les chemins mènent à San Francisco I

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les chemins mènent à San Francisco I
Tous les chemins mènent à San Francisco
I - 1 : Les Beatniks ou l’attrait pour la marge :
Les années 60 aux Etats-Unis se distinguent par la revendication des droits des
minorités opprimées, les indiens, les noirs, les homosexuels. Les années 60 aux Etats-Unis
c’est aussi l’adoption de manières de vivre alternatives, on fonde des communautés, en pleine
nature, on veut quitter le confort bourgeois du mariage, on pratique la liberté sexuelle et on
consomme toutes sortes de substances, non pas pour s’éclater. Dans les années 60, on se
drogue pour élargir sa conscience. Et quelque connaître l’extase, connaître la béatitude.
Maintenant les années 60 ne sont pas une création ex nihilo, elle a ses racines dans le
cœur même de la tradition américaine. Et plus particulièrement de la culture américaine. Cette
littérature qui marquera l’histoire sous le nom de la Beat-generation est née aux lendemains
de la seconde guerre mondiale, elle veut rompre avec la culture de l’argent, de la réussite
matérielle. Ceux que l’on va appeler les Beatniks puisent leur inspiration chez des auteurs du
XIXème siècle comme Walt Whitman et Henry David Thoreau. Thoreau, auteur en 1854 du
livre Walden ou la vie dans les bois qui raconte son expérience personnelle d’une vie en
autarcie dans une petite cabane qu’il s’était lui-même bâtie. Deux ans juste consacrés à
l’écriture, à vivre de son potager ou de la pêche. Loin de la civilisation et de l’enfer des
grandes villes. Ce style de vie n’est pas sans évoquer la fondation des premières colonies
américaines, quand les colons étaient seuls face à une nature hostile et en même temps
purifiante. Walden ou la vie dans les bois c’est le rève que partage un écrivain comme
Thoreau pour son pays, celui d’un retour aux sources. Ce livre contient cette phrase demeurée
célèbre outre Atlantique :
« J’avais gagné les bois parce que je voulais vivre de mon propre chef, ne me
confronter qu’aux faits essentiels de l’existence…Je voulais vivre en profondeur et sucer toute
la moëlle de la vie »
Walden devient le livre de chevet des beatniks. Mais qui sont les beatniks ? La beatgeneration détonne dans le contexte social et politique de l’Amérique d’après guerre. Le
citoyen modèle, que tout jeune beatnik refuse de devenir, ce citoyen modèle est pétri de
conformisme, menant une vie terne, balisée jusqu’à la retraite. Des millions d’américains ne
poursuivent d’autre amibition que de se retirer dans un pavillon de banlieue identique à celui
du voisin, en prenant garde de ne pas attirer l’attention sur eux. Le puritanisme ambiant est
devenu l’allié moral de la société de consommation, et toute critique du système est perçue
1
comme une dangereuse subversion dans le contexte de guerre froide des années 50. En 1950
le sénateur Joseph Mac Carthy lance sa croisade anti-communiste. On ouvre des listes noires,
on encourage la dénonciation, l’atmosphère est à la chasse aux sorcières. Et parler de chasse
aux sorcières aux Etats-Unis, cela renvoie à un moment particulier de l’histoire de
l’Amérique. Tout acte déviant, toute tenue provocante, toute pensée originale peuvent être
assimilés à des activités anti-américaines. En même temps la menace d’une guerre atomique
pèse autant sur la société que la paranoïa Maccarthyste. Cette peur va alimenter
l’effervescence autour du phénomène Beatnik : à quoi bon réussir à tout prix si on doit
disparaître demain dans un holocauste nucléaire ? Alors on se replie sur la littérature, on
explore d’autres territoires. Si le monde extérieur est devenu infréquentable, pourquoi ne pas
tenter de se tourner vers l’intérieur comme l’ont fait tant d’autres poëtes – comme l’on fait
l’anglais Yeats, les français Rimbaud ou Antonin Artaud, l’américain Cummings – tous ces
poêtes sont revendiqués par les Beatniks comme autant de modèles, aussi bien pour leur
existence courte et fracassée, que pour leur approche radicale, extatique du langage poétique.
On veut écrire de la poésie mais on veut surtout vivre comme doivent vivre les poétes :
pauvres, seuls et déracinées. Et on préfère une vie courte mais remplie de moments intenses à
une longue existence morne. On veut remettre au gout du jour la vie de bohème, avoir peu
d’argent dans les poches, manger et dormir chez des inconnus, vivre comme un vagabond…
sur la route.
La figure de proue de ce nouveau mouvement littéraire qu’est le mouvement Beat
c’est Jack Kerouac (1922-1967) dont le grand œuvre Sur la Route, rédigé en trois semaines
selon les dires de l’auteur1, ce livre qui raconte le périple de deux amis vers l’Ouest
Américain, est devenu la lecture préférée de toute une génération d’étudiants. Avec Kerouac
la littérature Beat commence à connaître son premier grand succès populaire. Et le livre de
Kérouac explique ce nom même de Beat generation. Beat se réfère aux rythmes de jazz,
rythmes d’improvisation et de liberté absolue comme ceux de Charlie Parker, musicien que
vénère Kerouac mais beat c’est aussi « la racine du mot beatific, un état d’extase qui va de la
folie la plus profonde au désir incontrôlé de vivre, de s’ouvrir à l’expérience spirituelle, pour
ne pas dire mystique, cette béatitude dont Dean Moriarty (le personnage principal de Sur la
route) fut le chef de file et le maître 2». Pour Kérouac l’esprit beat traduit le sentiment
d’épuisement suscité par la superficialité de la civilisation, et le besoin en conséquence
1
Cf. Marc Chenetier : Au-delà du soupçon – La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours Seuil. « Le don
des langues ». Paris, 1989. p 40.
2
Cf. Roberto Lasagna: Martin Scorsese Gremese. “Grands cinéastes de notre temps”. Rome, 2001. (Traduit de
l’italien par Blanche Bauchau). p 24.
2
d’exprimer la nudité de l’âme. Il faut se débarraser de tout ce qui n’est pas essentiel, tout ce
qui empêche l’individu d’avoir une authentique vie intérieure. Alors il faut se mettre en route
(au sens propre comme au figuré), abandonner le confort, l’argent, il faut retraverser
l’Amérique pour comprendre presque physiquement pourquoi on est américain. Quelque part
il faut revenir aux origines de la mythologie américaine, quand les pionniers découvraient un
pays immense, hostile, presque vierge, qui s’offrait à eux et à tous les possibles.
En 1956, est publié Howl d’Allen Ginsberg qui est une diatribe contre la culture
commerciale déshumanisante qui tue la création artistique. Ce long poème annonce certains
thèmes de la rébellion des jeunes dans les années 60 – notamment la révolte politique et
l’attrait pour les plaisirs de la drogue et du sexe. Les accents bibliques de Howl confèrent à
cette œuvre un lyrisme épique. Pour Ginsberg, les valeurs frelatées et les appétits matérialistes
conduisent à l’adoration du Moloch, ce dieu qui condamna les enfants d’Israël à être immolés
et brûlés par le feu3. Ainsi, le poète beat endosse une posture tour à tour christique ou
chamanique : il incarne la souffrance d’une humanité qui cherche à retrouver le caractère
sacré de la vie. Face à la chape de plomb que le sénateur Joseph McCarthy fait peser au même
moment sur l’Amérique, Ginsberg proclame : « Je suis communiste », ce qui ne signifie pas
chez lui une quelconque appartenance au parti, mais bien davantage un cri de révolte
individuel. Il n’empêche, le poeme publié, son éditeur, Lawrence Ferlinghetti, sera poursuivi
devant les tribunaux et Ginsberg obligé de s’expatrier au Maroc4.
En refusant la société bourgeoise, occidentale, les beatniks, en quête de cette
illumination intérieure, de ce satori, se tournent alors volontiers vers le bouddhisme Zen5. Des
auteurs comme Ginsberg ou Gary Snyder, font des voyages en Inde et au Japon, à la
recherche de maîtres spirituels. De retour aux Etats-Unis, ils mènent une vie presque
monacale, ils pratiquent la méditation, étudient les textes sacrées et les saints poêtes
mendiants des traditions chinoises ou hindoues. Ils veulent aussi s’affranchir des dogmes du
christianisme traditionnel. Le bouddhisme leur semble la voie presqu’idéale d’une religion
sans dogmes. Sur la route peut aussi être lu dans un sens bouddhiste : comme le chemin qui
mène avant tout vers soi. Et d’ailleurs l’ensemble des poêtes beat multiplient les références
religieuses dans leurs œuvres. Mais, selon les sensibilités propres à ces nouvelles
personnalités de la littérature américaine (où l’on peut ranger Paul Bowles, Michael Mac
3
Cf. Christiane Saint-Jean-Paulin : La contre-culture – Etats-Unis, années 60 : la naissance de nouvelles utopies
Editions Autrement. Collection « Mémoires » n°47. Paris, 1997. p 19.
4
Cf. Marc Chenetier : Au-delà du soupçon – La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours Seuil. « Le don
des langues ». Paris, 1989. p 82.
5
Cf. Marie-Thérèse Granjon : L’Amérique de la contestation – Les années 60 aux Etats-Unis Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques. Paris, 1985. p 146.
3
Clure6, Grégory Corso, Neal Cassidy), la nouvelle religion de l’homme libre sera syncrétique
et empruntera successivement à la cosmogonie navajo, au soufisme ou aux mythologies
mexicaines liées à la consommation du peyotl, ce champignon hallucinogène que Carlos
Castaneda commence à vulgariser auprès du grand public. Le poète Gary Snyder, tout
imprégné de sagesse indienne, préconise ainsi une révolution du sac au dos pour aller méditer
au sommet des collines. Plusieurs voies s’offrent donc pour échapper à ce que Ginsberg
appelle le moneytheism7 de la Babylone Américaine.
Mais pour le grand public américain, le beatnik impose l’image d’un drogué aux
cheveux longs, sale et obscène, qui parcourt le pays où il fait figure de nihiliste et de
paresseux. Et pourtant il n’y avait pas d’autres pays que les Etats-Unis ou puisse se
développer le mouvement Beatnik. Cette génération d’écrivains qui va rester sans postérité,
va malgré tout influencer considérablement toute la culture américaine de son temps. Et
notamment ceux là même qu’on a appelé les hippies.
I - 2 : Children of the revolution - Les Hippies et l’expérience psychédélique :
I - 2 – 1 : Timothy Leary : le Pape de la drug-culture :
Alors quand on parle des hippies, on est obligé de parler de leur usage des drogues, de
toutes sortes de drogues au demeurant, du cannabis jusqu’à l’héroïne, et notamment de cet
acide particulièrement dangereux et dont l’image reste associé à celle des années 60 : je veux
parler du L.S.D. Les campagnes actuelles de prévention sur l’usage de la drogue et sur sa
nocivité nous font oublier que son usage jouissait d’une grande attractivité auprès des jeunes
générations dans les années 60. Aux Etats-Unis on sait que Georges Washington lui-même
faisait pousser du cannabis dans sa proprité de Mount Vernon et qu’il savait comment séparer
les plans mâles et femelles pour obtenir une substance plus forte.
La drogue est pourtant illicite sur le territoire américain des années 50 à cause des
risques vitaux qu’elle fait courir et que l’on découvre progressivement. Mais quelque chose
que l’état fédéral n’a pas anticipé c’est la diversification des produits. Il faut bien comprendre
que le mouvement psychédélique doit être replacé dans le contexte des recherches
scientifiques qui se sont multipliés depuis la seconde guerre mondiale. Recherches
6
Que l’on retrouvera en 1976 déclinant des poèmes dans The Last Walz de Martin Scorsese, consacré au dernier
concert du Band.
7
L’expression est de Daniel Royot dans l’ouvrage collectif de Daniel Royot, Jean-Loup Bourget & Jean-Pierre
Martin : Histoire de la culture américaine Presses Universitaires de France. Collection « Premier Cycle ». Paris,
1993. p 438.
4
scientifiques souvent financés par des intérêts militaires. L’un des hallucinogènes les plus
puissants le LSD 25 est connu comme l’un des alcaloïdes de l’ergot de seigle. Au milieu du
XXème siècle les laboratoires Sandoz investissent dans des recherches sur l’ergot de seigle et
c’est un de leur chismiste Albert Hoffman qui va mener les recherches conduisant à la
découverte du LSD. Un jour d’Avril 1943, Albert Hoffman, qui se rend chez lui, se rend
compte qu’il a des hallucinations colorées. Les jours suivants il se prend comme cobaye et il
est frappé par l’intensité des réactions malgré des dosages extrêmement faible. Il va
synthétiser la 25ème mollécule d’une série de 27 qui va recevoir le nom de Lysergic Saure
Dythilamid ou encore L.S.D 25. Cette drogue qui va se répandre en 1949 aux Etats-Unis va
devenir la drogue officielle de la contre culture.
Se déploie en parallèle tout un arsenal philosophique destiné à en justifier l’emploi.
Dans les années 60, la drogue entre pleinement dans la culture. Le plus fameux chantre de la
drug-culture est Timothy Leary. En 1959, à l’âge de trente neuf ans, Leary prit pour la
première fois des champignons hallucinogènes à Cuernavaca (Mexique) et se trouve
bouleversé par ce qu’il déclara être « l’expérience religieuse la plus profonde de (ma) vie8 ».
Diplômé de psychologie clinique, membre du corps professoral de l’université de Harvard, il
conduit d’abord des recherches sur l’usage de la mescaline et entreprend des expériences
autour des hallucinogènes dont le L.S.D. Il compte l’écrivain Aldous Huxley9 parmi ses
principaux inspirateurs et il se transforme bientôt en gourou, maître spirituel de la tradition
brahmanique, capable de communiquer avec le vivant dans son intégralité, des plantes
jusqu’aux rayons du soleil. Sa nouvelle religion a un nom : le psychédélisme.
Leary place la fascination psychédélique dans un contexte religieux et transmue la
consommation du L.S.D en rituel d’un Nouvel Age. Leary est assez logiquement exclu de
Harvard sous la pression des autorités universitaires qui s’inquiètent de ses expériences,
d’autant plus qu’elles rencontrent un succès grandissant auprès des étudiants, voire…de
certains religieux franciscains10, Timothy Leary va publier en 1964 The psychedelic
experience et fonde ensuite la League for spiritual discovery.
Leary entend explorer les champs de la conscience en faisant de cette drogue le L.S.D
l’instrument d’une extase mystique. L’expérience religieuse répond, selon lui, à une triple
8
Cité par Marie-Thérèse Granjon : L’Amérique de la contestation – Les années 60 aux Etats-Unis Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques. Paris, 1985. p 252.
9
Aldous Huxley dont le livre The doors of perception (1954) décrit les effets que lui procurait la mescaline et
qui inspira son nom au mythique groupe de rock The Doors. Cf. Christiane Saint-Jean-Paulin : La contreculture – Etats-Unis, années 60 : la naissance de nouvelles utopies Editions Autrement. Collection
« Mémoires » n°47. Paris, 1997. p 126-127.
10
Cf. Marie-Thérèse Granjon : L’Amérique de la contestation – Les années 60 aux Etats-Unis Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques. Paris, 1985. p 252.
5
interrogation. Elle permet de découvrir le pouvoir ultime qui contrôle l’univers, elle indique
l’origine et la destinée des êtres humains, elle permet enfin de percevoir la nature de l’ego.
Dans The psychedelic experience, il propose les étapes d’une révélation qui passe par des flux
d’énergie porteurs. Mais il faut se préparer à cette rencontre avec le divin. Les rituels ne sont
pas absents de la religion psychédélique. Hymnes, prières, chants, accompagnent le processus
auquel Leary assigne trois objectifs : retour sur soi, communion avec la nature, recherche du
bonheur et de la divinité intérieure.
En quittant le Massachusetts pour Millbrook, une demeure de milliardaire qui les
accueille à New-York, Timothy Leary et ses disciples vont donner à la consommation du
L.S.D la fonction de catalyseur d’une culture « hip » (sophistiquée) dont l’influence s’étendra
jusqu’aux rives du Pacifique. Ainsi nait le mouvement hippie. Le mouvement hippie ne
pouvait naître qu’en Amérique, quoiqu’on en pense, il porte en lui les valeurs américaines
primitives : exacerbation de la liberté individuelle, préférence de la mystique à la religion
instituée et structure de type sectaire, selon la terminologie de Max Weber, en gros un gourou
entouré de disciples. Et à ceux qui contestent cette structure, Leary, en bon américain, répond
que c’est celle du Christ lui même : Jésus de Nazareth est un gourou qui veut faire accéder ses
disciples à un niveau supérieur de conscience.
I – 2 – 2 : Haight-Ashbury :
C’est San Francisco en Californie qui va devenir le centre de gravité du mouvement
hippie. Le déclin du quartier de Haight-Ashbury à San Francisco avait commencé à la fin de
la seconde guerre mondiale avec la vente par appartements de grandes maisons bourgeoises11.
Les prix s’effondrant, aussitôt des ateliers de peintres et des boutiques alternatives
commencent à s’installer, tandis que les beatniks viennent de North Beach pour former une
colonie de bohême à partir de 1962. Le L.S.D et le culte psychédélique de Leary commencent
à inspirer la communauté dès l’année 1964. L’année suivante, le romancier Ken Kesey arrive
à Haight-Ashbury, accompagné d’un groupe, les Merry Pranksters, qu’il a fondé comme
emblème de la résistance au système ; circulant dans un combi Volkswagen customisé, aux
couleurs flamboyantes et conduit par le grand poète beat Neal Cassidy. Kesey et ses ouailles
sillonnent le territoire américain sous acides, travestis, peints de la tête aux pieds, invitant les
populations locales autour d’un joint de marijuana, parfois détalant sous les coups de fusil.
11
Lire le chapitre « Haight-Ashbury : un quartier de rêve » dans Christiane Saint-Jean-Paulin : La contre-culture
– Etats-Unis, années 60 : la naissance de nouvelles utopies Editions Autrement. Collection « Mémoires » n°47.
Paris, 1997. p 52-68.
6
Naît ensuite le « San Francisco Sound », enceinte musicale de la contre-culture. En
1966, année où un acteur américain de second plan, Ronald Reagan, devient gouverneur de
Californie, la pratique psychédélique va se développer autour du rock et de ses festivals en
plein air qui vont attirer toute la jeune génération par dizaines de milliers. C’est une nouvelle
population, plutôt bigarrée, qui occupe Haight-Ashbury durant l’été du Summer of Love. La
communauté Hippie a remplacé les premiers beatniks et se préoccupe moins d’art que de
répandre l’amour. S’y mêlent des représentants des Blacks Panthers, activistes noirs ultra
violents, qui souhaitent ouvrir les yeux des hippies sur le sort réservé aux minorités noires, les
diggers qui fondent des magasins où l’on peut se procurer gratuitement des vivres et des
vêtements, mais aussi les gourous New Age qui, marchant sur les traces d’Alan Watts,
attendent l’entrée dans l’ère du verseau, ou encore les gangs motorisés de Hell’s Angels,
réputés pour leur racisme ainsi que des trafiquants de drogue qui voient là une aubaine pour
leurs affaires. Inutile de dire que ces communautés aux intérêts très divers ne vont pas
cohabiter très longtemps dans la paix et l’harmonie. Face à ce regain d’intérêt pour un quartier
autrefois à l’abandon, les promoteurs immobiliers décident l’extension de Haight-Ashbury,
avec le souci de développer des intérêts commerciaux qui ne collent pas vraiment avec
l’utopie hippie. Mais avant que le mouvement hippie disparaisse définitivement en 1969 avec
deux affaires tragiques - le festival d’Altamont et l’affaire Manson – le phénomène a le temps
de s’étendre à la Californie d’abord puis à tout le territoire américain.
Un film symbolise parfaitement cette époque. Easy Rider de Dennis Hopper, écrit en
collaboration avec l’écrivain beat Michael Mac Clure, qui sort en 1968, devient ainsi le film
étendard de la culture hippie12. Ce long métrage tourné avec un budget dérisoire, sans vrai
scénario, ni acteurs connus, raconte l’odyssée hallucinée de deux amis qui sillonnent en
Harley Davidson le territoire américain d’Est en Ouest (Kerouac toujours) et qui finiront sous
les balles de deux redneck deux beaufs du Sud – ce film c’est en quelque sorte la métaphore
d’une société américaine qui assassine ses enfants, allusion très claire au bourbier Vietnamien
comme en témoigne le dernier plan magistral. Mais, ce film pointe déjà les contradictions et la
pulsion de mort d’une contre culture où le soi disant Eden retrouvé de Timothy Leary s’est
démultiplié en autant de paradis artificiels. Assez vite les artistes, les écrivains, les cinéastes,
livrent un constat désabusé sur le mythe hippie. Les hippies ont eu beau pratiquer les
commandements de Timothy Leary, ils n’ont pas trouvés la félicité promise. Certains sont
déboussolés, d’autres ont perdu la raison, beaucoup sont morts.
12
Sur les conditions invraisemblables du tournage d’Easy Rider et sur l’impact qu’il eut sur la jeunesse
Californienne, on pourra lire Peter Biskind : Le Nouvel Hollywood – Coppola, Lucas, Scorsese, Spielberg…la
révolution d’une génération Le Cherche Midi. 2006 (traduction française de Alexandre Peyre). p 59-74.
7
I – 2 – 3 : Le Trip communautaire :
Néanmoins, l’usage des drogues n’est pas le seul trait rémanent de la culture hippie.
Celle-ci se distingue aussi par son attachement à la symbolique des fleurs, symboles de nonviolence, de douceur et d’harmonie. Les fleurs expriment la régénération qui abolit
l’agression et transgresse les tabous de la répression sexuelle. Adeptes de l’amour libre,
rejetant l’économie de marché, les hippies constituent des communautés où ils entendent vivre
de petits élevages et d’artisanat dans des zones isolées, loin de la société de consommation.
Les hippies tendent à reformer un groupe tribal dans une utopie communautaire aux
dimensions humaines. C’est là aussi un trait propre à la mentalité américaine qui fait, par
exemple, hospitalité à certaines traditions religieuses telles les mennonites, les amishs en
Pennsylvanie qui refusent la modernité13 mais également toute notion d’institution, de clergé,
de liturgie, de sacrement. Des microsociétés libertaires surgiront aussi au XIXème siècle à
l’exemple de Tuscarawas (1833-1834) fondée par Josiah Warren, disciple de Proudhon,
ennemi d’un état centralisateur et qui croit à l’harmonie naturelle des intérêts humains.
L’Amérique est d’abord colonisée par des minorités religieuses qui viennent revendiquer la
légitimité de leurs cultes respectifs14. Et celles-ci, découvrant ces nouveaux territoires,
immenses et luxuriants, vont fonder toute la mythologie du Rêve Américain. Le colon puritain
se considère comme un élu. La contre-culture a toujours entretenu une relation ambivalente
avec l’idéologie du rêve américain. Les révoltés de la contre-culture – des beatniks aux
hippies – prétendaient tourner le dos au mode de vie américain. Mais ils invoquent la « vraie »
Amérique, non pervertie par le commerce, l’industrie et la finance, l’Amérique des pionniers
de la Frontière, antiautoritaires, individualistes, religieux. Manuela Sémidei note la parenté
idéologique entre les leaders de la Contre culture et le courant populiste puritain du XIXème
siècle qu’on peut résumer ainsi en quelques traits : croyance en l’harmonie naturelle de la
société ; nostalgie des vertus primitives avant l’industrialisation ; vision de l’histoire où les
grands intérêts financiers et industriels ne cessent de conspirer contre le peuple ; opposition de
la sagesse immanente de l’homme du peuple (le John Doe) au savoir abstrait de l’expert15.
Reste que cette vision des hippies, des beatniks sur leur propre histoire est lacunaire, parfois
13
Sur la tradition de tolérance religieuse aux Etats-Unis lire le premier chapitre « Un exotisme Français » extrait
de l’essai du politologue Denis Lacorne : De la religion en Amérique – Essai d’histoire politique Gallimard.
« L’Esprit de la cité ». 2007. p 17-43.
14
Cf. André Kaspi : Les Américains – 1 : Naissance et essor des Etats-Unis (1607-1945) Seuil. Points. Histoire n
°89. 1986. p 5-29.
15
Cf. Manuela Sémidei : Les contestataires aux Etats-Unis Castermann. Paris, 1973. p 130.
8
naïve : le mythe de la frontière est ce qui a servi à légitimer, la déportation et le massacre des
indiens ; quand aux confessions religieuses américaine, elles n’ont jamais vraiment lutté
contre l’industrialisation du pays et l’enrichissement des magnats du pétrole.
A la fin des années 60, la culture de la drogue ne s’identifie plus à l’utopie de Timothy
Leary. Ses ravages montrent qu’elle altère gravement la conscience, qu’elle renforce les
tempéraments psychotiques et qu’elle fait prendre les hallucinations pour des expériences
mystiques. L’angoisse, qui suit la consommation, à mesure que les prises se succèdent, efface
brutalement la fugace impression de sérénité tandis que l’aboulie suit généralement l’état
d’euphorie. La quête de la transcendance abandonne peu à peu les habitants de HaightAshbury. Certains hippies décideront alors de partir à Katmandou pour prolonger l’utopie du
flower power. Mais surtout deux évènements tragiques vont mettre un terme à la très courte
révolution hippie.
I - 2 - 4 : Du rêve au cauchemar :
Le mouvement hippie s’était voulu fondamentalement non violent, voulant faire la
révolution par l’amour. Mais cet angélisme n’offrait pas le meilleur discernement pour repérer
en son sein les pervers. Le samedi 9 août 1969 au petit matin, le leader hippie Charles Manson
qui habite le Spahn Ranch délègue une mission atroce à un petit groupe de jeunes gens entre
18 et 20 ans, dont il était devenu le gourou inconditionnel. La famille Manson va assassiner
sauvagement l’actrice Sharon Tate, épouse du cinéaste Roman Polanski, enceinte de huit
mois, dans une maison de Bénédict Canyon, appartenant au producteur Terry Melcher. Quatre
autres personnes trouvent la mort dans ce massacre particulièrement sanglant.
Ce qui effraie surtout, c’est la notoriété des victimes et l’incroyable violence avec
laquelle les meurtres ont été perpétrés. Avant de mourir, les victimes ont subi des sévices, ont
été torturées et ensuite dépecées, la mention pigs (porcs) gravant la porte de la maison avec le
sang des victimes. Le plus effrayant c’est que le massacre est perpétré par des jeunes femmes
à peine sorties de l’adolescence.
Le responsable de ces faits, celui qui l’a commandité c’est Charles Manson, il a trente
trois ans, il a déjà passé la moitié de sa vie derrière les barreaux, soit en maison de
redressement, soit en prison, principalement pour vols et proxénétisme. C’est un homme de
petite taille, jouissant d’une aura magnétique ; il se crée une sorte de famille où il recueille des
9
jeunes filles en fugue, des toxicomanes, d’anciennes prisonnières de droit commun16. A priori,
on croit qu’il s’agit d’un gourou de plus, profitant à plein de la libéralisation des mœurs. Sauf
que ses discours n’ont rien de pacifique. C’est un fou dangereux à tendance psychotique. Son
message contre le système, ce n’est pas peace and love, c’est Helter Skelter, slogan inspiré
d’une chanson des Beatles qu’il écoute en boucle et où il perçoit une vision apocalyptique de
la société américaine. John Lennon lui semble un prophète aussi essentiel que jésus. Et ce
qu’annonce Lennon, dans l’esprit dérangé de Manson, c’est l’explosion de toutes les tensions
raciales : Helter Skelter, pour Manson, c’est l’annonce de l’extermination de la population
blanche par les minorités noires. Il faut donc lutter contre l’émancipation, jugée par Manson,
de plus en plus inquiétante, des noirs américains. Il conditionne donc ses disciples – je l’ai dis
pour la plupart des adolescentes - à tuer : premier essai avec Gary Hinman, torturé, poignardé,
political piggy inscrit sur les murs de sa chambre avec son sang. Puis se produit le massacre
de Benedict Canyon. L’utilisation du terme pig n’est pas innocent, c’est un vocable propre
aux Black Panthers pour désigner les responsables blancs de l’ordre et de l’autorité17. Le but,
c’est de faire croire que ce carnage a été commis par des noirs et ainsi réveiller les blancs, leur
faire prendre conscience qu’il faut enrayer la domination du monde par les noirs. Le
lendemain, le 10 août 1969, un couple, Léno et Rosemary La Blanca, subit le même sort avec
le même modus operandi. Ce n’est qu’après plusieurs mois d’enquête que Charles Manson est
arrêté, en compagnie de trois membres de sa famille, Patricia Krewinkel et Susan Atkins qui
ont vingt ans, ainsi que Linda Kasabian qui en a dix neuf. Cette série de meurtres aux allures
de rituel jette un voile noir sur les idéaux de paix de tout le mouvement hippie.
Voile qui s’assombrira encore avec le concert des Rolling Stones le 6 Décembre 1969.
Ces derniers ont dédaigné le rassemblement de Woodstock qui a rencontré un succès
faramineux. Ne voulant pas être en reste, ils organisent leur grande messe à eux, à Altamont,
en Californie. L’ambiance n’est pas très fraternelle ; pour s’épargner d’avoir à payer un
quelconque service d’ordre, les organisateurs ont demandé à une bande de Hell’s Angels de
gérer les débordements de la foule. Mais ceux-ci sont ivres et font preuve de violence 18.
Lorsque les Stones arrivent pour jouer, l’ambiance devient détestable, un jeune noir de dix
neuf ans, Meredith Hunter, se fait sauvagement poignarder. Prenant peur, le groupe s’enfuit
en hélicoptère. Le tout est filmé par la caméra des frères Maysles qui en tireront un
16
Cf. Benoît Sabatier : Nous sommes jeunes, nous sommes fiers - La culture jeune d’Elvis à My Space Hachette
littératures. 2007. p 99.
17
Cf. Marie-Thérèse Granjon : L’Amérique de la contestation – Les années 60 aux Etats-Unis Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques. Paris, 1985. p 280.
18
Cf. Jean Baptiste Thoret : Le cinéma américain des années 70 Editions Cahiers du cinéma. « Essais ». Paris,
2006. p 12-13.
10
film : Gimme Shelter qui n’ajoute guère à la gloire des Stones. Le temps des hagiographies est
terminé. C’est le concert de trop qui sonne la fin des sixties. La mode des festivals rock
sauvages prendra fin, aussi parce que des concerts comme ceux de Woodstock, de Monterrey
ou de l’île de Wight sont de véritables gouffres financiers, presque impossibles à rentabiliser.
Comme à la fin d’Easy Rider, l’idéal hippie a pris du plomb dans l’aile. Lorsqu’il s’exportera
en France, dans le courant des années 70, il est déjà plus que mourant aux Etats-Unis.
I - 3 : Révolte sur les campus :
I – 3 – 1 : Les insoumis de Berkeley :
Comme le suggère l’historien André Kaspi, il faut résister, lorsque l’on analyse les
mouvements de contestation sur les campus américains à l’inévitable comparaison avec le mai
68 des étudiants parisiens. Le mai des étudiants américains dure, en fait, sept ans, entre 1964
et 1970. Le coup d’envoi, pourrait-on dire, est donné en Californie à l’université de Berkeley.
Au début de l’année 1964, alors que le traumatisme provoqué par l’assassinat de John F.
Kennedy est encore dans les esprits, un sursaut d’énergie militante se produit. La cause à
défendre est celle des noirs. Quelques mois auparavant, les émeutes de Birmingham
(Alabama), ont démontré que les partisans de la ségrégation raciale ne lâcheraient pas prise
aisément. A 5000 km des évènements de Birmingham, les étudiants de Berkeley témoignent
de leur solidarité. Ils manifestent contre les entreprises qui refusent d’embaucher des noirs.
Cet activisme étudiant déplait à beaucoup. Dans le monde politique de la Californie, les
conservateurs sont influents et n’oublient pas de le faire sentir à l’université qui dépend, pour
ses crédits, des assemblées législatives de l’état19. En 1964, le champion des conservateurs se
nomme Ronald Reagan et il ne se prive pas de dénoncer, via le quotidien La Tribune, les
étudiants qui n’étudient pas. Mais le président de l’université de Berkeley, Clark Kerr, est
aussi désigné comme le grand responsable des troubles qui sévissent sur son campus. On lui
reproche de laisser les étudiants se faire manipuler par les marxistes20.
Cédant à la pression, l’administration universitaire de Berkeley décide, le 14
Septembre 1964, d’interdire les activités politiques sur le campus. Trois jours plus tard, les
étudiants font l’union sacrée et proclament leur intention de ne pas accepter cette décision. En
ces premiers jours de la rentrée universitaire, la colère gronde. Les manifestations se
19
Cf. André Kaspi : Etats-Unis 68 : L’année des contestations Editions Complexe. « La mémoire du siècle » n
°52. 1988. p 79.
20
Cf. Marie-Thérèse Granjon : L’Amérique de la contestation – Les années 60 aux Etats-Unis Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques. Paris, 1985. p 196.
11
succèdent, les meetings s’organisent. Le 30 Septembre, l’administration tape du poing sur la
table. Puisque les concessions, qu’elle a proposées, ont été rejetées, elle décide de faire appel
aux forces de police. Cinq étudiants, plus réticents que leurs camarades, sont aussitôt déférés
devant la commission de discipline. Le jour de leur comparution, ils sont accompagnés par
500 autres qui souhaitent partager leur sort. Comme ils n’obtiennent pas satisfaction, ils
s’assoient à l’intérieur du bâtiment administratif, inaugurant la méthode du sit-in comme
moyen de protestation. Le président Kerr finit par revenir à une position davantage
conciliatrice, reçoit les leaders étudiants pour établir avec eux une formule de compromis. Le
mouvement pour la liberté de parole (Free Speech Movement) est en train de gagner la partie.
L’accord du 2 Octobre prévoit que les étudiants rentreront dans la légalité, que les
mesures disciplinaires ne seront pas appliquées, que le différend entre les étudiants et
l’administration sera soumis à un comité mixte qui comprendra aussi des enseignants. L’ordre
est rétabli, les cours peuvent reprendre. Mais le répit n’est que provisoire, l’administration
essaie en fait d’isoler les meneurs et de les sanctionner. Nouveaux sit-in. On y chante pour
passer le temps les derniers succès des chanteurs à la mode. Les leaders du Mouvement pour
la liberté de parole prennent régulièrement la parole pour motiver les troupes. Le plus célèbre
d’entre eux, Marco Savio, prononce le 2 Décembre 1964 un discours demeuré célèbre (The
End of History) où il explique à la population étudiante, de quoi il retourne exactement :
« C’est une autocratie qui gouverne l’université. Nous sommes dans une entreprise
(…) les enseignants sont des employés et nous sommes la matière première. Mais une matière
première qui n’a pas l’intention de se laisser transformer en un quelconque produit, qui n’a
pas l’intention de se laisser acheter par les clients de l’université. Nous sommes des êtres
humains et cela doit nous conduire à la désobéissance civile (…) Alors vous devez mettre vos
corps au travers des rouages et des leviers, dans le système, pour en provoquer l’arrêt. Et vous
devez faire savoir à ceux qui gouvernent, à ceux qui possèdent que tant que vous ne serez pas
libres, la machine ne fonctionnera pas21 ».
L’assimilation entre l’université et l’entreprise marche à plein pour une génération que
travaillent déjà les théories de La Nouvelle Gauche qu’on peut présenter ici en quelques
mots : dans cette expression New Left, l’adjectif signifie que le temps de l’ancienne gauche,
celle des communistes et des libéraux est définitivement révolue, l’une profondément affaiblie
par le maccarthysme et l’autre engoncée dans le confort de l’establishment 22. La Nouvelle
21
Cité par André Kaspi : Etats-Unis 68 : L’année des contestations Editions Complexe. « La mémoire du
siècle » n°52. 1988. p 81-82.
22
Cf. André Kaspi : Les Américains – 2 : Les Etats-Unis de 1945 à nos jours Seuil. Points. Histoire n°90. 2002.
(Nouvelle édition revue et augmentée). p 508.
12
Gauche naît au début des années 60, s’inspirant des revendications du mouvement des droits
civiques, et se renforce d’autant plus que l’opposition à la guerre au Viêt-Nam sert d’aiguillon
aux manifestations étudiantes à partir de 1965. Le Mouvement pour la liberté de parole lui
sert de caisse de résonnance et permet aux étudiants de s’imprégner de ses thèmes et de son
programme. La Nouvelle Gauche critique vigoureusement les libéraux de la vieille école, les
sociaux-démocrates qui exaltent les vertus du processus électoral au lieu de comprendre les
bienfaits de l’action directe, ces vieux sociaux-démocrates qui font confiance aux pratiques de
la démocratie représentative au lieu d’aspirer à la véritable démocratie, c'est-à-dire à la
suppression des pouvoirs intermédiaires.
Berkeley deviendra le brûlot progressiste du monde universitaire américain durant
toute la décennie, continuant d’entretenir un véritable rapport de force avec son
administration. Les étudiants se considèrent comme une nouvelle classe sociale qui n’hésite
pas à engager la lutte contre une administration qui, selon eux, défend les intérêts des
possédants. A l’intérieur de l’université, les structures universitaires deviennent elles-mêmes
le principal enjeu du conflit. Les étudiants veulent être traités en adultes. On parle de
« pouvoir étudiant » comme on parle de « pouvoir noir ». Les étudiants veulent mettre un
terme au règne de la bureaucratie et entrer dans un régime de cogestion où le système de
notation serait changé, où l’on choisirait le contenu des cours et où le professeur deviendrait
un partenaire éclairé et non plus un expert généraliste.
I – 3 – 2 : Face au Viêt-Nam :
Les étudiants mènent l’opposition à la guerre du Viêt-Nam et au service militaire avec
la même énergie. Deux combats qui, pour eux, n’en font qu’un. Or, paradoxalement, ce ne
sont pas les étudiants qui souffrent le plus de l’enrôlemen ; ce sont les noirs plus que les
blancs, les jeunes ouvriers, les chômeurs qui subissent la conscription. Le plus grand nombre
des étudiants n’a pas revêtu l’uniforme. Ils ont bénéficié d’un sursis et poursuivi leurs études.
Ce sont eux, pourtant, les plus farouches adversaires de la conscription.
La loi sur la conscription remonte à la guerre de sécession23 et a été aménagée en 1940,
puis en 1951. Le recrutement proprement dit relève de 4000 bureaux locaux répartis sur tout
le territoire américain. Le département de la défense fixe le nombre des recrues que chaque
23
On se souvient de la dernière partie de Gangs of New-York (Martin Scorsese – 2001) qui évoqua cette réalité
de la conscription où les plus pauvres ne peuvent s’acquitter des 300 dollars leur permettant d’échapper à
l’enrôlement.
13
état a l’obligation de fournir. Chaque état délègue alors à ses bureaux le soin de remplir les
quotas.
Mais l’idée qui prévaut alors c’est que « dans les deux guerres mondiales, les nations,
qui ont appliqué le principe de l’égalité des citoyens devant le service militaire, ont perdu une
grande partie de leur élites24 ». Or la guerre du Viêt-Nam est un conflit limité, lointain. Si les
besoins en hommes vont augmenter au fur et à mesure que l’escalade se poursuit, on ne se
retrouvera jamais face à une situation comparable à l’attaque de Pearl Harbor où il avait fallu
recourir à la mobilisation générale. Dans une large mesure jusqu’en 1967, les étudiants seront
protégés de l’enrôlement. Ce qui ne les empêchera pas de se mobiliser.
A partir de 1966 les garçons qui appartiennent à la catégorie A, les bons pour le
service, sont tous incorporés. Les sursitaires, pour raisons psychologiques, familiales ou
universitaires n’ont rien à craindre. Mais bientôt la catégorie A ne suffit plus. Les étudiants
candidats au sursis doivent désormais passer un entretien. Mais les conditions de ces
entretiens sont sujettes à polémique. En 1967, les doctorants perdent leurs droits automatiques
au sursis. Et, en 1971, le sursis est supprimé, le tirage au sort est instauré jusqu’à la fin de la
conscription en 1973. Des étudiants commencent à brûler leurs livrets militaires, d’autres se
mutilent, se font passer pour déséquilibrés, une petite minorité s’enfuit au Canada. Mais cette
attitude s’avèrera négative pour le reste de l’opinion publique américaine. On reproche aux
étudiants leur manque de patriotisme. On commence à les considérer comme des privilégiés,
on leur reproche leur écart de conduite, leur consommation de drogue. On leur reproche
d’alimenter les troubles politiques – comme les émeutes à la convention démocrate de
Chicago en août 1968. Ces émeutes déconsidèrent considérablement le mouvement étudiant et
derrière lui, le parti Démocrate qui s’est laissé déborder par les radicaux de la Nouvelle
Gauche, comme les Weathermen, proches des milieux maoïstes et castristes et qui veulent
promouvoir d’authentiques opérations de guérilla urbaine25. La candidat républicain Richard
Nixon, qui a su exploiter le fiasco de la convention de Chicago, sort vainqueur des élections
présidentielles, profitant à plein du rejet de l’opinion publique envers les émeutiers.
I - 3 - 3 : Du rêve au cauchemar (bis repetita) :
24
Cf. André Kaspi : Etats-Unis 68 : L’année des contestations Editions Complexe. « La mémoire du siècle » n
°52. 1988. p 93.
25
Cf. Marie-Thérèse Granjon : L’Amérique de la contestation – Les années 60 aux Etats-Unis Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques. Paris, 1985. p 421 - 429.
14
Les manifestations étudiantes connaîtront aussi leurs drames. La tragédie de Kent
State dans l’Ohio en porte témoignage.
Université d’état qui reçoit 20 000 étudiants, Kent State University n’a rien à priori
pour faire parler d’elle. Elle n’a évidemment ni les ambitions, ni les problèmes qui se posent à
des complexes plus prestigieux comme Harvard, Yale ou Columbia. Certes, elle a connu,
depuis 1968, des manifestations en son sein contre la guerre du Viêt-Nam. Comme ailleurs,
des mesures disciplinaires ont frappé les meneurs mais rien qui ait pu attiser les tensions
comme à Berkeley. En parallèle, la libéralisation du règlement intérieur se poursuit. Les
étudiants peuvent sortir de leurs dortoirs et y rentrer à n’importe quelle heure de la nuit.
Garçons et filles ont l’autorisation de se rendre visite dans leurs chambres. La bière est en
vente libre sur le campus. Et si l’administration est sévèrement critiquée par les étudiants, le
campus vit dans la tranquillité et la sécurité sans que les 30 policiers de l’université soient
souvent sollicités. Mais au mois de mai 1970, cette vie paisible sombre dans la tragédie. En
mai 1970 le président Nixon vient d’annoncer que les troupes américaines sont entrées au
Cambodge, son discours télévisé sonne le renouveau de l’agitation étudiante. Des incidents
éclatent dans la soirée du vendredi 1er Mai à Kent State et les forces de police locales tentent
de rétablir l’ordre tant bien que mal. Le 2 Mai, le maire de Kent State interdit la vente
d’alcool, d’armes à feu et d’essence. Le couvre feu est instauré à partir de 20h. Par crainte de
nouvelles manifestations et d’incidents, le maire fait appel aux réservistes de la Garde
Nationale. Le gouverneur de l’Ohio, lui, considère que les émeutiers sont pires que « les
Chemises Brunes et les communistes26 ».
Le 4 Mai, le drame se produit. Sur le campus, les Gardes Nationaux tentent de
disperser les manifestants. Mal préparés pour cette épreuve, redoutant d’être pris à partie, les
réservistes tirent 61 coups de feu en 13 secondes. La panique est totale parmi les manifestants,
les blessés sont piétinés par la foule. Le bilan final dénombre quatre morts et neuf blessés
parmi les étudiants. Le rapport, qui fut commandé par le président Nixon pour comprendre ce
qui s’était passé, indiqua que cette tragédie aurait pu se produire sur d’autres campus tant les
forces de l’ordre étaient inexpérimentées pour canaliser les débordements étudiants. La même
année, les morts de Jackson Tate (deux jeunes manifestants noirs), dans le Mississippi,
s’ajoutèrent à ceux de Kent. En signe de solidarité, 350 campus sont immobilisés par la grève
et 536 écoles décident que l’année scolaire est finie. Néanmoins, ces deux drames marquèrent
paradoxalement le coup d’arrêt des émeutes étudiantes des années 60. Cela ne signifiait pas
26
Cité par André Kaspi : Etats-Unis 68 : L’année des contestations Editions Complexe. « La mémoire du
siècle » n°52. 1988. p 85.
15
que l’administration s’était faite plus répressive, au contraire, elle avait peu à peu adopté la
plupart des revendications étudiantes. Mais les étudiants eux-mêmes sont fatigués, après plus
de sept ans d’agitations et des divisions qui commencent à régner entre les leaders de la
Nouvelle Gauche et les différents courants protestataires qu’il s’agisse des féministes ou des
représentants les plus radicaux des différentes minorités ethniques. La fusillade de Kent State
ne remobilise pas un mouvement étudiant qui devient franchement impopulaire auprès de
l’opinion publique américaine.
Ce rejet de la contre-culture étudiante accompagne notamment un nouveau réveil
religieux qui prend ses distances avec les revendications étudiantes et considère également le
mouvement rock comme l’ennemi de la jeunesse américaine. Les nouveaux prédicateurs
d’Ann Arbor voient, dans les dérives des chanteurs Rock, dans le mouvement hippie et dans
l’agitaton étudiante, la preuve de la perdition de toute une génération. Un de ces pasteurs, le
plus célèbre d’entre eux, le pasteur Régimbal, va même démontrer l’existence de messages
sataniques subliminaux dans les morceaux célébres qui passent alors à la radio. Il étaye sa
démonstration en passant les morceaux à l’envers. Le procédé en question est un peu douteux,
pas vraiment scientifique, mais il s’enracine dans une pratique : celle du sénateur joseph mac
carthy qui sur le même principe voulait démontrer l’existence de messages subliminaux
communistes dans les pubs qui passaient alors à la télé. Cela veut dire quoi : le renouveau
évangélique, pentecotiste, charismatique est fondamentalement un mouvement qui puise son
discours dans l’amérique conservatrice. Et c’est ce mouvement qui va porter Ronald Reagan à
la victoire de 1980. La victoire de Reagan s’appuiera autant sur ce nouveau réveil évangélique
que sur le rejet de tout ce mouvement contestataire des années 60 que l’américain moyen
considére encore comme une période de profonde décadence, de déclin des valeurs morales et
de haine du christianisme.
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