Le grand voyage

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Le grand voyage
Christophe Méchin
Le grand voyage
Publié sur Scribay le 10/01/2016
Le grand voyage
À propos de l'auteur
Instituteur suppléant dans le Finistère, j'écris depuis bientôt vingt ans des livres
pour les jeunes de 7 à 77 ans. Ma principale source d'inspiration reste la Matière de
Basse-Bretagne, mais aussi les légendes en général.
J'en suis à une trentaine d'ouvrages et je préfère dorénavant m'auto-publier depuis
2009.
Licence
Tous droits réservés
L'œuvre ne peut être distribuée, modifiée ou exploitée sans autorisation de l'auteur.
Le grand voyage
Le grand voyage
Ce défi me permet de présenter un extrait du tome 7 des aventures de Claire et
Théo intitulé Inferno. Théo a été kidnappé par un démon et emmené aux enfers. Sa
sœur, Claire veut tout faire pour aller le chercher.
Laissez vous transporter au pays des morts tel qu'il apparaît dans les légendes de
Basse-Bretagne:
—
Claire, Loïc veut te voir.
—
Je suis désolée, mais ce n’est pas vraiment le moment.
—
Claire ! Il n’en a plus pour longtemps, s’il te plaît !
La nouvelle laissa la jeune fille bouche bée. Elle suivit sa mère sans plus dire un mot.
Quand elles arrivèrent chez leur voisin, la femme de Loïc reniflait bruyamment dans
un mouchoir tout en tentant maladroitement de cacher les grosses larmes qui
coulaient sur ses joues. Elle les mena à son mari alité. Ce dernier abandonnait ses
bras à un infirmier qui lui prenait la tension artérielle en poussant de gros soupirs
résignés.
Lorsqu’il vit l’adolescente, Loïc fit signe à tout le monde de sortir.
—
Alors…ma …jeune enchanteresse, dit-il avec difficultés. Où…en…es tu ?
—
De quoi veux-tu parler ?
—
Allons…ne perds…pas de temps…à vouloir me protéger inutilement. Mon
heure est arrivée.
—
Ne dis pas cela.
—
Laisse-moi…parler…Pour retrouver ton frère…où en …es-tu ?
—
Nous ne savons plus quoi tenter, admit Claire.
—
J’en avais peur…alors …j’ai pensé…à un plan…B : l’Ankou !
—
L’Ankou ? Que veux-tu dire ?
Loïc se redressa et chercha une position pour parler plus à son aise.
—
Lorsque quelqu’un meurt en Bretagne, l’Ankou, l’ouvrier de la Mort, vient
chercher son âme et l’emporte jusqu’au royaume des trépassés qui mène au Paradis
ou aux enfers. Il suffirait de le suivre.
—
Suivre l’Ankou ? Mais il faudrait qu’il ait une âme à emmener ! Qui …
—
Moi bien sûr ! Je te l’ai déjà dit, je n’en ai plus pour longtemps et je dois
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Le grand voyage
reconnaître que te savoir à mes côtés quand l’Ankou sera là va me rassurer.
—
Mais, si ma mémoire est bonne, aucun vivant ne peut voir l’Ankou sauf en
cas de présage de mort, fit remarquer Claire.
—
Tu as raison, toutefois, j’ai une carte dans ma manche. Tu te souviens de
mon ami le roi des korrigans ?
—
Bien sûr !
—
Il m’avait offert une pomme dont les pépins ont donné les pommiers de
mon verger. Ces arbres sont spéciaux. Quiconque y monte a besoin de mon
consentement pour en redescendre sous peine d’y rester bloqué. L’Ankou, on va le
piéger !
—
Mais comment ?
—
Quand il viendra me chercher, je lui demanderai d’aller me cueillir une
pomme avant le grand départ. Lorsqu’il sera dans l’arbre, il restera bloqué. Je ne lui
permettrais d’en redescendre que s’il accepte un marché : te laisser le voir et
m’accompagner jusqu’au royaume de l’Anaon.
—
L’Anaon ?
—
C’est ainsi qu’on nomme l’ensemble des morts en Bretagne.
—
Il va refuser.
—
Il n’aura pas le choix s’il ne veut pas rester bloqué dans le pommier !
C’était très efficace contre les chapardeurs. Bon…écoute…je …me sens …partir. Il ne
va pas tarder.
Le vieux voisin se mit à respirer difficilement. Comme en écho à ses dernières
paroles, un bruit de grincement de roues de charrette se fit entendre dans toute la
maison.
Claire se tut. Un silence oppressant tomba sur la pièce tandis que les grincements de
roue se rapprochaient.
Quelqu’un frappa à la fenêtre. Claire ne vit personne alors qu’elle s’ouvrait toute
seule tandis que Loïc respirait de plus en plus mal. Son visage fut frappé d’effroi
lorsqu’il tourna la tête pour voir ce qui se passait. La jeune fille, elle, avait beau
regarder, elle ne voyait rien. Elle prit la main de son vieil ami et la serra.
Loïc écouta et répondit à un interlocuteur invisible.
—
Je suis prêt, mais …j’ai une dernière…volonté.
—
…
—
Vous savez bien…que…vous devez…l’exécuter…si vous…le …pouvez et
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Le grand voyage
que…cela…ne retarde pas…l’heure du départ.
—
…
—
Je voudrais… une pomme… de mon verger, sentir… le goût du fruit… dans
ma bouche… une dernière fois… s’il vous plaît.
—
…
Claire ressentit un courant d’air lui glacer tout le corps tandis qu’une certaine
activité se produisait au niveau de la fenêtre. Son vieux voisin regarda quelqu’ un
s’en aller. Il tourna ensuite la tête vers elle.
—
C’est fait, dit-il simplement.
Un long cri de rage résonna à l’extérieur de la maison.
—
Je crois qu’il est piégé, sourit-il difficilement. Il faut…que…tu m’aides…à
me lever.
La jeune fille s’approcha. Loïc fit un gros effort pour passer son bras autour de son
cou et prendre appui.
—
Attends, dit Claire. Je connais un meilleur moyen. Reste allongé.
Elle prit son bâton de magister et le pointa vers son vieux voisin. Puis elle se
concentra pour accumuler du Numineux, ce qui la fit briller légèrement en vert et
bleu.
—
Lekanvidigezhesem ! dit-elle.
Un rayon de lumière sortit du bâton et vint envelopper Loïc qui commença à léviter.
Sur ses indications, Claire l’emmena ensuite jusqu’au pommier parmi les branches
duquel une certaine agitation régnait.
—
Tu es pris au piège, …moi seul…ai le pouvoir…de…te délivrer. Laisse-toi
voir par ma jeune voisine, ici présente.
—
…
—
Tu n’as pas le choix …sinon …tu resteras bloqué …dans mon arbre à tout
jamais, insista Loïc.
Claire regarda le pommier et vit alors apparaître un homme avec un chapeau à large
bord. Son visage était émacié et ses deux yeux n’avaient pas de pupilles. Il portait un
long manteau de cocher en cuir noir qui recouvrait un pantalon de velours noir, un
gilet de feutrine rouge et une chemise à l’ancienne mode qui avait du être blanche
mais que le temps avait jauni. Seules ses bottes en cuir, noir également, montraient
une certaine modernité.
Contre le tronc du pommier, une faux était posée. Une faux dont la lame était montée
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Le grand voyage
à l’envers. Le manche était sculpté, recouvert de petits squelettes et de serpents
entrelacés.
—
C’est fait, dit la créature.
—
Effectivement, confirma Claire. Je le vois et je l’entends.
—
N’en tire pas orgueil jeune magister. Tu ne peux rien contre moi. L’heure
a sonné pour ton voisin.
—
C’est vrai, répondit Loïc. Je…le reconnais et…je l’accepte. Ma vie a été
…bien remplie…et…il est temps…que je parte.
—
NON ! cria Claire.
—
Mais si, insista doucement le vieil homme. Ne t’en fais…pas, nous
nous…retrouverons un jour. Ne sois… pas …triste.
—
S’il te plaît…Loïc.
—
Allons, allons. N’ai pas peur…il le faut…et je suis…trop content…de partir
en…aidant Théo. Pense à ton frère !
Claire soupira avec résignation. Son vieux voisin se tourna alors vers l’Ankou.
—
A nous deux …maintenant. Je veux… faire un marché.
—
Il est hors de question que je rallonge ta vie, tu le sais. Tous restent égaux
devant la Mort.
—
Je …sais, je … sais. Ce n’est pas …ce que … je voulais … te demander.
—
Alors parle! Franchement, je suis pressé.
—
Cette jeune fille… veut aller chercher… son frère qui a été …kidnappé …par
un démon… et emporté aux enfers. Tu en connais le chemin… je veux qu’elle et ses
compagnons loups …puissent nous suivre.
—
Je ne vais pas aux enfers, je m’arrête avant.
—
Ce sera… suffisant.
—
Pourquoi accepterai-je ?
—
Tu…n’as pas…le choix…si tu veux …redescendre… de…mon pommier.
L’Ankou réfléchit puis tapa rageusement sur une branche de l’arbre dans lequel il
était coincé.
—
—
—
C’est d’accord. Mais sache jeune fille que le voyage ne sera pas facile.
Je n’ai pas peur, répondit Claire.
Tu devrais, crois-moi ! Personne ne revient intact du périple que tu t’apprêtes
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Le grand voyage
à entreprendre. Moi ça m’arrange. Si tu meures, franchement j’aurais moins loin à
aller pour récupérer ton âme.
—
Je suis prête.
—
Dans ce cas, allons-y, une longue route nous attend, dit l’Ankou.
—
Mes loups peuvent-ils venir avec moi ?
—
Est-ce qu’ils sont propres au moins ?
Les animaux grognèrent, signe qu’ils avaient compris la question.
—
Bon, ça va, ça va, j’ai déjà dit oui à ton voisin de toutes façons, conclut
l’ouvrier de la Mort.
L’Ankou sortit une mini télécommande de sa poche et la pointa dans une direction.
Un vrombissement de moteur se fit entendre et quelques instants plus tard, un
monospace noir comme la nuit, semblable à ceux utilisés par les pompes funèbres,
vint se garer devant la maison de Loïc.
La décoration du véhicule n’était pas du meilleur goût aux yeux de Claire. Les
enjoliveurs étaient en forme de têtes de mort argentées avec des orbites rouges. Les
pare-chocs étaient en os alors que les phares envoyaient une lumière verdâtre,
glauque à souhait. De petits rideaux violets décoraient le haut du pare-brise et toutes
les vitres latérales. Le moteur rugissait comme celui d’une formule 1.
—
Il me semblait pourtant avoir entendu un grincement de roue de charrette à
votre arrivée, dit Claire.
—
C’est le klaxon, il me permet de maintenir la continuité avec la tradition, sinon
franchement les gens ne comprendraient plus. Bon, je pense que tout est prêt
maintenant, dit l’Ankou en s’adressant à Loïc. Tu pourrais peut-être me libérer ?
Le vieux voisin fit un geste et l’Ankou put descendre de l’arbre. Il alla vers son
fourgon, ouvrit la porte du conducteur et lança son grand chapeau à l’intérieur du
véhicule. Il récupéra ensuite une paire de lunettes noires dernier cri, qui le fit
ressembler au célèbre acteur de Matrix, un des films préférés de Claire. Puis il ouvrit
le haillon latéral et fit signe à Loïc de prendre place.
La jeune fille réalisa alors pleinement ce qui allait se passer. Elle perdit ses moyens
et commença à trembler de tout son être.
Loïc se tourna vers elle.
—
C’est l’heure ! Aide-moi…à retourner…dans …mon lit, s’il te plaît.
—
Non ! Pas maintenant ! Encore un peu ! gémit-elle.
—
Tu sais que ce n’est …pas possible. Mon…heure est …venue. Plus…le
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Le grand voyage
temps passe…plus…le danger…grandit pour…Théo. Laisse-moi…te…rendre…cet
ultime…service.
—
Non !
—
Claire…s’il te plaît…mes forces m’abandonnent…je ne…pourrai…pas
y…parvenir …tout seul.
—
C’est pas juste !
—
Je te …le répète : mon heure …est venue.
La jeune magister hésita encore un instant avant de refaire léviter son voisin jusqu’à
son lit. Les deux loups les suivirent en gémissant. Claire aida Loïc à s’installer dans
son lit puis le borda. Il la regarda en souriant tandis que son épouse ne pouvait
réprimer ses sanglots devant la tournure que prenaient les événements.
L’adolescente les laissa seuls tous les deux.
Ils passèrent de longues minutes à se dire au revoir puis sa femme sortit de la pièce
en faisant signe à la jeune fille de rentrer.
—
Maintenant… se contenta de dire Loïc doucement.
Claire lui prit la main tandis qu’il fermait les yeux et laissait sa tête aller sur le côté.
Puis il rendit son dernier souffle. Les deux loups hurlèrent à la mort.
Une boule brillante sortit de sa poitrine et se dirigea vers le pied du lit. Là, elle
s’étira en hauteur jusqu’à prendre la forme d’un Loïc translucide et lumineux qui
regardait son propre cadavre avec curiosité et étonnement. Un cordon d’argent au
niveau du ventre le reliait encore à son corps physique mais ce lien s’amincissait à
vue d’œil. Il disparut après quelques secondes.
—
C’est fait ! dit le Loïc lumineux. Ne faisons plus attendre l’Ankou.
Un peu choquée par tout ce qu’elle voyait, Claire le suivit sans chercher à
comprendre ce qui se passait. Ils sortirent de la maison et rejoignirent l’ouvrier de la
Mort qui attendait toujours à côté de son monospace. Le vieux voisin monta à
l’arrière du véhicule et s’installa.
Claire voulut le rejoindre mais l’Ankou l’en empêcha.
—
Pas si vite, jeune demoiselle ! Tu es vivante et derrière c’est seulement pour
les morts. Franchement, il y a là-dedans des personnes qui aimeraient avoir à leur
disposition un corps plein de vie comme le tien.
—
Que fait-on alors, demanda-t-elle.
—
Tu montes à côté de moi devant. Tes bêtes iront dans le coffre, c’est à
prendre ou à laisser.
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Le grand voyage
—
Mais, à côté de vous, c’est la place du mort ! fit remarquer Claire.
—
Et toi tu es vivante, franchement j’espère que tu apprécies l’ironie de la
situation ! répondit l’Ankou.
Elle
grimpa
le monospace
noir où
à sur
laseplace
qui lui
avait été
assignée.
L’Ankou
l’attendait
endans
tapotant
avec
ses doigts
le
volant
en
signe
d’impatience.
Il puis
éclata
de
rire
lorsque
Claire
lui demanda
trouvait
la ceinture
de
sécurité
il
démarra.
Assise dans le véhicule, Claire mit un peu de temps à sortir de sa prostration. Les
sièges étaient de la même couleur violette que les rideaux. Le volant était en os.
Deux petits crânes blancs en mousse étaient accrochés par une corde au rétroviseur
central et se balançaient au rythme des cahots de la route qu’ils empruntaient.
L’Ankou alluma son auto-radio qui diffusa une marche funèbre jouée sur un orgue
qui aurait donné des envies de suicide à n’importe quel joyeux drille. Il changea de
station et ce fut un concert de musique moderne à base de cris, de pleurs et de
gémissements.
L’Ankou commença à battre la mesure mais lorsqu’il vit Claire mettre les mains sur
ses oreilles, il préféra tout éteindre.
Il régnait en outre dans l’habitacle une forte odeur de formol et de naphtaline qui
mettait la jeune fille mal à l’aise. Elle regardait régulièrement derrière elle si Loïc
était bien installé, mais des volutes brumeuses allaient et venaient à l’arrière du
monospace, qui l’empêchaient de voir quoi que ce soit avec précision.
—
Ne t’inquiète pas, lui dit l’Ankou en conduisant. Tout se passera bien pour
ton voisin.
—
Comment pouvez-vous en être si sûr ?
—
Franchement, tu ne l’entends pas se plaindre.
—
Il vient de mourir quand même !
—
Et alors, ce n’est pas le premier et ce ne sera certainement pas le dernier
non plus. J’ai pas mal d’expérience et crois-moi sur parole, il y en a pour qui cela se
passe beaucoup moins confortablement. Lui, il est mort dans son lit avec une amie à
ses côtés pour le soutenir. Franchement, il y a pire.
—
Vous dites souvent « franchement ».
—
Ah bon ? Franchement ça m’étonnerait…Ah…non ! Tu as raison ! C’est
sans doute parce que je suis l’honnêteté même. Je ne triche avec personne et
personne ne peut tricher avec moi.
Il y eut un nouveau silence.
—
Loïc était mon ami, reprit Claire, il nous a souvent aidés mon frère et moi. Il
ne méritait pas de mourir.
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Le grand voyage
—
Il l’a mérité à partir de l’instant où il est né. Tu sais, la vie est une maladie
mortelle comme disait Pierre Dacq, je crois.
La jeune fille sourit devant ce bon mot et parvint à se détendre un peu.
—
Qui êtes-vous ?
—
Le corps que tu vois actuellement et qui me sert à me déplacer dans ton
monde est celui de l’ultime mort breton de l’année dernière. J’ai plusieurs noms
suivant les régions de Bretagne où l’on parle de moi, l’Ankou est toutefois le plus
connu. C’est donc celui dont je me sers en général.
—
Mais à quoi vous servez au juste ?
—
Je viens chercher les bretons qui vont mourir pour emmener leur âme.
Parfois j’abrège aussi leur souffrance.
—
Vous êtes donc la Mort ?
—
Non, simplement son ouvrier. Un passeur si tu préfères.
—
Pourtant vous faites son travail et vous vous comportez comme elle, insista
la jeune fille.
—
Je ne suis pas la Mort. La Mort, telle que tu la conçois, n’existe pas.
Claire ne put s’empêcher de réagir à cette information.
—
—
—
Pardon ?
Je te dis que la Mort n’existe pas. Plusieurs philosophes l’ont dit avant moi.
Mais comment pouvez-vous dire cela vous qui en êtes l’ouvrier.
—
Réfléchis ! D’un point de vue objectif et en dépit de ce que tu viens de
vivre et qui te donne un avantage sur la plupart de tes contemporains qui ne
connaissent rien de la Mort, tu considères ton trépas comme la fin de ton existence
terrestre.
La plupart de tes semblables en ont peur, certains fous l’appellent de leur vœu et
une minorité l’accepte avec une relative sérénité. Mais qu’est-ce que la Mort ? Si tu
es matérialiste, c’est la fin de ta vie, le glissement vers l’oubli, le néant.
L’endormissement dans un sommeil sans rêve. Par définition, le néant n’est rien : tu
ne te retrouves pas coincé avec ta conscience au sein d’une obscurité totale et
infinie. Tu cesses d’exister, donc d’être, de savoir, de sentir. Si tu ne ressens plus
rien, tu ne peux ressentir ta mort donc, cette dernière n’existe pas.
Maintenant si tu es croyant, quelle que soit ta religion, et s’il y a une vie après la
mort, alors le trépas n’est que l’instant où tu passes de ta vie terrestre à ta vie dans
l’Au-delà. La mort est ici simplement l’instant où tu bascules d’un état à un autre.
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Le grand voyage
Cette infime partie du temps inaccessible à ta conscience puisque, de même que le
présent est toujours coincé entre le passé et le futur, la mort est toujours coincée
entre les sensations de ton corps terrestre et celles de ton nouveau corps dans l’Audelà.
—
Vu comme ça, dit Claire en réfléchissant. Effectivement…Alors soit, vous
venez chercher les âmes bretonnes, mais nous sommes au XXIème siècle, que se
passe-t-il pour ceux que vous appelez « les matérialistes », qui ne croient pas à l’âme
ou à une vie après la mort ?
—
Lorsque je leur apparais, leurs convictions sont ébranlées. La plupart du
temps ils me demandent docilement ce qu’ils doivent faire et me suivent sans
discuter.
Le monospace passa sur un nid de poule qui le déstabilisa. En l’absence de ceinture
de sécurité, Claire fut ballottée et dut s’accrocher au bras de l’Ankou pour retrouver
son équilibre. Le contact avec l’ouvrier de la Mort la glaça jusqu’au sang. Elle retira
précipitamment sa main.
—
D’accord et là, nous, vous nous emmenez où ? lui demanda-t-elle.
—
Je vous déposerai devant le seuil de l’Anaon. A vous ensuite de le franchir
afin d’aller vers le Paradis ou aux enfers.
—
Connaissez-vous les chemins pour s’y rendre ?
—
Non.
—
Pourquoi ?
—
Je n’y ai pas accès. Je suis coincé entre deux plans tant qu’il y aura des
humains sur Terre.
—
Cela veut-il dire qu’il se peut qu’un jour il n’y en ait plus ? demanda Claire
avec inquiétude.
—
Bien sûr, rien n’est éternel. Peut-être qu’un jour les âmes n’auront plus
besoin de s’incarner et se satisferont de leur état d’âme, sans mauvais jeu de mots.
—
A quoi ressemble la limite du seuil du séjour des âmes, pourrai-je la voir ?
—
Je pense que oui puisque tu accompagnes celle de ton voisin et ami, mais
ce sera la sienne que tu verras, pas la tienne. Pour faire simple, le seuil est une limite
à franchir qui prend la forme d’un souvenir agréable propre à chacun. Cela peut être
un pont de pierre sur une petite rivière dans un champ, l’entrée d’une demeure ou
d’un endroit où tu as vécu de grandes joies : la maison de tes parents ou de tes
grands-parents. C’est toi qui décides.
Coincée
dans
lel’attendait
monospace
l’Ankou,de
Claire
tentait
d’en
apprendre
leles
plus
possible
sur
tout
ce
qui
royaume
l’Anaon
etque
après.
L’ouvrier
de
la Mort
était
content
de
pouvoir
parlerau
àde
quelqu’un
autrement
pour
négocier
modalités
d’un
trépas.
Il
se
volubile
sans
toutefois
tenter
d’établir
une
relation
quelconque
avec
sa montrait
passagère.
11
Le grand voyage
Il ne lui demanda rien sur elle-même, se contentant de répondre le plus précisément
possible aux questions qu’elle lui posait.
—
Pourriez-vous m’en dire plus sur ce qui se passe, lorsqu’on a accepté de
franchir la limite ?
—
Il y a un embranchement avec deux chemins à suivre : un pour ceux qui se
sont très mal conduits et un pour ceux qui ont acquis suffisamment de sagesse pour
accéder à un état de conscience supérieur. Je suppose que l’on peut parler d’un
séjour maudit, les enfers, et d’un séjour béni, le Paradis. La route qui mène à cet
embranchement est grande, large et bien entretenue. Elle invite le voyageur d’outre
tombe à la prendre. Elle est jalonnée par 99 étapes où l’âme doit faire une halte. Du
personnel des deux sexes, aimable et de moins en moins vêtu, y verse des liqueurs
variées qui deviennent de plus en plus agréables à mesure que l’on se rapproche de
l’entrée du séjour. Si les âmes résistent aux tentations proposées, elles ont droit à un
rattrapage et peuvent se réincarner. Franchement, les autres sont les irrécupérables.
—
Mais ce n’est pas juste pour ceux qui ne savent pas ce qui les attend ! Tout
le monde a droit à une autre chance ! Elles sont condamnées sans rédemption
possible !
—
Crois-tu ? Les âmes restent libres à chaque instant de refuser les
tentations des 99 auberges. C’est d’ailleurs ce qui se passe la plupart du temps.
Franchement je le répète : celles qui vont jusqu’au bout de leurs tentations sont les
irrécupérables !
—
Savez-vous vers quel séjour j’irais si je meure ?
—
Oui, mais tu devras le découvrir par toi-même.
Claire observa le visage de l’Ankou pour tenter d’y déceler un indice, mais ce dernier
resta de marbre.
—
Ok ! dit-elle. Revenons à vous si vous le voulez bien. Quand avez-vous
commencé à exercer votre métier ?
—
Je suis apparu le jour où le premier homme sur le point de mourir en
Bretagne a prit conscience de ce qui allait se passer. C’était un grand singe avec
quelque chose en plus : il a réalisé que sa fin était proche. Son groupe venait de tuer
un tigre à dents de sabre, mais lui allait y laisser la vie. Franchement, ses blessures
étaient trop graves. Son lieu de passage a été une grotte peu profonde en bord de
mer où sa mère et lui s’étaient réfugiés lorsqu’il était enfant. À l’époque, je n’avais
pas la même apparence que maintenant et on ne m’appelait pas encore l’Ankou.
—
—
Vous n’avez donc pas toujours été tel que vous êtes aujourd’hui ?
Franchement non, mon apparence varie selon la façon dont les humains me
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Le grand voyage
conçoivent. Ce premier homme me voyait sous la forme d’une femme ou plutôt d’une
mère. J’ai souvent changé de sexe. Pour les celtes, j’ai d’abord été Arawn, le
souverain du royaume des morts. On me percevait alors comme un grand chasseur
avec une meute de chiens blancs aux oreilles rouges. Je traquais les âmes des
défunts comme du gibier. Un peu à la manière de mes cousins actuels de l’Est.
Ensuite, les druides sont venus du nord afin de mettre un peu d’ordre dans les
croyances et je suis devenu un dieu appelé Dagdha. Je me servais d’un maillet pour
mettre un terme à la vie. Puis vinrent les Romains qui m’assimilèrent à une des trois
Parques grecques : Atropos. Ces déesses tenaient des rouets sur lesquels elles
filaient les vies humaines. Atropos était celle qui coupait le fil avec ses ciseaux
lorsque le temps de la mort était venu.
Pendant la période que vous, les humains vous appelez Moyen-âge, les anciens dieux
ont été occultés et j’ai été confondu avec la Mort elle-même. On m’a alors représenté
sous la forme d’un squelette nu ou enveloppé dans un linceul en train de danser avec
des représentants de toutes les catégories sociales. Les représentations de mes
danses macabres ont fleuri un peu partout en Bretagne. Franchement, je pense que
c’est parce qu’elles rappelaient l’égalité de tous devant la Mort dans la société
féodale très hiérarchisée. Une proclamation subliminale de l’égalité naturelle des
hommes avant 1789 en somme.
L’Ankou sourit devant cette petite blague puis poursuivit :
—
Je n’ai retrouvé forme humaine qu’il y a environ trois cents ans. J’avais alors
l’apparence d’un vieil homme très maigre, habillé comme un paysan breton avec des
cheveux blancs assez longs, coiffé par un chapeau à larges bords et muni de ma
célèbre faux. Les guerres de la Révolution et de l’Empire m’ont donné tellement de
travail en un temps si court qu’à l’époque, je me suis vu doté d’une charrette tirée
par deux chevaux. Parfois, j’avais même des valets pour m’aider.
—
Si j’ai bien saisi, vous occupez le corps du dernier mort de l’année
précédente. Que se passe-t-il s’il s’agit d’une morte ?
—
Franchement c’est une excellente question ! Cela arrive parfois. Dans ce
cas, pendant un an j’ai un corps de femme. Au début, j’ai conservé les vêtements
féminins, mais cela jetait le trouble chez ceux que je venais chercher car ils me
voyaient tous en homme. Alors maintenant, lorsque cela se produit, je cache mes
formes et mes traits sous une cape et une capuche. C’est cependant assez rare, les
morts de fin d’année ont souvent un lien avec l’alcool et les excès. Il y a peu de
femmes parmi eux.
—
Vous n’exercez qu’en Bretagne ?
—
Non, j’exerce pour tous les bretons de naissance ou d’adoption, où qu’ils
soient, mais chaque région a son ouvrier de la Mort que j’ai pu rencontrer lors de
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Le grand voyage
mes voyages. Je te l’ai déjà dit, je les considère un peu comme des cousins.
—
Vraiment ?
—
Il existe plusieurs sortes d’ouvriers de la Mort dont les représentations
varient selon le fond culturel des populations. Dans cette partie du monde, c’est moi
qui officie. Je suis le dernier avatar des anciens mythes régionaux d’origine celtique
avec peut-être une trace gréco-romaine, quant à l’instrument que j’ai choisi de
continuer d’utiliser, ce n’est qu’une transformation des ciseaux d’Atropos.
Cependant, si tu vas vers l’Est par exemple, mon travail est fait par le chasseur
infernal qui, lui, est un syncrétisme entre Arawn le celtique et Odin le nordique qui
chevauchait dans le ciel avec ses Valkyries et venait emporter les âmes des défunts.
—
Je le connais ! s’exclama Claire. Mon frère et moi l’avons affronté il y a
longtemps : Ravage, le chasseur infernal, le garde-chasse des démons.
—
Franchement, je n’aime pas sa façon de faire. Elle est
très…disons…Wagnérienne, très spectaculaire, très guerrière, donc très
traumatisante pour le défunt qui imagine alors des lieux de passage difficiles et
cherchent à s’enfuir. Personnellement, je préfère travailler dans l’intimité et la
sérénité. Ailleurs, par contre, c’est une dame blanche qui vient chercher les morts
dans un carrosse tiré par quatre chevaux noirs. Sa beauté facilite énormément les
choses.
À cet instant, un autre cahot de la route fit cogner la lame de la faux contre la
séparation en verre entre l’habitacle et l’arrière du véhicule.
—
plus ?
À quoi vous sert votre faux ? Pourquoi une faux montée à l’envers en
—
C’est mon outil de travail comme toi tu as ton bâton de magister. Elle me
sert à couper le cordon d’argent que tu as pu voir et qui relie l’âme au corps. Au
début, j’avais gardé les ciseaux de mon apparence gallo-romaine d’Atropos. La
population n’était pas très nombreuse en Bretagne, donc cela me suffisait tant que le
taux des décès suivait son cours normal. Ensuite, au Moyen-âge, il y a eu des pestes,
des famines. Franchement, les guerres sont devenues de plus en plus meurtrières au
fur et à mesure que la population augmentait. Je ne pouvais plus faire face avec mes
ciseaux alors j’ai adopté la faux qui me permet de couper une multitude de cordons
simultanément lorsque le besoin s’en fait sentir. Toutefois, les poètes bretons se sont
offusqués de me voir avec un outil qui servait à moissonner le blé pour faire le pain,
qui représentait la vie alors que je représentais la mort. Ils m’ont donc visualisé avec
une faux montée à l’envers pour bien montrer que je suis le contraire de la vie. Je l’ai
gardée en souvenir, mais je l’ai adaptée à mon nouveau costume car franchement
elle manquait de discrétion.
—
La solitude ne vous pèse-t-elle pas trop. N’auriez-vous pas aimé avoir une
famille?
14
Le grand voyage
—
Tu me connais mal franchement. J’ai eu une famille une fois : un filleul
plus précisément. Cela se passait dans les montagnes noires, au sein de la paroisse
de La Martyre. Un pauvre paysan voyait sa femme accoucher de son treizième
enfant. « Pas de chance ! » disait-il car il gagnait déjà à peine de quoi nourrir les
douze aînés. L’enfant devait être baptisé et pour cela, il fallait lui trouver un parrain
ou une marraine. Tous les parents et amis avaient déjà été sollicités pour les
précédents rejetons, si bien que le treizième courait le risque de ne pas pouvoir
recevoir le premier sacrement. Son père alla donc rendre visite au prêtre de son
village et le pria d’attendre jusqu’au lendemain à midi. Il voulait trouver le parrain
nécessaire pour faire un chrétien de son treizième, qui, en outre, paraissait avoir une
bonne envie de vivre. Comme il errait par les chemins, il fit le souhait de trouver le
donneur de nom le plus juste de toute la terre. Alors je lui apparus, car nul n’est plus
équitable que moi. Il ne m’a pas reconnu tout de suite. « Qui êtes-vous donc l’homme
maigre ? m’a-t-il demandé en grelottant à ma vue.
—
Je suis faucheur de mon état et je veux bien devenir parrain de ton
treizième.
—
Ah ! vous êtes faucheur, comme moi pendant les moissons.
—
Certes ! lui répondis-je. Mais je ne fauche pas les mêmes plantes que toi car
je suis l’Ankou.
—
C’est bon ! C’est bon ! dit le paysan apeuré. J’accepte, car nul n’est plus
juste que vous qui réservez le même sort aux riches et aux pauvres, aux forts et aux
faibles. »
Son treizième enfant fut donc nommé Ank. Je suis même resté pour le repas de
baptême qu’il a donné ensuite. Franchement l’atmosphère y a été pesante, tout le
monde craignant que je n’emporte quelqu’un avant la fin de la soirée.
Au moment de partir, j’ai pris mon hôte à part.
« Je dois laisser un présent à mon filleul, lui dis-je.
—
Vous avez déjà permis qu’il soit baptisé, je n’en demande pas plus, me
répondit le paysan craintif.
—
J’insiste. Je vais te révéler un secret : ton fils sera médecin car il aura le
don de me voir au chevet des malades qu’il visitera. Vos médecins ne s’occupent que
des pieds et me laissent la tête. S’ils s’occupaient de la tête de leur patient, il ne me
resterait plus que les pieds et tous en réchapperaient. Ainsi, si ton fils parvient avant
moi au chevet d’un malade et soigne la tête, le patient guérira à coup sûr. Mais si
c’est moi qui le devance, il sera trop tard. »
Puis je suis parti sans me retourner. Dix-huit ans plus tard, j’ai commencé à revoir
mon filleul qui s’était établi comme médecin et apothicaire. Son père lui avait
15
Le grand voyage
transmis mon secret : s’il me précédait au chevet d’un malade, il s’occupait de sa
tête et ne me laissait que les pieds. Je n’avais plus qu’à repartir.
Il s’était constitué une solide notoriété. Son renom était même parvenu jusqu’à la
cour du duc de Bretagne dont le fils était gravement malade. Ank s’est précipité mais
je l’avais précédé. Mon filleul dut alors s’avouer impuissant. Le duc s’effondra en
larmes car c’était le seul garçon de sa descendance qui allait mourir. Il promit à Ank
de l’anoblir et de lui donner sa propre fille en mariage s’il parvenait à le sauver.
Mon filleul sortit sans rien répondre. Je pensai qu’il avait abandonné la partie. Le duc
resta seul au chevet de son fils agonisant. Quelques instants plus tard, une servante
entra en criant que le premier des ministres du duc venait de faire une mauvaise
chute de cheval et s’était fracassé la tête. J’abandonnai donc le fils du duc pour aller
récupérer l’âme du ministre.
Lorsque je vis ce dernier en excellente santé, je compris que j’avais été joué ! Ank
avait organisé une diversion et profité de mon absence momentanée pour revenir au
chevet du fils du duc afin de s’occuper de sa tête.
Je fus beau joueur, après tout franchement c’était mon filleul et j’étais fier de son
entourloupe. Cela changeait de tous ceux qui se résignaient à ma venue en tremblant
comme des veaux à l’abattoir. Ank fut donc anobli et épousa la fille du duc qui le
trouva fort à son goût. Tu peux constater par toi même que toutes les histoires où
j’interviens ne finissent pas mal !
—
Je pensais que c’était une légende, d’ailleurs beaucoup circulent à votre
sujet, est-ce qu’elles sont vraies ?
—
La plupart le sont, mais d’autres résultent de l’imagination des conteurs
ou des romanciers, surtout au XIXème siècle. Les écrivains romantiques ont fait de
moi un héros de nouvelles alors qu’avant, franchement, je faisais surtout office de
croquemitaine pour garder les gens dans le droit chemin.
—
Cela vous gêne ?
—
Non, cela m’indiffère, répondit l’Ankou en haussant les épaules.
Mais ses propos avaient piqué la curiosité de Claire.
—
Y-a-t-il des légendes que vous voudriez rectifier ?
—
Il en est une que je n’aime franchement pas car elle me fait passer pour
un ingrat : celle où je demande à un forgeron de caler ma faux qui s’est desserrée. Le
pauvre s’exécute malgré la peur que je lui inspire et en remerciement, je serais venu
l’emmener le lendemain matin. C’est entièrement faux, car lorsque je lui ai demandé
ce qu’il voulait comme salaire, il a souhaité que je décale mon prochain rende-vous
avec lui d’une cinquantaine d’année. Je l’ai fait et il a vécu jusqu’à 120 ans. En outre,
16
Le grand voyage
certaines superstitions racontent encore que je prends dans l’année l’âme de celui ou
celle qui franchit le seuil d’une maison nouvellement construite. Cela aussi est faux !
Avec le boum actuel de l’immobilier, franchement je ne saurais plus où donner de la
tête.
—
Y-a-t-il beaucoup de gens qui essaient de négocier avec vous ?
—
La plupart car ils pensent qu’ils ont encore des tas de choses à faire. Mais
c’est inutile car quand c’est l’heure, c’est l’heure !
—
Je comprends que les gens veuillent retarder l’échéance mais que se
passe-t-il pour ceux qui la précipitent ?
—
Les âmes de ceux qui m’appellent de leurs vœux sont souvent une source
de tracasseries et de désordres. Lorsque votre heure arrive, vous êtes sensé avoir
vécu tout ce qui était prévu pour vous ici-bas. Les désespérés qui se suicident ne
sont pas emmenés au séjour des âmes tant qu’ils n’ont pas effectué le temps qui leur
était dévolu sur Terre. Comme ils doivent expérimenter encore des choses et qu’ils
ne le peuvent plus puisqu’ils sont morts, ils sont obligés de prendre possession d’un
nouveau corps ou obtenir des prières, quelle que soit la religion pratiquée. Je dois
donc les avoir à l’œil car, n’étant plus que des âmes désincarnées bloquées ici-bas,
ils font beaucoup de bêtises en tentant par tous les moyens d’attirer l’attention des
vivants.
—
Comment faites-vous pour « les avoir à l’œil » comme vous dites ?
—
Je les garde ici à mes côtés, derrière, c’est pour cette raison que je t’ai
empêché d’y monter.
La jeune fille regarda à l’arrière. En observant plus attentivement les volutes qui
allaient et venaient, l’empêchant de voir correctement Loïc, elle constata que
certaines prenaient de temps à autre des formes vaguement humaines. Leurs visages
grimaçaient et montraient une douleur intense. Claire frissonna d’horreur.
—
Vous avez toujours eu un véhicule de fonction ? poursuivit-elle pour
changer
de sujet.
—
Évidemment. Je te l’ai déjà dit. Cela a longtemps été une simple charrette
tiré par deux ou trois chevaux suivant le nombre d’âmes à emmener, la karrig an
Ankou. Parfois une barque sur la côte pour m’occuper des marins, ensuite j’ai suivi
l’évolution. Pendant la première guerre mondiale, j’avais tellement de bretons à
ramasser sur le front que j’ai utilisé un autobus, puis je me suis rabattu sur quelque
chose de plus conventionnel. Le monospace où nous sommes.
—
A-t-on déjà essayé de vous duper?
—
Oui, bien sûr. Franchement, n’est-ce pas ce que toi-même et ton voisin avez
fait ? Cela arrive presque aussi souvent que les négociations. Ceux qui y parviennent
sont déçus à longue échéance. Ils ont l’immortalité mais continuent de vieillir.
17
Le grand voyage
—
L’immortalité sans la jeunesse, c’est une terrible malédiction ! fit remarquer
Claire.
—
Je ne te le fais pas dire, répliqua l’Ankou. Ah ! Nous arrivons !
Le véhicule s’engagea sur un chemin de terre. L’Ankou appuya sur la touche des
quatre roues motrices tandis que son monospace pénétrait dans un ravin parsemé de
ronces, d’ajoncs et d’arbustes de toutes sortes hérissés de piquants. Le ciel se fit gris
foncé, pareil à un soir d’orage.
Ils débouchèrent ensuite sur un plateau découvert puis roulèrent entre deux
montagnes gigantesques qui explosèrent à leur passage. Chacun des éclats de pierre
devint un corbeau pour celle de gauche et une colombe pour celle de droite.
Regardant dans le rétroviseur, Claire remarqua que les oiseaux commençaient à
s’affronter.
Lorsqu’ils eurent franchi le col, ils redescendirent vers une grève léchée par une mer
déchaînée dans un léger brouillard rouge sang. Chaque vague qui venait s’écraser
sur le rivage le faisait avec sauvagerie, comme si elle essayait de mordre le sable.
Ils longèrent cette plage pendant quelques longues minutes avant de bifurquer pour
s’en éloigner et traverser une lande très pauvre où broutaient des vaches grasses
puis une lande très riche où des vaches maigres ne parvenaient pas à se nourrir. Au
lieu de voir l’herbe épaisse tout autour d’elles, les bovines regardaient méchamment
leurs voisines sereines et bien en chair.
—
Quel drôle d’endroit, dit Claire.
—
C’est le pays des âmes en attente de réincarnation. Elles ne savent pas
quelle forme prendre pour se rendre intéressantes.
Ils pénétrèrent ensuite dans une forêt. Des oiseaux silencieux et gris volèrent autour
du monospace avant de laisser la place à des oiseaux blancs gazouillant des mélodies
extraordinaires. Claire baissa sa vitre pour mieux les entendre.
—
Que c’est beau ! dit-elle rêveuse.
—
Ne te laisse pas charmer ! répondit l’Ankou. Ces âmes essayent de
t’attirer. Si tu cèdes, elles te retiendront prisonnières ici, dans l’entre-deux mondes.
Claire remonta sa vitre et se boucha ostensiblement les oreilles.
L’ouvrier de la Mort freina. Ils s’arrêtèrent devant une pelouse vert foncé coupée en
deux par une allée de graviers couleur anthracite qui menaient à un immense
bâtiment rectangulaire noir comme la nuit.
Clair sortit du véhicule. Le ciel était crépusculaire avec une luminosité ambiante
entre chiens et loups.
18
Le grand voyage
L’Ankou descendit à son tour, alla ouvrir le haillon latéral et fit signe à Loïc de venir.
Une des âmes prisonnières de l’Ankou tenta de s’échapper, mais ce dernier la
rattrapa et la remit de force dans son monospace.
—
Recommence et tu auras droit à la boîte à gants ! lui dit-il menaçant. Bien !
déclara-t-il ensuite en s’adressant à Claire et Loïc. C’est ici que je dois vous laisser.
Vous entrez maintenant dans le royaume des morts. Toi jeune fille, je te dis « aurevoir » et toi vieillard, même si tu m’as roulé, je ne suis pas rancunier. Tu peux être
confiant pour la suite des évènements. N’oubliez pas vos bêtes.
Claire alla ouvrir le coffre et en fit sortir les loups. Ankylosés par le voyage, ils
commencèrent à courir un peu partout sur la pelouse pour se dégourdir les pattes.
Brusquement, ils comprirent où ils se trouvaient et revinrent, la tête et la queue
basses, vers la jeune Magister en poussant de petits gémissements craintifs.
Celle-ci leur fit signe de la suivre et se dirigea vers le grand bâtiment noir au bout de
l’allée tandis que l’Ankou redémarrait et s’éloignait sans se retourner.
Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, ils virent une longue file d’âmes en attente
devant le portail d’entrée. Au-dessus de ce dernier, des lettres argentées brillaient :
ANAON S.A.
Claire et Loïc prirent place dans la file et attendirent à leur tour.
Cela avançait vite. Devant eux des âmes de tous les âges regardaient partout avec
inquiétude. Certaines ne semblaient pas trop savoir ce qu’elles faisaient là,
notamment celle de la jeune fille juste devant eux.
Lorsqu’ils pénètrent enfin dans le bâtiment, ils se retrouvèrent sur le seuil d’un hall
tapissé de carrelages de marbre gris clair et gris foncé. Il y régnait un silence
oppressant malgré la foule qui attendait et avançait dans la file.
Seules résonnaient faiblement les conversations qui avaient lieu loin devant au
niveau des guichets. Les loups grognèrent. Leur bruit provoqua une suspension de
toutes les activités un bref instant ainsi qu’une multitude de regards
désapprobateurs. C’était comme si les âmes voulaient se faire aussi discrètes que
possible pour ne pas qu’on les remarque.
—
Que se passe-t-il ici ? demanda Claire, pourquoi est-ce que ces âmes
réagissent ainsi ?
—
Je n’en suis pas sûr, répondit Loïc en chuchotant, mais je crois que c’est
l’endroit du Jugement. Cela expliquerait pourquoi la plupart ne veulent pas se faire
remarquer. Elles font profil bas, même si ça ne sert à rien puisque maintenant tout
est joué.
—
Je comprends, dit la jeune fille.
19
Le grand voyage
Ils continuèrent de s’approcher des guichets.
Sur le côté, des bornes automatiques noires avec un écran vert permettaient à celles
qui le souhaitaient de s’affranchir de la file d’attente, mais aucune âme ne voulait les
utiliser.
A leur grande stupeur, Claire et Loïc virent un squelette s’approcher vers eux. Il
portait un pantalon de flanelle bleu foncé avec un polo gris clair de la même couleur
que certaines dalles du mur. Au niveau de ce qui avait du être sa poitrine, un badge
était accroché sur lequel on pouvait lire : RENSEIGNEMENTS.
—
Je vous ai entendu parler entre vous, dit-il avec beaucoup de serviabilité à
la jeune fille et à son voisin. Y-a-t’il quelque chose que je puisse faire pour vous ?
Claire demeura bouche bée devant cette apparition saugrenue tandis que les loups
bavèrent d’envie en voyant ce tas d’os sur pieds. Le squelette le remarqua.
—
Je suis désolé mais les animaux ne sont pas admis ici, déclara-t-il.
—
Nous avons une faveur particulière de l’Ankou, répliqua Loïc sans trop
réfléchir.
—
Dans ce cas…
—
Pourquoi personne ne va aux guichets automatiques ? demanda Claire pour
détourner la conversation.
—
Parce qu’il n’y a pas de possibilité de discuter des modalités d’arrivée. Vous
tapez votre nom et vous avez directement votre ticket pour le Paradis ou pour les
enfers sans pouvoir transiger. C’est pratique dans le premier cas, mais comme
personne n’est jamais sûr à cent pour cent d’y aller, aucune âme ne veut prendre le
risque.
—
On peut négocier alors ? reprit la jeune fille.
—
Normalement non, mais tout le monde le croit. L’espoir est encore
possible ici.
—
Merci pour toutes ces précisions, répondit Loïc afin de mettre fin à la
conversation.
C’était presque à eux. Derrière les guichets se trouvaient aussi des squelettes qui,
eux, étaient en costumes trois pièces. Chose étrange, ils portaient tous des lunettes
alors que leurs orbites demeuraient vides. Le mur derrière eux était couvert de
dalles de carrelage illustrées par des photos et des inscriptions gravées en lettres
d’or, comme dans les cimetières, afin d’indiquer qui était l’employé du mois et
combien d’âmes il avait traité.
Bien que les noms et les scores différaient, Claire eut beaucoup de mal à faire la
20
Le grand voyage
distinction entre les têtes de morts qui se trouvaient sur les photos.
Derrière les comptoirs, les squelettes en costume discutaient avec les âmes dont
c’était le tour, remplissaient un formulaire, le tamponnait et criait « au suivant »
tandis que l’âme à qui ils venaient d’avoir à faire se dirigeait vers la sortie avec sa
feuille.
Ce
fut aucomptoir
tour de l’âme
la jeune
qui de
était
devant
eux.
Elle s’avança
jusqu’au
le plusdeproche
quifille
venait
se juste
libérer.
Claire,
curieuse,
tendit
l’oreille.
—
Bonjour ?
—
Bonjour ! lui répondit le squelette en costume.
—
Pouvez-vous m’expliquer ce que je fais ici ?
—
nom ?
Un instant s’il vous plaît. Restez bien derrière le comptoir. Quel est votre
—
Emmanuelle Le Dantec.
—
Voyons…C…D….E. Ah nous y voilà! Emmanuelle Le Dantec ! C’est bien
cela. Alors nous disons donc : vous êtes morte aujourd’hui à 5h30 du matin dans un
accident de voiture tandis que vos amis et vous reveniez d’une nuit bien arrosée en
discothèque. Je vois ! L’alcool, les herbes à fumer qui vous font tourner la tête, au
volant cela ne pardonne pas. En plus vous occupiez la place du mort dans la voiture.
OK ! Tout me semble en ordre pour votre enregistrement.
La jeune fille ouvrit de grands yeux stupéfaits par ce que son interlocuteur lui
annonçait.
—
En ordre ? Tout vous semble en ordre ? La dernière chose claire dont je me
souvienne c’est d’être dans une voiture qui fait des tonneaux. Puis, le noir complet
avec une sensation d’incroyable légèreté. Un curieux bonhomme me fait monter dans
son monospace et m’amène jusqu’ici. Il me fait descendre devant votre bâtiment en
m’annonçant que je suis arrivée puis je me retrouve dans votre hall d’accueil avec
tous ces gens que je ne connais pas. Et vous, vous venez me dire que tout est en
ordre ! Vous vous moquez de moi ?
—
Allons, allons du calme ! L’agressivité n’arrangera rien vous savez, surtout
dans votre cas. Je vais vous expliquez : Bienvenue à Anaon S.A., l’organisme en
charge du suivi des morts en Bretagne. Et oui, vous êtes morte ma chère. Le plus vite
vous vous ferez à cette idée, le mieux ce sera pour tout le monde.
—
Mais…mais… je ne peux pas mourir ! Je suis encore jeune ! J’ai toute la vie
devant moi ! En plus j’avais organisé une super fête pour mon anniversaire la
semaine prochaine.
—
Oui, oui, je sais ! La vie est dure mais la mort l’est encore plus. Vous
pouvez toujours vous consoler en vous disant que vos amis se partageront un gâteau
21
Le grand voyage
original pour vos obsèques.
—
Mais…mais…c’est horrible ! Je refuse catégoriquement de décéder
aujourd’hui ! Appelez-moi votre supérieur hiérarchique. Il y a certainement un
recours possible.
—
J’ai bien peur que cela ne soit impossible, d’autant plus que vous êtes
décédée d’une mort violente dont vous êtes en partie responsable.
La jeune fille se prit la tête dans les mains, visiblement déboussolée.
—
Je ne comprends rien à ce que vous dites.
—
Je vous l’ai déjà mentionné : l’alcool, la fumette, la place du mort. Autant
de facteurs aggravants pour accélérer votre trépas. A l’origine, vous aviez une
espérance de vie de 95 ans. C’est quand même un drôle de gâchis !
—
Je n’ai pas besoin d’un sermon. J’ai profité de la vie moi !
—
Certes mais pendant si peu de temps ! Bien ! Assez discuté ! Vous êtes ici
car vous êtes décédée sur le sol breton très en avance sur votre mort naturelle. Il va
donc vous falloir choisir sous quelle forme vous allez passer les années qu’il vous
reste à faire sur terre. Alors, 95 ans d’espérance de vie avec un décès à 21 ans. Vous
allez donc en prendre pour 74 années.
—
74 années de quoi ? De prison ?
—
Pas exactement ! 74 années de hantise sur terre sous la forme que vous
souhaiterez. Vous êtes là pour choisir et je suis là en vue de vous aider à le faire.
—
Mais…mais…vous faites la même chose pour tout le monde ?
—
Non, non ! Uniquement celles et ceux qui meurent avant la fin de leur
espérance de vie.
—
Cela fait beaucoup de monde ?
—
Paradoxalement oui ! L’espérance de vie augmente tous les jours avec les
progrès de la médecine mais les hommes ont de plus en plus de difficultés à rester
en bonne santé : la nourriture, la pollution… Avant l’Anaon était une simple
procession d’âmes en peine qui se baladait sur les terres bretonnes puis, vu
l’affluence, il a fallut rationaliser un peu tout cela. Aujourd’hui nous parvenons à
gérer jusqu’à cinquante âmes par jour avec des pics à cent pendant les week-ends
prolongés et leurs accidents de la route.
—
Bravo, je suis contente pour vous.
—
Ah, de l’ironie ! C’est bien ! Chez nous c’est un signe de bonne santé.
—
Si nous revenions à mon cas s’il vous plaît, dit la jeune femme en
22
Le grand voyage
soupirant.
—
Oui pardon ! Je pratique volontiers la culture d’entreprise et je me laisse
facilement déborder par mon enthousiasme. Alors sous quelle forme souhaiteriezvous effectuer votre retour ?
—
Je vais ressusciter ?
—
Non ! Vous allez revenir, c’est tout !
—
Revenir ?
—
Oui ! Devenir une revenante si vous préférez.
—
Ah ! A vrai dire je n’y avais jamais réfléchi auparavant. Ma mort a été
assez subite et m’a prise au dépourvu.
—
Vraiment ? Laissez-moi vérifier. Ah je suis désolé de vous contredire mais
les trois intersignes réglementaires ont été envoyés à votre famille.
—
Les quoi ?
—
Les intersignes ! Les présages qui laissent entrevoir une mort prochaine.
Chaque trépas est systématiquement annoncé à un proche du futur défunt afin que
ce dernier puisse être averti et mettre ses affaires en ordre.
—
prévenue.
En ce qui me concerne, je peux vous assurer que personne ne m’a
Le squelette ouvrit le dossier, le feuilleta, vérifia sur son écran d’ordinateur puis
répondit.
—
Excusez-moi mais cela me paraît difficile à croire. Je vois là qu’un
intersigne a été envoyé à votre petit frère : une vision de vous morte dans la voiture
retournée transmise directement sur sa console de jeux.
—
Ah oui je me rappelle qu’il m’avait parlé d’un nouveau niveau qui était
apparu bizarrement sur son jeu « car crash » et qui lui avait donné 10 000 points
lorsqu’il avait percuté une voiture retournée avec son camion blindé. Un présage de
voiture retournée dans un jeu vidéo qui en compte 13 à la douzaine, vous avouerez
que ce n’est pas pertinent.
Le squelette ajusta ses lunettes, un peu mal à l’aise. Il se replongea dans les
vérifications du dossier.
—
C’est vrai. C’est en vue de pallier ce genre d’inconvénient qu’il y en a
plusieurs. Le deuxième intersigne a été envoyé à votre tante Hortense, une image de
votre tête qui l’appelait pour la prévenir.
—
Ma tante Hortense l’alcoolique ? Je comprends mieux pourquoi elle m’a dit
23
Le grand voyage
qu’elle m’avait appelé en visioconférence sans savoir comment ni pourquoi, alors
qu’elle n’a même pas d’ordinateur chez elle.
—
Bon soit ! admit le squelette un peu agacé. Mais le troisième a été envoyé
à votre père.
—
Mon père est mort il y a deux ans !
—
Oups ! La gaffe ! Bien…euh…nous avons encore du mal à faire
communiquer nos différents fichiers entre eux. Pourrions-nous garder ceci entre
nous ? Euh…je…je risque ma place comprenez-vous ?
La jeune femme, désormais en position de force, se redressa et éleva la voix afin que
les âmes derrière elles l’entendent.
—
C’est bien ma veine ! Celui qui s’occupe de moi quand je meure est
incompétent. Cela promet pour la suite.
—
Chuuuut ! lui dit le squelette en joignant le geste à la parole. Vous y allez
un peu fort là ! Disons simplement que je suis distrait. Tenez, pour me rattraper je
vais vous faire une fleur : vous pourrez hanter qui vous voudrez sous la forme que
vous voudrez et en plus, je vous fais un rabais de dix ans avec un aller direct pour le
Paradis à l’issue de votre période sur la Terre.
—
Je crois que je n’ai pas trop le choix de toutes façons, répondit la jeune
femme. Alors que me proposez-vous ?
—
Dans votre cas, le grand classique c’est l’auto-stoppeuse qui hante les
lieux de son accident pour avertir les automobilistes qu’il y a là un endroit
dangereux. Ce n’est pas propre à la Bretagne mais c’est toujours efficace et vous
pouvez changer de tenue chaque fois que vous apparaissez.
—
Je serai un fantôme alors ?
—
Qu’entendez-vous par là, demanda le squelette ?
—
Ben vous savez quoi ! Un fantôme qui flotte dans un drap avec des
plaintes et un bruit de chaînes et tout le tremblement.
—
Ah oui je vois ! Non, les fantômes tels que vous les décrivez ne sont pas
des revenants mais de simples traces laissées à un endroit précis par un événement
précis. Une sorte d’enregistrement qui se laisse visionner à certaines périodes de
l’année, une espèce de vidéo holographique enregistrée et restituée par la nature
suite à un traumatisme. C’est pour cela que les fantômes font toujours la même
chose et ne semble pas faire attention à ceux qui les voient. Vous, vous allez être une
revenante, une âme revenue d’entre les morts car elle n’a pas terminé son temps sur
terre. Vous pourrez communiquer avec ceux à qui vous apparaîtrez et avoir une
influence sur les événements.
24
Le grand voyage
—
Bon d’accord mais je n’aime pas l’auto-stop, on ne sait jamais sur qui on
va tomber. Qu’avez-vous d’autre à me proposer ?
Le squelette sortit un énorme livre de sous son comptoir et le posa bruyamment
devant lui. Il l’ouvrit, vérifia le titre sur la page de garde puis commença à le
feuilleter.
—
Alors si nous regardons notre catalogue, nous avons d’abord les âmes en
peine qui effectuent des pèlerinages ou demandent des messes afin de trouver le
repos éternel.
—
Je n’ai jamais été pratiquante.
—
Soit ! Donc participer à une messe de revenants dans une vieille chapelle
abandonnée, c’est aussi hors de propos! Avez-vous perpétré de mauvaises actions de
manière répétée qui pourrait vous conduire à une condamnation à vous racheter
après la mort : déplacer une borne pour agrandir un champ au détriment de votre
voisin ; vendre du lait en l’ayant coupé avec de l’eau, accumuler un trésor d’argent
sale ou quelque chose dans ce genre ?
—
Pas que je sache.
Le squelette soupira encore une fois.
Grâce
àpassées
cette
âme qui
la précédait,
Claire
apprenaitpas
énormément
sur
les
revenants
en Bretagne.
Toute
à son écoute,
elle en
ne remarqua
que plusieurs
âmes
étaient
devant
elle.
Derrière son comptoir, le squelette poursuivit son énumération :
—
Sinon, nous avons les Hopper-Noz, les crieurs qui hurlent de manière
lugubre sur la lande pendant la nuit et cherchent à attirer les passants dans un
marais ou un ravin. Si vous parvenez à piéger un breton pure souche, cela vous
donne droit à un bonus de dix ans car ils connaissent le truc et se méfient. Si c’est un
touriste, cela ne vous donne que cinq ans. Si en plus il ne parle pas la langue, c’est
seulement deux ans de rabais. Très prisé par les gothiques actuellement. Il existe
aussi sa variante lumineuse : vous ne criez plus pour attirer mais vous tenez une
chandelle dans la nuit : les Goulier-Noz.
—
La lande pendant la nuit ? Ce serait d’un ennui mortel !
—
Je ne vous le fais pas dire ! Il y a également les Kannerez-noz ou
blanchisseuses de la nuit. Vous lavez du linge et attirez les passants en leur
demandant de l’aide pour essorer votre lessive. Quand quelqu’un accepte, le linge
s’entortille autour de ses bras et il est obligé de vous suivre. Enfin ça, c’était la
version d’avant, quand les lessives se faisaient encore au lavoir des villages.
Maintenant, nous avons une version plus moderne où le revenant sévit dans les
laveries automatiques. On ne demande plus de l’aide pour essorer mais pour mettre
le linge dans le sèche-linge et le résultat est le même.
—
Non merci, je n’ai pas envie de piéger qui que ce soit.
25
Le grand voyage
—
C’est votre droit, toutefois il y en a qui aiment. Voyons la suite :
connaissez-vous quelqu’un que vous voudriez aider particulièrement en restant à ses
côtés et en lui apparaissant de temps en temps pour lui donner des conseils ? Chaque
bonne action que vous contribuez à faire vous rapporte un an en moins. Cela peut
vite se révéler rentable.
—
Désolée mais je ne suis pas une donneuse de leçons.
—
Hmm ! dit le squelette en se grattant le crâne. Vous êtes un cas difficile !
Voudriez-vous parfaire vos connaissances en hantant une bibliothèque ou une
médiathèque ? On m’a dit beaucoup de bien sur celle des « Champs Libres » qui
vient de s’ouvrir à Rennes pas loin de la gare.
—
Trop intello pour moi !
—
Bon il va quand même falloir vous décider un jour ! Il ne nous reste que
les cohortes. Vous appartenez à un groupe d’âmes en peine qui erre en procession
sans jamais s’arrêter. C’est très pittoresque et assez spectaculaire.
—
Peut-on y rencontrer du monde ?
—
En fait les déplacements se font dans le ciel mais vous pouvez lier
connaissance avec tous ceux de la cohorte. Lorsque vous aurez terminé, il ne devrait
plus vous rester beaucoup de temps à passer ici bas.
—
Quel genre de revenants y trouve-t-on ?
—
Ce sont surtout des militaires dont un grand nombre est mort au même
endroit en même temps. Cette manifestation nous a facilité grandement la gestion
des guerres tout en nous offrant la possibilité de dispenser des intersignes à grande
échelle. Les cohortes annoncent les guerres ou les fléaux. Cela évite les
interminables présages individuels.
—
Bof ! Je n’ai jamais beaucoup aimé les uniformes quels qu’ils soient !
Le squelette tapa du poing sur le comptoir. Les os de sa main craquèrent d’une
manière sinistre.
—
lui.
Une chieuse ! Voilà ce que vous êtes : une chieuse ! dit-il à l’âme devant
—
Dites donc je ne vous permets pas ! Appelez-moi votre supérieur, j’ai des
choses intéressantes à lui raconter.
—
Non, non ! D’accord, excusez-moi ! Est-ce que vous aimez la mer ?
—
Pourquoi ?
—
Normalement vous êtes liées plus ou moins à l’endroit de votre trépas.
Vous, c’était dans les terres, mais je peux faire une exception.
26
Le grand voyage
—
Dites toujours !
Le squelette sortit un deuxième catalogue qu’il posa à côté du premier. Il l’ouvrit et
le feuilleta.
—
Nous avons un bon choix de revenants côtiers et maritimes possibles,
comme par exemple les Krierien-Noz qui font grand bruit sur les côtes par mauvais
temps. En général ce sont des noyés qui demandent sépulture en terre chrétienne,
mais il y a moyen de s’arranger si vous êtes intéressée.
—
J’aime bien la mer seulement quand il y fait beau.
—
Vous êtes vraiment bretonne vous ? Dans ce cas, il existe une variante : les
souffleurs. Des revenants qui soufflent depuis la mer en direction de la terre. Ils
créent un vent qui prévient les marins que la tempête arrive.
—
—
animaux.
—
Non merci.
Bon alors là je suis désolé de vous dire qu’il ne vous reste plus que les
Des animaux revenants ?
—
En fait ce sont des revenants qui préfèrent effectuer leur hantise sous la
forme d’un animal. On les trouvait surtout à la campagne : des moutons, des chèvres,
des chevaux ou des taureaux blancs qui errent la nuit dans les chemins creux, mais il
y en a aussi en ville, surtout sous forme de chiens ou de chats. Généralement des
gens âgés dont le seul compagnon des derniers jours a été un animal. C’est pour eux
une façon de lui rendre hommage et de marquer leur dépit face aux hommes. Je dois
reconnaître que depuis les consignes de solidarité données après la canicule pour
s’occuper des vieilles personnes, on en voit de moins en moins.
Un autre employé squelette vint les interrompre et tendit une enveloppe à celui qui
parlait. Ce dernier l’ouvrit et la parcourut.
—
dois lire.
Ah ! Excusez-moi, dit-il. Je viens de recevoir une dépêche urgente que je
—
Je vous en prie, j’ai tout mon temps maintenant.
—
Oui…je vois. Connaissez-vous un certain Loïc Gwern ?
—
Bien sûr ! C’est celui qui conduisait la voiture quand j’ai eu l’accident.
—
Comme vous êtes la seule victime décédée et qu’il ne souhaite pas avoir
d’ennuis, il a eu la présence d’esprit de vous déplacer pour vous faire occuper la
place du conducteur. Maintenant il dit que c’est de votre faute. Il vous met tout sur
le dos.
—
Ah le salaud !
27
Le grand voyage
—
Effectivement ! Ce rebondissement va peut-être vous aider dans votre
choix, alors pour quelle forme optez-vous ?
—
Après réflexion je crois que je vais me décider pour un truc qui fout bien la
trouille afin de lui rendre des petites visites jusqu’à la fin de ses jours.
—
Voilà ! Ce qu’il vous fallait en fait, c’était un but ! Dans ce cas, je vous
conseillerais de garder la même apparence que lors de l’accident. La branche qui
traverse votre crâne devrait l’impressionner au maximum, sans parler du sang qu’il y
a sur vos vêtements et de votre œil sorti de son orbite. En vue de lui apparaître,
choisissez de préférence les moments où il est seul en fin de journée ou pendant la
nuit. Allez comme vous m’avez été sympathique, si vous parvenez à lui faire avouer
publiquement sa responsabilité, vous gagnez un rabais de vingt ans supplémentaire
par rapport à celui de dix que je vous ai déjà octroyé. Je ne peux pas faire plus. Si
nous sommes d’accord, signez là en trois exemplaires. Merci de libérer la place pour
le suivant.
Claire appela Loïc qui était perdu dans ses pensées.
—
C’est à nous, lui dit-elle en souriant.
Le duo s’avança jusqu’au comptoir.
—
Bonjour, leur dit le squelette, nom et prénom, s’il vous plaît !
—
Le Bihan, Loïc.
—
Alors, L….L…Le Bihan, ah voilà !
A cet instant, le squelette dévisagea Claire.
—
Mais, vous…vous êtes vivante ! Vous n’avez rien à faire ici !
—
J’ai une faveur spéciale de l’Ankou, je dois me rendre aux enfers.
—
Quelle drôle d’idée !
—
Pour faire simple : mon frère a été enlevé par un démon et je vais le
rechercher.
—
Est-il vivant ou mort ? demanda le squelette.
—
Je suis certaine qu’il est encore en vie ! répondit Claire avec défi.
—
Bon, chaque chose en son temps, reprit l’employé du royaume des morts.
Vous, d’abord, Le Bihan Loïc…c’est ça ! Je regarde sur l’écran ce que vous avez fait
pendant toute votre vie…voilà ! Félicitations, le bilan est très largement positif, ce
qui vous donne un aller direct pour le Paradis. Vous avez même pensé à utiliser votre
mort en vue de rendre service une dernière fois, afin d’être utile jusqu’au bout. Je dis
bravo ! C’est suffisamment rare pour être souligné.
28
Le grand voyage
—
Serait-il possible que je reste avec Claire jusqu’à ce que nous ayons
récupéré son frère ? demanda l’âme du vieux voisin.
—
Je suis désolé mais vous ne pourrez pas l’accompagner. C’est une quête
qu’elle va devoir accomplir seule.
—
Vraiment, vous ne…insista Loïc.
—
Non, désolé. Les enjeux vous dépassent et vous risqueriez de déséquilibrer
l’ordre des choses.
—
Ne t’inquiète pas, dit la jeune magister à son vieux voisin. Tu as déjà fait
plus que ta part. Et puis, j’ai les loups.
L’âme de Loïc se résigna avec un air malheureux. Voyant qu’il pouvait poursuivre, le
squelette s’adressa à Claire.
—
vivant ?
À vous maintenant, jeune mortelle ! Vous me confirmez que votre frère est
—
Je vous le confirme !
—
Dans ce cas, votre démarche est un code B5-03 qui vise à rétablir l’ordre
naturel des choses. Un vivant n’a rien à faire aux enfers ! Pour qui se prennent-ils
enfin ces démons ! Toujours à faire n’importe quoi ! Je vais donc vous décerner un
billet exceptionnel jusqu’aux enfers en vous souhaitant bonne chance car vous allez
en avoir besoin.
—
N’oubliez pas mes loups, s’il vous plaît, précisa Claire.
L’employé du royaume des morts prit un formulaire qu’il tamponna trois fois et le
tendit à la jeune fille.
—
Voici votre sauf conduit à remettre au passeur quand vous le verrez. J’ai
rajouté vos deux animaux. Cela vous permettra de pouvoir embarquer dans le bac
malgré le fait que vous soyez encore en vie. AU SUIVANT !
La sortie du bâtiment, à l’arrière, menait jusqu’à une route qui passait sous un
immense arc de triomphe en marbre blanc puis se divisait en trois.
A chaque coin de cet arc se dressait une gigantesque statue de squelette qui tenait
une faux prête à trancher tout ce qui passait à sa portée.
Bien qu’immobiles, les statues de plusieurs dizaines de mètres de hauteur avaient le
crâne qui se perdait dans la pénombre du ciel. Elles n’en semblaient pas moins
menaçantes.
Les loups humèrent l’air et passèrent les premiers sous l’arc géant, puis ils revinrent
afin de confirmer à Claire qu’il n’y avait pas de danger.
29
Le grand voyage
—
Comment pourrai-je en être sûre ? demanda la jeune fille.
Elle savait que le moment de se séparer de Loïc approchait, ce qui lui faisait perdre
beaucoup de son assurance. En fait, elle voulait retarder cet instant le plus
longtemps possible.
—
Je suis là, moi, lui transmit Excalibur. Ne t’inquiète pas, tu sais que je
perçois le danger avant tout le monde. Pour l’instant il n’y a rien à craindre.
—
Mais comment savoir quelle route prendre ? insista Claire.
—
Le chemin des enfers ne sera pas celui du milieu car je vois qu’il est pour
moi, dit Loïc.
La jeune fille observa ce qui lui faisait dire cela. Au centre de la route médiane se
trouvait un pupitre sur lequel était posé un gros livre.
—
Tu sais ce que c’est comme ouvrage ? demanda-t-elle.
—
Oui je l’ai reconnu tout de suite, c’est mon passage.
—
Mais comment peux-tu en être si sûr ?
—
Ce livre a été mon premier recueil de légendes, je n’ai jamais été aussi
heureux que lorsque je le lisais étant enfant. C’est là que je me sentais le mieux.
C’est le seuil que je dois franchir pour rejoindre le Paradis. J’en suis certain.
—
Non, attends…
—
Nos chemins se séparent ici jeune fille, dit l’âme du vieux voisin avec le
plus de contenance possible.
Claire se mit à pleurer.
—
Ne pleures pas, dit Loïc, ce n’est pas un adieu, juste un au revoir. Tu ne
me verras peut-être pas tout le temps mais je peux t’assurer que je serai là,
simplement de l’autre côté du miroir à veiller sur ton frère et toi. Vous avez été ce
que la vie m’a offert de mieux, les enfants que je n’ai jamais eus. Crois-moi, je ne vais
pas vous abandonner aussi facilement et nous finirons par nous retrouver.
—
Tu es sûr que ça va aller ? demanda Claire.
—
Je vais au Paradis, pourquoi voudrais-tu que cela n’aille pas. Je suis
convaincu de n’y trouver que des gens très bien. Encore merci pour tout, jeune
demoiselle.
L’âme de Loïc se pencha pour l’embrasser sur le front puis passa sous l’arc de
triomphe et s’avança vers l’ouvrage sur le pupitre. Il caressa la couverture avec
tendresse et l’ouvrit. Le livre se mit à grandir et à se dresser à la verticale, formant
une porte à deux battants qui laissèrent entrevoir des paysages merveilleux de
30
Le grand voyage
prairies couvertes de fleurs et de forêts multicolores. Claire put apercevoir des
oiseaux de paradis comme elle en avait déjà vus à plusieurs reprises, ils
accompagnaient de leurs chants mélodieux des papillons féeriques qui voletaient de
fleurs en fleurs. Tout baignait dans une lumière qui rayonnait et illuminait au loin
une ville d’or.
Fasciné par tant de beauté, Loïc s’avança et pénétra dans le livre où des personnes,
que Claire ne reconnut pas, l’attendaient et le fêtèrent, alors qu’une douce musique
de bienvenue résonnait partout dans un parfum de fleurs.
La jeune fille resta interdite devant ce spectacle. Loïc se retourna et lui fit un dernier
signe de la main. Le livre se referma…puis disparut !
Claire demeura immobile pendant de longues minutes. Des larmes coulèrent sur ses
joues. Elle ne savait plus quoi faire ni où aller. Sa sœur louve vint frotter gentiment
son museau contre elle en vue de la réconforter. L’adolescente s’abaissa et lui prit la
tête dans ses mains pour lui caresser la mâchoire inférieure. L’animal lui lécha le
visage.
Claire serra les deux loups contre elle.
—
Merci d’être avec moi, leur dit-elle. Que deviendrais-je sans vous !
Elle recommença à pleurer doucement. Les animaux tentèrent de sécher ses larmes
en les léchant au fur et à mesure.
Lorsqu’elle se sentit un peu mieux, la jeune magister se releva puis s’engagea sur la
route.
Elle marcha longtemps dans un paysage plat et vide jusqu’à ce qu’elle découvre une
auberge, maison extraordinaire bâtie au milieu de nulle part. L’enseigne discrète
n’arborait pas de nom mais juste un chiffre : 1. Claire vit que cette auberge à l’allure
traditionnelle avec ses murs en torchis et son toit en chaume n’était que la première
d’une longue série. Un bâtiment comparable se trouvait deux cent mètres après, puis
encore un autre et encore un autre. Aussi loin que la jeune fille pouvait voir, il y avait
des auberges.
Elle repensa alors à ce que l’Ankou lui avait expliqué sur le chemin jusqu'à
l'embranchement ultime. Elle était sur la bonne voie. Comme elle avait soif, elle
décida d’entrer dans celle qui se trouvait devant elle.
La salle était remplie de convives, mais ici, pas de rires, pas d’exclamations joyeuses
ni d’interpellations avinées. Il régnait dans cette auberge un silence…de mort.
Plusieurs âmes, en costumes de toutes les époques, étaient attablées, l’air triste,
devant un verre rempli d’une substance visqueuse et brunâtre.
Claire s’approcha du comptoir. L’aubergiste était en train d’essuyer des verres avec
un torchon répugnant. Rondouillard, un tablier crasseux noué autour du ventre, il
31
Le grand voyage
aurait pu passer pour un humain s’il n’avait eu deux petites cornes pointues qui
sortaient de son front dégarni. Une crispation de sa mâchoire fit frissonner ses
quatre mentons alors qu’il remarquait l’entrée de la jeune fille dans son
établissement. Il la regarda s’approcher d’un œil hostile.
Les loups grognèrent et lui montrèrent les dents, ce qui ne parut pas l’impressionner
le moins du monde.
—
Vous qui êtes vivante, vous n’avez rien à faire ici ! dit-il.
—
Bonjour à vous aussi, répondit Claire. Serait-il possible de boire quelque
chose ?
—
Non.
—
Pourtant je vois des verres remplis un peu partout sur les tables.
—
C’est un cocktail à base de limaces broyées et de bouses de vache. Vous
en voulez ?
—
Mais c’est ignoble ! Pourquoi servez-vous une mixture pareille ?
—
Vous êtes sur la route qui mène au Paradis mais surtout aux enfers ici. Il y a
98 autres auberges comme la mienne. Les âmes des damnés se précipitent chez nous
afin de retarder l’inévitable. On commence par les faire succomber à des tentations
pour bien confirmer la sentence, mais après il faut faire en sorte qu’elles ne restent
pas. Alors je leur sers ma spécialité, un cocktail que j’ai baptisé « le Limouse », il faut
bien rire un peu. Vous savez le meilleur ? C’est que certains clients le boivent ! Tout
pour ne pas repartir !
—
Beuuurk ! fit Claire. Mais moi, je ne suis pas concernée parce qu’au
contraire, je suis pressée d’arriver.
—
Vraiment ?
—
Vraiment ! Je dois parvenir le plus vite possible aux enfers pour y récupérer
quelque chose. Mais j’espère bien ne pas y rester trop longtemps.
—
Ha ! Ha ! Ha ! s’esclaffa l’aubergiste, j’ai beau l’avoir souvent entendue
celle-la, elle me fait toujours autant rire. Soit ! Finalement, vous êtes pressée donc
vous m’êtes sympathique. Je vous offre une bouteille de ma cuvée spéciale : de l’eau
de source pure et fraîche que je garde pour les grandes occasions.
Claire le remercia puis ressortit de l’auberge suivie des deux loups. Elle les fit boire
et le trio repartit de plus belle.
Ils passèrent effectivement devant quatre-vingt dix-huit autres estaminets
comparables au premier. Le dernier était situé à un embranchement. La route de
gauche menait tout de suite aux rives d’un fleuve couvert de brouillard.
32
Le grand voyage
Un vieil embarcadère dont les planches pourries grinçaient de manière sinistre
laissait à penser que des embarcations accostaient là. L’aubergiste de la dernière
auberge y poussait des âmes qui n’avaient pas du tout envie d’avancer.
Claire prit sa place dans la file. L’âme qui était devant elle proposa de lui céder sa
place, puis l’âme devant elle et celle encore devant si bien qu’au bout d’un bref
moment, la jeune fille se trouva au bout de l’embarcadère, première à attendre qu’on
la fasse traverser.
Ce ne fut pas long. Un bac arriva, poussé sur l’eau par un pilote vêtu de haillons
noirs qui lui recouvraient le corps et le visage. Seuls ses avant-bras décharnés
étaient visibles, appuyant sur sa longue perche de bois qu’il enfonçait dans l’eau à
intervalles réguliers.
Lorsque l’embarcation accosta, Claire grimpa dedans et tendit sans un mot le
formulaire que le squelette d’Anaon S.A. lui avait donné. Le pilote examina le papier
puis le mit dans une de ses poches en le chiffonnant. Il fit signe aux loups de
grimper, mais les deux bêtes hésitaient, parcourant nerveusement l’embarcadère
dans tous les sens en traversant les âmes qui faisaient la queue. Claire leur fit signe
à son tour.
Les loups se décidèrent et sautèrent dans le bac qui s’enfonça dans l’eau presque
jusqu’au rebord.
Ce fut ensuite au tour des âmes qui attendaient mais ces dernières ne voulaient
visiblement pas embarquer. Devant leur mauvaise volonté, le pilote monta sur
l’embarcadère et poussa rageusement les âmes vers son bac avec sa perche.
Lorsque tout le monde fut installé, de gré ou de force, le pilote reprit sa place et
s’éloigna du rivage en le repoussant avec son long bâton. Puis il enfonça ce dernier
dans l’eau à intervalles réguliers, pénétrant toujours plus profondément dans le
brouillard qui recouvrait le fleuve.
Les loups regardaient partout, nerveusement. Claire tendit l’oreille.
Des murmures, d’abord imperceptibles, devinrent des chuchotements puis des
gémissements et des appels à l’aide de plus en plus pressants.
Une première âme de l’embarcation fut engloutie par le brouillard, puis une
deuxième. Les loups vinrent auprès de Claire et commencèrent à grogner.
La jeune fille se concentra. Elle était sur l’eau donc la pratique de la Magie bleue
devrait en être facilitée. Il n’en fut rien.
Elle eut au contraire beaucoup de difficultés à rassembler suffisamment de
Numineux pour lancer un sort de lumière malgré la pépite d’orichalque qui se
trouvait dans son bâton de Magister.
33
Le grand voyage
« Loulougem ! » lança Claire en tendant son bâton vers le haut.
Une boule lumineuse apparut au sommet de ce dernier et se mit à enfler. Elle
l’envoya à quatre mètres de hauteur afin de dissoudre le brouillard et d’avoir une vue
plus nette de ce qui était en train de se passer.
L’adolescente constata alors avec horreur qu’il y avait des milliers d’âmes tout
autour du bac qui essayaient de s’y agripper. Parfois elles parvenaient à s’accrocher
à l’un des passagers qui, surpris, tombait à l’eau et les rejoignait dans leur
désolation.
La lumière les brûlait. Les âmes reculèrent et s’écartèrent au fur et à mesure que le
bac avançait, lui laissant atteindre l’autre rive sans encombre.
Claire descendit la première, suivie des loups, tout en continuant de maintenir le flot
des âmes à distance avec sa boule de lumière.
Le rivage où elle se trouvait maintenant n’était qu’un mince ruban de terre qui
séparait l’étendue d’eau qu’elle venait de traverser, d’un véritable fleuve de lave
qu’un mince pont de métal enjambait.
Ne
sachant
pasde
trop
quel
comportement
adopter,
se décida
la
procession
d’âmes
qu’elle
avait
accompagnée
dans leClaire
bac.
Elle
alla suràlesuivre
pont en
métal
au-dessus
la
lave
et
parvint
à une gigantesque
file
d’attente.
Au loin, elle put distinguer une immense porte qui lui fit penser à celle qu’elle avait
déjà entrevue à Pyrosia, l'école de la magie rouge, mais de taille beaucoup plus
imposante.
À vue de nez, sa hauteur devait atteindre vingt-cinq mètres.
Elle était surmontée de trois statues de femmes dont les têtes convergeaient et
conversaient en une intimité mauvaise de comploteuses. Sous elles, un fronton au
centre duquel un démon cornu assis semblait réfléchir en reposant sa tête sur son
poing. De part et d’autre, des scènes de violences abominables gravées en relief ou
sculptées donnaient la nausée lorsqu’on s’y attardait. Il y avait des vols, des
bagarres, des meurtres, des chutes dans le vide, des massacres. L’abondance de ces
scènes donnait l’impression que tous les protagonistes représentés allaient sortir du
fronton pour vous engloutir et vous écraser telle une vague maudite. Cette
prolifération mauvaise de bas-reliefs se retrouvait sur chacun des deux battants de la
porte. On pouvait même y voir un père dévorant ses trois enfants encore bébés. Le
tout était encadré par une ribambelle de démons qui grimaçaient et se moquaient de
ce qu’ils voyaient, leur trident pointé en avant afin d’essayer d’embrocher tout ce
qu’ils pouvaient.
Devant ce portail se trouvait une sorte de lavomatic qui envoyait des gerbes
d’étincelles lorsqu’il se mettait en marche. Depuis là où elle se trouvait, Claire ne
voyait pas bien ce qui se passait, aussi demanda-t-elle à sa louve d’essayer de
s’approcher discrètement afin de mieux suivre les événements.
34
Le grand voyage
Les âmes devant Claire proposèrent encore de lui céder leur place, mais cette fois, la
jeune magister refusa, jugeant plus prudent d’attendre le retour de sa louve. En
outre, il y avait énormément de monde sur ce pont très étroit. Il n’était pas rare que
suite à des faux mouvements, des chutes ou des gestes d’agacement, des
bousculades se déclenchent. Des dizaines d’âmes tombaient alors dans le fleuve de
lave. Tandis qu’elles se consumaient avec d’atroces souffrances dont la mort cette
fois ne pouvait les délivrer, elles étaient emportées au loin par le courant.
L’animal revint après un bon moment.
—
Alors ? demanda Claire. Qu’y-a-t-il là-bas ?
—
Les âmes sont obligées par des démons à passer sous d’énormes brosses
cylindriques roulantes. Cela les débarrasse d’une sorte de poussière brillante
qu’elles avaient en elles puis elles sont poussées vers le grand portail que l’on peut
voir d’ici et qu’un autre démon maintient entrebâillé.
—
C’est quoi cette poussière ?
—
Je ne sais pas, mais pour ce que j’ai pu en voir, les âmes en ressortent
terriblement malheureuses. Que fait-on maintenant ? interrogea la louve.
Dans le dos de Claire, Excalibur s’agita, signe qu’un danger se rapprochait.
La jeune magister ne pouvait pas se permettre d’être découverte dès l’entrée des
enfers. Les démons donneraient l’alerte et elle serait tout de suite capturée.
—
Je vais nous transformer tous les trois. Nous devons éviter de passer sous
ce lavomatic, dit-elle.
—
Cela ne va pas être facile, fit remarquer la louve. Nous sommes bloqués sur
ce pont et il n’y a qu’une issue.
—
Je sais, je sais. Laisse-moi réfléchir.
Claire se concentra. Il n’y avait rien pour lui permettre d’avancer en se cachant à
l’abri des vues et elle n’avait pas sa cape folette qui lui aurait permis de se rendre
invisible. Il ne lui restait que la métamorphose comme solution afin de pouvoir passer
sans éveiller les soupçons.
Malheureusement, elle n’était pas dans son élément. Les enfers ne faisaient pas
partie de ce que l’on vous apprenait au sein des écoles de Magie. Au contraire !
Soudain, elle se souvint d’un ouvrage qu’elle avait entrouvert à Arcana, l’école de la
magie verte : un livre maudit qui lui avait donné des cauchemars pendant plusieurs
nuits. Elle ne se rappelait plus de son titre exact mais il décrivait les enfers et les
créatures qui y vivaient. Si elle parvenait à se souvenir ne serait-ce que d’une seule
d’entre elles…
35
Le grand voyage
Traumatisé, son esprit refusa dans un premier temps de se rappeler, mais la jeune
magister se força. C’était un cas de vie ou de mort !
Son inconscient lui envoya alors l’image d’une sorte de boule de poils avec un seul
œil, des ailes de chauve-souris, plusieurs bouches rondes garnies de dents pointues
et des tentacules visqueux.
Oui ! Comment s’appelait cette chose ? Elle devait se le rappeler. C’était noté juste
en dessous de l’image, c’était…c’était…Ça y est !
Elle frotta la pépite au bout de son bâton jusqu’à ce qu’elle ait récupéré assez de
Numineux pour se transformer elle et les deux loups. Elle n’eut plus alors qu’à
prononcer sa formule en pointant son bâton vers les animaux :
—
LEIZHBEM LIFERNEUZHEM !
Puis elle retourna son bâton vers elle.
—
EL KEDUSSEM LIFERNEUZHEM !
L’instant d’après, trois choses horribles et poilues se trouvaient au milieu de la file
d’attente des ectoplasmes. Elles s’envolèrent tandis que les âmes affolées par leur
apparition soudaine trébuchaient et tombaient dans le fleuve de lave.
Le trio d’abominations remonta toute la queue puis survola le lavomatic.
En les voyant passer, les démons qui s’y trouvaient leur lancèrent des pierres
brûlantes ou leur fourche, juste pour le plaisir d’essayer de leur faire mal. Aucun ne
parvint à les atteindre et les trois monstruosités purent franchir l’immense portail
des enfers.
Ils arrivèrent dans les ténèbres absolues. Dès qu’ils sentirent la terre ferme sous eux,
Claire se dépêcha de prononcer les formules inversées mais sa transformation en
cette chose horrible avait laissé des traces. Elle eut un malaise.
Elle revint à elle quelques instants après, toujours dans le noir le plus total. Les loups
lui léchaient le visage.
Elle ne se sentait pas bien, mais alors pas bien du tout. Dans son dos, Excalibur
vibrait comme jamais !
La jeune fille se releva péniblement en s’appuyant sur son bâton qu’elle parvint à
retrouver à tâtons. C’était donc ça les enfers ? Le noir absolu ? Le vide éternel ?
L’absence de toutes choses ?
Claire paniqua. Au prix d’un effort qui faillit la faire s’évanouir à nouveau, elle tenta
d’accumuler du Numineux, sans succès. La magie semblait impossible ici. À part
peut-être la Magie noire, évidemment, mais c’était une magie avec laquelle elle ne
voulait rien avoir affaire. C’était foutu, tout était foutu !
36
Le grand voyage
Les loups commencèrent à hurler à la mort.
La jeune fille pensa à son petit frère et douta qu’il fût encore en vie. Tout cela en
valait-il la peine ? Elle l’imagina, mort, son cadavre torturé par des démons rigolards.
Un flot de désespoir la submergea. Elle hurla à son tour.
Elle ne verra plus jamais Théo et c’était de sa faute ! Leur mère allait certainement
mourir de chagrin tandis que leur père la tiendrait pour responsable jusqu’à la fin de
sa vie. Elle était seule, toute seule ! Par sa faute, sa faute à elle !
Théo était mort par sa faute ! Elle avait détruit toute sa famille à cause de ce stupide
sentiment de supériorité qu’elle avait par rapport à son petit frère.
De la jalousie mesquine parce qu’elle avait envié sa notoriété à Pyrosia, l’école de la
magie rouge. Quelle stupidité !
—
Tout est de ta faute ! entendit-elle chuchoter à son oreille. Tu ne mérites
pas de vivre !
—
Toi qui entres ici, abandonne tout espoir, murmura quelqu’un d’autre.
Excalibur se faisait de plus en plus impatiente dans son dos.
—
Tue-toi, chuchota encore une voix.
—
Ça ne sert à rien de continuer à vivre, lui susurra-t-on.
—
Ça ne vaut pas le coup, tu es tellement fatiguée…
—
Tu es vivante et tu ne peux plus rien faire. Seule la Mort pourra t’apaiser.
—
Meurs ! Meurs ! Délivre-toi de cette existence si lourde à porter. Rejoinsnous dans le désespoir qui te permettra de continuer à vivre ici pour l’éternité.
Claire dégaina Excalibur et mit la pointe de l’épée contre son coeur en tremblant.
Elle n’avait plus la force de vivre. Les loups hurlèrent encore.
—
Décide-toi, lui transmit l’épée. Va jusqu’au bout de ta lâcheté !
La jeune fille s’interrompit, piquée au vif par la remarque. Un ultime sursaut
d’amour propre résonna aux tréfonds de son âme.
—
Je fais ce que je veux ! répondit-elle.
—
Tu n’es qu’une trouillarde qui abandonne à la première difficulté au lieu
de se battre. Bouuuuuh qu’il est malheureux le pauvre bébé ! Tu ne me mérites pas,
alors vas-y, allez ! insista l’épée.
Cette fois c’en était trop ! Claire rengaina Excalibur.
—
Non ! dit-elle. Si je me suicide, tout sera fini, je ne pourrais plus rien faire.
Et Théo n’est pas mort, je le sentirais, je le saurais.
37
Le grand voyage
—
De l’espoir ? fit une voix.
—
Comment est-ce possible ? dit une autre.
—
N’a-t-elle pas été nettoyée avant d’entrer ? interrogea une troisième.
Claire s’obligea à se rappeler de tous les bons moments qu’elle avait passés avec
Théo ainsi que toutes les raisons pour lesquelles elle était persuadée qu’il était
encore en vie. Elle était maintenant convaincue que Trépaß se serait fait une joie de
lui faire savoir si Théo avait été tué.
Les loups cessèrent de hurler et commencèrent à grogner.
—
POUR LOÏC, POUR THEO, POUR MES PARENTS. JE DOIS CONTINUER !
QUI ÊTES-VOUS ? hurla Claire. MONTREZ-VOUS !
—
Pour quoi faire ? lui répondit quelqu’un.
—
Ici, il n’y a rien. Tu es dans le vide absolu. Pas de passé, pas d’avenir, juste
le présent éternel au sein de l’obscurité avec le désespoir comme unique raison
d’exister. Rejoins-nous !
—
NON ! hurla encore la jeune fille. JE REFUSE D’ABANDONNER ! JE
PREFERE CONTINUER D’AVANCER, D’ESSAYER !
—
Rejoins-nous ! Rejoins-nous !
—
Laisse tomber !
—
Abandonne !
Claire n’écoutait plus. Elle avança à tâtons avec son bâton. Tout autour d’elle, les
voix se faisaient plus pressantes.
—
Viens, rejoins-nous !
—
NON !
Elle continua d’avancer pendant un temps qui lui parut une éternité au milieu du
brouhaha désespéré. Puis, elle sentit enfin un courant d’air sur sa figure.
—
Attention ! lui dit la louve. Je sens des colonnes de soufre qui montent droit
devant. Il y a un précipice !
Claire s’avança prudemment. Elle parvint au bord de ce qui, à tâtons, semblait être
une falaise à pic.
—
Êtes-vous prêts pour une autre transformation ? demanda-t-elle aux loups.
—
Tu veux qu’on se change encore en cette chose immonde ? interrogea le
loup de Théo.
38
Le grand voyage
—
Si c’est un précipice, c’est le seul moyen d’aller voir en bas ce qui se
passe, répondit Claire.
—
Tout plutôt que de rester ici une minute de plus, dit la louve.
—
Je ne vous vois pas mais je peux vous toucher, approchez-vous ! C’est bon
je vous touche, allons-y !
Malgré le fait qu’elle soit parvenue à surmonter son désespoir, Claire ne parvint à
accumuler du Numineux qu’après de gros efforts de volonté. Savoir qu’elle était sûre
d’en obtenir grâce à la pépite d’orichalque et à Excalibur l’aida beaucoup.
Dès qu’elle en eut suffisamment, le trio se métamorphosa et prit son envol dans les
ténèbres au-dessus du précipice.
39