Le grand voyage
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Le grand voyage
Christophe Méchin Le grand voyage Publié sur Scribay le 10/01/2016 Le grand voyage À propos de l'auteur Instituteur suppléant dans le Finistère, j'écris depuis bientôt vingt ans des livres pour les jeunes de 7 à 77 ans. Ma principale source d'inspiration reste la Matière de Basse-Bretagne, mais aussi les légendes en général. J'en suis à une trentaine d'ouvrages et je préfère dorénavant m'auto-publier depuis 2009. Licence Tous droits réservés L'œuvre ne peut être distribuée, modifiée ou exploitée sans autorisation de l'auteur. Le grand voyage Le grand voyage Ce défi me permet de présenter un extrait du tome 7 des aventures de Claire et Théo intitulé Inferno. Théo a été kidnappé par un démon et emmené aux enfers. Sa sœur, Claire veut tout faire pour aller le chercher. Laissez vous transporter au pays des morts tel qu'il apparaît dans les légendes de Basse-Bretagne: — Claire, Loïc veut te voir. — Je suis désolée, mais ce n’est pas vraiment le moment. — Claire ! Il n’en a plus pour longtemps, s’il te plaît ! La nouvelle laissa la jeune fille bouche bée. Elle suivit sa mère sans plus dire un mot. Quand elles arrivèrent chez leur voisin, la femme de Loïc reniflait bruyamment dans un mouchoir tout en tentant maladroitement de cacher les grosses larmes qui coulaient sur ses joues. Elle les mena à son mari alité. Ce dernier abandonnait ses bras à un infirmier qui lui prenait la tension artérielle en poussant de gros soupirs résignés. Lorsqu’il vit l’adolescente, Loïc fit signe à tout le monde de sortir. — Alors…ma …jeune enchanteresse, dit-il avec difficultés. Où…en…es tu ? — De quoi veux-tu parler ? — Allons…ne perds…pas de temps…à vouloir me protéger inutilement. Mon heure est arrivée. — Ne dis pas cela. — Laisse-moi…parler…Pour retrouver ton frère…où en …es-tu ? — Nous ne savons plus quoi tenter, admit Claire. — J’en avais peur…alors …j’ai pensé…à un plan…B : l’Ankou ! — L’Ankou ? Que veux-tu dire ? Loïc se redressa et chercha une position pour parler plus à son aise. — Lorsque quelqu’un meurt en Bretagne, l’Ankou, l’ouvrier de la Mort, vient chercher son âme et l’emporte jusqu’au royaume des trépassés qui mène au Paradis ou aux enfers. Il suffirait de le suivre. — Suivre l’Ankou ? Mais il faudrait qu’il ait une âme à emmener ! Qui … — Moi bien sûr ! Je te l’ai déjà dit, je n’en ai plus pour longtemps et je dois 3 Le grand voyage reconnaître que te savoir à mes côtés quand l’Ankou sera là va me rassurer. — Mais, si ma mémoire est bonne, aucun vivant ne peut voir l’Ankou sauf en cas de présage de mort, fit remarquer Claire. — Tu as raison, toutefois, j’ai une carte dans ma manche. Tu te souviens de mon ami le roi des korrigans ? — Bien sûr ! — Il m’avait offert une pomme dont les pépins ont donné les pommiers de mon verger. Ces arbres sont spéciaux. Quiconque y monte a besoin de mon consentement pour en redescendre sous peine d’y rester bloqué. L’Ankou, on va le piéger ! — Mais comment ? — Quand il viendra me chercher, je lui demanderai d’aller me cueillir une pomme avant le grand départ. Lorsqu’il sera dans l’arbre, il restera bloqué. Je ne lui permettrais d’en redescendre que s’il accepte un marché : te laisser le voir et m’accompagner jusqu’au royaume de l’Anaon. — L’Anaon ? — C’est ainsi qu’on nomme l’ensemble des morts en Bretagne. — Il va refuser. — Il n’aura pas le choix s’il ne veut pas rester bloqué dans le pommier ! C’était très efficace contre les chapardeurs. Bon…écoute…je …me sens …partir. Il ne va pas tarder. Le vieux voisin se mit à respirer difficilement. Comme en écho à ses dernières paroles, un bruit de grincement de roues de charrette se fit entendre dans toute la maison. Claire se tut. Un silence oppressant tomba sur la pièce tandis que les grincements de roue se rapprochaient. Quelqu’un frappa à la fenêtre. Claire ne vit personne alors qu’elle s’ouvrait toute seule tandis que Loïc respirait de plus en plus mal. Son visage fut frappé d’effroi lorsqu’il tourna la tête pour voir ce qui se passait. La jeune fille, elle, avait beau regarder, elle ne voyait rien. Elle prit la main de son vieil ami et la serra. Loïc écouta et répondit à un interlocuteur invisible. — Je suis prêt, mais …j’ai une dernière…volonté. — … — Vous savez bien…que…vous devez…l’exécuter…si vous…le …pouvez et 4 Le grand voyage que…cela…ne retarde pas…l’heure du départ. — … — Je voudrais… une pomme… de mon verger, sentir… le goût du fruit… dans ma bouche… une dernière fois… s’il vous plaît. — … Claire ressentit un courant d’air lui glacer tout le corps tandis qu’une certaine activité se produisait au niveau de la fenêtre. Son vieux voisin regarda quelqu’ un s’en aller. Il tourna ensuite la tête vers elle. — C’est fait, dit-il simplement. Un long cri de rage résonna à l’extérieur de la maison. — Je crois qu’il est piégé, sourit-il difficilement. Il faut…que…tu m’aides…à me lever. La jeune fille s’approcha. Loïc fit un gros effort pour passer son bras autour de son cou et prendre appui. — Attends, dit Claire. Je connais un meilleur moyen. Reste allongé. Elle prit son bâton de magister et le pointa vers son vieux voisin. Puis elle se concentra pour accumuler du Numineux, ce qui la fit briller légèrement en vert et bleu. — Lekanvidigezhesem ! dit-elle. Un rayon de lumière sortit du bâton et vint envelopper Loïc qui commença à léviter. Sur ses indications, Claire l’emmena ensuite jusqu’au pommier parmi les branches duquel une certaine agitation régnait. — Tu es pris au piège, …moi seul…ai le pouvoir…de…te délivrer. Laisse-toi voir par ma jeune voisine, ici présente. — … — Tu n’as pas le choix …sinon …tu resteras bloqué …dans mon arbre à tout jamais, insista Loïc. Claire regarda le pommier et vit alors apparaître un homme avec un chapeau à large bord. Son visage était émacié et ses deux yeux n’avaient pas de pupilles. Il portait un long manteau de cocher en cuir noir qui recouvrait un pantalon de velours noir, un gilet de feutrine rouge et une chemise à l’ancienne mode qui avait du être blanche mais que le temps avait jauni. Seules ses bottes en cuir, noir également, montraient une certaine modernité. Contre le tronc du pommier, une faux était posée. Une faux dont la lame était montée 5 Le grand voyage à l’envers. Le manche était sculpté, recouvert de petits squelettes et de serpents entrelacés. — C’est fait, dit la créature. — Effectivement, confirma Claire. Je le vois et je l’entends. — N’en tire pas orgueil jeune magister. Tu ne peux rien contre moi. L’heure a sonné pour ton voisin. — C’est vrai, répondit Loïc. Je…le reconnais et…je l’accepte. Ma vie a été …bien remplie…et…il est temps…que je parte. — NON ! cria Claire. — Mais si, insista doucement le vieil homme. Ne t’en fais…pas, nous nous…retrouverons un jour. Ne sois… pas …triste. — S’il te plaît…Loïc. — Allons, allons. N’ai pas peur…il le faut…et je suis…trop content…de partir en…aidant Théo. Pense à ton frère ! Claire soupira avec résignation. Son vieux voisin se tourna alors vers l’Ankou. — A nous deux …maintenant. Je veux… faire un marché. — Il est hors de question que je rallonge ta vie, tu le sais. Tous restent égaux devant la Mort. — Je …sais, je … sais. Ce n’est pas …ce que … je voulais … te demander. — Alors parle! Franchement, je suis pressé. — Cette jeune fille… veut aller chercher… son frère qui a été …kidnappé …par un démon… et emporté aux enfers. Tu en connais le chemin… je veux qu’elle et ses compagnons loups …puissent nous suivre. — Je ne vais pas aux enfers, je m’arrête avant. — Ce sera… suffisant. — Pourquoi accepterai-je ? — Tu…n’as pas…le choix…si tu veux …redescendre… de…mon pommier. L’Ankou réfléchit puis tapa rageusement sur une branche de l’arbre dans lequel il était coincé. — — — C’est d’accord. Mais sache jeune fille que le voyage ne sera pas facile. Je n’ai pas peur, répondit Claire. Tu devrais, crois-moi ! Personne ne revient intact du périple que tu t’apprêtes 6 Le grand voyage à entreprendre. Moi ça m’arrange. Si tu meures, franchement j’aurais moins loin à aller pour récupérer ton âme. — Je suis prête. — Dans ce cas, allons-y, une longue route nous attend, dit l’Ankou. — Mes loups peuvent-ils venir avec moi ? — Est-ce qu’ils sont propres au moins ? Les animaux grognèrent, signe qu’ils avaient compris la question. — Bon, ça va, ça va, j’ai déjà dit oui à ton voisin de toutes façons, conclut l’ouvrier de la Mort. L’Ankou sortit une mini télécommande de sa poche et la pointa dans une direction. Un vrombissement de moteur se fit entendre et quelques instants plus tard, un monospace noir comme la nuit, semblable à ceux utilisés par les pompes funèbres, vint se garer devant la maison de Loïc. La décoration du véhicule n’était pas du meilleur goût aux yeux de Claire. Les enjoliveurs étaient en forme de têtes de mort argentées avec des orbites rouges. Les pare-chocs étaient en os alors que les phares envoyaient une lumière verdâtre, glauque à souhait. De petits rideaux violets décoraient le haut du pare-brise et toutes les vitres latérales. Le moteur rugissait comme celui d’une formule 1. — Il me semblait pourtant avoir entendu un grincement de roue de charrette à votre arrivée, dit Claire. — C’est le klaxon, il me permet de maintenir la continuité avec la tradition, sinon franchement les gens ne comprendraient plus. Bon, je pense que tout est prêt maintenant, dit l’Ankou en s’adressant à Loïc. Tu pourrais peut-être me libérer ? Le vieux voisin fit un geste et l’Ankou put descendre de l’arbre. Il alla vers son fourgon, ouvrit la porte du conducteur et lança son grand chapeau à l’intérieur du véhicule. Il récupéra ensuite une paire de lunettes noires dernier cri, qui le fit ressembler au célèbre acteur de Matrix, un des films préférés de Claire. Puis il ouvrit le haillon latéral et fit signe à Loïc de prendre place. La jeune fille réalisa alors pleinement ce qui allait se passer. Elle perdit ses moyens et commença à trembler de tout son être. Loïc se tourna vers elle. — C’est l’heure ! Aide-moi…à retourner…dans …mon lit, s’il te plaît. — Non ! Pas maintenant ! Encore un peu ! gémit-elle. — Tu sais que ce n’est …pas possible. Mon…heure est …venue. Plus…le 7 Le grand voyage temps passe…plus…le danger…grandit pour…Théo. Laisse-moi…te…rendre…cet ultime…service. — Non ! — Claire…s’il te plaît…mes forces m’abandonnent…je ne…pourrai…pas y…parvenir …tout seul. — C’est pas juste ! — Je te …le répète : mon heure …est venue. La jeune magister hésita encore un instant avant de refaire léviter son voisin jusqu’à son lit. Les deux loups les suivirent en gémissant. Claire aida Loïc à s’installer dans son lit puis le borda. Il la regarda en souriant tandis que son épouse ne pouvait réprimer ses sanglots devant la tournure que prenaient les événements. L’adolescente les laissa seuls tous les deux. Ils passèrent de longues minutes à se dire au revoir puis sa femme sortit de la pièce en faisant signe à la jeune fille de rentrer. — Maintenant… se contenta de dire Loïc doucement. Claire lui prit la main tandis qu’il fermait les yeux et laissait sa tête aller sur le côté. Puis il rendit son dernier souffle. Les deux loups hurlèrent à la mort. Une boule brillante sortit de sa poitrine et se dirigea vers le pied du lit. Là, elle s’étira en hauteur jusqu’à prendre la forme d’un Loïc translucide et lumineux qui regardait son propre cadavre avec curiosité et étonnement. Un cordon d’argent au niveau du ventre le reliait encore à son corps physique mais ce lien s’amincissait à vue d’œil. Il disparut après quelques secondes. — C’est fait ! dit le Loïc lumineux. Ne faisons plus attendre l’Ankou. Un peu choquée par tout ce qu’elle voyait, Claire le suivit sans chercher à comprendre ce qui se passait. Ils sortirent de la maison et rejoignirent l’ouvrier de la Mort qui attendait toujours à côté de son monospace. Le vieux voisin monta à l’arrière du véhicule et s’installa. Claire voulut le rejoindre mais l’Ankou l’en empêcha. — Pas si vite, jeune demoiselle ! Tu es vivante et derrière c’est seulement pour les morts. Franchement, il y a là-dedans des personnes qui aimeraient avoir à leur disposition un corps plein de vie comme le tien. — Que fait-on alors, demanda-t-elle. — Tu montes à côté de moi devant. Tes bêtes iront dans le coffre, c’est à prendre ou à laisser. 8 Le grand voyage — Mais, à côté de vous, c’est la place du mort ! fit remarquer Claire. — Et toi tu es vivante, franchement j’espère que tu apprécies l’ironie de la situation ! répondit l’Ankou. Elle grimpa le monospace noir où à sur laseplace qui lui avait été assignée. L’Ankou l’attendait endans tapotant avec ses doigts le volant en signe d’impatience. Il puis éclata de rire lorsque Claire lui demanda trouvait la ceinture de sécurité il démarra. Assise dans le véhicule, Claire mit un peu de temps à sortir de sa prostration. Les sièges étaient de la même couleur violette que les rideaux. Le volant était en os. Deux petits crânes blancs en mousse étaient accrochés par une corde au rétroviseur central et se balançaient au rythme des cahots de la route qu’ils empruntaient. L’Ankou alluma son auto-radio qui diffusa une marche funèbre jouée sur un orgue qui aurait donné des envies de suicide à n’importe quel joyeux drille. Il changea de station et ce fut un concert de musique moderne à base de cris, de pleurs et de gémissements. L’Ankou commença à battre la mesure mais lorsqu’il vit Claire mettre les mains sur ses oreilles, il préféra tout éteindre. Il régnait en outre dans l’habitacle une forte odeur de formol et de naphtaline qui mettait la jeune fille mal à l’aise. Elle regardait régulièrement derrière elle si Loïc était bien installé, mais des volutes brumeuses allaient et venaient à l’arrière du monospace, qui l’empêchaient de voir quoi que ce soit avec précision. — Ne t’inquiète pas, lui dit l’Ankou en conduisant. Tout se passera bien pour ton voisin. — Comment pouvez-vous en être si sûr ? — Franchement, tu ne l’entends pas se plaindre. — Il vient de mourir quand même ! — Et alors, ce n’est pas le premier et ce ne sera certainement pas le dernier non plus. J’ai pas mal d’expérience et crois-moi sur parole, il y en a pour qui cela se passe beaucoup moins confortablement. Lui, il est mort dans son lit avec une amie à ses côtés pour le soutenir. Franchement, il y a pire. — Vous dites souvent « franchement ». — Ah bon ? Franchement ça m’étonnerait…Ah…non ! Tu as raison ! C’est sans doute parce que je suis l’honnêteté même. Je ne triche avec personne et personne ne peut tricher avec moi. Il y eut un nouveau silence. — Loïc était mon ami, reprit Claire, il nous a souvent aidés mon frère et moi. Il ne méritait pas de mourir. 9 Le grand voyage — Il l’a mérité à partir de l’instant où il est né. Tu sais, la vie est une maladie mortelle comme disait Pierre Dacq, je crois. La jeune fille sourit devant ce bon mot et parvint à se détendre un peu. — Qui êtes-vous ? — Le corps que tu vois actuellement et qui me sert à me déplacer dans ton monde est celui de l’ultime mort breton de l’année dernière. J’ai plusieurs noms suivant les régions de Bretagne où l’on parle de moi, l’Ankou est toutefois le plus connu. C’est donc celui dont je me sers en général. — Mais à quoi vous servez au juste ? — Je viens chercher les bretons qui vont mourir pour emmener leur âme. Parfois j’abrège aussi leur souffrance. — Vous êtes donc la Mort ? — Non, simplement son ouvrier. Un passeur si tu préfères. — Pourtant vous faites son travail et vous vous comportez comme elle, insista la jeune fille. — Je ne suis pas la Mort. La Mort, telle que tu la conçois, n’existe pas. Claire ne put s’empêcher de réagir à cette information. — — — Pardon ? Je te dis que la Mort n’existe pas. Plusieurs philosophes l’ont dit avant moi. Mais comment pouvez-vous dire cela vous qui en êtes l’ouvrier. — Réfléchis ! D’un point de vue objectif et en dépit de ce que tu viens de vivre et qui te donne un avantage sur la plupart de tes contemporains qui ne connaissent rien de la Mort, tu considères ton trépas comme la fin de ton existence terrestre. La plupart de tes semblables en ont peur, certains fous l’appellent de leur vœu et une minorité l’accepte avec une relative sérénité. Mais qu’est-ce que la Mort ? Si tu es matérialiste, c’est la fin de ta vie, le glissement vers l’oubli, le néant. L’endormissement dans un sommeil sans rêve. Par définition, le néant n’est rien : tu ne te retrouves pas coincé avec ta conscience au sein d’une obscurité totale et infinie. Tu cesses d’exister, donc d’être, de savoir, de sentir. Si tu ne ressens plus rien, tu ne peux ressentir ta mort donc, cette dernière n’existe pas. Maintenant si tu es croyant, quelle que soit ta religion, et s’il y a une vie après la mort, alors le trépas n’est que l’instant où tu passes de ta vie terrestre à ta vie dans l’Au-delà. La mort est ici simplement l’instant où tu bascules d’un état à un autre. 10 Le grand voyage Cette infime partie du temps inaccessible à ta conscience puisque, de même que le présent est toujours coincé entre le passé et le futur, la mort est toujours coincée entre les sensations de ton corps terrestre et celles de ton nouveau corps dans l’Audelà. — Vu comme ça, dit Claire en réfléchissant. Effectivement…Alors soit, vous venez chercher les âmes bretonnes, mais nous sommes au XXIème siècle, que se passe-t-il pour ceux que vous appelez « les matérialistes », qui ne croient pas à l’âme ou à une vie après la mort ? — Lorsque je leur apparais, leurs convictions sont ébranlées. La plupart du temps ils me demandent docilement ce qu’ils doivent faire et me suivent sans discuter. Le monospace passa sur un nid de poule qui le déstabilisa. En l’absence de ceinture de sécurité, Claire fut ballottée et dut s’accrocher au bras de l’Ankou pour retrouver son équilibre. Le contact avec l’ouvrier de la Mort la glaça jusqu’au sang. Elle retira précipitamment sa main. — D’accord et là, nous, vous nous emmenez où ? lui demanda-t-elle. — Je vous déposerai devant le seuil de l’Anaon. A vous ensuite de le franchir afin d’aller vers le Paradis ou aux enfers. — Connaissez-vous les chemins pour s’y rendre ? — Non. — Pourquoi ? — Je n’y ai pas accès. Je suis coincé entre deux plans tant qu’il y aura des humains sur Terre. — Cela veut-il dire qu’il se peut qu’un jour il n’y en ait plus ? demanda Claire avec inquiétude. — Bien sûr, rien n’est éternel. Peut-être qu’un jour les âmes n’auront plus besoin de s’incarner et se satisferont de leur état d’âme, sans mauvais jeu de mots. — A quoi ressemble la limite du seuil du séjour des âmes, pourrai-je la voir ? — Je pense que oui puisque tu accompagnes celle de ton voisin et ami, mais ce sera la sienne que tu verras, pas la tienne. Pour faire simple, le seuil est une limite à franchir qui prend la forme d’un souvenir agréable propre à chacun. Cela peut être un pont de pierre sur une petite rivière dans un champ, l’entrée d’une demeure ou d’un endroit où tu as vécu de grandes joies : la maison de tes parents ou de tes grands-parents. C’est toi qui décides. Coincée dans lel’attendait monospace l’Ankou,de Claire tentait d’en apprendre leles plus possible sur tout ce qui royaume l’Anaon etque après. L’ouvrier de la Mort était content de pouvoir parlerau àde quelqu’un autrement pour négocier modalités d’un trépas. Il se volubile sans toutefois tenter d’établir une relation quelconque avec sa montrait passagère. 11 Le grand voyage Il ne lui demanda rien sur elle-même, se contentant de répondre le plus précisément possible aux questions qu’elle lui posait. — Pourriez-vous m’en dire plus sur ce qui se passe, lorsqu’on a accepté de franchir la limite ? — Il y a un embranchement avec deux chemins à suivre : un pour ceux qui se sont très mal conduits et un pour ceux qui ont acquis suffisamment de sagesse pour accéder à un état de conscience supérieur. Je suppose que l’on peut parler d’un séjour maudit, les enfers, et d’un séjour béni, le Paradis. La route qui mène à cet embranchement est grande, large et bien entretenue. Elle invite le voyageur d’outre tombe à la prendre. Elle est jalonnée par 99 étapes où l’âme doit faire une halte. Du personnel des deux sexes, aimable et de moins en moins vêtu, y verse des liqueurs variées qui deviennent de plus en plus agréables à mesure que l’on se rapproche de l’entrée du séjour. Si les âmes résistent aux tentations proposées, elles ont droit à un rattrapage et peuvent se réincarner. Franchement, les autres sont les irrécupérables. — Mais ce n’est pas juste pour ceux qui ne savent pas ce qui les attend ! Tout le monde a droit à une autre chance ! Elles sont condamnées sans rédemption possible ! — Crois-tu ? Les âmes restent libres à chaque instant de refuser les tentations des 99 auberges. C’est d’ailleurs ce qui se passe la plupart du temps. Franchement je le répète : celles qui vont jusqu’au bout de leurs tentations sont les irrécupérables ! — Savez-vous vers quel séjour j’irais si je meure ? — Oui, mais tu devras le découvrir par toi-même. Claire observa le visage de l’Ankou pour tenter d’y déceler un indice, mais ce dernier resta de marbre. — Ok ! dit-elle. Revenons à vous si vous le voulez bien. Quand avez-vous commencé à exercer votre métier ? — Je suis apparu le jour où le premier homme sur le point de mourir en Bretagne a prit conscience de ce qui allait se passer. C’était un grand singe avec quelque chose en plus : il a réalisé que sa fin était proche. Son groupe venait de tuer un tigre à dents de sabre, mais lui allait y laisser la vie. Franchement, ses blessures étaient trop graves. Son lieu de passage a été une grotte peu profonde en bord de mer où sa mère et lui s’étaient réfugiés lorsqu’il était enfant. À l’époque, je n’avais pas la même apparence que maintenant et on ne m’appelait pas encore l’Ankou. — — Vous n’avez donc pas toujours été tel que vous êtes aujourd’hui ? Franchement non, mon apparence varie selon la façon dont les humains me 12 Le grand voyage conçoivent. Ce premier homme me voyait sous la forme d’une femme ou plutôt d’une mère. J’ai souvent changé de sexe. Pour les celtes, j’ai d’abord été Arawn, le souverain du royaume des morts. On me percevait alors comme un grand chasseur avec une meute de chiens blancs aux oreilles rouges. Je traquais les âmes des défunts comme du gibier. Un peu à la manière de mes cousins actuels de l’Est. Ensuite, les druides sont venus du nord afin de mettre un peu d’ordre dans les croyances et je suis devenu un dieu appelé Dagdha. Je me servais d’un maillet pour mettre un terme à la vie. Puis vinrent les Romains qui m’assimilèrent à une des trois Parques grecques : Atropos. Ces déesses tenaient des rouets sur lesquels elles filaient les vies humaines. Atropos était celle qui coupait le fil avec ses ciseaux lorsque le temps de la mort était venu. Pendant la période que vous, les humains vous appelez Moyen-âge, les anciens dieux ont été occultés et j’ai été confondu avec la Mort elle-même. On m’a alors représenté sous la forme d’un squelette nu ou enveloppé dans un linceul en train de danser avec des représentants de toutes les catégories sociales. Les représentations de mes danses macabres ont fleuri un peu partout en Bretagne. Franchement, je pense que c’est parce qu’elles rappelaient l’égalité de tous devant la Mort dans la société féodale très hiérarchisée. Une proclamation subliminale de l’égalité naturelle des hommes avant 1789 en somme. L’Ankou sourit devant cette petite blague puis poursuivit : — Je n’ai retrouvé forme humaine qu’il y a environ trois cents ans. J’avais alors l’apparence d’un vieil homme très maigre, habillé comme un paysan breton avec des cheveux blancs assez longs, coiffé par un chapeau à larges bords et muni de ma célèbre faux. Les guerres de la Révolution et de l’Empire m’ont donné tellement de travail en un temps si court qu’à l’époque, je me suis vu doté d’une charrette tirée par deux chevaux. Parfois, j’avais même des valets pour m’aider. — Si j’ai bien saisi, vous occupez le corps du dernier mort de l’année précédente. Que se passe-t-il s’il s’agit d’une morte ? — Franchement c’est une excellente question ! Cela arrive parfois. Dans ce cas, pendant un an j’ai un corps de femme. Au début, j’ai conservé les vêtements féminins, mais cela jetait le trouble chez ceux que je venais chercher car ils me voyaient tous en homme. Alors maintenant, lorsque cela se produit, je cache mes formes et mes traits sous une cape et une capuche. C’est cependant assez rare, les morts de fin d’année ont souvent un lien avec l’alcool et les excès. Il y a peu de femmes parmi eux. — Vous n’exercez qu’en Bretagne ? — Non, j’exerce pour tous les bretons de naissance ou d’adoption, où qu’ils soient, mais chaque région a son ouvrier de la Mort que j’ai pu rencontrer lors de 13 Le grand voyage mes voyages. Je te l’ai déjà dit, je les considère un peu comme des cousins. — Vraiment ? — Il existe plusieurs sortes d’ouvriers de la Mort dont les représentations varient selon le fond culturel des populations. Dans cette partie du monde, c’est moi qui officie. Je suis le dernier avatar des anciens mythes régionaux d’origine celtique avec peut-être une trace gréco-romaine, quant à l’instrument que j’ai choisi de continuer d’utiliser, ce n’est qu’une transformation des ciseaux d’Atropos. Cependant, si tu vas vers l’Est par exemple, mon travail est fait par le chasseur infernal qui, lui, est un syncrétisme entre Arawn le celtique et Odin le nordique qui chevauchait dans le ciel avec ses Valkyries et venait emporter les âmes des défunts. — Je le connais ! s’exclama Claire. Mon frère et moi l’avons affronté il y a longtemps : Ravage, le chasseur infernal, le garde-chasse des démons. — Franchement, je n’aime pas sa façon de faire. Elle est très…disons…Wagnérienne, très spectaculaire, très guerrière, donc très traumatisante pour le défunt qui imagine alors des lieux de passage difficiles et cherchent à s’enfuir. Personnellement, je préfère travailler dans l’intimité et la sérénité. Ailleurs, par contre, c’est une dame blanche qui vient chercher les morts dans un carrosse tiré par quatre chevaux noirs. Sa beauté facilite énormément les choses. À cet instant, un autre cahot de la route fit cogner la lame de la faux contre la séparation en verre entre l’habitacle et l’arrière du véhicule. — plus ? À quoi vous sert votre faux ? Pourquoi une faux montée à l’envers en — C’est mon outil de travail comme toi tu as ton bâton de magister. Elle me sert à couper le cordon d’argent que tu as pu voir et qui relie l’âme au corps. Au début, j’avais gardé les ciseaux de mon apparence gallo-romaine d’Atropos. La population n’était pas très nombreuse en Bretagne, donc cela me suffisait tant que le taux des décès suivait son cours normal. Ensuite, au Moyen-âge, il y a eu des pestes, des famines. Franchement, les guerres sont devenues de plus en plus meurtrières au fur et à mesure que la population augmentait. Je ne pouvais plus faire face avec mes ciseaux alors j’ai adopté la faux qui me permet de couper une multitude de cordons simultanément lorsque le besoin s’en fait sentir. Toutefois, les poètes bretons se sont offusqués de me voir avec un outil qui servait à moissonner le blé pour faire le pain, qui représentait la vie alors que je représentais la mort. Ils m’ont donc visualisé avec une faux montée à l’envers pour bien montrer que je suis le contraire de la vie. Je l’ai gardée en souvenir, mais je l’ai adaptée à mon nouveau costume car franchement elle manquait de discrétion. — La solitude ne vous pèse-t-elle pas trop. N’auriez-vous pas aimé avoir une famille? 14 Le grand voyage — Tu me connais mal franchement. J’ai eu une famille une fois : un filleul plus précisément. Cela se passait dans les montagnes noires, au sein de la paroisse de La Martyre. Un pauvre paysan voyait sa femme accoucher de son treizième enfant. « Pas de chance ! » disait-il car il gagnait déjà à peine de quoi nourrir les douze aînés. L’enfant devait être baptisé et pour cela, il fallait lui trouver un parrain ou une marraine. Tous les parents et amis avaient déjà été sollicités pour les précédents rejetons, si bien que le treizième courait le risque de ne pas pouvoir recevoir le premier sacrement. Son père alla donc rendre visite au prêtre de son village et le pria d’attendre jusqu’au lendemain à midi. Il voulait trouver le parrain nécessaire pour faire un chrétien de son treizième, qui, en outre, paraissait avoir une bonne envie de vivre. Comme il errait par les chemins, il fit le souhait de trouver le donneur de nom le plus juste de toute la terre. Alors je lui apparus, car nul n’est plus équitable que moi. Il ne m’a pas reconnu tout de suite. « Qui êtes-vous donc l’homme maigre ? m’a-t-il demandé en grelottant à ma vue. — Je suis faucheur de mon état et je veux bien devenir parrain de ton treizième. — Ah ! vous êtes faucheur, comme moi pendant les moissons. — Certes ! lui répondis-je. Mais je ne fauche pas les mêmes plantes que toi car je suis l’Ankou. — C’est bon ! C’est bon ! dit le paysan apeuré. J’accepte, car nul n’est plus juste que vous qui réservez le même sort aux riches et aux pauvres, aux forts et aux faibles. » Son treizième enfant fut donc nommé Ank. Je suis même resté pour le repas de baptême qu’il a donné ensuite. Franchement l’atmosphère y a été pesante, tout le monde craignant que je n’emporte quelqu’un avant la fin de la soirée. Au moment de partir, j’ai pris mon hôte à part. « Je dois laisser un présent à mon filleul, lui dis-je. — Vous avez déjà permis qu’il soit baptisé, je n’en demande pas plus, me répondit le paysan craintif. — J’insiste. Je vais te révéler un secret : ton fils sera médecin car il aura le don de me voir au chevet des malades qu’il visitera. Vos médecins ne s’occupent que des pieds et me laissent la tête. S’ils s’occupaient de la tête de leur patient, il ne me resterait plus que les pieds et tous en réchapperaient. Ainsi, si ton fils parvient avant moi au chevet d’un malade et soigne la tête, le patient guérira à coup sûr. Mais si c’est moi qui le devance, il sera trop tard. » Puis je suis parti sans me retourner. Dix-huit ans plus tard, j’ai commencé à revoir mon filleul qui s’était établi comme médecin et apothicaire. Son père lui avait 15 Le grand voyage transmis mon secret : s’il me précédait au chevet d’un malade, il s’occupait de sa tête et ne me laissait que les pieds. Je n’avais plus qu’à repartir. Il s’était constitué une solide notoriété. Son renom était même parvenu jusqu’à la cour du duc de Bretagne dont le fils était gravement malade. Ank s’est précipité mais je l’avais précédé. Mon filleul dut alors s’avouer impuissant. Le duc s’effondra en larmes car c’était le seul garçon de sa descendance qui allait mourir. Il promit à Ank de l’anoblir et de lui donner sa propre fille en mariage s’il parvenait à le sauver. Mon filleul sortit sans rien répondre. Je pensai qu’il avait abandonné la partie. Le duc resta seul au chevet de son fils agonisant. Quelques instants plus tard, une servante entra en criant que le premier des ministres du duc venait de faire une mauvaise chute de cheval et s’était fracassé la tête. J’abandonnai donc le fils du duc pour aller récupérer l’âme du ministre. Lorsque je vis ce dernier en excellente santé, je compris que j’avais été joué ! Ank avait organisé une diversion et profité de mon absence momentanée pour revenir au chevet du fils du duc afin de s’occuper de sa tête. Je fus beau joueur, après tout franchement c’était mon filleul et j’étais fier de son entourloupe. Cela changeait de tous ceux qui se résignaient à ma venue en tremblant comme des veaux à l’abattoir. Ank fut donc anobli et épousa la fille du duc qui le trouva fort à son goût. Tu peux constater par toi même que toutes les histoires où j’interviens ne finissent pas mal ! — Je pensais que c’était une légende, d’ailleurs beaucoup circulent à votre sujet, est-ce qu’elles sont vraies ? — La plupart le sont, mais d’autres résultent de l’imagination des conteurs ou des romanciers, surtout au XIXème siècle. Les écrivains romantiques ont fait de moi un héros de nouvelles alors qu’avant, franchement, je faisais surtout office de croquemitaine pour garder les gens dans le droit chemin. — Cela vous gêne ? — Non, cela m’indiffère, répondit l’Ankou en haussant les épaules. Mais ses propos avaient piqué la curiosité de Claire. — Y-a-t-il des légendes que vous voudriez rectifier ? — Il en est une que je n’aime franchement pas car elle me fait passer pour un ingrat : celle où je demande à un forgeron de caler ma faux qui s’est desserrée. Le pauvre s’exécute malgré la peur que je lui inspire et en remerciement, je serais venu l’emmener le lendemain matin. C’est entièrement faux, car lorsque je lui ai demandé ce qu’il voulait comme salaire, il a souhaité que je décale mon prochain rende-vous avec lui d’une cinquantaine d’année. Je l’ai fait et il a vécu jusqu’à 120 ans. En outre, 16 Le grand voyage certaines superstitions racontent encore que je prends dans l’année l’âme de celui ou celle qui franchit le seuil d’une maison nouvellement construite. Cela aussi est faux ! Avec le boum actuel de l’immobilier, franchement je ne saurais plus où donner de la tête. — Y-a-t-il beaucoup de gens qui essaient de négocier avec vous ? — La plupart car ils pensent qu’ils ont encore des tas de choses à faire. Mais c’est inutile car quand c’est l’heure, c’est l’heure ! — Je comprends que les gens veuillent retarder l’échéance mais que se passe-t-il pour ceux qui la précipitent ? — Les âmes de ceux qui m’appellent de leurs vœux sont souvent une source de tracasseries et de désordres. Lorsque votre heure arrive, vous êtes sensé avoir vécu tout ce qui était prévu pour vous ici-bas. Les désespérés qui se suicident ne sont pas emmenés au séjour des âmes tant qu’ils n’ont pas effectué le temps qui leur était dévolu sur Terre. Comme ils doivent expérimenter encore des choses et qu’ils ne le peuvent plus puisqu’ils sont morts, ils sont obligés de prendre possession d’un nouveau corps ou obtenir des prières, quelle que soit la religion pratiquée. Je dois donc les avoir à l’œil car, n’étant plus que des âmes désincarnées bloquées ici-bas, ils font beaucoup de bêtises en tentant par tous les moyens d’attirer l’attention des vivants. — Comment faites-vous pour « les avoir à l’œil » comme vous dites ? — Je les garde ici à mes côtés, derrière, c’est pour cette raison que je t’ai empêché d’y monter. La jeune fille regarda à l’arrière. En observant plus attentivement les volutes qui allaient et venaient, l’empêchant de voir correctement Loïc, elle constata que certaines prenaient de temps à autre des formes vaguement humaines. Leurs visages grimaçaient et montraient une douleur intense. Claire frissonna d’horreur. — Vous avez toujours eu un véhicule de fonction ? poursuivit-elle pour changer de sujet. — Évidemment. Je te l’ai déjà dit. Cela a longtemps été une simple charrette tiré par deux ou trois chevaux suivant le nombre d’âmes à emmener, la karrig an Ankou. Parfois une barque sur la côte pour m’occuper des marins, ensuite j’ai suivi l’évolution. Pendant la première guerre mondiale, j’avais tellement de bretons à ramasser sur le front que j’ai utilisé un autobus, puis je me suis rabattu sur quelque chose de plus conventionnel. Le monospace où nous sommes. — A-t-on déjà essayé de vous duper? — Oui, bien sûr. Franchement, n’est-ce pas ce que toi-même et ton voisin avez fait ? Cela arrive presque aussi souvent que les négociations. Ceux qui y parviennent sont déçus à longue échéance. Ils ont l’immortalité mais continuent de vieillir. 17 Le grand voyage — L’immortalité sans la jeunesse, c’est une terrible malédiction ! fit remarquer Claire. — Je ne te le fais pas dire, répliqua l’Ankou. Ah ! Nous arrivons ! Le véhicule s’engagea sur un chemin de terre. L’Ankou appuya sur la touche des quatre roues motrices tandis que son monospace pénétrait dans un ravin parsemé de ronces, d’ajoncs et d’arbustes de toutes sortes hérissés de piquants. Le ciel se fit gris foncé, pareil à un soir d’orage. Ils débouchèrent ensuite sur un plateau découvert puis roulèrent entre deux montagnes gigantesques qui explosèrent à leur passage. Chacun des éclats de pierre devint un corbeau pour celle de gauche et une colombe pour celle de droite. Regardant dans le rétroviseur, Claire remarqua que les oiseaux commençaient à s’affronter. Lorsqu’ils eurent franchi le col, ils redescendirent vers une grève léchée par une mer déchaînée dans un léger brouillard rouge sang. Chaque vague qui venait s’écraser sur le rivage le faisait avec sauvagerie, comme si elle essayait de mordre le sable. Ils longèrent cette plage pendant quelques longues minutes avant de bifurquer pour s’en éloigner et traverser une lande très pauvre où broutaient des vaches grasses puis une lande très riche où des vaches maigres ne parvenaient pas à se nourrir. Au lieu de voir l’herbe épaisse tout autour d’elles, les bovines regardaient méchamment leurs voisines sereines et bien en chair. — Quel drôle d’endroit, dit Claire. — C’est le pays des âmes en attente de réincarnation. Elles ne savent pas quelle forme prendre pour se rendre intéressantes. Ils pénétrèrent ensuite dans une forêt. Des oiseaux silencieux et gris volèrent autour du monospace avant de laisser la place à des oiseaux blancs gazouillant des mélodies extraordinaires. Claire baissa sa vitre pour mieux les entendre. — Que c’est beau ! dit-elle rêveuse. — Ne te laisse pas charmer ! répondit l’Ankou. Ces âmes essayent de t’attirer. Si tu cèdes, elles te retiendront prisonnières ici, dans l’entre-deux mondes. Claire remonta sa vitre et se boucha ostensiblement les oreilles. L’ouvrier de la Mort freina. Ils s’arrêtèrent devant une pelouse vert foncé coupée en deux par une allée de graviers couleur anthracite qui menaient à un immense bâtiment rectangulaire noir comme la nuit. Clair sortit du véhicule. Le ciel était crépusculaire avec une luminosité ambiante entre chiens et loups. 18 Le grand voyage L’Ankou descendit à son tour, alla ouvrir le haillon latéral et fit signe à Loïc de venir. Une des âmes prisonnières de l’Ankou tenta de s’échapper, mais ce dernier la rattrapa et la remit de force dans son monospace. — Recommence et tu auras droit à la boîte à gants ! lui dit-il menaçant. Bien ! déclara-t-il ensuite en s’adressant à Claire et Loïc. C’est ici que je dois vous laisser. Vous entrez maintenant dans le royaume des morts. Toi jeune fille, je te dis « aurevoir » et toi vieillard, même si tu m’as roulé, je ne suis pas rancunier. Tu peux être confiant pour la suite des évènements. N’oubliez pas vos bêtes. Claire alla ouvrir le coffre et en fit sortir les loups. Ankylosés par le voyage, ils commencèrent à courir un peu partout sur la pelouse pour se dégourdir les pattes. Brusquement, ils comprirent où ils se trouvaient et revinrent, la tête et la queue basses, vers la jeune Magister en poussant de petits gémissements craintifs. Celle-ci leur fit signe de la suivre et se dirigea vers le grand bâtiment noir au bout de l’allée tandis que l’Ankou redémarrait et s’éloignait sans se retourner. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, ils virent une longue file d’âmes en attente devant le portail d’entrée. Au-dessus de ce dernier, des lettres argentées brillaient : ANAON S.A. Claire et Loïc prirent place dans la file et attendirent à leur tour. Cela avançait vite. Devant eux des âmes de tous les âges regardaient partout avec inquiétude. Certaines ne semblaient pas trop savoir ce qu’elles faisaient là, notamment celle de la jeune fille juste devant eux. Lorsqu’ils pénètrent enfin dans le bâtiment, ils se retrouvèrent sur le seuil d’un hall tapissé de carrelages de marbre gris clair et gris foncé. Il y régnait un silence oppressant malgré la foule qui attendait et avançait dans la file. Seules résonnaient faiblement les conversations qui avaient lieu loin devant au niveau des guichets. Les loups grognèrent. Leur bruit provoqua une suspension de toutes les activités un bref instant ainsi qu’une multitude de regards désapprobateurs. C’était comme si les âmes voulaient se faire aussi discrètes que possible pour ne pas qu’on les remarque. — Que se passe-t-il ici ? demanda Claire, pourquoi est-ce que ces âmes réagissent ainsi ? — Je n’en suis pas sûr, répondit Loïc en chuchotant, mais je crois que c’est l’endroit du Jugement. Cela expliquerait pourquoi la plupart ne veulent pas se faire remarquer. Elles font profil bas, même si ça ne sert à rien puisque maintenant tout est joué. — Je comprends, dit la jeune fille. 19 Le grand voyage Ils continuèrent de s’approcher des guichets. Sur le côté, des bornes automatiques noires avec un écran vert permettaient à celles qui le souhaitaient de s’affranchir de la file d’attente, mais aucune âme ne voulait les utiliser. A leur grande stupeur, Claire et Loïc virent un squelette s’approcher vers eux. Il portait un pantalon de flanelle bleu foncé avec un polo gris clair de la même couleur que certaines dalles du mur. Au niveau de ce qui avait du être sa poitrine, un badge était accroché sur lequel on pouvait lire : RENSEIGNEMENTS. — Je vous ai entendu parler entre vous, dit-il avec beaucoup de serviabilité à la jeune fille et à son voisin. Y-a-t’il quelque chose que je puisse faire pour vous ? Claire demeura bouche bée devant cette apparition saugrenue tandis que les loups bavèrent d’envie en voyant ce tas d’os sur pieds. Le squelette le remarqua. — Je suis désolé mais les animaux ne sont pas admis ici, déclara-t-il. — Nous avons une faveur particulière de l’Ankou, répliqua Loïc sans trop réfléchir. — Dans ce cas… — Pourquoi personne ne va aux guichets automatiques ? demanda Claire pour détourner la conversation. — Parce qu’il n’y a pas de possibilité de discuter des modalités d’arrivée. Vous tapez votre nom et vous avez directement votre ticket pour le Paradis ou pour les enfers sans pouvoir transiger. C’est pratique dans le premier cas, mais comme personne n’est jamais sûr à cent pour cent d’y aller, aucune âme ne veut prendre le risque. — On peut négocier alors ? reprit la jeune fille. — Normalement non, mais tout le monde le croit. L’espoir est encore possible ici. — Merci pour toutes ces précisions, répondit Loïc afin de mettre fin à la conversation. C’était presque à eux. Derrière les guichets se trouvaient aussi des squelettes qui, eux, étaient en costumes trois pièces. Chose étrange, ils portaient tous des lunettes alors que leurs orbites demeuraient vides. Le mur derrière eux était couvert de dalles de carrelage illustrées par des photos et des inscriptions gravées en lettres d’or, comme dans les cimetières, afin d’indiquer qui était l’employé du mois et combien d’âmes il avait traité. Bien que les noms et les scores différaient, Claire eut beaucoup de mal à faire la 20 Le grand voyage distinction entre les têtes de morts qui se trouvaient sur les photos. Derrière les comptoirs, les squelettes en costume discutaient avec les âmes dont c’était le tour, remplissaient un formulaire, le tamponnait et criait « au suivant » tandis que l’âme à qui ils venaient d’avoir à faire se dirigeait vers la sortie avec sa feuille. Ce fut aucomptoir tour de l’âme la jeune qui de était devant eux. Elle s’avança jusqu’au le plusdeproche quifille venait se juste libérer. Claire, curieuse, tendit l’oreille. — Bonjour ? — Bonjour ! lui répondit le squelette en costume. — Pouvez-vous m’expliquer ce que je fais ici ? — nom ? Un instant s’il vous plaît. Restez bien derrière le comptoir. Quel est votre — Emmanuelle Le Dantec. — Voyons…C…D….E. Ah nous y voilà! Emmanuelle Le Dantec ! C’est bien cela. Alors nous disons donc : vous êtes morte aujourd’hui à 5h30 du matin dans un accident de voiture tandis que vos amis et vous reveniez d’une nuit bien arrosée en discothèque. Je vois ! L’alcool, les herbes à fumer qui vous font tourner la tête, au volant cela ne pardonne pas. En plus vous occupiez la place du mort dans la voiture. OK ! Tout me semble en ordre pour votre enregistrement. La jeune fille ouvrit de grands yeux stupéfaits par ce que son interlocuteur lui annonçait. — En ordre ? Tout vous semble en ordre ? La dernière chose claire dont je me souvienne c’est d’être dans une voiture qui fait des tonneaux. Puis, le noir complet avec une sensation d’incroyable légèreté. Un curieux bonhomme me fait monter dans son monospace et m’amène jusqu’ici. Il me fait descendre devant votre bâtiment en m’annonçant que je suis arrivée puis je me retrouve dans votre hall d’accueil avec tous ces gens que je ne connais pas. Et vous, vous venez me dire que tout est en ordre ! Vous vous moquez de moi ? — Allons, allons du calme ! L’agressivité n’arrangera rien vous savez, surtout dans votre cas. Je vais vous expliquez : Bienvenue à Anaon S.A., l’organisme en charge du suivi des morts en Bretagne. Et oui, vous êtes morte ma chère. Le plus vite vous vous ferez à cette idée, le mieux ce sera pour tout le monde. — Mais…mais… je ne peux pas mourir ! Je suis encore jeune ! J’ai toute la vie devant moi ! En plus j’avais organisé une super fête pour mon anniversaire la semaine prochaine. — Oui, oui, je sais ! La vie est dure mais la mort l’est encore plus. Vous pouvez toujours vous consoler en vous disant que vos amis se partageront un gâteau 21 Le grand voyage original pour vos obsèques. — Mais…mais…c’est horrible ! Je refuse catégoriquement de décéder aujourd’hui ! Appelez-moi votre supérieur hiérarchique. Il y a certainement un recours possible. — J’ai bien peur que cela ne soit impossible, d’autant plus que vous êtes décédée d’une mort violente dont vous êtes en partie responsable. La jeune fille se prit la tête dans les mains, visiblement déboussolée. — Je ne comprends rien à ce que vous dites. — Je vous l’ai déjà mentionné : l’alcool, la fumette, la place du mort. Autant de facteurs aggravants pour accélérer votre trépas. A l’origine, vous aviez une espérance de vie de 95 ans. C’est quand même un drôle de gâchis ! — Je n’ai pas besoin d’un sermon. J’ai profité de la vie moi ! — Certes mais pendant si peu de temps ! Bien ! Assez discuté ! Vous êtes ici car vous êtes décédée sur le sol breton très en avance sur votre mort naturelle. Il va donc vous falloir choisir sous quelle forme vous allez passer les années qu’il vous reste à faire sur terre. Alors, 95 ans d’espérance de vie avec un décès à 21 ans. Vous allez donc en prendre pour 74 années. — 74 années de quoi ? De prison ? — Pas exactement ! 74 années de hantise sur terre sous la forme que vous souhaiterez. Vous êtes là pour choisir et je suis là en vue de vous aider à le faire. — Mais…mais…vous faites la même chose pour tout le monde ? — Non, non ! Uniquement celles et ceux qui meurent avant la fin de leur espérance de vie. — Cela fait beaucoup de monde ? — Paradoxalement oui ! L’espérance de vie augmente tous les jours avec les progrès de la médecine mais les hommes ont de plus en plus de difficultés à rester en bonne santé : la nourriture, la pollution… Avant l’Anaon était une simple procession d’âmes en peine qui se baladait sur les terres bretonnes puis, vu l’affluence, il a fallut rationaliser un peu tout cela. Aujourd’hui nous parvenons à gérer jusqu’à cinquante âmes par jour avec des pics à cent pendant les week-ends prolongés et leurs accidents de la route. — Bravo, je suis contente pour vous. — Ah, de l’ironie ! C’est bien ! Chez nous c’est un signe de bonne santé. — Si nous revenions à mon cas s’il vous plaît, dit la jeune femme en 22 Le grand voyage soupirant. — Oui pardon ! Je pratique volontiers la culture d’entreprise et je me laisse facilement déborder par mon enthousiasme. Alors sous quelle forme souhaiteriezvous effectuer votre retour ? — Je vais ressusciter ? — Non ! Vous allez revenir, c’est tout ! — Revenir ? — Oui ! Devenir une revenante si vous préférez. — Ah ! A vrai dire je n’y avais jamais réfléchi auparavant. Ma mort a été assez subite et m’a prise au dépourvu. — Vraiment ? Laissez-moi vérifier. Ah je suis désolé de vous contredire mais les trois intersignes réglementaires ont été envoyés à votre famille. — Les quoi ? — Les intersignes ! Les présages qui laissent entrevoir une mort prochaine. Chaque trépas est systématiquement annoncé à un proche du futur défunt afin que ce dernier puisse être averti et mettre ses affaires en ordre. — prévenue. En ce qui me concerne, je peux vous assurer que personne ne m’a Le squelette ouvrit le dossier, le feuilleta, vérifia sur son écran d’ordinateur puis répondit. — Excusez-moi mais cela me paraît difficile à croire. Je vois là qu’un intersigne a été envoyé à votre petit frère : une vision de vous morte dans la voiture retournée transmise directement sur sa console de jeux. — Ah oui je me rappelle qu’il m’avait parlé d’un nouveau niveau qui était apparu bizarrement sur son jeu « car crash » et qui lui avait donné 10 000 points lorsqu’il avait percuté une voiture retournée avec son camion blindé. Un présage de voiture retournée dans un jeu vidéo qui en compte 13 à la douzaine, vous avouerez que ce n’est pas pertinent. Le squelette ajusta ses lunettes, un peu mal à l’aise. Il se replongea dans les vérifications du dossier. — C’est vrai. C’est en vue de pallier ce genre d’inconvénient qu’il y en a plusieurs. Le deuxième intersigne a été envoyé à votre tante Hortense, une image de votre tête qui l’appelait pour la prévenir. — Ma tante Hortense l’alcoolique ? Je comprends mieux pourquoi elle m’a dit 23 Le grand voyage qu’elle m’avait appelé en visioconférence sans savoir comment ni pourquoi, alors qu’elle n’a même pas d’ordinateur chez elle. — Bon soit ! admit le squelette un peu agacé. Mais le troisième a été envoyé à votre père. — Mon père est mort il y a deux ans ! — Oups ! La gaffe ! Bien…euh…nous avons encore du mal à faire communiquer nos différents fichiers entre eux. Pourrions-nous garder ceci entre nous ? Euh…je…je risque ma place comprenez-vous ? La jeune femme, désormais en position de force, se redressa et éleva la voix afin que les âmes derrière elles l’entendent. — C’est bien ma veine ! Celui qui s’occupe de moi quand je meure est incompétent. Cela promet pour la suite. — Chuuuut ! lui dit le squelette en joignant le geste à la parole. Vous y allez un peu fort là ! Disons simplement que je suis distrait. Tenez, pour me rattraper je vais vous faire une fleur : vous pourrez hanter qui vous voudrez sous la forme que vous voudrez et en plus, je vous fais un rabais de dix ans avec un aller direct pour le Paradis à l’issue de votre période sur la Terre. — Je crois que je n’ai pas trop le choix de toutes façons, répondit la jeune femme. Alors que me proposez-vous ? — Dans votre cas, le grand classique c’est l’auto-stoppeuse qui hante les lieux de son accident pour avertir les automobilistes qu’il y a là un endroit dangereux. Ce n’est pas propre à la Bretagne mais c’est toujours efficace et vous pouvez changer de tenue chaque fois que vous apparaissez. — Je serai un fantôme alors ? — Qu’entendez-vous par là, demanda le squelette ? — Ben vous savez quoi ! Un fantôme qui flotte dans un drap avec des plaintes et un bruit de chaînes et tout le tremblement. — Ah oui je vois ! Non, les fantômes tels que vous les décrivez ne sont pas des revenants mais de simples traces laissées à un endroit précis par un événement précis. Une sorte d’enregistrement qui se laisse visionner à certaines périodes de l’année, une espèce de vidéo holographique enregistrée et restituée par la nature suite à un traumatisme. C’est pour cela que les fantômes font toujours la même chose et ne semble pas faire attention à ceux qui les voient. Vous, vous allez être une revenante, une âme revenue d’entre les morts car elle n’a pas terminé son temps sur terre. Vous pourrez communiquer avec ceux à qui vous apparaîtrez et avoir une influence sur les événements. 24 Le grand voyage — Bon d’accord mais je n’aime pas l’auto-stop, on ne sait jamais sur qui on va tomber. Qu’avez-vous d’autre à me proposer ? Le squelette sortit un énorme livre de sous son comptoir et le posa bruyamment devant lui. Il l’ouvrit, vérifia le titre sur la page de garde puis commença à le feuilleter. — Alors si nous regardons notre catalogue, nous avons d’abord les âmes en peine qui effectuent des pèlerinages ou demandent des messes afin de trouver le repos éternel. — Je n’ai jamais été pratiquante. — Soit ! Donc participer à une messe de revenants dans une vieille chapelle abandonnée, c’est aussi hors de propos! Avez-vous perpétré de mauvaises actions de manière répétée qui pourrait vous conduire à une condamnation à vous racheter après la mort : déplacer une borne pour agrandir un champ au détriment de votre voisin ; vendre du lait en l’ayant coupé avec de l’eau, accumuler un trésor d’argent sale ou quelque chose dans ce genre ? — Pas que je sache. Le squelette soupira encore une fois. Grâce àpassées cette âme qui la précédait, Claire apprenaitpas énormément sur les revenants en Bretagne. Toute à son écoute, elle en ne remarqua que plusieurs âmes étaient devant elle. Derrière son comptoir, le squelette poursuivit son énumération : — Sinon, nous avons les Hopper-Noz, les crieurs qui hurlent de manière lugubre sur la lande pendant la nuit et cherchent à attirer les passants dans un marais ou un ravin. Si vous parvenez à piéger un breton pure souche, cela vous donne droit à un bonus de dix ans car ils connaissent le truc et se méfient. Si c’est un touriste, cela ne vous donne que cinq ans. Si en plus il ne parle pas la langue, c’est seulement deux ans de rabais. Très prisé par les gothiques actuellement. Il existe aussi sa variante lumineuse : vous ne criez plus pour attirer mais vous tenez une chandelle dans la nuit : les Goulier-Noz. — La lande pendant la nuit ? Ce serait d’un ennui mortel ! — Je ne vous le fais pas dire ! Il y a également les Kannerez-noz ou blanchisseuses de la nuit. Vous lavez du linge et attirez les passants en leur demandant de l’aide pour essorer votre lessive. Quand quelqu’un accepte, le linge s’entortille autour de ses bras et il est obligé de vous suivre. Enfin ça, c’était la version d’avant, quand les lessives se faisaient encore au lavoir des villages. Maintenant, nous avons une version plus moderne où le revenant sévit dans les laveries automatiques. On ne demande plus de l’aide pour essorer mais pour mettre le linge dans le sèche-linge et le résultat est le même. — Non merci, je n’ai pas envie de piéger qui que ce soit. 25 Le grand voyage — C’est votre droit, toutefois il y en a qui aiment. Voyons la suite : connaissez-vous quelqu’un que vous voudriez aider particulièrement en restant à ses côtés et en lui apparaissant de temps en temps pour lui donner des conseils ? Chaque bonne action que vous contribuez à faire vous rapporte un an en moins. Cela peut vite se révéler rentable. — Désolée mais je ne suis pas une donneuse de leçons. — Hmm ! dit le squelette en se grattant le crâne. Vous êtes un cas difficile ! Voudriez-vous parfaire vos connaissances en hantant une bibliothèque ou une médiathèque ? On m’a dit beaucoup de bien sur celle des « Champs Libres » qui vient de s’ouvrir à Rennes pas loin de la gare. — Trop intello pour moi ! — Bon il va quand même falloir vous décider un jour ! Il ne nous reste que les cohortes. Vous appartenez à un groupe d’âmes en peine qui erre en procession sans jamais s’arrêter. C’est très pittoresque et assez spectaculaire. — Peut-on y rencontrer du monde ? — En fait les déplacements se font dans le ciel mais vous pouvez lier connaissance avec tous ceux de la cohorte. Lorsque vous aurez terminé, il ne devrait plus vous rester beaucoup de temps à passer ici bas. — Quel genre de revenants y trouve-t-on ? — Ce sont surtout des militaires dont un grand nombre est mort au même endroit en même temps. Cette manifestation nous a facilité grandement la gestion des guerres tout en nous offrant la possibilité de dispenser des intersignes à grande échelle. Les cohortes annoncent les guerres ou les fléaux. Cela évite les interminables présages individuels. — Bof ! Je n’ai jamais beaucoup aimé les uniformes quels qu’ils soient ! Le squelette tapa du poing sur le comptoir. Les os de sa main craquèrent d’une manière sinistre. — lui. Une chieuse ! Voilà ce que vous êtes : une chieuse ! dit-il à l’âme devant — Dites donc je ne vous permets pas ! Appelez-moi votre supérieur, j’ai des choses intéressantes à lui raconter. — Non, non ! D’accord, excusez-moi ! Est-ce que vous aimez la mer ? — Pourquoi ? — Normalement vous êtes liées plus ou moins à l’endroit de votre trépas. Vous, c’était dans les terres, mais je peux faire une exception. 26 Le grand voyage — Dites toujours ! Le squelette sortit un deuxième catalogue qu’il posa à côté du premier. Il l’ouvrit et le feuilleta. — Nous avons un bon choix de revenants côtiers et maritimes possibles, comme par exemple les Krierien-Noz qui font grand bruit sur les côtes par mauvais temps. En général ce sont des noyés qui demandent sépulture en terre chrétienne, mais il y a moyen de s’arranger si vous êtes intéressée. — J’aime bien la mer seulement quand il y fait beau. — Vous êtes vraiment bretonne vous ? Dans ce cas, il existe une variante : les souffleurs. Des revenants qui soufflent depuis la mer en direction de la terre. Ils créent un vent qui prévient les marins que la tempête arrive. — — animaux. — Non merci. Bon alors là je suis désolé de vous dire qu’il ne vous reste plus que les Des animaux revenants ? — En fait ce sont des revenants qui préfèrent effectuer leur hantise sous la forme d’un animal. On les trouvait surtout à la campagne : des moutons, des chèvres, des chevaux ou des taureaux blancs qui errent la nuit dans les chemins creux, mais il y en a aussi en ville, surtout sous forme de chiens ou de chats. Généralement des gens âgés dont le seul compagnon des derniers jours a été un animal. C’est pour eux une façon de lui rendre hommage et de marquer leur dépit face aux hommes. Je dois reconnaître que depuis les consignes de solidarité données après la canicule pour s’occuper des vieilles personnes, on en voit de moins en moins. Un autre employé squelette vint les interrompre et tendit une enveloppe à celui qui parlait. Ce dernier l’ouvrit et la parcourut. — dois lire. Ah ! Excusez-moi, dit-il. Je viens de recevoir une dépêche urgente que je — Je vous en prie, j’ai tout mon temps maintenant. — Oui…je vois. Connaissez-vous un certain Loïc Gwern ? — Bien sûr ! C’est celui qui conduisait la voiture quand j’ai eu l’accident. — Comme vous êtes la seule victime décédée et qu’il ne souhaite pas avoir d’ennuis, il a eu la présence d’esprit de vous déplacer pour vous faire occuper la place du conducteur. Maintenant il dit que c’est de votre faute. Il vous met tout sur le dos. — Ah le salaud ! 27 Le grand voyage — Effectivement ! Ce rebondissement va peut-être vous aider dans votre choix, alors pour quelle forme optez-vous ? — Après réflexion je crois que je vais me décider pour un truc qui fout bien la trouille afin de lui rendre des petites visites jusqu’à la fin de ses jours. — Voilà ! Ce qu’il vous fallait en fait, c’était un but ! Dans ce cas, je vous conseillerais de garder la même apparence que lors de l’accident. La branche qui traverse votre crâne devrait l’impressionner au maximum, sans parler du sang qu’il y a sur vos vêtements et de votre œil sorti de son orbite. En vue de lui apparaître, choisissez de préférence les moments où il est seul en fin de journée ou pendant la nuit. Allez comme vous m’avez été sympathique, si vous parvenez à lui faire avouer publiquement sa responsabilité, vous gagnez un rabais de vingt ans supplémentaire par rapport à celui de dix que je vous ai déjà octroyé. Je ne peux pas faire plus. Si nous sommes d’accord, signez là en trois exemplaires. Merci de libérer la place pour le suivant. Claire appela Loïc qui était perdu dans ses pensées. — C’est à nous, lui dit-elle en souriant. Le duo s’avança jusqu’au comptoir. — Bonjour, leur dit le squelette, nom et prénom, s’il vous plaît ! — Le Bihan, Loïc. — Alors, L….L…Le Bihan, ah voilà ! A cet instant, le squelette dévisagea Claire. — Mais, vous…vous êtes vivante ! Vous n’avez rien à faire ici ! — J’ai une faveur spéciale de l’Ankou, je dois me rendre aux enfers. — Quelle drôle d’idée ! — Pour faire simple : mon frère a été enlevé par un démon et je vais le rechercher. — Est-il vivant ou mort ? demanda le squelette. — Je suis certaine qu’il est encore en vie ! répondit Claire avec défi. — Bon, chaque chose en son temps, reprit l’employé du royaume des morts. Vous, d’abord, Le Bihan Loïc…c’est ça ! Je regarde sur l’écran ce que vous avez fait pendant toute votre vie…voilà ! Félicitations, le bilan est très largement positif, ce qui vous donne un aller direct pour le Paradis. Vous avez même pensé à utiliser votre mort en vue de rendre service une dernière fois, afin d’être utile jusqu’au bout. Je dis bravo ! C’est suffisamment rare pour être souligné. 28 Le grand voyage — Serait-il possible que je reste avec Claire jusqu’à ce que nous ayons récupéré son frère ? demanda l’âme du vieux voisin. — Je suis désolé mais vous ne pourrez pas l’accompagner. C’est une quête qu’elle va devoir accomplir seule. — Vraiment, vous ne…insista Loïc. — Non, désolé. Les enjeux vous dépassent et vous risqueriez de déséquilibrer l’ordre des choses. — Ne t’inquiète pas, dit la jeune magister à son vieux voisin. Tu as déjà fait plus que ta part. Et puis, j’ai les loups. L’âme de Loïc se résigna avec un air malheureux. Voyant qu’il pouvait poursuivre, le squelette s’adressa à Claire. — vivant ? À vous maintenant, jeune mortelle ! Vous me confirmez que votre frère est — Je vous le confirme ! — Dans ce cas, votre démarche est un code B5-03 qui vise à rétablir l’ordre naturel des choses. Un vivant n’a rien à faire aux enfers ! Pour qui se prennent-ils enfin ces démons ! Toujours à faire n’importe quoi ! Je vais donc vous décerner un billet exceptionnel jusqu’aux enfers en vous souhaitant bonne chance car vous allez en avoir besoin. — N’oubliez pas mes loups, s’il vous plaît, précisa Claire. L’employé du royaume des morts prit un formulaire qu’il tamponna trois fois et le tendit à la jeune fille. — Voici votre sauf conduit à remettre au passeur quand vous le verrez. J’ai rajouté vos deux animaux. Cela vous permettra de pouvoir embarquer dans le bac malgré le fait que vous soyez encore en vie. AU SUIVANT ! La sortie du bâtiment, à l’arrière, menait jusqu’à une route qui passait sous un immense arc de triomphe en marbre blanc puis se divisait en trois. A chaque coin de cet arc se dressait une gigantesque statue de squelette qui tenait une faux prête à trancher tout ce qui passait à sa portée. Bien qu’immobiles, les statues de plusieurs dizaines de mètres de hauteur avaient le crâne qui se perdait dans la pénombre du ciel. Elles n’en semblaient pas moins menaçantes. Les loups humèrent l’air et passèrent les premiers sous l’arc géant, puis ils revinrent afin de confirmer à Claire qu’il n’y avait pas de danger. 29 Le grand voyage — Comment pourrai-je en être sûre ? demanda la jeune fille. Elle savait que le moment de se séparer de Loïc approchait, ce qui lui faisait perdre beaucoup de son assurance. En fait, elle voulait retarder cet instant le plus longtemps possible. — Je suis là, moi, lui transmit Excalibur. Ne t’inquiète pas, tu sais que je perçois le danger avant tout le monde. Pour l’instant il n’y a rien à craindre. — Mais comment savoir quelle route prendre ? insista Claire. — Le chemin des enfers ne sera pas celui du milieu car je vois qu’il est pour moi, dit Loïc. La jeune fille observa ce qui lui faisait dire cela. Au centre de la route médiane se trouvait un pupitre sur lequel était posé un gros livre. — Tu sais ce que c’est comme ouvrage ? demanda-t-elle. — Oui je l’ai reconnu tout de suite, c’est mon passage. — Mais comment peux-tu en être si sûr ? — Ce livre a été mon premier recueil de légendes, je n’ai jamais été aussi heureux que lorsque je le lisais étant enfant. C’est là que je me sentais le mieux. C’est le seuil que je dois franchir pour rejoindre le Paradis. J’en suis certain. — Non, attends… — Nos chemins se séparent ici jeune fille, dit l’âme du vieux voisin avec le plus de contenance possible. Claire se mit à pleurer. — Ne pleures pas, dit Loïc, ce n’est pas un adieu, juste un au revoir. Tu ne me verras peut-être pas tout le temps mais je peux t’assurer que je serai là, simplement de l’autre côté du miroir à veiller sur ton frère et toi. Vous avez été ce que la vie m’a offert de mieux, les enfants que je n’ai jamais eus. Crois-moi, je ne vais pas vous abandonner aussi facilement et nous finirons par nous retrouver. — Tu es sûr que ça va aller ? demanda Claire. — Je vais au Paradis, pourquoi voudrais-tu que cela n’aille pas. Je suis convaincu de n’y trouver que des gens très bien. Encore merci pour tout, jeune demoiselle. L’âme de Loïc se pencha pour l’embrasser sur le front puis passa sous l’arc de triomphe et s’avança vers l’ouvrage sur le pupitre. Il caressa la couverture avec tendresse et l’ouvrit. Le livre se mit à grandir et à se dresser à la verticale, formant une porte à deux battants qui laissèrent entrevoir des paysages merveilleux de 30 Le grand voyage prairies couvertes de fleurs et de forêts multicolores. Claire put apercevoir des oiseaux de paradis comme elle en avait déjà vus à plusieurs reprises, ils accompagnaient de leurs chants mélodieux des papillons féeriques qui voletaient de fleurs en fleurs. Tout baignait dans une lumière qui rayonnait et illuminait au loin une ville d’or. Fasciné par tant de beauté, Loïc s’avança et pénétra dans le livre où des personnes, que Claire ne reconnut pas, l’attendaient et le fêtèrent, alors qu’une douce musique de bienvenue résonnait partout dans un parfum de fleurs. La jeune fille resta interdite devant ce spectacle. Loïc se retourna et lui fit un dernier signe de la main. Le livre se referma…puis disparut ! Claire demeura immobile pendant de longues minutes. Des larmes coulèrent sur ses joues. Elle ne savait plus quoi faire ni où aller. Sa sœur louve vint frotter gentiment son museau contre elle en vue de la réconforter. L’adolescente s’abaissa et lui prit la tête dans ses mains pour lui caresser la mâchoire inférieure. L’animal lui lécha le visage. Claire serra les deux loups contre elle. — Merci d’être avec moi, leur dit-elle. Que deviendrais-je sans vous ! Elle recommença à pleurer doucement. Les animaux tentèrent de sécher ses larmes en les léchant au fur et à mesure. Lorsqu’elle se sentit un peu mieux, la jeune magister se releva puis s’engagea sur la route. Elle marcha longtemps dans un paysage plat et vide jusqu’à ce qu’elle découvre une auberge, maison extraordinaire bâtie au milieu de nulle part. L’enseigne discrète n’arborait pas de nom mais juste un chiffre : 1. Claire vit que cette auberge à l’allure traditionnelle avec ses murs en torchis et son toit en chaume n’était que la première d’une longue série. Un bâtiment comparable se trouvait deux cent mètres après, puis encore un autre et encore un autre. Aussi loin que la jeune fille pouvait voir, il y avait des auberges. Elle repensa alors à ce que l’Ankou lui avait expliqué sur le chemin jusqu'à l'embranchement ultime. Elle était sur la bonne voie. Comme elle avait soif, elle décida d’entrer dans celle qui se trouvait devant elle. La salle était remplie de convives, mais ici, pas de rires, pas d’exclamations joyeuses ni d’interpellations avinées. Il régnait dans cette auberge un silence…de mort. Plusieurs âmes, en costumes de toutes les époques, étaient attablées, l’air triste, devant un verre rempli d’une substance visqueuse et brunâtre. Claire s’approcha du comptoir. L’aubergiste était en train d’essuyer des verres avec un torchon répugnant. Rondouillard, un tablier crasseux noué autour du ventre, il 31 Le grand voyage aurait pu passer pour un humain s’il n’avait eu deux petites cornes pointues qui sortaient de son front dégarni. Une crispation de sa mâchoire fit frissonner ses quatre mentons alors qu’il remarquait l’entrée de la jeune fille dans son établissement. Il la regarda s’approcher d’un œil hostile. Les loups grognèrent et lui montrèrent les dents, ce qui ne parut pas l’impressionner le moins du monde. — Vous qui êtes vivante, vous n’avez rien à faire ici ! dit-il. — Bonjour à vous aussi, répondit Claire. Serait-il possible de boire quelque chose ? — Non. — Pourtant je vois des verres remplis un peu partout sur les tables. — C’est un cocktail à base de limaces broyées et de bouses de vache. Vous en voulez ? — Mais c’est ignoble ! Pourquoi servez-vous une mixture pareille ? — Vous êtes sur la route qui mène au Paradis mais surtout aux enfers ici. Il y a 98 autres auberges comme la mienne. Les âmes des damnés se précipitent chez nous afin de retarder l’inévitable. On commence par les faire succomber à des tentations pour bien confirmer la sentence, mais après il faut faire en sorte qu’elles ne restent pas. Alors je leur sers ma spécialité, un cocktail que j’ai baptisé « le Limouse », il faut bien rire un peu. Vous savez le meilleur ? C’est que certains clients le boivent ! Tout pour ne pas repartir ! — Beuuurk ! fit Claire. Mais moi, je ne suis pas concernée parce qu’au contraire, je suis pressée d’arriver. — Vraiment ? — Vraiment ! Je dois parvenir le plus vite possible aux enfers pour y récupérer quelque chose. Mais j’espère bien ne pas y rester trop longtemps. — Ha ! Ha ! Ha ! s’esclaffa l’aubergiste, j’ai beau l’avoir souvent entendue celle-la, elle me fait toujours autant rire. Soit ! Finalement, vous êtes pressée donc vous m’êtes sympathique. Je vous offre une bouteille de ma cuvée spéciale : de l’eau de source pure et fraîche que je garde pour les grandes occasions. Claire le remercia puis ressortit de l’auberge suivie des deux loups. Elle les fit boire et le trio repartit de plus belle. Ils passèrent effectivement devant quatre-vingt dix-huit autres estaminets comparables au premier. Le dernier était situé à un embranchement. La route de gauche menait tout de suite aux rives d’un fleuve couvert de brouillard. 32 Le grand voyage Un vieil embarcadère dont les planches pourries grinçaient de manière sinistre laissait à penser que des embarcations accostaient là. L’aubergiste de la dernière auberge y poussait des âmes qui n’avaient pas du tout envie d’avancer. Claire prit sa place dans la file. L’âme qui était devant elle proposa de lui céder sa place, puis l’âme devant elle et celle encore devant si bien qu’au bout d’un bref moment, la jeune fille se trouva au bout de l’embarcadère, première à attendre qu’on la fasse traverser. Ce ne fut pas long. Un bac arriva, poussé sur l’eau par un pilote vêtu de haillons noirs qui lui recouvraient le corps et le visage. Seuls ses avant-bras décharnés étaient visibles, appuyant sur sa longue perche de bois qu’il enfonçait dans l’eau à intervalles réguliers. Lorsque l’embarcation accosta, Claire grimpa dedans et tendit sans un mot le formulaire que le squelette d’Anaon S.A. lui avait donné. Le pilote examina le papier puis le mit dans une de ses poches en le chiffonnant. Il fit signe aux loups de grimper, mais les deux bêtes hésitaient, parcourant nerveusement l’embarcadère dans tous les sens en traversant les âmes qui faisaient la queue. Claire leur fit signe à son tour. Les loups se décidèrent et sautèrent dans le bac qui s’enfonça dans l’eau presque jusqu’au rebord. Ce fut ensuite au tour des âmes qui attendaient mais ces dernières ne voulaient visiblement pas embarquer. Devant leur mauvaise volonté, le pilote monta sur l’embarcadère et poussa rageusement les âmes vers son bac avec sa perche. Lorsque tout le monde fut installé, de gré ou de force, le pilote reprit sa place et s’éloigna du rivage en le repoussant avec son long bâton. Puis il enfonça ce dernier dans l’eau à intervalles réguliers, pénétrant toujours plus profondément dans le brouillard qui recouvrait le fleuve. Les loups regardaient partout, nerveusement. Claire tendit l’oreille. Des murmures, d’abord imperceptibles, devinrent des chuchotements puis des gémissements et des appels à l’aide de plus en plus pressants. Une première âme de l’embarcation fut engloutie par le brouillard, puis une deuxième. Les loups vinrent auprès de Claire et commencèrent à grogner. La jeune fille se concentra. Elle était sur l’eau donc la pratique de la Magie bleue devrait en être facilitée. Il n’en fut rien. Elle eut au contraire beaucoup de difficultés à rassembler suffisamment de Numineux pour lancer un sort de lumière malgré la pépite d’orichalque qui se trouvait dans son bâton de Magister. 33 Le grand voyage « Loulougem ! » lança Claire en tendant son bâton vers le haut. Une boule lumineuse apparut au sommet de ce dernier et se mit à enfler. Elle l’envoya à quatre mètres de hauteur afin de dissoudre le brouillard et d’avoir une vue plus nette de ce qui était en train de se passer. L’adolescente constata alors avec horreur qu’il y avait des milliers d’âmes tout autour du bac qui essayaient de s’y agripper. Parfois elles parvenaient à s’accrocher à l’un des passagers qui, surpris, tombait à l’eau et les rejoignait dans leur désolation. La lumière les brûlait. Les âmes reculèrent et s’écartèrent au fur et à mesure que le bac avançait, lui laissant atteindre l’autre rive sans encombre. Claire descendit la première, suivie des loups, tout en continuant de maintenir le flot des âmes à distance avec sa boule de lumière. Le rivage où elle se trouvait maintenant n’était qu’un mince ruban de terre qui séparait l’étendue d’eau qu’elle venait de traverser, d’un véritable fleuve de lave qu’un mince pont de métal enjambait. Ne sachant pasde trop quel comportement adopter, se décida la procession d’âmes qu’elle avait accompagnée dans leClaire bac. Elle alla suràlesuivre pont en métal au-dessus la lave et parvint à une gigantesque file d’attente. Au loin, elle put distinguer une immense porte qui lui fit penser à celle qu’elle avait déjà entrevue à Pyrosia, l'école de la magie rouge, mais de taille beaucoup plus imposante. À vue de nez, sa hauteur devait atteindre vingt-cinq mètres. Elle était surmontée de trois statues de femmes dont les têtes convergeaient et conversaient en une intimité mauvaise de comploteuses. Sous elles, un fronton au centre duquel un démon cornu assis semblait réfléchir en reposant sa tête sur son poing. De part et d’autre, des scènes de violences abominables gravées en relief ou sculptées donnaient la nausée lorsqu’on s’y attardait. Il y avait des vols, des bagarres, des meurtres, des chutes dans le vide, des massacres. L’abondance de ces scènes donnait l’impression que tous les protagonistes représentés allaient sortir du fronton pour vous engloutir et vous écraser telle une vague maudite. Cette prolifération mauvaise de bas-reliefs se retrouvait sur chacun des deux battants de la porte. On pouvait même y voir un père dévorant ses trois enfants encore bébés. Le tout était encadré par une ribambelle de démons qui grimaçaient et se moquaient de ce qu’ils voyaient, leur trident pointé en avant afin d’essayer d’embrocher tout ce qu’ils pouvaient. Devant ce portail se trouvait une sorte de lavomatic qui envoyait des gerbes d’étincelles lorsqu’il se mettait en marche. Depuis là où elle se trouvait, Claire ne voyait pas bien ce qui se passait, aussi demanda-t-elle à sa louve d’essayer de s’approcher discrètement afin de mieux suivre les événements. 34 Le grand voyage Les âmes devant Claire proposèrent encore de lui céder leur place, mais cette fois, la jeune magister refusa, jugeant plus prudent d’attendre le retour de sa louve. En outre, il y avait énormément de monde sur ce pont très étroit. Il n’était pas rare que suite à des faux mouvements, des chutes ou des gestes d’agacement, des bousculades se déclenchent. Des dizaines d’âmes tombaient alors dans le fleuve de lave. Tandis qu’elles se consumaient avec d’atroces souffrances dont la mort cette fois ne pouvait les délivrer, elles étaient emportées au loin par le courant. L’animal revint après un bon moment. — Alors ? demanda Claire. Qu’y-a-t-il là-bas ? — Les âmes sont obligées par des démons à passer sous d’énormes brosses cylindriques roulantes. Cela les débarrasse d’une sorte de poussière brillante qu’elles avaient en elles puis elles sont poussées vers le grand portail que l’on peut voir d’ici et qu’un autre démon maintient entrebâillé. — C’est quoi cette poussière ? — Je ne sais pas, mais pour ce que j’ai pu en voir, les âmes en ressortent terriblement malheureuses. Que fait-on maintenant ? interrogea la louve. Dans le dos de Claire, Excalibur s’agita, signe qu’un danger se rapprochait. La jeune magister ne pouvait pas se permettre d’être découverte dès l’entrée des enfers. Les démons donneraient l’alerte et elle serait tout de suite capturée. — Je vais nous transformer tous les trois. Nous devons éviter de passer sous ce lavomatic, dit-elle. — Cela ne va pas être facile, fit remarquer la louve. Nous sommes bloqués sur ce pont et il n’y a qu’une issue. — Je sais, je sais. Laisse-moi réfléchir. Claire se concentra. Il n’y avait rien pour lui permettre d’avancer en se cachant à l’abri des vues et elle n’avait pas sa cape folette qui lui aurait permis de se rendre invisible. Il ne lui restait que la métamorphose comme solution afin de pouvoir passer sans éveiller les soupçons. Malheureusement, elle n’était pas dans son élément. Les enfers ne faisaient pas partie de ce que l’on vous apprenait au sein des écoles de Magie. Au contraire ! Soudain, elle se souvint d’un ouvrage qu’elle avait entrouvert à Arcana, l’école de la magie verte : un livre maudit qui lui avait donné des cauchemars pendant plusieurs nuits. Elle ne se rappelait plus de son titre exact mais il décrivait les enfers et les créatures qui y vivaient. Si elle parvenait à se souvenir ne serait-ce que d’une seule d’entre elles… 35 Le grand voyage Traumatisé, son esprit refusa dans un premier temps de se rappeler, mais la jeune magister se força. C’était un cas de vie ou de mort ! Son inconscient lui envoya alors l’image d’une sorte de boule de poils avec un seul œil, des ailes de chauve-souris, plusieurs bouches rondes garnies de dents pointues et des tentacules visqueux. Oui ! Comment s’appelait cette chose ? Elle devait se le rappeler. C’était noté juste en dessous de l’image, c’était…c’était…Ça y est ! Elle frotta la pépite au bout de son bâton jusqu’à ce qu’elle ait récupéré assez de Numineux pour se transformer elle et les deux loups. Elle n’eut plus alors qu’à prononcer sa formule en pointant son bâton vers les animaux : — LEIZHBEM LIFERNEUZHEM ! Puis elle retourna son bâton vers elle. — EL KEDUSSEM LIFERNEUZHEM ! L’instant d’après, trois choses horribles et poilues se trouvaient au milieu de la file d’attente des ectoplasmes. Elles s’envolèrent tandis que les âmes affolées par leur apparition soudaine trébuchaient et tombaient dans le fleuve de lave. Le trio d’abominations remonta toute la queue puis survola le lavomatic. En les voyant passer, les démons qui s’y trouvaient leur lancèrent des pierres brûlantes ou leur fourche, juste pour le plaisir d’essayer de leur faire mal. Aucun ne parvint à les atteindre et les trois monstruosités purent franchir l’immense portail des enfers. Ils arrivèrent dans les ténèbres absolues. Dès qu’ils sentirent la terre ferme sous eux, Claire se dépêcha de prononcer les formules inversées mais sa transformation en cette chose horrible avait laissé des traces. Elle eut un malaise. Elle revint à elle quelques instants après, toujours dans le noir le plus total. Les loups lui léchaient le visage. Elle ne se sentait pas bien, mais alors pas bien du tout. Dans son dos, Excalibur vibrait comme jamais ! La jeune fille se releva péniblement en s’appuyant sur son bâton qu’elle parvint à retrouver à tâtons. C’était donc ça les enfers ? Le noir absolu ? Le vide éternel ? L’absence de toutes choses ? Claire paniqua. Au prix d’un effort qui faillit la faire s’évanouir à nouveau, elle tenta d’accumuler du Numineux, sans succès. La magie semblait impossible ici. À part peut-être la Magie noire, évidemment, mais c’était une magie avec laquelle elle ne voulait rien avoir affaire. C’était foutu, tout était foutu ! 36 Le grand voyage Les loups commencèrent à hurler à la mort. La jeune fille pensa à son petit frère et douta qu’il fût encore en vie. Tout cela en valait-il la peine ? Elle l’imagina, mort, son cadavre torturé par des démons rigolards. Un flot de désespoir la submergea. Elle hurla à son tour. Elle ne verra plus jamais Théo et c’était de sa faute ! Leur mère allait certainement mourir de chagrin tandis que leur père la tiendrait pour responsable jusqu’à la fin de sa vie. Elle était seule, toute seule ! Par sa faute, sa faute à elle ! Théo était mort par sa faute ! Elle avait détruit toute sa famille à cause de ce stupide sentiment de supériorité qu’elle avait par rapport à son petit frère. De la jalousie mesquine parce qu’elle avait envié sa notoriété à Pyrosia, l’école de la magie rouge. Quelle stupidité ! — Tout est de ta faute ! entendit-elle chuchoter à son oreille. Tu ne mérites pas de vivre ! — Toi qui entres ici, abandonne tout espoir, murmura quelqu’un d’autre. Excalibur se faisait de plus en plus impatiente dans son dos. — Tue-toi, chuchota encore une voix. — Ça ne sert à rien de continuer à vivre, lui susurra-t-on. — Ça ne vaut pas le coup, tu es tellement fatiguée… — Tu es vivante et tu ne peux plus rien faire. Seule la Mort pourra t’apaiser. — Meurs ! Meurs ! Délivre-toi de cette existence si lourde à porter. Rejoinsnous dans le désespoir qui te permettra de continuer à vivre ici pour l’éternité. Claire dégaina Excalibur et mit la pointe de l’épée contre son coeur en tremblant. Elle n’avait plus la force de vivre. Les loups hurlèrent encore. — Décide-toi, lui transmit l’épée. Va jusqu’au bout de ta lâcheté ! La jeune fille s’interrompit, piquée au vif par la remarque. Un ultime sursaut d’amour propre résonna aux tréfonds de son âme. — Je fais ce que je veux ! répondit-elle. — Tu n’es qu’une trouillarde qui abandonne à la première difficulté au lieu de se battre. Bouuuuuh qu’il est malheureux le pauvre bébé ! Tu ne me mérites pas, alors vas-y, allez ! insista l’épée. Cette fois c’en était trop ! Claire rengaina Excalibur. — Non ! dit-elle. Si je me suicide, tout sera fini, je ne pourrais plus rien faire. Et Théo n’est pas mort, je le sentirais, je le saurais. 37 Le grand voyage — De l’espoir ? fit une voix. — Comment est-ce possible ? dit une autre. — N’a-t-elle pas été nettoyée avant d’entrer ? interrogea une troisième. Claire s’obligea à se rappeler de tous les bons moments qu’elle avait passés avec Théo ainsi que toutes les raisons pour lesquelles elle était persuadée qu’il était encore en vie. Elle était maintenant convaincue que Trépaß se serait fait une joie de lui faire savoir si Théo avait été tué. Les loups cessèrent de hurler et commencèrent à grogner. — POUR LOÏC, POUR THEO, POUR MES PARENTS. JE DOIS CONTINUER ! QUI ÊTES-VOUS ? hurla Claire. MONTREZ-VOUS ! — Pour quoi faire ? lui répondit quelqu’un. — Ici, il n’y a rien. Tu es dans le vide absolu. Pas de passé, pas d’avenir, juste le présent éternel au sein de l’obscurité avec le désespoir comme unique raison d’exister. Rejoins-nous ! — NON ! hurla encore la jeune fille. JE REFUSE D’ABANDONNER ! JE PREFERE CONTINUER D’AVANCER, D’ESSAYER ! — Rejoins-nous ! Rejoins-nous ! — Laisse tomber ! — Abandonne ! Claire n’écoutait plus. Elle avança à tâtons avec son bâton. Tout autour d’elle, les voix se faisaient plus pressantes. — Viens, rejoins-nous ! — NON ! Elle continua d’avancer pendant un temps qui lui parut une éternité au milieu du brouhaha désespéré. Puis, elle sentit enfin un courant d’air sur sa figure. — Attention ! lui dit la louve. Je sens des colonnes de soufre qui montent droit devant. Il y a un précipice ! Claire s’avança prudemment. Elle parvint au bord de ce qui, à tâtons, semblait être une falaise à pic. — Êtes-vous prêts pour une autre transformation ? demanda-t-elle aux loups. — Tu veux qu’on se change encore en cette chose immonde ? interrogea le loup de Théo. 38 Le grand voyage — Si c’est un précipice, c’est le seul moyen d’aller voir en bas ce qui se passe, répondit Claire. — Tout plutôt que de rester ici une minute de plus, dit la louve. — Je ne vous vois pas mais je peux vous toucher, approchez-vous ! C’est bon je vous touche, allons-y ! Malgré le fait qu’elle soit parvenue à surmonter son désespoir, Claire ne parvint à accumuler du Numineux qu’après de gros efforts de volonté. Savoir qu’elle était sûre d’en obtenir grâce à la pépite d’orichalque et à Excalibur l’aida beaucoup. Dès qu’elle en eut suffisamment, le trio se métamorphosa et prit son envol dans les ténèbres au-dessus du précipice. 39