Les bastions de la peur - Gnose de Samaël Aun Weor
Transcription
Les bastions de la peur - Gnose de Samaël Aun Weor
PEMA CHÖDRÖN D'origine américaine, mère de deux enfants, Pema Chödrön est devenue moniale bouddhiste. Elle est l'un des principaux disciples du maître tibétain Chögyam Trungpa Rinpoché, qui lui a confié en 1986 la direction de l'abbaye de Gampo, monastère bouddhiste situé en Nouvelle-Écosse (Canada). Pema Chödrön est l'auteur de divers ouvrages de spiritualité parmi lesquels Sur le chemin de la transformation : le Tonglen (2003), Bien-être et incertitude : cent huit enseignements (2004), et récemment Pour faire la paix en temps de guerre : un point de vue bouddhiste (2007). LES BASTIONS DE LA PEUR DU MÊME AUTEUR CHEZ POCKET ENTRER EN AMITIÉ AVEC SOI-MÊME CONSEILS D'UNE AMIE POUR DES TEMPS DIFFICILES LA VOIE COMMENCE LA Où VOUS ÊTES LES BASTIONS DE LA PEUR SUR LE CHEMIN DE LA TRANSFORMATION BIEN-ÊTRE ET INCERTITUDE PEMA CHÖDRÖN LES BASTIONS DE LA PEUR Pratique du courage dans les heures difficiles LA TABLE RONDE Titre original : THE PLACES THAT SCARE YOU : A GUIDE TO FEARLESSNESS IN DIFFICULT TIMES. Cet ouvrage a été traduit de l'anglais (américain) par Claude et Claude Riso-Lévi. Les slogans ont été traduits du tibétain en français par Richard Gravel et la révision de l'ensemble du livre a été assurée par Stéphane Bédard, tous les deux membres des Traductions Nalanda. L'épigraphe citée en page 115 provient de «Timely Rain» de Chögyam Trungpa, © 1972, 1983 et 1998, par Diana J. Mukpo. Réimprimé en accord avec Shambhala Publications, Inc., Boston Massachusetts 02115. Utilisé avec l'autorisation de l'éditeur. Le chant des quatre incommensurables dans l'annexe 2 est traduit par Les Traductions Nalanda. Pour la traduction de « The Root Text of Me Seven Points of Training the Mind », © 1981 et 1986, par Clegyam Trungpa ; pour l'édition revue, © 1993, par Diana J. Mukpo et par le Nalanda Translation Committee. Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L 122-5, (2° et 3° a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. © 2001, Pema ChÔdriin Publié avec l'accord de Shambhala Publications Boston. Londres. © 2002. Éditions de La Table Ronde, Paris, pour la traduction française. ISBN 978-2-266-14893-1 Au Seizième Karmapa, Rangjung Rigpé Dorjé, à Dilgo Khyentsé Rinpoché, et à Chôgyam Trungpa Rinpoché, qui m'ont appris ce qu'être intrépide veut dire. Reconnais tes erreurs cachées. Approche-toi de ce que tu trouves repoussant. Aide ceux que tu crois ne pas pouvoir aider. Tout ce à quoi tu es attaché, abandonne-le. Va dans les lieux qui t'effraient. (Quelques conseils donnés à Machik Labdrön, yogini tibétaine, par son maître.) REMERCIEMENTS Je tiens à remercier particulièrement cinq personnes pour m'avoir aidée dans l'élaboration de ce livre : mon frère moine Tmgdzin Ôtro, dont le travail sur mes causeries a été inestimable; Tamar Ellentuck, qui a été pour moi une excellente et loyale secrétaire tout au long de moments très difficiles ; Gigi Sims, copiste hors pair ; ma bonne amie Helen Tworkow, qui m'a fourni le lieu idéal pour écrire ; et, surtout, mon éditrice et amie de longue date, Emily Hillbum. Sell, qui a mis tout son coeur dans ce livre et a donné toute sa mesure comme une guerrière intrépide. Je voudrais aussi remercier tous ceux qui ont transcrit mes causeries au cours des cinq dernières années : Migme Ch" gin, Lynne van de Bunte, Eugen et Helen Tashima, Susan Stowens, Alexis Shaw, Bill et Eileen Fell, Rohana Greenwood et Barbara Blouin. Je souhaite remercier Soledad Gonzalez pour sa bienveillance. J'exprime ma profonde reconnaissance à Joko Beck et à Ezra Bayda, dont les travaux ont exercé une grande influence sur moi. En particulier, je veux signaler l'influence d' Ezra qui a été source d'inspiration pour rédiger le chapitre sur la méditation. 9 Enfin, je veux exprimer de tout coeur ma gratitude envers mes maîtres actuellement vivants, Dzigar Kongtrul Rinpoché et le Sakyong Mipham Rinpoché. Ils ont la générosité de me montrer sans cesse la nature de mon esprit et de me révéler mes erreurs cachées. PROLOGUE Quand j'enseigne, je commence par un chant d'aspiration à la compassion. Je formule le voeu que nous appliquions ces enseignements dans notre vie quotidienne et nous libérions ainsi nous-même et autrui de la souffrance. Pendant la causerie, j'encourage les auditeurs à garder l'esprit ouvert. On compare souvent cela à l'émerveillement d'un enfant qui voit le monde sans idées préconçues. Comme le dit le maître zen Suzuki Roshi : « Dans l'esprit du débutant il y a beaucoup de possibilités, mais dans celui de l'expert il y en a peu. » À la fin de la causerie, je dédie le mérite de la rencontre à tous les êtres. Ce geste d'amitié universelle a été comparé à une goutte d'eau venue d'une source fraîche. Si on la pose sur un rocher, au soleil, elle s'évaporera rapidement. Si on la met dans l'océan, au contraire, elle ne sera jamais perdue. Ainsi on fait le voeu de ne pas garder les enseignements pour soi mais de s'en servir pour le bien d'autrui. Cette approche reflète ce qu'on appelle les trois nobles principes : bon au début, bon au milieu, bon à la fin. On peut les utiliser dans toutes les activités de la vie. On peut commencer tout ce qu'on fait — démarrer sa journée, 11 prendre un repas ou aller à une réunion — avec l'intention d'être ouvert, souple et bon. Ensuite, on peut garder sa curiosité en éveil. Comme avait coutume de dire mon maître Chiigyam Trungpa Rinpoché : « Vivez votre vie comme une expérience. » À la fin de l'activité, qu'on ait l'impression d'avoir réussi ou échoué dans son entreprise, on scelle l'action en pensant aux autres, à ceux qui réussissent ou qui échouent de par le monde. On fait le voeu que tout ce qu'on a tiré de son expérience puisse leur profiter aussi. C'est dans cet esprit que j'offre ce livre sur la formation du guerrier compatissant. Qu'il soit bénéfique au début, au milieu et à la fin. Qu'il nous aide à nous rapprocher des bastions de la peur. Qu'il éclaire nos vies et nous aide à mourir sans regrets. 1 L'EXCELLENCE DE LA BODHICHITTA On ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux. Antoine DE SAINT-EXUPÉRY. À l'âge de six ans environ, j'ai reçu l'essentiel de l'enseignement sur la bodhichitta d'une vieille femme assise au soleil. Je me baladais près de chez elle, je me sentais seule, mal-aimée, furieuse au point de donner des coups de pied à tout ce que je rencontrais. En riant, elle me dit : « Petite, ne laisse donc pas la vie endurcir ton coeur. » C'est là que j'ai reçu cette instruction cruciale : nous pouvons laisser les circonstances de la vie nous endurcir, et éprouver de plus en plus de ressentiment et d'effroi, ou nous pouvons les laisser nous adoucir et nous rendre plus aimable et plus ouvert à ce qui nous fait peur. Nous avons toujours ce choix. 13 Si nous devions demander au Bouddha : « Qu'est-ce que la bodhichitta? », il nous répondrait peut-être que ce terme est plus facile à comprendre qu'à traduire. Il se peut qu'il nous incite à en rechercher le sens dans notre propre vie. Il pourrait nous allécher en ajoutant que seule la bodhichitta guérit. La bodhichitta est capable de transformer les coeurs les plus durs et les esprits pleins à craquer de préjugés ou de peur. Chitta signifie « esprit » et aussi « coeur » ou « attitude ». Bodhi signifie « éveillé », « illuminé » ou « complètement ouvert ». Parfois le coeur et l'esprit complètement ouverts de la bodhichitta sont appelés le point sensible, c'est un endroit aussi vulnérable et tendre qu'une plaie à vif. 11 équivaut, au moins en partie, à notre capacité à aimer. Même les gens les plus cruels possèdent ce point sensible. Même les animaux les plus féroces aiment leurs petits. Comme le dit Trungpa Rinpoché : « Tout le monde aime quelque chose, ne serait-ce que les tortillas. » La bodhichitta est aussi assimilable en partie à la compassion — cette capacité à ressentir la douleur que nous partageons avec les autres. Sans nous en rendre compte, nous nous protégeons continuellement de cette douleur parce qu'elle nous fait peur. Nous dressons des murs protecteurs faits d'opinions, de préjugés et de stratégies, des barrières reposant sur la peur profonde d'être blessé. Ces murs sont renforcés par toutes sortes d'émotions : la colère, la convoitise, l'indifférence, la jalousie et l'envie, l'arrogance et l'orgueil. Mais, heureusement pour nous, ce point sensible — cette capacité innée à aimer les êtres et les choses — est comme une faille dans ces murs que nous avons érigés. C'est une ouverture naturelle dans les barrières que nous créons quand nous avons 14 peur. Avec de l'entraînement, nous pouvons apprendre à trouver cette ouverture. Nous pouvons apprendre à saisir cet instant de vulnérabilité — amour, gratitude, solitude, confusion, inadaptation — pour éveiller la bodhichitta. Le caractère à vif d'un coeur brisé peut servir d'analogie pour évoquer la bodhichitta. Ce coeur brisé génère parfois l'anxiété et la panique, ou bien la colère, le ressentiment et le blâme. Mais sous la dureté de cette armure il y a la tendresse que fait naître une tristesse authentique. C'est notre lien avec tous ceux qui ont jamais aimé. Ce coeur authentique de tristesse peut nous enseigner une grande compassion, nous rendre humble quand nous sommes arrogant et nous adoucir quand nous sommes méchant. Il nous réveille quand nous avons tendance à dormir et transperce notre indifférence. Cette douleur sans trêve en plein coeur est une grâce qui, entièrement acceptée, peut être partagée avec tous. Le Bouddha a dit que nous ne sommes jamais séparé de l'éveil. Même pendant les périodes où nous nous sentons le plus coincé, nous ne sommes jamais étranger à l'éveil. C'est une affirmation révolutionnaire. Même des gens ordinaires comme nous, avec nos blocages et notre confusion, ont cet esprit d'éveil qu'on appelle bodhichitta. L'ouverture et la chaleur de la bodhichitta sont en fait notre nature véritable et notre condition. Même quand notre névrose nous semble beaucoup plus importante que notre sagesse, même quand nous nous sentons on ne peut plus perdu et désespéré, la bodhichitta — comme le ciel ouvert — est toujours présente, inaltérée par les nuages qui la recouvrent provisoirement. Les nuages nous sont si familiers que, bien sûr, l'enseignement du Bouddha nous semble difficile à croire. 15 Pourtant, la vérité c'est qu'au coeur de la souffrance, dans les périodes les plus difficiles, nous pouvons entrer en contact avec ce noble coeur de la bodhichitta. Il est toujours à notre disposition, dans la peine comme dans la joie. Une jeune femme me contait dans une lettre qu'elle s'était trouvée dans une petite ville du Moyen-Orient, entourée de gens qui la conspuaient, hurlaient après elle et menaçaient de lui jeter des pierres, à elle et à ses amis, parce qu'ils étaient américains. Naturellement, elle était terrifiée, et ce qui lui est arrivé ne manque pas d'intérêt. Soudain, elle s'est identifiée à ceux et celles qui, de tout temps, se sont trouvés méprisés et haïs. Elle a compris à quoi ressemblait le mépris pour n'importe quel prétexte : groupe ethnique, antécédents raciaux, préférence sexuelle, sexe. Ce fut une sorte de révélation et elle s'est trouvée dans la peau de millions de gens opprimés et les a vus sous un jour nouveau. Elle a même compris l'humanité qu'elle avait en commun avec ceux qui la haïssaient. Ce sentiment de relation profonde, d'appartenance à la même famille, c'est la bodhichitta. La bodhichitta existe à deux niveaux. 11 y a, d'abord, la bodhichitta absolue, une expérience immédiate rafraîchissante, dénuée de concept, d'opinion et de l'habitude que nous avons de nous laisser prendre par tout et par rien. C'est quelque chose de suprêmement bon que nous ne sommes pas capable de fixer, même légèrement, comme le fait de sentir dans ses tripes qu'il n'y a absolument rien à perdre. Ensuite, il y a la bodhichitta relative, la capacité de garder notre coeur et notre esprit ouverts à la souffrance sans nous refermer. Ceux qui s'entraînentde tout coeur à éveiller la boddhichitta absolue et ,relative sont appelés bodhisattvas ou 16 guerriers — non pas des gens qui tuent et font du mal mais des guerriers de la non-violence qui entendent les pleurs du monde. Ce sont des hommes et des femmes qui sont disposés à s'entraîner au milieu du feu. S'entraîner au milieu du feu peut signifier que les guerriers-bodhisattvas entrent dans des situations difficiles afin de soulager la souffrance. Cela implique aussi qu'ils veulent trancher net dans leur réactivité personnelle et leurs illusions sur eux-mêmes et se consacrer à la découverte de l'énergie fondamentale non altérée de la bodhichitta. Nous disposons de nombreux exemples de grands guerriers — des gens comme Mère Teresa et Martin Luther King — qui ont reconnu que le plus grand mal vient de notre propre agressivité. Ils ont consacré leur vie à aider les autres à comprendre cette vérité. Il y a aussi beaucoup de gens ordinaires qui passent leur vie à s'entraîner à ouvrir leur coeur et leur esprit afin d'aider les autres à faire de même. Comme eux nous pouvons apprendre à entrer en relation avec nous-même et avec notre monde comme guerrier, nous exercer à éveiller en nous-même le courage et l'amour. llyaà la fois des méthodes formelles et informelles qui nous aident à cultiver cette vaillance et cette bonté. Il existe des pratiques qui montrent comment se réjouir, comment lâcher prise, comment aimer ou verser une larme. Des pratiques qui enseignent à rester ouvert face à l'incertitude. Il y en a d'autres qui aident à demeurer présent là où d'habitude on se referme. On peut poursuivre son entraînement de guerrier partout. Les pratiques de méditation, de bienveillance, de compassion, de joie et d'équanimité servent d'outils. Grâce à ces pratiques, on peut découvrir le point sensible de la bodhichitta. Cette tendresse, on la trouve 17 dans la peine et la reconnaissance, on la trouve derrière la dureté de la rage et le tremblement que provoque la peur. Elle est présente aussi dans la solitude et dans la bonté. Beaucoup préfèrent des pratiques qui n'entraînent lias d'inconfort, mais veulent quand même guérir. L'entraînement de la bodhichitta ne marche pas comme ça. Le guerrier accepte de ne jamais savoir ce qui arrivera l'instant suivant. On peut essayer de contrôler l'incontrôlable, rechercher la sécurité et la prévisibilité et espérer toujours rester à l'aise, et sauf. Mais la vérité c'est qu'on ne peut jamais éviter l'incertitude. Ne pas savoir fait partie de l'aventure, et c'est aussi ce qui nous fait peur. L'entraînement à la bodhichitta n'offre aucune promesse de dénouements heureux. Plus exactement, ce « moi » qui veut trouver la sécurité — qui veut quelque chose à quoi se cramponner — peut enfin apprendre à grandir. La question centrale de l'entraînement d'un guerrier n'est pas comment éviter l'incertitude et la peur, mais comment entrer en relation avec ce malaise. Comment pratiquer avec la difficulté, avec les émotions, avec les rencontres imprévisibles d'un jour ordinaire ? Beaucoup trop souvent, on agit comme des oiseaux timorés n'osant pas quitter le nid. On est installé dans un nid qui commence à sentir assez fort et qui ne remplit plus sa fonction depuis très longtemps. Personne n'est là pour donner la becquée. Personne n'assure la protection ni ne couve. Et pourtant on continue à espérer l'arrivée de la maman oiseau. Nous pouvons nous faire à nous-même cette ultime grâce et enfin quitter le nid. C'est sûr que ça demande 18 du courage. C'est clair aussi que quelques indications utiles ne seraient pas de refus. Il se peut que nous ayons des doutes sur notre capacité d'être un guerrier en cours d'entraînement. Mais nous pouvons nous poser cette question : « Est-ce que je préfère grandir et entrer de plain-pied dans la vie ou est-ce que je choisis de vivre et de mourir dans la crainte ? » Tous les êtres peuvent éprouver de la tendresse, avoir le coeur brisé ou connaître la douleur et l'incertitude. C'est pourquoi le coeur éveillé de la bodhichitta est accessible à tous. Jack Kornfield, maître de méditation vipassana, raconte comment il en a été témoin au Cambodge à l'époque des Khmers rouges. Sous la menace des fusils, cinquante mille personnes étaient devenues communistes et passibles de mort si elles continuaient leurs pratiques bouddhistes. Malgré le danger, un temple est construit dans le camp de réfugiés et vingt mille personnes participent à la cérémonie d'ouverture, sans causerie ni prières. On entend seulement la récitation ininterrompue d'un des enseignements centraux du Bouddha La haine n'est jamais arrêtée par la haine, Seul l'amour peut la guérir. C'est une loi antique et éternelle. Des milliers de personnes récitent ces vers en pleurant ; elles savent que la vérité de ces paroles est plus grande encore que leur souffrance. La bodhichitta possède ce genre de pouvoir. Elle peut inspirer, soutenir dans les bons et les mauvais moments. C'est comme découvrir une sagesse et un courage que nous ne soupçonnons même pas en nous. Tout comme 19 l'alchimie transmute tout métal en or, la bodhichitta peut, à condition de ne pas l'en empêcher, transformer toute activité, toute parole ou toute pensée en un véhicule d'éveil de la compassion. 2 PUISER À LA SOURCE Un être humain est une partie d'un tout que nous appelons « l'univers », une partie limitée dans le temps et l'espace. Il fait l'expérience de lui-même, de ses pensées et de ses sentiments comme quelque chose de séparé du reste — c'est une espèce d'illusion d'optique de la conscience. Cette illusion est une espèce de prison pour nous, qui nous limite à nos désirs personnels et à l'affection pour quelques proches. Notre tâche doit être de nous libérer de cette prison en élargissant le cercle de compréhension et de compassion pour embrasser toutes les créatures vivantes et la nature dans sa beauté. Albert EINSTEIN. Quand nous creusions les fondations du centre de retraite de l'abbaye de Gampo, nous avons atteint la couche de roche et une fissure minuscule est apparue. 21 Une minute plus tard de l'eau a commencé à goutter. Une heure après, l'écoulement était plus fort et la fissure plus large. Trouver la bonté primordiale de la bodhichitta ressemble à puiser à la source l'eau vivante qui se trouve temporairement captive dans une roche dure. Quand on touche au centre de sa peine, quand on s'assoit en méditation avec son malaise sans essayer d'y porter remède, quand on reste présent à la souffrance de la désapprobation ou de la trahison et qu'on se laisse adoucir par elle, on entre alors en relation avec la bodhichitta. Puiser à cet endroit tremblant et tendre a un effet transformateur. On peut s'y sentir peu rassuré, crispé, mais aussi très soulagé. Le simple fait de rester là, même un instant, c'est se permettre d'éprouver une bienveillance authentique envers soi-même. Avoir assez de compassion pour accueillir ses propres peurs exige du courage, bien sûr, et cela semble contraire à son intuition. Mais c'est ce qu'il faut faire. Pas facile de savoir s'il faut rire ou pleurer face à la fâcheuse condition humaine. Nous avons tant de sagesse et de tendresse et — sans même nous en rendre compté nous les recouvrons pour nous protéger de l'insécurité. Même si nous avons le potentiel de faire l'expérience de la liberté du papillon, nous préférons mystérieusement le petit cocon frileux de l'ego. Une amie me parlait de ses parents âgés en Floride. Ils vivent dans une région où règnent la pauvreté et la misère ; la menace de violence est bien réelle. Leur manière d'y réagir est de vivre dans une communauté close, protégée par des chiens de garde et des portes électriques. Leur espoir, évidemment, est que rien de menaçant n'y pénètre. Malheureusement, les parents 22 de mon amie ont de plus en plus peur de sortir hors de ces murs. Ils désirent aller à la plage ou au terrain de golf, mais ils ont trop peur pour bouger. Bien qu'ils en soient à payer quelqu'un pour faire leurs courses, leur sentiment d'insécurité ne cesse de croître. Récemment, ils sont même devenus paranoïaques au sujet des gens qui ont l'autorisation de franchir les portes : les réparateurs, les jardiniers, les plombiers et les électriciens. L'isolement les rend incapables de faire face à un monde imprévisible. Il y a là une analogie exacte avec le fonctionnement de l' ego. Comme l'a fait remarquer Albert Einstein, ce qu'il y a de tragique dans l'expérience de soi-même comme étant séparé de-toute autre personne, c'est que l'illusion devient prison. Ce qui est plus triste encore, c'est que la possibilité de liberté nous fait perdre notre sang-froid. Quand les barrières s'abaissent, on ne sait plus quoi faire. On a besoin d'un peu plus de mise en garde sur ce qui se passe quand les murs menacent de s'effondrer. On a besoin de se faire expliquer que la peur et le tremblement accompagnent la croissance et que lâcher prise demande du courage. On ne peut pas trouver le courage d'aller dans les endroits qui font peur sans une investigation bienveillante des fonctionnements de l'ego. On se demande donc : « Qu'est-ce que je fais quand je sens que je ne peux faire face à ce qui se passe ? Où est-ce que je vais chercher la force et en quoi est-ce que j'ai confiance ? » Le Bouddha a enseigné que la souplesse et l'ouverture apportent la force et que fuir toute situation dépourvue de terrain ferme affaiblit et entraîne la souffrance. Mais est-ce que nous comprenons que bien connaître la tendance à s'enfuir, c'est la clé ? L'ouverture ne résulte pas 23 de la capacité de résister à ses peurs, mais de celle de bien les connaître. Au lieu d'attaquer ces murs et ces barrières avec un marteau de forgeron, on y prête attention. Avec douceur et honnêteté, on se rapproche de ces murs. À force d'y toucher, de les sentir, on arrive à connaître leur forme. On reconnaît ses aversions et ses besoins maladifs. On se familiarise avec les croyances et les stratégies qui servent à les construire. Quelles sont les histoires que je me raconte ? Qu'est-ce qui me repousse et qu'est-ce qui me séduit ? On devieht curieux de ce qui se passe. Sans qualifier ce qu'on voit de juste ou de faux, on regarde simplement, aussi objectivement que possible. On s'observe avec humour, sans devenir trop sérieux ni moralisateur, ou obsédé par l'examen. D' armée en année, on s'entraîne à rester ouvert à tout ce qui surgit. Lentement, très lentement, les fissures des murs s'élargissent et, comme par magie, la bodhichitta peut circuler librement. L'enseignement qui nous soutient dans ce processus de dégagement de la bodhichitta, c'est celui des trois seigneurs du matérialisme, ou les trois manières de nous protéger de ce monde fluide, insaisissable, trois stratégies servant à procurer l'illusion de la sécurité. Cet enseignement nous encourage à devenir très familier avec ces stratégies du moi, à voir comment nous continuons à chercher le bien-être et la tranquillité à l'aide de méthodes qui ne font que renforcer nos peurs. Le premier de ces trois seigneurs du matérialisme est appelé le seigneur de la forme. Tl représente la façon dont on regarde le monde extérieur pour en faire un terrain solide. On peut commencer à prêter attention à ses propres méthodes de fuite. Qu'est-ce que je fais quand 24 je me sens anxieux et déprimé, quand je m'ennuie ou que je me sens seul ? Est-ce que je me mets à acheter un tas de trucs en guise de thérapie pour m'en sortir ? Ou bien est-ce que je me tourne vers l'alcool et la nourriture ? Est-ce que je me réconforte avec la drogue ou le sexe, ou bien est-ce que je recherche l'aventure ? Est-ce que je préfère me retirer dans la beauté de la nature ou dans l'univers exquis que procure un livre vraiment bon ? Est-ce que je remplis l'espace en donnant des appels téléphoniques, en surfant sur le Net ou en passant des heures devant la télé ? Certaines de ces méthodes sont dangereuses, certaines pleines d'humour, d'autres sont tout à fait salutaires. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'on peut faire un mauvais usage de n'importe quelle substance ou activité pour fuir l'insécurité. Une fois devenu accro du seigneur de la forme, on crée les causes et les conditions de l'escalade de la souffrance. On ne peut obtenir aucune satisfaction durable quel que soit l'effort fourni. Au contraire, les sentiments mêmes auxquels on essaie d'échapper ne cessent de se renforcer. Une analogie traditionnelle qui évoque la souffrance causée par le seigneur de la forme est celle de la souris prise au piège parce qu'elle ne peut s'empêcher de manger le fromage. Le dalaï-lama propose une variante intéressante de cette analogie. Il raconte que, quand il était enfant au Tibet, il essayait d'attraper les souris non parce qu'il souhaitait les tuer mais parce qu'il voulait être plus malin qu'elles. Il dit que les souris du Tibet doivent être plus intelligentes que les souris ordinaires car il n'a jamais réussi à en attraper une. Elles sont plutôt devenues ses modèles de comportement éveillé. Il lui semblait que, contrairement à la plupart d'entre nous, elles avaient pris conscience du fait qu'il valait mieux s'abstenir du 25 plaisir à court terme du fromage pour connaître le plaisir à long terme de la vie. Il nous encourage à suivre leur exemple. Quelle que soit la façon dont on se fait prendre au piège, la réaction habituelle n'est pas d'être curieux de savoir ce qui se passe. On n'est pas porté naturellement à examiner les stratégies de l'ego. La plupart des gens recherchent aveuglément quelque chose de familier associé au soulagement et se demandent ensuite pourquoi ils sont toujours insatisfaits. L'approche radicale de la pratique de la bodhichitta est de prêter attention à ce que l'on fait. Sans porter de jugement, on s'entraîne à prendre acte avec bienveillance de tout ce qui peut se passer à la longue, on peut décider de cesser de se faire du mal avec les mêmes vieilles ficelles. Le deuxième seigneur du matérialisme, c'est le seigneur de la parole. Il représente la manière dont on utilise les croyances de toute sorte pour se donner l'illusion de la certitude à propos de la nature de la réalité. N'importe quel « isme » politique, écologique, philosophique ou spirituel — peut être ainsi employé improprement. Le « politiquement correct » est un bon exemple de la manière dont agit ce seigneur. Quand on croit mordicus à la rectitude de son opinion, on peut être très étroit d'esprit et plein de préjugés envers les fautes d'autrui. Par exemple, comment est-ce que je réagis si mes croyances envers le gouvernement sont mises en doute? Et si les autres ne sont pas d'accord avec mes sentiments sur l'homosexualité, les droits des femmes ou l'environnement ? Que se passe-t-il si mes idées sur le tabac ou l'alcool sont contestées ? Qu'est-ce que je fais si mes convictions religieuses ne sont pas partagées ? 26 Les nouveaux pratiquants embrassent souvent la méditation ou les enseignements bouddhistes avec un enthousiasme débordant. Ils appartiennent à un nouveau groupe et sont heureux d'avoir de nouvelles perspectives. Mais est-ce une raison pour porter des jugements sur ceux qui voient le monde autrement ? De fermer son esprit à ceux qui ne croient pas au karma ? Les croyances elles-mêmes ne sont pas un problème, c'est la façon dont on les utilise pour se rassurer, sentir qu'on a raison et que l'autre a tort, ou pour éviter de vivre le malaise de ne pas savoir ce qui se passe. Cela me rappelle un garçon que j'ai connu dans les années soixante ; sa passion était de protester contre l'injustice. Chaque fois qu'un conflit semblait sur le point de se résoudre, il plongeait dans une espèce de mélancolie. Quand une nouvelle cause d'indignation surgissait, il recommençait à exulter. Jarvis Jay Masters, un de mes amis bouddhistes, vit dans le quartier des condamnés à mort. Dans son livre Finding Freedom (« Trouver la liberté »), il raconte ce qui peut arriver quand on est sous le charme du seigneur de la parole. Une nuit où il s'était mis au pieu pour lire, son voisin Omar hurle : « Eh, Jarvis, regarde la chaîne sept. » Sa télé était ouverte sans le son. Il lève les yeux et voit une foule d'enragés qui agitent les bras en l'air. Il dit : « Eh, Omar, qu'est-ce qui se passe ? » Son voisin lui répond : « C'est le Ku Klux Klan, Jarvis, ils sont en train de hurler que tout est la faute des Noirs et des Juifs. » Quelques minutes plus tard, Omar beugle : « Eh, mon vieux, regarde ce qui se passe maintenant. » Jarvis regarde à nouveau le téléviseur et voit plein de gens 27 défiler, en agitant des pancartes, qui se font arrêter. Il dit: « 11 suffit de les regarder pour voir que quelque chose les rend furieux. Qu'est-ce qu'ils veulent tous ? » Omar de répondre : « C'est une manifestation pour l'environnement. Ils exigent qu'on cesse d'abattre des arbres, de massacrer des phoques et tout ça. Tu vois cette furie au micro et tous ces gens qui gueulent? » Dix minutes plus tard, Omar revient à la charge : « Eh, Jarvis ! Tu regardes encore la télé ? Tu vois ce qui se passe maintenant ? » Il lève les yeux et cette fois il aperçoit un tas de gens en complet qui semblent être en pleine bagarre à propos de quelque chose. Il lance : « Qu'est-ce qu'ils ont tous ces mecs-là? » et Omar répond : « Jarvis, c'est le président et les sénateurs des États-Unis qui se disputent et s'engueulent sur une chaîne de la télévision nationale, chacun essaie de convaincre le public que c'est l'autre qui est responsable de l'état catastrophique de l'économie. » Jarvis rétorque : « Eh bien, Omar, j'ai eu l'occasion d'apprendre quelque chose ce soir. Qu'ils portent la tenue du Klan, les fringues des environnementalistes ou bien des complets vraiment coûteux, ils ont tous les mêmes visages en colère. » Être pris au piège du seigneur de la parole peut commencer simplement par une conviction raisonnable à propos de ce qu'on estime être vrai. Mais si on se retrouve rempli d'une vertueuse indignation, c'est un signe infaillible qu'on est allé trop loin et que sa capacité à changer est compromise. Les croyances et les idéaux sont devenus une autre façon d'ériger des murs. Le troisième seigneur, le seigneur de l'esprit, utilise la stratégie la plus subtile et la plus séduisante. Il entre en scène quand on s'emploie à éviter l'inquiétude en 28 recherchant des états de conscience spéciaux. On peut utiliser des drogues à cet effet, ou pratiquer des sports, ou tomber amoureux, ou s'adonner à des pratiques spirituelles. Il y a de nombreux moyens d'entrer dans des états de conscience altérés. Ces états spéciaux créent une dépendance. C'est si bon de se libérer de son expérience banale. On en veut encore. Par exemple, les nouveaux méditants espèrent souvent pouvoir transcender la souffrance de la vie ordinaire grâce à l'entraînement. C'est décevant, c'est le moins qu'on puisse dire, de s'entendre dire qu'il faut avoir les pieds sur terre et aller au coeur, demeurer ouvert et réceptif aussi bien à l'ennui qu'à la félicité. Parfois, sans s'y attendre le moins du monde, on peut vivre des expériences stupéfiantes. Récemment, une avocate m'a raconté qu'un jour elle se trouvait au coin d'une rue à attendre que le feu change et que soudain quelque chose d'extraordinaire est arrivé : son corps s'est dilaté jusqu'à ce qu'il lui paraisse aussi grand que l'univers. Elle a senti instinctivement qu'elle-même et l'univers ne faisaient qu'un, sans éprouver le moindre doute que cela était en fait vrai. Elle savait qu'elle n'était pas séparée de tout le reste, contrairement à ce qu'elle avait supposé auparavant. Inutile de le dire, cette expérience l'a considérablement secouée et l'a conduite à s'interroger sur ce que nous faisons de nos vies à passer tant de temps à préserver l'illusion de notre territoire personnel. Elle a compris en quoi cette situation fâcheuse conduit aux guerres et à la violence qui s'intensifient sur toute la terre. C'est quand elle a commencé à s'accrocher à son expérience, quand elle a voulu qu'elle se répète, qu'un problème 29 s'est posé. La perception ordinaire n'était plus satisfaisante : elle se sentait inquiète et sans repères. Elle avait le sentiment que si elle ne pouvait plus demeurer dans cet état de conscience spécial, elle pouvait aussi bien mourir. Dans les années soixante, j'ai connu des gens qui prenaient du LSD tous les matins, en croyant qu'ils pourraient planer très haut. Ils ont au contraire bousillé leur cerveau. Je connais encore des hommes et des femmes pour qui tomber amoureux est une drogue. Comme Don Juan, ils ne peuvent pas supporter que la flamme initiale commence à décliner ; ils cherchent toujours une nouvelle conquête. Même si des expériences extraordinaires peuvent nous montrer la vérité et nous renseigner sur la raison pour laquelle nous nous entraînons, il n'y a vraiment pas de quoi en faire un plat. Si nous ne pouvons pas les intégrer dans les hauts et les bas de notre vie, si nous nous y accrochons, elles vont nous gêner. Nous pouvons nous fier à la validité de nos expériences, mais nous devons ensuite avancer et apprendre à nous entendre avec nos voisins. Alors, même les plus remarquables intuitions peuvent commencer à imprégner notre vie. Comme l'a dit le yogi tibétain Milarepa, au me siècle, quand il a entendu parler des expériences hors du commun de son disciple Gampopa : « Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises. Continue à méditer. » Ce ne sont pas les états spéciaux en eux-mêmes qui posent un problème, c'est le fait qu'ils entraînent une dépendance. Comme il est inévitable que tout ce qui s'élève retombe, quand nous prenons refuge dans le seigneur de l'esprit nous sommes voués à la déception. 30 Tout être humain a une gamme de tactiques habituelles pour éviter la vie telle qu'elle est. En un mot, c'est le message des trois seigneurs du matérialisme. On pourrait dire que ce simple enseignement est l'autobiographie de chacun d'entre nous. Quand nous avons recours à ces stratégies nous devenons moins apte à profiter de la tendresse et de l'émerveillement qui s'offrent à nous dans les moments les plus ternes. Quand nous ne fuyons plus l'incertitude au quotidien, nous pouvons entrer en contact avec la bodhichitta. C'est une force naturelle qui veut surgir.. En fait, on ne peut pas l'arrêter. Une fois que nous arrêtons de la bloquer avec les stratégies de l'ego, l'eau rafraîchissante de la bodhichitta commencera certainement à couler. Nous pouvons la ralentir. Nous pouvons l'endiguer. Néanmoins, chaque fois qu'il y a une ouverture, la bodhichitta se manifeste toujours, comme ces fleurs et ces mauvaises herbes qui sortent du trottoir à la moindre fissure. 3 LES RÉALITÉS DE LA VIE Regarder pour voir qu'hier était hier, et que maintenant c'est du passé, fait naître une certaine fraîcheur; aujourd'hui c'est aujourd'hui et maintenant c'est nouveau. C'est comme ça — à chaque heure, chaque minute ça change. Si nous cessons d'observer le changement, nous cessons de voir toute chose comme neuve. Dzigar Kongtrul RINPOCHÉ. Le Bouddha a enseigné que l'existence humaine comprend trois caractéristiques principales : impennanence, l'absence d'ego et la souffrance ou l'insatisfaction. Selon le Bouddha, les vies de tous les êtres sont marquées par ces trois qualités. Reconnaître dans sa propre expérience que ces trois qualités sont réelles et véritables aide à se détendre dans les choses telles qu'elles sont. Quand j'ai entendu cet enseignement pour la première fois, ça m'a paru théorique et éloigné de moi. 32 Mais quand j'ai été encouragée à y prêter attention — à être curieuse de ce qui se passait dans mon corps et dans mon esprit — quelque chose a changé. Je pouvais observer à partir de ma propre expérience que rien n'est statique. Mes humeurs sont en perpétuel changement comme le temps qu'il fait. Il est certain que je ne suis pas maîtresse des pensées et des émotions qui surgissent et que je ne peux pas arrêter leur flux. Le mouvement succède à l'immobilité, puis c'est l'immobilité qui succède au mouvement. Même la douleur physique la plus tenace, quand j'y prête attention, change comme les marées. J'ai de la gratitude envers le Bouddha qui a montré que ce contre quoi chaque être lutte tout au long de sa vie peut être considéré comme une expérience normale. La vie est faite de hauts et de bas incessants. Les gens et les situations sont imprévisibles, comme tout le reste. Tous connaissent la souffrance d'obtenir ce qu'ils ne désirent pas : les saints, les pécheurs, les gagnants et les perdants. Je suis reconnaissante de ce que quelqu'un ait vu la vérité et ait montré que personne ne souffre de ce type de souffrance à cause de son incapacité à bien savoir s'y prendre. Rien n'est statique ou fixe, tout est éphémère et impermanent, c'est la première marque de l'existence. C'est dans l'ordre des choses. Toute chose suit un processus. Toute chose chaque arbre, chaque brin d'herbe, tous les animaux, les insectes, les êtres humains, les bâtiments, l'inanimé et l'animé — se transforme constamment, d'un moment à l'autre. Il n'est pas nécessaire d'être un mystique ou un physicien pour le savoir. Pourtant, au plan de l'expérience personnelle, on résiste à ce fait de base. Cela veut dire que la vie ne va pas toujours dans le 33 sens souhaité. Cela signifie qu'il y a perte aussi bien que gain. Et ça ne nous plaît pas. Je me rappelle une période de ma vie où je devais chercher en même temps un nouveau boulot et un logement. Je me sentais inquiète, dans l'incertitude et l'instabilité. En espérant qu'il me dirait quelque chose qui m'aiderait à travailler avec ces changements, j'ai été me plaindre à Trungpa Rinpoché de ma difficulté à vivre les moments de transition. II m'a jeté un regard dénué de toute expression et m'a dit : « Nous sommes toujours en transition. » Puis : « Si tu arrives à te détendre avec ça, tu n'auras aucun problème. » On sait que tout est impermanent, que tout s'use. Même si on adhère à cette vérité d'un point de vue intellectuel, sur le plan émotionnel, elle provoque en chacun une aversion profondément ancrée. On veut la permanence ; on s'attend à la permanence. La tendance naturelle est de rechercher la sécurité et de croire être en mesure de la trouver. On vit l'expérience de l'impermanence au quotidien comme une frustration. On se sert de l'activité quotidienne comme d'un bouclier contre l'ambiguïté fondamentale qu'est sa situation en dépensant une énergie formidable à essayer de parer à l'impermanence et à la mort. On n'aime pas voir son corps changer de forme. On n'aime pas vieillir. On a peur des rides et des chairs qui pendent. On utilise des produits médicinaux comme si on croyait vraiment que sa peau, ses cheveux, ses yeux et ses dents pouvaient, on ne sait trop comment, échapper par miracle à la vérité de l'impermanence. Les enseignements bouddhistes visent à libérer les êtres humains de ces rapports mesquins avec les choses. Ils les encouragent à se détendre peu à peu et de tout 34 coeur pour laisser être la vérité ordinaire et évidente du changement. Reconnaître cette vérité ne signifie pas voir tout en noir. Ça veut dire qu'on commence à comprendre qu'on n'est pas les seuls à ne pas y voir clair. On cesse de croire qu'il existe des gens qui sont arrivés à se mettre à l'abri de l'incertitude. La seconde marque de l'existence est l'absence d'ego. En tant qu'être humain, on est aussi impermanent que toute chose. Chaque cellule du corps change sans cesse. Sans cesse les pensées et émotions surgissent, puis disparaissent. Quand on se croit compétent ou nul, sur quoi se base-t-on ? Sur cet instant fugace ? Sur le succès ou l'échec d'hier ? On s'accroche à une idée fixe de la personne qu'on est et on finit par se paralyser. Rien ni personne n'est fixe. Que la réalité du changement soit source de liberté ou source d'angoisse terrifiante pour soi vient tout transformer. Est-ce que chaque jour de notre vie signifie une souffrance supplémentaire ou une capacité de joie accrue ? La question est importante. Parfois l'absence d'ego est appelée non-moi. Ces mots peuvent induire en erreur. Le Bouddha ne laissait pas entendre qu'il fallait disparaître, ni supprimer sa personnalité. Comme l'a demandé un étudiant une fois : « Est-ce que l'expérience du non-moi ne transforme pas la vie en une sorte de_grisaille? » Ce n'est pas ça. Le Bouddha voulait dire que l'idée fixe que l' On se fait de soi-même, croire qu'on est une entité solide et séparée des autres personnes, limite douloureusement. -Il est possible de parcourir le scénario de sa vie sans croire avec autant de conviction au personnage qu'on y joue. Se prendre au sérieux, à ce point, être si absurdement important à ses propres yeux est un problème. On se 35 sent justifié d'être mécontent de tout, de se dénigrer ou de se croire plus intelligent qu'autrui. La suffisance fait mal, elle me limite au monde étroit de ce qui me plaît et de ce qui me déplaît. On finit par s'ennuyer à mourir en compagnie de soi-même et de son monde. On n'est jamais content. Nous avons cette alternative : ou bien nous mettons nos croyances en question, ou bien nous ne le faisons pas. Nous acceptons nos versions arrêtées de la réalité, ou nous commençons à les mettre en cause. D'après l'avis du Bouddha, s'entraîner à demeurer ouvert et curieux — s'entraîner à dissoudre les hypothèses et croyances — reste la meilleure façon de vivre sa vie d'être humain. Quand on s'entraîne à éveiller la bodhichitta, on nourrit la souplesse de son être. Pour simplifier, on peut dire que l'absence d'ego est une identité souple, qui se manifeste par la curiosité d'esprit, la faculté d'adaptation, l'humour et une disposition à la bonne humeur. C'est une capacité de se détendre, sans tout savoir, sans tout saisir, sans même être sûr de bien savoir qui on est — ou, d'ailleurs, qui sont vraiment les autres. Le fils unique d'un homme était tenu pour mort au combat. Inconsolable, le père s'était enfermé dans sa maison pendant trois semaines, refusant tout soutien et tout réconfort. À la quatrième semaine, le fils revient à la maison. Voyant qu'il n'était pas mort, les habitants du village sont émus jusqu'aux larmes. Transportés de joie, ils accompagnent le jeune homme à la maison de son père et frappent à sa porte. « Père », dit le fils, « je suis de retour. » Mais le vieil homme refuse de répondre. « Votre fils est ici, il n'a pas été tué », crient les villa36 geois. Mais le vieil homme ne veut pas se montrer à la porte. « Partez et laissez-moi à mon chagrin », hurle-t-il. « Je sais que mon fils est parti pour toujours et vous ne pouvez pas me tromper avec vos mensonges. » C'est comme ça pour nous tous. Nous sommes sûrs de ce que nous sommes et de ce que sont les autres et cela nous aveugle. Si une autre version de la réalité vient frapper à notre porte, nos idées arrêtées nous empêchent de l'accepter. Comment allons-nous vivre notre court passage sur cette terre ? Est-ce que nous allons renforcer notre capacité bien ancrée de lutter contre l'incertitude ou, au contraire, nous entraîner au lâcher-prise ? Allons-nous affirmer obstinément : « Je suis comme ci et vous êtes comme ça » ? Ou bien irons-nous au-delà de cette étroitesse d'esprit? Pourrons-nous apprendre à nous entraîner comme un guerrier, en cherchant à retrouver la souplesse naturelle de notre être et à aider les autres à en faire autant ? Si nous commençons à aller dans cette direction, des possibilités illimitées s'ouvriront à nous. L'enseignement sur l'absence d'ego attire l'attention sur notre nature dynamique et changeante. Ce corps n'a jamais ressenti les choses exactement comme il les ressent maintenant. Cet esprit est en train de produire une pensée qui, même si elle semble répétitive, ne sera jamais reproduite de la même manière. On peut dire : « N'est-ce pas merveilleux ? » L'expérience que nous en avons d'habitude n'est toutefois pas merveilleuse ; elle est troublante et nous faisons des pieds et des mains pour avoir un terrain solide. Le Bouddha a été assez généreux pour nous montrer une solution. Personne n'est pris au piège de l'identité qu'on associe au succès ou à 37 l'échec, ni de toute autre identité, ni de la manière dont autrui voit l'être qu'on est ou dont on se voit soi-même. Chaque moment est unique, inconnu, totalement frais. Pour l'apprenti guerrier, le non-moi est cause de joie et non de peur. La troisième marque de l'existence est la souffrance, l'insatisfaction. Comme l'a dit Suzuki Roshi, seule une pratique marquée par une succession continue de situations agréables et désagréables peut amener à acquérir la force véritable. Accepter que la souffrance est inhérente à la vie et vivre, fort de cette compréhension, c'est créer la cause et les conditions du bonheur. Pour le dire en bref, nous souffrons quand nous résistons à la vérité noble et irréfutable de l'impermanence et de la mort. Nous souffrons, non parce que nous sommes fondamentalement mauvais et que nous méritons d'être puni, mais à cause de trois erreurs tragiques. Premièrement, nous nous attendons à ce que ce qui est en changement perpétuel puisse être saisissable et prévisible. Nous venons au monde avec un besoin impérieux de résolution et de sécurité, qui gouverne nos pensées, nos paroles et nos actions. Nous sommes comme des gens dans un bateau qui tombe en morceaux, qui cherchent à s'accrocher à l'eau. Le flux dynamique, énergique et naturel de l'univers n'est pas acceptable par l'esprit conventionnel. Nos préjugés et nos dépendances sont autant d'habitudes qui surgissent de la peur d'un monde fluide. Comme nous commettons l'erreur de considérer ce qui change sans cesse comme permanent, nous souffrons. Deuxièmement, nous agissons comme si nous étions séparé de toute chose, comme si nous avions une iden38 tité fixée, alors que notre véritable situation est dénuée de moi. Nous insistons sur la nécessité d'être Quelqu'un, avec un Q majuscule. Nous trouvons une forme de sécurité en nous définissant comme sans valeur ou de grande valeur, supérieur ou inférieur. Nous gaspillons un temps précieux à exagérer ou à romancer, à nous déprécier avec une suffisante arrogance : oui, c'est bien ce que nous sommes. Nous confondons l'ouverture de notre être — l'émerveillement inhérent et la surprise de chaque instant — avec un moi dur et irréfutable. À cause de cette méprise, nous souffrons. Troisièmement, nous cherchons le bonheur dans tous les mauvais endroits. Le Bouddha a appelé cette habitude « confondre la souffrance avec le bonheur », telle la mite qui vole dans la flamme. Comme nous le savons, les mites ne sont pas les seules à se détruire pour trouver un soulagement temporaire. En matière de recherche de bonheur, nous sommes tous comme l'alcoolique qui boit pour stopper la dépression qui augmente à chaque verre, ou comme le drogué qui se pique pour obtenir un soulagement de la souffrance qui s'intensifie à chaque dose. Un ami qui est sans arrêt au régime m'a fait remarquer que cet enseignement serait plus facile à suivre si nos dépendances n'offraient pas de soulagement temporaire. Comme nous faisons l'expérience d'une satisfaction de brève durée grâce à elles, nous en restons dépendant. À force de répéter notre quête de plaisirs immédiats, de cultiver des dépendances de toutes sortes — certaines inoffensives, d'autres manifestement fatales —, nous continuons à renforcer les anciens schémas de souffrance. Nous renforçons des schémas de dysfonctionnement. 39 C'est ainsi qu'on est de moins en moins capable de supporter même le plus fugace malaise ou le plus léger inconfort. On s'habitue à rechetcher un remède pour soulager l'irritation de l'instant. Ce qui commence comme une légère modification de l'énergie — une minime crispation de l'estomac, un sentiment vague et indéfinissable que quelque chose de mauvais est sur le point de se produire — s'amplifie jusqu'à devenir une dépendance. C'est ainsi qu'on tente de rendre la vie prévisible. Parce qu'on prend ce qui entraîne toujours la souffrance pour ce qui apportera le bonheur, on demeure coincé dans l'habitude répétitive d'intensifier son insatisfaction. Dans la terminologie bouddhiste, ce cycle vicieux s'appelle samsara. Quand je commence à me demander si j'ai vraiment ce qu'il faut pour demeurer présente à l'impermanence, à l'absence de moi et à la souffrance, ça m'inspire de me souvenir de Trungpa Rinpoché, qui me rappelait joyeusement qu'il n'existe aucun remède au chaud et au froid. Il n'y a aucun remède aux réalités de la vie. Cet enseignement sur les trois marques de l'existence peut inciter à cesser de lutter contre la nature de la réalité. On peut arrêter de faire du mal aux autres et à soi-même, arrêter de tout faire pour échapper à l'alternance du plaisir et de la douleur. On peut se détendre et être entièrement présent à la vie. 4 APPRENDRE À RESTER PRÉSENT La pratique de la méditation est considérée comme un bon et même un excellent moyen de vaincre la guerre dans le monde: notre propre guerre tout comme une plus grande. ChÉigyarn Trungpa RINPOCHÉ. En tant qu'espèce, on ne devrait jamais sous-estimer sa faible tolérance à l'inconfort. Être encouragé à demeurer avec sa vulnérabilité est une information qui pourrait s'avérer utile. La méditation assise sert de soutien pour apprendre à le faire. La méditation assise, aussi connue sous k nom de pratique de l'attention et de la conscience en éveil, est la base de l'entraînement à la bodhichitta. C'est le siège naturel, le terrain du guerrier-bodhisattva. La méditation assise développe la bienveillance et la compassion, les qualités relatives de la bodhichitta. Elle nous donne un moyen de nous rapprocher de nos 41 pensées et de nos émotions et d'entrer en contact avec notre corps. C'est une méthode pour cultiver une amitié inconditionnelle envers nous-même et nous frayer un passage dans le rideau d'indifférence qui nous maintient à distance de la souffrance des autres. C'est notre véhicule pour apprendre à être une véritable personne tendre. Peu à peu, grâce à la méditation, on commence à se rendre compte qu'il y a des brèches dans son dialogue intérieur. Au milieu de cette conversation incessante avec soi-même, on fait l'expérience d'une pause, comme au sortir d'un rêve. On reconnaît sa capacité de se détendre dans la clarté, l'espace et la vigilance infinis déjà présents dans son esprit. On vit des moments où on est juste là, des moments simples, directs et sans confusion. Ce retour au caractère immédiat de son expérience, c'est l'entraînement à la bodhichitta inconditionnelle. À rester simplement là, on se détend de plus en plus, dans la dimension ouverte de son être. C'est comme sortir d'un monde de fantasmes et découvrir la simple vérité. Mais il n'y a aucune garantie que la méditation assise soit bénéfique. On peut la pratiquer pendant des années sans la voir faire son chemin dans son coeur et son esprit. On peut utiliser la méditation pour renforcer ses croyances erronées : se protéger de l'inconfort, se remettre d'aplomb, réaliser ses espérances et dissiper ses craintes. Tout ça se produit parce qu'on n'a pas bien compris pourquoi on pratique la méditation. Pourquoi pratiquons-nous? Voilà une question qu'il serait sage de se poser. Pourquoi devrions-nous prendre la peine de passer du temps seul avec nous-même ? D'abord, il est utile de comprendre que la méditation n'est pas simplement un outil pour bien se sentir. Croire qu'on médite pour cette raison, c'est se vouer à l'échec, 42 avoir l'impression de passer à côté presque chaque fois : même le méditant le plus chevronné fait l'expérience de la douleur psychologique et physique. La méditation prend le pratiquant là où il ést, avec sa confusion et sa santé. Cette acceptation complète de soi-même tel qu'on est s'appelle maitri, c'est une relation simple et directe avec son être. Essayer de se remettre eri bon état est inutile. Cela implique combat et dénigrement de soi. Se dénigrer est probablement le principal moyen auquel on a recours pour recouvrir la bodhichitta. Est-ce que ne pas essayer de changer veut dire qu'il faut rester irascible et dépendant jusqu'au jour de sa mort ? C'est une bonne question. Essayer de se changer ne marche pas, à la longue, car c'est résister à sa propre énergie. L'amélioration de soi peut donner des résultats temporaires, mais une transformation durable ne se produit que lorsqu'on s'honore en tant que source de sagesse et de compassion. Comme l'a dit Shantideva, maître bouddhiste du ville siècle, on ressemble beaucoup à un aveugle qui trouve un joyau dans un tas d'ordures. C'est ici même, dans ce qu'on souhaiterait jeter, dans ce qui paraît répugnant et dangereux, qu'on peut découvrir la chaleur et la clarté de la bodhichitta. C'est seulement quand on commence à se détendre avec soi-même que la méditation devient un processus transformateur — quand on entre en relation avec soimême, sans se faire la morale, sans dureté et sans tromperie —, qu'on peut abandonner les habitudes nuisibles. Sans maitri, ça tient du mensonge de prétendre qu'on renonce aux bonnes vieilles habitudes. C'est un point important. 43 On cultive quatre qualités principales quand on médite : la détermination, la vision claire, l'expérience de la douleur émotionnelle et l'attention au moment présent. Ces qualités s'appliquent à la méditation assise, mais elles sont aussi essentielles pour toutes les pratiques de la bodhichitta et pour entrer en relation avec les situations difficiles de notre quotidien. Détermination. Quand on pratique la méditation, on renforce sa capacité à être ferme avec soi-même. Quoi qu'il advienne — courbatures, ennui, sommeil ou pensées et émotions les plus folles — on reste loyal envers son expérience. Même si de nombreux méditants aimeraient bien le faire, on ne court pas hors de la salle en criant. On reconnaît plutôt cette impulsion comme une pensée, sans l'étiqueter bonne ou mauvaise. Ce n'est pas une tâche facile. Il ne faut jamais sous-estimer sa tendance à tout laisser tomber quand on a mal. On nous encourage à méditer chaque jour, même peu de temps, pour développer la fermeté envers soi-même. On s'assoit quelles que soient les circonstances — qu'on se sente bien ou malade, de bonne humeur ou déprimé, que la méditation se passe bien ou soit un fiasco total. À force de méditer, on s'aperçoit que l'objet de la méditation n'est pas de bien méditer ni d'atteindre un quelconque état idéal. Il s'agit de savoir rester présent à soi-même. Il est de plus en plus clair qu'on ne peut se délivrer des schémas d'autodestruction sans acquérir une intelligence pleine de compassion de ce qu'ils sont. Un des aspects de la détermination se résume simplement à être dans son corps. Parce que la méditation met l'accent sur le travail avec l'esprit, il est facile d'oublier qu'on a aussi un corps. Quand on s'assied pour méditer, il est important de détendre son corps et d'entrer en 44 contact avec ce qui s'y passe. En commençant par le sommet de la tête, on peut consacrer quelques minutes à fixer son attention sur toutes les parties du corps. Quand on arrive à des endroits douloureux ou tendus, on peut inspirer et expirer trois ou quatre fois en fixant son attention sur cette zone. Une fois arrivé à la plante des pieds, on peut arrêter, ou, si on en a envie, on peut répéter ce balayage du corps de bas en haut. Puis, à n'importe quel moment de sa méditation, on peut rapidement se remettre en phase avec la sensation d'unité dans son corps. Pour un instant on peut ramener directement sa vigilance à ici et maintenant. On est assis. Il y a des sons, des odeurs, des visions, des douleurs ; on inspire et on expire. On peut se rebrancher ainsi à son corps quand on en a envie — une ou deux fois au cours d'une session de méditation. Ensuite on revient à la technique. Dans la méditation, on découvre son agitation innée. Parfois on se lève et on quitte la pièce. Parfois on reste assis, mais le corps se tortille et s'agite et l'esprit part très loin. L'expérience est à l'occasion si désagréable qu'on peut avoir l'impression qu'il est impossible de rester ainsi. Pourtant cette impression peut renfermer des enseignements sur soi-même, mais aussi sur ce qu'est un être humain. On trouve tous une sécurité et du confort dans le monde imaginaire des souvenirs, des fantasmes et des projets. On refuse carrément de demeurer dans la nudité de son expérience présente. Demeurer présent, cela ne se fait pas de bon coeur. C'est à ces moments-là que seuls la douceur et l'humour peuvent donner la force de s'apaiser. L'instruction essentielle c'est : reste... reste... reste tout bonnement. Apprendre à rester avec soi-même en méditation, c'est comme entraîner un chien. Si on le bat, 45 on aura un chien obéissant mais rigide et plutôt terrifié. Il se peut qu'il obéisse quand on dit : « Couché ! » « Viens » « Retourne-toi ! » « Assis ! », mais il sera névrosé et désorienté. Au contraire, l'entraînement par la douceur donne quelqu'un de souple et de sûr de lui, qui n'est pas bouleversé par les situations imprévisibles et peu rassurantes. Par conséquent, chaque fois qu'on s'égare, on s'encourage avec douceur à « rester » et à s'apaiser. Quand on se sent nerveux ? Reste ! Quand l'esprit est discursif? Reste ! Quand la peur et le dégoût mènent le bal ? Reste ! Mal aux genoux, élancements dans le dos ? Reste ! Qu'est-ce qu'il y a pour déjeuner ? Reste ! Qu'est-ce que je fais ici ? Reste ! Je ne peux pas supporter cela une minute de plus. Reste ! C'est comme ça que la détermination se cultive. Vision claire. Après avoir médité quelque temps, il est fréquent de constater qu'on régresse au lieu d'avancer vers l'éveil. « Avant de commencer à méditer, j'étais tranquille ; maintenant, je suis toujours agité. » « Je n'étais jamais en colère, maintenant je le suis sans arrêt. » On pourrait commencer à se plaindre parce que la méditation ruine nos vies, mais en fait ces expériences sont le signe qu'on commence à y voir plus clair. À force de pratiquer la technique, jour après jour, année après année, on devient très honnête envers soi-même. Voir clairement est une autre manière de dire qu'on a moins d'illusions sur soi-même. Le poète de la génération beat Jack Kerouac, se sentant fin prêt pour faire une découverte, écrit à un ami avant de faire une retraite dans une région sauvage : « Si je n'ai pas une vision sur le pic de la Désolation, alors je ne m'appelle pas William Blake. » Mais plus tard 46 il écrit qu'il lui était difficile de faire face à la vérité toute nue. « Je m'étais dit, quand j'arrive au sommet en juin... et que tout le monde s'en va... je serai face à face avec Dieu ou le Tathagata [Bouddha] et je trouverai une fois pour toutes le sens de toute cette existence et de toute cette souffrance... mais au lieu de ça je suis arrivé face à face avec moi, pas d'alcool, pas de drogue, aucune chance de truquer quoi que ce soit, mais face à face avec le Vieux Haïssable... Moi. » La méditation demande de la patience et de la maitri. Si ce processus d'acquisition d'une vision claire n'est pas fondé sur la compassion envers soi-même, il deviendra processus d'auto-agression. Il faut de la compassion envers soi-même pour stabiliser son esprit. On en a besoin pour travailler avec ses émotions. Pour apprendre à rester en méditation. Quand nous apprenons à méditer, on nous enseigne à nous asseoir d'une certaine façon sur un coussin ou sur une chaise. On nous enseigne à être simplement dans l'instant présent, conscient de notre expiration. On nous enseigne que, quand notre esprit s'est égaré, sans aucune dureté et sans porter de jugement, nous devons reconnaître cela comme « penser » et revenir à l'expiration. Nous nous entraînons à revenir à cet instant de présence. Dans ce processus, notre confusion, notre ahurissement, notre ignorance commencent à se transformer en vision claire. Penser devient un nom de code pour voir « juste ce qui est » — à la fois notre clarté et notre confusion. Nous n'essayons pas de nous débarrasser de nos pensées. Au contraire, nous voyons clairement nos mécanismes de défense, nos croyances négatives à propos de nousmême, nos désirs et nos attentes. Nous voyons aussi la bienveillance, la vaillance et la sagesse qu'il y a en nous. 47 Grâce à la pratique régulière de la technique d' attentionconscience en éveil, nous ne pouvons plus nous cacher de nous-même. Nous voyons clairement les barrières que nous installons pour nous protéger de l'expérience nue. Bien que nous associions toujours les murs que nous avons érigés à la sécurité et au confort, nous commençons aussi à les ressentir compe une contrainte. Cette situation claustrophobique est importante pour un guerrier. Elle marque le début d'une aspiration à une alternative à notre petit monde familier. Nous commençons à chercher de l'air. Nous voulons dissoudre les barrières entre nous et les autres. Faire l'expérience de notre douleur émotionnelle. Beaucoup de gens, y compris des méditants de longue date, utilisent la méditation comme un moyen d'échapper aux émotions pénibles. Il est possible d'employer improprement l'étiquette « penser » pour repousser la négativité. Même si on nous a répété mille fois de demeurer ouvert à tout ce qui surgit, on peut toujours utiliser la méditation comme moyen de répression. La transformation se produit seulement quand nous nous rappelons, d'un souffle à l'autre, d'une année à l'autre, d'aller vers notre douleur émotionnelle, sans condamner ni justifier notre expérience. Trungpa Rinpoché décrit l'émotion comme une combinaison d'énergie qui existe d'elle-même et de pensées. L'émotion ne peut pas proliférer sans nos conversations internes. Si nous sommes en colère quand nous nous asseyons pour méditer, on nous a appris à étiqueter nos pensées avec le mot « penser » et à les abandonner. Cependant, sous les pensées quelque chose demeure — une énergie vitale, vibrante. Cette énergie sous-jacente 48 n'a rien de répréhensible ni de nuisible. La pratique consiste à rester avec elle, à en faire l'expérience, à la laisser comme elle est. 11 y a certaines techniques avancées où l'on fait intentionnellement monter les émotions en pensant à des gens ou des situations qui provoquent en soi la colère, le désir ou la peur. Il s'agit de laisser aller les pensées et d'entrer directement en rapport avec l'énergie, en se demandant : « Qui est-ce que je suis sans ces pensées ? » La pratique de la méditation est plus simple que cela, mais j'estime qu'elle est tout aussi audacieuse. Quand la douleur émotionnelle surgit sans avoir été invitée, on laisse se dérouler le scénario et on reste avec l'énergie. C'est une expérience ressentie et non un commentaire verbal sur ce qui se passe. On peut sentir l'énergie dans son corps. Si on arrive à demeurer avec elle, sans passer à l'acte ni la réprimer, elle réveille le méditant. On entend souvent dire : « Je m'endors constamment durant ma méditation. Que dois-je faire ? » Il y a des tas d'antidotes à l'assoupissement, mais celui que je préfère c'est : « Faites l'expérience de votre colère. » Refuser de demeurer avec son énergie est une habitude prévisible chez l'être humain. Passer àl'acte et refouler cette énergie sont des tactiques qu'on utilise pour tenir à distance sa douleur affective. Par exemple, la plupart des gens en colère se mettent à crier ou à exprimer ce sentiment. On passe alternativement de la rage à la honte, à la complaisance dans la culpabilité. On devient tellement coincé dans ses obsessions qu'on acquiert une sorte d'expertise pour se mettre dans tous ses états. C'est ainsi qu'on n'arrête pas de renforcer ses émotions douloureuses. 49 Je me rappelle qu'une nuit, il y a des années de ça, j'ai surpris mon petit ami en train d'embrasser passionnément une autre femme. Nous étions dans la maison d'un ami qui possédait une collection de poteries sans prix. J'étais hors de moi, à la recherche de quelque chose à jeter par terre. Je devais remettre en place chaque objet choisi dans ce but parce que ça valait au moins dix mille dollars pièce. J'étais dans une rage folle et je ne pouvais pas trouver d'exutoire ! Je n'avais pas d' autre choix que de faire l'expérience de ma propre énergie. L'absurdité de la situation a coupé net ma rage. Je suis sortie, j'ai regardé le ciel et je me suis mise à rire, puis à pleurer. Dans le bouddhisme vajrayana, on dit que la sagesse est inhérente aux émotions. Lutter contre son énergie, c'est rejeter la source de la sagesse. La colère sans fixation n'est autre que la sagesse de la vision claire. On fait l'expérience de l'orgueil sans fixation en tant qu'équanimité. L'énergie de la passion, quand elle est dépourvue de vouloir-saisir, est la sagesse qui voit sous tous les angles. L'entraînement à la bodhichitta fait aussi bon accueil à l'énergie vive des émotions. Quand elles s'intensifient, on a peur d'habitude. Cette peur rôde toujours dans notre vie. Dans la méditation assise, on s'exerce à laisser tomber les histoires qu'on se raconte et à se mettre à l'écoute des émotions et de la peur. C'est ainsi qu'on apprend à ouvrir son coeur craintif à l'agitation de sa propre énergie. On apprend à rester avec la douleur émotionnelle. Attention au moment présent. Le processus transformateur de la méditation cultive un autre élément : l'attention au moment présent. On fait le choix, instant 50 après instant, d'être complètement là. Être présent à son esprit et à son corps du moment présent est une manière d'être tendre envers soi-même, envers les autres et envers le monde. Cette qualité d'attention est inhérente à la capacité d'aimer. Revenir à l'instant présent demande un certain effort, mais c'est un effort très léger. L'instruction qu'on donne c'est : « toucher et lâcher ». On touche les pensées en les reconnaissant comme l'action de penser et ensuite on les laisse tomber. C'est une façon de cesser la lutte, comme si on touchait une bulle avec une plume. C'est une approche non agressive pour apprendre à être présent. On constate parfois qu'on aime ses pensées au point de refuser de les lâcher. Regarder son cinéma intérieur est beaucoup plus amusant que ramener son esprit à la maison. Il n'y a aucun doute que notre monde imaginaire peut être très savoureux, séduisant. C'est pourquoi on apprend à consentir un effort « en douceur » pour interrompre ses schémas habituels ; en d'autres termes, on s'entraîne à cultiver la compassion envers soi-même. On pratique la méditation pour entrer en relation avec la maitri et l'ouverture inconditionnelle. Ne rien bloquer à dessein, toucher directement ses pensées et les abandonner ensuite sans en faire toute une histoire permet de découvrir que son énergie fondamentale est tendre, saine et fraîche. On peut commencer son entraînement de guerrier et découvrir par soi-même que c'est la bodhichina, et non la confusion, qui constitue la base. 5 LES SLOGANS DU GUERRIER Entraîne-toi à l'aide de slogans en toute activité. Slogan de l'entraînement de l'esprit d'ATISHA. Au me siècle, Atisha Dipankara, maître indien, a introduit les enseignements complets sur la bodhichitta au Tibet. En particulier, il a insisté sur ce qu'on appelle les enseignements du lojong, les enseignements de l'entraînement de l'esprit. Ce qui rend ces enseignements très actuels, c'est qu'ils nous montrent comment transformer les circonstances difficiles en voie d'éveil ; ce que nous détestons le plus dans la vie est le plat de résistance des pratiques de l'entraînement de l'esprit d'Atisha. Ce qui nous semble être les plus grands obstacles — la colère, le ressentiment, la raideur — s'utilise comme combustible pour éveiller la bodhichitta. Pendant quelque temps après la mort d'Atisha, ces enseignements ont été gardés secrets et transmis aux 52 seuls disciples proches. Ils n'ont pas été largement diffusés avant le me siècle, quand le geshé tibétain Chekawa les structura en cinquante-neuf slogans concis. Ces maximes sont appelées de nos jours slogans du lojong ou slogans d'Atisha. Se familiariser avec ces consignes et les garder à l'esprit tout au long de sa vie, c'est s'adonner à une pratique de la bodhichitta* de grande valeur. Le geshé Chekawa avait un frère qui méprisait les enseignements bouddhistes et qui lui en faisait voir de toutes les couleurs. Mais, quand beaucoup de lépreux qui étudiaient avec Chekawa trouvent la guérison, son frère se met à s'intéresser vivement à ce qu'on leur avait enseigné. Caché derrière la porte de Chekawa, le frère irascible se met à écouter les enseignements sur la manière d'utiliser les circonstances difficiles comme voie. Quand Chekawa s'aperçoit que son frère devient moins irritable, plus souple et plus prévenant, il se rend compte que son frère écoutait probablement les enseignements de l'entraînement de l'esprit, et les appliquait. C'est alors qu'il décide de les enseigner à un public beaucoup plus large. Il s'est dit que s'ils pouvaient aider son frère, ils pourraient aider n'importe qui. D'ordinaire, nous nous laissons si vite emporter par notre train-train que nous ne modifions pas d'un iota nos habitudes. Quand nous nous sentons trahi ou déçu, est-ce qu'il nous vient à l'idée de pratiquer ? D'habitude, non. Mais c'est ici, au coeur de la confusion, que les slogans d'Atisha sont le plus pénétrants. Il est facile de se * Pour avoir plus d'information sur les slogans de l'entraînement de l'esprit, veuillez vous reporter à l'annexe 1, qui dresse la liste des cinquante-neuf slogans, ainsi qu'à la liste des ouvrages sur l'entraînement aux slogans dans la bibliographie. 53 familiariser avec eux. C'est une autre paire de manches cependant de se rappeler de les appliquer. Se rappeler un slogan juste au coeur de l'irritation — par exemple, « Médite toujours sur tout ce qui t'exaspère » — pourrait permettre de marquer une pause avant d'exprimer notre exaspération en disant une méchanceté. Une fois qu'il nous est familier, un slogan comme celui-ci va jaillir spontanément dans notre esprit et nous rappeler de rester avec l'énergie émotionnelle, au lieu de passer à l'acte. Les slogans de l'entraînement de l'esprit nous lancent un défi. Quand nous fuyons l'instant présent en cédant à une réaction habituelle, ne pouvons-nous pas nous rappeler un slogan capable de ramener au moment présent ? Plutôt que de nous faire tourner comme un toton, ne pouvons-nous pas laisser l'intensité émotionnelle de ce moment brûlant comme une braise ou froid comme la glace nous transformer ? L'essence de la pratique des slogans, c'est d'adopter une attitude de guerrier envers le malaise. Elle nous encourage à nous demander : « Comment puis-je pratiquer en ce moment précis, juste sur ce point douloureux, et transformer cela en voie de l'éveil ? » Chaque jour les occasions ne manquent pas de poser cette question. Le slogan « Entraîne-toi dans les trois difficultés » nous donne une instruction sur la manière de pratiquer et d'interrompre nos réactions habituelles. Les trois difficultés sont : voir la névrose comme névrose ; faire quelque chose de différent ; et aspirer à continuer de pratiquer de cette manière. Reconnaître qu'on est complètement chamboulé est la première étape, et la plus difficile, dans toute pratique. Si on n'admet pas avec compassion qu'on est coincé, il est impossible de se libérer de la confusion. « Faire 54 quelque chose de différent » c'est faire n'importe quelle action qui coupe court à sa vieille habitude de se laisser aller avec obstination à ses émotions. On fait tout ce qu'on peut pour couper court à la forte tendance à s'emballer. On peut laisser tomber le scénario et entrer en relation avec l'énergie sous-jacente, ou faire n'importe laquelle des pratiques de la bodhichitta que propose ce livre. Tout ce qui n'est pas habituel convient — y compris chanter, danser ou courir autour du pâté de maisons, tout ce qui ne renforce pas les habitudes invalidantes. La troisième pratique difficile, c'est se rappeler que ce n'est pas quelque chose à faire seulement une fois ou deux. Rompre avec ses habitudes destructrices et éveiller son coeur, c'est l' oeuvre de toute une vie. Essentiellement, la pratique est toujours la même : au lieu d'être la proie d'une réaction en chaîne de revanche et de haine de soi, on apprend progressivement à saisir la réaction émotionnelle et à laisser tomber les scénarios. On éprouve ensuite pleinement toute la sensation physique. On peut, par exemple, l'inspirer dans son propre coeur. À force de reconnaître l'émotion, de laisser tomber toute l'histoire qu'on se raconte à ce sujet et de ressentir l'énergie du moment, on cultive la compassion envers soi-même. On peut alors faire un pas de plus : reconnaître qu'il y a des milliers de gens qui éprouvent les mêmes choses et inspirer l'émotion pour tous en faisant le voeu que tous les êtres sortent de la confusion et se libèrent de leurs réactions restrictives habituelles. Lorsqu'on peut prendre acte de sa propre confusion avec compassion, il est possible d'élargii cette compassion à tous ceux qui sont tout aussi déroutés. C'est dans cette étape d'élargissement du cercle de la compassion que réside la magie de l'entraînement de la bodhichitta. 55 L'ironie, c'est que ce que nous cherchons le plus à éviter dans la vie est crucial pour éveiller la bodhichitta. C'est dans ces lieux riches d'émotions qu'un guerrier gagne sagesse et compassion. On souhaite, bien sûr, beaucoup plus souvent quitter ces lieux qu'y demeurer. C'est pourquoi la compassion envers soi et le courage sont vitaux, car demeurer dans la souffrance sans bienveillance n'est rien d'autre que se livrer une guerre. Quand les fondements s'écroulent, il se pourrait qu'on se rappelle tout à coup le slogan : « Si tu peux pratiquer même distrait, tu es bien entraîné. » Si on arrive à pratiquer lorsqu'on se sent jaloux, amer, méprisant, ou qu'on se déteste, c'est qu'on est bien entraîné. Encore une fois, pratiquer signifie cesser de renforcer les modes de comportement habituels qui emprisonnent, et faire tout ce qu'on peut pour s'oxygéner et secouer la tendance à se justifier, à se dénigrer. On s'efforce de demeurer avec cette forte énergie sans l'extérioriser ni la réprimer. Avec le temps, les habitudes deviennent plus perméables. Nos automatismes sont bien établis, séduisants et réconfortants. Vouloir seulement leur donner un peu d'air ne suffit pas. Ceux d'entre nous qui luttent avec ça le savent bien. La conscience éveillée est essentielle. Est-ce que nous voyons les histoires que nous nous racontons et remettons en question leur validité ? Quand une émotion forte nous distrait, est-ce que nous nous rappelons que c'est notre voie ? Pouvons-nous ressentir l'émotion et l'inspirer dans notre coeur pour nous-même et pour tous les autres ? Si nous arrivons à nous souvenir de faire cette expérience, même occasionnellement, c'est en guerrier que nous nous entraînons. Et quand nous ne pouvons pas pratiquer, parce que nous sommes distrait, tout en sachant que nous ne le pouvons pas, 56 nous nous entraînons bien quand même. Il ne faut jamais sous-estimer la puissance que renferme l'action de reconnaître ce qui se passe avec compassion. Quand nos paroles et nos actions nous déroutent, et qu'on ne sait plus trop ce qui fait du tort ou non, le slogan « Des deux témoins retiens le principal » pourrait surgir de nulle part. Des deux témoins — moi et l'autre — nous sommes le seul à connaître la vérité entière sur nous-même. C'est parfois l'information que renvoie le monde extérieur qui permet de voir sa propre ignorance. Les autres peuvent être extrêmement utiles pour montrer ce qu'on refuse de voir clairement. En particulier, lorsque leurs propos font grimacer, il serait sage de prêter attention à leur perspicacité et leur critique. Mais, finalement, c'est nous qui savons ce qui se passe dans notre coeur et notre esprit. Nous sommes les seuls à entendre nos conversations internes, à savoir si nous sommes en retrait ou si nous nous sentons inspiré. Quand on commence à s'entraîner on peut voir qu'on ne savait pas trop ce qu'on faisait. D'abord, on se rend compte qu'on est rarement capable de se détendre dans le moment présent. On voit ensuite qu'on a mis au point toutes sortes de stratégies pour éviter de demeurer présent, en particulier quand on craint d'être blessé d'une manière ou d'une autre. On constate aussi qu'on croit fermement que faire tout comme il faut pourrait permettre de trouver un endroit hors de danger, confortable et sûr pour y passer le reste de sa vie. Ayant grandi dans les années cinquante, j'ai cru un certain temps que les séries télévisées montraient la famille type. Ils s'entendaient tous très bien. Personne ne buvait ni ne piquait de colère. Il n'y avait jamais rien de 57 vraiment laid. Beaucoup d'entre nous s'imaginaient à coup sûr que seule leur famille faisait exception à la règle. La vérité était tacitement en faveur de ce rêve américain. À force de pratiquer, on commence à reconnaître la différence entre ses fantaisies et la réalité. Plus on est résolu à assumer son expérience et plus on devient conscient du moment où on se raidit et se replie. Quand on se dénigre, est-ce qu'on le sait ? Est-ce qu'on comprend d'où nous vient le désir d'envoyer un bon coup de poing à quelqu'un ? Est-ce qu'on aspire à cesser de descendre cette même vieille pente d'autodestruction ? Estce qu'on se rend compte que la souffrance qu'on vit est le lot de tous les êtres ? A-t-on le moindre désir que tous cessent de semer les graines de la douleur ? Seul le « témoin principal » connaît les réponses à ces questions. On ne peut pas toujours s'attendre à se surprendre dans le tourbillon de ses réactions habituelles. À mesure qu'on se prend sur le fait plus souvent et qu'on s'emploie à rompre ses habitudes, on sait que l'entraînement de la bodhichitta s'infiltre. Le désir de s'aider soi-même mais aussi tous les êtres doués de sensibilité va croître lentement. Ainsi, dans toutes les activités, pas seulement quand ça va bien ou particulièrement mal, entraînez-vous avec les slogans de la bodhichitta d'Atisha. Mais souvenezvous : « N'essaie pas d'arriver le premier », « Abandonne tout espoir de fruit » et « Ne t'attends pas aux éloges ». 6 LES QUATRE QUALITÉS SANS LIMITES Que tous les êtres doués de sensibilité jouissent du bonheur et de la racine du bonheur. Qu'ils soient libérés de la souffrance et de la racine de la souffrance. Qu'ils ne soient pas séparés du grand bonheur dépourvu de souffrance. Qu'ils demeurent dans la grande équanimité dénuée de passion, d'agressivité et de préjugés. Le chant des quatre incommensurables. Il ne tient qu'à nous. Nous pouvons passer notre vie soit à entretenir nos ressentiments et nos convoitises, soit à explorer la voie du guerrier — en cultivant notre ouverture d'esprit et notre courage. La plupart des gens n'arrêtent pas de renforcer leurs habitudes négatives et 59 de semer les graines de leur propre souffrance. Les pratiques de la bodhichitta, par contre, sont autant de moyens de jeter les semences du bien-être. Les pratiques de l'aspiration aux quatre qualités sans limites sont particulièrement puissantes : la bienveillance, la compassion, la joie et l'équanimité. On commence par la réalité qu'on connaît bien : on formule le voeu que soi-même et ses proches soient heureux et libérés de la souffrance. Puis on étend peu à peu cette aspiration à un cercle de relations plus large. On démarre à l'endroit où l'on se trouve, là où les aspirations semblent authentiques. On prend acte d'abord de ce qui nous fait éprouver de l'amour, de la compassion, de la joie et de l'équanimité. Il s'agit de repérer l'expérience actuelle qu'on fait de ces quatre qualités sans limites, peu importe son importance : l'amour de la musique, l'empathie pour les enfants, la joie d'entendre de bonnes nouvelles, le sentiment d' équanimité qu'on vit au milieu de bons amis. Même si l'expérience semble plutôt maigre, on peut néanmoins commencer avec ça et la cultiver. Pas nécessaire que ce soit mirobolant. Cultiver ces quatre qualités procure une intuition pénétrante de son expérience courante. Cela permet de comprendre instantanément l'état de son coeur et de son esprit. On fait l'expérience de l'amour, de la compassion, de la joie et de l'équanimité, ainsi que de leurs opposés. On apprend quel effet ça fait quand une de ces quatre qualités est coincée et, au contraire, quand elle circule librement. On ne fait jamais semblant de ressentir quelque chose qu'on ne ressent pas. La pratique repose sur la capacité d'englober toute l'expérience. À force de connaître intimement la façon dont on se referme ou dont on s'ouvre, on éveille son potentiel illimité. 60 Même si pour commencer la pratique on aspire à ce que soi-même et ses proches soient libérés de la souffrance, on peut avoir l'impression de ne dire ces mots que du bout des lèvres, car ce souhait compatissant envers les siens peut sembler bidon. Mais tant qu'on ne se raconte pas d'histoires, ce faux-semblant a le pouvoir de révéler la bodhichitta. Bien qu'on sache exactement ce qu'on ressent, on formule les voeux pour aller au-delà de ce qui semble possible à cet instant. Après avoir pratiqué pour soi-même et ses proches, on peut élargir cette pratique davantage : on fait rayonner sa bienveillance vers ceux pour lesquels on n'éprouve rien et même vers les êtres qu'on n'aime pas. On pourrait penser que dire: « Que cette personne qui me rend dingue soit heureuse et libérée de la souffrance » n'est que pure chimère. Il est probable que ce qu'on éprouve vraiment c'est de la colère. Cette pratique peut se comparer à une séance d'entraînement qui étire le coeur au-delà de ses capacités actuelles. On peut s'attendre à rencontrer des résistances. On découvre ses limites : on peut rester ouvert à certains, mais on demeure fermé à d'autres. On voit sa propre clarté aussi bien que sa confusion. On apprend de première main ce qu'a appris toute personne qui s'est engagée sur cette voie : chaque être est fait d'un tas de paradoxes, riches de potentiel, qui se compose à la fois de sagesse et de névrose. Pratiquer l'aspiration n'est pas la même chose que faire des affirmations. Affamer revient à se dire à soimême qu'on est plein de compassion et courageux afin de dissimuler que, secrètement, on se considère comme un perdant. En pratiquant les quatre qualités sans limites, on n'essaie pas de se convaincre soi-même de quoi que 61 ce soit ni de cacher ses sentiments véritables. On exprime sa bonne volonté à ouvrir son coeur et à se rapprocher de ses peurs. La pratique de l'aspiration aide à accomplir ce travail dans des relations de plus en plus difficiles. Si on se rend compte de l'amour, de la compassion, de la joie et de l'équanimité qu'on ressent à cet instant et si on cultive ces qualités grâce à cette pratique, leur accroissement se fera de lui-même. Éveiller les quatre qualités fournit la chaleur nécessaire pour qu'une force illimitée émerge. Elles ont le pouvoir de dégeler les habitudes inutiles et de faire fondre les fixations et les défenses dures comme la glace. On ne se force pas à être bon. Quand on constate à quel point on peut être froid ou agressif, on ne se demande pas de se repentir. Au contraire, ces pratiques d'aspiration font croître la capacité à demeurer constant vis-à-vis de son expérience, quelle qu'elle puisse être. De cette manière, on en vient à connaître la différence entre un esprit fermé et un esprit ouvert, on fait naître peu à peu la conscience de soi et la bonté dont on a besoin pour faire du bien aux autres. Ces pratiques débloquent l'amour et la compassion, la joie et l'équanimité, elles en utilisent l'infini potentiel de multiplication. 7 LA BIENVEILLANCE La paix entre les nations doit reposer sur la base solide qu'est l'amour entre les individus. Mahatma GANDHI. Nos efforts personnels pour vivre de façon humaine dans ce monde ne sont jamais perdus. Choisir de cultiver l'amour plutôt que la colère est peut-être tout bonnement ce qu'il faut pour sauver la planète de l'extinction. Qu'est-ce qui permet à notre bonne volonté de s'étendre et à nos préjugés et à notre colère de diminuer ? C'est une question d'importance. On dit traditionnellement que la racine de l'agressivité et de la souffrance, c'est l'ignorance. Mais qu'est-ce que nous ignorons ? Retranché dans la vision étroite de nos petites affaires, ce que nous ignorons c'est notre parenté avec les autres. Reconnaître notre interdépendance — comprendre de mieux en mieux que c'est à nous que nous faisons du mal 63 quand nous nuisons aux autres — est l'une des raisons qui justifient l'entraînement de guerrier-bodhisattva. Nous apprenons donc à reconnaître à quel point nous sommes tendu. Nous nous entraînons à voir que l'autre n'est pas si différent de nous. Nous nous entraînons à ouvrir notre coeur et notre esprit dans des situations de plus en plus difficiles. Pour l'aspirant bodhisattva, l'essentiel de la pratique est de cultiver la maitri. Dans les enseignements de Shambhala, cela s'appelle « placer son esprit craintif dans le berceau de la bienveillance ». Une autre image de la maitri ou de la bienveillance est celle de la mère oiseau qui protège ses petits et s'en occupe jusqu'à ce qu'ils soient assez forts pour s'envoler du nid. Les gens demandent parfois : « Qui suis-je dans cette image — la mère ou les oisillons ? » La réponse c'est que nous sommes les deux — à la fois la mère aimante et ces affreux oisillons. Il est facile de s'identifier aux petits — aveugles, mal dégrossis et réclamant désespérément de l'attention. Nous sommes un mélange poignant de quelque chose qui n'est pas si beau que ça et qu'on chérit quand même tendrement. Que ce soit là l'attitude qu'on adopte envers soi-même ou envers autrui, c'est la clé pour apprendre à aimer. Nous restons avec nous-même et les autres quand, dépourvu de plumes, nous réclamons à cor et à cri de la nourriture, tout comme lorsque nous sommes plus adulte et plus présentable aux yeux du monde. À force de pratiquer la bienveillance, on apprend d'abord à être honnête et compatissant envers soi-même, et à s'aimer. Au lieu de se dénigrer davantage, on se met à cultiver une bienveillance éclairée. Parfois on se sent bien et fort. À d'autres moments, on se sent faible et 64 inadapté. Mais, comme l'amour maternel, la maitri est inconditionnelle. Peu importe comment on se sent, on peut aspirer à être heureux. On peut apprendre à agir et à penser de manière à jeter les semences de son bien-être futur, à devenir peu à peu plus au fait de ce qui cause du bonheur ou de ce qui cause de la douleur. Sans bienveillance envers soi-même, il est difficile, sinon impossible, d'éprouver une bienveillance authentique envers autrui. Passer de l'agressivité à la bienveillance inconditionnelle peut sembler une tâche écrasante. Mais on commence par ce qui est familier. L'instruction pour cultiver une maitri sans limites est de chercher d'abord la tendresse qu'on ressent déjà. On entre en contact avec la reconnaissance ou la gratitude qu'on éprouve — sa capacité de ressentir la bienveillance. D'une façon qui n'a rien de théorique, on entre en contact avec le point sensible de la bodhichitta. 11 importe peu que le contact se fasse grâce à la tendresse de l'amour ou à la vulnérabilité de l'être qui est seul. Si on cherche ce lieu tendre et dénué de protection, on peut toujours le trouver. Par exemple, même dans une rage dure comme la pierre, si on regarde sous la surface de l'agression, on découvre généralement de la peur. Sous la solidité de la colère, il y a quelque chose qui est à vif et très sensible. Sous la défensive, il y ale coeur brisé, sans protection, de la bodhichitta. Mais au lieu de ressentir cette tendresse, on a tendance à se fermer complètement et à se protéger du malaise. Le problème n'est pas de se refermer. En réalité, être conscient du moment de la fermeture est un élément essentiel de l'entraînement. La première étape du développement de la bienveillance c'est de voir quand 65 on érige des barrières entre les autres et soi-même. Cette prise de conscience faite avec compassion est capitale. Si on ne comprend pas — sans porter de jugement de valeur — qu'on durcit son coeur, il n'est pas possible de dissoudre cette armure. Sans dissolution de l'armure, la bienveillance de la bodhichitta est toujours entravée. On fait toujours obstacle à sa capacité innée d'aimer sans ordre du jour. On s'entraîne donc à éveiller la bienveillance de la bodhichitta dans toutes sortes de relations, qu'elles soient sincères ou bloquées. Toutes ces relations deviennent autant d'aides pour découvrir sa capacité à ressentir et exprimer de l'amour. La pratique formelle de la bienveillance, ou maitri, comporte sept étapes*. On fait d'abord naître la bienveillance envers soi-même, on l'élargit ensuite, à son rythme, pour y inclure ses proches, les amis, les « neutres », ceux et celles qui ont l'art d'irriter, tous ceux qu'on vient de mentionner, mais cette fois en tant que groupe, pour finir par tous les êtres de tous les temps et de tous les lieux. Peu à peu, on élargit le cercle de la bienveillance. L'aspiration traditionnellement utilisée est : « Que moi-même et qu'autrui puissent jouir du bonheur et de la racine du bonheur. » Quand j'enseigne cette matière, j'ai constaté que les gens ont du mal à accepter le mot bonheur. Ils disent des choses du genre : « La souffrance m'a beaucoup appris et le bonheur m'a causé des ennuis. » Ils ne sont pas certains que le bonheur est ce qu'ils souhaitent pour eux et pour les autres ; c'est peut* L'annexe présente une vue d'ensemble plus concise. 66 être parce que la notion conventionnelle de bonheur est beaucoup trop limitée. Pour arriver au coeur de la pratique de la bienveillance, on peut avoir besoin de formuler en ses propres mots l'aspiration au bonheur. Un homme m'a dit un jour qu'il aspirait à ce que lui et les autres réalisent au maximum leur potentiel. Et une femme que je connais souhaite que nous apprenions tous à parler, à penser et à agir de manière à augmenter le bien-être fondamental. Quelqu'un d'autre aspire à ce que tous les êtres, y compris elle-même, commencent à avoir confiance en leur bonté primordiale. Il est important que chacun de nous formule cette aspiration le plus authentiquement possible. Pour faire cette pratique, il est utile de réfléchir à l'avance aux personnes ou aux animaux envers lesquels on éprouve déjà de la bienveillance. Il peut s'agir d'un sentiment de gratitude, de reconnaissance ou de tendresse. Tout sentiment venu d'un coeur authentique convient. Si cela semble utile, on peut même établir une liste de ceux et celles qui inspirent facilement ces sentiments. Traditionnellement, on commence la pratique avec soi-même, mais certains trouvent ça trop difficile parfois. Il est important de s'inclure soi-même, mais le choix de l'être avec qui on démarre la pratique n'est pas capital. L'essentiel est d'entrer en contact avec une honnête bonne volonté et de l'encourager à s'étendre. Si l'on peut ouvrir facilement son coeur à son chien ou à son chat, pourquoi ne pas commencer par là et passer ensuite à des relations plus difficiles. La pratique consiste à entrer en contact avec le point sensible, d'une façon qui ait du sens pour soi-même, et non à simuler un 67 sentiment particulier. Il suffit de localiser cette capacité à ressentir la bienveillance et de l'entretenir, même si elle va et vient. Avant de commencer la pratique de l' aspiration, il est bon de faire tranquillement quelques minutes de méditation assise. Puis on commence la pratique de la bienveillance en sept étapes. On dit : « Que moi-même (ou un être aimé) puisse jouir du bonheur et de la racine du bonheur », ou bien on exprime cela avec ses propres mots. On peut dire : « Que nous apprenions à devenir des êtres qui aiment vraiment. » Ou bien : « Que nous ayons assez à manger et un endroit agréable et sûr pour dormir. » Après avoir exprimé cette aspiration pour soi-même et pour quelqu'un qu'il est facile d'aimer, on passe à un ami. Cette relation devrait être légèrement plus compliquée. Par exemple, on a de la tendresse pour son amie, mais il est possible qu'on se sente aussi jaloux d'elle. On dit : « Que Jane puisse jouir du bonheur et de la racine du bonheur. » Et nous faisons rayonner de la bienveillance dans sa direction. On peut consacrer autant de temps qu'on veut à chaque étape de ce processus, sans se critiquer s'il arrive qu'on le trouve artificiel ou forcé. La quatrième étape consiste à cultiver de la bienveillance pour une personne neutre. Il peut s' agir de quelqu'un qu'on a rencontré mais qu'on ne connaît pas vraiment. On ne ressent pas de sentiment, positif ou négatif, envers cette personne. On dit : « Que le commerçant (ou le conducteur d'autobus, ou la voisine du dessous, ou le mendiant dans la rue) puisse jouir du bonheur et de la racine du bonheur. » Ensuite on observe, 68 sans porter de jugement, pour voir si le coeur s'ouvre ou se ferme complètement. On prend conscience du moment où la tendresse est bloquée et de celui où elle circule librement. Selon les enseignements bouddhistes, tout au long de nombreuses vies, tous les êtres ont été nos mères. À une époque ou une autre, tous ces gens ont sacrifié leur confort pour assurer notre bien-être, et vice versa. Même si de nos jours le mot « mère » n'a pas toujours une connotation positive, l'important est de considérer toute personne qu'on rencontre comme quelqu'un qu'on aime d'amour. À force de remarquer et d'apprécier les gens dans les rues, à l'épicerie, dans les embouteillages, dans les aéroports, on peut augmenter sa capacité à aimer. On utilise ces aspirations pour affaiblir les barrières de l'indifférence et rendre disponible le bon coeur de la bienveillance. La cinquième étape de la pratique de maitri consiste à travailler avec une personne difficile qu'on trouve irritante; quand on la voit, on cuirasse son coeur. On reprend comme avant en faisant l'aspiration de la bienveillance. « Que cette personne qui me tape sur les nerfs jouisse du bonheur et de la racine du bonheur. Que cette femme qui me contrarie éveille sa bodhichitta. » Il vaut mieux, surtout au début, ne pas choisir ceux et celles avec lesquels nos relations sont le plus tendues. En effet, si on saute directement dans les traumatismes de sa vie, on sera submergé et on risque alors de se mettre à craindre la pratique et de s'en éloigner. Donc, dans cette cinquième étape, on travaille sur la négativité, mais pas sur ses aspects les plus rébarbatifs. Si on commence d'abord avec des relations moins difficiles, on peut être sûr que 69 sa capacité à rester ouvert à ceux qu'on n'aime pas va s'accroître d'elle-même petit à petit. Parce qu'elles défient le pratiquant jusqu'aux limites de son ouverture d'esprit, les relations difficiles sont, à de nombreux égards, celles qui ont le plus de valeur pour lui. Les gens qui nous irritent sont nécessairement ceux qui nous arrachent notre masque. Grâce à eux, nous pourrions en venir à voir très clairement nos mécanismes de défense. Shantideva l'a expliqué ainsi : si nous souhaitons pratiquer la générosité et qu'un mendiant arrive, c'est une bonne nouvelle. Le mendiant nous donne l'occasion d'apprendre à donner. De même, si nous voulons pratiquer la patience et la bienveillance inconditionnelle et qu'un ennemi arrive, quelle aubaine. Sans ceux qui nous irritent, nous n'aurions jamais aucune chance de pratiquer. Avant qu'Atisha n'introduise les pratiques de la bodhichitta depuis l'Inde jusqu'au Tibet, on lui avait dit que tous les habitants du Tibet étaient bienveillants et enjoués. Craignant de n'avoir personne pour le provoquer et lui indiquer sur quoi il devait travailler, il décide donc d'emmener avec lui la personne avec laquelle il avait le plus de difficultés — son serviteur bengali, préposé au thé, aussi habile que son gourou à lui faire voir ses fautes. Le plus drôle de l'histoire c'est qu'il n'avait vraiment pas besoin de ce serviteur bengali, car il y avait déjà une foule d'êtres agaçants au Tibet. La sixième étape de la pratique s'appelle « dissoudre complètement les barrières ». Il s'agit de se visualiser soi-même, de visualiser ceux qu'on aime, un ami, une personne neutre et celui qui dans sa vie joue le rôle du bengali préposé au thé — tous debout en face de soi. 70 À cette étape, on s'efforce d'éprouver de la bienveillance envers tous ces individus. On développe une bienveillance égale pour ceux qu'on aime et pour ses ennemis, ainsi que pour ceux qui suscitent de l'indifférence. On se dit : « Que chacun d'entre nous jouisse également du bonheur et de la racine du bonheur. » Ou bien on peut mettre tout ça dans ses propres mots. La septième et dernière étape consiste à élargir le souhait de bienveillance à tous les êtres. Ôn étend l'aspiration aussi loin que possible. On commence par ses proches pour, peu à peu, agrandir le cercle et y inclure le voisinage, la ville, la nation, l'univers. « Que tous les êtres de l'univers jouissent du bonheur et de ses causes. » Cela revient à formuler l'aspiration que l'univers tout entier connaisse la paix. Chaque étape de la pratique procure une chance supplémentaire de chasser les tensions de son coeur. Il est bon de prendre seulement une étape et de la travailler quelque temps. En fait, beaucoup de gens s'entraînent sur la première étape une semaine ou plus, et aspirent maintes et maintes fois à jouir du bonheur et de sa cause. Il est possible de simplifier le processus. Une forme de la pratique de la bienveillance comporte seulement cer trois étapes : « Que je jouisse du bonheur et de ses causes. Que vous jouissiez du bonheur et de ses causes. Que tous les êtres, partout, soient heureux. » À la fin de la pratique de la bienveillance, on laisse tomber tous les mots, tous les souhaits pour revenir à la simplicité non conceptuelle de la méditation assise. L'essentiel de cette pratique c'est de mettre à nu la capacité à aimer sans préjugé. Faire les aspirations, c'est comme arroser la graine de la bonne volonté pour 71 qu'elle grandisse. Ce faisant, on se familiarise avec ses obstacles : torpeur, inadaptation, scepticisme, ressentiment, indignation du bien-pensant, orgueil et tous les autres sentiments. À force de faire cette pratique, on apprivoise ses peurs, sa cupidité et son aversion. Si on ne prête pas attention à ses propres démons, toute possibilité de bienveillance inconditionnelle envers les autres est inconcevable. C'est alors que tout ce qu'on rencontre devient une occasion de pratiquer la bienveillance. 8 LA COMPASSION Dans d'autres traditions les démons sont mis dehors. Mais dans la mienne on les accueille avec compassion. Machik LABDRÔN. Si, pour éveiller la bodhichitta, c'est la capacité à aimer qu'on développe, on fait de même avec l'aptitude à éprouver de la compassion. Pratiquer la compassion, par contre, est un peu plus difficile à tenir que faire preuve de bienveillance, car la compassion implique la disposition à ressentir la douleur. Ça demande précisément l'entraînement du guerrier. Pour éveiller la compassion, Patrul Rinpoché, yogi qui a vécu au xixe siècle, suggérait d'imaginer des êtres au supplice, un animal sur le point d'être abattu, un être humain avant son exécution. Pour rendre la situation plus immédiate, il recommandait de s'imaginer à leur place. Une image particulièrement pénible est celle d'une 73 mère sans bras ne pouvant détacher ses yeux de la rivière déchaînée qui emporte son enfant. Entrer pleinement en rapport direct avec la souffrance d'un autre être est aussi douloureux qu'être dans la peau de cette femme. Pour la plupart d'entre nous, une telle éventualité est terrifiante. Quand on s'exerce à éprouver de la compassion, il faut s'attendre à faire l'expérience de craindre la douleur. La pratique de la compassion exige de la hardiesse. On doit apprendre à se détendre et à approcher en douceur ce qui nous terrorise. L'astuce c'est de garder en soi la douleur émotionnelle, sans se raidir dans l'hostilité, de laisser la peur adoucir au lieu de durcir sa résistance. Le simple fait d'évoquer des êtres au supplice peut être difficile, sans même parler d'agir à leur place. C'est pourquoi on commence par une pratique plutôt facile. On cultive le courage en faisant des voeux. On fait le voeu que tous les êtres, y compris soi-même et ses ennemis, soient libérés de la souffrance et de la racine de la souffrance. On utilise la même pratique d'aspiration en sept étapes pour adoucir son coeur et aussi pour devenir plus honnête et plus indulgent quant au moment et à la manière dont on s'y prend pour se refermer. Sans se justifier ni se condamner, on s'ouvre à la souffrance avec courage. Cette douleur peut être celle qui se produit quand on érige des barrières ou celle qui résulte de l'ouverture de son coeur à sa propre peine ou à celle d'un autre. On apprend autant de ses échecs que de ses succès en faisant ça. En cultivant la compassion, on fait appel à la totalité de son expérience : la souffrance, l'empathie, aussi bien que la cruauté et la terreur. Ça doit fonctionner comme ça. La compassion n'est pas une relation entre un guérisseur et un être blessé ; c'est une relation 74 entre égaux. Ce n'est qu'en connaissant bien sa propre obscurité qu'on peut être présent à celle des autres. La compassion ne devient véritable que quand on reconnaît la condition humaine qui est commune à tous. Comme pour la pratique de la bienveillance, on commence la pratique de la compassion là où l'on est, puis on l'élargit à un plus grand nombre de gens. On commence par évaluer son aptitude présente à être vraiment touché par la souffrance. On établit la liste de ceux qui suscitent la compassion. Elle peut inclure le petit-fils, le frère et l'ami qui a peur de mourir, des gens que l'on voit aux informations ou dont on lit la vie dans un livre. L'essentiel est simplement d'entrer en contact avec la compassion authentique, là où on la découvre. Pour démarrer la pratique formelle de la compassion, on commence, comme auparavant, par une période de méditation silencieuse. Puis on fait les sept aspirations. En commençant par soi-même, on formule l'aspiration traditionnelle : « Que je sois libéré de la souffrance et de la racine de la souffrance. » Pour rendre le processus authentique, on peut exprimer ce voeu dans ses propres mots. Il est important que cette aspiration ne soit ni sentimentale ni forcée. Thich Nhat Hanh propose les variantes suivantes : « Que je sois sain et sauf. Que je sois exempt de la colère... de la peur et des soucis. Que je ne tombe ni dans l'indifférence ni dans les extrêmes de la convoitise ou de la répugnance. Que je ne sois pas victime de la tendance à me duper. » Après l'exercice de compassion envers soi-même, on passe à la suite de la liste : « Que les animaux de laboratoire ne souffrent pas. Que mon neveu adolescent se libère de sa dépendance à l'héroïne. Que mon grand75 père, en maison de retraite, ne se sente plus si seul et apeuré. » L'essentiel n'est pas d'être submergé par toutes ces souffrances mais simplement de donner naissance à une compassion authentique. La troisième étape consiste à visualiser un ami et à penser que sa vie est dénuée de souffrance. Cela peut être le souhait formel qu'il ne connaisse ni la souffrance ni la racine de la souffrance, ou quelque chose de plus personnel : « Que Jack cesse d'avoir une dent contre son frère. Que Maria soit libérée de sa douleur physique implacable. » Puis on place la barre plus haut en passant aux personnes envers lesquelles on n'éprouve rien de particulier et à celles qu'on n'aime pas. Les personnes pour qui on ne ressent rien de particulier, les neutres, constituent un défi intéressant. À ce stade, beaucoup restent paralysés. On peut prononcer la formule de l'aspiration, mais on ne peut pas se sentir proche d'inconnus. Il pourrait être bouleversant de voir à quel point on est indifférent à tant de gens, et comme on les craint. En particulier, si on habite une ville, il y a des milliers de gens que l'on ignore chaque jour. C'est pourquoi j'estime particulièrement important de prononcer des voeux pour les soi-disant neutres. Quand on regarde quelqu'un dans la rue en souhaitant qu'il ne connaisse pas la souffrance, cette personne pénètre alors dans notre monde. On peut littéralement sentir les barrières s'abaisser. En faisant cette aspiration compatissante, on commence à se libérer de la prison de l'isolement et de l'indifférence. À la cinquième étape, quand on fait naître de la compassion pour ceux qui nous rendent la vie difficile, on peut voir encore plus clairement ses préjugés et son aversion. Prononcer un souhait compatissant pour ces 76 gens horripilants et querelleurs peut sembler de la folie furieuse. Souhaiter que ceux que l'on n'aime pas et dont on a peur ne souffrent pas, cela semble un peu fort. C'est le moment de se rappeler que, quand on endurcit son coeur envers quelqu'un, c'est à soi-même qu'on fait du mal. Les habitudes de peur, de côlère et d'apitoiement sur son sort sont toutes renforcées et investies d'un pouvoir quand on persiste à s'y livrer. Ce qu'on peut faire de plus compatissant, c'est de mettre fin à ces habitudes. Au lieu de toujours se retirer et de dresser des murs, on peut faire quelque chose d'imprévisible et formuler une aspiration compatissante. On peut visualiser le visage de cette personne qu'on n'aime pas et dire son nom, si cela est utile. Ensuite, on prononce ces mots : « Que cette personne qui m'agace soit libérée de la souffrance et de la racine de la souffrance. » Ce faisant, on commence à dissoudre sa peur. On fait ce geste de compassion afin de pouvoir entendre les pleurs du monde. La sixième étape est celle où nous formulons une aspiration cômpatissante envers nous-même, l'être aimé, l'ami, le neutre et ceux avec qui les rapports sont plus difficiles, tout cela confondu. C'est ainsi que nous nous entraînons à nous délester des opinions et des préjugés qui nous isolent les uns des autres. Nous formulons l'aspiration d'être tous, tant que nous sommes, exempts de la souffrance et de ses causes. Puis nous étendons de plus en plus la portée de ce voeu, afin que tous les êtres, sans exception, soient libres de la souffrance et de la racine de la souffrance, qu'ils cessent d'être pris au piège de leurs préjugés. L'un des résultats de cette pratique c'est qu'on commence à avoir une compréhension plus profonde des racines de la souffrance. On souhaite non seulement 77 que les manifestations extérieures de la souffrance diminuent, mais aussi qu'on arrête tous d'agir et de penser en utilisant des moyens qui ne font qu'augmenter l'ignorance et la confusion. On souhaite vivre sans obsessions ni étroitesse d'esprit. On souhaite dissoudre le mythe selon lequel les êtres humains sont séparés les uns des autres. On dit que tous les êtres sont prédisposés à s'éveiller et à aller vers autrui et que cette tendance naturelle peut être développée. C'est ce qu'on fait quand on formule les aspirations. Mais si on ne cultive pas cette disposition, elle s'amenuise. La bodhichitta est comme un levain qui ne perd jamais son pouvoir. Chaque fois qu'on y ajoute l'humidité et la chaleur de la compassion, elle se dilate automatiquement. Si, au contraire, on la garde au cong6lateur, rien ne se produit. À mon avis, il est particulièrement utile d'apporter les aspirations compatissantes sur la place du marché. J'aime faire ces pratiques en plein milieu de ce monde paradoxal et imprévisible. De cette manière, je travaille sur mon intention mais je commence aussi à agir. Exprimés en termes traditionnels, deux aspects de la bodhichitta sont alors pratiqués : l'aspiration et l'action. C'est parfois la seule façon de sentir cette pratique pertinente face à la souffrance dont nous sommes constamment témoin. Dans une queue, je remarque l'adolescent rebelle devant moi et je formule l'aspiration : « Qu'il soit libéré de la souffrance et de ses causes. » Dans l'ascenseur, avec une inconnue, je remarque ses chaussures, ses mains et l'expression de son visage. Je me dis que, tout comme moi, elle ne veut pas de stress dans sa vie. Tout comme moi, elle a des soucis. Par nos espoirs et nos craintes, par nos plaisirs et nos douleurs, nous sommes profondé78 ment liées l'une à l'autre. Je fais ce genre de choses dans toutes sortes de situations : au petit déjeuner, dans la salle de méditation, chez le dentiste. Quand je pratique ces aspirations improvisées, je ne me sens plus trop séparée des autres. Quand je lis dans le journal qu'une personne, que je ne connais pas, a été victime d'un accident d'auto, j'essaie de ne pas passer tout de suite à l'article suivant. Je fais naître de la compassion pour elle et pour sa famille comme je le ferais pour ma meilleure amie. C'est encore plus difficile de formuler ce genre d'aspirations pour quelqu'un qui a été violent envers ses semblables. Les pratiques de l'aspiration des quatre qualités consistent à s'entraîner à ne pas refuser de s'ouvrir, à voir ses préjugés sans les entretenir. Peu à peu, on attrapera le coup pour dominer sa peur de la douleur. C'est le prix à payer pour prendre part aux tristesses du monde, pour apporter l'amour et la compassion, la joie et l' équanimité à tous, sans exception aucune. Un maître m'a dit un jour que si je voulais connaître un bonheur durable, la seule façon de le faire était de quitter mon cocon. Quand je lui ai demandé comment apporter le bonheur aux autres, elle m'a répondu : « Même méthode. » C'est la raison pour laquelle je travaille avec ces pratiques d'aspiration: la meilleure manière de se rendre service à soi-même c'est d'aimer les autres et de s'en occuper. Ce sont de puissants outils pour dissoudre les barrières qui perpétuent non seulement notre propre malheur mais aussi la souffrance de tous les êtres. 9 LE TONGLEN Dans la joie et dans la peine tous sont égaux. Sois donc le gardien de tous, comme de toi-même. SHANTIDEVA. Le tonglen, ou l'échange de soi-même contre les autres, est une autre pratique de la bodhichitta pour mettre en branle la bienveillance et la compassion. En tibétain, le mot tonglen signifie littéralement « donner et recevoir ». Il se réfère à notre disposition à recevoir notre souffrance et notre douleur ainsi que celle des autres et à renvoyer à tous du bonheur. Les enseignements de la bodhichitta qu'Atisha a introduits au Tibet comprennent la pratique du tonglen. Bien qu'il y ait de nombreuses manières d'approcher le tonglen, l'essence de la pratique est toujours la même. On inspire ce qui est douloureux et indésirable et on souhaite sincèrement que soi-même et autrui soient délivrés de la souffrance. Ce faisant, on laisse tomber le 80 scénario qui accompagne la souffrance pour ressentir l'énergie dont il est porteur. On ouvre complètement son coeur et son esprit à tout ce qui surgit. Au moment d'exhaler, on expire le soulagement de la souffrance pour que tous soient heureux, soi-même et les autres, En acceptant, ne serait-ce qu'un instant, de garder en soi une énergie inconfortable, on apprend peu à peu à cesser d'en avoir peur. Puis, quand on voit quelqu'un dans la peine, on ne répugne plus à inspirer sa souffrance et à expirer du soulagement. Il y a quatre étapes dans la pratique formelle du tonglen. La première est un court instant d'immobilité ou d'ouverture, un moment de bodhichitta inconditionnelle. La deuxième consiste à visualiser et à travailler la texture brute de la claustrophobie et le sentiment d'espace. La troisième est l'essence de la pratique : inspirer tout ce qui est indésirable et expirer du soulagement. À la quatrième étape, on élargit sa compassion pour y inclure ceux qui éprouvent les mêmes sentiments. On peut, si on le désire, combiner la troisième et la quatrième étape en inspirant et expirant à la fois pour soimême et pour les autres. La première étape du tonglen est donc un instant d'ouverture de l'esprit, ou bodhichitta inconditionnelle. Même si cette étape est décisive, elle reste difficile à décrire. Elle renvoie à l'enseignement bouddhiste de la shtuiyata, mot souvent traduit par « vacuité » ou « ouverture ». Lorsqu'on fait l'expérience de la shunyata sur le plan affectif, il se pourrait qu'on se sente assez fort pour tout accueillir, que rien ne puisse rester coincé. Si on détend son esprit et si on cesse de lutter, les émotions peuvent bouger en notre for intérieur sans devenir solides ni se multiplier. 81 Faire l'expérience de l'ouverture, c'est d'abord avoir confiance en la qualité vivante de l'énergie de base. On acquiert la confiance qui lui permet de surgir, de s'attarder, puis de disparaître. Cette énergie est dynamique, insaisissable et toujours fluide. L'entraînement consiste donc tout d'abord à se rendre compte de la manière dont on bloque ou on gèle l'énergie, dont on crispe son corps et son esprit. On s'entraîne ensuite à s'adoucir, à se détendre et à s'ouvrir à l'énergie sans se perdre en interprétations ni porter de jugements. Le premier éclair d'ouverture rappelle au méditant qu'il peut toujours abandonner ses idées fixes et entrer en relation avec quelque chose d'ouvert, de frais et d'impartial. Aux étapes suivantes, quand on commence à inspirer la claustrophobie et les sentiments indésirables, on les invite dans cet énorme espace, aussi vaste que le ciel bleu et clair. Puis on envoie tout ce qu'on peut pour aider tous les êtres à faire l'expérience de la liberté d'un esprit ouvert et souple. Plus on pratique, plus cet espace inconditionnel est accessible. Tôt ou tard, on va se rendre compte qu'on est déjà éveillé. Beaucoup d'entre nous n'ont aucune idée de ce que peut être l'éclair d'ouverture. La première fois que je l'ai vécu, c'était simple et direct. Dans la salle où je méditais se trouvait un grand ventilateur qui vrombissait très fort. Au bout d'un moment je ne remarquais même plus ce bruit, si monotone. Mais quand l'appareil s'est arrêté net, il y a eu une brèche, un silence grand ouvert. Cela a été mon introduction à la shunyata. Pour faire surgir cet éclair d'ouverture, certains visualisent un vaste océan ou un ciel sans nuages ou toute image comportant l'idée d'extension sans limites. Au 82 début d'une séance de méditation en groupe, quelqu'un frappe le gong. Le simple fait d'écouter le son du gong peut agir comme un rappel de l'esprit ouvert. L'éclair est relativement court ; il n'est pas plus long que le temps que met le gong pour s'arrêter de résonner. On ne peut pas s'accrocher à une telle expérience. On se contente de l'effleurer brièvement puis on continue. Dans la deuxième étape du tonglen, on commence à inspirer les qualités qui caractérisent la claustrophobie : l'épaisseur, la lourdeur et la chaleur. On peut visualiser la claustrophobie comme de la poussière de charbon ou comme un épais brouillard d'un brun jaunâtre. Puis on expire les qualités propres à la sensation d'espace: la fraîcheur, la légèreté et le calme. On peut visualiser un clair de lune brillant, le scintillement du soleil sur l'eau ou les couleurs d'un arc-en-ciel. Quelle que soit la manière dont on visualise ces textures, on s'imagine qu'on les inspire ou les expire par tous les pores de la peau, pas seulement par la bouche ou le nez. On poursuit l'exercice jusqu'à ce qu'on soit synchronisé avec sa respiration et qu'on distingue clairement ce qu'on reçoit et ce qu'on envoie. On peut respirer un peu plus profondément que d'habitude, mais il est important que l'inspiration et l'expiration aient la même durée. Il se pourrait toutefois qu'on ait tendance à donner la préférence à l'inspiration ou à l'expiration, au lieu de maintenir l'équilibre. Par exemple, il se peut qu'on ne veuille pas interrompre la fraîcheur et la brillance de l'expiration pour prendre ce qui est épais, lourd et chaud. L'expiration pourrait alors être longue et généreuse et l'inspiration brève et faiblarde. On peut ne pas éprouver de difficulté à entrer en contact avec la claustrophobie 83 au moment d'inspirer, tout en ayant l'impression de ne pas avoir grand-chose à renvoyer; l'expiration peut être alors presque inexistante. Si on se sent pauvre à ce point, on peut se rappeler que ce qu'on envoie n'est pas sa propriété. On s'ouvre simplement à l'espace qui est toujours présent et qu'on a tous en commun. À la troisième étape, on commence à pratiquer l'échange avec une personne donnée. On inspire la souffrance de cette personne et on lui renvoie du soulagement. Selon la tradition, on commence à faire le tonglen pour ceux qui éveillent spontanément la compassion, comme ceux qu'on a inscrits sur sa liste. En inspirant on visualise son coeur qui s'ouvre grand pour accepter la souffrance. Au moment d'expirer on renvoie le courage et l'ouverture. On ne s'y accroche pas en se disant : « Ouf, un peu de soulagement dans ma vie, je veux le garder en permanence ! » Au contraire, on le partage. Quand on pratique ainsi, l'inspiration devient ouverture et acceptation de ce qui n'est pas désiré ; l'expiration devient le lâcher-prise et une ouverture plus grande encore. À force d'inspirer ou d'expirer on renverse les habitudes profondément ancrées qui portent à se refermer face à la souffrance et à s'accrocher à tout ce qui réconforte. Certains hôpitaux destinés aux malades du sida encouragent leurs patients à pratiquer le tonglen pour d'autres malades victimes de la même maladie. Cela les met en relation de façon très réelle avec tous ceux qui partagent le même sort et les aide à se libérer de la honte, de la peur et de l'isolement. Le personnel de l'hôpital pratique aussi le tonglen pour créer une atmosphère de clarté, pour que l'entourage puisse trouver le courage et l'inspiration et soit libéré de la peur. 84 Pratiquer le tonglen pour quelqu'un d'autre étale au grand jour la limite de nos références personnelles et l'étroitesse d'esprit qui sont la source de tant de souffrance. S'entraîner à relâcher sa solide emprise sur le moi et se préoccuper des autres, c'est ce qui fait entrer en relation avec le point sensible de la bodhichitta. C'est pour cette raison qu'on pratique le tonglen. On fait le tonglen chaque fois qu'il y a de la souffrance, la sienne ou celle des autres. Au bout d'un certain temps, il devient impossible de savoir si on pratique pour soi ou pour les autres. Cette distinction commence à s'effacer. On peut, par exemple, pratiquer le tonglen pour venir en aide à sa mère malade. Mais, d'une certaine façon, nos propres réactions à cette pratique surgissent — culpabilité, peur ou colère refoulée — et elles semblent empêcher un échange authentique. À ce moment-là, on peut changer de point de mire et commencer à inspirer ses sentiments conflictuels, en utilisant sa souffrance personnelle comme lien avec ceux qui se sentent bloqués et ont peur. Ouvrir notre coeur aux émotions coincées a le pouvoir d'éclaircir l'atmosphère et de faire du bien à notre propre mère. Il arrive parfois qu'on ne sache pas quoi donner avec l'expiration. On peut donner quelque chose de général, comme l'espace, le soulagement ou la bienveillance, ou bien quelque chose de particulier et de concret, comme un bouquet de fleurs. Par exemple, une femme qui pratiquait le tonglen pour son père, schizophrène, n'avait aucune difficulté à inspirer et à souhaiter qu'il soit délivré de la souffrance. Mais pour l'expiration elle était coincée, car elle n'avait aucune idée de ce qu'elle pouvait redonner à son père pour l'aider. Finalement, elle a décidé 85 de lui offrir une bonne tasse de café, l'un de ses plaisirs favoris. L'essentiel est d'utiliser tout ce qui marche. La pratique consiste à s'ouvrir à tout ce qui surgit, mais il importe de ne pas être trop ambitieux. On aspire à garder son coeur ouvert à l'instant présent, mais on sait bien que ce n'est pas toujours possible. On peut être sûr que si on pratique le tonglen aussi bien que possible la capacité à ressentir de la compassion va s'accroître peu à peu. Quand on pratique le tonglen pour une personne donnée, on y inclut toujours la quatrième étape, qui consiste à étendre la compassion à toute personne dans la même situation. Par exemple, si on fait le tonglen pour sa soeur qui a perdu son mari, on peut inspirer la douleur d'autres personnes affligées par la perte d'êtres chers et leur renvoyer à tous du soulagement. Si on pratique pour un enfant maltraité, on peut inspirer et expirer pour tous les enfants terrorisés et sans défense, et élargir sa pratique à tous les êtres qui vivent dans l'épouvante. Si le tonglen porte sur sa propre souffrance, on évoque toujours ceux qui vivent la même angoisse en les incluant dans notre inspiration et notre expiration. En d'autres termes, on commence par une situation particulière et authentique, pour élargir le cercle autant qu'on le peut. Je recommande d'utiliser le tonglen comme pratique à faire sur-le-champ. Pratiquer le tonglen tout au long de la journée peut sembler plus naturel que de le faire sur le coussin de méditation. D'abord on ne manque jamais de matière. Quand surgit un sentiment fort non désiré ou en présence de quelqu'un qui souffre, il n'y a aucun débat théorique à avoir sur ce qu'il convient d'utiliser comme pratique. Il n'y a pas à se remémorer les quatre étapes ni 86 à s'efforcer de synchroniser les textures et la respiration. Sur-le-champ, quand c'est bien réel et tout frais, on inspire et on expire en pleine souffrance. La pratique de la vie de tous les jours n'est jamais abstraite. Dès que des émotions pénibles montent, on s'entraîne à les inspirer et à laisser tomber le scénario. En même temps, on étend ses pensées et son attention à ceux qui éprouvent la même peine, puis on inspire en faisant le souhait que tous soient libérés de cette sorte de confusion. En expirant, on renvoie à soi-même et aux autres le type de soulagement qui est susceptible d'aider. On pratique même en présence d'animaux ou de gens qui souffrent. On peut essayer de le faire chaque fois que surgissent des situations ou des sentiments difficiles et à la longue cela devient automatique. Il est utile aussi de remarquer tout ce qui peut apporter le bonheur dans la vie quotidienne. Dès qu'on en est conscient, on peut songer à le partager avec d'autres et cultiver ainsi l'esprit du tonglen. En tant que guerriers-bodhisattvas, plus nous nous entraînons à cultiver cette attitude et plus nous dévoilons notre capacité de joie et d' équanimité. Grâce à notre courage et à notre disposition à travailler avec cette pratique, nous sommes plus aptes à ressentir notre bonté primordiale et celle des autres. Nous sommes plus à même d'apprécier le potentiel d'un tas de gens : ceux que nous trouvons agréables, ceux que nous jugeons désagréables et ceux que nous ne connaissons même pas. C'est ainsi que le tonglen commence à aérer nos préjugés et à nous faire entrer dans un monde plus tendre et plus ouvert. Trungpa Rinpoché avait l'habitude de dire, toutefois, qu'il n'y a aucune garantie quand nous pratiquons le 87 tonglen. Nous devons répondre à nos propres questions. Est-ce que cela allège vraiment la souffrance ? Mis à part le fait que cela nous aide, est-ce que cette pratique fait du bien aux autres aussi? Si quelqu'un de l'autre côté de la Terre souffre, est-ce que cela l'aide qu'un autre s'en soucie? Le tonglen n'est pas aussi métaphysique que ça. C'est simple et très humain. Nous pouvons le faire et découvrir par nous-même ce qui se passe. 10 SAVOIR SE RÉJOUIR Laissez la fleur de la compassion fleurir sur le sol riche de la maitri, et arrosez-la de l'eau bienfaisante de l' équanimité à l'ombre fraîche et agréable de la joie. LONGCHENPA. Quand on s'entraîne à pratiquer la bodhichitta, on éprouve peu à peu plus de joie ; la joie augmente parce qu'on apprécie de plus en plus la bonté primordiale. On continue à vivre de fortes émotions conflictuelles et à garder l'illusion d'être séparé, mais il y a une ouverture fondamentale à laquelle on commence à faire confiance. Cette confiance en sa nature fraîche et sans artifice apporte une joie sans limites, un bonheur complètement dénué de fixation et de convoitise. C'est la joie du bonheur sans gueule de bois. Comment s'y prend-on pour que la joie grandisse ? On s'entraîne à demeurer présent. Dans la méditation 89 assise, on s'entraîne à la méditation et à la maitri ; on apprend la constance dans le corps, les émotions et les pensées. On demeure sur son petit lopin de terre et on fait confiance : on sait qu'on peut le cultiver et que la culture l'amènera à son plein rendement. Même s'il est plein de cailloux et que le sol est sec, on se met à le labourer avec patience. On laisse le processus suivre son évolution naturelle. Au début, la joie se résume à découvrir que notre propre situation se laisse travailler. On cesse de chercher un endroit plus adéquat où demeurer. On a découvert qu'il est vain de toujours chercher quelque chose de mieux. Cela ne veut pas dire que, tout à coup, des fleurs se mettent à pousser là où auparavant il n'y avait que des cailloux. Cela signifie que nous avons confiance dans le fait que quelque chose va croître ici. A mesure qu'on cultive son jardin, les conditions deviennent plus favorables à la croissance de la bodhichitta. La joie naît parce que au lieu de se laisser tomber on reste attentif à soi-même et on commence à faire l'expérience du grand courage du guerrier. On réunit aussi les conditions pour que la joie se répande quand on s'adonne aux pratiques du coeur, en particulier apprendre à se réjouir et à apprécier. Comme pour les autres qualités incommensurables, on peut pratiquer cette aspiration en sept étapes. Voici une aspiration traditionnelle pour éveiller la reconnaissance et la joie : « Que jamais nous ne puissions, moi-même et les autres, être séparés de la joie suprême dénuée de souffrance. » Cela suppose de toujours demeurer dans la nature pleinement ouverte et sans préjugés de notre esprit — d'entrer en relation avec la force intime de la bonté primordiale. Pour ce faire, cependant, nous 90 commençons par des exemples de chance conditionnés, comme la santé, l'intelligence de base, un milieu favorable — les conditions favorables qui constituent la précieuse vie humaine. Pour le guerrier qui s'éveille, le plus grand avantage c'est de vivre à une époque où il peut entendre et pratiquer les enseignements de la bodhichitta. Il est doublement heureux s'il a accès à un ami spirituel, un guerrier plus accompli, qui le guide. On peut pratiquer la première étape de cette aspiration en apprenant à se réjouir de sa propre chance. On peut s'entraîner à célébrer même les plus petits bonheurs que la vie offre. C'est facile de passer à côté de sa propre chance ; souvent le bonheur arrive par des voies qu'on ne remarque même pas. Ça me rappelle cette bande dessinée où un homme à l'air étonné s'écrie : « C'était quoi au juste ? » Le texte dit : « Bob vit un instant de bien-être. » Le caractère ordinaire de notre bonheur peut le rendre difficile à reconnaître. La clé c'est d'être là, pleinement dans l'instant, attentif aux moindres détails de la vie ordinaire. En prêtant attention aux choses banales — la batterie de cuisine, ses vêtements et ses dents — on se réjouit de leur existence. Lorsqu'on épluche un légume ou quand on se brosse les cheveux, on montre qu'on apprécie la situation : une sorte d'amitié envers soi-même et envers ce qu'il y a de vie en toute chose. Cette combinaison d'attention et de gratitude permet d'entrer pleinement en relation avec la réalité et apporte la joie. Quand l'attention et la reconnaissance englobent aussi l'environnement et les autres, l'expérience de la joie est encore plus forte. Dans la tradition zen, on apprend aux étudiants à s'incliner devant les autres aussi bien que devant les objets courants pour exprimer le respect. On leur montre 91 à prendre également soin des balais, des toilettes et des plantes pour marquer leur gratitude envers ces choses. Un jour, j'ai regardé Trungpa Rinpoché préparer la table du petit déjeuner et j'ai eu l'impression qu'il faisait un arrangement floral ou qu'il créait un décor de théâtre, car il mettait un tel soin et prenait un tel plaisir à chaque détail — placer les napperons et les serviettes, les fourchettes, les couteaux et les cuillers, les assiettes et les tasses à café. Il lui a fallu plusieurs heures pour mener à bien cette tâche. Depuis lors, même si je n'ai le plus souvent que quelques minutes à y consacrer, j'apprécie le rituel qui consiste à dresser la table et j'en profite pour m'exercer à être présente et à me réjouir. Se réjouir des choses ordinaires n'est ni sentimental ni mièvre. En fait, cela exige du cran. Chaque fois qu'on laisse tomber les récriminations et qu'on permet à la chance quotidienne d'être source d'inspiration, on pénètre dans le monde du guerrier. On peut le faire même dans les moments les plus difficiles. Tout ce qu'on voit, tout ce qu'on entend, tout ce qu'on goûte ou tout ce qu'on sent renferme le pouvoir de renforcer et d'élever l'être. Comme le dit Longchenpa, la joie ressemble à trouver un lieu où l'ombre est fraîche et agréable. La deuxième étape de cet apprentissage de la réjouissance c'est de penser à une personne chère et d'être reconnaissant de la chance qui lui échoit. On commence par une personne envers laquelle on est bien disposé. On peut imaginer son visage ou prononcer son nom pour rendre la pratique plus réelle. Puis, en usant de ses propres mots, on se réjouit qu'une personne hier malade soit aujourd'hui gaie et en bonne santé, ou qu'un enfant esseulé ait trouvé un ami. On recommande de rester simple. L'essentiel c'est de trouver l'aptitude spontanée 92 et naturelle à être heureux pour quelqu'un d'autre, qu'on la sente inébranlable ou éphémère. Dans les trois prochaines étapes de la pratique, qui concernent des gens qui nous sont moins chers, la capacité à apprécier leur bonheur et à s'en réjouir est souvent bloquée par l'envie ou par d'autres émotions. C'est un point important pour le bodhisattva qui fait son apprentissage. La pratique consiste à devenir conscient de la bonté de son coeur et à la cultiver. Mais il faut aussi voir de près les racines de la souffrance, c'est-à-dire la manière dont on referme son coeur en faisant naître diverses émotions, dont la jalousie. Je trouve que la pratique de la réjouissance est un outil particulièrement puissant dans ce cas. Que se passe-t-il quand on fait le geste de se réjouir de la chance du voisin ? On peut bien dire : « Je suis contente qu'Henri ait gagné le gros lot à la loterie », mais que se passe-t-il dans son coeur et son esprit ? Quand on dit : « Je suis heureuse que Tania ait un ami », que ressent-on vraiment ? L'aspiration à se réjouir peut paraître mince comparée à la rancoeur, l'envie ou l'apitoiement sur soi-même. On sait à quel point il est facile de se laisser prendre au jeu des émotions et de se refermer. On ferait bien de se demander pourquoi on en veut à quelqu'un comme si cela pouvait rendre heureux et atténuer la souffrance. C'est plutôt comme manger de la mort-aux-rats et s'imaginer que c'est le rat qui va mourir. Le désir de soulagement et les méthodes que nous utilisons pour y parvenir ne sont décidément pas en phase. Chaque fois qu'on tombe dans le panneau, il est utile de se rappeler les enseignements, de se souvenir que la souffrance est le fruit de l'esprit agressif. Même une irritation légère est source de souffrance quand on s'y 93 complaît. C'est le moment de se demander : « Pourquoi est-ce que je me traite comme ça ? » Contempler sur le vif les causes de la souffrance rend plus autonome. On commence à reconnaître qu'on a tout ce qu'il faut pour couper court à l'habitude d'absorber du poison. Même si cela doit prendre le restant de sa vie, on peut quand même y arriver. Quand on travaille avec des gens envers lesquels on n'éprouve rien de particulier (les neutres), qu'advient-il du cœur ? On prononce ces mots pendant la pratique ou dans la rue : « Je me réjouis pour cet homme qui prend le soleil. » « Je suis content pour ce chien de la fourrière qui vient d'être adopté. » On dit ces mots et qu'est-ce qui se passe ? Quand on se met à apprécier autrui, est-ce que les barrières s'élèvent ou est-ce qu'elles s'abaissent ? Les personnes difficiles sont, comme d'habitude, les meilleurs maîtres. Aspirer à se réjouir de la chance qu'elles ont est une excellente occasion d'étudier ses réactions et ses stratégies. Comment réagit-on à leur veine, à leur bonne santé et aux bonnes nouvelles qui les concernent ? On les envie ? Ça nous met en colère ? On a peur ? Quelle est la stratégie qu'on adopte pour mettre à distance ce qu'on ressent ? Revanche, dénigrement de soi ? Quelles sont les histoires qu'on se raconte? (« C'est une snob. » « Je suis nulle. ») Ce sont ces réactions, ces stratégies et ces scénarios qui forment les cocons et les murs des prisons. Ensuite, sur le vif, on peut passer au-delà des mots à l'expérience non verbale de l'émotion. Qu'est-ce qu'on ressent dans son coeur, ses épaules, son ventre ? Rester avec la sensation physique c'est nettement autre chose que de coller au scénario. Cela exige d'apprécier l'instant présent. C'est une façon de se détendre, de s'entraîner à 94 s'adoucir au lieu de s'endurcir. Cela permet au terrain de la joie illimitée — la bonté primordiale — de transparaître. Peut-on alors se réjouir pour soi-même, pour l'être cher, pour l'ami, pour le neutre et pour l'ennemi, tous confondus ? Peut-on se réjouir pour tous les êtres de tous les temps et de tous les lieux ? « Garde toujours un même esprit joyeux » est un des slogans de l'entraînement de l'esprit. Cette aspiration peut sembler irréalisable. Comme me l'a dit quelqu'un un jour: « Toujours, ça fait très long. » Mais si on s'entraîne à débloquer la bonté primordiale, on constate que chaque instant contient l'ouverture fluide et la chaleur caractéristiques de la joie incommensurable. C'est la voie sur laquelle on s'engage pour cultiver la joie : apprendre non pas à couvrir d'une armure notre bonté primordiale mais à savoir apprécier ce que nous avons. Le plus souvent, on ne le fait pas. Au lieu d'apprécier sa situation, on n'arrête pas de se débattre et d'entretenir son insatisfaction. Peut-on faire pousser des fleurs en arrosant de ciment le jardin ? Mais, si on utilise les pratiques de la bodhichitta pour s'entraîner, on peut en arriver au moment où l'on voit la magie de l'instant présent ; on peut s'éveiller progressivement à cette vérité : on a toujours été un guerrier au milieu d'un monde sacré. C'est ça l'expérience continue de la joie incommensurable. Nous n'en ferons certes pas toujours l'expérience. Mais, d'année en année, elle devient de plus en plus accessible. Je me rappelle une cuisinière de l'abbaye de Gampo qui se sentait affreusement malheureuse. Comme pour la plupart d'entre nous, ses actions et ses pensées lui servaient à alimenter sa morosité ; d'heure en heure, son humeur s'assombrissait. Un jour, elle décide d'essayer 95 d'oxygéner les émotions qui l'assaillent en confectionnant des biscuits aux pépites de chocolat. Cependant, son plan échoue : laissés au four trop longtemps, ils sont secs. Mais au lieu de les jeter à la poubelle, elle les fourre dans ses poches et dans son sac à dos et sort prendre l'air. Elle se traîne sur le chemin de terre, la tête basse, l'esprit brûlant de rancoeur et se dit : « Mais où sont donc passées toute la beauté et la magie dont on me rebat sans arrêt les oreilles ? » À ce moment précis, elle lève les yeux. Elle aperçoit un renardeau qui avance vers elle. Son esprit s'arrête, elle retient son souffle et se met à observer. Le renard s'assied juste en face d'elle et la regarde, l'air d'attendre quelque chose. Elle fouille ses poches et en tire quelques biscuits. Le renard les mange et s'éloigne à petits pas. Plus tard, elle raconte cette histoire à tout le monde à l'abbaye et ajoute : « Aujourd'hui, j'ai appris que la vie est très précieuse. Même si nous sommes décidés à bloquer la magie, elle s'infiltre quand même et nous éveille. Ce renardeau m'a appris que, si fermés que nous puissions être, il est toujours possible de regarder à l'extérieur du cocon et de laisser la joie nous traverser. » 11 RENFORCER L'ENTRAÎNEMENT À LA JOIE Pour rendre les choses aussi faciles à comprendre que possible, nous pouvons résumer les quatre qualités sans limites en une seule expression : « Un bon coeur. » Entraînez-vous tout simplement à avoir bon coeur, toujours et en toute situation. Patmi RINPOCHÉ. Comment rend-on réels les enseignements ? Au milieu de cette vie surprogrammée, comment découvrir la clarté innée et la compassion ? Comment développer cette confiance dans la disponibilité permanente de l'ouverture et de la maitri, même dans les moments les plus frénétiques ? Quand on se sent exclu, inadapté ou solitaire, peut-on adopter la perspective du guerrier et entrer en contact avec la bodhichitta ? Partager son coeur est une pratique simple qu'on peut utiliser n'importe quand et partout. Elle rend la vision 97 plus vaste et aide à se rappeler l'inter-relation des uns et des autres. C'est une sorte de tonglen pratiqué surle-champ, c'est aussi une méthode pour accroître sa capacité à se réjouir. Quand on rencontre la souffrance dans sa vie, on l'inspire dans son coeur en reconnaissant que d'autres l'éprouvent aussi : c'est l'essence de cette pratique. C'est une manière d'admettre le moment où on se ferme et de s'entraîner à s'ouvrit Quand on éprouve du plaisir ou de la tendresse dans la vie, on le chérit et on s'en réjouit. Puis on fait le voeu que d'autres personnes puissent aussi vivre ce bonheur ou ce soulagement. En un mot, quand la vie est agréable, pensez aux autres. Quand la vie vous pèse, pensez aux autres. Si c'est le seul entraînement que vous vous rappelez de faire, il vous fera le plus grand bien, et il en fera à autrui également. C'est une manière d'apporter tout ce qu'on rencontre sur la voie d'éveil de la bodhichitta. Même la plus humble des choses peut être la base de cette pratique — une matinée splendide, un bon repas, prendre une douche. Bien qu'il y ait de nombreux instants fugaces comme ceux-ci dans une journée, d'habitude on passe à côté à toute vitesse. On oublie quelle joie ils peuvent apporter. La première étape consiste donc à s'arrêter, à remarquer et à apprécier ce qui se passe. Même si on ne fait rien d'autre, c'est révolutionnaire. Puis on pense à quelqu'un qui souffre et on lui souhaite de connaître ce plaisir pour adoucir sa vie. Quand on s'exerce à donner de cette manière, on n'élude pas son propre plaisir. Disons, par exemple, qu'on mange une fraise délicieuse. On ne se dit pas : « Oh ! je ne devrais pas y prendre autant de plaisir, alors que d'autres n'ont même pas une croûte de pain. » On 98 apprécie pleinement le fruit succulent, un point c'est tout. Puis on souhaite que Pierre ou Rita puissent éprouver le même plaisir, que quiconque souffre puisse vivre cette joie. N'importe quel malaise devient aussi une base de pratique. On inspire, en sachant que sa souffrance est partagée, qu'il y a partout sur terre des gens qui ressentent exactement la même chose au même moment. Ce simple geste est comme un grain de compassion pour soi et pour autrui. Si on le veut, on peut aller plus loin. On peut souhaiter qu'une personne donnée ou bien tous les êtres soient libérés de la souffrance et de ses causes. C'est ainsi que nos rages de dents, nos insomnies, nos divorces et notre terreur deviennent notre lien avec toute l'humanité. Une femme m'a écrit comment elle s'y prenait pour faire sa pratique au milieu des contrariétés quotidiennes de la circulation. Sa rancoeur et sa crispation, sa peur de rater un rendez-vous, étaient devenues ce qui liait son coeur à tous les autres automobilistes écumant de rage dans leur voiture. Elle avait commencé à sentir sa parenté avec tous ceux qui l'entouraient et même à se faire une joie de pratiquer son « tonglen de l'embouteillage » quotidien. Cette manière toute simple de s'entraîner à l'aide du plaisir et de la souffrance permet d'utiliser ce que nous avons, où que nous soyons, pour entrer en relation avec autrui. Elle génère un courage qui se manifeste surle-champ, et c'est ce qui est nécessaire pour nous guérir nous-même ainsi que nos frères et soeurs de la planète. 12 PENSER PLUS VASTE Entraîne-toi sans parti pris sur tous les plans ; Fais-le toujours du fond de ton coeur, sans rien négliger. Slogan de l'entraînement de l'esprit d'AnsHA. En pratiquant la maitri, la compassion et la joie, on s'entraîne à penser en plus grand, à ouvrir son coeur aussi pleinement que possible à soi-même, à ses amis et même à ceux qu'on n'aime pas. On cultive l'état d' équanimité sans parti pris. Sans cette quatrième qualité sans limites, les trois autres sont limitées par notre habitude d'aimer et de ne pas aimer, d'accepter et de rejeter. Chaque fois qu'on demandait à un certain maître zen comment il allait, il répondait toujours : « Je vais bien. » Un jour, un de ses étudiants lui dit : « Roshi, comment faites-vous pour aller toujours bien ? Ça ne vous arrive jamais d'avoir de mauvaises journées ? » Le maître zen 100 de répondre : « Bien sur que ça m'arrive. Quand ça va mal, je vais bien. Les bons jours, je vais bien aussi. » C'est cela l'équanimité. L'image traditionnelle de l'équanimité est celle du banquet où tout le monde est convié. Cela signifie que chacun et chaque chose, sans exception, figure sur la liste des invités. Considérez votre pire ennemi. Considérez quelqu'un qui veut vous faire du mal. Considérez Pol Pot et Hitler et les revendeurs de drogues qui rendent des jeunes gens accros. Imaginez que vous les invitez à cette fête. S'entraîner à l'équanimité, c'est apprendre à ouvrir la porte à tous, à accueillir tous les êtres, à inviter la vie chez soi. Bien sûr, à l'arrivée de certains invités, on pourra avoir peur et éprouver de la répulsion. On ne se permet que d'entrouvrir la porte d'un cran si c'est tout ce qu'on peut faire pour l'instant et on s'autorise à la refermer quand c'est nécessaire. Cultiver l'équanimité est un travail toujours en cours. On aspire à passer sa vie à s'entraîner à la bienveillance et au courage nécessaires pour accueillir tout ce qui surgit — la maladie, la santé, la pauvreté, la richesse, la peine et la joie. On les accueille et on arrive à les connaître tous. L' équanimité est plus vaste que la perspective limitée habituelle. Vouloir avoir ce qu'on désire et craindre de perdre ce qu'on a, voilà ce que décrit la pénible situation habituelle. Les enseignements bouddhistes distinguent huit variantes de cette tendance à espérer et à craindre : le plaisir et la douleur, la louange et le blâme, le gain et la perte, la renommée et la honte. Tant qu'on est pris dans l'un de ces extrêmes, l'autre est là en puissance. Ils ne font que se poursuivre l'un l'autre. Aucun bonheur 101 durable n'est possible quand on est pris dans ce cycle d'attraction et de répulsion. On ne peut jamais arriver à ce que la vie fonctionne de manière à éliminer tout ce qui fait peur et à se retrouver avec toutes les bonnes choses. C'est pourquoi le guerrier-bodhisattva cultive l'équanimité, l'esprit immense qui ne réduit pas la réalité au pour et au contre, à aimer et à ne pas aimer. Pour cultiver l'équanimité, la pratique consiste à se prendre sur le fait quand on ressent de l'attraction ou de la répulsion, avant qu'elles ne se durcissent en saisie ou négativité. On s'entraîne à rester avec sa vulnérabilité et on utilise ses préjugés comme autant de pierres de gué pour entrer en rapport avec la confusion d'autrui. Les émotions fortes sont utiles de ce point de vue. Quoi qu'il arrive, même les choses les plus dures, on peut s'en servir pour élargir sa parenté à ceux qui souffrent du même genre d'agression ou de désir véhément, et qui, tout comme soi, s'accrochent à l'espoir et à la peur. C'est ainsi qu'on en vient à reconnaître qu'on est tous logés à la même enseigne. On a tous terriblement besoin d'avoir plus de connaissance intuitive de ce qui mène au bonheur et à la souffrance. Récemment, je rendais visite à une amie dans un centre de retraite bouddhiste. En quelques jours, j'avais entendu beaucoup de gens répéter qu'elle était toujours en retard pour tout; ils en étaient gênés et irrités. Elle avait toujours, selon elle, de bonnes raisons pour justifier son manque de ponctualité ; comme elle se croyait toujours dans son bon droit, cela tapait sur le système des gens. Un jour, je rencontre mon amie assise sur un banc. Son visage était tout rouge et elle tremblait de rage. Elle avait rendez-vous avec quelqu'un, cela faisait un quart 102 d'heure qu'elle attendait et la personne ne se pointait toujours pas. Il m'a été difficile de ne pas lui faire toucher du doigt l'ironie de sa réaction. Cependant, j'ai attendu pour voir si elle pouvait reconnaître que les positions avaient tout simplement été inversées et qu'elle vivait là ce qu'elle faisait subir aux autres depuis des années. Mais cette prise de conscience ne s'est jamais produite. Elle ne pouvait pas encore se mettre dans leur peau. Au contraire, elle restait au comble de l'indignation, intensifiant sa colère par la rédaction de lettres scandalisées. Elle n'était pas encore prête à sentir sa parenté avec tous ceux qu'elle avait fait attendre. Comme la plupart d'entre nous, elle ne faisait qu'augmenter involontairement sa souffrance. Au lieu de laisser son expérience l'adoucir, elle s'en servait pour renforcer sa dureté et son indifférence. C'est facile de continuer à se raidir dans la colère et l'indignation, même après des années de pratique. Cependant, si on peut entrer en contact avec la vulnérabilité et avec l'énergie vive du ressentiment, de la rage ou de tout autre sentiment, une perspective plus vaste peut affleurer. Dès qu'on choisit de rester avec l'énergie au lieu de passer à l'acte ou de la réprimer, on s'entraîne à l'équanimité, à ne pas en rester à qui a tort, qui a raison. C'est ainsi que les quatre qualités sans limites passent de qualités limitées à qualités illimitées : on s'exerce à prendre sur le fait son esprit que des opinions arrêtées figent et on fait de son mieux pour l'assouplir. Grâce à cette souplesse, les barrières tombent. S'exercer à l'équanimité sur le terrain consiste, par exemple, à marcher dans la rue avec l'intention de rester aussi éveillé que possible face à tous les êtres qu'on y 103 rencontre. .C'est s'entraîner à être honnête envers soimême sur le plan émotionnel et à devenir plus disponible aux autres. En croisant les gens, on se contente de remarquer si on s'ouvre ou si on se ferme. On observe si on éprouve de l'attraction, de la répulsion ou de l'indifférence, sans ajouter quoi que ce soit comme jugement de son cru. On peut avoir de la compassion envers quelqu'un qui semble déprimé, ou être ragaillardi par quelqu'un qui se sourit à lui-même. On peut éprouver de la peur ou de la répulsion envers quelqu'un d'autre sans même savoir pourquoi. La base de la pratique c'est remarquer où on s'ouvre et où on se ferme, sans louange ni blâme. Pratiquer de cette manière, ne serait-ce qu'en longeant un pâté de maisons, peut être révélateur. On peut pousser la pratique encore plus loin en se servant de tout ce qui surgit comme base de l'empathie et de la compréhension. Des sentiments fermés comme la peur et la répulsion deviennent ainsi une occasion de se rappeler que les autres aussi sont prisonniers de cette manière. Des états ouverts comme l'amitié ou la joie mettent aussi en relation d'une façon très personnelle avec les gens qu'on croise. D'une manière ou d'une autre, on élargit son coeur. Comme on peut le faire avec les autres qualités sans limites, on peut pratiquer l'équanimité en sept étapes de façon formelle. Quand on a l'impression de baigner dans beaucoup d'espace et de bien-être, dénué de préférence ou de préjugé, c'est ça l'équanimité. On peut souhaiter pour soi-même et pour les êtres chers de demeurer dans cette liberté. Puis on étend cette aspiration à l'ami, à la personne envers qui on n'éprouve rien de particulier et à l'ennemi. Ensuite, on formule le voeu que tous les 104 cinq on puisse demeurer dans l'équanimité. Finalement, l'aspiration s'adresse à tous les êtres de partout et de tous les temps. « Puissent tous les êtres demeurer dans la grande équanimité, libérés de la passion, de l'agression et des préjugés. » On peut aussi s'exercer à l'équanimité avant de faire les pratiques de la bienveillance ou de la compassion. Méditez simplement sur toute la douleur causée par la tendance à saisir et la répulsion, sur toute la douleur contenue dans la peur de perdre le bonheur, ou dans l'idée que certaines personnes ne méritent ni notre compassion ni notre amour. On peut alors faire le voeu d'avoir la force et le courage d'éprouver unemaitri et une compassion illimitées pour tous les êtres sans exception, y compris ceux qu'on n'aime pas ou ceux dont on a peur. Dans cette intention, on commence les pratiques en sept étapes. Comme le dit le Sutra de la Maitri : « Avec un esprit sans limites une personne peut aimer tous les êtres vivants, faire rayonner l'amitié sur le monde entier, audessus, au-dessous et tout autour sans limites. » Par la pratique de l'équanimité, on s'entraîne à élargir le cercle de compréhension et de compassion pour y inclure le bon et le mauvais, le beau et le laid. Cependant, l'équanimité sans limites, libérée de tout préjugé, n'est pas l'harmonie ultime, où en fin de compte tout est bien lisse. C'est plutôt une question d'engagement complet envers tout ce qui peut frapper à la porte. On pourrait dire que c'est être pleinement en vie. S'entraîner à l'équanimité demande qu'on laisse derrière soi une partie de ses bagages : le confort de rejeter des pans entiers de son expérience, par exemple, et la 105 sécurité de n'accueillir que ce qui est agréable. Le courage de persévérer tout au long du déroulement de ce processus provient de la compassion envers soi-même et du temps qu'on se donne à profusion. Si on continue à pratiquer de cette manière au fil des mois et des années, on sentira son coeur et son esprit devenir plus vastes. Aujourd'hui, quand on me demande combien de temps ça va prendre, je réponds : « Au moins jusqu'à votre mort. » 13 RENCONTRER L'ENNEMI Avec une bonté sans faille, la vie ne manque jamais de vous offrir ce que vous avez besoin d'apprendre. Que vous soyez chez vous, au bureau ou ailleurs, le prochain maître est sur le point d'apparaître. Charlotte JOKO BECK. L'essence de la vaillance c'est de ne pas être dupe de soi-même. Ce n'est pas si facile pourtant d'avoir une vue juste sur ce qu'on fait. Se voir soi-même clairement est d'abord gênant et dérangeant. Lorsqu'on s'entraîne à la clarté et à la constance on aperçoit des choses qu'on aurait aimé nier : le dogmatisme, la mesquinerie, l'arrogance. Ce ne sont pas des péchés, mais des habitudes mentales transitoires qui se laissent travailler. Plus on arrive à les reconnaître et plus leur pouvoir s'affaiblit. C'est ainsi qu'on en vient à être sûr que sa nature de base est tout ce qu'il y a de plus simple, sans combat entre le bien et le mal. 107 Un guerrier commence à endosser la responsabilité de la direction de sa vie. C'est comme si on traînait partout des bagages superflus. L'entraînement encourage à ouvrir les sacs et à regarder de près ce qu'on y transporte. Ce faisant, on commence à comprendre qu'une grande partie n'est plus nécessaire. II y a un enseignement traditionnel qui soutient le guerrier dans ce processus : l'ennemi proche et lointain des quatre qualités sans limites. L'ennemi proche est analogue à l'une de ces quatre qualités. Mais au lieu de libérer, il alourdit. L'ennemi lointain, c'est l'opposé de cette qualité ; lui aussi se met en travers du chemin. L'ennemi proche ou le malentendu sur la bienveillance c'est l'attachement. Le mot tibétain lhenchak le décrit bien. Le lhenchak montre comment l'amour fluide peut s'épaissir et devenir collant. On enseigne que le lhenchak le plus fort intervient dans ces trois types de relation : entre parents et enfants, entre amants, entre maître spirituel et étudiants. Le lhenchak se caractérise par la tendance à s'attacher et le narcissisme. C'est comme s'empêtrer soi-même dans une toile de névrose partagée. Par sa nature, elle empêche la croissance de l'être humain. Inéluctablement, ce type de relation devient une source d'irritation et d'aveuglement. La bienveillance est différente du lhenchak. Elle n'est pas fondée sur le besoin. C'est une appréciation et un souci authentique du bien-être de l'autre, un respect de sa valeur individuelle. On peut aimer quelqu'un pour lui-même, non parce qu'il le mérite ou pas, non parce qu'il est affectueux ou pas. Cela va au-delà des relations entre les gens. Quand on aime ne serait-ce qu'une fleur, sans lhenchak, on la voit plus distinctement et on éprouve plus de tendresse pour sa perfection intrinsèque. 108 On peut avoir un aperçu intéressant, sur les montagnes russes émotionnelles du lhenchak quand on commence à parcourir les sept étapes de l'aspiration. Quelqu'un qui nous est cher en principe peut se retrouver dans plusieurs catégories. 11 n'est pas rare en fait que ceux que l'on met dans la catégorie des êtres chers inconditionnels ne soient ni les partenaires ni les parents. Ils peuvent passer, d'un jour à l'autre, de la personne aimée à la personne difficile. L'ennemi lointain, ou le contraire de la bienveillance, c'est la haine ou l'aversion. L'inconvénient évident de l'aversion c'est qu'elle isole. Elle renforce l'illusion d'être séparé. Mais au milieu de la tension et de la chaleur qui se dégagent de la haine il y a ce point sensible qu'est la bodhichitta. C'est notre vulnérabilité dans les rencontres difficiles qui fait que nous nous refermons. Quand une relation fait remonter de vieux souvenirs et des malaises anciens, nous avons peur et le coeur se durcit. Juste à l'instant où des larmes pourraient nous monter aux yeux, nous les stoppons pour faire quelque chose de mesquin. Jarvis Master, mon ami qui était condamné à mort, m'a raconté l'histoire d'un de ses compagnons qui a commencé à s'effondrer quand il a appris la mort de sa grand-mère. 11 ne voulait pas laisser voir aux autres autour de lui qu'il pleurait et il luttait pour cacher son chagrin. Ses amis, voyant qu'il était sur le point d'exploser, se précipitent pour le réconforter. Freddie se met alors à trembler violemment. Les gardes du mirador se mettent alors à tirer en hurlant aux amis de Freddie de s'écarter. Mais ils refusent. Ils savent qu'ils doivent le calmer. Ils crient aux gardes que quelque chose ne va pas, qu'il a besoin d'aide. Ils l'empoignent fermement 109 et le maintiennent au sol, ils sont tous en larmes. Comme Jarvis le dit, ils sont allés au secours de Freddie « pas comme des prisonniers endurcis mais simplement comme des êtres humains ». Il y a trois ennemis proches de la compassion : la pitié, le fait d'être accablé par les événements et la compassion idiote. La pitié ou la chaleur professionnelle sont facilement prises pour de la compassion véritable. Quand on s'identifie à la personne qui assiste, cela signifie qu'on voit les autres comme des impuissants. Au lieu de ressentir la douleur de l'autre, on se met à part. Si on a jamais été celui ou celle qui reçoit de la pitié, on sait à quel point cela fait mal. En guise de chaleur et de soutien, tout ce qu'on ressent, c'est de la distance. Quand la compassion est authentique, on se débarrasse de ces identités hiérarchiques. Être accablé, c'est se sentir impuissant. La souffrance est si grande que tout ce qu'on peut faire ne sert à rien. On est découragé. Il y a deux moyens efficaces, selon moi, de travailler là-dessus : s'occuper d'une situation moins difficile, c'est-à-dire en trouver une dont on peut se charger. Une femme m'a écrit qu'après avoir pris connaissance de ces pratiques de compassion dans un livre, elle a eu le goût de les faire pour son fils, héroïnomane. Elle souhaitait bien sûr de tout son coeur qu'il soit libéré de sa souffrance et des causes de sa souffrance. Elle voulait naturellement pour lui le bonheur et le soulagement. Mais, quand elle a commencé la pratique, elle s'est aperçue qu'elle ne pouvait pas la faire. Dès qu'elle entrait dans la vérité de la situation, elle était bouleversée. Elle a décidé de faire, à la place, le tonglen pour les familles 110 de tous les jeunes gens accros à l'héroïne. Elle a essayé, sans pouvoir y arriver non plus. La situation était trop épouvantable et trop à vif. Un peu plus tard, elle allume la télévision et tombe sur l'équipe de football de sa ville qui vient de perdre une partie. Le visage des joueurs ne cache pas leur immense chagrin. Elle se met alors à faire le tonglen et les aspirations de compassion pour l'équipe perdante. Elle arrive à entrer en contact avec son empathie sans être accablée. Quand elle constate qu'elle peut faire ces pratiques, ses peurs et son sentiment d'impuissance s'atténuent. Peu à peu, elle est capable de les faire pour les autres familles, et, finalement, pour son fils. Commencer par quelque chose à sa portée peut donc conduire à une puissante magie. Quand on trouve l'endroit où le coeur peut rester engagé, la compassion commence à s'étendre d'elle-même. Le deuxième moyen de s'entraîner avec l'accablement, c'est de garder son attention sur l'autre. Cela demande plus de courage. Quand la douleur de l'autre déclenche la peur en soi, on se tourne vers l'intérieur et on se met à ériger des murs. On est pris de panique en sentant cette incapacité à assumer la douleur. On devrait parfois faire confiance à cette panique comme signe qu'on n'est pas encore prêt à s'ouvrir autant. Mais au lieu de se refermer et de résister, on pourrait aussi parfois avoir le courage de faire quelque chose d'imprévisible : recommencer à prêter son attention à l'autre. C'est comme laisser son coeur ouvert à la douleur. Si on n'arrive pas à porter attention à l'autre, il est peut-être possible de ressentir l'énergie de la douleur dans son corps l'espace d'une seconde, sans paniquer ni battre en retraite. Mais si ni l'un ni l'autre de ces moyens ne semble accessible 111 pour l'instant, on peut toujours éprouver de la compassion pour ses limites actuelles et aller de l'avant. Le troisième ennemi proche de la compassion est la compassion idiote. C'est quand on évite le conflit et qu'on protège la bonne image qu'on a de soi en étant gentil alors qu'on devrait dire un « non » catégorique. La compassion n'implique pas de se borner à essayer d'être bon. Quand on se trouve dans une relation agressive, il faut établir des limites précises. La meilleure chose qu'on puisse faire pour toutes les parties concernées est de savoir quand dire « ça suffit ». Beaucoup de gens se servent d'idéaux bouddhistes pour justifier l'autoavilissement. Sous prétexte de ne pas refermer son coeur, on se laisse piétiner par les gens. Il est dit que pour ne pas avoir à rompre son voeu de compassion, on doit apprendre à arrêter l'agression et à fixer une limite. Il y a des moments où la seule manière de faire tomber les barrières est de tracer des frontières. L'ennemi lointain ou l'opposé de la compassion c'est la cruauté. Quand on atteint la limite de ce qu'on peut supporter conune souffrance, on se sert parfois de la cruauté comme défense contre la peur de la douleur. C'est courant chez les enfants maltraités. Au lieu de ressentir de la bonté pour ceux qui sont faibles et sans défense, on peut ressentir un désir irrationnel de leur faire du mal. On protège sa vulnérabilité et sa peur en se durcissant. Si on ne reconnaît pas qu'agir ainsi c'est se blesser soi-même tout autant qu'autrui, on n'en sortira jamais. Booker T. Washington avait raison quand il disait : « Ne laissez aucun homme vous rabaisser au point où vous ne pouvez que le haïr. » La cruauté, quand elle est justifiée par des arguments ou qu'elle n'est pas reconnue, est destructrice. 112 L'ennemi proche de la joie, c'est la surexcitation. On peut se bouleverser au point d'entrer dans un état maniaque en croyant que naviguer très au-dessus des chagrins du monde c'est la joie inconditionnelle. Là encore, au lieu de mettre en relation avec les autres, cela sépare. La joie authentique n'est pas un état euphorique ni l'impression de flotter très haut. C'est plutôt un état où l'on est capable d'apprécier, qui permet d'être totalement partie prenante de la vie. On s'entraîne en se réjouissant de sa chance et de celle des autres. L'ennemi lointain de la joie est l'envie. Avant de faire la pratique où l'on se réjouit de la bonne fortune des autres, je ne m'étais jamais rendu compte à quel point je pouvais être envieuse. Dire que cette constatation était humiliante c'est peu dire. J'ai été stupéfaite de voir qu'il m'arrivait souvent d'éprouver de la rancoeur face au succès des autres. Quand j'apprenais, par exemple, que le livre d'une de mes connaissances s'était mieux vendu que le mien, je me sentais immédiatement jalouse. C'est peut-être parce que ces pratiques exposent nos fautes secrètes que nous sommes parfois réticent à les faire. Mais c'est aussi une raison pour continuer l'entraînement : cela demande de la pratique pour rester avec soi-même, tel qu'on est, sans rien laisser de côté. L'ennemi proche de l'équanimité, c'est le détachement ou l'indifférence. Dans la pratique spirituelle surtout, il est facile de confondre le fait de flotter au-dessus du désordre de la vie avec l'équanimité authentique. On se sent alors ouvert, amical, serein et tout fier d'avoir transcendé le bouleversement émotionnel. Et quand on éprouve de la détresse, de la gêne ou de la colère, on croit vraiment l'avoir évacué. Pourtant, une crise émotion113 nelle n'est pas un manquement à l'étiquette spirituelle: c'est là où le guerrier apprend la compassion. C'est là qu'on apprend à cesser de se battre avec soi-même. Ce n'est que lorsqu'on peut demeurer dans ces endroits qui font peur que l'équanimité devient inébranlable. L'ennemi lointain de l'équanimité, c'est le préjugé. On s'accroche dogmatiquement à ses croyances et on campe fermement sur ses positions, pour ou contre les autres. On prend parti. On devient étroit d'esprit. On a des ennemis. Cette polarisation est un obstacle à l'équanimité authentique qui guide l'action compatissante. Si on souhaite atténuer l'injustice et la souffrance, il faut laisser tomber ses préjugés. Les pratiques du coeur permettent de connaître intimement ses ennemis proches ou lointains. L'entraînement consiste presque à les. inviter à venir chez soi. Plus on arrive à se réjouir de manière authentique, plus on apprend à connaître sa jalousie et sa rancoeur. À force de s'entraîner à ouvrir son coeur, on voit de plus près ses préjugés et son indifférence. En parcourant les étapes de l'aspiration, ces sentiments de fermeture deviennent plus vifs. Ces ennemis sont de bons maîtres. Ils nous montrent qu'on peut s'accepter soi-même et accepter autrui, en incluant les imperfections. On développe la confiance en son esprit ouvert et indulgent. Ce faisant, on découvre la force qui permet d'entrer au coeur de la souffrance du monde. 14 NOUVEAU DÉPART Nous sommes tous les enfants du Grand Esprit, nous appartenons tous à la Terre Mère. Notre planète est en grand danger et si nous persistons à nourrir de vieilles rancunes, sans travailler tous ensemble, nous mourrons tous. Le chef SEATTLE. Le pardon est un élément essentiel de la pratique de la bodhichitta. Il permet d'oublier le passé et de repartir à neuf. Un jour, un maître tibétain a dit à une de mes amies les plus proches, qui était sur le point de mourir, de revoir sa vie avec honnêteté et compassion. Ce processus l'a conduite dans des endroits passablement obscurs, des recoins de son esprit où elle se sentait coincée par la culpabilité et la rancoeur. Puis le maître lui a donné une instruction sur le pardon ; il a dit que la chose la plus 115 importante était de se pardonner à elle-même. Il lui suggéra de faire une variante du tonglen. Elle devait d'abord se visualiser elle-même, puis passer intentionnellement en revue tous les regrets de sa vie. II ne s'agissait pas de ressasser ses souvenirs pénibles, mais d'entrer en contact avec les sentiments sous-jacents à la douleur : la culpabilité ou la honte, la confusion ou le remords. Elle n'avait pas besoin de nommer ces sentiments ; elle devait entrer en contact d'une manière non verbale avec tout ce qui la bloquait. L'étape suivante consistait à inspirer ces sentiments dans son coeur, à l'ouvrir aussi grand que possible, puis à se pardonner à elle-même avec l'expiration. Après quoi, elle devait penser à tous ceux qui ressentent la même angoisse, inspirer leur souffrance et la sienne dans son coeur et leur renvoyer à tous le pardon. Mon amie a trouvé qu'il s'agissait d'un processus de guérison, qui lui a permis de se réconcilier avec ceux à qui elle avait fait du mal et avec ceux qui lui en avaient fait. Elle a pu ainsi laisser tomber sa honte et sa colère avant de mourir. Je me rappelle l'histoire d'une femme, venue à l'abbaye de Gampo pour y faire une retraite de tonglen, qui avait subi de graves sévices sexuels de la part de son père. Elle s'identifiait fortement à des oiseaux en cage ; elle me disait qu'elle se sentait souvent comme un oiseau en cage. Pendant le tonglen, elle inspirait la sensation d'être minuscule et prisonnière d'une cage ; sur l'expiration, elle en ouvrait la porte et laissait tous les oiseaux sortir. Un jour où elle pratiquait ainsi le « donner et recevoir », elle a senti un des oiseaux se poser sur l'épaule d'un homme. L'homme s'est retourné, c'était son père. Pour la première fois de sa vie, elle a pu lui pardonner. 116 Il semble impossible de forcer le pardon. Mais lorsqu'on est assez courageux pour ouvrir son coeur à soimême, le pardon émerge. Il y a une pratique toute simple qu'on peut faire pour cultiver le pardon. D'abord, on reconnaît les sentiments que l'on éprouve : la honte, le désir de se venger, la gêne, le remords. Puis on accorde le pardon à l'être humain que l'on est. Ensuite, pour ne pas se complaire dans la souffrance, on lâche prise, c'est un nouveau départ. On n'a plus à porter ce fardeau. On peut reconnaitre les faits, pardonner et repartir à neuf. Si on pratique ainsi, on apprendra peu à peu à demeurer avec ce regret de s'être fait du mal à soi-même et d'en avoir fait aux autres. On va apprendre aussi à se pardonner à soi-même. Petit à petit, à son rythme, on va même trouver l'aptitude à pardonner à ceux qui nous ont fait du mal. On va découvrir le pardon comme expression naturelle du coeur ouvert, comme expression de la bonté primordiale. Ce potentiel est présent à tout moment. Chaque instant est l'occasion de repartir à neuf. 15 LA FORCE Le coeur des instructions est condensé dans les cinq forces ; pratique-les. Slogan de l'entraînement de l'esprit d'ATJsHA. Les cinq forces sont : la détermination ferme, lafamiliarité avec les enseignements et les pratiques de la bodhichitta, la graine de bonté qui se trouve en tout être vivant, la pratique du reproche et la puissance de l'aspiration. Un guerrier augmente sa confiance en luimême et son inspiration par ces cinq moyens. La détermination ferme est l'engagement à se servir de sa vie pour dissoudre l'indifférence, l'agression et le vouloir-saisir qui séparent les êtres humains les uns des autres. C'est un engagement à respecter tout ce qu'apporte la vie. En tant qu'aspirant guerrier, on s'applique de tout coeur à utiliser le malaise comme occasion d'éveil au lieu d'essayer de le faire disparaître. Comment 118 composer avec des émotions déplaisantes sans se renfermer dans ses stratégies habituelles ? Comment arriver à attraper ses pensées avant d'y croire à cent pour cent, sans les laisser devenir un solide « eux » et un solide « nous » ? Où trouver la chaleur nécessaire au processus de transformation ? On est déterminé à étudier ces questions sous tous leurs aspects. On est résolu à trouver un moyen de prendre conscience de sa parenté avec les autres et à continuer l'entraînement pour s'ouvrir. Cette détermination ferme fait naître de la force. La familiarité est la force qui vient de ce qu'on prend les enseignements à coeur et qu'on les connaît bien, en les mettant en pratique encore et toujours. De quelle matière va-t-on se servir quand on s'éveille, le matin, et qu'on est tout frais pour l'entraînement à la bodhichitta? De sa journée habituelle seule, avec toutes ses variafions : agréables, désagréables ou juste banales. Ce qui va nous arriver aujourd'hui est tout à fait inconnu, aussi inconnu que ce qui nous arrivera le jour de notre mort. Quoi qu'il arrive, nous nous sommes engagé à nous en servir pour éveiller notre coeur. Comme le dit un des slogans : « Accomplis toutes les activités avec une même intention. » Cette intention, c'est de se rendre compte de sa relation avec tous les êtres. J'ai eu récemment le plaisir d'aller à la piscine chez un ami, à la campagne. Je venais de recevoir une lettre et à mon arrivée je l'ai lue dans la voiture. Elle était très directe et me faisait remarquer que, dans une situation précise, j'avais négligé de communiquer avec les personnes avec qui j'aurais dû le faire. Faute de communication claire de ma part, il en était résulté confusion et déception. En lisant cette lettre, j'ai éprouvé une douleur 119 qui m'a surprise. J'avais envie de rentrer sous terre et j'ai adopté la stratégie qu'on prend dans ce cas-là: faire porter le blâme sur l'autre. C'était la faute de quelqu'un d'autre si c'était arrivé. Toujours dans la voiture, j'ai pris ma plume et je me suis mise à écrire une réponse à la personne à qui j'adressais le blâme. J'ai construit une lettre de semonce solide et argumentée et je l'ai couchée sur le papier. J'en savais assez pour m'arrêter d'écrire, mais je me suis dit : « Comment est-ce que je peux demander à d'autres de faire ce genre de démarche ? C'est trop demander. C'est trop difficile et trop dur. » Je suis sortie de la voiture pour m'asseoir au bord de la piscine ; ma douleur était si aiguë que, d'abord, j'ai oublié tout ce que je savais des enseignements de la bodhichitta. Je ne voulais plus être une guerrière. Je sais aussi qu'on invite le malheur quand on s'enfuit sans assumer son malaise. Je l'ai fait assez souvent pour le savoir, vous pouvez me croire. J'ai essayé de me réconforter avec l'idée que je suis plus que mes pensées et mes émotions. J'ai aussi pris conscience de mes pensées en écoutant ce que je racontais sur moi-même et tes autres. Mais rien ne changeait, absolument rien. À la fin, je suis entrée dans la piscine et j'ai fait quelques longueurs. Après six allers-retours environ, je me suis accoudée au rebord de la piscine et j'ai fondu en larmes. À cet instant précis, je me suis sentie submergée par l'intensité de la souffrance que nous pouvons ressentir. Un réservoir d'empathie a surgi alors, venu d'on ne sait où, et totalement à ma disposition ; il n'était pas dû à une pratique précise, mais à l'habitude si ancrée que 120 j'ai de découvrir le point sensible. J'étais capable d'entrer profondément en relation avec mes frères et mes soeurs du monde entier. Tout ce que j'avais fait là, près de la piscine, a eu des conséquences durables. J'ai essayé de me rappeler l'enseignement et de le mettre en pratique, mais ce que j'ai fait n'a vraiment pas d'importance. Il n'existe pas de recette pour ce genre de travail. C'est ma disposition à demeurer avec le malaise qui a permis à quelque chose de changer. Alors le réservoir de compassion a pu affleurer. On n'a pas souvent une récompense de ce genre. Il n'est pas certain que demeurer avec sa peine ou sa douleur va donner une satisfaction immédiate. Mais, à la longue, on se sent plus léger et plus courageux. La familiarité avec les enseignements et les pratiques de la bodhichitta, sans cesse renouvelée, permet de demeurer dans le chagrin et de vivre l'humanité qui nous est commune. C'est ainsi que nous rendons les enseignements proches de notre coeur et utiles à notre vie. La troisième source d'inspiration est la graine de bonté. La force de la graine positive, la graine de la bodhichitta, c'est que des réservoirs d'ouverture et de tendresse sont à notre disposition. Se rappeler sa bonté primordiale peut demander une foi plus intense encore; l'astuce c'est d'entrer en relation avec le point sensible qu'on a déjà. Il peut être utile de chercher de petites manifestations de cette semence de bonté dans sa vie. Découvrir son aptitude à se réjouir et à se soucier d'autrui, même si elle se révèle fugace, renforce la confiance. Voir comment on bloque son coeur et comment on se referme donne de la compassion envers soi-même et le désir de ne plus recommencer. 121 Ce qu'il faut faire c'est donc arroser sans cesse la graine. On le fait en pensant aux autres, dans la joie comme dans la peine. On l'arrose en étant conscient de sa parenté avec tous les êtres de tous temps et de tous lieux. On l'arrose en remarquant les réactions positives ou négatives envers tous les humains et toutes les choses qu'on rencontre. On l'arrose avec douceur et honnêteté. On apprend à s'interroger : « Comment cette joie et cette souffrance peuvent-elles me servir de véhicule pour ma transformation ? » Et on s'efforce d'être bienveillant même quand ça coince. La quatrième force c'est le reproche. Il est délicat à utiliser car, sans maitri, il se retourne contre soi-même. Sa force c'est que si on l'utilise avec bienveillance, le reproche éloigne des habitudes qui fragilisent. La pratique la plus douce du reproche consiste à se demander: « Ai-je déjà fait cela ? » Quand on soupçonne qu'on veut échapper à l'instant présent, on peut se dire à titre de rappel: « Cette manière d'agir et de penser n'est-elle pas familière ? » Trungpa Rinpoché encourageait ses étudiants à être des bodhisattvas excentriques et à mener la vie dure à leur moi. Il suggérait qu'au lieu d'écouter la radio et de chanter sous la douche on dise à son moi : « Mon cher moi, tu m'as causé des ennuis toute ma vie et maintenant me voilà drôlement plus malin. Je ne vais pas rester sous ta coupe un jour de plus ! » Patrul Rinpoché raconte de merveilleuses histoires à propos du moine Geshé Ben. Une de ses pratiques favorites consistait à faire des reproches à son moi. Il avait pour spécialité de s'attraper lui-même au moment de se prendre au piège. Un jour, quelques protecteurs l'invitent 122 à manger. Après le repas, le voilà tout seul dans la salle devant un grand sac de farine. Sans y penser, il plonge son bol dans le sac et prend de la farine pour le retour. La main dans le sac, il s'exclame : « Ben, regarde ce que tu fais ! » Puis il crie : « Au voleur ! Au voleur ! » Les protecteurs se précipitent pour le trouver debout, la main dans la farine, en train de hurler : « Je l'ai pris ! Je l'ai pris ! Je l'ai pris en flagrant délit ! » C'est ça l'esprit du reproche. Y ajouter de l'humour, c'est ce qui lui permet de fonctionner. Au prochain repas que Geshé Ben prend avec ses protecteurs, il y a aussi d'autres moines. Le repas comprend plusieurs plats exquis, du yaourt entre autres, son mets favori. Ben est au bout de la rangée et, après un moment, il commence à craindre qu'il n'y en ait plus assez. Les serveurs servent le yaourt à la louche, Ben, de son côté, observe avec inquiétude la part de chacun, furieux quand elle est grande, ravi quand elle est petite. Puis, soudain, il se prend sur le fait et crie : « Ben, regarde ce que tu fais ! » Quand, finalement, les serveurs arrivent à lui, il recouvre son bol et leur dit : « Non ! Non ! Plus de yaourt pour cet accro au yaourt ! » L'intérêt du reproche est de faire naître suffisamment de respect de soi pour s'arrêter quand on s'attrape en train de se faire prendre par une de ses habitudes. Il ne s'agit pas de discipliner sa mauvaise conduite ; on est simplement plus avisé sur ce qui provoque la souffrance ou le bonheur. On s'autorise enfin à faire une pause. La cinquième force est celle qui vient de l'aspiration. On ne se sent peut-être pas encore prêt à agir, mais même dans des situations très difficiles on peut se 123 montrer utile. On peut aspirer à éveiller la bodhichitta, à se libérer des névroses et faire du bien. On peut aspirer à découvrir la force du guerrier et sa capacité- à aimer. Un étudiant m'a raconté qu'un matin, de bonne heure, il avait entendu une femme crier dans la rue. Il vivait dans un centre de pratique en ville ; d'autres personnes se sont réveillées et toutes elles sont allées aider cette femme. Mais, avant leur intervention, quand il a entendu le début des cris, il a bien dû admettre qu'il éprouvait de l'aversion envers cette femme. Il n'avait même pas envie de faire une aspiration pour échanger sa place contre la sienne. Il lui était impossible d'aspirer à ressentir sa douleur. C'était trop effrayant de se voir si vulnérable et sans défense. Il pensait : « Mieux vaut elle que moi. » C'est alors que, sur-le-champ, il s'est mis à penser à tous ceux qui, comme lui, souhaitent aider quelqu'un sans pouvoir le faire. Et il a formulé l'aspiration authentique que, dans cette vie même, lui et tous les autres puissent travailler avec leur peur et faire tomber les barrières de la séparation. Voilà donc les cinq forces qu'on peut utiliser dans sa pratique de l'éveil de la bodhichitta: Cultiver la détermination ferme et l'engagement à entrer franchement en relation avec tout ce que la vie offre, y compris la douleur affective. Arriver à une familiarité avec les pratiques de la bodhichitta, en les utilisant à la fois de manière formelle et sur-le-champ. Arroser la graine de la bodhichitta dans les situations délicieuses et affreuses, pour que la confiance en cette graine positive puisse grandir. 124 Utiliser le reproche, avec bienveillance et humour, comme moyen de se prendre sur le fait avant de se nuire à soi-même ou de nuire aux autres. Développer l'habitude de l'aspiration pour tous, afin que la souffrance et ses graines diminuent et que la sagesse et la compassion augmentent ; développer l'habitude de toujours cultiver la bonté et l'ouverture d'esprit. 16 LES TROIS SORTES DE PARESSE Dans le jardin de la douce santé mentale Puissiez-vous être bombardé par les noix de coco de l'éveil. Chstegyam Trungpa RINPOCHÉ. La paresse est un trait commun à tous les êtres humains. Malheureusement, elle inhibe l'énergie éveillée et sape notre confiance et notre force. 11 existe trois sortes de paresse : la recherche du bien-être, le manque de courage et le « je-m'en-fichisme ». Ce sont trois manières de rester coincé dans les habitudes qui rendent plus fragile. Mais les explorer avec curiosité dissout leur pouvoir. Le premier genre de paresse, la recherche du bienêtre, est basé sur la tendance à éviter les désagréments. On veut se reposer, faire une pause. Mais on prend l'habitude de se dorloter et de se materner et on devient blasé et paresseux. S'il pleut, on prend sa voiture pour 126 faire un demi-pâté de maisons plutôt que de se mouiller. Au premier signe de chaleur, on met en marche la climatisation. À la première menace de froid, on met en route le chauffage. C'est ainsi qu'on perd le contact avec la texture de la vie. On fait confiance au « speed » à effet immédiat et on s'habitue aux résultats automatiques. Cette espèce particulière de paresse peut rendre agressif. On est hors de soi au moindre désagrément. Si la voiture est en panne, si l'eau ou l'électricité font défaut, si on doit s'asseoir sans coussin isolant à même le sol glacé, on explose. La recherche du confort émousse le plaisir de ce qu'on peut sentir, voir ou entendre. Elle nous rend insatisfait. Quelque part au fond de notre coeur on sait bien que le plaisir pur n'est pas la voie vers le bonheur durable. La seconde espèce de paresse est le manque de courage. On se sent impuissant, on a envie de se dire « pauvre de moi ». On se sent tellement misérable qu'on ne peut plus affronter le monde. On se met devant la télévision, on mange, on boit et on fume, en regardant une émission après l'autre sans y prêter attention. On ne parvient pas à faire prendre l'air à son manque de courage. Même si on arrive à se remonter le moral et à ouvrir la fenêtre, on le fait dans la honte. On fait un geste vers l'extérieur pour combattre sa paresse, sans perdre ce sentiment d'impuissance au fond de soi. Ce geste pour se remonter le moral et faire face reste toujours une expression de découragement. On continue à se dire à soi-même : « Je suis le pire de tous. C'est sans espoir. Hélas, je ne m'en sortirai jamais. » C'est ainsi qu'on ne se donne pas vraiment de chances. On ne sait plus comment s'aider efficacement soi-même ; on ne voit pas clairement ce qui pourrait apporter un soulagement véritable. 127 C'est le ressentiment qui caractérise la troisième forme de paresse, le « je-m'en-fichisme ». On fait un bras d'honneur au monde. C'est comme le manque de courage, mais en beaucoup plus grave. Le manque de courage recèle une espèce de douceur et de vulnérabilité tandis que le « je-m'en-fichisme » est plus agressif et plus provocant. « Le monde est bordélique. Il ne me donne pas ce que je mérite. Alors pourquoi m'en faire ? » On entre dans un bar, on y boit toute la sainte journée et si on est apostrophé par quelqu'un on déclenche une bagarre. Ou bien on ferme les rideaux, on se met au lit et on tire les couvertures sur sa tête. Si quelqu'un essaie de réconforter le malheureux que l'on est, que le ciel lui vienne en aide. On se complaît à se sentir sous-estimé et rabaissé. On ne veut trouver aucune issue. Tout ce qu'on veut c'est traîner, emberlificoté dans sa morosité. On se sert de la paresse comme moyen de vengeance. Cette espèce de paresse peut facilement se transformer en une dépression qui rend incapable de faire quoi que ce soit. Les êtres humains utilisent trois méthodes usuelles pour entrer en relation avec la paresse ou toute autre émotion gênante. Je les appelle les trois stratégies dérisoires : attaquer, donner libre cours à sa paresse et ignorer. La stratégie dérisoire qui consiste à attaquer est particulièrement populaire. Quand on constate sa paresse, on se condamne. On se critique et on s'humilie parce qu'on s'abandonne à ses aises, parce qu'on s'apitoie sur soimême ou parce qu'on ne sort pas de son lit. On se complaît dans le sentiment d'être mauvais et coupable. La stratégie dérisoire consistant à donner libre cours à sa paresse est également répandue. On justifie sa paresse et on l'applaudit même. « Je suis tout simplement 128 comme ça. Je ne mérite ni inconfort ni désagréments. J'ai une foule de raisons d'être en colère ou de dormir vingt-quatre heures par jour. » On peut être harcelé par des doutes sur soi-même et par son insuffisance, mais on se persuade de fermer les yeux sur sa propre conduite. La stratégie qui consiste à ignorer est tout à fait efficace, au moins pendant quelque temps. On se dissocie, on est distrait, on s'engourdit. On fait tout ce qu'on peut pour se distancier de la vérité nue de ses habitudes. On met en route le pilote automatique et on évite de regarder de trop près ce qu'on fait. Les pratiques de l'entraînement de l'esprit du guerrier offrent une quatrième possibilité, celle d'une stratégie éveillée, qui consiste à vivre complètement tout ce à quoi on a résisté, sans prendre la tangente par l'un des trois moyens habituels. On devient curieux de savoir ce que sont les trois espèces de paresse. Grâce à l'entraînement de la bodhichitta, on s'efforce de ne pas s'insurger contre la résistance, d'entrer en contact avec la tendresse fondamentale de notre être et son absence de territoire avant qu'il se durcisse. On fait cela avec la ferme intention de faire diminuer l'attachement au moi et d'augmenter la sagesse et la compassion. Il est important de se rendre compte qu'en temps normal on se refuse à examiner la paresse ou toute autre habitude. On veut donner libre cours à la paresse, l'éluder ou la condamner. On veut continuer à appliquer les trois stratégies dérisoires car on les associe au soulagement. On veut continuer à s'évader dans la recherche du confort, à se parler indéfiniment de son manque de courage ou à ruminer le fatalisme du « je-m'enfichisme ». 129 À un moment donné, cependant, la curiosité pourrait bien s'éveiller et on pourrait se poser des questions du type : « Pourquoi est-ce que je souffre ? Pourquoi n'y a-t-il aucune détente ? Pourquoi est-ce que mon insatisfaction et mon ennui augmentent de jour en jour ? » C'est alors qu'on peut se rappeler l'entraînement, qu'on peut se sentir prêt à vivre l'approche compatissante du guerrier et que l'instruction proposant de demeurer avec sa tendresse et de ne pas se durcir commence à faire sens. C'est ainsi qu'on se met à examiner sa paresse et qu'on en éprouve directement la qualité. On en vient à connaître sa peur des désagréments, sa honte, sa rancoeur, sa morosité et on comprend que les autres vivent la même chose. On prête attention aux histoires qu'on se raconte et on remarque comment elles sont source de raideur pour le corps. Grâce à la pratique continue, on comprend qu'on n'a plus besoin de croire à ces histoires. On a les moyens de s'ouvrir à l'énergie émotionnelle brute: ce sont le tonglen, la pratique de la méditation assise et les autres pratiques de la bodhichitta. On se met à éprouver de la tendresse quand on se rend compte que chacun est logé à la même enseigne et que nous pourrions tous être libres. La paresse n'est pas quelque chose de particulièrement horrible ou merveilleux. Elle contient, au contraire, une qualité essentielle vive qui mérite qu'on en fasse l'expérience telle qu'elle est. Peut-être pourra-t-on trouver dans la paresse quelque chose d'irritant, qui vibre. On pourrait aussi la ressentir comme terne et lourde, ou bien comme vulnérable et à vif. Quoi que l'on découvre, en l'explorant plus en détail, il n'y a rien à quoi s'accrocher, 130 rien de solide, seulement de l'énergie éveillée, qui ne repose sur aucun terrain ferme. C'est un processus qui transforme l'individu que de faire l'expérience de la paresse de façon directe et non verbale. Il libère une énergie énorme qui est bloquée en temps normal par l'habitude qu'on a de s'enfuir. C'est parce que, si on cesse de résister à la paresse, l'identité de la personne paresseuse commence à s'écrouler complètement. Sans les oeillères du moi, on entre en relation avec une perspective fraîche et une vision plus vaste. C'est ainsi que la paresse, ou tout autre démon, fait entrer la compassion dans sa vie. 17 L'ACTIVITÉ DU BODHISATTVA Comme les Bouddhas des temps anciens ont donné naissance à la bodhichitta Et ont progressé peu à peu dans l'entraînement du bodhisattva Moi aussi, pour le bénéfice des êtres, je donne naissance à la bodhichitta Et je m'entraîne petit à petit dans cette discipline. SHANTIDEVA. Peu d'entre nous se satisfont de se retirer du monde et de se contenter de travailler sur eux-mêmes. Nous voulons que notre entraînement ait des résultats tangibles et bénéfiques. C'est pourquoi le guerrier-bodhisattva fait le voeu de ne pas atteindre l'éveil pour lui seul mais pour le bien de tous les êtres. Le bodhisattva s'entraîne dans six activités traditionnelles, six moyens de mener une vie de compassion : la 132 générosité, la discipline, la patience, l'enthousiasme, la méditation et la 'prajna, qui est la sagesse inconditionnelle. De façon traditionnelle, on les appelle les six paramitas, mot sanscrit qui veut dire : passé sur l'autre rive. Chacune d'elles est une activité dont on peut se servir pour aller au-delà de l'aversion et de l'attachement, au-delà de la tendance à se laisser absorber par soimême, au-delà de l'illusion de la séparation d'avec les autres. Chaque paramita a le pouvoir de nous amener au-delà de la peur du lâcher-prise. On apprend à vivre à l'aise avec l'incertitude grâce à l'entraînement aux paramitas. Passer sur l'autre rive, c'est vivre dans l'absence de terre ferme avec le sentiment d'être pris dans un entre-deux, dans un état intermédiaire. Cette rive, on cherche à l'atteindre sur un radeau, où on lutte avec les notions de bien et de mal, et où on s'affaire à rendre solide l'illusion de terrain ferme par la quête incessante du prévisible. Et on traverse le fleuve vers l'autre rive, où l'on est libéré de l'étroitesse d'esprit et de la pensée dualiste qui caractérisent l'attachement au moi. Voilà l'image traditionnelle. L'image que je préfère, c'est celle du milieu de la rivière, quand on a perdu de vue la berge et que le radeau commence à se désintégrer. Il n'y a absolument plus rien à quoi se retenir. Du point de vue conventionnel, c'est terrifiant et dangereux. Mais un léger changement de perspective fait comprendre que c'est libérateur de n'avoir plus rien à quoi s'agripper. On peut se faire confiance : on ne se noiera pas. Ne se retenir à rien signifie qu'on peut se détendre dans un monde fluide et dynamique. La prajnaparamita est la clé de cet entraînement. Sans la prajnaparamita — ou bodhichitta inconditionnelle —, 133 on peut se servir des cinq autres activités pour se donner l'illusion d'une terre ferme. La base de la prajnaparamita est l'attention, l'examen incessant de son expérience. On s'interroge sans essayer de trouver des solutions permanentes. On cultive un esprit alerte et curieux, qui ne se satisfait pas de vues limitées ou partialeà. C'est comme être étendu sur son lit, avant l'aube, et entendre la pluie sur le toit. Ce simple bruit peut être décevant parce qu'on a prévu un pique-nique ; il peut aussi être plaisant car le jardin est tellement sec. Mais l'esprit souple de la prajna ne tire pas de conclusion bonne ou mauvaise. Il perçoit le bruit sans rien y ajouter, sans qualification de joie ou de tristesse. C'est avec cet esprit de prajna sans fixation que se pratiquent la générosité, la discipline, l'enthousiasme, la patience et la méditation, en partant de l'étroitesse d'esprit pour aboutir à la souplesse et à l'intrépidité. L'essence de la générosité, c'est le lâcher-prise. La douleur est toujours le signe qu'on s'accroche à quelque chose, en général à soi-même. Quand on se sent malheureux ou pas à la hauteur, on devient mesquin, on se cramponne de toutes ses forces. La générosité est une activité qui libère les tensions. En offrant ce qu'on peut — un dollar, une fleur, un mot d'encouragement — on s'entraîne à lâcher prise. Comme le dit Suzuki Roshi : « Donner est non-attachement, simplement ne s'attacher à rien est donner. » Il y a tant de façons de pratiquer la générosité. Le principal n'est pas tant ce qu'on donne, mais de se défaire de l'habitude de se cramponner. Il existe une pratique traditionnelle qui consiste tout bonnement à faire passer d'une main à une autre un objet qu'on chérit. Une femme que je connais a décidé de faire cadeau de tout 134 ce à quoi elle est attachée. Un homme, pour sa part, a donné de l'argent aux mendiants dans les rues pendant les six mois qui ont suivi la mort de son père. C'était sa manière à lui de travailler sur sa peine. Une autre femme s'est entraînée à se visualiser en train de donner tout ce qu'elle redoute le plus de perdre. Il y a aussi l'histoire de ce jeune couple qui décide de traiter son ambivalence vis-à-vis des mendiants en donnant chaque jour de l'argent à la première personne qui leur en demande. Ils essaient sincèrement de travailler avec leur confusion sur le problème des SDF, mais ils ont aussi un programme fixé : agir comme des gens bons et généreux, faire leur bonne action et ensuite oublier leurs sentiments conflictuels pour le reste de la journée. Donc, un matin, un ivrogne demande de l'argent à la femme de ce couple qui entre dans un magasin. Bien que ce soit le premier mendiant de la journée, il la dégoûte et elle ne veut rien lui donner. En sortant du magasin, elle lui donne vite un billet et s'éclipse à la hâte. Alors qu'elle se dirige vers sa voiture, elle entend une voix l'appeler: « Ma' am, Ma' am ! » Elle se retourne et voit l'ivrogne, qui lui dit : « Vous avez dû vous tromper ! C'est un billet de cinq dollars*. » La pratique du don montre où l'on a tendance à se retenir, à s'accrocher encore. On se lance avec des plans bien préparés mais la vie se charge de les bousiller. Le véritable lâcher-prise vient d'un mouvement de générosité. Notre perspective conventionnelle se met alors à changer. Il est facile de considérer les paramitas comme un code d'éthique rigide, comme une liste de règles. Mais le * Soit 5 à 6 euros. (N.d.T.) 135 monde du bodhisattva n'est pas si simple. La puissance des paramitas ne tient pas à ce que ce sont des commandements, c'est qu'elles mettent en question les réactions habituelles. C'est particulièrement vrai pour la paramita de la discipline. La discipline est le comportement qui diminue la souffrance. Le guerrier s'abstient de commettre de mauvaises actions, comme tuer, prononcer des paroles nuisibles, voler ou avoir une conduite sexuelle répréhensible. Mais ces directives nt sont pas gravées dans le marbre. L'essentiel c'est l'intention d'ouvrir le coeur et l'esprit. Si on fait de bonnes actions en adoptant une attitude de supériorité ou en étant violent, on ne fait qu'augmenter l'agression sur la planète. L'entraînement aux paramitas est un bon moyen d'apprendre l'humilité et l'honnêteté. À force de pratiquer la générosité, on connaît bien sa tendance à vouloir-saisir. Quand on pratique la discipline de ne pas nuire à autrui, on voit sa rigidité et son dogmatisme. Il s'agit de suivre les directives sur la conduite compatissante, dans l'esprit souple de la prajna — c'est-à-dire voir les choses sans « il faut » ou « il ne faut pas ». On ne fait pas appel à un code de bonne conduite en condamnant tous ceux qui ne le respectent pas. Si on trace une ligne au centre de la pièce et qu'on dise à tous ceux qui s'y trouvent de se placer dans la catégorie des « vertueux » ou des « non-vertueux », sera-t-on vraiment plus libéré si on se range dans les « vertueux » ? Il est probable qu'on sera simplement plus arrogant et plus orgueilleux. On trouve des bodhisattvas parmi les voleurs, les prostituées et les meurtriers. D y a une histoire bouddhiste traditionnelle qui parle de Coeur Compatissant, capitaine d'un navire, qui voyage avec cinq cents passagers, quand un pirate, nommé Lan136 cier Irrité, prend le navire à l'abordage et menace de tuer tout le monde. Le capitaine se dit alors que si le pirate les tue tous, il sèmera les graines de sa propre souffrance, immense. Poussé par la compassion envers le pirate comme envers les passagers, il tue Lancier Irrité. Dans le même ordre d'idées, il faut parfois faire un mensonge pour protéger quelqu'un. Aucun acte n'est en lui-même vertueux ou non vertueux. Le guerrier s'entraîne dans la discipline qui consiste à ne pas faire de mal, tout en sachant que la manière habile de le faire varie selon les circonstances. Quand on pratique la discipline en souplesse, on devient moins moralisateur et plus tolérant. Si on s'entraîne à la paramita de la patience, il faut commencer par être patient envers soi-même. On apprend à se détendre dans l'agitation de son énergie : l'énergie de la colère, de l'ennui ou de l'excitation. La patience demande du courage. Ce n'est pas un état de calme idéal. En fait, quand on pratique la patience, on voit beaucoup mieux son agitation. Ça me rappelle l'histoire de cet homme qui décide de s'entraîner à la patience pendant son trajet matinal quotidien. D'abord, il s'imagine y réussir magnifiquement. Il est patient quand on lui fait une queue de poisson. Il est patient quand on lui klaxonne après. Quand le trafic intense le rend anxieux et risque de le faire arriver en retard, il est capable de se détendre malgré l'agitation. Il fait merveille. 11 doit alors s'arrêter pour laisser passer une femme dans un passage protégé. Elle marche très lentement. Assis dans sa voiture, à s'exercer à la patience, il laisse passer ses pensées et entre en relation avec sa nervosité de manière aussi directe qu'il le peut. Soudain la femme se retourne, donne un coup de pied à sa voiture 137 et se met à crier après lui. À ce moment précis, il perd complètement son calme et se met à hurler après elle. Il se rappelle alors avoir entendu dire qu'en pratiquant la patience on voit bien plus clairement sa colère. Il commence à inspirer pour la femme et pour lui-même. Voilà le tableau : deux étrangers qui fulminent des reproches, et lui qui voit ce que la situation a de tendre et d'absurde à la fois. Ambitionner le succès de la paramita de la pratique, c'est courir à l'échec. Quand on abandonne l'espoir de la faire comme il faut et la crainte de la faire mal, on comprend que le gain comme la perte sont recevables. Dans les deux cas, on n'a rien à quoi se cramponner. D'un instant à l'autre on va vers l'autre rive. La paramita de l'enthousiasme est reliée à la joie. En pratiquant cette paramita, comme de petits enfants qui apprennent à marcher, on s'entraîne avec zèle mais sans avoir de but. Cette énergie joyeuse et noble n'est pas une question de chance. Elle demande un entraînement continu à l'attention et à la maitri, à la dissolution des barrières et à l'ouverture du coeur. Cet enthousiasme surgit à mesure qu'on apprend à se détendre malgré l'inexistence d'un terrain solide. On pratique ce qui s'appelle la triple pureté : ne pas faire tout un plat de celui qui agit, ni de l'action ni du résultat. Cet enthousiasme joyeux est enraciné dans l'absence d'attente, d'ambition et d'espoir de fruit. On se contente de mettre un pied devant l'autre sans se décourager quand on tombe de tout son long. On agit sans se féliciter ni se censurer, sans craindre la critique ni attendre les applaudissements. Grâce à une pratique incessante, on découvre comment franchir la frontière entre la tendance à être coincé et le réveil. Faire l'expérience directe de sentiments qu'on 138 a écartés durant de nombreuses années dépend de sa bonne volonté ; cet empressement à demeurer ouvert à ce qui nous fait peur affaiblit les habitudes d'évitement. C'est ainsi que l'attachement au moi devient plus léger et commence à s'amenuiser. La triple pureté est aussi l'essence de la paramita de la méditation. Quand on s'assied pour méditer, on abandonne l'idée du parfait méditant, de la méditation idéale et des résultats escomptés. On s'entraîne à être simplement présent. On s'ouvre complètement à la douleur et au plaisir de la vie. On s'entraîne à la précision, à la douceur et au lâcher-prise. Parce qu'on voit ses pensées et ses émotions avec compassion, on cesse de lutter contre soi-même. On apprend à reconnaître les moments où on est complètement pris et à se fier au fait qu'on peut lâcher prise. Les blocages créés par les habitudes et les préjugés commencent alors à s'écrouler. Ainsi la sagesse qu'on empêchait de passer — la sagesse de la bodhichitta — devient disponible. Voici donc les six activités du guerrier : La générosité. Donner comme voie pour apprendre à lâcher prise. La discipline. S'entraîner à ne pas causer de mal, d'une manière à la fois souple et audacieuse. La patience. S'entraîner à demeurer présent à l'agitation de son énergie et laisser les choses se développer à leur rythme. Même si l'éveil demande une éternité, on avance quand même d'instant en instant, on abandonne tout espoir de fruit et on prend plaisir au processus. L'enthousiasme joyeux. Abandonner son perfectionnisme et entrer en rapport avec la qualité vivante de chaque moment. 139 La méditation. S'entraîner à revenir à la présence ici même avec douceur et précision. La prajna. Cultiver un esprit ouvert et curieux. Grâce à ces six activités du bodhisattva, on apprend comment aller vers l'autre rive, et on fait de son mieux pour y emmener avec soi tous ceux qu'on peut trouver. 18 L'ABSENCE DE TERRAIN FERME La pratique quotidienne consiste simplement à apprendre à fond à accueillir toutes les situations, toutes les émotions et tous les êtres, et à s'y ouvrir, à faire l'expérience de tout pleinement, sans réserve mentale ni blocage, de manière à ne jamais se replier sur soi-même, ni à tout ramener à soi. Dilgo Khyentsé RINPOCHÉ. Un jour, le Bouddha rassembla ses étudiants en un lieu appelé la montagne du Pic du Vautour. C'est là qu'il présenta quelques enseignements révolutionnaires — à propos de la dimension fondamentalement ouverte de notre être, dépourvu d'une assise solide —, que la tradition appelle shunyata, bodhichitta inconditionnelle et prajnaparamita. Le Bouddha avait déjà donné des enseignements sur l'absence de terrain ferme depuis quelque temps. Un 141 grand nombre des étudiants présents à la montagne du Pic du Vautour avaient connu une expérience profonde de l'impermanence et du non-moi, de la vérité selon laquelle rien, y compris soi-même, n'est solide ni prévisible. Ils avaient compris la souffrance qui résulte de la saisie et de la fixation. C'est du Bouddha lui-même qu'ils tenaient cela ; c'est dans la méditation qu'ils en avaient vécu la profondeur. Mais le Bouddha savait que la tendance à chercher un terrain ferme est profondément ancrée en chacun. Le moi se sert de n'importe quoi pour garder l'illusion de la sécurité, y compris la croyance en l'absence de substance et la croyance au changement. Le Bouddha a fait alors quelque chose de renversant. Par les enseignements sur la prajnaparamita, il a déstabilisé complètement ses étudiants en leur faisant davantage prendre conscience de l'absence de terrain ferme. Il leur a dit qu'ils devaient laisser tomber toutes leurs croyances et que se laisser obnubiler par une quelconque description de la réalité était un piège. Ce n'était guère réconfortant à entendre. Cela me rappelle l'histoire de Krishnamurti, élevé par les théosophes pour être l'avatar. Ses aînés répétaient sans cesse aux autres étudiants que, quand l'avatar se serait complètement manifesté, ses enseignements seraient galvanisants et révolutionnaires et qu'ils bouleverseraient de fond en comble les bases mêmes de leurs croyances. C'est bien ce qui s'est passé, mais pas de la manière dont ils l'avaient prévu. Quand, finalement, Krishnamurti a été à la tête de l'Ordre de l'Étoile, il a convoqué toute la société et l'a officiellement dissoute, disant qu'elle était nuisible car elle leur procurait trop de terrain ferme. 142 L'expérience du Pic du Vautour a été quelque chose de cet ordre pour les étudiants du Bouddha. Elle a effacé toutes leurs conceptions préexistantes au sujet de la nature de la réalité. Le message principal du Bouddha, ce jour-là, était le suivant : quel que soit l'objet auquel on s'accroche, il paralyse la sagesse. Quelle que soit la conclusion à laquelle on a pu aboutir, il faut l'abandonner. Le seul moyen de comprendre à fond les enseignements de la bodhichitta, de les mettre pleinement en pratique, c'est de s'abandonner à l'ouverture inconditionnelle de la prajnaparamita, de trancher net avec patience toute tendance à s'accrocher. Pendant cet enseignement, connu sous le nom de Sutra du Coeur, le Bouddha n'a pas prononcé une seule parole. Il s'est plongé dans un état de profonde méditation et a laissé le bodhisattva de la compassion, Avalokiteshvara, faire les frais de la conversation. Ce guerrier courageux, aussi appelé Kuan-Yin, a formulé son expérience de la prajnaparamita au nom du Bouddha. L'intuition qu'il en avait ne provenait pas d'une connaissance intellectuelle mais de sa pratique. Il voyait clairement que tout est vide. Puis, un des principaux disciples du Bouddha, un moine nommé Shariputra, a commencé à poser des questions à Avalokiteshvara. C'est un point important. Même si le maître était un grand bodhisattva et que le Bouddha était de toute évidence chargé de l'enseignement, le sens profond de celui-ci n'a été révélé que grâce au questionnement. Rien n'a été accepté par complaisance ou avec une foi aveugle. Shariputra est un modèle à suivre, pour nous autres, étudiants. Il n'était pas disposé à se contenter d'accepter ce qu'il entendait, il voulait aussi savoir par lui-même 143 ce qui était vrai. I1 demande donc à Avalokiteshvara : « Comment appliquer la prajnaparamita à toutes les paroles, les actions et les pensées de ma vie ? Quelle est la clé de l'entraînement à cette pratique ? Quelle vision dois-je avoir ? » Et Avalokiteshvara lui répond par le plus célèbre des paradoxes bouddhistes : « La forme est vacuité, la vacuité est aussi la forme. La vacuité n'est autre que la forme, la forme n'est autre que la vacuité. » La première fois que j'ai entendu cela, je n'avais aucune idée de ce dont il parlait. J'ai eu un trou. Son explication, comme la prajnaparamita elle-même, est inexprimable, indescriptible, inconcevable. La forme est simplement ce qui est avant qu'on y projette ses concepts. La prajnaparamita représente un point de vue complètement neuf, un esprit sans entrave où tout est possible. La prajna est l'expression non décantée de l'oreille ouverte, de l' oeil ouvert et de l'esprit ouvert que l'on trouve chez tout être vivant. Thich Nhat Hanh traduit ce mot par « compréhension ». C'est un processus fluide, non pas quelque chose de bien déterminé et de matériel, dont on peut rendre compte ou qui peut se mesurer. Cette prajnaparamita, ce caractère inexprimable, c'est notre expérience humaine. On ne la considère pas comme un état particulièrement paisible ni troublé de l'esprit. C'est un état d'intelligence de base, ouvert, qui interroge et qui est dénué de préjugés. Qu'il se manifeste sous forme de curiosité, de confusion, de perplexité ou de détente importe peu. On s'entraîne quand on est pris au dépourvu, quand on ne sait trop quoi faire de sa vie. On s'entraîne, comme le dit Trungpa Rinpoché, à « ne pas avoir peur d'être ridicule ». On cultive une relation simple et directe avec son être, sans philosopher ni 144 moraliser ni porter de jugement. Tout ce qui surgit dans l'esprit se laisse travailler. Ainsi, quand Avalokiteshvara dit « la forme est vacuité », il se réfère à cette relation simple et directe avec l'immédiateté de l'expérience : le contact direct avec le sang, la sueur et les fleurs, avec l'amour comme avec la haine. D'abord on efface ses idées préconçues, puis il faut même abandonner la croyance selon laquelle on doit regarder les choses sans idées préconçues. On continue à se couper l'herbe sous les pieds. Quand on perçoit la forme comme vacuité, sans aucune barrière ni aucun voile, on comprend la perfection des choses telles qu'elles sont tout simplement. On peut devenir un accro de cette expérience. Elle peut nous donner un sentiment de liberté par rapport au caractère douteux de nos émotions et l'illusion que nous pouvons voguer au-dessus de la pagaille qu'est notre vie. Mais « la vacuité est aussi la forme » inverse les données. Le vide se manifeste continuellement en tant que guerre et paix, douleur, naissance, vieillesse, maladie et mort, et joie aussi. On est mis au défi de rester en contact avec le coeur qui bat dans tout être qui vit. C'est pourquoi on s'entraîne aux pratiques de la bodhichitta relative, des quatre incommensurables et du tonglen. Elles nous aident à nous engager à fond dans le vif de la vie avec l'esprit ouvert et clair. Les choses sont aussi bonnes et aussi mauvaises qu'elles le paraissent. Pas besoin d'y ajouter quoi que ce soit. Imaginez un dialogue avec le Bouddha. Il pose la question suivante : « Comment percevez-vous la réalité? » et on répond honnêtement: « Je la perçois comme distincte de moi et solide. » Et il dit : « Non, regardez plus à fond. » 145 On s'en va donc méditer et on considère sincèrement cette question. On retourne voir le Bouddha et on lui lance : « Je connais la réponse maintenant. La réponse c'est que rien n'est solide, tout est vide. » Et il rétorque: « Non. Regardez plus à fond. » On dit : « Mais c'est impossible. C'est l'un ou l'autre : ou c'est vide ou ça ne l'est pas, exact? » et il dit: « Non. » S'il s'agissait de son patron, peut-être qu'on s'en moquerait, mais c'est le Bouddha et on pense : « Il faut peut-être que je m'accroche un peu et que j'aille au-delà de l'irritation de ne recevoir aucune gratification. » On médite donc et on considère la question ; on en discute avec ses amis. À la prochaine rencontre avec le Bouddha, on dit : « Je crois pouvoir répondre à votre question. Toute chose est à la fois vide et non vide. » Et il répond : « Non. » Vous pouvez me croire, on se sent alors tout à fait dépourvu de terrain ferme, c'est-à-dire secoué de fond en comble. C'est inconfortable de ne pouvoir trouver de terrain sous ses pieds. Mais le processus consiste ici à démystifier: bien qu'on soit irrité et anxieux, on s'approche de la vision de la nature véritable et fluide de l'esprit. Comme tout ce qu'on obtient du Bouddha c'est « non », on rentre chez soi et on consacre l'année suivante à essayer de trouver la réponse à cette énigme. C'est comme un koan zen. Plus tard, on revient et on dit : « Bon. Il n'y a qu'une seule autre réponse possible. La nature de la réalité c'est qu'elle n'a ni existence ni inexistence. Ce n'est ni forme ni vacuité. » On est content de soi ! C'est une magnifique réponse dépourvue d'assise solide. Mais le Bouddha dit: « Non, c'est une compréhension trop limitée. » Il se peut qu'à cet instant son « non » cause un tel choc qu'on fasse 146 l'expérience de l'esprit grand ouvert de la prajnapàramita, l'esprit qui ne se satisfait d'aucun endroit de repos. Après que Avàlokiteshvara a dit à Shariputra : « La forme est la vacuité, la vacuité est aussi forme », il va plus loin encore, en indiquant qu'il n'y a rien à quoi s'accrocher, pas même les enseignements du Bouddha : ni les trois marques de l'existence, ni la souffrance, ni la cessation de la souffrance, ni l'emprisonnement, ni la libération. L'histoire raconte encore que beaucoup d'étudiants ont été tellement sidérés par ces enseignements qu'ils en ont fait une crise cardiaque. Un maître tibétain suggère que, plus vraisemblablement, ils ont pris la porte. Comme les théosophes avec Krishnamurti, ils n'ont pas voulu entendre ça. Tout comme nous. On n'aime pas voir ses hypothèses de base remises en question. C'est trop menaçant. Bien sûr, si cet enseignement avait été celui du seul Avalokiteshvara, les étudiants auraient pu tenter de trouver une explication logique à leurs craintes. « Il ne s'agit que d'un guerrier sur la voie, qui n'est pas tellement différent de nous. Bien sûr, il est très sage et très compatissant, mais on sait qu'il s'est déjà trompé. » Mais le Bouddha était assis là au milieu, absorbé dans une profonde méditation, et cet exposé sur la façon de demeurer dans la prajnaparamita lui plaisait visiblement. Il n'y avait aucun moyen de sortir de ce dilemme. Ensuite, inspiré par les questions de Shariputra, Avalokiteshvara continue. Il enseigne que, quand on comprend qu'il n'y a pas de réalisation finale, ni de réponse ultime ou d'endroit où s'arrêter, quand l'esprit est libéré des émotions conflictuelles et de la croyance en la séparation, alors la peur disparaît. Quand j'ai entendu ça, il y 147 a de nombreuses années, bien avant que ne s'éveille en moi le moindre intérêt pour une voie spirituelle, quelque chose a fait tilt : je voulais absolument en savoir plus à propos de ce « la peur disparaît ». Cette instruction sur la prajnaparamita est un enseignement sur le courage. Dans la mesure où on cesse de lutter contre l'incertitude et l'ambiguïté, on dissout sa peur. Le synonyme de courage total est éveil total, soit une interaction sans réserve avec son monde où l'esprit reste ouvert. On s'entraîne à progresser patiemment dans cette direction. En apprenant à se détendre sans terrain ferme, on entre peu à peu en relation avec l'esprit qui ne connaît pas la peur. Ensuite Avalokiteshvara proclame la quintessence de la prajnaparamita, l'essence de l'expérience de l'herbe qui nous est coupée sous les pieds, l'essence d'un état d'esprit intrépide et ouvert. Elle vient sous la forme d'un mantra : cim GATE GATE PARAGATE PARASAMGATE BODHI SVAHA. De même qu'une graine contient l'arbre, ce mantra contient la totalité des enseignements sur la capacité de résider dans la prajnaparamita, dans l'état de courage. Trungpa Rinpoché en fait la traduction suivante : « 0M, allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà, éveillé, ainsi soit-il. » C'est la description d'un processus, d'un voyage, dans lequel on ne cesse de s'éloigner de plus en plus. On peut dire aussi : « 0M, absence de terrain, absence de terrain, encore plus d'absence de terrain, audelà même de l'absence de terrain, complètement éveillé, ainsi soit-il I » Peu importe l'endroit où on se trouve sur la voie du bodhisattva, qu'on vienne de commencer ou qu'on la 148 pratique depuis des années, on avance toujours plus dans l'absence de terrain ferme. L'éveil n'est pas la fin de quoi que ce soit. L'éveil, ou être complètement éveillé, n'est que le début d'une pénétration complète dans on ne sait quoi. Quand le grand bodhisattva a terminé son enseignement, le Bouddha est sorti de sa méditation et a dit : « C'est bien, c'est bien ! Avalokiteshvara, tu l'as exprimé parfaitement. » Et les auditeurs qui n'étaient pas partis ou qui n'étaient pas morts de crise cardiaque se réjouirent d'avoir entendu cet enseignement sur la manière d'aller au-delà de la peur. 19 LA NÉVROSE INTENSIFIÉE Le « secret » de la vie qu'on cherche tous se résume à ça: acquérir, par la méditation assise et la pratique quotidienne, le pouvoir et le courage de revenir à cette chose dont on s'est caché toute sa vie, se détendre dans l'expérience physique de l'instant présent, même si c'est une sensation d'humiliation, d'échec, d'abandon ou d'injustice. Charlotte JOKO BECK. Quand on parle de reposer dans la prajnaparamita, dans la bodhichitta inconditionnelle, qu'est-ce qu'on se demande à soi-même ? On est incité à demeurer ouvert à l'instant présent dépourvu de terrain, à être partie prenante de son expérience, sans armure. On n'est certainement pas tenu de croire que tout se passera très bien. Il faut être audacieux pour aller dans une direction où il n'y a rien à quoi s'accrocher. Au début, cela ne se déroule 150 pas comme une aventure palpitante, merveilleuse et pleine de vie. Combien de gens sont prêts à laisser tomber leurs habitudes et leurs tendances au confort quasi instinctives ? On peut supposer que, si on s'entraîne à la bodhichitta, les schémas habituels vont se modifier et que, jour après jour, mois après mois, on aura l'esprit plus ouvert, plus souple, plus proche de celui d'un guerrier. Mais, ce qui arrive en fait avec une pratique continue, c'est que les habitudes s'accentuent. Dans le bouddhisme vajrayana cela s'appelle « la névrose intensifiée ». On ne le fait pas exprès. Ça se passe comme ça, c'est tout. On respire le parfum de l'absence de terrain et, malgré son souhait de demeurer ouvert et souple, on se cramponne à ses habitudes. C'est l'expérience de tous ceux qui ont jamais emprunté la voie de l'éveil. Tous ces gens éveillés, souriants, qu'on voit sur des images ou qu'on rencontre, ont dû faire face à leurs névroses dans toute leur splendeur, et à leurs stratégies de recherche de terrain ferme. Quand on cesse de se traiter régulièrement de tous les noms possibles ou de se congratuler, on fait là quelque chose d' extrêmement courageux. On glisse lentement vers l'état d'ouverture, mais pas question de se raconter d'histoires, on avance vers un lieu sans poignées, ni marchepieds, ni gardefous. On peut appeler ça une libération, mais pendant longtemps ça ressemble plutôt à de l'insécurité. Permettez-moi de donner quelques exemples de névroses intensifiées qui se développent en fait à cause de la pratique. Par exemple, faire naître un nouveau scénario d'auto-dénigrement, basé sur des idéaux spirituels. On se sert de la pratique pour renforcer sa mentalité de pauvre : l'entraînement du guerrier n'est qu'un 151 moyen supplémentaire de voir qu'on n'est jamais à la hauteur. Si on s'entraîne pour être un « bon » guerrier ou pour ne pas être une « mauvaise » personne, alors la pensée se maintiendra aussi polarisée, aussi coincée dans le juste et le faux qu'elle l'était auparavant. On utilisera l'entraînement contre soi-même, en essayant de sauter au-dessus des problèmes qu'on fuit, pour atteindre un état idéal où tout se passe comme il faut. Je ne veux surtout pas dire par là que ce cas soit inhabituel. Soyez les bienvenus dans la race humaine. Mais, grâce à l'entraînement, on peut commencer à voir clairement ce qu'on fait et se mettre à s'interroger de manière compatissante sur sa propre démarche. D'un point de vue psychologique, que se passe-t-il ? Est-ce qu'on ne se sent pas à la hauteur ? Est-ce qu'on continue à croire à ses éternels vieux mélodrames ? Il y a aussi le scénario opposé. On peut se servir de son entraînement pour se croire supérieur aux autres, pour augmenter son sentiment d'être exceptionnel. On est courageux de faire cet entraînement. On donne une nouvelle direction à sa vie. On est fier de faire quelque chose d'aussi rare dans le monde. On se sert de la pratique et des enseignements pour édifier sa propre image et accroître son arrogance et son orgueil. Une autre névrose qui peut se renforcer est la tendance à fuir. On souhaite se débarrasser de son bagage inutile, mais, ce faisant, on utilise les enseignements eux-mêmes pour prendre ses distances des aspects instables et chaotiques de sa vie. Pour fuir la réalité d'avoir un partenaire alcoolique, d'être accro à la marijuana ou de se retrouver une fois de plus dans une relation de violence, on s'entraîne en toute bonne foi pour apprendre à se détendre 152 dans l'espace, l'ouverture et la chaleur. On essaie de se servir de son entraînement spirituel pour éviter la nausée. Au fond, on va employer ses moyens habituels de se récupérer en plein dans la pratique de la bodhichitta, en plein dans l'entraînement qui consiste à ne pas se récupérer. Si on veut se faire une idée de ses habitudes, on peut examiner les rapports qu'on entretient avec sa pratique, avec les enseignements et avec le maître. Est-ce qu'on s'attend à ce que ses besoins soient satisfaits de la même manière que dans n'importe quelle relation névrotique ? Est-ce qu'on utilise la spiritualité pour contourner ce qui fait peur ? Il est facile de ne pas se rendre compte qu'on continue à chercher un terrain ferme avec les mêmes vieilles méthodes. Si on essaie, non sans hésitation, de sortir de son cocon, on ne peut pas échapper à la peur et au cramponnement à ce qui est familier. Si on n'a pas une patience et une douceur sans défaut envers ce processus inéluctable, on n'aura jamais la confiance de croire qu'il est sage et compatissant de se détendre dans l'état de nonmoi. On doit peu à peu faire naître la confiance dans l'idée que lâcher prise libère. On s'entraîne continuellement dans la maitri. Il faut du temps pour acquérir l'enthousiasme de désirer savoir ce qu'on ressent vraiment quand on demeure dans l'ouverture. La première étape, c'est de comprendre que la crainte ou le malaise psychologique peuvent n'être que le signe qu'on se défait de ses habitudes anciennes et qu'on s'approche de l'état ouvert naturel. Trungpa Rinpoché a dit que les guerriers sur la voie de l'éveil sont dans un état d'anxiété constant. Pour ma part, j'ai constaté que c'était vrai. Au bout d'un certain temps, j'ai compris 153 que, l'état d'instabilité ne disparaissant pas, je ferais aussi bien de me mettre à le connaître. Quand l'attitude envers la peur devient plus accueillante et plus curieuse, les choses changent du tout au tout. Au lieu de passer sa vie crispé, comme si on était assis dans le fauteuil du dentiste, on apprend qu'on peut entrer en rapport avec la fraîcheur du moment et se détendre. La pratique est une investigation menée avec compassion sur ses humeurs, ses émotions et ses pensées. Cette investigation compatissante sur ses réactions et ses stratégies est essentielle sur la voie de l'éveil. On est encouragé à manifester sa curiosité envers les névroses qui vont vouloir rappliquer ferme quand ses mécanismes d'adaptation commencent à voler en éclats. C'est ainsi qu'on en arrive là où on cesse de croire à ses mythes personnels, où on n'est plus toujours en opposition avec soi-même, à résister constamment à sa propre énergie. C'est ainsi qu'on apprend à demeurer au coeur de la prajnaparamita. C'est une pratique continue. Depuis l'instant où l'on commence cet apprentissage du bodhisattva jusqu'à ce qu'on fasse entièrement confiance à la liberté de son esprit inconditionnel et sans préjugés, on s'abandonne, moment après moment, à tout ce qui se passe. Avec précision et douceur, on abandonne ses chères habitudes qui font qu'on se considère soi-même ou qu'on considère les autres de telle ou telle manière, ses chères habitudes de tout maîtriser, ses chères habitudes de bloquer la bodhichitta. On le fait encore et 'toujours pendant de nombreuses années, pleines de difficultés et de sources d'inspiration et, ce faisant, on acquiert le goût de ne plus avoir de terrain ferme. 20 QUAND ÇA SE GÂTE Ne te laisse pas influencer par les circonstances extérieures. Slogan de l'entraînement de l'esprit d'ATIsHA. Le conseil le plus direct pour éveiller la bodhichitta est le suivant : faites votre pratique, sans causer de mal à personne, ni à vous-même ni aux autres, et faites chaque jour ce que vous pouvez pour être utile. Si on prend à coeur ce principe et qu'on le met en pratique, on va probablement se rendre compte que ce n'est pas aussi facile qu'on le croit. Avant même qu'on s'en rende compte, on peut se sentir provoqué par quelqu'un et, directement ou indirectement, on a causé du mal. C'est pourquoi, quand notre intention est sincère mais que ça tourne mal, la plupart d'entre nous ont besoin d'aide. On pourrait mettre à profit une instruction de base sur la manière de se calmer et d'inverser les habitudes bien ancrées de se débattre et de rejeter la responsabilité sur les autres. 155 - Les quatre méthodes pour rester en selle fournissent précisément cet appui nécessaire pour développer la patience de rester ouvert à ce qui se passe au lieu d'agir en pilotage automatique. Ces quatre méthodes sont : 1.Ne pas installer la cible où décocher une flèche. 2. Entrer en relation avec le coeur. 3. Prendre les obstacles comme maîtres. 4. Regarder tout ce qui se produit comme un rêve. D' abord, si on n'a pas installé la cible, elle ne peut pas être atteinte par une flèche. Cela veut dire que chaque fois qu'on se venge en paroles ou en actions agressives, on renforce l'habitude de la colère. Tant qu'on agira ainsi, une abondance de flèches croisera notre chemin à coup sûr. On deviendra de plus en plus irrité par les réactions d'autrui. Chaque fois qu'on est provoqué, pourtant, on a une chance d'agir différemment. On peut renforcer les vieilles habitudes en installant la cible ou les affaiblir en restant en selle. Chaque fois qu'on arrive à rester tranquillement en méditation au milieu de l'agitation et de la chaleur que provoque la colère, on s'apprivoise et on s'affermit. C'est l'instruction qui a trait au développement de la racine du bonheur. Chaque fois qu'on agit sous l'emprise de la colère, ou qu'on la refoule, on fait croître son agressivité ; on se met à ressembler de plus en plus à une cible ambulante. Puis, avec les années, presque tout se met à nous horripiler. C'est ça la clé pour comprendre, de façon tangible et personnelle, comment on sème les graines de la souffrance. C'est la première méthode : se rappeler que c'est soimême qui a installé la cible et qu'on est le seul à pouvoir la retirer. Il faut comprendre que si on reste en selle 156 quand on a l'intention d'user de représailles, ne serait-ce qu'un bref instant, on commence à dissoudre une habitude d'agressivité qui ne cessera jamais de faire du mal à soi-même et aux autres, si on le lui permet. La deuxième méthode consiste à entrer en relation avec son coeur. Dans les moments de colère, on peut entrer en contact avec la douceur et la compassion qu'on a déjà. Quand une personne qui a perdu la tête nous fait du mal, il est facile de voir qu'elle ne sait pas ce qu'elle fait. On peut entrer en contact avec son propre coeur et ressentir de la tristesse parce qu'elle a perdu la maîtrise d'elle-même et qu'elle se cause du tort en faisant du mal aux autres. Il se peut aussi que, tout en éprouvant de la peur, on ne ressente ni haine ni colère à son endroit. On peut même se sentir, au contraire, inspiré à l'aider si c'est possible. En fait, un cinglé est beaucoup moins fou qu'une personne saine d'esprit qui fait du mal, car cette personne soi-disant saine d'esprit a le potentiel qui lui permet de se rendre compte qu'en agissant de manière agressive elle sème les graines de sa propre confusion et de sa frustration. Son agressivité présente renforce les habitudes d'agression futures, qui en deviennent encore plus intenses. Elle crée de toutes pièces son propre mélodrame à l'eau de rose. C'est se condamner à une vie pénible et solitaire. Celui ou celle qui fait du mal obéit à des modes de comportement qui ne cessent de produire plus de souffrance. C'est donc la deuxième méthode : entrer en relation avec son coeur. Il faut se rappeler qu'il n'est pas nécessaire de provoquer encore plus la personne qui fait du mal, et c'est la même chose pour soi. Il faut reconnaître 157 que des millions d'êtres humains comme soi-même brûlent du feu de l'agression. Nous pouvons méditer sur l'intensité de la colère et en laisser l'énergie nous rendre plus humble et plus compatissant. La troisième instruction consiste à considérer les difficultés comme des maîtres. S'il n'y a aucun martre pour nous donner des conseils directs et personnels sur la manière d'arrêter de faire du mal, n'ayez crainte ! La vie elle-même fournira des occasions pour apprendre à rester en selle. Sans le voisin complètement dépourvu d'égards, où trouverait-on la possibilité d'exercer sa patience ? Sans le tyranneau du bureau, comment auraiton l'opportunité de connaître l'énergie de la colère si intimement qu'elle en perd son pouvoir destructeur ? Le maître est toujours avec nous. Le maître nous montre toujours là où nous en sommes : il nous encourage à ne pas parler ou agir de la même vieille façon névrotique, il nous encourage aussi à ne pas réprimer nos émotions ni à nous dissocier d'elles, il nous encourage à ne pas semer les graines de la souffrance. Alors, face à cette personne qui nous menace ou nous insulte, allons-nous user de représailles, comme nous l'avons déjà fait cent mille fois, ou allons-nous nous montrer plus intelligent et savoir enfin rester en selle ? Au moment même où on est prêt à piquer une crise ou à filer en douce, on peut se rappeler qu'on est un guerrier en formation, à qui on a appris à méditer avec l'agitation et le malaise. Le défi, c'est de demeurer et de se détendre là où l'on est. Quand vient le temps de suivre ces instructions, ou toute autre instruction, le problème c'est qu'on a tendance à être trop sérieux et trop rigide. On est tendu et 158 crispé face à une pratique où on essaie d'être détendu et patient. C'est ici qu'intervient la quatrième instruction : il est utile d'envisager la personne en colère, la colère ellemême et l'objet de cette colère comme s'il s'agissait d'un rêve. On peut considérer sa vie comme un film dont on est, provisoirement, l'acteur principal. Au lieu de donner une grande importance à la situation présente, on peut réfléchir à son caractère dénué d'essence. On peut prendre le temps de la réflexion et se demander : « Qui est ce moi monolithique qui est tellement blessé ? Et qui est cet autre qui peut déclencher ainsi mes réactions ? Que sont ces louanges et ces blâmes, qui m'attrapent comme un poisson à un hameçon ou comme une souris au piège ? Comment se fait-il que ces circonstances aient le pouvoir de me propulser de l'espoir à la peur, du bonheur à la tristesse, comme une balle de ping-pong ? » On pourrait prendre beaucoup moins au sérieux tout le plat qu'on fait avec le conflit, le moi et l'autre. Considérez ces circonstances extérieures, ces émotions et cet immense sentiment du moi, comme temporaires et dépourvus d'existence, comme un souvenir, un film ou un rêve. Quand on s'éveille, on sait que les ennemis de ses rêves ne sont qu'illusion. S'en rendre compte coupe net la panique et la peur. Quand on se trouve pris au piège de l'agression, on peut se rappeler qu'il n'y a aucun fondement pour se débattre contre elle ou la réprimer. Il n'y a aucun fondement à la haine ou à la honte. Le moins qu'on puisse faire c'est de remettre en cause ses hypothèses. Est-il possible, qu'on soit réveillé ou endormi, qu'on ne fasse que se déplacer d'un état pareil au rêve à un autre état semblable ? 159 Ces quatre méthodes pour inverser le processus de la colère et apprendre à se montrer un peu plus patient nous viennent des maîtres Kadainpa, qui vivaient au me siècle au Tibet. Ces instructions ont encouragé les bodhisattvas novices du passé et elles sont tout aussi utiles aujourd'hui. Ces mêmes maîtres Kadampa conseillent de ne pas lambiner. Ils nous pressent d'appliquer tout de suite ces instructions, ce jour même, dans la situation où on se trouve, sans se dire : « Je vais essayer ça plus tard, quand j'aurai un peu plus de temps. » 21 L'AMI SPIRITUEL La fonction véritable d'un ami spirituel est de vous insulter. Chôgyam Trungpa RINPOCHÉ. Les aspirants guerriers ont besoin de quelqu'un qui les guide: un guerrier chevronné, un maître, un ami spirituel, quelqu'un qui connaisse bien le territoire et qui puisse les aider à trouver leur chemin. Il y a différents niveaux de relation maitre-élève. Pour certains, il suffit de lire un livre ou d'écouter l'enseignement d'un maître particulier. D'autres peuvent vouloir être les élèves de ce maitre et recevoir des conseils à l'occasion. Ce genre de relation est précieux pour beaucoup d'entre eux. Il est rare, toutefois, qu'au début de leur relation avec le martre les élèves soient prêts à un engagement plus poussé, où ils travailleraient à fond sur ce qui les empêche de s'ouvrir. Peu de gens éprouvent suffisamment de confiance en quelqu'un d'autre pour être vus sans masque, ou raffoler de ce genre d'expérience. On fait bien de ne pas se 161 précipiter, d'ailleurs, dans une telle relation avant d'avoir acquis la maitri envers soi-même et d'avoir l'assurance que le maître qu'on choisit est digne de confiance. Ce sont les préalables à un engagement plus profond envers un maître spirituel. En 1974, quand j'ai demandé à Trungpa Rinpoché si je pouvais être son élève, je n'étais pas prête à entrer dans une relation inconditionnelle. Mais, pour la première fois de ma vie, j'avais rencontré quelqu'un qui n'était pas pris à un piège quelconque, quelqu'un dont l'esprit était toujours présent. Je me suis rendu compte que, grâce à ses conseils, je pourrais arriver à en faire autant. J'ai été attirée par lui parce que je ne pouvais pas le manipuler; il savait couper court aux lubies des uns et des autres. Je sentais cette faculté de trancher net comme une menace, mais aussi comme une source de fraîcheur. Il m'a quand même fallu des années pour acquérir assez de confiance et de maitri envers moi-même pour m'abandonner complètement à cette relation. I1 faut du temps pour s'approcher de quelqu'un de si redoutable pour le moi. La relation avec un maître se transforme en confiance et en amour inconditionnels, ou bien elle n'évolue pas. Il faut faire confiance au processus. Dans les deux cas cette relation au maître incite à faire confiance à sa propre bonté primordiale. Elle enseigne à être constant avec soi-même. Dans la tradition du guerrier, on dit que le maître comme l'élève sont complètement éveillés et qu'il peut y avoir une rencontre des esprits de l'un et de l'autre. Le rôle du maître est d'aider l'élève à prendre conscience que son esprit éveillé et celui du maître ne font qu'un. À un moment donné, il se produit un changement d'allégeance important. Au lieu de toujours s'identifier 162 à sa névrose, on commence à croire à son intelligence de base et à sa bienveillance. C'est un changement significatif. Sans cette confiance fondamentale en soi, il est impossible d'aller plus loin avec un maître. Une fois prêt à entrer dans une relation inconditionnelle, cette situation enseigne comment être constant en toutes circonstances. S'engager envers quelqu'un à un tel niveau nous prépare à rester ouvert non seulement au maître mais aussi à la totalité de notre expérience. Le maitre est un être humain de chair et d'os et non un idéal spirituel. Dans cette relation, comme dans toute autre, on va vivre des choses qu'on aime et d'autres qu'on n'aime pas. On peut se trouver plongé au beau milieu du chaos et de l'insécurité. La relation montrera si on a le coeur assez vaste pour accueillir toute la gamme de ce qu'apporte la vie et pas seulement la partie qu'on approuve. On est capable de constance envers le monde tel qu'il est, avec toute sa violence et sa tendresse, avec sa cruauté et ses moments de courage, dans la mesure où on est capable de constance envers son maître spirituel. On constate qu'on s'ouvre au monde d'une manière qu'on n'avait jamais crue possible. La formation du bodhisattva incite à vivre sa vie passionnément, à ne considérer aucune émotion ni action indignes d'amour et de compassion et à ne considérer aucune personne ni aucune situation inacceptables. C'est pourquoi cette voie exige de la discipline et requiert des conseils. Jusqu'où est-on prêt à suivre ces conseils, voilà la question. En l'absence d'un ensemble précis et déterminé de règles, on a besoin de quelqu'un capable de montrer quand on déraille, de quelqu'un qu'on écoute. Quoi qu'on fasse, le maître est extraordinairement adaptable et fidèle au processus de l'éveil de l'élève. Ce 163 marre guerrier agit comme un miroir qui expose à l'élève son esprit avec une précision gênante. Plus on a confiance en soi et dans le maître, et plus on laisse ce jeu de miroir se produire. Peu à peu, on arrive à permettre à toute personne rencontrée d'être son maître. On s'aperçoit qu'on est plus à même de comprendre ce slogan qui sert à entraîner son esprit : « Sois reconnaissant envers tous. » Cependant, il ne faut pas croire que le maître détient toute la sagesse et qu'on n'en a aucune. Il y a beaucoup trop d'espoir et de peur dans ce scénario. Si on m'avait conseillé de ne jamais remettre en cause mes maîtres, je n'aurais pas été élève bien longtemps. On m'a toujours incitée à utiliser mon sens critique et à exprimer mes inquiétudes sans crainte. En fait, on m'a conseillé de remettre en cause l'autorité et les règles. Il est important de comprendre que l'esprit du maître et celui de l'élève se rencontrent, non pas en faisant du maître la personne qui a tout juste ou tout faux, mais dans l'ambiguïté entre ces deux points de vue, dans la capacité à intégrer l'incertitude et le paradoxe. Autrement l'adulation ne peut que basculer dans la désillusion. On file quand le maître ne répond pas aux idées préconçues qu'on peut avoir. On n'aime pas ses idées politiques, ou qu'il mange de la viande, boive de l'alcool ou fume des cigarettes. On se tire parce qu'on n'apprécie pas tel ou tel changement dans la politique de l'organisation ou parce qu'on se sent incompris et délaissé. On s'accroche pour la durée d'une lune de miel, en dotant la relation de tous les désirs d'être aimé dans l'absolu et sans ambiguïté. Puis, inévitablement, les attentes sont déçues, les problèmes émotionnels non résolus surgissent. On se sent manipulé, trahi, désillusionné. On ne veut pas éprouver ces sentiments pénibles et on s'en va. 164 L'essentiel c'est toujours la manière dont on travaille avec son esprit. Quand on s'enferme dans des opinions bien solides de justification ou de blâme, l'esprit devient très petit. Se fermer définitivement, sous quelque forme que ce soit, intensifie la souffrance. Nos opinions bien solides peuvent prendre la forme de : « Le maître est parfait et ne peut faire que du bien » ou : « C'est un charlatan et il ne faut jamais lui faire confiance. » Ce sont deux façons de figer son esprit. On adore parler de l'esprit vaste, ouvert, totalement clair et spacieux. Mais peut-on rester avec l'ouverture qui se présente quand son rêve s' écroule ? Même si on décide de quitter un maître, si on peut rester avec la douleur et la déception sans se justifier ni se condamner, alors ce maître nous a bien instruit. Pratiquer dans de telles conditions peut être l'exemple ultime du slogan : « Si tu peux pratiquer même distrait, tu es bien entraîné. » En travaillant avec un ami spirituel, on apprend à aimer sans limites, à aimer et être aimé sans condition. On n'a pas l'habitude de ce genre d'amour. C'est ce qu'on désire tous mais qu'on a tous du mal à donner. Pour ma part, j'ai appris à aimer et à être aimée en observant mon maitre. Quand j'ai vu à quel point il aimait les autres de façon inconditionnelle, j'ai commencé à croire qu'il pouvait aussi m'aimer. J'ai vu par moi-même ce que signifie ne jamais abandonner quelqu'un. Dans cet ordre d'idées, il est arrivé un jour quelque chose qui m'a profondément affectée. Un des étudiants de longue date de Trungpa Rinpoché, Joe, avait des difficultés émotionnelles, et il posait des problèmes à tout le monde. Rinpoché semblait ne pas tenir compte des plaintes des autres étudiants au sujet du comportement 165 agressif de Joe. Mais, quand Rinpoché l'a vu donner un violent coup de poing à une femme et la gifler, il a hurlé: « Dehors ! Va-t'en tout de suite ! Je ne veux plus te revoir ! » Joe est sorti, bouleversé. Les autres étudiants se sont réunis autour de Rinpoché, pour lui dire : « Nous sommes si contents que vous vous soyez débarrassé de Joe. Il a fait cette chose épouvantable hier et ce truc horrible ce matin... Merci de l'avoir renvoyé. » Rinpoché s'est redressé de toute sa taille et a répondu : « Je crois que vous vous méprenez. Joe et moi sommes les meilleurs amis du monde. » Je crois que Trungpa Rinpoché se serait jeté sous un train fonçant à toute allure s'il avait pensé que cela pouvait nous aider à atteindre l'éveil. L'engagement inconditionnel envers soi-même et les autres, c'est ça l'amour sans limites. L'amour du maître pour l'élève se manifeste sous forme de compassion. L'amour de l'élève pour le maître s'appelle dévotion. C'est cette chaleur mutuelle, ce lien du coeur qui permet la rencontre des esprits. C'est ce genre d'amour qui apprivoise les êtres indomptables et aide les aspirants bodhisattvas à aller au-delà de leur terrain familier. La relation avec l'ami spirituel nous incite à sortir intrépide et à explorer le monde phénoménal. 22 L'ENTRE-DEUX Le secret du zen tient en deux mots : pas toujours ainsi. Shunryu Suzuki ROSHI. Il faut un certain entraînement pour mettre sur le même pied le lâcher-prise complet et le bien-être. Mais, en fait, « n'avoir rien à quoi s'accrocher » est la racine du bonheur. Accepter qu'on n'exerce pas de contrôle sur les situations procure un sentiment de liberté. Aller vers ce qu'on aimerait le plus éviter rend les barrières et les boucliers perméables. Cela peut conduire à avoir l'impression de « ne plus savoir à quel saint se vouer », au sentiment d'être pris dans l'entre-deux. D'un côté, on en a par-dessus la tête de rechercher le bien-être dans la nourriture, l'alcool, le tabac ou le sexe ; on est saturé aussi des croyances, des idées et des « ismes » en tout genre. D'un autre côté, on aimerait croire que le bien-être extérieur peut donner un bonheur durable. 167 C'est dans cet entre-deux que le guerrier passe beaucoup de temps à devenir adulte. On donnerait n'importe quoi pour jouir de la satisfaction qu'on retirait d'habitude à manger une pizza ou à regarder une vidéo. Cependant, même si ces activités peuvent procurer du plaisir, on s'est aperçu qu'en regard des souffrances qu'il faut vivre, manger de la pizza ou regarder une vidéo ne font pas le poids. On remarque surtout cela quand tout s'effondre. Si on vient juste d'apprendre qu'on a un cancer, manger une pizza ne réconforte guère. Si quelqu'un qu'on aime vient de mourir ou de partir, les lieux extérieurs où l'on va chercher du réconfort semblent pâlichons et éphémères. On dit bien des choses sur la souffrance résultant de la recherche du plaisir et sur la futilité de s'obstiner à fuir la souffrance. On entend aussi parler de la joie de s'éveiller, de comprendre son inter-relation avec le monde, de faire confiance à l'ouverture du coeur et de l'esprit. Mais on ne parle pas tellement de cet entre-deux, lorsqu'on ne parvient plus à retirer du monde extérieur son bon vieux confort et qu'on n'éprouve pas non plus un sentiment continuel d' équanimité et de chaleur. L'anxiété, le chagrin et la tendresse sont les marques de l'entre-deux. D'habitude, c'est le genre d'endroit qu'on cherche à éviter. La difficulté, c'est de demeurer en plein milieu, au lieu de se mettre à lutter et de se plaindre. La difficulté c'est de se laisser attendrir, au lieu d'être plus rigide et plus effrayé. Connaître à fond le sentiment indigeste d'être au milieu de nulle part ne fait qu'attendrir le coeur. Quand on a assez de courage pour rester au milieu, la compassion surgit spontanément. Lorsqu'on ne sait pas, lorsqu'on n'espère pas et lors168 qu'on n'agit pas comme si on savait ce qui se passe, on commence à avoir accès à sa force intérieure. Il est pourtant raisonnable de désirer une espèce de soulagement. Si nous pouvons rendre la situation bonne ou mauvaise, si on arrive à mettre le doigt dessus, nous sommes alors en terrain familier. Mais quelque chose a chamboulé nos habitudes et souvent elles ne marchent plus. Peu à peu, il nous est plus facile de rester avec l'énergie fugace que de l'extérioriser ou de la réprimer. Cet endroit tendre, ouvert à l'infini, s'appelle la bodhichitta. Rester avec elle guérit. Elle permet d'abandonner l'importance que nous nous donnons à nous-même. C'est ainsi que le guerrier apprend à aimer. C'est exactement ainsi qu'on s'entraîne chaque fois qu'on médite. On voit ce qui surgit, on le reconnaît avec douceur et on lâche prise. Les pensées et les émotions surgissent et disparaissent. Ceriaines sont plus convaincantes que d'autres. En général, ces sentiments bouleversants rendent si mal à l'aise qu'on ferait n'importe quoi pour les faire disparaître. On s'encourage plutôt avec bienveillance à rester avec son énergie agitée en revenant à la respiration. C'est l'entraînement de base à la maitri qu'on n'a qu'à poursuivre, pour continuer à ouvrir son coeur. - Pour demeurer dans l'entre-deux, il faut apprendre à intégrer le paradoxe qu'est l'existence d'une chose bonne et mauvaise à la fois, d'un être fort et aimant, mais aussi acariâtre, crispé et mesquin. Dans les pénibles moments où on n'est pas à la hauteur de ses propres normes, estce qu'on se condamne soi-même ou est-ce qu'on apprécie vraiment le paradoxe d'être humain ? Peut-on se pardonner à soi-même et rester en contact avec son coeur 169 bon et tendre ? Quand quelqu'un fait sortir le guerrier de ses gonds, est-ce qu'on s'arrange pour mettre cette personne dans son tort ? Ou est-ce qu'on réprime cette réaction en se disant : « Je suis censé être quelqu'un d'affectueux. Comment puis-je nourrir une pensée aussi négative ? » La pratique consiste à demeurer avec le malaise et non à le solidifier pour en faire une opinion. On peut méditer, pratiquer le tonglen, ou simplement regarder le vaste ciel — tout ce qui incite à rester sur la brèche sans tout solidifier en opinions. Dans les moments où on se sent mal à l'aise, où on a peur, au milieu d'un conflit, ou quand le médecin dit qu'on a besoin d'examens pour savoir ce qui ne va pas, on se rend compte qu'on veut incriminer quelqu'un, prendre parti, ne pas lâcher pied. On a le sentiment de devoir affirmer une résolution. On veut maintenir son point de vue habituel. Pour le guerrier, « bon » est une opinion aussi extrême que « mauvais » : toutes les deux bloquent la sagesse innée. Quand on se tient à la croisée des chemins sans savoir dans quelle direction aller, on demeure dans la prajnaparamita. Le carrefour est un lieu important dans l'entraînement du guerrier. C'est là que ses idées solides commencent à se dissoudre. Se maintenir dans le paradoxe n'est pas une chose que n'importe lequel d'entre nous est capable de faire tout à coup. C'est pourquoi les enseignements nous incitent à consacrer notre vie à nous entraîner dans l'incertitude, l'ambiguïté et l'insécurité. Rester au milieu nous prépare à rencontrer l'inconnu sans peur, à faire face à notre vie comme à notre mort. L'entre-deux où, instant après instant, le guerrier apprend à lâcher prise, est le terrain d'apprentissage idéal. Que cela soit pour 170 nous une source d'inspiration ou de dépression n'a vraiment aucune importance. Il n'y a absolument aucun moyen de le faire parfaitement. C'est pourquoi la compassion, la maitri et le courage sont essentiels : ils nous donnent les ressources pour être authentique quant au lieu où nous nous trouvons, sans perdre de vue que nous sommes toujours en transition, que l'instant présent est le seul temps et que le futur est tout à fait imprévisible et ouvert. À force de s'entraîner, on évolue au-delà du petit moi qui n'arrête pas de rechercher des zones de confort. On découvre petit à petit qu'on est assez grand pour considérer quelque chose qui n'est ni mensonge ni vérité, ni pur ni impur, ni bien ni mal. Mais d'abord, il faut apprécier la richesse de cet état sans terrain solide et ne pas céder. Il est important d'entendre parler de cet entre-deux. Autrement, on pourrait croire que le voyage du guerrier se fait soit dans une direction soit dans l'autre : on est ou prisonnier ou libre. En réalité, on passe beaucoup de temps au milieu. Cet endroit riche est un lieu fécond pour être. S'y reposer totalement — en faisant l'expérience continue de la clarté du moment présent — s'appelle 1' éveil. EN GUISE DE CONCLUSION Que tout au long de ma vie, jusqu'à l'instant présent, toutes les actions vertueuses que j'ai pu accomplir, y compris tout ce que ce livre peut apporter de bénéfique, soient dédiées au bien de tous les êtres. Puissent les racines de la souffrance s'amoindrir. Que la guerre, la violence, l'abandon, l'indifférence et les dépendances de toute nature décroissent aussi. Que la sagesse et la compassion de tous les êtres grandissent aujourd'hui et dans l'avenir. Puissions-nous voir clairement que les barrières que nous érigeons entre nous et les autres n'ont pas plus de substance que nos rêves. Puissions-nous rendre grâce à la perfection de tous les phénomènes. Puissions-nous continuer à ouvrir notre coeur et notre esprit pour contribuer sans cesse au bien de tous. Puissions-nous explorer les bastions de la peur. Puissions-nous vivre en guerrier. 172 ANNEXE : PRATIQUES LES SLOGANS DE L'ENTRAÎNEMENT DE L'ESPRIT D'ATISHA Premier point : Les préliminaires : base de la pratique du dharma 1. D'abord, entraîne-toi aux préliminaires. Deuxième point : La pratique principale : cultiver la bodhichitta — Les slogans de la bodhichitta absolue 2. Regarde tous les dharmas comme des rêves. 3. Examine la nature de l'intelligence non née. 4. Laisse même les antidotes se libérer tout seuls. 5. Repose dans la nature de l'alaya, l'essence. 6. Dans l'expérience postméditative deviens enfant de l'illusion. — Les slogans de la bodhichitta relative 7. Pratique alternativement le donner et le recevoir, l'un et l'autre doivent chevaucher le souffle. 8. Trois objets, trois poisons, trois racines de vertu. 9. Entraîne-toi à l'aide des slogans en toute activité. 10. Commence la séquence du donner-et-recevoir par toimême. 173 Troisième point : Transformation de l'adversité en voie d'éveil 11. Lorsque le monde est rempli de maux Transforme toutes les mésaventures dans la voie de la bodhi. 12. Ramène à toi tous les blâmes. 13. Sois reconnaissant envers tous. 14. Voir la confusion comme les quatre kayas Est l'insurpassable protection par la shunyata. 15. Les quatre pratiques sont la meilleure des méthodes. 16. Unis tout ce que tu rencontres subitement à la méditation. Quatrième point : Application de la pratique dans tous les aspects de la vie 17. Le coeur des instructions est condensé Dans les cinq forces ; pratique-les. 18. Les instructions mahayana pour expulser la conscience au moment de la mort Sont les cinq forces ; ta conduite est importante. Cinquième point: Évaluation de l'entraînement de l'esprit 19. Tout le dharma converge en un même point. 20. Des deux témoins retiens le principal. 21. Garde toujours un même esprit joyeux. 22. Si tu peux pratiquer même distrait, tu es bien entraîné. Sixième point : Disciplines de l'entraînement de l'esprit 23. Observe toujours les trois principes fondamentaux. 24. Change ton attitude, mais ne perds pas le naturel. 25. Ne parle pas des membres estropiés. 26. Ne t'attarde pas sur lc s agissements d'autrui. 27. Travaille d'abord sur les plus grandes souillures. 28. Abandonne tout espoir de fruit. 29. Renonce aux nourritures empoisonnées. 174 30. Ne sois pas si prévisible. 31. Ne médis pas d'autrui. 32. Ne te tiens pas en embuscade. 33. Ne porte pas les choses à un point douloureux. 34. Ne passe pas le fardeau du boeuf à la vache. 35. N'essaie pas d'arriver le premier. 36. N'agis pas de façon détournée. 37. Ne transforme pas les dieux en démons. 38. Ne fais pas de la douleur d'autrui le matériau de ton bonheur. Septième point : Guide de conduite 39. Accomplis toutes les activités avec une même intention. 40. Corrige tous les torts avec une même intention. 41. Deux activités : une au début, une à la fin. 42. Dans les deux cas sois patient. 43. Observe ces deux même au péril de ta vie. 44. Entraîne-toi dans les trois difficultés. 45. Assume les trois causes principales. 46. Fais attention aux trois pour que jamais ils ne décroissent. 47. Garde les trois inséparables. 48. Entraîne-toi sans parti pris sur tous les plans. Fais-le toujours du fond de ton coeur, sans rien négliger. 49. Médite toujours sur ce qui t'exaspère. 50. Ne te laisse pas influencer par les circonstances extérieures. 51. Cette fois pratique les points essentiels. 52. N'interprète pas faussement. 53. Ne vacille pas. 54. Entraîne-toi de tout coeur. 55. Libère-toi par l'examen et l'analyse. 56. Ne t'apitoie pas sur ton sort. 57. Ne sois pas envieux. 58. Ne sois pas inconséquent. 59. Ne t'attends pas aux éloges. 175 LE CHANT DES QUATRE INCOMMENSURABLES Que tous les êtres doués de sensibilité puissent jouir du bonheur et de la racine du bonheur. Qu'ils soient libres de la souffrance et de la racine de la souffrance. Qu'ils ne soient pas séparés du grand bonheur dépourvu de souffrance. Qu'ils demeurent dans la grande équanimité dépourvue de passion, d'agression et de préjugés. Chaque ligne de ce chant fait référence à une des quatre qualités sans limites : la première à la bienveillance, la seconde à la compassion, la troisième à la joie, la quatrième à l' équanimité. Je préfère parfois remplacer le pronom ils par nous. Ce changement souligne que nous aspirons à expérimenter le bénéfice de ces quatre qualités nous-même, avec les autres êtres. PRATIQUE DE LA BIENVEILLANCE Traditionnellement la pratique de la bienveillance utilise la première ligne du chant des quatre incommensurables : « Que tous les êtres doués de sensibilité jouissent du bonheur et de la racine du bonheur. » 1. Faites naître la bienveillance pour vous-même. « Que je jouisse du bonheur et de la racine du bonheur », ou bien formulez cette aspiration avec vos propres mots. 2. Éveillez la bienveillance pour quelqu'un que vous aimez sincèrement ou envers qui vous éprouvez une tendresse vraie. « Que (nom) jouisse du bonheur et de la racine du bonheur », ou bien choisissez votre propre formulation. 3. Éveillez de la bienveillance pour un(e) ami(e), en disant à nouveau le nom de cet(te) ami(e) et en exprimant l'aspiration pour son bonheur, à l' aide des mêmes mots. 176 4. Faites naître de la bienveillance pour quelqu'un envers qui vous éprouvez des sentiments neutres, ou de l'indifférence. (Utilisez les mêmes mots.) 5. Faites naître la bienveillance pour quelqu'un que vous trouvez peu commode ou déplaisant. (Utilisez les mêmes mots.) 6. Que la bienveillance devienne assez vaste pour inclure tous les êtres des cinq étapes précédentes. (Cette étape s'appelle « la dissolution des obstacles ».) Dites : « Que moi-même, ceux que j'aime, mon ami(e), la personne neutre, la personne peu commode, tous ensemble puissent jouir du bonheur et de la racine du bonheur. » 7. Élargissez la bienveillance à tous les êtres partout dans l'univers. Vous pouvez commencer par vos proches et élargir de plus en plus le cercle. « Que tous les êtres jouissent du bonheur et de la racine du bonheur. » PRATIQUE DE LA COMPASSION La pratique de la compassion commence avec la deuxième ligne du chant : « Que nous soyons libre de la souffrance et de la racine de la souffrance » et suit un processus en sept étapes semblable à celui qui est utilisé dans la pratique de la bienveillance. 1. Éveillez de la compassion envers vous-même : « Que je sois libre de la souffrance et de la racine de la souffrance », ou bien formulez cette aspiration dans vos propres termes. 2. Faites naître de la compassion envers une personne ou un animal pour lequel vous éprouvez déjà une compassion spontanée. « Que (nom de la personne ou de l'animal) soit libre de la souffrance et de la racine de la souffrance », ou bien choisissez les mots qui vous conviennent. 3. Éveillez de la compassion envers un ami (employez les mêmes mots). 177 4. Éprouvez de la compassion envers quelqu'un qui vous est indifférent (employez les mêmes mots). 5. Éveillez de la compassion pour quelqu'un avec qui vous ne vous entendez pas (employez les mêmes mots). 6. Faites naître de la compassion envers les cinq êtres cités précédemment (employez les mêmes mots). 7. Éveillez de la compassion envers tous les êtres de l'univers en commençant par vos proches et en élargissant de plus en plus : « Qu'ils soient tous libres de la souffrance et de la racine de la souffrance. » Vous pouvez aussi éveiller la capacité à vous réjouir et la capacité à l'équanimité grâce au processus en sept étapes, comme auparavant. Vous pouvez utiliser vos propres mots ou bien la troisième ligne du chant des quatre incommensurables (« Que moi-même et autrui ne soyons jamais séparés du grand bonheur dépourvu de souffrance »). Pour l'équanimité, la quatrième ligne du chant peut être récitée (« Que moi-même et autrui demeurions dans la grande équanimité dépourvue de passion, d'agression et de préjugés »). L'ASPIRATION EN TROIS ÉTAPES Que je jouisse du bonheur et de la racine du bonheur. Que vous jouissiez du bonheur et de la racine du bonheur. Que tous les êtres jouissent du bonheur et de la racine du bonheur. Vous pouvez utiliser ce processus en trois étapes pour éveiller la compassion, la joie et l'équanimité. Comme toujours, il est bon d'employer votre propre formulation. BIBLIOGRAPHIE Enseignements généraux sur la bodhichitta Patrul RINPOCHÉ, Le Chemin de la Grande Perfection, traduit du tibétain par le Comité de traduction Padmakara, deuxième édition, 1997, Éditions Padmakara Laugeral, 24290 Saint-Léon-sur-Vézère, France, pp. 243-314. SHANTIDEVA, La Marche vers l'Éveil, version réalisée par le comité de traduction Padmakara d'après la traduction de Louis Finot, Éditions Padmakara, 1992 ; A Guide w the Bodhisattva's Way of Life, translated by Stephen Batchelor, Dharamsala : Library of Tibetan Works and Archives, 1998. Sogyal RINPOCHÉ, Le Livre tibétain de la Vie et de la Mort, rédaction : Patrick Gaffiley et Andrew Harvey, traduction: Gisèle Gaudebert et Marie-Claude Morel, Paris, Éditions de La Table Ronde, 1993. Trungpa CHÔGYAM, Pratique de la voie tibétaine, traduit de l'américain par Vincent Bardet, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points Sagesses ». Nouvelle édition, 1991, pp. 173-223 ; Le Mythe de la liberté et la Voie de la méditation, traduit de l'américain par Vincent Bardet, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points Sagesses », 1979, pp. 114-133. 179 Les quatre incommensurables KAMALASHILA, Meditation : The Buddhist Way of Tranquility and Insight, Glasgow, Windhorse, 1992, pp. 23-32, pp. 192-206. LONGCHENPA, Kindly Bent to Ease Us, translated by H.V. Guenther, Berkeley, Dharma Publications, 19751976, pp. 106-122. Patrul RINPOCHÉ, Le Chemin de la Grande Perfection, traduit du tibétain par le Comité de traduction Padmakara, deuxième édition, 1997, Éditions Padmakara, pp. 243-266. Sharon SALZBERG, Lovingkindness : The Revolutionary Art of Happiness, Boston and London, Shambhala Publications, 1995. THICH NHAT HANH, Enseignements sur l'amour, traduit de l'anglais par Marianne Coulin, Paris, Éditions Albin Michel, 1999. Les slogans du lojong Pema CHÔDRÔN, La voie commence là où vous êtes: Guide pour pratiquer la compassion au quotidien, traduit de l'américain par Claude et Claude Riso-Lévi et Stéphane Bédard, Paris, Éditions de la Table Ronde, 2000. Dilgo KHYENTSÉ, Audace et compassion. L'entraînement de l'esprit en sept points selon Atisha, traduit du tibétain par le Comité de traduction Padmakara, Éditions Padmakara, 1993. Djamgoeun KONGTRUL, L'Alchimie de la souffrance, traduit de l'anglais par Dominique Gallot, Éditions Marpa, 1998. 180 Chl5gyam TRUNGPA, L'Entraînement de l'Esprit et l'apprentissage de la. Bienveillance, traduit de l'américain par Richard Gravel, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points Sagesses », 1998. Alan B. WALLACE, A Passage from Solitude : Training the Mind in a Life Embracing the World, edited by Zara Houshmand, Ithaca, N.Y., Snow Lion Publications, 1992. Pratique du tonglen Pema CHÔDRÔN, Tonglen : The Path of Transformation, edited by Tingdzin Ôtro, Halifax, N.S., Vajradhatu Publications, 2001. Sogyal RINPOCHÉ, Le Livre tibétain de la Vie et de la Mort, rédaction : Patrick Gaffney et Andrew Harvey, traduction : Gisèle Gaudebert et Marie-Claude Morel, Paris, Éditions de La Table Ronde, 1993, pp. 258-277. Lectures complémentaires Jarvis Jay MASTERS, Finding Freedom : Writings from Death Row, Junction City, Calif., Padma Publishing, 1997. Shunryu SuzuKI, Esprit zen, esprit neuf, traduit de l'américain par Sylvie Carteron, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points Sagesses », 1977. Chôgyam TRUNGPA, Shambhala — La Voie sacrée du guerrier, traduit de l'américain par Richard Gravel, Paris, Éditions du Seuil, collection « Points Sagesses », 1990. RESSOURCES Maître de méditation et détenteur des lignées kagyü et nyingma du bouddhisme tibétain, le Vidhyadhara Chôgyam Trungpa Rinpoché (né au Tibet en 1939, mort au Canada en 1987) a introduit en Occident une présentation du dharma à la fois fidèle à la tradition et profondément originale, notamment dans sa prise en compte des particularités de la culture occidentale et dans son intransigeance vis-à-vis de l'approche matérialiste de la spiritualité. Il a, par ailleurs, été écrivain, traducteur, poète, marre d' arrangement floral et de calligraphie et initiateur de nombreuses pratiques contemplatives. Enfin, Trungpa Rinpoché est à l'origine des enseignements Shambhala, qui décrivent la voie du guerrier, approche séculière de la méditation et de la vie quotidienne, fondée sur la confiance en « notre capacité à travailler avec les peurs qui nous empêchent d'être pleinement humain. En 1990, son fils, Ôsel Rangdffil Mukpo, lui succède à la tête des diverses activités permettant de propager les enseignements de CMgyam Trungpa. En mai 1995, ()sel Rangdrôl Mukpo est ordonné Sakyong Mipham 182 Rinpoché par Sa Sainteté Penor Rinpoché ; il est détenteur des lignées kagyü et nyingma du bouddhisme tibétain, et des enseignements Shambhala. Comme de nombreux centres en Europe et Amérique du Nord, le Centre Shambhala de Paris permet d'accéder aux enseignements de Cheigyam Trungpa. Il est possible d'obtenir le programme des centres de Paris, Limoges, Marseille, Lyon, Besançon, Genève ou Montréal en écrivant aux adresses ci-après : Centre de méditation Shambhala de Paris 23-25, rue Titon, 75011 Paris Téléphone et télécopie — de France : 01 43 73 65 77 Téléphone et télécopie — d'un autre pays : 33 1 43 73 65 77 Site Web : www.paris.shambala-europe.org Dechen Chtiling, Centre Shambhala Europe Mas Marvent, 87700 Saint-Yrieix-sous-Aixe Téléphone — de France : 05 55 03 55 52 Téléphone — d'un autre pays : 33 5 55 03 55 52 Télécopie : 05 55 03 91 74 Adresse électronique : [email protected] Site Web : www.dechencholing.org Marseille Aux bons soins de Christophe Rannou 2388 Villecroz-Bassan, 13360 Roquevaire Téléphone : 04 42 04 03 59 Adresse électronique : [email protected] Lyon Aux bons soins de Brigitte Nicolet 5, rue Perrod, 69004 Lyon Téléphone : 04 78 28 78 18 Adresse électronique : [email protected] 183 Besançon Aux bons soins d' Yves Dalavalle 26, B rue de Chalezeule, 25000 Besançon Téléphone : 03 81 40 07 67 Adresse électronique : [email protected] Genève Aux bons soins de Claude Brina 12, chemin de l'Écu, 1219 Genève, Suisse Téléphone : 00 41 22796 15 72 Adresse électronique : [email protected] Centre de méditation Shambhala de Montréal 460, rue Sainte-Catherine Ouest, porte 510 Montréal (Québec) H3B 1A7, Canada Téléphone : (514) 397-0115 Télécopie : (514) 397-9516 Adresse électronique : [email protected] Des programmes de l'Apprentissage Shambhala sont parfois organisés dans d'autres villes ; pour de plus amples renseignements, contacter le Centre de méditation Shambhala de Paris. Shambhala Europe Annostrasse 27-33, D50678 Allemagne Téléphone : 49221 31024-10 Télécopie : 49221 31024-50 Adresse électronique : europe@ shambhala.org Shambhala International 1084 Tower Road, Halifax (Nouvelle-Écosse) Canada. B3H 2Y5 Téléphone : (902) 425-4275, poste 26 Télécopie : (902) 423-2750 Site Web : www.shambhala.org 184 Ce site contient des renseignements sur les centres affiliés à Shambhala, dont le nombre dépasse la centaine. Karmê Chdling 369 Patneaude Lane, Barnet, VT 05821, USA Téléphone : (802) 633-2384 Télécopie : (802) 633-3012 Adresse électronique : karmecholing@ shambhala.org Rocky Mountain Shambhala Center 4921 Country Road 68 C Red Feather Lakes, CO 80545, USA Téléphone : (970) 881-2184 Télécopie : (970) 881-2909 Adresse électronique : rmsc@ shambhala.org Gampo Abbey (Abbaye de Gampo) Pleasant Bay (Nouvelle-Écosse), Canada BOE 2P0 Téléphone : (902) 224-2752 Télécopie : (902) 224-1521 Adresse électronique : office @gampoabbev.org Chtigyam Trungpa Rinpoché a fondé l'Institut Naropa, devenu depuis la première université d'inspiration bouddhique reconnue par l'État américain. Naropa University 2130 Arapahoe Avenue, Boulder, CO 80302, USA Téléphone : (303) 444-0202 Télécopie : (303) 444-0410 Adresse électronique : info@naropasedu Site Web : www.naropa.edu On peut commander des enregistrements audio ou vidéo des causeries et des séminaires faits par Pema Cheficlffin aux adresses suivantes : 185 Great Path Tapes and Books 330 E. Van Hoesen Boulevard, Portage, MI 49002, USA Téléphone : (616) 384-4167 Télécopie : (425) 940-8456 Adresse électronique : [email protected] Site Web : www.pemachodrontapes.org Kalapa Recordings 1084 Tower Road, Halifax (Nouvelle-Écosse) Canada B3H 2Y5 Téléphone : (902) 420-1118, poste 19 Télécopie : (902) 423-2750 Adresse électronique : recordings@ shambhal.a.org Site Web : www.Shambhala.org/recordings Sounds True P. O. Box 8010, Boulder, CO 80306, USA Site Web : www.soundstrue.com Il existe aussi des jeux de cartes qui contiennent chacune un des slogans de l'entraînement de l'esprit, ainsi qu'un poster qu'on peut utiliser pendant la pratique. On peut les commander aux adresses suivantes : Samadhi Store RR 1, Box 3, Barnet, VT 05821, USA Karmê Adresse électronique : [email protected] Ziji Catalog 9148 Kerry Road, Boulder, CO 80303, USA Adresse électronique : [email protected] Drala Books and Gifts 1567 Grafton Street, Halifax (Nouvelle-Écosse) Canada B3J 2C3 Téléphone : (902) 422-2504 186 Le Shambhala Sun est un journal bouddhiste bimestriel fondé par Chiigyam Trungpa Rinpoché. Pour s'abonner ou avoir un numéro gratuit, s'adresser à: Shambhala Sun RO. Box 3377, Champlain, NY 12919-9871, USA Site Web : www.shambhalasun.com TABLE DES MATIÈRES Remerciements Prologue 11 1. L'excellence de la bodhichitta 2. Puiser à la source 13 21 3. Les réalités de la vie 32 4. Apprendre à rester présent 41 5. Les slogans du guerrier 52 6. Les quatre qualités sans limites 59 7. La bienveillance 63 8. La compassion 73 9. Le tonglen 80 10. Savoir se réjouir 89 11. Renforcer l'entraînement à la joie 97 12. Penser plus vaste 100 13. Rencontrer l'ennemi 107 14. Nouveau départ 115 15. La forcé 118 189 16. Les trois sortes de paresse 17. L'activité du bodhisattva 18. L'absence de terrain ferme 19. La névrose intensifiée 20. Quand ça se gâte 21. L'ami spirituel 22. L'entre-deux En guise de conclusion Annexe : Pratiques Bibliographie Ressources 126 132 141 150 155 161 167 172 173 179 182 La peur gouverne souvent nos vies. Face aux autres, à l'inconnu, au changement, nous nous réfugions alors derrière un rempart de fausses certitudes, d'a priori, qui, loin de nous protéger, nous rend plus amers et craintifs encore. S'appuyant sur le tonglen (discipline consistant à absorber ce qui est négatif pour le restituer en positif) et sur des méthodes pratiques comme la méditation, Pema Chödrön nous enseigne la voie bouddhiste pour devenir un guerrier compatissant aussi impitoyable avec ses peurs que bon avec les êtres. Sans occulter les nombreux écueils qui jalonnent cet apprentissage, elle nous montre comment identifier nos angoisses, les surmonter et les utiliser pour enfin nous ouvrir au monde et vivre dans la sérénité. Également chez Pocket : Entrer en amitié avec soi-même, Conseils d'une amie pour des temps dciles, La voie commence là où vous êtes, Sur le chemin de la transformation et Bien-être et incertitude. Texte intégral ISBN 978-2-266-14893-1 Illustration de Gianpaolo Pagni.