La maison de l`otage

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La maison de l`otage
La maison de l’otage 1
Willy GRIMMONPREZ
La maison de l’otage
Roman noir
Pierre Brunin lui-même n’aurait pu dire pourquoi il emprunta la rue des Canadiens
plutôt qu’une autre. Il n’avait pas de but précis, sinon de faire sa marche quotidienne sous
un doux soleil de juin.
Retraité depuis peu, il découvrait un décor différent, l'éveil et l’animation
progressive de sa ville de province, la tiédeur matinale des rues, le marché aux légumes
du jeudi occupant entièrement la place de l’Église. Sa vie professionnelle l’avait-elle
accaparé à ce point ? Le temps… tout ce qui l’entourait prenait maintenant une autre
valeur; ainsi les heures s’égrenaient sans qu’il s’en aperçût. Il promenait son regard avec
plus d’acuité, découvrait des détails qui, jusqu’ici, lui avaient échappé. L’étage de
l’épicerie du coin par exemple, où des fresques saillaient de la façade, juste au-dessous
des fenêtres. Il admira les jambes de la jeune vendeuse avec la résignation d’un homme
vieillissant et, sentit son cœur cogner quand elle le gratifia d’un sourire commercial. L’air
aussi avait une odeur particulière, probablement que l’orage de cette nuit y était pour
quelque chose. Il s’arrêta devant la vitrine de “ L’Ecrivain Public ”, découvrit les derniers
best-sellers exposés derrière la vitre et son attention se porta sur un dictionnaire consacré
aux auteurs de polars. Il aimait la littérature noire et il se promit d’acheter cet ouvrage.
Il reprit sa marche nonchalante en direction du parc communal, endroit qu’il avait
fréquenté deux ou trois fois durant sa vie active. Maintenant, il s’y rendait chaque
semaine, s’asseyait sur un banc face à l’étang où barbotaient une dizaine de canards. Il y
rencontrait souvent les mêmes personnes qu’il saluait d’un petit signe de tête. Il pouvait
rester là plus d’une heure à observer la vie autour de lui. Il détailla une femme qui tenait
un bambin par la main. Elle était très jeune, pas plus d’une vingtaine d’années. C’était la
première fois qu’il la voyait. Elle se dirigea vers son banc où elle déposa son panier et
assit son enfant.
– Sois sage Loïc ! dit-elle d’une voix juvénile.
L’enfant s’intéressa d’emblée aux canards, gesticula tant et plus afin de quitter le
banc pour s’approcher de la mare.
– Vous voulez un peu de pain ? J’en emporte toujours avec moi, cela amusera
votre petit garçon, proposa Pierre.
La maman sourit, obligea son fils à remercier le monsieur, puis l’amena au bord de
l’étang. L’enfant s’excita, poussa des cris à l’approche des colverts qui se disputaient les
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bouts de pain. Des remous causés par d’énormes carpes agitaient la surface de l’eau et la
curée se révéla âpre, sans merci.
Pierre s’amusait lui aussi de ce spectacle. Il nota toutefois l’aspect miséreux
qu’affichaient la mère et le petit. Il détailla leurs vêtements, certainement de seconde
main et le panier, resté sur le banc, s’effilochait de partout. Il fut pris de compassion
lorsqu’il vit le garçonnet porter un bout de pain à ses lèvres et le mâcher avidement. Par
dignité, sa maman le lui reprit et le jeta aux canards.
Ce geste n’avait pas échappé à la vieille dame assise sur le banc d’en face, elle
offrit une friandise au gamin.
Le soleil scintillait sur l’eau, filtrant à travers le feuillage des marronniers. La
douceur de l’air effleurait les visages, promenait à la ronde les senteurs de l’été. La
quiétude de l’endroit incitait à la méditation; c’eût été le cas de Pierre si cette jeune
femme n’était apparue. Pourquoi lui suscitait-elle autant de questions ? La pâleur de son
visage témoignait de bien des tourments et l’enfant, qu’elle protégeait, lui aussi,
paraissait privé des choses élémentaires de la vie. Etait-ce cela de la pitié ? Lorsque la
maman et le petit revinrent vers lui, il demanda :
– Pardonnez ma curiosité… vous êtes du coin ?
Elle regarda Pierre très étonnée, répondit sans perdre son sourire :
– Non ! Je cherche le refuge Saint Jean. Vous pouvez me renseigner ?
Il connaissait cet établissement tenu par les sœurs de la Compassion. Elles y
recueillaient les femmes battues, les sans abris de sexe féminin.
– C’est à proximité de la gare, dans la rue du Calvaire. Si vous le voulez, je peux
vous y accompagner, j’habite ce quartier !
Elle accepta, remercia Pierre pour sa sollicitude. Il remarqua à ce moment la
vilaine plaie qu’elle portait sur l’avant-bras. La blessure était récente, car les chairs vives
suintaient un peu.
– Vous devriez faire soigner cette blessure, vous risquez l’infection !
Elle haussa les épaules, attrapa son sac qui devait contenir tout ce qu’elle possédait
et dit seulement:
– Quand vous voulez !
Loïc se laissa tirer par le bras et elle décida de le porter.
– Donnez-le-moi, je vais le prendre ! fit Pierre très ému.
Il sentit le visage lisse de l’enfant contre le sien, puis la petite tête blonde glissa sur
son épaule.
– Il est fatigué ?
– Nous avons beaucoup marché, je suis contente d’arriver à destination.
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– D’où venez-vous ?
Elle ne répondit pas mais questionna plutôt :
– C’est encore loin ?
– On y arrive !
Loïc s’endormait, son corps s’affaissait sur Pierre tandis que celui-ci proposait :
– J’habite ici, entrons un moment, je soignerai votre bras et votre fils se reposera
un peu !
Elle regarda furtivement la maison, porta toute son attention sur son bambin,
répondit contrariée :
– Je n’ai pas d’argent, je ne saurai vous payer d’aucune manière, vous comprenez ?
Cette phrase ambiguë agaça Pierre. Il répliqua aussitôt :
– Je ne vous demande rien ! Je veux juste vous aider !
Elle retrouva son pâle sourire, caressa les cheveux de Loïc et dit à mi-voix :
– Vous avez raison, il est crevé !
La maison, un peu isolée, se trouvait en retrait de la route. Une petite barrière
s’ouvrait sur un sentier long d’une dizaine de mètres et donnait accès à un logement
modeste. L’absence de voisinage immédiat assurait une relative tranquillité.
– Votre femme n’y verra pas d’inconvénient ?
– Je suis veuf !
Dès leur entrée, un chien débonnaire les accueillit. Pierre déposa délicatement
l’enfant sur le canapé.
– Vous voulez boire quelque chose ?
Elle hocha la tête, détailla cette maison sommairement entretenue, arrêta son
regard sur la photographie d’une femme d’une cinquantaine d’années.
– Votre épouse ?
– Elle est morte voici sept ans d’un cancer du pancréas.
Un rai de soleil accentuait la pellicule de poussière sur les meubles, sur le lustre en
faux cristal.
Loïc dormait, le pouce en bouche, salivant sur un oreiller improvisé. Le chien
s’approcha de lui, le renifla, mais fut chassé par son maître qui l’enferma dans la cuisine.
– C’est une brave bête, vous savez, mais il perd ses poils ! Comment vous appelezvous ?
– Amélie !
– Moi, c’est Pierre ! Je n’ai que des canettes de citron, ça vous va ?
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– Merci !
La maison dégageait la douceur et la paix comme si elle était chargée d’ondes
positives.
– Vous vivez ici depuis longtemps ?
– Trente-sept ans exactement ! J’ai loué cette maison deux ans après mon mariage.
La jeune femme se posa sur le canapé, contempla son fils que le voyage avait
épuisé. Loïc aurait trois ans dans dix jours et personne, en dehors d’elle, ne s’en souciait.
Pierre revint de la cuisine avec les boissons. Après quoi, il chercha dans une
armoire le nécessaire pour soigner Amélie.
– Hum, méchante blessure !
Elle ne répondit pas, supportant courageusement le tampon d’alcool sur son bras.
– A mon avis, vous devriez voir un médecin !
Son refus fut immédiat :
– Ça ira, je ne veux pas voir de docteur !
Il fit de son mieux pour le pansement et recommanda, la voix plus sévère :
– Il faudra surveiller cela de près !
Loïc dormait si profondément qu’il en avait les cheveux mouillés. Amélie aussi
s’était assoupie dans les bras du fauteuil où elle s’était finalement assise. Pierre avait
coupé la radio, puis caché sous un essuie de bain, les cuisses dénudées de la jeune
femme.
Il les avait ensuite observés tous les deux en silence, imaginant le parcours
mystérieux de ces deux êtres qui le troublaient.
Ce fut Amélie qui émergea la première; elle plissa les yeux sur le décor qui
l’entourait, fut rassurée de reconnaître Pierre penché sur une revue.
– Vous avez dormi près de deux heures, dit-il en souriant.
Elle se frotta les yeux, découvrit la serviette de bain sur ses jambes, l’enleva sans
mot dire.
Loïc dormait toujours dans la même position, salivant de plus belle sur l’oreiller.
Sa mère le réveilla en douceur, lui essuya la bouche et l’embrassa sur le front. L’enfant
entrait péniblement dans la réalité. Il bâilla avant d’émettre ses premiers sons.
– Si vous mangiez ici avant d’aller au refuge ? proposa Pierre.
– Pourquoi vous donnez-vous tant de peine pour nous ? Vous ne nous connaissez
pas !
– Disons que vous pourriez être la fille que je n’ai pas eue… et lui, le petit-fils que
je n’aurai jamais. Alors, vous acceptez ?
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– Vous êtes gentil, Monsieur, merci !
– Appelez-moi Pierre ! Que diriez-vous d’un spaghetti à la “ carbonara ” ?
D’après sa mine, elle ne devait pas connaître; elle hocha la tête joyeusement.
– Vous n’avez pas de famille ? s’enquit-elle pendant qu’il vaquait dans la cuisine.
– Deux nièces que je ne vois jamais ! L’idée de rendre visite à un vieil homme
solitaire ne doit pas les emballer, et puis, nous n’avons jamais eu d’affinités !
– Je peux vous aider ?

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