Film américain en noir et blanc. 1959. 114 mn. Titre français
Transcription
Film américain en noir et blanc. 1959. 114 mn. Titre français
0 1 8 2 3 9 4 : 0 < 5 ; 6 = ! " # $ % ? & @ ' A B ( ) * + , # - , . Film américain en noir et blanc. 1959. 114 mn. Soudain l’été dernier Titre français Scénario Photographie Musique Production Gore Vidal d’après Tennessee Williams. Jack Hildyart. Buxton Orr. Sam Spiegel / Columbia. Interprétation Montgomery Clift Elizabeth Taylor Katharine Hepburn Mercedes McCambridge Mardi prochain Plus de pots de rentrée à Jourdan, donc les séances recommenceront à 20 heures 30. Excusez-nous encore pour les retards des deux semaines passées. / Soudain, l’été dernier est l’oeuvre d’un des metteurs en scène les plus reconnus de l’histoire d’Hollywood, considéré comme “ classique ”, alors qu’il voua toujours plus d’admiration au théâtre qu’au cinéma. Issus d’une famille intellectuelle, les deux frères Herman et Joseph Mankiewicz ne pouvaient que mépriser Hollywood à la fin des années vingt, milieu où l’on gagnait rapidement un argent non mérité en faisant des films ; le cinéma était une activité d’une flagrante pauvreté culturelle en comparaison avec le théâtre, qui fut le véritable objet des aspirations des deux frères (Herman essaya sans succès de devenir auteur de pièces, et Joseph se contenta de monter La Bohème après avoir quitté la Twentieth Century Fox, pour s’arrêter là et revenir au cinéma en fondant son propre studio). Parcours paradoxal, donc, d’un homme qui se voulut “ auteur ” dans un milieu où les metteurs en scènes étaient sous contrat avec de grandes firmes de production, et qui, assumant la triple fonction de producteur - scénariste - réalisateur (de façon séparée), réussit à créer des chefs-d’oeuvre avec un médium qu’il dédaignait. Qu’il adapte ou non des pièces de théâtre, qu’il signe ou non les scénarios de ses films, Mankiewicz accorda toujours une attention primordiale aux dialogues et à la construction dramatique de ses oeuvres. Selon Luc Moullet, “ Mankiewicz est de la lignée des Pagnol, Guitry, Cocteau, qui peuvent bâtir leur oeuvre à partir des seuls dialogues. Il incarne une ligne radicale, qui inspirera directement Godard, Straub, Rohmer et aussi Allen ”1 Certains producteurs, tels Darryl F. Zanuck de la Twentieth Century Fox, jugeaient même ses scénarios beaucoup trop bavards et peu lisibles, soutenant que l’essentiel d’un film devait résider dans sa réalisa- 7 > Mardi 7 octobre Dr Cukrowicz Catherine Holly Violet Venable Mrs Holly tion et ne pas être conçu entièrement sur le papier. Et pourtant, reconnaît Luc Moullet, “ si durant l’essentiel de sa carrière, Mankiewicz se contentera de trouver un contexte formel minimal qui ne nuise pas à l’effet du dialogue, il finira par céder à d’autres vertus que celles du parlé. Déjà, la séquence de la mise à mort dans Suddenly, Last Summer offrait un conglomérat audiovisuel où le texte n’a qu’un rôle accessoire. There Was a Crooked Man (Le Reptile) privilégiera les situations plutôt que le dialogue. La somptuosité de Honey Pot (Guêpier pour trois abeilles), le labyrinthe du jardin de Sleuth (Le Limier) (auquel piqueront le Kubrick de Shining et le premier Greenaway) marqueront l’intrusion primordiale d’un prestige formel, d’un baroque plastique très éloigné du doux aquarium de la Fox. Le cinéma impur (i.e. qui privilégie le texte par rapport à l’image) de Mankiewicz, aux derniers moments de son activité, se renie quelque peu, et ouvre la voie à un art plus traditionnel, mais plus élargi, pour notre plus grande stupéfaction, pour notre plus grande émotion : le dernier coup de théâtre... ”2 Une telle thèse est séduisante, et pourrait s’étayer d’une comparaison entre l’adaptation par Mankiewicz du Jules César de Shakespeare, toute en sobriété visuelle et respect de l’oeuvre écrite, et celle de Soudain, l’été dernier qui nous occupe ce soir ; cependant, il est difficile de soutenir que l’un des plus grands cinéastes américains n’aurait acquis d’inspiration proprement cinématographique qu’à la fin de sa carrière. Les preuves a contrario abondent : dès le tournage de The Late George Apley, Zanuck (toujours Zanuck) était irrité par les mouvements d’appareil trop voyants effectués par le jeune cinéaste, grisé par sa découverte des possibilités de la caméra ; L’Aventure de Suite du cycle “Folie et psychiatrie” avec Tristana de Luis Buñuel, film italo-franco-espagnol de 1969 avec Catherine Deneuve et Fernando Rey. Un vieux notable de Tolède recueille une jeune orpheline, Tristana, dont il ne tarde pas à faire sa maîtresse. Tristana est un film particulièrement mystérieux, où le réalisateur s’attaque, comme à son habitude, à la bourgeoisie et exploite abondamment les procédés oniriques qui lui sont chers. Mais Catherine Deneuve se laisse vite déborder par ces visions et le rêve prend ici souvent les allures d’un lent cauchemar où les fantasmes se mélangent à la réalité. Mme Muir est une histoire d’amour entre une femme et un fantôme : est-il moyen de souligner plus le statut particulier de l’image cinématographique qu’en montrant des revenants séduisants (ici Rex Harrison) tout en affirmant leur immatérialité ? Et même le choix du noir et blanc pour Jules César, interprété comme une volonté de s’effacer devant le texte, est en fait un parti pris esthétique purement cinématographique : en effet, le noir et blanc n’existe pas au théâtre, et il n’est en aucune façon “ réaliste ” ; la lumière étant extrêmement travaillée pour sculpter les volumes et créer des effets dramatiques, on ne peut considérer ce choix comme un désir de renier les techniques filmiques au profit du seul texte. A des degrés plus ou moins visibles, plus ou moins subtils, tous les films de Mankiewicz sont d’une immense qualité visuelle et sonore, ce qui est indissociable de leur structure dramatique savamment élaborée, et de la beauté de leurs dialogues ; ce sont bel et bien des chefs-d’oeuvre du septième art. Cela est particulièrement vrai, ou en tout cas particulièrement frappant dans le cas de Soudain, l’été dernier, tourné en 1959 dans des studios britanniques. Adapté d’une pièce du dramaturge Tennessee Williams, le film adopte une structure quelque peu différente de celle de l’oeuvre écrite. Il fait notamment éclater l’unité de décor originelle qui veut que toute l’intrigue se déroule dans le jardin exotique de Mrs Venable (Katharine Hepburn) en Louisiane. Le film nous montre d’abord un hôpital vétuste où le Docteur Cukrowicz (Montgomery Clift, qui venait de subir l’accident de voiture qui l’a défiguré) opère à une lobotomie, la première intervention de ce genre pratiquée dans cet Etat. Puis on apprend qu’une riche veuve, Mrs Venable, est prête à faire à l’hôpital une donation très importante, et qu’elle désire rencontrer le Docteur pour lui en parler. C’est alors qu’on découvre avec le médecin le jardin d’hiver où Mrs Venable explique qu’elle donnera à l’hôpital la somme promise si Cukrowicz accepte d’opérer une lobotomie sur la personne de sa nièce Catherine Holly (Elizabeth Taylor), qui aurait perdu la raison le jour de la mort de Sebastian, le fils de Mrs Venable, “ l’été dernier ”. Le médecin demande alors à rencontrer la jeune femme avant de prendre une décision aussi importante, et il découvre qu’elle n’est pas folle et souffre seulement d’une amnésie partielle concernant les circonstances de la mort de Sebastian ; il tente alors de lui faire progressivement remonter le chemin de sa mémoire pour arriver à retrouver la vérité. Le film se présente donc comme une sorte d’enquête psychologique, dont l’enjeu serait non pas la justice mais une certaine forme d’équilibre à rétablir, dans un monde perturbé symbolisé par le jardin tortueux de Mrs Venable. L’importance du décor est capitale, et ici bien plus encore que dans la pièce, car le jardin a pour contrepoint la scène de la mort de Sebastian en Espagne, qui n’est que décrite oralement dans l’oeuvre de Tennessee Williams, et montrée dans le film par le biais d’un flash-back original où le visage de Catherine apparaît à l’écran puis en est chassé au fur et à mesure que ses souvenirs remontent à la surface de sa mémoire et se dérobent à nouveau. La densité inquiétante de la végétation du jardin suggère l’état chaotique d’un esprit dérangé, mais qui est autant celui de Violet Venable que de sa nièce ; on peut le lire le décor comme une métaphore visuelle de la perturbation de l’ordre des signifiants qu’est la folie. La touffeur trop complexe de la végétation correspond au dérèglement des processus d’association mentale ; les mouvements circulaires de la caméra créent une sensation de malaise qui sous-tend efficacement les mots étranges de la mère lorsqu’elle évoque compulsivement - la mort de son fils. A l’opposé, la blancheur aveuglante des rues espagnoles écrasées par le soleil de midi évoque le traumatisme refoulé, le blanc qui est le vide de la mémoire, une césure dans la continuité des processus psychiques en raison d’un choc trop violent. Cette séquence à elle seule contredit la thèse selon laquelle Mankiewicz est un auteur de théâtre filmé, car le monologue chaotique d’Elizabeth Taylor ne redouble jamais les images (le cinéaste en était fier et regrettait que le public s’en soit si peu aperçu) ; ce sont bel et bien les images et les sons - le couplage des images et d’une musique agressive, perturbante - qui créent la sensation de cet épisode traumatique que le médecin-enquêteur a réussi à mettre au jour. Le spectateur vit la scène en même temps que Catherine la redécouvre, et l’aspect musical, incantatoire des paroles du personnage était capital pour Mankiewicz qui appelait les deux monologues d’Elizabeth Taylor des “ arias ”. Après cette scène de remémoration, le film ramène les personnages et les spectateurs dans le décor du jardin, qui est à présent moins perturbant ; quand les personnages reviennent dans cet endroit après la catharsis de la révélation du traumatisme, la caméra cesse de souligner l’aspect étouffant du décor par son mouvement, et c’est encore de façon visuelle qu’est suggérée la libération de la patiente et de son médecin qui, soulagés de l’emprise exercée sur eux par le passé, la personnalité de la vielle femme ou l’accusation de folie, s’en vont main dans la main. Créer une image cinématographique n’est pas affaire de remplir un cadre autour d’un élément central - ou latéral important mais de créer un système, dans lequel chaque élément obtient son sens de son rapport avec les autres. Mankiewicz en donne la démonstration de belle façon en créant des images tout aussi denses dans la complexité que dans l’extrême dénudé des rues en Espagne. Il exprime la folie par une combinaison de mouvements circulaires (dans le jardin) et verticaux (l’ascenseur de Mrs Venable, métaphore de la façon dont elle se coupe du monde) et opère une sorte de synthèse - ou plutôt de mélange vertigineux - des deux lors de l’ascension de Catherine et Sebastian depuis la plage vers les hauteurs où le poète trouve la mort. De plus, Mankiewicz opère de la même façon sur le plan dramaturgique, dans le traitement de l’intrigue et des personnages, ce qui confère au film une densité exceptionnelle à tous les niveaux. Ainsi, les rapports de possession et de manipulation entre les personnages se retrouvent-ils partout, sous des configurations apparemment différentes. Le Docteur Cukrowicz, sous l’influence du directeur de son hôpital, veut obtenir de Mrs Venable qu’elle fasse une donation importante ; la vieille femme, en retour, veut obtenir la lobotomisation de sa nièce, ce qui serait une manière d’obtenir du réel qu’il ne la perturbe pas dans ses fantasmes au sujet d’un fils idéal. Sebastian, quant à lui, manipulait sa mère puis sa cousine pour attirer de jeunes garçons ; et, image de toutes ces stratégies, la plante carnivore de Mrs Venable attend patiemment que tombent dans son piège les créatures qu’elle va dévorer... Soudain, l’été dernier est un chefd’oeuvre par les dialogues, le jeu des acteurs, la tension visuelle et la construction dramatique d’une histoire dont le déroulement semble intrinsèquement et nécessairement cinématographique (le flash-back n’est nullement dispensable ici, il est partie intégrante de l’oeuvre, de la narration, de la constitution des personnages). Mankiewicz disait vouloir faire servir un texte magnifique par d’excellents acteurs, et il a fait bien plus ; est-ce à dire que le film est bien meilleur que la pièce de Williams ? Nombre de critiques l’ont affirmé. Il est cependant étrange que tant de films exceptionnels aient été réalisés à partir d’oeuvres du même dramaturge, par des cinéastes aux tempéraments aussi variés que John Huston (La Nuit de l’iguane), Richard Brooks (La Chatte sur un toit brûlant, Doux Oiseau de jeunesse), Elia Kazan (Un Tramway nommé Désir), Sidney Lumet (L’Homme à la peau de serpent), et j’en passe... Cela tend à indiquer que les pièces de Williams, en plus de leur qualité littéraire qui n’est plus à établir, sont dotées d’un fort potentiel visuel, constituant par leur nature textuelle d’excellentes sources de création cinématographique. Une des trois écoles les plus répandues concernant “ le chef-d’oeuvre de Mankiewicz ”, peut-être plus représentée encore que celles qui plébiscitent Eve ou La Comtesse aux pieds nus, considère que Soudain, l’été dernier est le meilleur film du cinéaste ; or il serait tentant d’admettre qu’en effet, il a trouvé dans l’adaptation de Tennessee Williams un moyen unique de porter à la fois le théâtre et le cinéma à leur plus haut degré, au point de contact où ils s’ouvrent l’un vers l’autre pour une densité plus grande.