentiments.
Traditionnellement, on commence la pratique avec
soi-même, mais certains trouvent ça trop difficile parfois. Il est important de s'inclure soi-même, mais le
choix de l'être avec qui on démarre la pratique n'est pas
capital. L'essentiel est d'entrer en contact avec une honnête bonne volonté et de l'encourager à s'étendre. Si
l'on peut ouvrir facilement son coeur à son chien ou à
son chat, pourquoi ne pas commencer par là et passer
ensuite à des relations plus difficiles. La pratique consiste
à entrer en contact avec le point sensible, d'une façon
qui ait du sens pour soi-même, et non à simuler un
67
sentiment particulier. Il suffit de localiser cette capacité
à ressentir la bienveillance et de l'entretenir, même si
elle va et vient.
Avant de commencer la pratique de l' aspiration, il
est bon de faire tranquillement quelques minutes de
méditation assise. Puis on commence la pratique de la
bienveillance en sept étapes. On dit : « Que moi-même
(ou un être aimé) puisse jouir du bonheur et de la racine
du bonheur », ou bien on exprime cela avec ses propres
mots. On peut dire : « Que nous apprenions à devenir
des êtres qui aiment vraiment. » Ou bien : « Que nous
ayons assez à manger et un endroit agréable et sûr pour
dormir. »
Après avoir exprimé cette aspiration pour soi-même
et pour quelqu'un qu'il est facile d'aimer, on passe à un
ami. Cette relation devrait être légèrement plus compliquée. Par exemple, on a de la tendresse pour son amie,
mais il est possible qu'on se sente aussi jaloux d'elle.
On dit : « Que Jane puisse jouir du bonheur et de la
racine du bonheur. » Et nous faisons rayonner de la bienveillance dans sa direction. On peut consacrer autant
de temps qu'on veut à chaque étape de ce processus,
sans se critiquer s'il arrive qu'on le trouve artificiel
ou forcé.
La quatrième étape consiste à cultiver de la bienveillance pour une personne neutre. Il peut s' agir de
quelqu'un qu'on a rencontré mais qu'on ne connaît pas
vraiment. On ne ressent pas de sentiment, positif ou
négatif, envers cette personne. On dit : « Que le commerçant (ou le conducteur d'autobus, ou la voisine du
dessous, ou le mendiant dans la rue) puisse jouir du bonheur et de la racine du bonheur. » Ensuite on observe,
68
sans porter de jugement, pour voir si le coeur s'ouvre ou
se ferme complètement. On prend conscience du moment
où la tendresse est bloquée et de celui où elle circule
librement.
Selon les enseignements bouddhistes, tout au long
de nombreuses vies, tous les êtres ont été nos mères. À
une époque ou une autre, tous ces gens ont sacrifié leur
confort pour assurer notre bien-être, et vice versa. Même
si de nos jours le mot « mère » n'a pas toujours une
connotation positive, l'important est de considérer toute
personne qu'on rencontre comme quelqu'un qu'on aime
d'amour. À force de remarquer et d'apprécier les gens
dans les rues, à l'épicerie, dans les embouteillages, dans
les aéroports, on peut augmenter sa capacité à aimer.
On utilise ces aspirations pour affaiblir les barrières de
l'indifférence et rendre disponible le bon coeur de la
bienveillance.
La cinquième étape de la pratique de maitri consiste à
travailler avec une personne difficile qu'on trouve irritante; quand on la voit, on cuirasse son coeur. On reprend
comme avant en faisant l'aspiration de la bienveillance.
« Que cette personne qui me tape sur les nerfs jouisse du
bonheur et de la racine du bonheur. Que cette femme qui
me contrarie éveille sa bodhichitta. » Il vaut mieux, surtout au début, ne pas choisir ceux et celles avec lesquels
nos relations sont le plus tendues. En effet, si on saute
directement dans les traumatismes de sa vie, on sera
submergé et on risque alors de se mettre à craindre la
pratique et de s'en éloigner. Donc, dans cette cinquième
étape, on travaille sur la négativité, mais pas sur ses
aspects les plus rébarbatifs. Si on commence d'abord
avec des relations moins difficiles, on peut être sûr que
69
sa capacité à rester ouvert à ceux qu'on n'aime pas va
s'accroître d'elle-même petit à petit.
Parce qu'elles défient le pratiquant jusqu'aux limites
de son ouverture d'esprit, les relations difficiles sont, à
de nombreux égards, celles qui ont le plus de valeur
pour lui. Les gens qui nous irritent sont nécessairement
ceux qui nous arrachent notre masque. Grâce à eux, nous
pourrions en venir à voir très clairement nos mécanismes de défense. Shantideva l'a expliqué ainsi : si nous
souhaitons pratiquer la générosité et qu'un mendiant
arrive, c'est une bonne nouvelle. Le mendiant nous
donne l'occasion d'apprendre à donner. De même, si
nous voulons pratiquer la patience et la bienveillance
inconditionnelle et qu'un ennemi arrive, quelle aubaine.
Sans ceux qui nous irritent, nous n'aurions jamais aucune
chance de pratiquer.
Avant qu'Atisha n'introduise les pratiques de la bodhichitta depuis l'Inde jusqu'au Tibet, on lui avait dit que
tous les habitants du Tibet étaient bienveillants et enjoués.
Craignant de n'avoir personne pour le provoquer et lui
indiquer sur quoi il devait travailler, il décide donc d'emmener avec lui la personne avec laquelle il avait le plus
de difficultés — son serviteur bengali, préposé au thé,
aussi habile que son gourou à lui faire voir ses fautes. Le
plus drôle de l'histoire c'est qu'il n'avait vraiment pas
besoin de ce serviteur bengali, car il y avait déjà une
foule d'êtres agaçants au Tibet.
La sixième étape de la pratique s'appelle « dissoudre
complètement les barrières ». Il s'agit de se visualiser
soi-même, de visualiser ceux qu'on aime, un ami, une
personne neutre et celui qui dans sa vie joue le rôle du
bengali préposé au thé — tous debout en face de soi.
70
À cette étape, on s'efforce d'éprouver de la bienveillance
envers tous ces individus. On développe une bienveillance égale pour ceux qu'on aime et pour ses ennemis, ainsi que pour ceux qui suscitent de l'indifférence.
On se dit : « Que chacun d'entre nous jouisse également du bonheur et de la racine du bonheur. » Ou bien
on peut mettre tout ça dans ses propres mots.
La septième et dernière étape consiste à élargir le souhait de bienveillance à tous les êtres. Ôn étend l'aspiration aussi loin que possible. On commence par ses
proches pour, peu à peu, agrandir le cercle et y inclure
le voisinage, la ville, la nation, l'univers. « Que tous les
êtres de l'univers jouissent du bonheur et de ses causes. »
Cela revient à formuler l'aspiration que l'univers tout
entier connaisse la paix.
Chaque étape de la pratique procure une chance
supplémentaire de chasser les tensions de son coeur. Il est
bon de prendre seulement une étape et de la travailler
quelque temps. En fait, beaucoup de gens s'entraînent
sur la première étape une semaine ou plus, et aspirent
maintes et maintes fois à jouir du bonheur et de sa cause.
Il est possible de simplifier le processus. Une forme de
la pratique de la bienveillance comporte seulement cer
trois étapes : « Que je jouisse du bonheur et de ses causes.
Que vous jouissiez du bonheur et de ses causes. Que tous
les êtres, partout, soient heureux. »
À la fin de la pratique de la bienveillance, on laisse
tomber tous les mots, tous les souhaits pour revenir à la
simplicité non conceptuelle de la méditation assise.
L'essentiel de cette pratique c'est de mettre à nu la
capacité à aimer sans préjugé. Faire les aspirations, c'est
comme arroser la graine de la bonne volonté pour
71
qu'elle grandisse. Ce faisant, on se familiarise avec ses
obstacles : torpeur, inadaptation, scepticisme, ressentiment, indignation du bien-pensant, orgueil et tous les
autres sentiments. À force de faire cette pratique, on
apprivoise ses peurs, sa cupidité et son aversion. Si on ne
prête pas attention à ses propres démons, toute possibilité de bienveillance inconditionnelle envers les autres est
inconcevable. C'est alors que tout ce qu'on rencontre
devient une occasion de pratiquer la bienveillance.
8
LA COMPASSION
Dans d'autres traditions les démons sont mis dehors. Mais dans
la mienne on les accueille avec
compassion.
Machik LABDRÔN.
Si, pour éveiller la bodhichitta, c'est la capacité à
aimer qu'on développe, on fait de même avec l'aptitude
à éprouver de la compassion. Pratiquer la compassion,
par contre, est un peu plus difficile à tenir que faire
preuve de bienveillance, car la compassion implique la
disposition à ressentir la douleur. Ça demande précisément l'entraînement du guerrier.
Pour éveiller la compassion, Patrul Rinpoché, yogi
qui a vécu au xixe siècle, suggérait d'imaginer des êtres
au supplice, un animal sur le point d'être abattu, un être
humain avant son exécution. Pour rendre la situation
plus immédiate, il recommandait de s'imaginer à leur
place. Une image particulièrement pénible est celle d'une
73
mère sans bras ne pouvant détacher ses yeux de la rivière
déchaînée qui emporte son enfant. Entrer pleinement en
rapport direct avec la souffrance d'un autre être est aussi
douloureux qu'être dans la peau de cette femme. Pour la
plupart d'entre nous, une telle éventualité est terrifiante.
Quand on s'exerce à éprouver de la compassion, il faut
s'attendre à faire l'expérience de craindre la douleur. La
pratique de la compassion exige de la hardiesse. On doit
apprendre à se détendre et à approcher en douceur ce qui
nous terrorise. L'astuce c'est de garder en soi la douleur
émotionnelle, sans se raidir dans l'hostilité, de laisser la
peur adoucir au lieu de durcir sa résistance.
Le simple fait d'évoquer des êtres au supplice peut
être difficile, sans même parler d'agir à leur place. C'est
pourquoi on commence par une pratique plutôt facile.
On cultive le courage en faisant des voeux. On fait le
voeu que tous les êtres, y compris soi-même et ses ennemis, soient libérés de la souffrance et de la racine de la
souffrance.
On utilise la même pratique d'aspiration en sept étapes
pour adoucir son coeur et aussi pour devenir plus honnête et plus indulgent quant au moment et à la manière
dont on s'y prend pour se refermer. Sans se justifier ni
se condamner, on s'ouvre à la souffrance avec courage.
Cette douleur peut être celle qui se produit quand on
érige des barrières ou celle qui résulte de l'ouverture de
son coeur à sa propre peine ou à celle d'un autre. On
apprend autant de ses échecs que de ses succès en faisant ça. En cultivant la compassion, on fait appel à la
totalité de son expérience : la souffrance, l'empathie,
aussi bien que la cruauté et la terreur. Ça doit fonctionner comme ça. La compassion n'est pas une relation
entre un guérisseur et un être blessé ; c'est une relation
74
entre égaux. Ce n'est qu'en connaissant bien sa propre
obscurité qu'on peut être présent à celle des autres. La
compassion ne devient véritable que quand on reconnaît
la condition humaine qui est commune à tous.
Comme pour la pratique de la bienveillance, on commence la pratique de la compassion là où l'on est, puis
on l'élargit à un plus grand nombre de gens. On commence par évaluer son aptitude présente à être vraiment
touché par la souffrance. On établit la liste de ceux qui
suscitent la compassion. Elle peut inclure le petit-fils, le
frère et l'ami qui a peur de mourir, des gens que l'on
voit aux informations ou dont on lit la vie dans un livre.
L'essentiel est simplement d'entrer en contact avec la
compassion authentique, là où on la découvre.
Pour démarrer la pratique formelle de la compassion,
on commence, comme auparavant, par une période de
méditation silencieuse. Puis on fait les sept aspirations.
En commençant par soi-même, on formule l'aspiration
traditionnelle : « Que je sois libéré de la souffrance et de
la racine de la souffrance. » Pour rendre le processus
authentique, on peut exprimer ce voeu dans ses propres
mots. Il est important que cette aspiration ne soit ni
sentimentale ni forcée.
Thich Nhat Hanh propose les variantes suivantes :
« Que je sois sain et sauf. Que je sois exempt de la
colère... de la peur et des soucis. Que je ne tombe ni
dans l'indifférence ni dans les extrêmes de la convoitise
ou de la répugnance. Que je ne sois pas victime de la
tendance à me duper. »
Après l'exercice de compassion envers soi-même,
on passe à la suite de la liste : « Que les animaux de laboratoire ne souffrent pas. Que mon neveu adolescent se
libère de sa dépendance à l'héroïne. Que mon grand75
père, en maison de retraite, ne se sente plus si seul et
apeuré. » L'essentiel n'est pas d'être submergé par toutes
ces souffrances mais simplement de donner naissance à
une compassion authentique.
La troisième étape consiste à visualiser un ami et à
penser que sa vie est dénuée de souffrance. Cela peut
être le souhait formel qu'il ne connaisse ni la souffrance
ni la racine de la souffrance, ou quelque chose de plus
personnel : « Que Jack cesse d'avoir une dent contre son
frère. Que Maria soit libérée de sa douleur physique
implacable. » Puis on place la barre plus haut en passant
aux personnes envers lesquelles on n'éprouve rien de
particulier et à celles qu'on n'aime pas.
Les personnes pour qui on ne ressent rien de particulier, les neutres, constituent un défi intéressant. À ce
stade, beaucoup restent paralysés. On peut prononcer la
formule de l'aspiration, mais on ne peut pas se sentir
proche d'inconnus. Il pourrait être bouleversant de voir
à quel point on est indifférent à tant de gens, et comme
on les craint. En particulier, si on habite une ville, il y a
des milliers de gens que l'on ignore chaque jour. C'est
pourquoi j'estime particulièrement important de prononcer des voeux pour les soi-disant neutres. Quand on
regarde quelqu'un dans la rue en souhaitant qu'il ne
connaisse pas la souffrance, cette personne pénètre
alors dans notre monde. On peut littéralement sentir
les barrières s'abaisser. En faisant cette aspiration compatissante, on commence à se libérer de la prison de
l'isolement et de l'indifférence.
À la cinquième étape, quand on fait naître de la compassion pour ceux qui nous rendent la vie difficile, on
peut voir encore plus clairement ses préjugés et son
aversion. Prononcer un souhait compatissant pour ces
76
gens horripilants et querelleurs peut sembler de la folie
furieuse. Souhaiter que ceux que l'on n'aime pas et dont
on a peur ne souffrent pas, cela semble un peu fort.
C'est le moment de se rappeler que, quand on endurcit
son coeur envers quelqu'un, c'est à soi-même qu'on fait
du mal. Les habitudes de peur, de côlère et d'apitoiement
sur son sort sont toutes renforcées et investies d'un pouvoir quand on persiste à s'y livrer. Ce qu'on peut faire
de plus compatissant, c'est de mettre fin à ces habitudes.
Au lieu de toujours se retirer et de dresser des murs, on
peut faire quelque chose d'imprévisible et formuler une
aspiration compatissante. On peut visualiser le visage de
cette personne qu'on n'aime pas et dire son nom, si cela
est utile. Ensuite, on prononce ces mots : « Que cette
personne qui m'agace soit libérée de la souffrance et de
la racine de la souffrance. » Ce faisant, on commence à
dissoudre sa peur. On fait ce geste de compassion afin
de pouvoir entendre les pleurs du monde.
La sixième étape est celle où nous formulons une
aspiration cômpatissante envers nous-même, l'être aimé,
l'ami, le neutre et ceux avec qui les rapports sont plus
difficiles, tout cela confondu. C'est ainsi que nous nous
entraînons à nous délester des opinions et des préjugés
qui nous isolent les uns des autres. Nous formulons
l'aspiration d'être tous, tant que nous sommes, exempts
de la souffrance et de ses causes. Puis nous étendons de
plus en plus la portée de ce voeu, afin que tous les êtres,
sans exception, soient libres de la souffrance et de la
racine de la souffrance, qu'ils cessent d'être pris au piège
de leurs préjugés.
L'un des résultats de cette pratique c'est qu'on commence à avoir une compréhension plus profonde des
racines de la souffrance. On souhaite non seulement
77
que les manifestations extérieures de la souffrance diminuent, mais aussi qu'on arrête tous d'agir et de penser en
utilisant des moyens qui ne font qu'augmenter l'ignorance et la confusion. On souhaite vivre sans obsessions
ni étroitesse d'esprit. On souhaite dissoudre le mythe
selon lequel les êtres humains sont séparés les uns des
autres.
On dit que tous les êtres sont prédisposés à s'éveiller
et à aller vers autrui et que cette tendance naturelle peut
être développée. C'est ce qu'on fait quand on formule les
aspirations. Mais si on ne cultive pas cette disposition,
elle s'amenuise. La bodhichitta est comme un levain qui
ne perd jamais son pouvoir. Chaque fois qu'on y ajoute
l'humidité et la chaleur de la compassion, elle se dilate
automatiquement. Si, au contraire, on la garde au cong6lateur, rien ne se produit.
À mon avis, il est particulièrement utile d'apporter les
aspirations compatissantes sur la place du marché. J'aime
faire ces pratiques en plein milieu de ce monde paradoxal
et imprévisible. De cette manière, je travaille sur mon
intention mais je commence aussi à agir. Exprimés en
termes traditionnels, deux aspects de la bodhichitta sont
alors pratiqués : l'aspiration et l'action. C'est parfois la
seule façon de sentir cette pratique pertinente face à la
souffrance dont nous sommes constamment témoin.
Dans une queue, je remarque l'adolescent rebelle
devant moi et je formule l'aspiration : « Qu'il soit libéré
de la souffrance et de ses causes. » Dans l'ascenseur,
avec une inconnue, je remarque ses chaussures, ses mains
et l'expression de son visage. Je me dis que, tout comme
moi, elle ne veut pas de stress dans sa vie. Tout comme
moi, elle a des soucis. Par nos espoirs et nos craintes, par
nos plaisirs et nos douleurs, nous sommes profondé78
ment liées l'une à l'autre. Je fais ce genre de choses dans
toutes sortes de situations : au petit déjeuner, dans la
salle de méditation, chez le dentiste.
Quand je pratique ces aspirations improvisées, je ne
me sens plus trop séparée des autres. Quand je lis dans
le journal qu'une personne, que je ne connais pas, a été
victime d'un accident d'auto, j'essaie de ne pas passer
tout de suite à l'article suivant. Je fais naître de la compassion pour elle et pour sa famille comme je le ferais
pour ma meilleure amie. C'est encore plus difficile de
formuler ce genre d'aspirations pour quelqu'un qui a été
violent envers ses semblables.
Les pratiques de l'aspiration des quatre qualités
consistent à s'entraîner à ne pas refuser de s'ouvrir, à
voir ses préjugés sans les entretenir. Peu à peu, on attrapera le coup pour dominer sa peur de la douleur. C'est
le prix à payer pour prendre part aux tristesses du
monde, pour apporter l'amour et la compassion, la joie
et l' équanimité à tous, sans exception aucune.
Un maître m'a dit un jour que si je voulais connaître
un bonheur durable, la seule façon de le faire était de
quitter mon cocon. Quand je lui ai demandé comment
apporter le bonheur aux autres, elle m'a répondu : « Même
méthode. » C'est la raison pour laquelle je travaille
avec ces pratiques d'aspiration: la meilleure manière de
se rendre service à soi-même c'est d'aimer les autres
et de s'en occuper. Ce sont de puissants outils pour
dissoudre les barrières qui perpétuent non seulement
notre propre malheur mais aussi la souffrance de tous
les êtres.
9
LE TONGLEN
Dans la joie et dans la peine tous
sont égaux.
Sois donc le gardien de tous, comme
de toi-même.
SHANTIDEVA.
Le tonglen, ou l'échange de soi-même contre les
autres, est une autre pratique de la bodhichitta pour
mettre en branle la bienveillance et la compassion. En
tibétain, le mot tonglen signifie littéralement « donner et
recevoir ». Il se réfère à notre disposition à recevoir
notre souffrance et notre douleur ainsi que celle des
autres et à renvoyer à tous du bonheur. Les enseignements de la bodhichitta qu'Atisha a introduits au Tibet
comprennent la pratique du tonglen.
Bien qu'il y ait de nombreuses manières d'approcher
le tonglen, l'essence de la pratique est toujours la même.
On inspire ce qui est douloureux et indésirable et on
souhaite sincèrement que soi-même et autrui soient
délivrés de la souffrance. Ce faisant, on laisse tomber le
80
scénario qui accompagne la souffrance pour ressentir
l'énergie dont il est porteur. On ouvre complètement
son coeur et son esprit à tout ce qui surgit. Au moment
d'exhaler, on expire le soulagement de la souffrance
pour que tous soient heureux, soi-même et les autres,
En acceptant, ne serait-ce qu'un instant, de garder
en soi une énergie inconfortable, on apprend peu à peu
à cesser d'en avoir peur. Puis, quand on voit quelqu'un
dans la peine, on ne répugne plus à inspirer sa souffrance
et à expirer du soulagement.
Il y a quatre étapes dans la pratique formelle du tonglen. La première est un court instant d'immobilité ou
d'ouverture, un moment de bodhichitta inconditionnelle. La deuxième consiste à visualiser et à travailler la
texture brute de la claustrophobie et le sentiment d'espace. La troisième est l'essence de la pratique : inspirer
tout ce qui est indésirable et expirer du soulagement.
À la quatrième étape, on élargit sa compassion pour y
inclure ceux qui éprouvent les mêmes sentiments. On
peut, si on le désire, combiner la troisième et la quatrième étape en inspirant et expirant à la fois pour soimême et pour les autres.
La première étape du tonglen est donc un instant
d'ouverture de l'esprit, ou bodhichitta inconditionnelle.
Même si cette étape est décisive, elle reste difficile à
décrire. Elle renvoie à l'enseignement bouddhiste de la
shtuiyata, mot souvent traduit par « vacuité » ou « ouverture ». Lorsqu'on fait l'expérience de la shunyata sur le
plan affectif, il se pourrait qu'on se sente assez fort
pour tout accueillir, que rien ne puisse rester coincé. Si
on détend son esprit et si on cesse de lutter, les émotions
peuvent bouger en notre for intérieur sans devenir solides
ni se multiplier.
81
Faire l'expérience de l'ouverture, c'est d'abord avoir
confiance en la qualité vivante de l'énergie de base. On
acquiert la confiance qui lui permet de surgir, de s'attarder, puis de disparaître. Cette énergie est dynamique,
insaisissable et toujours fluide. L'entraînement consiste
donc tout d'abord à se rendre compte de la manière dont
on bloque ou on gèle l'énergie, dont on crispe son corps
et son esprit. On s'entraîne ensuite à s'adoucir, à se
détendre et à s'ouvrir à l'énergie sans se perdre en interprétations ni porter de jugements.
Le premier éclair d'ouverture rappelle au méditant
qu'il peut toujours abandonner ses idées fixes et entrer
en relation avec quelque chose d'ouvert, de frais et d'impartial. Aux étapes suivantes, quand on commence à
inspirer la claustrophobie et les sentiments indésirables,
on les invite dans cet énorme espace, aussi vaste que le
ciel bleu et clair. Puis on envoie tout ce qu'on peut pour
aider tous les êtres à faire l'expérience de la liberté d'un
esprit ouvert et souple. Plus on pratique, plus cet espace
inconditionnel est accessible. Tôt ou tard, on va se rendre
compte qu'on est déjà éveillé.
Beaucoup d'entre nous n'ont aucune idée de ce que
peut être l'éclair d'ouverture. La première fois que je l'ai
vécu, c'était simple et direct. Dans la salle où je méditais se trouvait un grand ventilateur qui vrombissait très
fort. Au bout d'un moment je ne remarquais même plus
ce bruit, si monotone. Mais quand l'appareil s'est arrêté
net, il y a eu une brèche, un silence grand ouvert. Cela
a été mon introduction à la shunyata.
Pour faire surgir cet éclair d'ouverture, certains visualisent un vaste océan ou un ciel sans nuages ou toute
image comportant l'idée d'extension sans limites. Au
82
début d'une séance de méditation en groupe, quelqu'un
frappe le gong. Le simple fait d'écouter le son du gong
peut agir comme un rappel de l'esprit ouvert. L'éclair est
relativement court ; il n'est pas plus long que le temps
que met le gong pour s'arrêter de résonner. On ne peut
pas s'accrocher à une telle expérience. On se contente de
l'effleurer brièvement puis on continue.
Dans la deuxième étape du tonglen, on commence à
inspirer les qualités qui caractérisent la claustrophobie :
l'épaisseur, la lourdeur et la chaleur. On peut visualiser
la claustrophobie comme de la poussière de charbon
ou comme un épais brouillard d'un brun jaunâtre. Puis
on expire les qualités propres à la sensation d'espace: la
fraîcheur, la légèreté et le calme. On peut visualiser un
clair de lune brillant, le scintillement du soleil sur l'eau
ou les couleurs d'un arc-en-ciel.
Quelle que soit la manière dont on visualise ces textures, on s'imagine qu'on les inspire ou les expire par
tous les pores de la peau, pas seulement par la bouche ou
le nez. On poursuit l'exercice jusqu'à ce qu'on soit synchronisé avec sa respiration et qu'on distingue clairement
ce qu'on reçoit et ce qu'on envoie. On peut respirer un
peu plus profondément que d'habitude, mais il est important que l'inspiration et l'expiration aient la même durée.
Il se pourrait toutefois qu'on ait tendance à donner la
préférence à l'inspiration ou à l'expiration, au lieu de
maintenir l'équilibre. Par exemple, il se peut qu'on ne
veuille pas interrompre la fraîcheur et la brillance de
l'expiration pour prendre ce qui est épais, lourd et chaud.
L'expiration pourrait alors être longue et généreuse et
l'inspiration brève et faiblarde. On peut ne pas éprouver
de difficulté à entrer en contact avec la claustrophobie
83
au moment d'inspirer, tout en ayant l'impression de ne
pas avoir grand-chose à renvoyer; l'expiration peut être
alors presque inexistante. Si on se sent pauvre à ce point,
on peut se rappeler que ce qu'on envoie n'est pas sa propriété. On s'ouvre simplement à l'espace qui est toujours présent et qu'on a tous en commun.
À la troisième étape, on commence à pratiquer
l'échange avec une personne donnée. On inspire la souffrance de cette personne et on lui renvoie du soulagement. Selon la tradition, on commence à faire le tonglen
pour ceux qui éveillent spontanément la compassion,
comme ceux qu'on a inscrits sur sa liste. En inspirant on
visualise son coeur qui s'ouvre grand pour accepter la
souffrance. Au moment d'expirer on renvoie le courage
et l'ouverture. On ne s'y accroche pas en se disant : « Ouf,
un peu de soulagement dans ma vie, je veux le garder en
permanence ! » Au contraire, on le partage. Quand on
pratique ainsi, l'inspiration devient ouverture et acceptation de ce qui n'est pas désiré ; l'expiration devient le
lâcher-prise et une ouverture plus grande encore. À force
d'inspirer ou d'expirer on renverse les habitudes profondément ancrées qui portent à se refermer face à la
souffrance et à s'accrocher à tout ce qui réconforte.
Certains hôpitaux destinés aux malades du sida encouragent leurs patients à pratiquer le tonglen pour d'autres
malades victimes de la même maladie. Cela les met en
relation de façon très réelle avec tous ceux qui partagent
le même sort et les aide à se libérer de la honte, de la
peur et de l'isolement. Le personnel de l'hôpital pratique
aussi le tonglen pour créer une atmosphère de clarté,
pour que l'entourage puisse trouver le courage et l'inspiration et soit libéré de la peur.
84
Pratiquer le tonglen pour quelqu'un d'autre étale au
grand jour la limite de nos références personnelles et
l'étroitesse d'esprit qui sont la source de tant de souffrance. S'entraîner à relâcher sa solide emprise sur le
moi et se préoccuper des autres, c'est ce qui fait entrer
en relation avec le point sensible de la bodhichitta. C'est
pour cette raison qu'on pratique le tonglen. On fait le
tonglen chaque fois qu'il y a de la souffrance, la sienne
ou celle des autres. Au bout d'un certain temps, il devient
impossible de savoir si on pratique pour soi ou pour les
autres. Cette distinction commence à s'effacer.
On peut, par exemple, pratiquer le tonglen pour venir
en aide à sa mère malade. Mais, d'une certaine façon,
nos propres réactions à cette pratique surgissent — culpabilité, peur ou colère refoulée — et elles semblent empêcher un échange authentique. À ce moment-là, on peut
changer de point de mire et commencer à inspirer ses
sentiments conflictuels, en utilisant sa souffrance personnelle comme lien avec ceux qui se sentent bloqués et
ont peur. Ouvrir notre coeur aux émotions coincées a le
pouvoir d'éclaircir l'atmosphère et de faire du bien à
notre propre mère.
Il arrive parfois qu'on ne sache pas quoi donner avec
l'expiration. On peut donner quelque chose de général,
comme l'espace, le soulagement ou la bienveillance, ou
bien quelque chose de particulier et de concret, comme
un bouquet de fleurs. Par exemple, une femme qui pratiquait le tonglen pour son père, schizophrène, n'avait
aucune difficulté à inspirer et à souhaiter qu'il soit délivré de la souffrance. Mais pour l'expiration elle était
coincée, car elle n'avait aucune idée de ce qu'elle pouvait
redonner à son père pour l'aider. Finalement, elle a décidé
85
de lui offrir une bonne tasse de café, l'un de ses plaisirs
favoris. L'essentiel est d'utiliser tout ce qui marche.
La pratique consiste à s'ouvrir à tout ce qui surgit,
mais il importe de ne pas être trop ambitieux. On aspire
à garder son coeur ouvert à l'instant présent, mais on sait
bien que ce n'est pas toujours possible. On peut être sûr
que si on pratique le tonglen aussi bien que possible la
capacité à ressentir de la compassion va s'accroître peu
à peu.
Quand on pratique le tonglen pour une personne donnée, on y inclut toujours la quatrième étape, qui consiste
à étendre la compassion à toute personne dans la même
situation. Par exemple, si on fait le tonglen pour sa soeur
qui a perdu son mari, on peut inspirer la douleur d'autres
personnes affligées par la perte d'êtres chers et leur renvoyer à tous du soulagement. Si on pratique pour un
enfant maltraité, on peut inspirer et expirer pour tous les
enfants terrorisés et sans défense, et élargir sa pratique
à tous les êtres qui vivent dans l'épouvante. Si le tonglen
porte sur sa propre souffrance, on évoque toujours ceux
qui vivent la même angoisse en les incluant dans notre
inspiration et notre expiration. En d'autres termes, on
commence par une situation particulière et authentique,
pour élargir le cercle autant qu'on le peut.
Je recommande d'utiliser le tonglen comme pratique
à faire sur-le-champ. Pratiquer le tonglen tout au long de
la journée peut sembler plus naturel que de le faire sur le
coussin de méditation. D'abord on ne manque jamais de
matière. Quand surgit un sentiment fort non désiré ou en
présence de quelqu'un qui souffre, il n'y a aucun débat
théorique à avoir sur ce qu'il convient d'utiliser comme
pratique. Il n'y a pas à se remémorer les quatre étapes ni
86
à s'efforcer de synchroniser les textures et la respiration.
Sur-le-champ, quand c'est bien réel et tout frais, on inspire et on expire en pleine souffrance. La pratique de la
vie de tous les jours n'est jamais abstraite. Dès que des
émotions pénibles montent, on s'entraîne à les inspirer
et à laisser tomber le scénario. En même temps, on étend
ses pensées et son attention à ceux qui éprouvent la
même peine, puis on inspire en faisant le souhait que tous
soient libérés de cette sorte de confusion. En expirant,
on renvoie à soi-même et aux autres le type de soulagement qui est susceptible d'aider. On pratique même en
présence d'animaux ou de gens qui souffrent. On peut
essayer de le faire chaque fois que surgissent des situations ou des sentiments difficiles et à la longue cela
devient automatique.
Il est utile aussi de remarquer tout ce qui peut apporter le bonheur dans la vie quotidienne. Dès qu'on en est
conscient, on peut songer à le partager avec d'autres et
cultiver ainsi l'esprit du tonglen.
En tant que guerriers-bodhisattvas, plus nous nous
entraînons à cultiver cette attitude et plus nous dévoilons
notre capacité de joie et d' équanimité. Grâce à notre courage et à notre disposition à travailler avec cette pratique,
nous sommes plus aptes à ressentir notre bonté primordiale et celle des autres. Nous sommes plus à même
d'apprécier le potentiel d'un tas de gens : ceux que nous
trouvons agréables, ceux que nous jugeons désagréables
et ceux que nous ne connaissons même pas. C'est ainsi
que le tonglen commence à aérer nos préjugés et à nous
faire entrer dans un monde plus tendre et plus ouvert.
Trungpa Rinpoché avait l'habitude de dire, toutefois,
qu'il n'y a aucune garantie quand nous pratiquons le
87
tonglen. Nous devons répondre à nos propres questions.
Est-ce que cela allège vraiment la souffrance ? Mis à
part le fait que cela nous aide, est-ce que cette pratique
fait du bien aux autres aussi? Si quelqu'un de l'autre côté
de la Terre souffre, est-ce que cela l'aide qu'un autre s'en
soucie? Le tonglen n'est pas aussi métaphysique que ça.
C'est simple et très humain. Nous pouvons le faire et
découvrir par nous-même ce qui se passe.
10
SAVOIR SE RÉJOUIR
Laissez la fleur de la compassion
fleurir sur le sol riche de la maitri,
et arrosez-la de l'eau bienfaisante
de l' équanimité à l'ombre fraîche
et agréable de la joie.
LONGCHENPA.
Quand on s'entraîne à pratiquer la bodhichitta, on
éprouve peu à peu plus de joie ; la joie augmente parce
qu'on apprécie de plus en plus la bonté primordiale.
On continue à vivre de fortes émotions conflictuelles et
à garder l'illusion d'être séparé, mais il y a une ouverture
fondamentale à laquelle on commence à faire confiance.
Cette confiance en sa nature fraîche et sans artifice
apporte une joie sans limites, un bonheur complètement
dénué de fixation et de convoitise. C'est la joie du bonheur sans gueule de bois.
Comment s'y prend-on pour que la joie grandisse ?
On s'entraîne à demeurer présent. Dans la méditation
89
assise, on s'entraîne à la méditation et à la maitri ; on
apprend la constance dans le corps, les émotions et les
pensées. On demeure sur son petit lopin de terre et on
fait confiance : on sait qu'on peut le cultiver et que la
culture l'amènera à son plein rendement. Même s'il est
plein de cailloux et que le sol est sec, on se met à le
labourer avec patience. On laisse le processus suivre son
évolution naturelle.
Au début, la joie se résume à découvrir que notre
propre situation se laisse travailler. On cesse de chercher
un endroit plus adéquat où demeurer. On a découvert
qu'il est vain de toujours chercher quelque chose de
mieux. Cela ne veut pas dire que, tout à coup, des fleurs
se mettent à pousser là où auparavant il n'y avait que des
cailloux. Cela signifie que nous avons confiance dans le
fait que quelque chose va croître ici.
A mesure qu'on cultive son jardin, les conditions
deviennent plus favorables à la croissance de la bodhichitta. La joie naît parce que au lieu de se laisser tomber
on reste attentif à soi-même et on commence à faire
l'expérience du grand courage du guerrier. On réunit
aussi les conditions pour que la joie se répande quand
on s'adonne aux pratiques du coeur, en particulier
apprendre à se réjouir et à apprécier. Comme pour les
autres qualités incommensurables, on peut pratiquer
cette aspiration en sept étapes.
Voici une aspiration traditionnelle pour éveiller la reconnaissance et la joie : « Que jamais nous ne puissions,
moi-même et les autres, être séparés de la joie suprême
dénuée de souffrance. » Cela suppose de toujours demeurer dans la nature pleinement ouverte et sans préjugés
de notre esprit — d'entrer en relation avec la force intime
de la bonté primordiale. Pour ce faire, cependant, nous
90
commençons par des exemples de chance conditionnés, comme la santé, l'intelligence de base, un milieu
favorable — les conditions favorables qui constituent la
précieuse vie humaine. Pour le guerrier qui s'éveille,
le plus grand avantage c'est de vivre à une époque où il
peut entendre et pratiquer les enseignements de la bodhichitta. Il est doublement heureux s'il a accès à un ami
spirituel, un guerrier plus accompli, qui le guide.
On peut pratiquer la première étape de cette aspiration
en apprenant à se réjouir de sa propre chance. On peut
s'entraîner à célébrer même les plus petits bonheurs que
la vie offre. C'est facile de passer à côté de sa propre
chance ; souvent le bonheur arrive par des voies qu'on
ne remarque même pas. Ça me rappelle cette bande
dessinée où un homme à l'air étonné s'écrie : « C'était
quoi au juste ? » Le texte dit : « Bob vit un instant de
bien-être. » Le caractère ordinaire de notre bonheur peut
le rendre difficile à reconnaître.
La clé c'est d'être là, pleinement dans l'instant, attentif aux moindres détails de la vie ordinaire. En prêtant
attention aux choses banales — la batterie de cuisine, ses
vêtements et ses dents — on se réjouit de leur existence.
Lorsqu'on épluche un légume ou quand on se brosse les
cheveux, on montre qu'on apprécie la situation : une
sorte d'amitié envers soi-même et envers ce qu'il y a de
vie en toute chose. Cette combinaison d'attention et de
gratitude permet d'entrer pleinement en relation avec la
réalité et apporte la joie. Quand l'attention et la reconnaissance englobent aussi l'environnement et les autres,
l'expérience de la joie est encore plus forte.
Dans la tradition zen, on apprend aux étudiants à
s'incliner devant les autres aussi bien que devant les
objets courants pour exprimer le respect. On leur montre
91
à prendre également soin des balais, des toilettes et des
plantes pour marquer leur gratitude envers ces choses.
Un jour, j'ai regardé Trungpa Rinpoché préparer la table
du petit déjeuner et j'ai eu l'impression qu'il faisait un
arrangement floral ou qu'il créait un décor de théâtre,
car il mettait un tel soin et prenait un tel plaisir à chaque
détail — placer les napperons et les serviettes, les fourchettes, les couteaux et les cuillers, les assiettes et les
tasses à café. Il lui a fallu plusieurs heures pour mener
à bien cette tâche. Depuis lors, même si je n'ai le plus
souvent que quelques minutes à y consacrer, j'apprécie
le rituel qui consiste à dresser la table et j'en profite pour
m'exercer à être présente et à me réjouir.
Se réjouir des choses ordinaires n'est ni sentimental
ni mièvre. En fait, cela exige du cran. Chaque fois qu'on
laisse tomber les récriminations et qu'on permet à la
chance quotidienne d'être source d'inspiration, on
pénètre dans le monde du guerrier. On peut le faire même
dans les moments les plus difficiles. Tout ce qu'on voit,
tout ce qu'on entend, tout ce qu'on goûte ou tout ce
qu'on sent renferme le pouvoir de renforcer et d'élever
l'être. Comme le dit Longchenpa, la joie ressemble à
trouver un lieu où l'ombre est fraîche et agréable.
La deuxième étape de cet apprentissage de la réjouissance c'est de penser à une personne chère et d'être
reconnaissant de la chance qui lui échoit. On commence
par une personne envers laquelle on est bien disposé. On
peut imaginer son visage ou prononcer son nom pour
rendre la pratique plus réelle. Puis, en usant de ses
propres mots, on se réjouit qu'une personne hier malade
soit aujourd'hui gaie et en bonne santé, ou qu'un enfant
esseulé ait trouvé un ami. On recommande de rester
simple. L'essentiel c'est de trouver l'aptitude spontanée
92
et naturelle à être heureux pour quelqu'un d'autre, qu'on
la sente inébranlable ou éphémère.
Dans les trois prochaines étapes de la pratique, qui
concernent des gens qui nous sont moins chers, la capacité à apprécier leur bonheur et à s'en réjouir est souvent
bloquée par l'envie ou par d'autres émotions. C'est un
point important pour le bodhisattva qui fait son apprentissage. La pratique consiste à devenir conscient de la
bonté de son coeur et à la cultiver. Mais il faut aussi
voir de près les racines de la souffrance, c'est-à-dire la
manière dont on referme son coeur en faisant naître
diverses émotions, dont la jalousie. Je trouve que la
pratique de la réjouissance est un outil particulièrement
puissant dans ce cas.
Que se passe-t-il quand on fait le geste de se réjouir
de la chance du voisin ? On peut bien dire : « Je suis
contente qu'Henri ait gagné le gros lot à la loterie »,
mais que se passe-t-il dans son coeur et son esprit ?
Quand on dit : « Je suis heureuse que Tania ait un ami »,
que ressent-on vraiment ? L'aspiration à se réjouir peut
paraître mince comparée à la rancoeur, l'envie ou l'apitoiement sur soi-même. On sait à quel point il est facile
de se laisser prendre au jeu des émotions et de se refermer. On ferait bien de se demander pourquoi on en veut
à quelqu'un comme si cela pouvait rendre heureux et
atténuer la souffrance. C'est plutôt comme manger de la
mort-aux-rats et s'imaginer que c'est le rat qui va mourir.
Le désir de soulagement et les méthodes que nous utilisons pour y parvenir ne sont décidément pas en phase.
Chaque fois qu'on tombe dans le panneau, il est utile
de se rappeler les enseignements, de se souvenir que
la souffrance est le fruit de l'esprit agressif. Même une
irritation légère est source de souffrance quand on s'y
93
complaît. C'est le moment de se demander : « Pourquoi
est-ce que je me traite comme ça ? » Contempler sur le
vif les causes de la souffrance rend plus autonome. On
commence à reconnaître qu'on a tout ce qu'il faut pour
couper court à l'habitude d'absorber du poison. Même
si cela doit prendre le restant de sa vie, on peut quand
même y arriver.
Quand on travaille avec des gens envers lesquels on
n'éprouve rien de particulier (les neutres), qu'advient-il
du cœur ? On prononce ces mots pendant la pratique ou
dans la rue : « Je me réjouis pour cet homme qui prend le
soleil. » « Je suis content pour ce chien de la fourrière qui
vient d'être adopté. » On dit ces mots et qu'est-ce qui se
passe ? Quand on se met à apprécier autrui, est-ce que les
barrières s'élèvent ou est-ce qu'elles s'abaissent ?
Les personnes difficiles sont, comme d'habitude, les
meilleurs maîtres. Aspirer à se réjouir de la chance
qu'elles ont est une excellente occasion d'étudier ses
réactions et ses stratégies. Comment réagit-on à leur
veine, à leur bonne santé et aux bonnes nouvelles qui les
concernent ? On les envie ? Ça nous met en colère ? On
a peur ? Quelle est la stratégie qu'on adopte pour mettre
à distance ce qu'on ressent ? Revanche, dénigrement de
soi ? Quelles sont les histoires qu'on se raconte? (« C'est
une snob. » « Je suis nulle. ») Ce sont ces réactions, ces
stratégies et ces scénarios qui forment les cocons et les
murs des prisons.
Ensuite, sur le vif, on peut passer au-delà des mots à
l'expérience non verbale de l'émotion. Qu'est-ce qu'on
ressent dans son coeur, ses épaules, son ventre ? Rester
avec la sensation physique c'est nettement autre chose
que de coller au scénario. Cela exige d'apprécier l'instant
présent. C'est une façon de se détendre, de s'entraîner à
94
s'adoucir au lieu de s'endurcir. Cela permet au terrain de
la joie illimitée — la bonté primordiale — de transparaître.
Peut-on alors se réjouir pour soi-même, pour l'être
cher, pour l'ami, pour le neutre et pour l'ennemi, tous
confondus ? Peut-on se réjouir pour tous les êtres de
tous les temps et de tous les lieux ?
« Garde toujours un même esprit joyeux » est un des
slogans de l'entraînement de l'esprit. Cette aspiration
peut sembler irréalisable. Comme me l'a dit quelqu'un
un jour: « Toujours, ça fait très long. » Mais si on s'entraîne à débloquer la bonté primordiale, on constate que
chaque instant contient l'ouverture fluide et la chaleur
caractéristiques de la joie incommensurable.
C'est la voie sur laquelle on s'engage pour cultiver la
joie : apprendre non pas à couvrir d'une armure notre
bonté primordiale mais à savoir apprécier ce que nous
avons. Le plus souvent, on ne le fait pas. Au lieu
d'apprécier sa situation, on n'arrête pas de se débattre et
d'entretenir son insatisfaction. Peut-on faire pousser
des fleurs en arrosant de ciment le jardin ?
Mais, si on utilise les pratiques de la bodhichitta pour
s'entraîner, on peut en arriver au moment où l'on voit la
magie de l'instant présent ; on peut s'éveiller progressivement à cette vérité : on a toujours été un guerrier au
milieu d'un monde sacré. C'est ça l'expérience continue
de la joie incommensurable. Nous n'en ferons certes pas
toujours l'expérience. Mais, d'année en année, elle
devient de plus en plus accessible.
Je me rappelle une cuisinière de l'abbaye de Gampo
qui se sentait affreusement malheureuse. Comme pour
la plupart d'entre nous, ses actions et ses pensées lui servaient à alimenter sa morosité ; d'heure en heure, son
humeur s'assombrissait. Un jour, elle décide d'essayer
95
d'oxygéner les émotions qui l'assaillent en confectionnant des biscuits aux pépites de chocolat. Cependant,
son plan échoue : laissés au four trop longtemps, ils
sont secs. Mais au lieu de les jeter à la poubelle, elle les
fourre dans ses poches et dans son sac à dos et sort
prendre l'air. Elle se traîne sur le chemin de terre, la tête
basse, l'esprit brûlant de rancoeur et se dit : « Mais où
sont donc passées toute la beauté et la magie dont on me
rebat sans arrêt les oreilles ? »
À ce moment précis, elle lève les yeux. Elle aperçoit
un renardeau qui avance vers elle. Son esprit s'arrête, elle
retient son souffle et se met à observer. Le renard s'assied
juste en face d'elle et la regarde, l'air d'attendre quelque
chose. Elle fouille ses poches et en tire quelques biscuits.
Le renard les mange et s'éloigne à petits pas. Plus tard,
elle raconte cette histoire à tout le monde à l'abbaye et
ajoute : « Aujourd'hui, j'ai appris que la vie est très précieuse. Même si nous sommes décidés à bloquer la
magie, elle s'infiltre quand même et nous éveille. Ce
renardeau m'a appris que, si fermés que nous puissions
être, il est toujours possible de regarder à l'extérieur du
cocon et de laisser la joie nous traverser. »
11
RENFORCER
L'ENTRAÎNEMENT À LA JOIE
Pour rendre les choses aussi
faciles à comprendre que possible,
nous pouvons résumer les quatre
qualités sans limites en une seule
expression : « Un bon coeur. » Entraînez-vous tout simplement à
avoir bon coeur, toujours et en toute
situation.
Patmi RINPOCHÉ.
Comment rend-on réels les enseignements ? Au milieu
de cette vie surprogrammée, comment découvrir la clarté
innée et la compassion ? Comment développer cette
confiance dans la disponibilité permanente de l'ouverture et de la maitri, même dans les moments les plus frénétiques ? Quand on se sent exclu, inadapté ou solitaire,
peut-on adopter la perspective du guerrier et entrer en
contact avec la bodhichitta ?
Partager son coeur est une pratique simple qu'on peut
utiliser n'importe quand et partout. Elle rend la vision
97
plus vaste et aide à se rappeler l'inter-relation des uns
et des autres. C'est une sorte de tonglen pratiqué surle-champ, c'est aussi une méthode pour accroître sa
capacité à se réjouir.
Quand on rencontre la souffrance dans sa vie, on
l'inspire dans son coeur en reconnaissant que d'autres
l'éprouvent aussi : c'est l'essence de cette pratique. C'est
une manière d'admettre le moment où on se ferme et de
s'entraîner à s'ouvrit Quand on éprouve du plaisir ou de
la tendresse dans la vie, on le chérit et on s'en réjouit.
Puis on fait le voeu que d'autres personnes puissent aussi
vivre ce bonheur ou ce soulagement. En un mot, quand
la vie est agréable, pensez aux autres. Quand la vie vous
pèse, pensez aux autres. Si c'est le seul entraînement
que vous vous rappelez de faire, il vous fera le plus
grand bien, et il en fera à autrui également. C'est une
manière d'apporter tout ce qu'on rencontre sur la voie
d'éveil de la bodhichitta.
Même la plus humble des choses peut être la base de
cette pratique — une matinée splendide, un bon repas,
prendre une douche. Bien qu'il y ait de nombreux instants fugaces comme ceux-ci dans une journée, d'habitude on passe à côté à toute vitesse. On oublie quelle joie
ils peuvent apporter. La première étape consiste donc à
s'arrêter, à remarquer et à apprécier ce qui se passe.
Même si on ne fait rien d'autre, c'est révolutionnaire.
Puis on pense à quelqu'un qui souffre et on lui souhaite
de connaître ce plaisir pour adoucir sa vie.
Quand on s'exerce à donner de cette manière, on
n'élude pas son propre plaisir. Disons, par exemple,
qu'on mange une fraise délicieuse. On ne se dit pas :
« Oh ! je ne devrais pas y prendre autant de plaisir, alors
que d'autres n'ont même pas une croûte de pain. » On
98
apprécie pleinement le fruit succulent, un point c'est tout.
Puis on souhaite que Pierre ou Rita puissent éprouver le
même plaisir, que quiconque souffre puisse vivre cette
joie.
N'importe quel malaise devient aussi une base de
pratique. On inspire, en sachant que sa souffrance est
partagée, qu'il y a partout sur terre des gens qui ressentent exactement la même chose au même moment. Ce
simple geste est comme un grain de compassion pour
soi et pour autrui. Si on le veut, on peut aller plus loin.
On peut souhaiter qu'une personne donnée ou bien tous
les êtres soient libérés de la souffrance et de ses causes.
C'est ainsi que nos rages de dents, nos insomnies, nos
divorces et notre terreur deviennent notre lien avec toute
l'humanité.
Une femme m'a écrit comment elle s'y prenait pour
faire sa pratique au milieu des contrariétés quotidiennes
de la circulation. Sa rancoeur et sa crispation, sa peur de
rater un rendez-vous, étaient devenues ce qui liait son
coeur à tous les autres automobilistes écumant de rage
dans leur voiture. Elle avait commencé à sentir sa parenté
avec tous ceux qui l'entouraient et même à se faire une
joie de pratiquer son « tonglen de l'embouteillage »
quotidien.
Cette manière toute simple de s'entraîner à l'aide du
plaisir et de la souffrance permet d'utiliser ce que nous
avons, où que nous soyons, pour entrer en relation avec
autrui. Elle génère un courage qui se manifeste surle-champ, et c'est ce qui est nécessaire pour nous guérir
nous-même ainsi que nos frères et soeurs de la planète.
12
PENSER PLUS VASTE
Entraîne-toi sans parti pris sur tous
les plans ;
Fais-le toujours du fond de ton
coeur, sans rien négliger.
Slogan de l'entraînement
de l'esprit d'AnsHA.
En pratiquant la maitri, la compassion et la joie, on
s'entraîne à penser en plus grand, à ouvrir son coeur aussi
pleinement que possible à soi-même, à ses amis et même
à ceux qu'on n'aime pas. On cultive l'état d' équanimité
sans parti pris. Sans cette quatrième qualité sans limites,
les trois autres sont limitées par notre habitude d'aimer
et de ne pas aimer, d'accepter et de rejeter.
Chaque fois qu'on demandait à un certain maître zen
comment il allait, il répondait toujours : « Je vais bien. »
Un jour, un de ses étudiants lui dit : « Roshi, comment
faites-vous pour aller toujours bien ? Ça ne vous arrive
jamais d'avoir de mauvaises journées ? » Le maître zen
100
de répondre : « Bien sur que ça m'arrive. Quand ça va
mal, je vais bien. Les bons jours, je vais bien aussi. »
C'est cela l'équanimité.
L'image traditionnelle de l'équanimité est celle du
banquet où tout le monde est convié. Cela signifie que
chacun et chaque chose, sans exception, figure sur la liste
des invités. Considérez votre pire ennemi. Considérez
quelqu'un qui veut vous faire du mal. Considérez Pol
Pot et Hitler et les revendeurs de drogues qui rendent
des jeunes gens accros. Imaginez que vous les invitez à
cette fête.
S'entraîner à l'équanimité, c'est apprendre à ouvrir la
porte à tous, à accueillir tous les êtres, à inviter la vie
chez soi. Bien sûr, à l'arrivée de certains invités, on
pourra avoir peur et éprouver de la répulsion. On ne se
permet que d'entrouvrir la porte d'un cran si c'est tout
ce qu'on peut faire pour l'instant et on s'autorise à la
refermer quand c'est nécessaire. Cultiver l'équanimité
est un travail toujours en cours. On aspire à passer sa vie
à s'entraîner à la bienveillance et au courage nécessaires
pour accueillir tout ce qui surgit — la maladie, la santé, la
pauvreté, la richesse, la peine et la joie. On les accueille
et on arrive à les connaître tous.
L' équanimité est plus vaste que la perspective limitée
habituelle. Vouloir avoir ce qu'on désire et craindre de
perdre ce qu'on a, voilà ce que décrit la pénible situation
habituelle. Les enseignements bouddhistes distinguent
huit variantes de cette tendance à espérer et à craindre :
le plaisir et la douleur, la louange et le blâme, le gain et
la perte, la renommée et la honte. Tant qu'on est pris
dans l'un de ces extrêmes, l'autre est là en puissance. Ils
ne font que se poursuivre l'un l'autre. Aucun bonheur
101
durable n'est possible quand on est pris dans ce cycle
d'attraction et de répulsion. On ne peut jamais arriver à
ce que la vie fonctionne de manière à éliminer tout ce
qui fait peur et à se retrouver avec toutes les bonnes
choses. C'est pourquoi le guerrier-bodhisattva cultive
l'équanimité, l'esprit immense qui ne réduit pas la réalité
au pour et au contre, à aimer et à ne pas aimer.
Pour cultiver l'équanimité, la pratique consiste à se
prendre sur le fait quand on ressent de l'attraction ou de
la répulsion, avant qu'elles ne se durcissent en saisie ou
négativité. On s'entraîne à rester avec sa vulnérabilité et
on utilise ses préjugés comme autant de pierres de gué
pour entrer en rapport avec la confusion d'autrui. Les
émotions fortes sont utiles de ce point de vue. Quoi qu'il
arrive, même les choses les plus dures, on peut s'en servir pour élargir sa parenté à ceux qui souffrent du même
genre d'agression ou de désir véhément, et qui, tout
comme soi, s'accrochent à l'espoir et à la peur. C'est
ainsi qu'on en vient à reconnaître qu'on est tous logés à
la même enseigne. On a tous terriblement besoin d'avoir
plus de connaissance intuitive de ce qui mène au bonheur
et à la souffrance.
Récemment, je rendais visite à une amie dans un centre
de retraite bouddhiste. En quelques jours, j'avais entendu
beaucoup de gens répéter qu'elle était toujours en retard
pour tout; ils en étaient gênés et irrités. Elle avait toujours,
selon elle, de bonnes raisons pour justifier son manque
de ponctualité ; comme elle se croyait toujours dans son
bon droit, cela tapait sur le système des gens.
Un jour, je rencontre mon amie assise sur un banc.
Son visage était tout rouge et elle tremblait de rage. Elle
avait rendez-vous avec quelqu'un, cela faisait un quart
102
d'heure qu'elle attendait et la personne ne se pointait
toujours pas.
Il m'a été difficile de ne pas lui faire toucher du doigt
l'ironie de sa réaction. Cependant, j'ai attendu pour voir
si elle pouvait reconnaître que les positions avaient tout
simplement été inversées et qu'elle vivait là ce qu'elle
faisait subir aux autres depuis des années. Mais cette
prise de conscience ne s'est jamais produite. Elle ne pouvait pas encore se mettre dans leur peau. Au contraire,
elle restait au comble de l'indignation, intensifiant sa
colère par la rédaction de lettres scandalisées. Elle n'était
pas encore prête à sentir sa parenté avec tous ceux qu'elle
avait fait attendre. Comme la plupart d'entre nous, elle
ne faisait qu'augmenter involontairement sa souffrance.
Au lieu de laisser son expérience l'adoucir, elle s'en servait pour renforcer sa dureté et son indifférence.
C'est facile de continuer à se raidir dans la colère et
l'indignation, même après des années de pratique.
Cependant, si on peut entrer en contact avec la vulnérabilité et avec l'énergie vive du ressentiment, de la rage
ou de tout autre sentiment, une perspective plus vaste
peut affleurer. Dès qu'on choisit de rester avec l'énergie
au lieu de passer à l'acte ou de la réprimer, on s'entraîne
à l'équanimité, à ne pas en rester à qui a tort, qui a raison.
C'est ainsi que les quatre qualités sans limites passent
de qualités limitées à qualités illimitées : on s'exerce à
prendre sur le fait son esprit que des opinions arrêtées
figent et on fait de son mieux pour l'assouplir. Grâce à
cette souplesse, les barrières tombent.
S'exercer à l'équanimité sur le terrain consiste, par
exemple, à marcher dans la rue avec l'intention de rester
aussi éveillé que possible face à tous les êtres qu'on y
103
rencontre. .C'est s'entraîner à être honnête envers soimême sur le plan émotionnel et à devenir plus disponible aux autres. En croisant les gens, on se contente de
remarquer si on s'ouvre ou si on se ferme. On observe
si on éprouve de l'attraction, de la répulsion ou de l'indifférence, sans ajouter quoi que ce soit comme jugement de son cru. On peut avoir de la compassion envers
quelqu'un qui semble déprimé, ou être ragaillardi par
quelqu'un qui se sourit à lui-même. On peut éprouver de
la peur ou de la répulsion envers quelqu'un d'autre sans
même savoir pourquoi. La base de la pratique c'est
remarquer où on s'ouvre et où on se ferme, sans louange
ni blâme. Pratiquer de cette manière, ne serait-ce qu'en
longeant un pâté de maisons, peut être révélateur.
On peut pousser la pratique encore plus loin en se servant de tout ce qui surgit comme base de l'empathie et
de la compréhension. Des sentiments fermés comme la
peur et la répulsion deviennent ainsi une occasion de se
rappeler que les autres aussi sont prisonniers de cette
manière. Des états ouverts comme l'amitié ou la joie
mettent aussi en relation d'une façon très personnelle
avec les gens qu'on croise. D'une manière ou d'une
autre, on élargit son coeur.
Comme on peut le faire avec les autres qualités sans
limites, on peut pratiquer l'équanimité en sept étapes de
façon formelle. Quand on a l'impression de baigner dans
beaucoup d'espace et de bien-être, dénué de préférence
ou de préjugé, c'est ça l'équanimité. On peut souhaiter
pour soi-même et pour les êtres chers de demeurer dans
cette liberté. Puis on étend cette aspiration à l'ami, à la
personne envers qui on n'éprouve rien de particulier et
à l'ennemi. Ensuite, on formule le voeu que tous les
104
cinq on puisse demeurer dans l'équanimité. Finalement,
l'aspiration s'adresse à tous les êtres de partout et de tous
les temps. « Puissent tous les êtres demeurer dans la
grande équanimité, libérés de la passion, de l'agression
et des préjugés. »
On peut aussi s'exercer à l'équanimité avant de faire
les pratiques de la bienveillance ou de la compassion.
Méditez simplement sur toute la douleur causée par la
tendance à saisir et la répulsion, sur toute la douleur
contenue dans la peur de perdre le bonheur, ou dans
l'idée que certaines personnes ne méritent ni notre compassion ni notre amour. On peut alors faire le voeu d'avoir
la force et le courage d'éprouver unemaitri et une compassion illimitées pour tous les êtres sans exception, y
compris ceux qu'on n'aime pas ou ceux dont on a peur.
Dans cette intention, on commence les pratiques en sept
étapes.
Comme le dit le Sutra de la Maitri : « Avec un esprit
sans limites une personne peut aimer tous les êtres
vivants, faire rayonner l'amitié sur le monde entier, audessus, au-dessous et tout autour sans limites. » Par la
pratique de l'équanimité, on s'entraîne à élargir le cercle
de compréhension et de compassion pour y inclure le
bon et le mauvais, le beau et le laid. Cependant, l'équanimité sans limites, libérée de tout préjugé, n'est pas
l'harmonie ultime, où en fin de compte tout est bien
lisse. C'est plutôt une question d'engagement complet
envers tout ce qui peut frapper à la porte. On pourrait
dire que c'est être pleinement en vie.
S'entraîner à l'équanimité demande qu'on laisse derrière soi une partie de ses bagages : le confort de rejeter
des pans entiers de son expérience, par exemple, et la
105
sécurité de n'accueillir que ce qui est agréable. Le courage de persévérer tout au long du déroulement de ce
processus provient de la compassion envers soi-même et
du temps qu'on se donne à profusion. Si on continue à
pratiquer de cette manière au fil des mois et des années,
on sentira son coeur et son esprit devenir plus vastes.
Aujourd'hui, quand on me demande combien de temps
ça va prendre, je réponds : « Au moins jusqu'à votre
mort. »
13
RENCONTRER L'ENNEMI
Avec une bonté sans faille, la vie
ne manque jamais de vous offrir ce
que vous avez besoin d'apprendre.
Que vous soyez chez vous, au bureau ou ailleurs, le prochain maître
est sur le point d'apparaître.
Charlotte JOKO BECK.
L'essence de la vaillance c'est de ne pas être dupe de
soi-même. Ce n'est pas si facile pourtant d'avoir une vue
juste sur ce qu'on fait. Se voir soi-même clairement est
d'abord gênant et dérangeant. Lorsqu'on s'entraîne à la
clarté et à la constance on aperçoit des choses qu'on
aurait aimé nier : le dogmatisme, la mesquinerie, l'arrogance. Ce ne sont pas des péchés, mais des habitudes
mentales transitoires qui se laissent travailler. Plus on
arrive à les reconnaître et plus leur pouvoir s'affaiblit.
C'est ainsi qu'on en vient à être sûr que sa nature de base
est tout ce qu'il y a de plus simple, sans combat entre le
bien et le mal.
107
Un guerrier commence à endosser la responsabilité de
la direction de sa vie. C'est comme si on traînait partout
des bagages superflus. L'entraînement encourage à
ouvrir les sacs et à regarder de près ce qu'on y transporte. Ce faisant, on commence à comprendre qu'une
grande partie n'est plus nécessaire.
II y a un enseignement traditionnel qui soutient le
guerrier dans ce processus : l'ennemi proche et lointain
des quatre qualités sans limites. L'ennemi proche est
analogue à l'une de ces quatre qualités. Mais au lieu de
libérer, il alourdit. L'ennemi lointain, c'est l'opposé de
cette qualité ; lui aussi se met en travers du chemin.
L'ennemi proche ou le malentendu sur la bienveillance
c'est l'attachement. Le mot tibétain lhenchak le décrit
bien. Le lhenchak montre comment l'amour fluide peut
s'épaissir et devenir collant. On enseigne que le lhenchak
le plus fort intervient dans ces trois types de relation :
entre parents et enfants, entre amants, entre maître spirituel et étudiants. Le lhenchak se caractérise par la tendance à s'attacher et le narcissisme. C'est comme
s'empêtrer soi-même dans une toile de névrose partagée.
Par sa nature, elle empêche la croissance de l'être humain.
Inéluctablement, ce type de relation devient une source
d'irritation et d'aveuglement.
La bienveillance est différente du lhenchak. Elle n'est
pas fondée sur le besoin. C'est une appréciation et un
souci authentique du bien-être de l'autre, un respect de
sa valeur individuelle. On peut aimer quelqu'un pour
lui-même, non parce qu'il le mérite ou pas, non parce
qu'il est affectueux ou pas. Cela va au-delà des relations
entre les gens. Quand on aime ne serait-ce qu'une fleur,
sans lhenchak, on la voit plus distinctement et on éprouve
plus de tendresse pour sa perfection intrinsèque.
108
On peut avoir un aperçu intéressant, sur les montagnes
russes émotionnelles du lhenchak quand on commence
à parcourir les sept étapes de l'aspiration. Quelqu'un qui
nous est cher en principe peut se retrouver dans plusieurs catégories. 11 n'est pas rare en fait que ceux que
l'on met dans la catégorie des êtres chers inconditionnels
ne soient ni les partenaires ni les parents. Ils peuvent
passer, d'un jour à l'autre, de la personne aimée à la personne difficile.
L'ennemi lointain, ou le contraire de la bienveillance,
c'est la haine ou l'aversion. L'inconvénient évident de
l'aversion c'est qu'elle isole. Elle renforce l'illusion
d'être séparé. Mais au milieu de la tension et de la chaleur qui se dégagent de la haine il y a ce point sensible
qu'est la bodhichitta. C'est notre vulnérabilité dans les
rencontres difficiles qui fait que nous nous refermons.
Quand une relation fait remonter de vieux souvenirs et
des malaises anciens, nous avons peur et le coeur se
durcit. Juste à l'instant où des larmes pourraient nous
monter aux yeux, nous les stoppons pour faire quelque
chose de mesquin.
Jarvis Master, mon ami qui était condamné à mort,
m'a raconté l'histoire d'un de ses compagnons qui a
commencé à s'effondrer quand il a appris la mort de sa
grand-mère. 11 ne voulait pas laisser voir aux autres
autour de lui qu'il pleurait et il luttait pour cacher son
chagrin. Ses amis, voyant qu'il était sur le point d'exploser, se précipitent pour le réconforter. Freddie se met
alors à trembler violemment. Les gardes du mirador se
mettent alors à tirer en hurlant aux amis de Freddie de
s'écarter. Mais ils refusent. Ils savent qu'ils doivent le
calmer. Ils crient aux gardes que quelque chose ne va
pas, qu'il a besoin d'aide. Ils l'empoignent fermement
109
et le maintiennent au sol, ils sont tous en larmes. Comme
Jarvis le dit, ils sont allés au secours de Freddie « pas
comme des prisonniers endurcis mais simplement comme
des êtres humains ».
Il y a trois ennemis proches de la compassion : la pitié,
le fait d'être accablé par les événements et la compassion idiote. La pitié ou la chaleur professionnelle sont
facilement prises pour de la compassion véritable. Quand
on s'identifie à la personne qui assiste, cela signifie
qu'on voit les autres comme des impuissants. Au lieu de
ressentir la douleur de l'autre, on se met à part. Si on a
jamais été celui ou celle qui reçoit de la pitié, on sait à
quel point cela fait mal. En guise de chaleur et de soutien,
tout ce qu'on ressent, c'est de la distance. Quand la compassion est authentique, on se débarrasse de ces identités
hiérarchiques.
Être accablé, c'est se sentir impuissant. La souffrance
est si grande que tout ce qu'on peut faire ne sert à rien.
On est découragé. Il y a deux moyens efficaces, selon
moi, de travailler là-dessus : s'occuper d'une situation
moins difficile, c'est-à-dire en trouver une dont on peut
se charger.
Une femme m'a écrit qu'après avoir pris connaissance de ces pratiques de compassion dans un livre, elle
a eu le goût de les faire pour son fils, héroïnomane. Elle
souhaitait bien sûr de tout son coeur qu'il soit libéré de sa
souffrance et des causes de sa souffrance. Elle voulait
naturellement pour lui le bonheur et le soulagement.
Mais, quand elle a commencé la pratique, elle s'est aperçue qu'elle ne pouvait pas la faire. Dès qu'elle entrait
dans la vérité de la situation, elle était bouleversée. Elle
a décidé de faire, à la place, le tonglen pour les familles
110
de tous les jeunes gens accros à l'héroïne. Elle a essayé,
sans pouvoir y arriver non plus. La situation était trop
épouvantable et trop à vif.
Un peu plus tard, elle allume la télévision et tombe
sur l'équipe de football de sa ville qui vient de perdre
une partie. Le visage des joueurs ne cache pas leur
immense chagrin. Elle se met alors à faire le tonglen et
les aspirations de compassion pour l'équipe perdante.
Elle arrive à entrer en contact avec son empathie sans
être accablée. Quand elle constate qu'elle peut faire ces
pratiques, ses peurs et son sentiment d'impuissance
s'atténuent. Peu à peu, elle est capable de les faire pour
les autres familles, et, finalement, pour son fils.
Commencer par quelque chose à sa portée peut donc
conduire à une puissante magie. Quand on trouve l'endroit où le coeur peut rester engagé, la compassion commence à s'étendre d'elle-même.
Le deuxième moyen de s'entraîner avec l'accablement, c'est de garder son attention sur l'autre. Cela
demande plus de courage. Quand la douleur de l'autre
déclenche la peur en soi, on se tourne vers l'intérieur et
on se met à ériger des murs. On est pris de panique en
sentant cette incapacité à assumer la douleur. On devrait
parfois faire confiance à cette panique comme signe
qu'on n'est pas encore prêt à s'ouvrir autant. Mais au lieu
de se refermer et de résister, on pourrait aussi parfois
avoir le courage de faire quelque chose d'imprévisible :
recommencer à prêter son attention à l'autre. C'est comme
laisser son coeur ouvert à la douleur. Si on n'arrive pas
à porter attention à l'autre, il est peut-être possible de
ressentir l'énergie de la douleur dans son corps l'espace
d'une seconde, sans paniquer ni battre en retraite. Mais
si ni l'un ni l'autre de ces moyens ne semble accessible
111
pour l'instant, on peut toujours éprouver de la compassion
pour ses limites actuelles et aller de l'avant.
Le troisième ennemi proche de la compassion est la
compassion idiote. C'est quand on évite le conflit et
qu'on protège la bonne image qu'on a de soi en étant
gentil alors qu'on devrait dire un « non » catégorique.
La compassion n'implique pas de se borner à essayer
d'être bon. Quand on se trouve dans une relation agressive, il faut établir des limites précises. La meilleure
chose qu'on puisse faire pour toutes les parties concernées est de savoir quand dire « ça suffit ». Beaucoup de
gens se servent d'idéaux bouddhistes pour justifier l'autoavilissement. Sous prétexte de ne pas refermer son coeur,
on se laisse piétiner par les gens. Il est dit que pour ne
pas avoir à rompre son voeu de compassion, on doit
apprendre à arrêter l'agression et à fixer une limite. Il y
a des moments où la seule manière de faire tomber les
barrières est de tracer des frontières.
L'ennemi lointain ou l'opposé de la compassion c'est
la cruauté. Quand on atteint la limite de ce qu'on peut
supporter conune souffrance, on se sert parfois de la
cruauté comme défense contre la peur de la douleur.
C'est courant chez les enfants maltraités. Au lieu de
ressentir de la bonté pour ceux qui sont faibles et sans
défense, on peut ressentir un désir irrationnel de leur
faire du mal. On protège sa vulnérabilité et sa peur en se
durcissant. Si on ne reconnaît pas qu'agir ainsi c'est se
blesser soi-même tout autant qu'autrui, on n'en sortira
jamais. Booker T. Washington avait raison quand il
disait : « Ne laissez aucun homme vous rabaisser au
point où vous ne pouvez que le haïr. » La cruauté, quand
elle est justifiée par des arguments ou qu'elle n'est pas
reconnue, est destructrice.
112
L'ennemi proche de la joie, c'est la surexcitation. On
peut se bouleverser au point d'entrer dans un état
maniaque en croyant que naviguer très au-dessus des
chagrins du monde c'est la joie inconditionnelle. Là
encore, au lieu de mettre en relation avec les autres, cela
sépare. La joie authentique n'est pas un état euphorique
ni l'impression de flotter très haut. C'est plutôt un état
où l'on est capable d'apprécier, qui permet d'être totalement partie prenante de la vie. On s'entraîne en se
réjouissant de sa chance et de celle des autres.
L'ennemi lointain de la joie est l'envie. Avant de faire
la pratique où l'on se réjouit de la bonne fortune des
autres, je ne m'étais jamais rendu compte à quel point je
pouvais être envieuse. Dire que cette constatation était
humiliante c'est peu dire. J'ai été stupéfaite de voir qu'il
m'arrivait souvent d'éprouver de la rancoeur face au
succès des autres. Quand j'apprenais, par exemple, que
le livre d'une de mes connaissances s'était mieux vendu
que le mien, je me sentais immédiatement jalouse. C'est
peut-être parce que ces pratiques exposent nos fautes
secrètes que nous sommes parfois réticent à les faire.
Mais c'est aussi une raison pour continuer l'entraînement : cela demande de la pratique pour rester avec
soi-même, tel qu'on est, sans rien laisser de côté.
L'ennemi proche de l'équanimité, c'est le détachement ou l'indifférence. Dans la pratique spirituelle surtout, il est facile de confondre le fait de flotter au-dessus
du désordre de la vie avec l'équanimité authentique.
On se sent alors ouvert, amical, serein et tout fier d'avoir
transcendé le bouleversement émotionnel. Et quand on
éprouve de la détresse, de la gêne ou de la colère, on croit
vraiment l'avoir évacué. Pourtant, une crise émotion113
nelle n'est pas un manquement à l'étiquette spirituelle:
c'est là où le guerrier apprend la compassion. C'est là
qu'on apprend à cesser de se battre avec soi-même. Ce
n'est que lorsqu'on peut demeurer dans ces endroits qui
font peur que l'équanimité devient inébranlable.
L'ennemi lointain de l'équanimité, c'est le préjugé.
On s'accroche dogmatiquement à ses croyances et on
campe fermement sur ses positions, pour ou contre les
autres. On prend parti. On devient étroit d'esprit. On a
des ennemis. Cette polarisation est un obstacle à l'équanimité authentique qui guide l'action compatissante. Si
on souhaite atténuer l'injustice et la souffrance, il faut
laisser tomber ses préjugés.
Les pratiques du coeur permettent de connaître intimement ses ennemis proches ou lointains. L'entraînement consiste presque à les. inviter à venir chez soi.
Plus on arrive à se réjouir de manière authentique, plus
on apprend à connaître sa jalousie et sa rancoeur. À force
de s'entraîner à ouvrir son coeur, on voit de plus près ses
préjugés et son indifférence. En parcourant les étapes de
l'aspiration, ces sentiments de fermeture deviennent
plus vifs.
Ces ennemis sont de bons maîtres. Ils nous montrent
qu'on peut s'accepter soi-même et accepter autrui, en
incluant les imperfections. On développe la confiance en
son esprit ouvert et indulgent. Ce faisant, on découvre la
force qui permet d'entrer au coeur de la souffrance du
monde.
14
NOUVEAU DÉPART
Nous sommes tous les enfants
du Grand Esprit, nous appartenons
tous à la Terre Mère. Notre planète
est en grand danger et si nous persistons à nourrir de vieilles rancunes, sans travailler tous ensemble,
nous mourrons tous.
Le chef SEATTLE.
Le pardon est un élément essentiel de la pratique de
la bodhichitta. Il permet d'oublier le passé et de repartir
à neuf.
Un jour, un maître tibétain a dit à une de mes amies les
plus proches, qui était sur le point de mourir, de revoir
sa vie avec honnêteté et compassion. Ce processus l'a
conduite dans des endroits passablement obscurs, des
recoins de son esprit où elle se sentait coincée par la
culpabilité et la rancoeur. Puis le maître lui a donné une
instruction sur le pardon ; il a dit que la chose la plus
115
importante était de se pardonner à elle-même. Il lui suggéra de faire une variante du tonglen. Elle devait d'abord
se visualiser elle-même, puis passer intentionnellement
en revue tous les regrets de sa vie. II ne s'agissait pas de
ressasser ses souvenirs pénibles, mais d'entrer en contact
avec les sentiments sous-jacents à la douleur : la culpabilité ou la honte, la confusion ou le remords. Elle n'avait
pas besoin de nommer ces sentiments ; elle devait entrer
en contact d'une manière non verbale avec tout ce qui la
bloquait.
L'étape suivante consistait à inspirer ces sentiments
dans son coeur, à l'ouvrir aussi grand que possible, puis
à se pardonner à elle-même avec l'expiration. Après
quoi, elle devait penser à tous ceux qui ressentent la
même angoisse, inspirer leur souffrance et la sienne dans
son coeur et leur renvoyer à tous le pardon. Mon amie a
trouvé qu'il s'agissait d'un processus de guérison, qui lui
a permis de se réconcilier avec ceux à qui elle avait fait
du mal et avec ceux qui lui en avaient fait. Elle a pu ainsi
laisser tomber sa honte et sa colère avant de mourir.
Je me rappelle l'histoire d'une femme, venue à l'abbaye de Gampo pour y faire une retraite de tonglen,
qui avait subi de graves sévices sexuels de la part de son
père. Elle s'identifiait fortement à des oiseaux en cage ;
elle me disait qu'elle se sentait souvent comme un oiseau
en cage. Pendant le tonglen, elle inspirait la sensation
d'être minuscule et prisonnière d'une cage ; sur l'expiration, elle en ouvrait la porte et laissait tous les oiseaux
sortir. Un jour où elle pratiquait ainsi le « donner et recevoir », elle a senti un des oiseaux se poser sur l'épaule
d'un homme. L'homme s'est retourné, c'était son père.
Pour la première fois de sa vie, elle a pu lui pardonner.
116
Il semble impossible de forcer le pardon. Mais lorsqu'on est assez courageux pour ouvrir son coeur à soimême, le pardon émerge.
Il y a une pratique toute simple qu'on peut faire pour
cultiver le pardon. D'abord, on reconnaît les sentiments
que l'on éprouve : la honte, le désir de se venger, la
gêne, le remords. Puis on accorde le pardon à l'être
humain que l'on est. Ensuite, pour ne pas se complaire
dans la souffrance, on lâche prise, c'est un nouveau
départ. On n'a plus à porter ce fardeau. On peut reconnaitre les faits, pardonner et repartir à neuf. Si on pratique
ainsi, on apprendra peu à peu à demeurer avec ce regret
de s'être fait du mal à soi-même et d'en avoir fait aux
autres. On va apprendre aussi à se pardonner à soi-même.
Petit à petit, à son rythme, on va même trouver l'aptitude à pardonner à ceux qui nous ont fait du mal. On va
découvrir le pardon comme expression naturelle du coeur
ouvert, comme expression de la bonté primordiale. Ce
potentiel est présent à tout moment. Chaque instant est
l'occasion de repartir à neuf.
15
LA FORCE
Le coeur des instructions est condensé
dans les cinq forces ; pratique-les.
Slogan de l'entraînement
de l'esprit d'ATJsHA.
Les cinq forces sont : la détermination ferme, lafamiliarité avec les enseignements et les pratiques de la
bodhichitta, la graine de bonté qui se trouve en tout
être vivant, la pratique du reproche et la puissance de
l'aspiration. Un guerrier augmente sa confiance en luimême et son inspiration par ces cinq moyens.
La détermination ferme est l'engagement à se servir
de sa vie pour dissoudre l'indifférence, l'agression et
le vouloir-saisir qui séparent les êtres humains les uns
des autres. C'est un engagement à respecter tout ce
qu'apporte la vie. En tant qu'aspirant guerrier, on s'applique de tout coeur à utiliser le malaise comme occasion
d'éveil au lieu d'essayer de le faire disparaître. Comment
118
composer avec des émotions déplaisantes sans se renfermer dans ses stratégies habituelles ? Comment arriver
à attraper ses pensées avant d'y croire à cent pour cent,
sans les laisser devenir un solide « eux » et un solide
« nous » ? Où trouver la chaleur nécessaire au processus
de transformation ? On est déterminé à étudier ces questions sous tous leurs aspects. On est résolu à trouver un
moyen de prendre conscience de sa parenté avec les
autres et à continuer l'entraînement pour s'ouvrir. Cette
détermination ferme fait naître de la force.
La familiarité est la force qui vient de ce qu'on prend
les enseignements à coeur et qu'on les connaît bien, en
les mettant en pratique encore et toujours. De quelle
matière va-t-on se servir quand on s'éveille, le matin, et
qu'on est tout frais pour l'entraînement à la bodhichitta?
De sa journée habituelle seule, avec toutes ses variafions : agréables, désagréables ou juste banales.
Ce qui va nous arriver aujourd'hui est tout à fait inconnu, aussi inconnu que ce qui nous arrivera le jour de
notre mort. Quoi qu'il arrive, nous nous sommes engagé
à nous en servir pour éveiller notre coeur. Comme le dit
un des slogans : « Accomplis toutes les activités avec
une même intention. » Cette intention, c'est de se rendre
compte de sa relation avec tous les êtres.
J'ai eu récemment le plaisir d'aller à la piscine chez
un ami, à la campagne. Je venais de recevoir une lettre
et à mon arrivée je l'ai lue dans la voiture. Elle était très
directe et me faisait remarquer que, dans une situation
précise, j'avais négligé de communiquer avec les personnes avec qui j'aurais dû le faire. Faute de communication claire de ma part, il en était résulté confusion et
déception. En lisant cette lettre, j'ai éprouvé une douleur
119
qui m'a surprise. J'avais envie de rentrer sous terre et
j'ai adopté la stratégie qu'on prend dans ce cas-là: faire
porter le blâme sur l'autre. C'était la faute de quelqu'un
d'autre si c'était arrivé.
Toujours dans la voiture, j'ai pris ma plume et je me
suis mise à écrire une réponse à la personne à qui
j'adressais le blâme. J'ai construit une lettre de semonce
solide et argumentée et je l'ai couchée sur le papier.
J'en savais assez pour m'arrêter d'écrire, mais je me suis
dit : « Comment est-ce que je peux demander à d'autres
de faire ce genre de démarche ? C'est trop demander.
C'est trop difficile et trop dur. » Je suis sortie de la voiture
pour m'asseoir au bord de la piscine ; ma douleur était si
aiguë que, d'abord, j'ai oublié tout ce que je savais des
enseignements de la bodhichitta. Je ne voulais plus être
une guerrière. Je sais aussi qu'on invite le malheur quand
on s'enfuit sans assumer son malaise. Je l'ai fait assez
souvent pour le savoir, vous pouvez me croire.
J'ai essayé de me réconforter avec l'idée que je suis
plus que mes pensées et mes émotions. J'ai aussi pris
conscience de mes pensées en écoutant ce que je racontais sur moi-même et tes autres. Mais rien ne changeait,
absolument rien.
À la fin, je suis entrée dans la piscine et j'ai fait quelques longueurs. Après six allers-retours environ, je me
suis accoudée au rebord de la piscine et j'ai fondu en
larmes. À cet instant précis, je me suis sentie submergée
par l'intensité de la souffrance que nous pouvons ressentir.
Un réservoir d'empathie a surgi alors, venu d'on ne
sait où, et totalement à ma disposition ; il n'était pas dû
à une pratique précise, mais à l'habitude si ancrée que
120
j'ai de découvrir le point sensible. J'étais capable d'entrer
profondément en relation avec mes frères et mes soeurs
du monde entier.
Tout ce que j'avais fait là, près de la piscine, a eu des
conséquences durables. J'ai essayé de me rappeler l'enseignement et de le mettre en pratique, mais ce que j'ai
fait n'a vraiment pas d'importance. Il n'existe pas de
recette pour ce genre de travail. C'est ma disposition à
demeurer avec le malaise qui a permis à quelque chose de
changer. Alors le réservoir de compassion a pu affleurer.
On n'a pas souvent une récompense de ce genre. Il
n'est pas certain que demeurer avec sa peine ou sa douleur va donner une satisfaction immédiate. Mais, à la
longue, on se sent plus léger et plus courageux. La familiarité avec les enseignements et les pratiques de la bodhichitta, sans cesse renouvelée, permet de demeurer dans
le chagrin et de vivre l'humanité qui nous est commune.
C'est ainsi que nous rendons les enseignements proches
de notre coeur et utiles à notre vie.
La troisième source d'inspiration est la graine de
bonté. La force de la graine positive, la graine de la
bodhichitta, c'est que des réservoirs d'ouverture et de
tendresse sont à notre disposition. Se rappeler sa bonté
primordiale peut demander une foi plus intense encore;
l'astuce c'est d'entrer en relation avec le point sensible
qu'on a déjà. Il peut être utile de chercher de petites
manifestations de cette semence de bonté dans sa vie.
Découvrir son aptitude à se réjouir et à se soucier d'autrui, même si elle se révèle fugace, renforce la confiance.
Voir comment on bloque son coeur et comment on se
referme donne de la compassion envers soi-même et le
désir de ne plus recommencer.
121
Ce qu'il faut faire c'est donc arroser sans cesse la
graine. On le fait en pensant aux autres, dans la joie
comme dans la peine. On l'arrose en étant conscient de
sa parenté avec tous les êtres de tous temps et de tous
lieux. On l'arrose en remarquant les réactions positives
ou négatives envers tous les humains et toutes les choses
qu'on rencontre. On l'arrose avec douceur et honnêteté.
On apprend à s'interroger : « Comment cette joie et cette
souffrance peuvent-elles me servir de véhicule pour ma
transformation ? » Et on s'efforce d'être bienveillant
même quand ça coince.
La quatrième force c'est le reproche. Il est délicat à
utiliser car, sans maitri, il se retourne contre soi-même.
Sa force c'est que si on l'utilise avec bienveillance, le
reproche éloigne des habitudes qui fragilisent. La pratique la plus douce du reproche consiste à se demander:
« Ai-je déjà fait cela ? » Quand on soupçonne qu'on
veut échapper à l'instant présent, on peut se dire à titre de
rappel: « Cette manière d'agir et de penser n'est-elle pas
familière ? »
Trungpa Rinpoché encourageait ses étudiants à être
des bodhisattvas excentriques et à mener la vie dure à
leur moi. Il suggérait qu'au lieu d'écouter la radio et de
chanter sous la douche on dise à son moi : « Mon cher
moi, tu m'as causé des ennuis toute ma vie et maintenant
me voilà drôlement plus malin. Je ne vais pas rester sous
ta coupe un jour de plus ! »
Patrul Rinpoché raconte de merveilleuses histoires à
propos du moine Geshé Ben. Une de ses pratiques favorites consistait à faire des reproches à son moi. Il avait
pour spécialité de s'attraper lui-même au moment de se
prendre au piège. Un jour, quelques protecteurs l'invitent
122
à manger. Après le repas, le voilà tout seul dans la salle
devant un grand sac de farine. Sans y penser, il plonge
son bol dans le sac et prend de la farine pour le retour.
La main dans le sac, il s'exclame : « Ben, regarde ce que
tu fais ! » Puis il crie : « Au voleur ! Au voleur ! » Les protecteurs se précipitent pour le trouver debout, la main
dans la farine, en train de hurler : « Je l'ai pris ! Je l'ai
pris ! Je l'ai pris en flagrant délit ! » C'est ça l'esprit du
reproche. Y ajouter de l'humour, c'est ce qui lui permet
de fonctionner.
Au prochain repas que Geshé Ben prend avec ses
protecteurs, il y a aussi d'autres moines. Le repas comprend plusieurs plats exquis, du yaourt entre autres, son
mets favori. Ben est au bout de la rangée et, après un
moment, il commence à craindre qu'il n'y en ait plus
assez. Les serveurs servent le yaourt à la louche, Ben, de
son côté, observe avec inquiétude la part de chacun,
furieux quand elle est grande, ravi quand elle est petite.
Puis, soudain, il se prend sur le fait et crie : « Ben, regarde
ce que tu fais ! » Quand, finalement, les serveurs arrivent
à lui, il recouvre son bol et leur dit : « Non ! Non ! Plus
de yaourt pour cet accro au yaourt ! »
L'intérêt du reproche est de faire naître suffisamment de respect de soi pour s'arrêter quand on s'attrape
en train de se faire prendre par une de ses habitudes.
Il ne s'agit pas de discipliner sa mauvaise conduite ;
on est simplement plus avisé sur ce qui provoque la
souffrance ou le bonheur. On s'autorise enfin à faire
une pause.
La cinquième force est celle qui vient de l'aspiration.
On ne se sent peut-être pas encore prêt à agir, mais
même dans des situations très difficiles on peut se
123
montrer utile. On peut aspirer à éveiller la bodhichitta,
à se libérer des névroses et faire du bien. On peut aspirer à découvrir la force du guerrier et sa capacité- à
aimer.
Un étudiant m'a raconté qu'un matin, de bonne heure,
il avait entendu une femme crier dans la rue. Il vivait
dans un centre de pratique en ville ; d'autres personnes
se sont réveillées et toutes elles sont allées aider cette
femme. Mais, avant leur intervention, quand il a entendu
le début des cris, il a bien dû admettre qu'il éprouvait de
l'aversion envers cette femme. Il n'avait même pas envie
de faire une aspiration pour échanger sa place contre la
sienne. Il lui était impossible d'aspirer à ressentir sa
douleur. C'était trop effrayant de se voir si vulnérable et
sans défense. Il pensait : « Mieux vaut elle que moi. »
C'est alors que, sur-le-champ, il s'est mis à penser à tous
ceux qui, comme lui, souhaitent aider quelqu'un sans
pouvoir le faire. Et il a formulé l'aspiration authentique
que, dans cette vie même, lui et tous les autres puissent
travailler avec leur peur et faire tomber les barrières de
la séparation.
Voilà donc les cinq forces qu'on peut utiliser dans sa
pratique de l'éveil de la bodhichitta:
Cultiver la détermination ferme et l'engagement à
entrer franchement en relation avec tout ce que la vie
offre, y compris la douleur affective.
Arriver à une familiarité avec les pratiques de la bodhichitta, en les utilisant à la fois de manière formelle et
sur-le-champ.
Arroser la graine de la bodhichitta dans les situations
délicieuses et affreuses, pour que la confiance en cette
graine positive puisse grandir.
124
Utiliser le reproche, avec bienveillance et humour,
comme moyen de se prendre sur le fait avant de se nuire
à soi-même ou de nuire aux autres.
Développer l'habitude de l'aspiration pour tous, afin
que la souffrance et ses graines diminuent et que la sagesse
et la compassion augmentent ; développer l'habitude de
toujours cultiver la bonté et l'ouverture d'esprit.
16
LES TROIS SORTES
DE PARESSE
Dans le jardin de la douce santé
mentale
Puissiez-vous être bombardé par
les noix de coco de l'éveil.
Chstegyam Trungpa RINPOCHÉ.
La paresse est un trait commun à tous les êtres humains.
Malheureusement, elle inhibe l'énergie éveillée et sape
notre confiance et notre force. 11 existe trois sortes de
paresse : la recherche du bien-être, le manque de courage
et le « je-m'en-fichisme ». Ce sont trois manières de rester coincé dans les habitudes qui rendent plus fragile.
Mais les explorer avec curiosité dissout leur pouvoir.
Le premier genre de paresse, la recherche du bienêtre, est basé sur la tendance à éviter les désagréments.
On veut se reposer, faire une pause. Mais on prend
l'habitude de se dorloter et de se materner et on devient
blasé et paresseux. S'il pleut, on prend sa voiture pour
126
faire un demi-pâté de maisons plutôt que de se mouiller.
Au premier signe de chaleur, on met en marche la climatisation. À la première menace de froid, on met en route
le chauffage. C'est ainsi qu'on perd le contact avec la
texture de la vie. On fait confiance au « speed » à effet
immédiat et on s'habitue aux résultats automatiques.
Cette espèce particulière de paresse peut rendre agressif. On est hors de soi au moindre désagrément. Si la
voiture est en panne, si l'eau ou l'électricité font défaut,
si on doit s'asseoir sans coussin isolant à même le sol
glacé, on explose. La recherche du confort émousse le
plaisir de ce qu'on peut sentir, voir ou entendre. Elle
nous rend insatisfait. Quelque part au fond de notre
coeur on sait bien que le plaisir pur n'est pas la voie vers
le bonheur durable.
La seconde espèce de paresse est le manque de courage. On se sent impuissant, on a envie de se dire « pauvre
de moi ». On se sent tellement misérable qu'on ne peut
plus affronter le monde. On se met devant la télévision,
on mange, on boit et on fume, en regardant une émission
après l'autre sans y prêter attention. On ne parvient pas
à faire prendre l'air à son manque de courage. Même si
on arrive à se remonter le moral et à ouvrir la fenêtre, on
le fait dans la honte. On fait un geste vers l'extérieur
pour combattre sa paresse, sans perdre ce sentiment
d'impuissance au fond de soi. Ce geste pour se remonter le moral et faire face reste toujours une expression de
découragement. On continue à se dire à soi-même : « Je
suis le pire de tous. C'est sans espoir. Hélas, je ne m'en
sortirai jamais. » C'est ainsi qu'on ne se donne pas vraiment de chances. On ne sait plus comment s'aider efficacement soi-même ; on ne voit pas clairement ce qui
pourrait apporter un soulagement véritable.
127
C'est le ressentiment qui caractérise la troisième
forme de paresse, le « je-m'en-fichisme ». On fait un
bras d'honneur au monde. C'est comme le manque de
courage, mais en beaucoup plus grave. Le manque de
courage recèle une espèce de douceur et de vulnérabilité
tandis que le « je-m'en-fichisme » est plus agressif et
plus provocant. « Le monde est bordélique. Il ne me
donne pas ce que je mérite. Alors pourquoi m'en faire ? »
On entre dans un bar, on y boit toute la sainte journée et
si on est apostrophé par quelqu'un on déclenche une
bagarre. Ou bien on ferme les rideaux, on se met au lit
et on tire les couvertures sur sa tête. Si quelqu'un essaie
de réconforter le malheureux que l'on est, que le ciel lui
vienne en aide. On se complaît à se sentir sous-estimé et
rabaissé. On ne veut trouver aucune issue. Tout ce qu'on
veut c'est traîner, emberlificoté dans sa morosité. On se
sert de la paresse comme moyen de vengeance. Cette
espèce de paresse peut facilement se transformer en une
dépression qui rend incapable de faire quoi que ce soit.
Les êtres humains utilisent trois méthodes usuelles
pour entrer en relation avec la paresse ou toute autre
émotion gênante. Je les appelle les trois stratégies
dérisoires : attaquer, donner libre cours à sa paresse et
ignorer.
La stratégie dérisoire qui consiste à attaquer est particulièrement populaire. Quand on constate sa paresse, on
se condamne. On se critique et on s'humilie parce qu'on
s'abandonne à ses aises, parce qu'on s'apitoie sur soimême ou parce qu'on ne sort pas de son lit. On se complaît dans le sentiment d'être mauvais et coupable.
La stratégie dérisoire consistant à donner libre cours
à sa paresse est également répandue. On justifie sa
paresse et on l'applaudit même. « Je suis tout simplement
128
comme ça. Je ne mérite ni inconfort ni désagréments.
J'ai une foule de raisons d'être en colère ou de dormir
vingt-quatre heures par jour. » On peut être harcelé par
des doutes sur soi-même et par son insuffisance, mais on
se persuade de fermer les yeux sur sa propre conduite.
La stratégie qui consiste à ignorer est tout à fait efficace, au moins pendant quelque temps. On se dissocie,
on est distrait, on s'engourdit. On fait tout ce qu'on peut
pour se distancier de la vérité nue de ses habitudes.
On met en route le pilote automatique et on évite de
regarder de trop près ce qu'on fait.
Les pratiques de l'entraînement de l'esprit du guerrier
offrent une quatrième possibilité, celle d'une stratégie
éveillée, qui consiste à vivre complètement tout ce à
quoi on a résisté, sans prendre la tangente par l'un des
trois moyens habituels. On devient curieux de savoir ce
que sont les trois espèces de paresse. Grâce à l'entraînement de la bodhichitta, on s'efforce de ne pas s'insurger
contre la résistance, d'entrer en contact avec la tendresse
fondamentale de notre être et son absence de territoire
avant qu'il se durcisse. On fait cela avec la ferme intention de faire diminuer l'attachement au moi et d'augmenter la sagesse et la compassion.
Il est important de se rendre compte qu'en temps
normal on se refuse à examiner la paresse ou toute
autre habitude. On veut donner libre cours à la paresse,
l'éluder ou la condamner. On veut continuer à appliquer
les trois stratégies dérisoires car on les associe au soulagement. On veut continuer à s'évader dans la recherche
du confort, à se parler indéfiniment de son manque
de courage ou à ruminer le fatalisme du « je-m'enfichisme ».
129
À un moment donné, cependant, la curiosité pourrait
bien s'éveiller et on pourrait se poser des questions du
type : « Pourquoi est-ce que je souffre ? Pourquoi n'y
a-t-il aucune détente ? Pourquoi est-ce que mon insatisfaction et mon ennui augmentent de jour en jour ? »
C'est alors qu'on peut se rappeler l'entraînement,
qu'on peut se sentir prêt à vivre l'approche compatissante
du guerrier et que l'instruction proposant de demeurer
avec sa tendresse et de ne pas se durcir commence à
faire sens.
C'est ainsi qu'on se met à examiner sa paresse et
qu'on en éprouve directement la qualité. On en vient à
connaître sa peur des désagréments, sa honte, sa rancoeur, sa morosité et on comprend que les autres vivent
la même chose. On prête attention aux histoires qu'on se
raconte et on remarque comment elles sont source de raideur pour le corps. Grâce à la pratique continue, on comprend qu'on n'a plus besoin de croire à ces histoires. On
a les moyens de s'ouvrir à l'énergie émotionnelle brute:
ce sont le tonglen, la pratique de la méditation assise et
les autres pratiques de la bodhichitta. On se met à éprouver de la tendresse quand on se rend compte que chacun
est logé à la même enseigne et que nous pourrions tous
être libres.
La paresse n'est pas quelque chose de particulièrement
horrible ou merveilleux. Elle contient, au contraire, une
qualité essentielle vive qui mérite qu'on en fasse l'expérience telle qu'elle est. Peut-être pourra-t-on trouver
dans la paresse quelque chose d'irritant, qui vibre. On
pourrait aussi la ressentir comme terne et lourde, ou bien
comme vulnérable et à vif. Quoi que l'on découvre, en
l'explorant plus en détail, il n'y a rien à quoi s'accrocher,
130
rien de solide, seulement de l'énergie éveillée, qui ne
repose sur aucun terrain ferme.
C'est un processus qui transforme l'individu que de
faire l'expérience de la paresse de façon directe et non
verbale. Il libère une énergie énorme qui est bloquée en
temps normal par l'habitude qu'on a de s'enfuir. C'est
parce que, si on cesse de résister à la paresse, l'identité
de la personne paresseuse commence à s'écrouler complètement. Sans les oeillères du moi, on entre en relation
avec une perspective fraîche et une vision plus vaste.
C'est ainsi que la paresse, ou tout autre démon, fait entrer
la compassion dans sa vie.
17
L'ACTIVITÉ
DU BODHISATTVA
Comme les Bouddhas des temps
anciens ont donné naissance à la
bodhichitta
Et ont progressé peu à peu dans
l'entraînement du bodhisattva
Moi aussi, pour le bénéfice des
êtres, je donne naissance à la
bodhichitta
Et je m'entraîne petit à petit dans
cette discipline.
SHANTIDEVA.
Peu d'entre nous se satisfont de se retirer du monde et
de se contenter de travailler sur eux-mêmes. Nous voulons que notre entraînement ait des résultats tangibles et
bénéfiques. C'est pourquoi le guerrier-bodhisattva fait le
voeu de ne pas atteindre l'éveil pour lui seul mais pour
le bien de tous les êtres.
Le bodhisattva s'entraîne dans six activités traditionnelles, six moyens de mener une vie de compassion : la
132
générosité, la discipline, la patience, l'enthousiasme, la
méditation et la 'prajna, qui est la sagesse inconditionnelle. De façon traditionnelle, on les appelle les six
paramitas, mot sanscrit qui veut dire : passé sur l'autre
rive. Chacune d'elles est une activité dont on peut se servir pour aller au-delà de l'aversion et de l'attachement,
au-delà de la tendance à se laisser absorber par soimême, au-delà de l'illusion de la séparation d'avec les
autres. Chaque paramita a le pouvoir de nous amener
au-delà de la peur du lâcher-prise.
On apprend à vivre à l'aise avec l'incertitude grâce à
l'entraînement aux paramitas. Passer sur l'autre rive,
c'est vivre dans l'absence de terre ferme avec le sentiment d'être pris dans un entre-deux, dans un état intermédiaire. Cette rive, on cherche à l'atteindre sur un
radeau, où on lutte avec les notions de bien et de mal, et
où on s'affaire à rendre solide l'illusion de terrain ferme
par la quête incessante du prévisible. Et on traverse le
fleuve vers l'autre rive, où l'on est libéré de l'étroitesse
d'esprit et de la pensée dualiste qui caractérisent l'attachement au moi. Voilà l'image traditionnelle.
L'image que je préfère, c'est celle du milieu de la
rivière, quand on a perdu de vue la berge et que le radeau
commence à se désintégrer. Il n'y a absolument plus rien
à quoi se retenir. Du point de vue conventionnel, c'est
terrifiant et dangereux. Mais un léger changement de
perspective fait comprendre que c'est libérateur de
n'avoir plus rien à quoi s'agripper. On peut se faire
confiance : on ne se noiera pas. Ne se retenir à rien
signifie qu'on peut se détendre dans un monde fluide et
dynamique.
La prajnaparamita est la clé de cet entraînement. Sans
la prajnaparamita — ou bodhichitta inconditionnelle —,
133
on peut se servir des cinq autres activités pour se donner
l'illusion d'une terre ferme. La base de la prajnaparamita
est l'attention, l'examen incessant de son expérience.
On s'interroge sans essayer de trouver des solutions
permanentes. On cultive un esprit alerte et curieux, qui
ne se satisfait pas de vues limitées ou partialeà.
C'est comme être étendu sur son lit, avant l'aube, et
entendre la pluie sur le toit. Ce simple bruit peut être
décevant parce qu'on a prévu un pique-nique ; il peut
aussi être plaisant car le jardin est tellement sec. Mais
l'esprit souple de la prajna ne tire pas de conclusion
bonne ou mauvaise. Il perçoit le bruit sans rien y ajouter,
sans qualification de joie ou de tristesse.
C'est avec cet esprit de prajna sans fixation que se
pratiquent la générosité, la discipline, l'enthousiasme,
la patience et la méditation, en partant de l'étroitesse
d'esprit pour aboutir à la souplesse et à l'intrépidité.
L'essence de la générosité, c'est le lâcher-prise. La
douleur est toujours le signe qu'on s'accroche à quelque
chose, en général à soi-même. Quand on se sent malheureux ou pas à la hauteur, on devient mesquin, on se
cramponne de toutes ses forces. La générosité est une
activité qui libère les tensions. En offrant ce qu'on peut
— un dollar, une fleur, un mot d'encouragement — on
s'entraîne à lâcher prise. Comme le dit Suzuki Roshi :
« Donner est non-attachement, simplement ne s'attacher
à rien est donner. »
Il y a tant de façons de pratiquer la générosité. Le
principal n'est pas tant ce qu'on donne, mais de se
défaire de l'habitude de se cramponner. Il existe une pratique traditionnelle qui consiste tout bonnement à faire
passer d'une main à une autre un objet qu'on chérit. Une
femme que je connais a décidé de faire cadeau de tout
134
ce à quoi elle est attachée. Un homme, pour sa part, a
donné de l'argent aux mendiants dans les rues pendant
les six mois qui ont suivi la mort de son père. C'était sa
manière à lui de travailler sur sa peine. Une autre femme
s'est entraînée à se visualiser en train de donner tout ce
qu'elle redoute le plus de perdre.
Il y a aussi l'histoire de ce jeune couple qui décide de
traiter son ambivalence vis-à-vis des mendiants en donnant chaque jour de l'argent à la première personne qui
leur en demande. Ils essaient sincèrement de travailler
avec leur confusion sur le problème des SDF, mais ils ont
aussi un programme fixé : agir comme des gens bons et
généreux, faire leur bonne action et ensuite oublier leurs
sentiments conflictuels pour le reste de la journée.
Donc, un matin, un ivrogne demande de l'argent à la
femme de ce couple qui entre dans un magasin. Bien que
ce soit le premier mendiant de la journée, il la dégoûte et
elle ne veut rien lui donner. En sortant du magasin, elle
lui donne vite un billet et s'éclipse à la hâte. Alors qu'elle
se dirige vers sa voiture, elle entend une voix l'appeler:
« Ma' am, Ma' am ! » Elle se retourne et voit l'ivrogne,
qui lui dit : « Vous avez dû vous tromper ! C'est un billet
de cinq dollars*. »
La pratique du don montre où l'on a tendance à se
retenir, à s'accrocher encore. On se lance avec des plans
bien préparés mais la vie se charge de les bousiller. Le
véritable lâcher-prise vient d'un mouvement de générosité. Notre perspective conventionnelle se met alors à
changer.
Il est facile de considérer les paramitas comme un
code d'éthique rigide, comme une liste de règles. Mais le
* Soit 5 à 6 euros. (N.d.T.)
135
monde du bodhisattva n'est pas si simple. La puissance
des paramitas ne tient pas à ce que ce sont des commandements, c'est qu'elles mettent en question les réactions
habituelles. C'est particulièrement vrai pour la paramita
de la discipline. La discipline est le comportement qui
diminue la souffrance. Le guerrier s'abstient de commettre de mauvaises actions, comme tuer, prononcer des
paroles nuisibles, voler ou avoir une conduite sexuelle
répréhensible. Mais ces directives nt sont pas gravées
dans le marbre. L'essentiel c'est l'intention d'ouvrir le
coeur et l'esprit. Si on fait de bonnes actions en adoptant
une attitude de supériorité ou en étant violent, on ne fait
qu'augmenter l'agression sur la planète.
L'entraînement aux paramitas est un bon moyen d'apprendre l'humilité et l'honnêteté. À force de pratiquer la
générosité, on connaît bien sa tendance à vouloir-saisir.
Quand on pratique la discipline de ne pas nuire à autrui,
on voit sa rigidité et son dogmatisme. Il s'agit de suivre
les directives sur la conduite compatissante, dans l'esprit
souple de la prajna — c'est-à-dire voir les choses sans « il
faut » ou « il ne faut pas ».
On ne fait pas appel à un code de bonne conduite en
condamnant tous ceux qui ne le respectent pas. Si on
trace une ligne au centre de la pièce et qu'on dise à tous
ceux qui s'y trouvent de se placer dans la catégorie des
« vertueux » ou des « non-vertueux », sera-t-on vraiment plus libéré si on se range dans les « vertueux » ?
Il est probable qu'on sera simplement plus arrogant et
plus orgueilleux. On trouve des bodhisattvas parmi les
voleurs, les prostituées et les meurtriers.
D y a une histoire bouddhiste traditionnelle qui parle
de Coeur Compatissant, capitaine d'un navire, qui voyage
avec cinq cents passagers, quand un pirate, nommé Lan136
cier Irrité, prend le navire à l'abordage et menace de tuer
tout le monde. Le capitaine se dit alors que si le pirate les
tue tous, il sèmera les graines de sa propre souffrance,
immense. Poussé par la compassion envers le pirate
comme envers les passagers, il tue Lancier Irrité. Dans le
même ordre d'idées, il faut parfois faire un mensonge
pour protéger quelqu'un.
Aucun acte n'est en lui-même vertueux ou non vertueux. Le guerrier s'entraîne dans la discipline qui
consiste à ne pas faire de mal, tout en sachant que la
manière habile de le faire varie selon les circonstances.
Quand on pratique la discipline en souplesse, on devient
moins moralisateur et plus tolérant.
Si on s'entraîne à la paramita de la patience, il faut
commencer par être patient envers soi-même. On apprend
à se détendre dans l'agitation de son énergie : l'énergie
de la colère, de l'ennui ou de l'excitation. La patience
demande du courage. Ce n'est pas un état de calme idéal.
En fait, quand on pratique la patience, on voit beaucoup
mieux son agitation.
Ça me rappelle l'histoire de cet homme qui décide de
s'entraîner à la patience pendant son trajet matinal quotidien. D'abord, il s'imagine y réussir magnifiquement.
Il est patient quand on lui fait une queue de poisson. Il
est patient quand on lui klaxonne après. Quand le trafic
intense le rend anxieux et risque de le faire arriver en
retard, il est capable de se détendre malgré l'agitation.
Il fait merveille. 11 doit alors s'arrêter pour laisser passer
une femme dans un passage protégé. Elle marche très
lentement. Assis dans sa voiture, à s'exercer à la patience,
il laisse passer ses pensées et entre en relation avec sa
nervosité de manière aussi directe qu'il le peut. Soudain
la femme se retourne, donne un coup de pied à sa voiture
137
et se met à crier après lui. À ce moment précis, il perd
complètement son calme et se met à hurler après elle.
Il se rappelle alors avoir entendu dire qu'en pratiquant
la patience on voit bien plus clairement sa colère. Il
commence à inspirer pour la femme et pour lui-même.
Voilà le tableau : deux étrangers qui fulminent des
reproches, et lui qui voit ce que la situation a de tendre
et d'absurde à la fois.
Ambitionner le succès de la paramita de la pratique,
c'est courir à l'échec. Quand on abandonne l'espoir de la
faire comme il faut et la crainte de la faire mal, on comprend que le gain comme la perte sont recevables. Dans
les deux cas, on n'a rien à quoi se cramponner. D'un instant à l'autre on va vers l'autre rive.
La paramita de l'enthousiasme est reliée à la joie.
En pratiquant cette paramita, comme de petits enfants
qui apprennent à marcher, on s'entraîne avec zèle mais
sans avoir de but. Cette énergie joyeuse et noble n'est
pas une question de chance. Elle demande un entraînement continu à l'attention et à la maitri, à la dissolution
des barrières et à l'ouverture du coeur. Cet enthousiasme
surgit à mesure qu'on apprend à se détendre malgré
l'inexistence d'un terrain solide. On pratique ce qui
s'appelle la triple pureté : ne pas faire tout un plat de celui
qui agit, ni de l'action ni du résultat. Cet enthousiasme
joyeux est enraciné dans l'absence d'attente, d'ambition
et d'espoir de fruit. On se contente de mettre un pied
devant l'autre sans se décourager quand on tombe de tout
son long. On agit sans se féliciter ni se censurer, sans
craindre la critique ni attendre les applaudissements.
Grâce à une pratique incessante, on découvre comment franchir la frontière entre la tendance à être coincé
et le réveil. Faire l'expérience directe de sentiments qu'on
138
a écartés durant de nombreuses années dépend de sa
bonne volonté ; cet empressement à demeurer ouvert à
ce qui nous fait peur affaiblit les habitudes d'évitement.
C'est ainsi que l'attachement au moi devient plus léger
et commence à s'amenuiser.
La triple pureté est aussi l'essence de la paramita de
la méditation. Quand on s'assied pour méditer, on abandonne l'idée du parfait méditant, de la méditation idéale
et des résultats escomptés. On s'entraîne à être simplement présent. On s'ouvre complètement à la douleur et
au plaisir de la vie. On s'entraîne à la précision, à la douceur et au lâcher-prise. Parce qu'on voit ses pensées et
ses émotions avec compassion, on cesse de lutter contre
soi-même. On apprend à reconnaître les moments où on
est complètement pris et à se fier au fait qu'on peut
lâcher prise. Les blocages créés par les habitudes et les
préjugés commencent alors à s'écrouler. Ainsi la sagesse
qu'on empêchait de passer — la sagesse de la bodhichitta — devient disponible.
Voici donc les six activités du guerrier :
La générosité. Donner comme voie pour apprendre à
lâcher prise.
La discipline. S'entraîner à ne pas causer de mal,
d'une manière à la fois souple et audacieuse.
La patience. S'entraîner à demeurer présent à l'agitation de son énergie et laisser les choses se développer
à leur rythme. Même si l'éveil demande une éternité, on
avance quand même d'instant en instant, on abandonne
tout espoir de fruit et on prend plaisir au processus.
L'enthousiasme joyeux. Abandonner son perfectionnisme et entrer en rapport avec la qualité vivante de
chaque moment.
139
La méditation. S'entraîner à revenir à la présence ici
même avec douceur et précision.
La prajna. Cultiver un esprit ouvert et curieux.
Grâce à ces six activités du bodhisattva, on apprend
comment aller vers l'autre rive, et on fait de son mieux
pour y emmener avec soi tous ceux qu'on peut trouver.
18
L'ABSENCE DE TERRAIN FERME
La pratique quotidienne consiste
simplement à apprendre à fond à
accueillir toutes les situations,
toutes les émotions et tous les êtres,
et à s'y ouvrir, à faire l'expérience
de tout pleinement, sans réserve
mentale ni blocage, de manière à
ne jamais se replier sur soi-même,
ni à tout ramener à soi.
Dilgo Khyentsé RINPOCHÉ.
Un jour, le Bouddha rassembla ses étudiants en un lieu
appelé la montagne du Pic du Vautour. C'est là qu'il
présenta quelques enseignements révolutionnaires — à
propos de la dimension fondamentalement ouverte de
notre être, dépourvu d'une assise solide —, que la tradition appelle shunyata, bodhichitta inconditionnelle et
prajnaparamita.
Le Bouddha avait déjà donné des enseignements sur
l'absence de terrain ferme depuis quelque temps. Un
141
grand nombre des étudiants présents à la montagne du
Pic du Vautour avaient connu une expérience profonde
de l'impermanence et du non-moi, de la vérité selon
laquelle rien, y compris soi-même, n'est solide ni prévisible. Ils avaient compris la souffrance qui résulte de
la saisie et de la fixation. C'est du Bouddha lui-même
qu'ils tenaient cela ; c'est dans la méditation qu'ils en
avaient vécu la profondeur. Mais le Bouddha savait que
la tendance à chercher un terrain ferme est profondément ancrée en chacun. Le moi se sert de n'importe
quoi pour garder l'illusion de la sécurité, y compris la
croyance en l'absence de substance et la croyance au
changement.
Le Bouddha a fait alors quelque chose de renversant.
Par les enseignements sur la prajnaparamita, il a déstabilisé complètement ses étudiants en leur faisant davantage prendre conscience de l'absence de terrain ferme.
Il leur a dit qu'ils devaient laisser tomber toutes leurs
croyances et que se laisser obnubiler par une quelconque
description de la réalité était un piège. Ce n'était guère
réconfortant à entendre.
Cela me rappelle l'histoire de Krishnamurti, élevé par
les théosophes pour être l'avatar. Ses aînés répétaient
sans cesse aux autres étudiants que, quand l'avatar se
serait complètement manifesté, ses enseignements
seraient galvanisants et révolutionnaires et qu'ils bouleverseraient de fond en comble les bases mêmes de leurs
croyances. C'est bien ce qui s'est passé, mais pas de la
manière dont ils l'avaient prévu. Quand, finalement,
Krishnamurti a été à la tête de l'Ordre de l'Étoile, il a
convoqué toute la société et l'a officiellement dissoute,
disant qu'elle était nuisible car elle leur procurait trop de
terrain ferme.
142
L'expérience du Pic du Vautour a été quelque chose
de cet ordre pour les étudiants du Bouddha. Elle a effacé
toutes leurs conceptions préexistantes au sujet de la
nature de la réalité. Le message principal du Bouddha,
ce jour-là, était le suivant : quel que soit l'objet auquel
on s'accroche, il paralyse la sagesse. Quelle que soit la
conclusion à laquelle on a pu aboutir, il faut l'abandonner. Le seul moyen de comprendre à fond les enseignements de la bodhichitta, de les mettre pleinement en
pratique, c'est de s'abandonner à l'ouverture inconditionnelle de la prajnaparamita, de trancher net avec
patience toute tendance à s'accrocher.
Pendant cet enseignement, connu sous le nom de Sutra
du Coeur, le Bouddha n'a pas prononcé une seule parole.
Il s'est plongé dans un état de profonde méditation et a
laissé le bodhisattva de la compassion, Avalokiteshvara,
faire les frais de la conversation. Ce guerrier courageux,
aussi appelé Kuan-Yin, a formulé son expérience de la
prajnaparamita au nom du Bouddha. L'intuition qu'il en
avait ne provenait pas d'une connaissance intellectuelle
mais de sa pratique. Il voyait clairement que tout est
vide. Puis, un des principaux disciples du Bouddha, un
moine nommé Shariputra, a commencé à poser des questions à Avalokiteshvara. C'est un point important. Même
si le maître était un grand bodhisattva et que le Bouddha
était de toute évidence chargé de l'enseignement, le sens
profond de celui-ci n'a été révélé que grâce au questionnement. Rien n'a été accepté par complaisance ou avec
une foi aveugle.
Shariputra est un modèle à suivre, pour nous autres,
étudiants. Il n'était pas disposé à se contenter d'accepter
ce qu'il entendait, il voulait aussi savoir par lui-même
143
ce qui était vrai. I1 demande donc à Avalokiteshvara :
« Comment appliquer la prajnaparamita à toutes les
paroles, les actions et les pensées de ma vie ? Quelle est
la clé de l'entraînement à cette pratique ? Quelle vision
dois-je avoir ? »
Et Avalokiteshvara lui répond par le plus célèbre des
paradoxes bouddhistes : « La forme est vacuité, la vacuité
est aussi la forme. La vacuité n'est autre que la forme, la
forme n'est autre que la vacuité. » La première fois que
j'ai entendu cela, je n'avais aucune idée de ce dont il parlait. J'ai eu un trou. Son explication, comme la prajnaparamita elle-même, est inexprimable, indescriptible,
inconcevable. La forme est simplement ce qui est avant
qu'on y projette ses concepts. La prajnaparamita représente un point de vue complètement neuf, un esprit sans
entrave où tout est possible.
La prajna est l'expression non décantée de l'oreille
ouverte, de l' oeil ouvert et de l'esprit ouvert que l'on
trouve chez tout être vivant. Thich Nhat Hanh traduit ce
mot par « compréhension ». C'est un processus fluide,
non pas quelque chose de bien déterminé et de matériel,
dont on peut rendre compte ou qui peut se mesurer.
Cette prajnaparamita, ce caractère inexprimable, c'est
notre expérience humaine. On ne la considère pas comme
un état particulièrement paisible ni troublé de l'esprit.
C'est un état d'intelligence de base, ouvert, qui interroge
et qui est dénué de préjugés. Qu'il se manifeste sous
forme de curiosité, de confusion, de perplexité ou de
détente importe peu. On s'entraîne quand on est pris au
dépourvu, quand on ne sait trop quoi faire de sa vie.
On s'entraîne, comme le dit Trungpa Rinpoché, à « ne
pas avoir peur d'être ridicule ». On cultive une relation
simple et directe avec son être, sans philosopher ni
144
moraliser ni porter de jugement. Tout ce qui surgit dans
l'esprit se laisse travailler.
Ainsi, quand Avalokiteshvara dit « la forme est
vacuité », il se réfère à cette relation simple et directe avec
l'immédiateté de l'expérience : le contact direct avec le
sang, la sueur et les fleurs, avec l'amour comme avec
la haine. D'abord on efface ses idées préconçues, puis il
faut même abandonner la croyance selon laquelle on
doit regarder les choses sans idées préconçues. On continue à se couper l'herbe sous les pieds. Quand on perçoit
la forme comme vacuité, sans aucune barrière ni aucun
voile, on comprend la perfection des choses telles
qu'elles sont tout simplement. On peut devenir un accro
de cette expérience. Elle peut nous donner un sentiment
de liberté par rapport au caractère douteux de nos émotions et l'illusion que nous pouvons voguer au-dessus de
la pagaille qu'est notre vie.
Mais « la vacuité est aussi la forme » inverse les données. Le vide se manifeste continuellement en tant que
guerre et paix, douleur, naissance, vieillesse, maladie et
mort, et joie aussi. On est mis au défi de rester en contact
avec le coeur qui bat dans tout être qui vit. C'est pourquoi
on s'entraîne aux pratiques de la bodhichitta relative,
des quatre incommensurables et du tonglen. Elles nous
aident à nous engager à fond dans le vif de la vie avec
l'esprit ouvert et clair. Les choses sont aussi bonnes et
aussi mauvaises qu'elles le paraissent. Pas besoin d'y
ajouter quoi que ce soit.
Imaginez un dialogue avec le Bouddha. Il pose la
question suivante : « Comment percevez-vous la réalité? » et on répond honnêtement: « Je la perçois comme
distincte de moi et solide. » Et il dit : « Non, regardez
plus à fond. »
145
On s'en va donc méditer et on considère sincèrement
cette question. On retourne voir le Bouddha et on lui
lance : « Je connais la réponse maintenant. La réponse
c'est que rien n'est solide, tout est vide. » Et il rétorque:
« Non. Regardez plus à fond. » On dit : « Mais c'est
impossible. C'est l'un ou l'autre : ou c'est vide ou ça ne
l'est pas, exact? » et il dit: « Non. » S'il s'agissait de
son patron, peut-être qu'on s'en moquerait, mais c'est le
Bouddha et on pense : « Il faut peut-être que je m'accroche un peu et que j'aille au-delà de l'irritation de ne
recevoir aucune gratification. »
On médite donc et on considère la question ; on en
discute avec ses amis. À la prochaine rencontre avec le
Bouddha, on dit : « Je crois pouvoir répondre à votre
question. Toute chose est à la fois vide et non vide. » Et
il répond : « Non. » Vous pouvez me croire, on se sent
alors tout à fait dépourvu de terrain ferme, c'est-à-dire
secoué de fond en comble. C'est inconfortable de ne
pouvoir trouver de terrain sous ses pieds. Mais le processus consiste ici à démystifier: bien qu'on soit irrité et
anxieux, on s'approche de la vision de la nature véritable
et fluide de l'esprit. Comme tout ce qu'on obtient du
Bouddha c'est « non », on rentre chez soi et on consacre
l'année suivante à essayer de trouver la réponse à cette
énigme. C'est comme un koan zen.
Plus tard, on revient et on dit : « Bon. Il n'y a qu'une
seule autre réponse possible. La nature de la réalité c'est
qu'elle n'a ni existence ni inexistence. Ce n'est ni forme
ni vacuité. » On est content de soi ! C'est une magnifique
réponse dépourvue d'assise solide. Mais le Bouddha dit:
« Non, c'est une compréhension trop limitée. » Il se peut
qu'à cet instant son « non » cause un tel choc qu'on fasse
146
l'expérience de l'esprit grand ouvert de la prajnapàramita,
l'esprit qui ne se satisfait d'aucun endroit de repos.
Après que Avàlokiteshvara a dit à Shariputra : « La
forme est la vacuité, la vacuité est aussi forme », il va
plus loin encore, en indiquant qu'il n'y a rien à quoi
s'accrocher, pas même les enseignements du Bouddha :
ni les trois marques de l'existence, ni la souffrance, ni la
cessation de la souffrance, ni l'emprisonnement, ni
la libération. L'histoire raconte encore que beaucoup
d'étudiants ont été tellement sidérés par ces enseignements qu'ils en ont fait une crise cardiaque. Un maître
tibétain suggère que, plus vraisemblablement, ils ont
pris la porte. Comme les théosophes avec Krishnamurti,
ils n'ont pas voulu entendre ça. Tout comme nous.
On n'aime pas voir ses hypothèses de base remises en
question. C'est trop menaçant.
Bien sûr, si cet enseignement avait été celui du seul
Avalokiteshvara, les étudiants auraient pu tenter de trouver une explication logique à leurs craintes. « Il ne s'agit
que d'un guerrier sur la voie, qui n'est pas tellement
différent de nous. Bien sûr, il est très sage et très compatissant, mais on sait qu'il s'est déjà trompé. » Mais le
Bouddha était assis là au milieu, absorbé dans une profonde méditation, et cet exposé sur la façon de demeurer
dans la prajnaparamita lui plaisait visiblement. Il n'y
avait aucun moyen de sortir de ce dilemme.
Ensuite, inspiré par les questions de Shariputra, Avalokiteshvara continue. Il enseigne que, quand on comprend qu'il n'y a pas de réalisation finale, ni de réponse
ultime ou d'endroit où s'arrêter, quand l'esprit est libéré
des émotions conflictuelles et de la croyance en la séparation, alors la peur disparaît. Quand j'ai entendu ça, il y
147
a de nombreuses années, bien avant que ne s'éveille en
moi le moindre intérêt pour une voie spirituelle, quelque
chose a fait tilt : je voulais absolument en savoir plus à
propos de ce « la peur disparaît ».
Cette instruction sur la prajnaparamita est un enseignement sur le courage. Dans la mesure où on cesse de
lutter contre l'incertitude et l'ambiguïté, on dissout sa
peur. Le synonyme de courage total est éveil total, soit
une interaction sans réserve avec son monde où l'esprit
reste ouvert. On s'entraîne à progresser patiemment dans
cette direction. En apprenant à se détendre sans terrain
ferme, on entre peu à peu en relation avec l'esprit qui ne
connaît pas la peur.
Ensuite Avalokiteshvara proclame la quintessence de
la prajnaparamita, l'essence de l'expérience de l'herbe
qui nous est coupée sous les pieds, l'essence d'un état
d'esprit intrépide et ouvert. Elle vient sous la forme d'un
mantra : cim GATE GATE PARAGATE PARASAMGATE BODHI
SVAHA. De même qu'une graine contient l'arbre, ce
mantra contient la totalité des enseignements sur la
capacité de résider dans la prajnaparamita, dans l'état de
courage.
Trungpa Rinpoché en fait la traduction suivante :
« 0M, allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà,
éveillé, ainsi soit-il. » C'est la description d'un processus,
d'un voyage, dans lequel on ne cesse de s'éloigner de plus
en plus. On peut dire aussi : « 0M, absence de terrain,
absence de terrain, encore plus d'absence de terrain, audelà même de l'absence de terrain, complètement éveillé,
ainsi soit-il I »
Peu importe l'endroit où on se trouve sur la voie du
bodhisattva, qu'on vienne de commencer ou qu'on la
148
pratique depuis des années, on avance toujours plus dans
l'absence de terrain ferme. L'éveil n'est pas la fin de quoi
que ce soit. L'éveil, ou être complètement éveillé, n'est
que le début d'une pénétration complète dans on ne sait
quoi.
Quand le grand bodhisattva a terminé son enseignement, le Bouddha est sorti de sa méditation et a dit :
« C'est bien, c'est bien ! Avalokiteshvara, tu l'as exprimé
parfaitement. » Et les auditeurs qui n'étaient pas partis ou
qui n'étaient pas morts de crise cardiaque se réjouirent
d'avoir entendu cet enseignement sur la manière d'aller
au-delà de la peur.
19
LA NÉVROSE INTENSIFIÉE
Le « secret » de la vie qu'on
cherche tous se résume à ça: acquérir, par la méditation assise et la
pratique quotidienne, le pouvoir et
le courage de revenir à cette chose
dont on s'est caché toute sa vie, se
détendre dans l'expérience physique de l'instant présent, même si
c'est une sensation d'humiliation,
d'échec, d'abandon ou d'injustice.
Charlotte JOKO BECK.
Quand on parle de reposer dans la prajnaparamita,
dans la bodhichitta inconditionnelle, qu'est-ce qu'on se
demande à soi-même ? On est incité à demeurer ouvert
à l'instant présent dépourvu de terrain, à être partie prenante de son expérience, sans armure. On n'est certainement pas tenu de croire que tout se passera très bien.
Il faut être audacieux pour aller dans une direction où il
n'y a rien à quoi s'accrocher. Au début, cela ne se déroule
150
pas comme une aventure palpitante, merveilleuse et
pleine de vie. Combien de gens sont prêts à laisser
tomber leurs habitudes et leurs tendances au confort
quasi instinctives ?
On peut supposer que, si on s'entraîne à la bodhichitta,
les schémas habituels vont se modifier et que, jour après
jour, mois après mois, on aura l'esprit plus ouvert, plus
souple, plus proche de celui d'un guerrier. Mais, ce qui
arrive en fait avec une pratique continue, c'est que les
habitudes s'accentuent. Dans le bouddhisme vajrayana
cela s'appelle « la névrose intensifiée ». On ne le fait
pas exprès. Ça se passe comme ça, c'est tout. On respire
le parfum de l'absence de terrain et, malgré son souhait
de demeurer ouvert et souple, on se cramponne à ses
habitudes.
C'est l'expérience de tous ceux qui ont jamais emprunté
la voie de l'éveil. Tous ces gens éveillés, souriants, qu'on
voit sur des images ou qu'on rencontre, ont dû faire face
à leurs névroses dans toute leur splendeur, et à leurs stratégies de recherche de terrain ferme. Quand on cesse de
se traiter régulièrement de tous les noms possibles ou de
se congratuler, on fait là quelque chose d' extrêmement
courageux. On glisse lentement vers l'état d'ouverture,
mais pas question de se raconter d'histoires, on avance
vers un lieu sans poignées, ni marchepieds, ni gardefous. On peut appeler ça une libération, mais pendant
longtemps ça ressemble plutôt à de l'insécurité.
Permettez-moi de donner quelques exemples de
névroses intensifiées qui se développent en fait à cause
de la pratique. Par exemple, faire naître un nouveau
scénario d'auto-dénigrement, basé sur des idéaux spirituels. On se sert de la pratique pour renforcer sa mentalité de pauvre : l'entraînement du guerrier n'est qu'un
151
moyen supplémentaire de voir qu'on n'est jamais à la
hauteur. Si on s'entraîne pour être un « bon » guerrier ou
pour ne pas être une « mauvaise » personne, alors la pensée se maintiendra aussi polarisée, aussi coincée dans le
juste et le faux qu'elle l'était auparavant. On utilisera
l'entraînement contre soi-même, en essayant de sauter
au-dessus des problèmes qu'on fuit, pour atteindre un
état idéal où tout se passe comme il faut. Je ne veux surtout pas dire par là que ce cas soit inhabituel. Soyez les
bienvenus dans la race humaine. Mais, grâce à l'entraînement, on peut commencer à voir clairement ce qu'on
fait et se mettre à s'interroger de manière compatissante
sur sa propre démarche. D'un point de vue psychologique, que se passe-t-il ? Est-ce qu'on ne se sent pas à la
hauteur ? Est-ce qu'on continue à croire à ses éternels
vieux mélodrames ?
Il y a aussi le scénario opposé. On peut se servir de
son entraînement pour se croire supérieur aux autres,
pour augmenter son sentiment d'être exceptionnel. On
est courageux de faire cet entraînement. On donne une
nouvelle direction à sa vie. On est fier de faire quelque
chose d'aussi rare dans le monde. On se sert de la pratique et des enseignements pour édifier sa propre image
et accroître son arrogance et son orgueil.
Une autre névrose qui peut se renforcer est la tendance
à fuir. On souhaite se débarrasser de son bagage inutile,
mais, ce faisant, on utilise les enseignements eux-mêmes
pour prendre ses distances des aspects instables et chaotiques de sa vie. Pour fuir la réalité d'avoir un partenaire
alcoolique, d'être accro à la marijuana ou de se retrouver
une fois de plus dans une relation de violence, on s'entraîne en toute bonne foi pour apprendre à se détendre
152
dans l'espace, l'ouverture et la chaleur. On essaie de
se servir de son entraînement spirituel pour éviter la
nausée.
Au fond, on va employer ses moyens habituels de se
récupérer en plein dans la pratique de la bodhichitta, en
plein dans l'entraînement qui consiste à ne pas se récupérer. Si on veut se faire une idée de ses habitudes, on
peut examiner les rapports qu'on entretient avec sa pratique, avec les enseignements et avec le maître. Est-ce
qu'on s'attend à ce que ses besoins soient satisfaits de la
même manière que dans n'importe quelle relation névrotique ? Est-ce qu'on utilise la spiritualité pour contourner
ce qui fait peur ? Il est facile de ne pas se rendre compte
qu'on continue à chercher un terrain ferme avec les
mêmes vieilles méthodes.
Si on essaie, non sans hésitation, de sortir de son
cocon, on ne peut pas échapper à la peur et au cramponnement à ce qui est familier. Si on n'a pas une patience
et une douceur sans défaut envers ce processus inéluctable, on n'aura jamais la confiance de croire qu'il est
sage et compatissant de se détendre dans l'état de nonmoi. On doit peu à peu faire naître la confiance dans
l'idée que lâcher prise libère. On s'entraîne continuellement dans la maitri. Il faut du temps pour acquérir l'enthousiasme de désirer savoir ce qu'on ressent vraiment
quand on demeure dans l'ouverture.
La première étape, c'est de comprendre que la crainte
ou le malaise psychologique peuvent n'être que le signe
qu'on se défait de ses habitudes anciennes et qu'on
s'approche de l'état ouvert naturel. Trungpa Rinpoché a
dit que les guerriers sur la voie de l'éveil sont dans un
état d'anxiété constant. Pour ma part, j'ai constaté que
c'était vrai. Au bout d'un certain temps, j'ai compris
153
que, l'état d'instabilité ne disparaissant pas, je ferais
aussi bien de me mettre à le connaître. Quand l'attitude
envers la peur devient plus accueillante et plus curieuse,
les choses changent du tout au tout. Au lieu de passer sa
vie crispé, comme si on était assis dans le fauteuil du
dentiste, on apprend qu'on peut entrer en rapport avec la
fraîcheur du moment et se détendre.
La pratique est une investigation menée avec compassion sur ses humeurs, ses émotions et ses pensées.
Cette investigation compatissante sur ses réactions et ses
stratégies est essentielle sur la voie de l'éveil. On est
encouragé à manifester sa curiosité envers les névroses
qui vont vouloir rappliquer ferme quand ses mécanismes
d'adaptation commencent à voler en éclats. C'est ainsi
qu'on en arrive là où on cesse de croire à ses mythes
personnels, où on n'est plus toujours en opposition avec
soi-même, à résister constamment à sa propre énergie.
C'est ainsi qu'on apprend à demeurer au coeur de la
prajnaparamita.
C'est une pratique continue. Depuis l'instant où l'on
commence cet apprentissage du bodhisattva jusqu'à ce
qu'on fasse entièrement confiance à la liberté de son
esprit inconditionnel et sans préjugés, on s'abandonne,
moment après moment, à tout ce qui se passe. Avec précision et douceur, on abandonne ses chères habitudes qui
font qu'on se considère soi-même ou qu'on considère les
autres de telle ou telle manière, ses chères habitudes de
tout maîtriser, ses chères habitudes de bloquer la bodhichitta. On le fait encore et 'toujours pendant de nombreuses années, pleines de difficultés et de sources
d'inspiration et, ce faisant, on acquiert le goût de ne plus
avoir de terrain ferme.
20
QUAND ÇA SE GÂTE
Ne te laisse pas influencer par les
circonstances extérieures.
Slogan de l'entraînement
de l'esprit d'ATIsHA.
Le conseil le plus direct pour éveiller la bodhichitta
est le suivant : faites votre pratique, sans causer de mal
à personne, ni à vous-même ni aux autres, et faites
chaque jour ce que vous pouvez pour être utile. Si on
prend à coeur ce principe et qu'on le met en pratique, on
va probablement se rendre compte que ce n'est pas
aussi facile qu'on le croit. Avant même qu'on s'en rende
compte, on peut se sentir provoqué par quelqu'un et,
directement ou indirectement, on a causé du mal.
C'est pourquoi, quand notre intention est sincère mais
que ça tourne mal, la plupart d'entre nous ont besoin
d'aide. On pourrait mettre à profit une instruction de
base sur la manière de se calmer et d'inverser les habitudes bien ancrées de se débattre et de rejeter la responsabilité sur les autres.
155
- Les quatre méthodes pour rester en selle fournissent
précisément cet appui nécessaire pour développer la
patience de rester ouvert à ce qui se passe au lieu d'agir
en pilotage automatique. Ces quatre méthodes sont :
1.Ne pas installer la cible où décocher une flèche.
2. Entrer en relation avec le coeur.
3. Prendre les obstacles comme maîtres.
4. Regarder tout ce qui se produit comme un rêve.
D' abord, si on n'a pas installé la cible, elle ne peut pas
être atteinte par une flèche. Cela veut dire que chaque
fois qu'on se venge en paroles ou en actions agressives,
on renforce l'habitude de la colère. Tant qu'on agira
ainsi, une abondance de flèches croisera notre chemin à
coup sûr. On deviendra de plus en plus irrité par les
réactions d'autrui. Chaque fois qu'on est provoqué,
pourtant, on a une chance d'agir différemment. On peut
renforcer les vieilles habitudes en installant la cible ou
les affaiblir en restant en selle.
Chaque fois qu'on arrive à rester tranquillement en
méditation au milieu de l'agitation et de la chaleur que
provoque la colère, on s'apprivoise et on s'affermit.
C'est l'instruction qui a trait au développement de la
racine du bonheur. Chaque fois qu'on agit sous l'emprise de la colère, ou qu'on la refoule, on fait croître son
agressivité ; on se met à ressembler de plus en plus à une
cible ambulante. Puis, avec les années, presque tout se
met à nous horripiler. C'est ça la clé pour comprendre,
de façon tangible et personnelle, comment on sème les
graines de la souffrance.
C'est la première méthode : se rappeler que c'est soimême qui a installé la cible et qu'on est le seul à pouvoir
la retirer. Il faut comprendre que si on reste en selle
156
quand on a l'intention d'user de représailles, ne serait-ce
qu'un bref instant, on commence à dissoudre une habitude d'agressivité qui ne cessera jamais de faire du mal
à soi-même et aux autres, si on le lui permet.
La deuxième méthode consiste à entrer en relation
avec son coeur. Dans les moments de colère, on peut
entrer en contact avec la douceur et la compassion qu'on
a déjà.
Quand une personne qui a perdu la tête nous fait du
mal, il est facile de voir qu'elle ne sait pas ce qu'elle fait.
On peut entrer en contact avec son propre coeur et ressentir de la tristesse parce qu'elle a perdu la maîtrise
d'elle-même et qu'elle se cause du tort en faisant du mal
aux autres. Il se peut aussi que, tout en éprouvant de la
peur, on ne ressente ni haine ni colère à son endroit. On
peut même se sentir, au contraire, inspiré à l'aider si
c'est possible.
En fait, un cinglé est beaucoup moins fou qu'une personne saine d'esprit qui fait du mal, car cette personne
soi-disant saine d'esprit a le potentiel qui lui permet de
se rendre compte qu'en agissant de manière agressive
elle sème les graines de sa propre confusion et de sa
frustration. Son agressivité présente renforce les habitudes d'agression futures, qui en deviennent encore plus
intenses. Elle crée de toutes pièces son propre mélodrame à l'eau de rose. C'est se condamner à une vie
pénible et solitaire. Celui ou celle qui fait du mal obéit à
des modes de comportement qui ne cessent de produire
plus de souffrance.
C'est donc la deuxième méthode : entrer en relation
avec son coeur. Il faut se rappeler qu'il n'est pas nécessaire de provoquer encore plus la personne qui fait du
mal, et c'est la même chose pour soi. Il faut reconnaître
157
que des millions d'êtres humains comme soi-même
brûlent du feu de l'agression. Nous pouvons méditer sur
l'intensité de la colère et en laisser l'énergie nous rendre
plus humble et plus compatissant.
La troisième instruction consiste à considérer les difficultés comme des maîtres. S'il n'y a aucun martre pour
nous donner des conseils directs et personnels sur la
manière d'arrêter de faire du mal, n'ayez crainte ! La vie
elle-même fournira des occasions pour apprendre à rester en selle. Sans le voisin complètement dépourvu
d'égards, où trouverait-on la possibilité d'exercer sa
patience ? Sans le tyranneau du bureau, comment auraiton l'opportunité de connaître l'énergie de la colère si
intimement qu'elle en perd son pouvoir destructeur ?
Le maître est toujours avec nous. Le maître nous
montre toujours là où nous en sommes : il nous encourage à ne pas parler ou agir de la même vieille façon
névrotique, il nous encourage aussi à ne pas réprimer
nos émotions ni à nous dissocier d'elles, il nous encourage à ne pas semer les graines de la souffrance. Alors,
face à cette personne qui nous menace ou nous insulte,
allons-nous user de représailles, comme nous l'avons
déjà fait cent mille fois, ou allons-nous nous montrer plus
intelligent et savoir enfin rester en selle ?
Au moment même où on est prêt à piquer une crise ou
à filer en douce, on peut se rappeler qu'on est un guerrier
en formation, à qui on a appris à méditer avec l'agitation
et le malaise. Le défi, c'est de demeurer et de se détendre
là où l'on est.
Quand vient le temps de suivre ces instructions, ou
toute autre instruction, le problème c'est qu'on a tendance à être trop sérieux et trop rigide. On est tendu et
158
crispé face à une pratique où on essaie d'être détendu
et patient.
C'est ici qu'intervient la quatrième instruction : il est
utile d'envisager la personne en colère, la colère ellemême et l'objet de cette colère comme s'il s'agissait
d'un rêve. On peut considérer sa vie comme un film
dont on est, provisoirement, l'acteur principal. Au lieu de
donner une grande importance à la situation présente, on
peut réfléchir à son caractère dénué d'essence. On peut
prendre le temps de la réflexion et se demander : « Qui
est ce moi monolithique qui est tellement blessé ? Et qui
est cet autre qui peut déclencher ainsi mes réactions ?
Que sont ces louanges et ces blâmes, qui m'attrapent
comme un poisson à un hameçon ou comme une souris
au piège ? Comment se fait-il que ces circonstances aient
le pouvoir de me propulser de l'espoir à la peur, du
bonheur à la tristesse, comme une balle de ping-pong ? »
On pourrait prendre beaucoup moins au sérieux tout le
plat qu'on fait avec le conflit, le moi et l'autre.
Considérez ces circonstances extérieures, ces émotions et cet immense sentiment du moi, comme temporaires et dépourvus d'existence, comme un souvenir,
un film ou un rêve. Quand on s'éveille, on sait que les
ennemis de ses rêves ne sont qu'illusion. S'en rendre
compte coupe net la panique et la peur.
Quand on se trouve pris au piège de l'agression, on
peut se rappeler qu'il n'y a aucun fondement pour se
débattre contre elle ou la réprimer. Il n'y a aucun fondement à la haine ou à la honte. Le moins qu'on puisse
faire c'est de remettre en cause ses hypothèses. Est-il
possible, qu'on soit réveillé ou endormi, qu'on ne fasse
que se déplacer d'un état pareil au rêve à un autre état
semblable ?
159
Ces quatre méthodes pour inverser le processus de la
colère et apprendre à se montrer un peu plus patient nous
viennent des maîtres Kadainpa, qui vivaient au me siècle
au Tibet. Ces instructions ont encouragé les bodhisattvas
novices du passé et elles sont tout aussi utiles aujourd'hui. Ces mêmes maîtres Kadampa conseillent de ne
pas lambiner. Ils nous pressent d'appliquer tout de suite
ces instructions, ce jour même, dans la situation où on se
trouve, sans se dire : « Je vais essayer ça plus tard, quand
j'aurai un peu plus de temps. »
21
L'AMI SPIRITUEL
La fonction véritable d'un ami
spirituel est de vous insulter.
Chôgyam Trungpa RINPOCHÉ.
Les aspirants guerriers ont besoin de quelqu'un qui les
guide: un guerrier chevronné, un maître, un ami spirituel,
quelqu'un qui connaisse bien le territoire et qui puisse
les aider à trouver leur chemin. Il y a différents niveaux
de relation maitre-élève. Pour certains, il suffit de lire un
livre ou d'écouter l'enseignement d'un maître particulier. D'autres peuvent vouloir être les élèves de ce maitre
et recevoir des conseils à l'occasion. Ce genre de relation est précieux pour beaucoup d'entre eux. Il est rare,
toutefois, qu'au début de leur relation avec le martre les
élèves soient prêts à un engagement plus poussé, où ils
travailleraient à fond sur ce qui les empêche de s'ouvrir.
Peu de gens éprouvent suffisamment de confiance en
quelqu'un d'autre pour être vus sans masque, ou raffoler de ce genre d'expérience. On fait bien de ne pas se
161
précipiter, d'ailleurs, dans une telle relation avant d'avoir
acquis la maitri envers soi-même et d'avoir l'assurance
que le maître qu'on choisit est digne de confiance. Ce
sont les préalables à un engagement plus profond envers
un maître spirituel.
En 1974, quand j'ai demandé à Trungpa Rinpoché si
je pouvais être son élève, je n'étais pas prête à entrer
dans une relation inconditionnelle. Mais, pour la première fois de ma vie, j'avais rencontré quelqu'un qui
n'était pas pris à un piège quelconque, quelqu'un dont
l'esprit était toujours présent. Je me suis rendu compte
que, grâce à ses conseils, je pourrais arriver à en faire
autant. J'ai été attirée par lui parce que je ne pouvais pas
le manipuler; il savait couper court aux lubies des uns et
des autres. Je sentais cette faculté de trancher net comme
une menace, mais aussi comme une source de fraîcheur.
Il m'a quand même fallu des années pour acquérir assez
de confiance et de maitri envers moi-même pour m'abandonner complètement à cette relation. I1 faut du temps
pour s'approcher de quelqu'un de si redoutable pour le
moi.
La relation avec un maître se transforme en confiance
et en amour inconditionnels, ou bien elle n'évolue pas.
Il faut faire confiance au processus. Dans les deux cas
cette relation au maître incite à faire confiance à sa
propre bonté primordiale. Elle enseigne à être constant
avec soi-même. Dans la tradition du guerrier, on dit
que le maître comme l'élève sont complètement éveillés
et qu'il peut y avoir une rencontre des esprits de l'un et
de l'autre. Le rôle du maître est d'aider l'élève à prendre
conscience que son esprit éveillé et celui du maître ne font
qu'un. À un moment donné, il se produit un changement
d'allégeance important. Au lieu de toujours s'identifier
162
à sa névrose, on commence à croire à son intelligence de
base et à sa bienveillance. C'est un changement significatif. Sans cette confiance fondamentale en soi, il est
impossible d'aller plus loin avec un maître.
Une fois prêt à entrer dans une relation inconditionnelle, cette situation enseigne comment être constant
en toutes circonstances. S'engager envers quelqu'un à
un tel niveau nous prépare à rester ouvert non seulement
au maître mais aussi à la totalité de notre expérience. Le
maitre est un être humain de chair et d'os et non un idéal
spirituel. Dans cette relation, comme dans toute autre,
on va vivre des choses qu'on aime et d'autres qu'on
n'aime pas. On peut se trouver plongé au beau milieu du
chaos et de l'insécurité. La relation montrera si on a le
coeur assez vaste pour accueillir toute la gamme de ce
qu'apporte la vie et pas seulement la partie qu'on
approuve. On est capable de constance envers le monde
tel qu'il est, avec toute sa violence et sa tendresse, avec
sa cruauté et ses moments de courage, dans la mesure où
on est capable de constance envers son maître spirituel.
On constate qu'on s'ouvre au monde d'une manière
qu'on n'avait jamais crue possible.
La formation du bodhisattva incite à vivre sa vie passionnément, à ne considérer aucune émotion ni action
indignes d'amour et de compassion et à ne considérer
aucune personne ni aucune situation inacceptables. C'est
pourquoi cette voie exige de la discipline et requiert des
conseils. Jusqu'où est-on prêt à suivre ces conseils, voilà
la question. En l'absence d'un ensemble précis et déterminé de règles, on a besoin de quelqu'un capable de
montrer quand on déraille, de quelqu'un qu'on écoute.
Quoi qu'on fasse, le maître est extraordinairement
adaptable et fidèle au processus de l'éveil de l'élève. Ce
163
marre guerrier agit comme un miroir qui expose à l'élève
son esprit avec une précision gênante. Plus on a confiance
en soi et dans le maître, et plus on laisse ce jeu de miroir
se produire. Peu à peu, on arrive à permettre à toute personne rencontrée d'être son maître. On s'aperçoit qu'on
est plus à même de comprendre ce slogan qui sert à
entraîner son esprit : « Sois reconnaissant envers tous. »
Cependant, il ne faut pas croire que le maître détient
toute la sagesse et qu'on n'en a aucune. Il y a beaucoup
trop d'espoir et de peur dans ce scénario. Si on m'avait
conseillé de ne jamais remettre en cause mes maîtres, je
n'aurais pas été élève bien longtemps. On m'a toujours
incitée à utiliser mon sens critique et à exprimer mes
inquiétudes sans crainte. En fait, on m'a conseillé de
remettre en cause l'autorité et les règles.
Il est important de comprendre que l'esprit du maître
et celui de l'élève se rencontrent, non pas en faisant du
maître la personne qui a tout juste ou tout faux, mais dans
l'ambiguïté entre ces deux points de vue, dans la capacité à intégrer l'incertitude et le paradoxe. Autrement
l'adulation ne peut que basculer dans la désillusion. On
file quand le maître ne répond pas aux idées préconçues
qu'on peut avoir. On n'aime pas ses idées politiques, ou
qu'il mange de la viande, boive de l'alcool ou fume des
cigarettes. On se tire parce qu'on n'apprécie pas tel ou tel
changement dans la politique de l'organisation ou parce
qu'on se sent incompris et délaissé. On s'accroche pour
la durée d'une lune de miel, en dotant la relation de tous
les désirs d'être aimé dans l'absolu et sans ambiguïté.
Puis, inévitablement, les attentes sont déçues, les problèmes émotionnels non résolus surgissent. On se sent
manipulé, trahi, désillusionné. On ne veut pas éprouver
ces sentiments pénibles et on s'en va.
164
L'essentiel c'est toujours la manière dont on travaille
avec son esprit. Quand on s'enferme dans des opinions
bien solides de justification ou de blâme, l'esprit devient
très petit. Se fermer définitivement, sous quelque forme
que ce soit, intensifie la souffrance. Nos opinions bien
solides peuvent prendre la forme de : « Le maître est parfait et ne peut faire que du bien » ou : « C'est un charlatan et il ne faut jamais lui faire confiance. » Ce sont deux
façons de figer son esprit. On adore parler de l'esprit
vaste, ouvert, totalement clair et spacieux. Mais peut-on
rester avec l'ouverture qui se présente quand son rêve
s' écroule ?
Même si on décide de quitter un maître, si on peut
rester avec la douleur et la déception sans se justifier ni
se condamner, alors ce maître nous a bien instruit. Pratiquer dans de telles conditions peut être l'exemple ultime
du slogan : « Si tu peux pratiquer même distrait, tu es
bien entraîné. »
En travaillant avec un ami spirituel, on apprend à aimer
sans limites, à aimer et être aimé sans condition. On n'a
pas l'habitude de ce genre d'amour. C'est ce qu'on
désire tous mais qu'on a tous du mal à donner. Pour ma
part, j'ai appris à aimer et à être aimée en observant mon
maitre. Quand j'ai vu à quel point il aimait les autres
de façon inconditionnelle, j'ai commencé à croire qu'il
pouvait aussi m'aimer. J'ai vu par moi-même ce que
signifie ne jamais abandonner quelqu'un.
Dans cet ordre d'idées, il est arrivé un jour quelque
chose qui m'a profondément affectée. Un des étudiants
de longue date de Trungpa Rinpoché, Joe, avait des
difficultés émotionnelles, et il posait des problèmes à tout
le monde. Rinpoché semblait ne pas tenir compte des
plaintes des autres étudiants au sujet du comportement
165
agressif de Joe. Mais, quand Rinpoché l'a vu donner un
violent coup de poing à une femme et la gifler, il a hurlé:
« Dehors ! Va-t'en tout de suite ! Je ne veux plus te
revoir ! » Joe est sorti, bouleversé. Les autres étudiants
se sont réunis autour de Rinpoché, pour lui dire : « Nous
sommes si contents que vous vous soyez débarrassé de
Joe. Il a fait cette chose épouvantable hier et ce truc horrible ce matin... Merci de l'avoir renvoyé. » Rinpoché
s'est redressé de toute sa taille et a répondu : « Je crois que
vous vous méprenez. Joe et moi sommes les meilleurs
amis du monde. » Je crois que Trungpa Rinpoché se
serait jeté sous un train fonçant à toute allure s'il avait
pensé que cela pouvait nous aider à atteindre l'éveil.
L'engagement inconditionnel envers soi-même et les
autres, c'est ça l'amour sans limites. L'amour du maître
pour l'élève se manifeste sous forme de compassion.
L'amour de l'élève pour le maître s'appelle dévotion.
C'est cette chaleur mutuelle, ce lien du coeur qui permet
la rencontre des esprits. C'est ce genre d'amour qui
apprivoise les êtres indomptables et aide les aspirants
bodhisattvas à aller au-delà de leur terrain familier. La
relation avec l'ami spirituel nous incite à sortir intrépide
et à explorer le monde phénoménal.
22
L'ENTRE-DEUX
Le secret du zen tient en deux
mots : pas toujours ainsi.
Shunryu Suzuki ROSHI.
Il faut un certain entraînement pour mettre sur le
même pied le lâcher-prise complet et le bien-être. Mais,
en fait, « n'avoir rien à quoi s'accrocher » est la racine
du bonheur. Accepter qu'on n'exerce pas de contrôle sur
les situations procure un sentiment de liberté. Aller vers
ce qu'on aimerait le plus éviter rend les barrières et les
boucliers perméables.
Cela peut conduire à avoir l'impression de « ne plus
savoir à quel saint se vouer », au sentiment d'être pris
dans l'entre-deux. D'un côté, on en a par-dessus la tête
de rechercher le bien-être dans la nourriture, l'alcool, le
tabac ou le sexe ; on est saturé aussi des croyances, des
idées et des « ismes » en tout genre. D'un autre côté, on
aimerait croire que le bien-être extérieur peut donner un
bonheur durable.
167
C'est dans cet entre-deux que le guerrier passe beaucoup de temps à devenir adulte. On donnerait n'importe
quoi pour jouir de la satisfaction qu'on retirait d'habitude
à manger une pizza ou à regarder une vidéo. Cependant,
même si ces activités peuvent procurer du plaisir, on
s'est aperçu qu'en regard des souffrances qu'il faut vivre,
manger de la pizza ou regarder une vidéo ne font pas le
poids. On remarque surtout cela quand tout s'effondre.
Si on vient juste d'apprendre qu'on a un cancer, manger
une pizza ne réconforte guère. Si quelqu'un qu'on aime
vient de mourir ou de partir, les lieux extérieurs où l'on
va chercher du réconfort semblent pâlichons et éphémères.
On dit bien des choses sur la souffrance résultant de
la recherche du plaisir et sur la futilité de s'obstiner à
fuir la souffrance. On entend aussi parler de la joie de
s'éveiller, de comprendre son inter-relation avec le
monde, de faire confiance à l'ouverture du coeur et de
l'esprit. Mais on ne parle pas tellement de cet entre-deux,
lorsqu'on ne parvient plus à retirer du monde extérieur
son bon vieux confort et qu'on n'éprouve pas non plus
un sentiment continuel d' équanimité et de chaleur.
L'anxiété, le chagrin et la tendresse sont les marques
de l'entre-deux. D'habitude, c'est le genre d'endroit
qu'on cherche à éviter. La difficulté, c'est de demeurer
en plein milieu, au lieu de se mettre à lutter et de se
plaindre. La difficulté c'est de se laisser attendrir, au lieu
d'être plus rigide et plus effrayé. Connaître à fond le
sentiment indigeste d'être au milieu de nulle part ne fait
qu'attendrir le coeur. Quand on a assez de courage pour
rester au milieu, la compassion surgit spontanément.
Lorsqu'on ne sait pas, lorsqu'on n'espère pas et lors168
qu'on n'agit pas comme si on savait ce qui se passe, on
commence à avoir accès à sa force intérieure.
Il est pourtant raisonnable de désirer une espèce de
soulagement. Si nous pouvons rendre la situation bonne
ou mauvaise, si on arrive à mettre le doigt dessus, nous
sommes alors en terrain familier. Mais quelque chose a
chamboulé nos habitudes et souvent elles ne marchent
plus. Peu à peu, il nous est plus facile de rester avec
l'énergie fugace que de l'extérioriser ou de la réprimer.
Cet endroit tendre, ouvert à l'infini, s'appelle la bodhichitta. Rester avec elle guérit. Elle permet d'abandonner
l'importance que nous nous donnons à nous-même.
C'est ainsi que le guerrier apprend à aimer.
C'est exactement ainsi qu'on s'entraîne chaque fois
qu'on médite. On voit ce qui surgit, on le reconnaît avec
douceur et on lâche prise. Les pensées et les émotions
surgissent et disparaissent. Ceriaines sont plus convaincantes que d'autres. En général, ces sentiments bouleversants rendent si mal à l'aise qu'on ferait n'importe
quoi pour les faire disparaître. On s'encourage plutôt
avec bienveillance à rester avec son énergie agitée en
revenant à la respiration. C'est l'entraînement de base à
la maitri qu'on n'a qu'à poursuivre, pour continuer à
ouvrir son coeur.
- Pour demeurer dans l'entre-deux, il faut apprendre à
intégrer le paradoxe qu'est l'existence d'une chose bonne
et mauvaise à la fois, d'un être fort et aimant, mais aussi
acariâtre, crispé et mesquin. Dans les pénibles moments
où on n'est pas à la hauteur de ses propres normes, estce qu'on se condamne soi-même ou est-ce qu'on apprécie vraiment le paradoxe d'être humain ? Peut-on se
pardonner à soi-même et rester en contact avec son coeur
169
bon et tendre ? Quand quelqu'un fait sortir le guerrier de
ses gonds, est-ce qu'on s'arrange pour mettre cette personne dans son tort ? Ou est-ce qu'on réprime cette
réaction en se disant : « Je suis censé être quelqu'un
d'affectueux. Comment puis-je nourrir une pensée aussi
négative ? » La pratique consiste à demeurer avec le
malaise et non à le solidifier pour en faire une opinion.
On peut méditer, pratiquer le tonglen, ou simplement
regarder le vaste ciel — tout ce qui incite à rester sur la
brèche sans tout solidifier en opinions.
Dans les moments où on se sent mal à l'aise, où on a
peur, au milieu d'un conflit, ou quand le médecin dit
qu'on a besoin d'examens pour savoir ce qui ne va pas,
on se rend compte qu'on veut incriminer quelqu'un,
prendre parti, ne pas lâcher pied. On a le sentiment de
devoir affirmer une résolution. On veut maintenir son
point de vue habituel. Pour le guerrier, « bon » est une
opinion aussi extrême que « mauvais » : toutes les deux
bloquent la sagesse innée. Quand on se tient à la croisée
des chemins sans savoir dans quelle direction aller, on
demeure dans la prajnaparamita. Le carrefour est un lieu
important dans l'entraînement du guerrier. C'est là que
ses idées solides commencent à se dissoudre.
Se maintenir dans le paradoxe n'est pas une chose
que n'importe lequel d'entre nous est capable de faire
tout à coup. C'est pourquoi les enseignements nous
incitent à consacrer notre vie à nous entraîner dans l'incertitude, l'ambiguïté et l'insécurité. Rester au milieu
nous prépare à rencontrer l'inconnu sans peur, à faire
face à notre vie comme à notre mort. L'entre-deux où,
instant après instant, le guerrier apprend à lâcher prise,
est le terrain d'apprentissage idéal. Que cela soit pour
170
nous une source d'inspiration ou de dépression n'a vraiment aucune importance. Il n'y a absolument aucun
moyen de le faire parfaitement. C'est pourquoi la compassion, la maitri et le courage sont essentiels : ils nous
donnent les ressources pour être authentique quant au
lieu où nous nous trouvons, sans perdre de vue que nous
sommes toujours en transition, que l'instant présent est
le seul temps et que le futur est tout à fait imprévisible
et ouvert.
À force de s'entraîner, on évolue au-delà du petit
moi qui n'arrête pas de rechercher des zones de confort.
On découvre petit à petit qu'on est assez grand pour
considérer quelque chose qui n'est ni mensonge ni
vérité, ni pur ni impur, ni bien ni mal. Mais d'abord, il
faut apprécier la richesse de cet état sans terrain solide
et ne pas céder.
Il est important d'entendre parler de cet entre-deux.
Autrement, on pourrait croire que le voyage du guerrier
se fait soit dans une direction soit dans l'autre : on est ou
prisonnier ou libre. En réalité, on passe beaucoup de
temps au milieu. Cet endroit riche est un lieu fécond
pour être. S'y reposer totalement — en faisant l'expérience continue de la clarté du moment présent — s'appelle
1' éveil.
EN GUISE DE CONCLUSION
Que tout au long de ma vie, jusqu'à l'instant présent,
toutes les actions vertueuses que j'ai pu accomplir, y
compris tout ce que ce livre peut apporter de bénéfique, soient dédiées au bien de tous les êtres.
Puissent les racines de la souffrance s'amoindrir. Que la
guerre, la violence, l'abandon, l'indifférence et les
dépendances de toute nature décroissent aussi.
Que la sagesse et la compassion de tous les êtres grandissent aujourd'hui et dans l'avenir.
Puissions-nous voir clairement que les barrières que
nous érigeons entre nous et les autres n'ont pas plus
de substance que nos rêves.
Puissions-nous rendre grâce à la perfection de tous les
phénomènes.
Puissions-nous continuer à ouvrir notre coeur et notre
esprit pour contribuer sans cesse au bien de tous.
Puissions-nous explorer les bastions de la peur.
Puissions-nous vivre en guerrier.
172
ANNEXE : PRATIQUES
LES SLOGANS DE L'ENTRAÎNEMENT
DE L'ESPRIT D'ATISHA
Premier point : Les préliminaires : base de la pratique du
dharma
1. D'abord, entraîne-toi aux préliminaires.
Deuxième point : La pratique principale : cultiver la
bodhichitta
— Les slogans de la bodhichitta absolue
2. Regarde tous les dharmas comme des rêves.
3. Examine la nature de l'intelligence non née.
4. Laisse même les antidotes se libérer tout seuls.
5. Repose dans la nature de l'alaya, l'essence.
6. Dans l'expérience postméditative deviens enfant de l'illusion.
— Les slogans de la bodhichitta relative
7. Pratique alternativement le donner et le recevoir, l'un et
l'autre doivent chevaucher le souffle.
8. Trois objets, trois poisons, trois racines de vertu.
9. Entraîne-toi à l'aide des slogans en toute activité.
10. Commence la séquence du donner-et-recevoir par toimême.
173
Troisième point : Transformation de l'adversité en voie
d'éveil
11. Lorsque le monde est rempli de maux
Transforme toutes les mésaventures dans la voie de la bodhi.
12. Ramène à toi tous les blâmes.
13. Sois reconnaissant envers tous.
14. Voir la confusion comme les quatre kayas
Est l'insurpassable protection par la shunyata.
15. Les quatre pratiques sont la meilleure des méthodes.
16. Unis tout ce que tu rencontres subitement à la méditation.
Quatrième point : Application de la pratique dans tous
les aspects de la vie
17. Le coeur des instructions est condensé
Dans les cinq forces ; pratique-les.
18. Les instructions mahayana pour expulser la conscience au
moment de la mort
Sont les cinq forces ; ta conduite est importante.
Cinquième point: Évaluation de l'entraînement de l'esprit
19. Tout le dharma converge en un même point.
20. Des deux témoins retiens le principal.
21. Garde toujours un même esprit joyeux.
22. Si tu peux pratiquer même distrait, tu es bien entraîné.
Sixième point : Disciplines de l'entraînement de l'esprit
23. Observe toujours les trois principes fondamentaux.
24. Change ton attitude, mais ne perds pas le naturel.
25. Ne parle pas des membres estropiés.
26. Ne t'attarde pas sur lc s agissements d'autrui.
27. Travaille d'abord sur les plus grandes souillures.
28. Abandonne tout espoir de fruit.
29. Renonce aux nourritures empoisonnées.
174
30. Ne sois pas si prévisible.
31. Ne médis pas d'autrui.
32. Ne te tiens pas en embuscade.
33. Ne porte pas les choses à un point douloureux.
34. Ne passe pas le fardeau du boeuf à la vache.
35. N'essaie pas d'arriver le premier.
36. N'agis pas de façon détournée.
37. Ne transforme pas les dieux en démons.
38. Ne fais pas de la douleur d'autrui le matériau de ton bonheur.
Septième point : Guide de conduite
39. Accomplis toutes les activités avec une même intention.
40. Corrige tous les torts avec une même intention.
41. Deux activités : une au début, une à la fin.
42. Dans les deux cas sois patient.
43. Observe ces deux même au péril de ta vie.
44. Entraîne-toi dans les trois difficultés.
45. Assume les trois causes principales.
46. Fais attention aux trois pour que jamais ils ne décroissent.
47. Garde les trois inséparables.
48. Entraîne-toi sans parti pris sur tous les plans.
Fais-le toujours du fond de ton coeur, sans rien négliger.
49. Médite toujours sur ce qui t'exaspère.
50. Ne te laisse pas influencer par les circonstances extérieures.
51. Cette fois pratique les points essentiels.
52. N'interprète pas faussement.
53. Ne vacille pas.
54. Entraîne-toi de tout coeur.
55. Libère-toi par l'examen et l'analyse.
56. Ne t'apitoie pas sur ton sort.
57. Ne sois pas envieux.
58. Ne sois pas inconséquent.
59. Ne t'attends pas aux éloges.
175
LE CHANT DES QUATRE INCOMMENSURABLES
Que tous les êtres doués de sensibilité puissent jouir du
bonheur et de la racine du bonheur.
Qu'ils soient libres de la souffrance et de la racine de la
souffrance.
Qu'ils ne soient pas séparés du grand bonheur dépourvu
de souffrance.
Qu'ils demeurent dans la grande équanimité dépourvue de
passion, d'agression et de préjugés.
Chaque ligne de ce chant fait référence à une des quatre
qualités sans limites : la première à la bienveillance, la
seconde à la compassion, la troisième à la joie, la quatrième à l' équanimité. Je préfère parfois remplacer le pronom ils par nous. Ce changement souligne que nous
aspirons à expérimenter le bénéfice de ces quatre qualités
nous-même, avec les autres êtres.
PRATIQUE DE LA BIENVEILLANCE
Traditionnellement la pratique de la bienveillance utilise
la première ligne du chant des quatre incommensurables :
« Que tous les êtres doués de sensibilité jouissent du bonheur et de la racine du bonheur. »
1. Faites naître la bienveillance pour vous-même. « Que je
jouisse du bonheur et de la racine du bonheur », ou bien formulez cette aspiration avec vos propres mots.
2. Éveillez la bienveillance pour quelqu'un que vous aimez
sincèrement ou envers qui vous éprouvez une tendresse
vraie. « Que (nom) jouisse du bonheur et de la racine du bonheur », ou bien choisissez votre propre formulation.
3. Éveillez de la bienveillance pour un(e) ami(e), en disant à
nouveau le nom de cet(te) ami(e) et en exprimant l'aspiration
pour son bonheur, à l' aide des mêmes mots.
176
4. Faites naître de la bienveillance pour quelqu'un envers qui
vous éprouvez des sentiments neutres, ou de l'indifférence.
(Utilisez les mêmes mots.)
5. Faites naître la bienveillance pour quelqu'un que vous trouvez
peu commode ou déplaisant. (Utilisez les mêmes mots.)
6. Que la bienveillance devienne assez vaste pour inclure tous
les êtres des cinq étapes précédentes. (Cette étape s'appelle
« la dissolution des obstacles ».) Dites : « Que moi-même,
ceux que j'aime, mon ami(e), la personne neutre, la personne
peu commode, tous ensemble puissent jouir du bonheur et de
la racine du bonheur. »
7. Élargissez la bienveillance à tous les êtres partout dans l'univers. Vous pouvez commencer par vos proches et élargir de
plus en plus le cercle. « Que tous les êtres jouissent du bonheur et de la racine du bonheur. »
PRATIQUE DE LA COMPASSION
La pratique de la compassion commence avec la
deuxième ligne du chant : « Que nous soyons libre de la
souffrance et de la racine de la souffrance » et suit un processus en sept étapes semblable à celui qui est utilisé dans
la pratique de la bienveillance.
1. Éveillez de la compassion envers vous-même : « Que je sois
libre de la souffrance et de la racine de la souffrance », ou
bien formulez cette aspiration dans vos propres termes.
2. Faites naître de la compassion envers une personne ou un
animal pour lequel vous éprouvez déjà une compassion
spontanée. « Que (nom de la personne ou de l'animal) soit
libre de la souffrance et de la racine de la souffrance », ou
bien choisissez les mots qui vous conviennent.
3. Éveillez de la compassion envers un ami (employez les
mêmes mots).
177
4. Éprouvez de la compassion envers quelqu'un qui vous est
indifférent (employez les mêmes mots).
5. Éveillez de la compassion pour quelqu'un avec qui vous ne
vous entendez pas (employez les mêmes mots).
6. Faites naître de la compassion envers les cinq êtres cités
précédemment (employez les mêmes mots).
7. Éveillez de la compassion envers tous les êtres de l'univers
en commençant par vos proches et en élargissant de plus en
plus : « Qu'ils soient tous libres de la souffrance et de la
racine de la souffrance. »
Vous pouvez aussi éveiller la capacité à vous réjouir et
la capacité à l'équanimité grâce au processus en sept étapes,
comme auparavant. Vous pouvez utiliser vos propres mots
ou bien la troisième ligne du chant des quatre incommensurables (« Que moi-même et autrui ne soyons jamais
séparés du grand bonheur dépourvu de souffrance »).
Pour l'équanimité, la quatrième ligne du chant peut être
récitée (« Que moi-même et autrui demeurions dans la
grande équanimité dépourvue de passion, d'agression et
de préjugés »).
L'ASPIRATION EN TROIS ÉTAPES
Que je jouisse du bonheur et de la racine du bonheur.
Que vous jouissiez du bonheur et de la racine du bonheur.
Que tous les êtres jouissent du bonheur et de la racine du
bonheur.
Vous pouvez utiliser ce processus en trois étapes pour
éveiller la compassion, la joie et l'équanimité. Comme
toujours, il est bon d'employer votre propre formulation.
BIBLIOGRAPHIE
Enseignements généraux sur la bodhichitta
Patrul RINPOCHÉ, Le Chemin de la Grande Perfection,
traduit du tibétain par le Comité de traduction
Padmakara, deuxième édition, 1997, Éditions Padmakara Laugeral, 24290 Saint-Léon-sur-Vézère, France,
pp. 243-314.
SHANTIDEVA, La Marche vers l'Éveil, version réalisée
par le comité de traduction Padmakara d'après la traduction de Louis Finot, Éditions Padmakara, 1992 ;
A Guide w the Bodhisattva's Way of Life, translated by
Stephen Batchelor, Dharamsala : Library of Tibetan
Works and Archives, 1998.
Sogyal RINPOCHÉ, Le Livre tibétain de la Vie et de la
Mort, rédaction : Patrick Gaffiley et Andrew Harvey,
traduction: Gisèle Gaudebert et Marie-Claude Morel,
Paris, Éditions de La Table Ronde, 1993.
Trungpa CHÔGYAM, Pratique de la voie tibétaine, traduit
de l'américain par Vincent Bardet, Paris, Éditions du
Seuil, collection « Points Sagesses ». Nouvelle édition,
1991, pp. 173-223 ; Le Mythe de la liberté et la Voie
de la méditation, traduit de l'américain par Vincent
Bardet, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points
Sagesses », 1979, pp. 114-133.
179
Les quatre incommensurables
KAMALASHILA, Meditation : The Buddhist Way of
Tranquility and Insight, Glasgow, Windhorse, 1992,
pp. 23-32, pp. 192-206.
LONGCHENPA, Kindly Bent to Ease Us, translated by
H.V. Guenther, Berkeley, Dharma Publications, 19751976, pp. 106-122.
Patrul RINPOCHÉ, Le Chemin de la Grande Perfection,
traduit du tibétain par le Comité de traduction Padmakara, deuxième édition, 1997, Éditions Padmakara,
pp. 243-266.
Sharon SALZBERG, Lovingkindness : The Revolutionary
Art of Happiness, Boston and London, Shambhala
Publications, 1995.
THICH NHAT HANH, Enseignements sur l'amour, traduit
de l'anglais par Marianne Coulin, Paris, Éditions Albin
Michel, 1999.
Les slogans du lojong
Pema CHÔDRÔN, La voie commence là où vous êtes:
Guide pour pratiquer la compassion au quotidien,
traduit de l'américain par Claude et Claude Riso-Lévi
et Stéphane Bédard, Paris, Éditions de la Table Ronde,
2000.
Dilgo KHYENTSÉ, Audace et compassion. L'entraînement
de l'esprit en sept points selon Atisha, traduit du tibétain par le Comité de traduction Padmakara, Éditions
Padmakara, 1993.
Djamgoeun KONGTRUL, L'Alchimie de la souffrance,
traduit de l'anglais par Dominique Gallot, Éditions
Marpa, 1998.
180
Chl5gyam TRUNGPA, L'Entraînement de l'Esprit et
l'apprentissage de la. Bienveillance, traduit de l'américain par Richard Gravel, Paris, Éditions du Seuil,
collection « Points Sagesses », 1998.
Alan B. WALLACE, A Passage from Solitude : Training the
Mind in a Life Embracing the World, edited by Zara
Houshmand, Ithaca, N.Y., Snow Lion Publications,
1992.
Pratique du tonglen
Pema CHÔDRÔN, Tonglen : The Path of Transformation,
edited by Tingdzin Ôtro, Halifax, N.S., Vajradhatu
Publications, 2001.
Sogyal RINPOCHÉ, Le Livre tibétain de la Vie et de la
Mort, rédaction : Patrick Gaffney et Andrew Harvey,
traduction : Gisèle Gaudebert et Marie-Claude Morel,
Paris, Éditions de La Table Ronde, 1993, pp. 258-277.
Lectures complémentaires
Jarvis Jay MASTERS, Finding Freedom : Writings from
Death Row, Junction City, Calif., Padma Publishing,
1997.
Shunryu SuzuKI, Esprit zen, esprit neuf, traduit de l'américain par Sylvie Carteron, Paris, Éditions du Seuil,
collection « Points Sagesses », 1977.
Chôgyam TRUNGPA, Shambhala — La Voie sacrée du
guerrier, traduit de l'américain par Richard Gravel,
Paris, Éditions du Seuil, collection « Points Sagesses »,
1990.
RESSOURCES
Maître de méditation et détenteur des lignées kagyü
et nyingma du bouddhisme tibétain, le Vidhyadhara
Chôgyam Trungpa Rinpoché (né au Tibet en 1939, mort
au Canada en 1987) a introduit en Occident une présentation du dharma à la fois fidèle à la tradition et profondément originale, notamment dans sa prise en compte
des particularités de la culture occidentale et dans son
intransigeance vis-à-vis de l'approche matérialiste de la
spiritualité.
Il a, par ailleurs, été écrivain, traducteur, poète, marre
d' arrangement floral et de calligraphie et initiateur de
nombreuses pratiques contemplatives.
Enfin, Trungpa Rinpoché est à l'origine des enseignements Shambhala, qui décrivent la voie du guerrier,
approche séculière de la méditation et de la vie quotidienne, fondée sur la confiance en « notre capacité à
travailler avec les peurs qui nous empêchent d'être
pleinement humain.
En 1990, son fils, Ôsel Rangdffil Mukpo, lui succède
à la tête des diverses activités permettant de propager les
enseignements de CMgyam Trungpa. En mai 1995,
()sel Rangdrôl Mukpo est ordonné Sakyong Mipham
182
Rinpoché par Sa Sainteté Penor Rinpoché ; il est détenteur des lignées kagyü et nyingma du bouddhisme tibétain, et des enseignements Shambhala.
Comme de nombreux centres en Europe et Amérique
du Nord, le Centre Shambhala de Paris permet d'accéder
aux enseignements de Cheigyam Trungpa. Il est possible
d'obtenir le programme des centres de Paris, Limoges,
Marseille, Lyon, Besançon, Genève ou Montréal en
écrivant aux adresses ci-après :
Centre de méditation Shambhala de Paris
23-25, rue Titon, 75011 Paris
Téléphone et télécopie — de France : 01 43 73 65 77
Téléphone et télécopie — d'un autre pays : 33 1 43 73 65 77
Site Web : www.paris.shambala-europe.org
Dechen Chtiling, Centre Shambhala Europe
Mas Marvent, 87700 Saint-Yrieix-sous-Aixe
Téléphone — de France : 05 55 03 55 52
Téléphone — d'un autre pays : 33 5 55 03 55 52
Télécopie : 05 55 03 91 74
Adresse électronique : [email protected]
Site Web : www.dechencholing.org
Marseille
Aux bons soins de Christophe Rannou
2388 Villecroz-Bassan, 13360 Roquevaire
Téléphone : 04 42 04 03 59
Adresse électronique : [email protected]
Lyon
Aux bons soins de Brigitte Nicolet
5, rue Perrod, 69004 Lyon
Téléphone : 04 78 28 78 18
Adresse électronique : [email protected]
183
Besançon
Aux bons soins d' Yves Dalavalle
26, B rue de Chalezeule, 25000 Besançon
Téléphone : 03 81 40 07 67
Adresse électronique : [email protected]
Genève
Aux bons soins de Claude Brina
12, chemin de l'Écu, 1219 Genève, Suisse
Téléphone : 00 41 22796 15 72
Adresse électronique : [email protected]
Centre de méditation Shambhala de Montréal
460, rue Sainte-Catherine Ouest, porte 510
Montréal (Québec) H3B 1A7, Canada
Téléphone : (514) 397-0115
Télécopie : (514) 397-9516
Adresse électronique : [email protected]
Des programmes de l'Apprentissage Shambhala sont
parfois organisés dans d'autres villes ; pour de plus
amples renseignements, contacter le Centre de méditation
Shambhala de Paris.
Shambhala Europe
Annostrasse 27-33, D50678
Allemagne
Téléphone : 49221 31024-10
Télécopie : 49221 31024-50
Adresse électronique : europe@ shambhala.org
Shambhala International
1084 Tower Road, Halifax (Nouvelle-Écosse)
Canada. B3H 2Y5
Téléphone : (902) 425-4275, poste 26
Télécopie : (902) 423-2750
Site Web : www.shambhala.org
184
Ce site contient des renseignements sur les centres
affiliés à Shambhala, dont le nombre dépasse la centaine.
Karmê Chdling
369 Patneaude Lane, Barnet, VT 05821, USA
Téléphone : (802) 633-2384
Télécopie : (802) 633-3012
Adresse électronique : karmecholing@ shambhala.org
Rocky Mountain Shambhala Center
4921 Country Road 68 C
Red Feather Lakes, CO 80545, USA
Téléphone : (970) 881-2184
Télécopie : (970) 881-2909
Adresse électronique : rmsc@ shambhala.org
Gampo Abbey (Abbaye de Gampo)
Pleasant Bay (Nouvelle-Écosse), Canada BOE 2P0
Téléphone : (902) 224-2752
Télécopie : (902) 224-1521
Adresse électronique : office @gampoabbev.org
Chtigyam Trungpa Rinpoché a fondé l'Institut Naropa,
devenu depuis la première université d'inspiration bouddhique reconnue par l'État américain.
Naropa University
2130 Arapahoe Avenue, Boulder, CO 80302, USA
Téléphone : (303) 444-0202
Télécopie : (303) 444-0410
Adresse électronique : info@naropasedu
Site Web : www.naropa.edu
On peut commander des enregistrements audio ou
vidéo des causeries et des séminaires faits par Pema
Cheficlffin aux adresses suivantes :
185
Great Path Tapes and Books
330 E. Van Hoesen Boulevard, Portage, MI 49002, USA
Téléphone : (616) 384-4167
Télécopie : (425) 940-8456
Adresse électronique : [email protected]
Site Web : www.pemachodrontapes.org
Kalapa Recordings
1084 Tower Road, Halifax (Nouvelle-Écosse)
Canada B3H 2Y5
Téléphone : (902) 420-1118, poste 19
Télécopie : (902) 423-2750
Adresse électronique : recordings@ shambhal.a.org
Site Web : www.Shambhala.org/recordings
Sounds True
P. O. Box 8010, Boulder, CO 80306, USA
Site Web : www.soundstrue.com
Il existe aussi des jeux de cartes qui contiennent chacune un des slogans de l'entraînement de l'esprit, ainsi
qu'un poster qu'on peut utiliser pendant la pratique. On
peut les commander aux adresses suivantes :
Samadhi Store
RR 1, Box 3, Barnet, VT 05821, USA
Karmê
Adresse électronique : [email protected]
Ziji Catalog
9148 Kerry Road, Boulder, CO 80303, USA
Adresse électronique : [email protected]
Drala Books and Gifts
1567 Grafton Street, Halifax (Nouvelle-Écosse)
Canada B3J 2C3
Téléphone : (902) 422-2504
186
Le Shambhala Sun est un journal bouddhiste bimestriel
fondé par Chiigyam Trungpa Rinpoché. Pour s'abonner
ou avoir un numéro gratuit, s'adresser à:
Shambhala Sun
RO. Box 3377, Champlain, NY 12919-9871, USA
Site Web : www.shambhalasun.com
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements
Prologue
11
1. L'excellence de la bodhichitta
2. Puiser à la source
13
21
3. Les réalités de la vie
32
4. Apprendre à rester présent
41
5. Les slogans du guerrier
52
6. Les quatre qualités sans limites
59
7. La bienveillance
63
8. La compassion
73
9. Le tonglen
80
10. Savoir se réjouir
89
11. Renforcer l'entraînement à la joie
97
12. Penser plus vaste
100
13. Rencontrer l'ennemi
107
14. Nouveau départ
115
15. La forcé
118
189
16. Les trois sortes de paresse
17. L'activité du bodhisattva
18. L'absence de terrain ferme
19. La névrose intensifiée
20. Quand ça se gâte
21. L'ami spirituel
22. L'entre-deux
En guise de conclusion
Annexe : Pratiques
Bibliographie
Ressources
126
132
141
150
155
161
167
172
173
179
182
La peur gouverne souvent nos vies. Face aux
autres, à l'inconnu, au changement, nous
nous réfugions alors derrière un rempart de
fausses certitudes, d'a priori, qui, loin de nous
protéger, nous rend plus amers et craintifs
encore.
S'appuyant sur le tonglen (discipline consistant
à absorber ce qui est négatif pour le restituer en
positif) et sur des méthodes pratiques comme
la méditation, Pema Chödrön nous enseigne
la voie bouddhiste pour devenir un guerrier
compatissant aussi impitoyable avec ses peurs
que bon avec les êtres.
Sans occulter les nombreux écueils qui jalonnent cet apprentissage, elle nous montre comment identifier nos angoisses, les surmonter et
les utiliser pour enfin nous ouvrir au monde
et vivre dans la sérénité.
Également chez Pocket : Entrer en amitié avec soi-même,
Conseils d'une amie pour des temps dciles, La voie commence là où vous êtes, Sur le chemin de la transformation
et Bien-être et incertitude.
Texte intégral
ISBN 978-2-266-14893-1
Illustration de Gianpaolo Pagni.

Documents pareils