LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L`ÂME

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LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L`ÂME
論叢現代語・現代文化 2015 Vol.15 pp. 127 - 198
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LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE
DANS L’ÂME JAPONAISE
LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
Jean-Claude Jugon
Key-words : Nature/Culture, Feeling/Thought, Love of the lovers/Religious faith, Japan/Greece
Résumé : La nature dans le psychisme renvoie plutôt à l’inconscient (le capital et l’infrastructure)
et la culture au conscient (la plus-value et la superstructure). Symbolisation, tabou de l’inceste
et sentiment religieux sont les trois facteurs nécessaires à la culture. Il existe dans la psyché
une opposition très forte entre les fonctions rationnelles de sentiment et de pensée. Nous
examinons à propos de la culture nippone les rapports entre le sentiment et la pensée concernant
l’amour dans le couple et la foi religieuse, lors de trois périodes charnières correspondant à
trois classes sociales distinctes : les nobles (Heian), les guerriers (Kamakura-Muromachi) et
les bourgeois (Edo). Nous concluons que l’amour entre les amants au Japon n’a guère trouvé
de voie spirituelle susceptible de reformer l’unité primordiale des deux opposés comme ce fut
le cas au moyen âge en Occident (cf. Tristan/Yseut ou l’union alchimique du Roi et de la Reine).
De même, dans le shintô-bouddhisme, la foi religieuse en l’au-delà s’est vite édulcorée à cause
d’un fort attachement au présent factuel par le biais de la sensation et, a contrario, d’un défaut
d’intuition ouvert sur l’avenir. De plus, la foi s’est sécularisée en raison de la pensée extravertie
des Japonais, plus proche de la lettre que de l’esprit, et, a contrario, de leur désintérêt pour la
profondeur de la pensée abstraite. Nous présentons enfin une comparaison interculturelle entre
la Grèce antique et le Japon prémoderne selon divers aspects (religiosité naturelle des mythes,
destin et impermanence, honte et culpabilité, stoïcisme de la victime et suicide rituel, androgynie
et éphébisme) qui montrent une forte parenté entre ces deux cultures due à une même
configuration psychologique où la sensation et la pensée prédominent.
The dialogue of feeling and thought in the Japanese mind
Premodern Japan and Ancient Greece
Abstract : Nature in the human psyche refers to the unconscious (capital and infrastructure)
and culture to the conscious (capital gain and superstructure). Symbolization, taboo of incest,
and religious feeling are three factors necessary to culture. There is in the psyche a very strong
opposition between the rational functions of feeling and thought. We examine Japanese culture
regarding the relationships between feeling and thought concerning love in couples and religious
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faith in three periods corresponding to three different social classes : nobles (Heian), warriors
(Kamakura and Muromachi), and bourgeois (Edo). Our conclusion is that love between lovers
in Japan hardly found a spiritual way susceptible to reform the essential unity of both opposites
as was the case during the Middle Ages in the Occident (cf. Tristan and Yseut or the alchemical
union of King and Queen). In Shintō-Buddhism also, the religious faith in the afterlife sweetened
fastly because of a strong attachment in the factual present by means of sensation and, on the
contrary, of a lack of intuition toward the future. Furthermore, the faith deconsecrated because
of the extroverted thought of the Japanese, much closer to the letter than to the spirit, and,
owing to their indifference concerning depth of abstract thought. Finally, we present an
intercultural comparison between ancient Greece and premodern Japan according to diverse
aspects of the natural religiosity of the myths, fate and impermanence, shame and guilt, stoicism
of the victim and suicide rite, and androgyny and éphébisme. There is a strong kinship between
these two cultures, due to the same psychological configuration where sensation and thought
prevail.
日本人の精神における感情と思考の対話
近代以前の日本と古代ギリシャ
人間の精神において、自然は無意識(資本と下部構造)に属し、文化は意識(剰余価値と上部構
造)に属するといえる。象徴化と近親相姦のタブーと宗教的な感情は、文化には欠かせない三つ
の要素である。精神の中では感情と思考という二つの合理的機能が鋭く対立している。日本文
化を対象とするこの論文では、三つの異なる社会階級に対応する三つの転換期(貴族が支配した
平安時代、武士が現れた鎌倉・室町時代、商人が台頭した江戸時代)に、恋人同士の愛と宗教的
な信仰に関して、感情機能と思考機能がどのような関係にあったかを検討する。結論をいえ
ば、日本では恋人同士の愛は西洋の中世(トリスタンとイゾルデ、王と王女の錬金術的結合)と
違って、二つの対立物を元通りのひとつの姿に戻すような神秘的な道をなかなか見つけること
ができなかった。同様に神道・仏教においては、感覚を通して具体的な現在に強く執着し、そ
の結果未来へと開かれる直観が欠けたため、来世に対する宗教的な信仰は速く色あせてしまっ
た。その上、文意よりも字面にこだわる日本人の外向的思考と、その思考の裏面である、深い
抽象的思考に対する無関心のせいで、信仰は世俗化されることになった。最後に、さまざまな
側面(神話における自然信仰、宿命と無常、羞恥心と罪悪感、犠牲者のストイシズムと切腹、両
性具有と軍事教育)について、古代ギリシャと近代以前の日本の異文化間比較を行った結果、こ
の二つの文化は感覚機能と思考機能を優先する同じ精神構造をしているため、密接な類似性を
示すことが明らかになった。
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préambule au dualisme nature/culture
Le modèle de l’humanisme classique, de l’être doué de raison, perdure en Occident à peu
près semblable à lui-même de l’Antiquité grecque au XVIIIe siècle. Le romantisme remplace
ensuite la pondération de la raison par l’imagination, cette folle du logis. Il s’agit d’une
compensation s’opposant à l’ordre de la conscience pour faire resurgir l’homme démesuré,
identifié aux forces de l’inconscient. Il faut investiguer méthodiquement les aspects ténébreux
de l’âme, dépréciés ou ignorés par le classicisme. Ce retournement des valeurs opéré par le
romantisme conduira à la découverte de l’inconscient qui sera perçu d’abord comme la frange
(et la fange) du conscient. Quelque chose à l’intérieur anime l’humain à son insu qui s’oppose
à la raison, à la volonté du moi et à la conscience. La découverte des fondements de la nature
ne pouvait s’accorder à l’idéal classique qui tentait d’extraire l’homme de son état naturel pour
un supplément d’âme. À l’évolutionnisme culturel, on substitue l’anthropocentrisme. Les
recherches (Bachelard, Eliade, Corbin, Durand) montrent toujours plus l’unité de la psyché
humaine quant à sa formidable capacité représentationnelle, en dépit d’écarts culturels notables.
L’ethnopsychanalyse admet elle aussi l’hypothèse d’un possible fonds anthropologique commun.
Les variations ethniques s’estompent au profit d’une approche plus synthétique et globale de
la psyché. L’impact de la culture n’est pas seule déterminante, même si elle préforme les modes
du sentir et du penser durant la période d’imprégnation de l’enfance. On trouve ainsi le naturel
physique et psychique commun à l’humanité, le culturel commun à une même ethnie, le social
commun à un même groupe, le familial commun à une même cellule et enfin l’individuel commun
à une même personne. Seul l’individu regroupe tous ces niveaux et les subsume. Chacun d’eux
s’articule aux précédents, mais seul le sujet en est le dépositaire et peut les vivre ou les exprimer
tous à la fois.
Si l’on s’accorde à décrire un mouvement évolutif irréversible de l’humanité vers la culture,
les avis sur ses bienfaits sont loin d’être unanimes. La plus ancienne thèse prétend que l’homme
était bienheureux en l’état de nature. En s’éloignant d’elle, il a perdu le bonheur. Toutes les
mythologies et toutes les religions parlent d’un Âge d’or, d’un Éden d’avant la chute. L’homme
vivait dans une nature idyllique, sorte de corne d’abondance où il n’y avait qu’à se baisser pour
ramasser. Exempt du péché originel, il ne connaissait point le mal. C’est le regret coupable de
l’inconscience bienheureuse qui était celle d’avant l’émergence de la conscience morale et qui
est encore celle du tout jeune enfant. Plus la culture progresse, plus le sentiment nostalgique
d’une vie simple se fait jour. Ainsi, l’idée romantique d’un retour à l’état de nature prendra chez
Rousseau la forme du bon sauvage. C’est une image paradisiaque de la virginité non encore
profanée par les appétits de l’homme. Cette vision prémonitoire annonce et compense en même
temps l’arrivée de la révolution industrielle matérialiste. Un autre courant, en opposition à cette
nostalgie de la nature, commence déjà à poindre à cette époque : Hobbes, Kant et d’autres font
remarquer que l’état de nature est très contraignant. Les sauvages aussi ont leurs guerres ! Il
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n’existe chez eux ni industrie, ni agriculture, ni sciences, ni arts. La culture dépasse donc la
nature. L’homme étant le premier animal à s’être affranchi de la sujétion du naturel, il gagne
en liberté. Cette conception prométhéenne de la culture annonce les théories évolutionnistes
et nombre d’utopies et de préjugés raciaux. Une fois admise l’idée d’une évolution dans le sens
de la culture, on cerne les facteurs qui la modèlent pour saisir les différences. Or, bizarrement,
on retombe sur la nature : le déterminisme mésologique s’impose telle une évidence irréfutable.
Les typicités culturelles relèvent de facteurs climatologiques, géographiques, environnementaux.
Cette idée, toujours prisée, est en fait très ancienne : Hérodote et Hippocrate la professaient
déjà. On la retrouve au Moyen Âge, au Siècle des lumières et aujourd’hui encore dans le courant
étatsunien d’environmentalism. La thèse mésologique qui privilégie les déterminants naturels
et les effets du milieu pour expliquer les particularités d’une culture ne manque pas d’arguments
« darwiniens » convaincants. Elle apprécie d’abord les facteurs maternels (l’environnement)
dans lesquels une culture s’inscrit et se développe, accordant ainsi la priorité au point de vue
extraverti. Le courant de l’ethnologie actuelle soutient une opinion inverse. L’homme est bien
le déterminant de sa culture et le milieu culturel est bien le facteur primordial dans la formation
et l’orientation du comportement humain. Boas pourfend la causalité mésologique, affirmant :
« Nous pouvons nous attendre à découvrir une influence du milieu sur la culture, mais le fait
que différentes formes culturelles apparaissent à différentes périodes dans le même milieu indique
suffisamment que le milieu seul ne détermine pas des formes culturelles spécifiques. » Cette
vision se fonde sur des facteurs paternels liés au temps, à l’histoire, à la filiation et à la transmission
d’un héritage culturel sédimenté dans la mémoire collective d’un peuple. Elle accorde la primauté
à l’introversion, le temps historique paternel expliquant le présent par le passé. Néanmoins, si
les déterminismes mésologique et historique élucident chacun une partie des fondements de la
culture, ils ne peuvent expliquer la créativité d’un peuple car, au delà de ces influences, c’est
le facteur psychologique qui en dernier lieu prévaut. C’est l’apparition du moi et de la conscience
dans la psyché qui ont permis l’essor de l’être intérieur, le véritable créateur de la culture.
« L’homme est la mesure de toutes choses », affirmait jadis Protagoras !
Il existe nombre de façons d’envisager les rapports entre nature et culture. Les avis diffèrent
mais il demeure un fait : plus les activités humaines sont complexes dans les arts, la science,
les besoins économiques et les rapports sociaux, plus la culture s’affirme comme un gain décisif
sur le simple état de nature. Au delà d’un seuil de complexité culturelle, la nature est recouverte
par les activités humaines qui la façonnent, la transforment, la déforment. Elle n’apparaît plus
en tant que telle. C’est sans doute l’état d’incomplétude et de déréliction de l’homme qui est la
raison psychologique de sa fulgurante évolution et au cœur même du phénomène culturel. Notre
inachèvement, nos imperfections dans presque tous les domaines naturels au regard d’autres
espèces nous ont peu à peu poussés à réparer ce préjudice par toutes sortes de subterfuges
pour devenir aussi adaptés qu’elles, voire bien mieux. L’état naturel en soi est un état de
complétude sans conscience. C’est le sens de la métaphore du paradis. La chute, n’est-ce pas
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l’apparition de la conscience, qui a un noyau identitaire centré sur l’examen du sujet, à savoir
le moi ? Il reste toutefois des conditions minimales pour atteindre un état de culture (par
opposition à l’état de nature), bien qu’il soit malaisé de savoir lesquelles retenir. Le premier
critère est fonctionnel : c’est la faculté de l’homme à la symbolisation (peu importe la forme)
dont l’expression la plus vivante et la plus créatrice est le langage. Grâce à lui, l’être est devenu
doué de pensée, de raison et de réflexion, bref d’abstraction. Le second critère est plus social :
c’est la prohibition de l’inceste, surtout pour les liens matrimoniaux, qui a favorisé les échanges
économiques, les brassages de populations, de gènes, et aussi la séparation affective. Le dernier,
le plus ancien et le plus universel de tous, est psychologique : c’est le sentiment religieux. Certes,
bien d’autres critères permettraient de cerner le point d’émergence de la culture face à la
nature mais ceux précités forment les conditions d’un gain culturel capable de compenser
l’inachèvement de l’être qui s’installe avec l’avènement de la conscience dans la psyché humaine.
Quand l’homme comprit-il qu’il façonnait son propre milieu pour suppléer à sa néoténie, à sa
frustration, à ses manques, afin de sortir de la nature par le haut, c.-à-d. par la création ? La
culture apparaît très nettement au néolithique avec l’agriculture quand l’homme exploite
systématiquement la nature. Le français et bien d’autres langues permettent de jouer sur cette
assonance, dans un passage du concret à l’abstrait où le sol et l’esprit se répondent pour produire
les fruits du travail fourni par l’homme. Aïe ! le travail, ça fait mal. Comment oublier que ce
mot vient de trepallium, outil de torture à trois pieux ? Hélas, si l’Éden paradisiaque est perdu
à jamais, il faut bien l’ensemencer ici-bas pour y suppléer et ne pas totalement désespérer de
son absence. Ce sont sans doute les femmes chargées de la cueillette qui ont débuté la culture
des plantes domestiques. La culture suit ainsi l’agriculture qui finit par imposer la sédentarité
sur un seul territoire, à mesure des progrès techniques. Fini la chasse dans un univers trop
aléatoire, imprévisible et hostile. Pour la première fois, l’homme n’est plus totalement soumis
aux nécessités du moment qui sont liées à l’instinct de conservation. L’alimentaire assuré au
niveau des besoins les plus vitaux et triviaux a donc permis de libérer une quantité de libido
dévolue à d’autres activités. Vivant moins dans l’angoisse du lendemain, l’agriculture aidant,
l’être humain peut s’adonner plus facilement à des activités culturelles et se mettre à l’écoute
de sa fantaisie créatrice. Il aborde les questions existentielles qui l’angoissent. À l’ensauvagement
de la Mère Nature artémisienne qui jadis trépassait ses victimes dans leur sommeil de ses
flèches cérusiennes succède peu à peu l’apprivoisement de la Terre Mère déméterrienne qui
oblige l’être humain à mourir et renaître dans la souffrance de sa propre conscience. La floraison
des cultes religieux au néolithique reflète ainsi à travers la culture l’éclosion du sentiment
religieux et le fort besoin instinctuel de sortir du naturel pour se projeter vers le divin. En
somme, l’agriculture fondant la culture sur le socle de la nature tente de s’élever vers la
surnature. La nature dévoile enfin ce qu’elle contenait cachée en elle dès le début sans même
le savoir quand elle frémissait avec peine dans le biologique. Une culture se légitime dans son
rapport au divin en voulant expliciter la présence de l’homme et de l’univers. Jusqu’à maintenant,
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aucune n’a réussi à se passer d’une religion pour croître. Ordonner son chaos intérieur, n’est-ce
pas aussi saisir celui qui règne hors de soi ?
L’opposition nature/culture est à la fois vraie et fausse. Vraie puisque la culture est une
plus-value dérobée par l’homme à la nature dont il exploite les ressources par son travail, sa
volonté, ses dons. Fausse parce que ce gain s’est peu à peu accumulé à partir du capital naturel
mis à sa disposition. La culture constitue le prolongement logique de la nature. Elle la contenait
en puissance, comme les cinq doigts de la main appellent l’outil ou la pensée la connaissance.
Si la nature en l’homme correspond bien à l’inconscient, la condition sine qua non de la culture
c’est donc, a contrario, l’essor de la conscience. Celle-ci est la superstructure qui naît et prend
sa forme dans le moule de l’inconscient. La culture est aussi bien le résultat de défis pour
s’adapter à la réalité concrète (subvenir aux besoins, exploiter son milieu, le faire fructifier)
que d’acquis abstraits nés de la confrontation du moi et de l’inconscient (symbolisation par
effets de sens) qui renchérissent le processus de conscientisation et la maturation du sujet au
sein de la psyché. Ces biens culturels tangibles et intangibles forment l’héritage des ancêtres,
légué au fil des générations. La lente démarcation de la conscience vis-à-vis de l’inconscient
transparaît dans l’évolution globale du phénomène culturel qui a débuté à l’aube de l’humanité.
Il s’agit en fait d’un mouvement général d’introversion1 qui au cours d’un très lent processus
nécessitant plusieurs myriades de siècles s’est manifesté par la formation de noyaux psychiques
plus ou moins conscienciels d’une certaine densité. L’introversion finit par condenser ces
éléments psychiques épars en les amenant à un niveau de différenciation suffisant pour être
perçus par la conscience. Ils se constituent dans la psyché selon un phénomène de sédimentation
matérialisé par l’action du temps. En effet, comme l’expérience le montre, les peuples qui ont
un très long passé culturel derrière eux manifestent souvent un plus haut degré d’introversion
que les autres. À l’inverse, ces derniers ont tout l’avenir devant eux, gage d’espoirs immenses
et d’évolutions prometteuses. Le moi, noyau central introverti de la psyché humaine relevant
du sujet, forme l’embasement du dispositif conscient. Toutefois, il ne naît pas ex nihilo car il y
a déjà dans l’inconscient un noyau virtuel préformateur du sujet. Jung l’appelle le Soi. Mais il
demande à être actualisé, c.-à-d. expériencé sur le plan conscient. Quand on observe la
croissance du bébé, on trouve en tout premier le self de Winnicott comme centre unitaire
psychique, puis chez l’adulte le moi qui atteint une certaine maturité vers la trentaine et enfin
le Soi chez l’homme d’âge mûr qui réclame vers la seconde moitié de la vie une actualisation
consciente dans une quête tangentielle vers la coincidentia oppositorum. Le moi doit être relié
au Soi, la conscience à l’inconscient et enfin les contraires entre eux. Seule cette démarche
intérieure apaisera l’incomplétude de l’être, bouchant la béance du manque en unissant l’âme
individuelle à l’Âme du Monde. Chaque étape nécessitant un centripétisation de la libido pour
consolider et densifier cesdits noyaux, la variable temps est vitale. À côté du moi, nucléus
identitaire qui trône plus ou moins souverain dans la conscience, il existe d’autres complexes
autonomes œuvrant à leur guise dans la psyché collective d’un peuple. Une culture est aussi
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faite de ces conglomérats psychiques, tantôt conscients, tantôt inconscients, qui sont partagés
par un grand nombre d’individus d’une même ethnie. Ils lui donnent son inimitable cachet, en
font ses points forts et ses points faibles2. Pour résumer, l’introversion ontopsychogénétique de
l’individu reprend bien celle phylopsychogénétique de nos lointains ancêtres, et au plan culturel
celle de l’ethnie où fut élevé le sujet, comme l’embryogenèse aussi récapitule en gros les stades
de la phylogenèse. Il faut encore garder à l’esprit que la conscience ne se coule pas gentiment
dans le lit de l’inconscient. Elle doit forcément s’y opposer pour trouver ses marques et son
indépendance. Le mouvement d’introversion qui instaure le noyau identitaire dans la psyché
consciente (dont la culture procède au niveau d’une ethnie) tendra à s’opposer de plus en plus
à la base naturelle qui lui a donné naissance. La conscience ne peut s’affirmer qu’à rebours de
l’inconscient3, fût-ce par des mécanismes de défense, pour se prémunir de l’angoisse et préserver
sa petite lumière.
ANTAGONISME DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE
Il existe dans la psyché humaine un très fort tiraillement entre les fonctions de jugement du
sentiment et celle de la pensée décrites par Carl-Gustav Jung car chacune a un mode opératoire
aux antipodes. La première donne une tonalité au vécu et l’apprécie avec ses propres gradients
d’intensité (elle est rationnelle !) selon la valeur accordée à ce qu’elle éprouve mais, hélas, elle
ne peut en dire beaucoup plus à ce sujet. La seconde veut réfléchir sur cedit vécu mais elle
doit l’analyser pour mieux le comprendre et lui donner un sens. Entre le sentiment et la pensée,
il s’agit donc avant tout d’une histoire d’amour4, pas d’autre chose. Or, au cours de l’évolution
de la psyché humaine, ces deux fonctions n’ont jamais cessé de s’interpeller pour tenter d’établir
un dialogue, voire une dialectique. L’une pose au moi des questions existentielles vitales en se
fondant sur son propre ressenti, l’autre tente de lui donner les réponses les plus adéquates en
mots, idées, notions, concepts (dénotant et connotant). Cette impossible partie de ping-pong
qui s’apparente à l’usage des questions-réponses des écoles zen a eu un effet direct sur la
maturation du sentiment et donc sur la sécurisation affective du moi. En fait, plus la pensée
arrivait à répondre adéquatement par la connaissance aux questions de fond posées par le
sentiment, plus il perdait de son ambivalence, de ses incertitudes et aussi de son infantilisme.
La lumière de la connaissance intérieure a en effet un effet en retour sur le ressenti qui grandit
en force dans l’âme humaine et s’affermit par son action tant que la pensée traite des questions
fondamentales soumises à elle par le sentiment et y répond sincèrement. L’affermissement du
dialogue entre le sentiment et la pensée, si du moins celle-ci conserve l’espoir qu’il place en
elle à chercher la vérité, détermine un plus grand mûrissement du moi couronnant mieux de
succès ses entreprises. Cette dialectique assure une meilleure synchronisation des cerveaux
rationnels paléomammalien et néomammalien [26], des consciences affective et réflexive, du
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vécu intérieur et du langage, des actes liés à la mémoire affective et de leur planification liée
à la mémoire cognitive, bref des motivations du sentiment et des buts fixés par la raison. Grâce
aux efforts d’une pensée mieux dirigée vers la compréhension de soi, le sentiment peut devenir
encore plus serein et souverain, rayonnant de noblesse par ses qualités morales et confiant en
lui face à l’inquiétante étrangeté.
Pour exemplifier le dialogue intérieur entre la pensée et le sentiment au sein de la psyché,
prenons le cas du mot amour, l’un des sentiments les plus forts chez l’humain. Nombre de
langues ont clairement lexicalisé le verbe aimer sous deux formes différentes pour faire une
distinction importante en termes de jugement de valeur. Ainsi, en anglais on trouve like et love5
; en japonais suki (好き) et ai.suru (愛する) et en chinois xǐhuan (喜欢) et ài (爱). On peut
avancer l’idée que like, suki et xǐhuan se rapportent surtout au corps et à la sensorialité. On
utilise plutôt ces verbes pour exprimer son goût personnel, fondé sur un senti agréable mais
passager. Généralement, il s’agit d’un état corporel qui survient en nous inconsciemment, sans
effort de réflexion. En revanche, les verbes love, ai.suru et ài ne reposent pas sur des sensations
aussi fugaces, susceptibles de changer selon l’humeur. Ils renvoient à un sentiment d’amour très
fort et réclament deux choses importantes de la part du sujet pour forcir et s’approfondir à
travers les épreuves de la vie : la continuité dans le temps (la durée) et une pensée introspective
(la profondeur de la connaissance)6. L’amour peut se manifester en des formes sensibles variées
telles l’amour maternel (amour pour ses enfants, sa famille), l’amour filial (amour pour ses
parents) ou fraternel, l’amour pour son pays natal, sa patrie (patriotisme), l’amour de la nature,
d’un objet, d’un idéal, l’amour pour un(e) partenaire hétérosexuel ou homosexuel (éros) ou
l’amour altruiste du prochain (caritas). Mais il existe un amour plus fort, plus immatériel et
mystérieux que les autres. Il s’agit de l’amour pour l’Esprit du père (agapê). En quoi est-il
entièrement différent des autres ? Entre la mère et l’enfant, le couple, les membres de la famille
ou bien la bonté pour autrui, les contacts fréquents liés à la sensation finissent par créer, à force
de répétition, un attachement charnel et/ou sentimental entre les différents partenaires. Cette
réitération entraîne à la longue un vécu stable qui se fixe dans la mémoire affective du cerveau
sous forme de souvenirs. Ce sont les fonctions de sensation et de sentiment qui sont mises à
contribution. En revanche, l’amour pour l’Esprit du père ne dispose pas d’un tel support concret
pour se matérialiser. On ne peut hélas le justifier par un aucun lien physique à la réalité, par
aucun vécu tangible, bien qu’il soit encore bien plus intense que les autres types d’amour.
Toutefois, cet amour ne reste pas forcément désincarné du monde. Ainsi, de Ste Thérèse d’Ávila
à Râmakrishna, bien des mystiques ont témoigné de leur béatitude divine en des mots fortement
teintés de sensualisme7. Or, il se trouve que l’amour naturel pour le sexe opposé (objet concret)
et l’amour sacré en le for intérieur de l’âme pour l’Esprit du père (sujet abstrait), peu importe
en fait son nom, sont dans leur fondement des sentiments proches en ce qu’ils cherchent tous
deux la conjonction des opposés. L’homme et la femme désirent se réunir, à la fois physiquement
et spirituellement, comme ils le furent jadis à l’origine8, pour recréer l’unité primordiale
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antérieure à la séparation des sexes. Mais chacun d’eux cherche aussi en lui-même une relation
personnelle avec la Déité qui est hors clivage, c.-à-d. située en son Atemporalité, pour tenter
de combler son sentiment d’incomplétude par un possible retour à la Totalité. Par conséquent,
ces deux états affectifs se recoupent : la complémentarité des sexes, charnelle et spirituelle, est
proche de la plénitude de l’individu en relation directe avec la Déité. Le mythe de Shiva/Shakti
ou celui d’Adam/Ève en témoignent qui posent l’inséparabilité du principe temporel mâle (vers
la transcendance) et du principe spatial femelle (vers l’immanence). Ces deux principes apparus
suite à la brisure de symétrie initiale qui donna naissance à l’univers à partir de l’Atemporalité
(Éternité) se compénètrent de façon paradoxale (même chose pour le continuum spatiotemporel
einsteinien) pour rendre manifeste la Création. Certes, l’amour unissant un couple et celui
dévolu à la Déité semblent incompatibles puisque le premier réclame de consommer l’acte
sexuel tandis que le second est totalement immatériel. Toutefois, ils se rejoignent au tréfonds
de l’humain dans un désir identique de retour à l’Origine où les opposés s’unissaient en la
Totalité, même si la chair et l’Esprit n’ont jamais fait bon ménage. L’amour pour l’Esprit du
père et celui pour l’autre sexe se renforcent l’un l’autre dans l’âme humaine grâce au dialogue
établi entre la pensée et le sentiment car l’introspection de la première valide pour le moi la
justesse du vécu et la sincérité de la foi de la seconde. Au final, la pensée introvertie conduit
l’amour vers une plus grande spiritualisation de l’être car elle interroge le sentiment sur la
véracité de son ressenti. Le sentiment parvient ainsi à mieux affiner la compréhension de son
vécu grâce à la clarté de la connaissance. Ainsi exhaussé par la pensée, il se prémunit d’un
retour trop complaisant vers la sensation (et son potentiel hédoniste) qui fut jadis son berceau.
Cette élévation spirituelle a pour résultat d’intensifier le partage de l’amour dans le couple,
augmentant paradoxalement le plaisir charnel car l’union des deux âmes se vit via le symbole
de la Totalité, recréant ici-bas la vacuité de l’Atemporalité non contradictoire qui gît pour
l’éternité en son propre zéro. Idéalement, c’est le top du top de l’amour dans un couple. Le
processus est identique du côté du sentiment religieux qui délègue au corps son bonheur d’être
transfiguré par l’Esprit. Avec le temps, la foi s’enrichit aussi grâce au questionnement de la
pensée si tous les deux cherchent la vérité intérieure. Nombre de courants religieux ont hélas
opté pour la foi du charbonnier ou renforcé la crédulité des fidèles pour éliminer le doute qui
mine la pensée mais ils n’ont guère acquis en élévation spirituelle, ni en approfondissement
religieux9. Le sentiment et la pensée, de par leur nature, sont condamnés à dialoguer en l’âme
humaine pour parvenir enfin à passer un accord conjugal. L’exemple de l’expérience religieuse
atteste la légitimité de ces remarques. Au cours des millénaires qui marquent son existence,
la pensée a fortement contribué par ses facultés abstractives et spéculatives au mûrissement
de la foi dans le cœur de l’homme. Cultes des ancêtres, des esprits, de la fertilité, panvitalisme
naturel, chamanisme, polythéisme ou monothéisme, l’objet de la foi a connu bien des changements
au fil du temps. Il ne s’agit pas d’un déterminisme historique qui ferait du monothéisme l’ultime
étape du sacré au détriment de formes primitives obsolètes mais plutôt d’un déplacement du
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sentiment religieux du localisme (vers l’immanence) à l’œcuménisme (vers la transcendance).
La foi en elle-même ne change pas mais on constate, en revanche, une élévation de la perspective
par la pensée qui permet ainsi une meilleure unification d’éléments jusque-là épars et
indifférenciés, comme si le fait de prendre un peu de hauteur permettait de négliger les
particularités locales pour une vision d’ensemble plus universelle. La pensée qui ne cesse
d’interroger la foi la conduit donc très insensiblement à lâcher l’Imago de la mère pour celle
du père qui va de pair avec un centrage du moi plus solide dans la conscience individuelle. La
mère donne donc la naissance et aussi la re-naissance (ou la ré-incarnation) ad vitam æternam
par la vertu du temps cyclique qui l’anime ; le père donne le sens et la ré-surrection, mais une
fois seulement pour l’Éternité promise, en raison de son temps vectoriel à sens unique en quête
du devenir. Les religions de salut individuel sont branchées sur le temps du père qui s’écoule
dans un seul sens. A contrario, elles sont moins en osmose avec un territoire et les conditions
spatiales qui façonnent l’âme d’un peuple. La pensée exige de porter le vécu de la foi hors d’une
adhésion affective à un milieu familier (immanence), donc de perdre ses repères naturels pour
un père intemporel, fantomatique et transcendant (rémanence). Ce qui est gagné au ciel en
œcuménisme est perdu sur terre en contact avec les dieux tutélaires.
On constate clairement la différence d’approche de la pensée introvertie et du sentiment
introverti dans la réponse du Bouddha et celle du Christ quant au sens de la souffrance humaine.
Bouddha l’a conceptualisée en pensée (via l’intuition) mais Christ l’a vécue par le sentiment
(via la chair), chacun préconisant une voie spéciale pour s’en délivrer ou la rédimer. On ne sait
pas pourquoi mais ici-bas le lion dévore la gazelle et le fort opprime le faible. Si cela n’a pas de
sens selon la justice des hommes, cela en a-t-il un selon la justice divine ? Bouddha sacrifie son
entrée en nirvâna pour enseigner aux hommes sa doctrine (la pensée) et aussi les moyens de
supprimer la souffrance à jamais (il satisfait donc son vœu originel), tandis que Christ donne
l’exemple de son amour pour le Père (il remplit sa mission) jusqu’au sacrifice de soi pour
l’humanité (et pour son Père) afin de rédempter la souffrance en rachetant l’impureté du péché
originel. L’enjeu est le calvaire de notre vie ici-bas et sa possible annulation ou prescription par
le salut individuel promis en paradis. Pour Bouddha la délivrance ultime consiste à vaincre
définitivement par la connaissance infinie de la pensée le temps cyclique maternel (c.-à-d. le
karma) qui nous enchaîne à l’illusion pour ne plus jamais re-naître en ce monde grâce aux
mérites acquis par la conscience de soi. Pour Christ, la solution au péché originel consiste à
ressusciter à jamais par l’amour infini du sentiment le temps vectoriel paternel (= notre mort)
qui sidère l’humanité souffrante pour rédimer l’imperfection première du monde par l’oblation
de soi (qui assurera un retour complet au sein du Père à l’heure où sonnera la Parousie). Entre
la compassion du Bouddha pour notre vallée de larmes et l’amour du Christ pour l’humanité
pécheresse, où est la différence ? Le premier dispose de vertus (la pensée) grâce à ses efforts
pour atteindre l’Illumination qui déchire le voile de l’illusion. Cela lui octroie tous les mérites
que sa compassion dispense aux hommes sous la forme de bienfaits, en particulier celui d’être
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
137
délivré de la souffrance et d’atteindre un jour le paradis (ou le nirvâna). On éprouve gratitude
et reconnaissance pour sa conscience incommensurable des choses. Le second dispose de
l’amour (le sentiment) qui pardonne inconditionnellement. On éprouve alors ferveur et passion
pour sa miséricorde. La différence entre compassion et amour est que l’une relève d’une
connaissance par la pénétration du penser tandis que l’autre relève d’une compréhension par
la pénétration du cœur. Il y a bien à chaque fois un état des lieux du problème mais pas selon
la même fonction.
amour et foi chez les nobles au japon
Suivons maintenant dans l’âme japonaise quelques étapes du dialogue qui s’est noué entre la
pensée et le sentiment quant à l’amour des amants puis la foi lors de trois périodes charnières
de l’histoire de l’Archipel chacune dominée par une classe sociale différente : nobles, guerriers,
bourgeois. Il ne s’agira que d’un très large survol qui mériterait bien d’autres développements.
Le Dit du Genji [75] révèle que l’aristocratie de Heian (794-1185) pratiqua d’une part le
mariage endogamique qui scellait des alliances pour conserver toutes les prérogatives liées au
pouvoir et, d’autre part, prisa fortement les aventures extraconjugales rendues d’autant plus
faciles pour le mari que son épouse devait habiter chez son père avec ses enfants10. La littérature
de cette époque regorge de soupirs de jeunes femmes (mariées ou non) dans l’attente d’une
visite nocturne et impromptue de leur galant (yoba.i/夜這い/婚い), engagé hélas dans quelque
love affair avec plusieurs autres maîtresses assidûment courtisées par des poèmes ou élevées
dans le sérail dès l’âge prépubère11. L’homme et la femme ne se juraient pas fidélité éternelle,
ni par le corps, ni par le cœur, ni par l’esprit. Rien donc de l’amour courtois moyenâgeux chanté
par les troubadours où un chevalier de rang inférieur s’éprenait d’un amour impossible et chaste
pour la lointaine dame de ses pensées12. Des rencontres amoureuses pouvaient cependant durer
plus que d’autres à cause d’un fort attachement lié à la joliesse d’un moment inoubliable
indélébilement inscrit dans la mémoire affective des partenaires. L’homme satisfaisait son besoin
d’érotisme par le badinage alors que la femme tentait de le contenter (tout en tentant de le
contrôler) par de ravissantes manières et une éducation sophistiquée. Il était rédhibitoire pour
elle de ne point savoir tourner un beau poème. Cette permissivité dans les jeux de l’amour
s’appliquait aussi à son cas qui lui autorisait maints amants de cœur selon son rang. La séduction
et un érotisme raffiné ont donc dominé les rapports amoureux de l’aristocratie de Heian dans
le cadre de pratiques relevant en partie de l’union libre. La langue japonaise a utilisé bien des
termes pour noter les formes variées de l’amour mais, en gros, tous les vocables répertoriés
tournent autour de trois sinogrammes avec diverses connotations quant à l’affection en cause.
Le premier caractère, ai (愛)13, venu du chinois, concernait à l’époque Heian un état affectif
relevant bien plus du chagrin (kanashimi/悲しみ) et de l’affliction (setsunasa/切なさ) dus à
l’éloignement physique de l’aimé/e obsédant la pensée qu’à la violence d’un impossible amour
comme ceux de Tristan et Yseut ou Roméo et Juliette qui chavire le cœur au point qu’il force
138
Jean-Claude Jugon
la conscience à l’idéaliser. Jadis, on n’utilisait pas la formule « je vous aime », mais plutôt « je
pense à vous » (anata wo omo.u/あなたを思う) pour décrire le rapprochement en pensée avec
l’aimé/e (omo.i wo yoseru/思いを寄せる) qui tourmente l’épris/e et attriste le cœur (kanashii/愛[か
な]しい) d’être séparé/e de l’adoré/e (airashii/愛らしい) pour qui l’imagination conçoit toutes
sortes de fantaisies qui le/la feront encore plus chérir (aite wo itôshimu/相手を愛おしむ). Le
second caractère, ko.i (恋), signait un sentiment d’amour car à l’origine (戀) il se composait de
la parole (言), chargée d’expliciter la pensée, mais enserrée de part et d’autre par des fils (糸)
s’enchevêtrant, signifiant par là que l’émotion trouble la conscience et perturbe son élocution,
comme la clé du cœur en bas de l’idéogramme (心) le confirme. L’émoi amoureux qui étreint
la poitrine du sujet bouleverse le cours de sa pensée au point de le faire balbutier. Il ne s’agit
là que de la sémantique du sinogramme et non de la signification réelle du mot ko.i qui en
japonais vient de ko.u (請う/乞う), exprimant au départ le souhait d’être chéri par l’absent/e
de qui on supplie les grâces (comme on requiert aussi les grâces de la nature que sont les fleurs
ou les oiseaux). Le Man.yôshû (vers 760) notait pour sa part le mot ko.i avec deux sinogrammes
(孤悲) dont le premier renvoie à la solitude (孤) et le second à la tristesse (悲). Il ne laisse
aucun doute sur l’état de déréliction causé par la séparation d’avec l’aimé/e. Il est donc connoté
au même sentiment d’abandon que le caractère amour (ai/愛) présenté ci-dessus14. Ces deux
sinogrammes s’associeront pour traduire l’amour moderne dans le couple (ren.ai/恋愛) selon
la vision occidentale, et plus spécialement ledit mariage d’amour (ren.ai kekkon/恋愛結婚) qui
jadis faisait figure d’exception vis-à-vis du mariage arrangé (o-mi.ai kekkon/お見合い結婚). Le
dernier sinogramme, jô (情), entre en composition avec les deux précédents pour former des
mots tels que aijô (愛情) qui désigne l’affection entre le couple et les êtres proches de soi, ou
renjô (恋情) pour noter l’attachement qui lie les deux partenaires, voire koigokoro (恋心) pour
rendre les émois qui attractent le cœur palpitant vers l’être chéri. Nasake (情け), lecture
japonaise du caractère jô, évoquait jadis les marivaudages de l’amour mais son sens s’élargit
pour noter l’apitoiement, la compassion, la charité, le sentiment d’humanité. Du côté de la
sexualité et de la sensualité, assez proches de la notion occidentale d’éros, de désir ou de libido,
on trouve le mot iro (色) signifiant couleur, car celle-ci en émoustillant les sens stimule aussi
les ébats amoureux. Quant aux termes shikijô (色情) et shikiyoku (色欲), ils comportent aussi
le sinogramme de la couleur, connotant ainsi l’érotisme suscité par la sexualité, sans distinguer
clairement ce qui relève du sentiment d’amour ou du désir charnel15. Les mœurs sexuelles très
permissives parmi les nobles de l’époque Heian révèlent que l’homme restait encore attaché
affectivement et sexuellement à l’image de la mère par le biais des sens, de la volupté, et du
plaisir, la femme contrôlant cette mollesse sensorielle masculine par une compréhension
sentimentale plus fine des jeux et des enjeux de l’amour (cf. le Genji). Dès les premiers écrits
littéraires, la virilité du sentiment du mâle japonais fut donc vite circonvenue par sa complaisance
envers la sensation, qu’il tentera plus tard de combattre.
En témoignent les formules poétiques de l’époque qui sont codifiées selon les étapes régissant
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
139
les rapports amoureux : rencontre initiale, déclaration, hésitation pour un parti, consentement
ou rejet du soupirant, réactions de l’éconduit, passion amoureuse, infidélités du partenaire,
séparation et enfin espoir d’un regain de liaison. Les exemples (cf. note16) sont représentatifs
de la poésie délicate de cette époque [48], montrant les aléas du flirt codifiés selon une rhétorique
toute japonaise fondée surtout sur des sensations, des renvois à la nature et des toponymes
(c.-à-d. l’espace). Ces tournures badines détaillent autant l’attrait physique pour l’autre sexe
que les errements du sentiment qui finit par émousser sa virilité à force de refluer vers la viscosité
de la sensation, fût-elle esthétisée. Il s’agit d’un genre d’hédonisme basé sur la séduction et la
galanterie qui sont les signes d’un raffinement très poussé de la sensation mais la stabilité du
sentiment fait défaut. Certes, le monde sensoriel est mignon à croquer, renforçant l’attachement,
mais l’amour entre partenaires reste bien trop sous la coupe de la corporéité. Sans doute estce la tolérance sexuelle offerte par la séparation de corps des époux qui permit à l’époque de
décliner les détours de la volupté, mais l’amour n’en sortit pas très grandi. Ensuqué dans le
corps, il semble être resté trop dépendant de la matière, de la mère et de l’enfance, faute de
force morale et de spiritualité. Ce manque de recul d’avec la sensorialité s’observe d’ailleurs
assez souvent dans les sociétés premières où la sexualité se déploie librement, sans péchés ni
tabous, l’amour dans le couple ne réclamant par contre ni spiritualisation, ni romantisme. Faute
de ne pas être attracté par la pensée introvertie vers une liaison plus idéalisée des partenaires
(ce n’est pas dire platonique), il finit par se dénuer de force d’âme. Il ne cherche pas vraiment
la conjonction des opposés en esprit comme dans l’union alchimique du roi et de la reine ou dans
l’amour fatal de Tristan et Yseut. Certes, on ne peut exclure ce cas de figure chez les nobles
de Heian mais il aurait trop dérogé à la règle car la prégnance de la sensation et l’inhérence
du présent17 dans l’âme japonaise auraient dissuadé le sentiment de s’investir dans une relation
trop éloignée dans le temps, surtout chez la gent mâle qui, par définition, reste très très volage.
Le Dit du Genji (genji monogatari/源氏物語) rédigé en cedit XIe siècle par Dame Murasaki
est un monument de la littérature mondiale et sans doute le tout premier vrai roman
psychologique. L’auteure y expose les mobiles intérieurs de son héros qui le poussent
compulsivement à conquérir les jeunes femmes lui plaisant, avec comme toile de fond l’oisiveté
aristocratique où les intrigues amoureuses se mêlent aux manigances du pouvoir. Il s’agit d’une
histoire racontée par une dame de cour à partir de faits anodins, plus ou moins réels, sous la
forme d’une biographie romancée qui campe la psychologie d’un noble de haut rang, libéré des
contingences matérielles et dont la vie entière se focalise sur ses conquêtes. Si le Genji fut un
séducteur impénitent, rien n’indique pourtant qu’il fût un sex-addict (il fallait à l’époque courtiser
selon les formes !), quoique dès son plus jeune âge il fût déjà reconnu par la cour comme un
sex-symbol. L’addiction au sexe consistant en un découplement de la pulsion sexuelle et du
sentiment amoureux, le Genji ne relève pas de cette catégorie car il est sensible au climat
érotique de la relation. À travers la vie amoureuse de ce prince (un des fils apanagés de
l’empereur), ce roman traite avec indulgence des mœurs séductrices des hommes japonais de
140
Jean-Claude Jugon
jadis. Sans doute cette jeune veuve a-t-elle souvent fantasmé dans son cœur cet ensorcelant
séducteur ! Si ce roman fut psychologique avant la lettre, c’est bien parce qu’il fut écrit par une
femme dont la fonction de pensée était vraisemblablement dominante dans sa configuration
psychologique. Cependant, pourquoi choisit-elle ce prince qui dilapide sa vie dans les plaisirs
de l’amour, faute de trouver un jour le grand amour ? Sans doute parce qu’elle a ressenti dans
les mœurs érotiques de la cour impériale les liens très œdipiens des hommes de son temps au
monde maternel (aux dépens du paternel) et leur forte complaisance envers une sensualité
trop « moelleuse » qui obèrent leur maturité affective. Œdipien signifie ici que le mâle a du mal
à distinguer en lui ce qui chez sa partenaire relèverait plutôt de la mère ou de la femme,
revenant vite vers l’émoi sensoriel lascif et le besoin physique de maternage qui l’attachent
affectivement à sa partenaire, sur le modèle des liens noués avec la mère durant l’enfance18.
Autrement dit, la projection de l’imago maternelle sur la femme éveille vite en lui la nostalgie
d’une sensorialité agréable et fugitive, dévitalisant la force du sentiment amoureux qui devrait
lui faire idéaliser en son for intérieur sa bien-aimée (comme le relatèrent jadis l’amour courtois
médiéval ou le romantisme occidental). Dans le Dit du Genji, on ne trouve aucune vraie trace
d’une telle exacerbation du sentiment par la pensée19. Au contraire, Genji a une relation quasi
incestueuse avec sa propre belle-mère l’impératrice (qui ressemble fort à sa défunte mère,
jadis aimée par son père l’empereur) dont il aura un fils qui passera pour l’enfant de son père
et finira empereur ! Il lui arrive aussi d’instrumentaliser impunément ses conquêtes, comme
avec la jeune Murasaki, petite fille qu’il éduquera pour en faire enfin son amante à l’adolescence,
l’installant à domicile avec ses concubines. De telles mœurs sont normales à l’époque et
existèrent dans d’autres cultures. Aujourd’hui, on parlerait de pédophilie. Dans cette société
aristocratique où domine l’union libre, nombre d’enfants sont adultérins ou cousins germains à
force de relations entre nobles qui intriguent par goût des jeux de l’amour et du pouvoir. Avec
son Genji typique et imaginaire, qui emprunte aux mœurs du palais afin de portraiturer son
héros, Murasaki décrit la sensibilité des hommes de son époque, leur besoin compulsif de séduire
sans lendemain et leur peine à élever leurs sentiments vers un amour plus intériorisé. Elle
montre aussi combien leur affectivité en matière d’amour manqua de fermeté et de constance,
s’effilochant au fil du temps vers une sensualité enkystée dans l’érotisme. Genji est le type même
de ce genre de séducteur dont les conquêtes féminines consolèrent le vide affectif, faute de
pouvoir mentaliser en lui l’image de la femme. Dame Murasaki paraît le regretter profondément
et il est fort probable qu’elle ait entrepris la rédaction du Dit du Genji pour gourmander
l’incontinence sexuelle et affective des nobles de Heian. Elle qui perdit jeune un mari bien plus
âgé et resta veuve jusqu’à la fin de sa vie fut sans doute consciente de ce fait et dut ressentir
de la frustration envers ces mâles frivoles et bellâtres. Pour l’époque, c’était une femme savante
et elle dut sentir que si bien des hommes admiraient son intelligence ils ne la lui pardonnaient
pas car elle dénonçait par la pensée leur manque de maturité avec une pénétration psychologique
remarquable. En conséquence, elle ne fut guère objet de leur désir (peut-être aussi fut-elle
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
141
laide) et en éprouva sans doute quelque ressentiment. Ce roman reflète encore en filigrane le
crépuscule d’une aristocratie qui va se décomposer peu à peu à force de cultiver un esthétisme
élitiste. Elle finira par se consumer à petit feu, figée dans son hiératisme vétilleux20.
Ce roman est aussi d’un réalisme hallucinant en ce que la vie du héros paraît s’écouler dans
une sorte de présent continuel, comme un long fleuve tranquille, où l’anecdotique et le factuel
constituent le déroulement même de l’histoire, aucune péripétie très notable ne la rythmant
(hormis les conquêtes de Genji et son exil volontaire à Suma). Le traducteur de l’ouvrage signale
à juste titre que dans ce roman « l’histoire y est à peu près inexistante21 ». Sa progression
temporelle est d’une lenteur vague et peu significative. Certes, Dame Murasaki rédigea son
Genji à la façon d’un journal intime, aussi fut-il logique pour elle de consigner avec minutie
nombre de faits circonstanciels. Toutefois, Genji ne connaît pas de très grand drame intérieur
dans sa vie et la quotidienneté de ses faits et gestes enlève de la profondeur dramatique à son
vécu de la temporalité. Il n’a ni trajectoire, ni destin personnel à accomplir, répétant surtout
via ses conquêtes féminines des scènes de séduction entre lui et sa défunte mère. Au cours de
huit années de rédaction, l’auteure paraît se perdre dans sa propre œuvre, aspirée par une
réalité dédaléenne qui la mène on ne sait trop où. Le lecteur moderne finit lui aussi par se noyer
dans une somme de détails quelconques qui lui laissent une impression de pesanteur et
d’assuétude au réel à force d’ajouts secondaires sans aucun lien avec l’intrigue même, celle-ci
piétinant dans la répétition de situations similaires. D’où un fort sentiment de déjà-vu ! Ce n’est
pas amoindrir l’universalité de ce roman mais pour un lecteur occidental lambda il narre une
histoire à tiroirs difficile à suivre et qui semble se mordre la queue à force de marivaudages
oiseux. Cette absence de scansions temporelles est surtout due à un accrochage à la concrétude
des choses. Dès cette époque, on trouve donc une façon toute japonaise de traiter la temporalité,
manifeste encore de nos jours, à savoir un manque de suite dans les idées pour aboutir à un
résultat durable dans le temps parce que le moment présent et la réalité factuelle sont primordiaux
dans le jugement retenu, emportant la décision finale. Ainsi, à la fin de la première partie du
roman on apprend abruptement le décès de Genji à l’âge de 54 ans sans explications sur la
raison soudaine et vaine de sa disparition qui clôt sa saga amoureuse en queue de poisson après
quelque mille cinq cents pages de lecture. La conclusion de sa vie s’inscrit donc dans la factualité
du roman et elle ne paraît guère plus sensée que ses conquêtes ressassées. Vainqueur en amour,
Genji élude aussi superbement la question du sens de la vie que l’échéance de la mort pose à
chaque être. Certes, cette remarque n’a guère de sens au regard du thème de l’œuvre, marquée
par un formalisme des rapports amoureux incompatible avec l’idéalisation, mais elle tente
toutefois de pointer la façon dont les Japonais négligèrent de s’interroger par la pensée sur les
questions existentielles qui agitent le cœur humain. La vie de Genji illustre à merveille le monde
de l’illusion dénoncé par le bouddhisme, pratiqué toutefois depuis cinq siècles par les nobles. Le
Dit du Genji connut d’emblée un vif succès en raison de sa description vivide des mœurs
sociales et érotiques nobiliaires. On le commenta à diverses époques et aujourd’hui encore il
142
Jean-Claude Jugon
relève des mangas les plus en vogue. Pur produit d’une classe sociale enfermée dans un style
de vie figé, il est un archétype littéraire dans l’avènement du roman psychologique.
Murasaki Shikibu et Sei Shônagon (清少納言/965-1013), une autre dame de la cour, furent
deux poétesses rivales qui se détestèrent très cordialement. Leur style et les thèmes traités
par chacune d’elles reflètent leur divergence de caractère. La première rédigea avec le Dit du
Genji un roman-fleuve étalé sur nombre d’années, traitant des mœurs amoureuses des hommes
de son époque. Elle était sans doute de type pensée car pour écrire aussi longuement sur la
vie de son héros, de l’enfance à la mort, elle devait forcément avoir un bon rapport à la pérennité
du temps. Si l’histoire s’enlise dans la circularité des détails, son roman manifeste cependant
une grande cohérence envers les articulations logiques de l’intrigue, faisant ainsi participer ses
lecteurs au déroulement narratif. Il en va tout autrement de Sei Shônagon avec ses Notes de
chevet (makura no sôshi/枕の草子), recueil grave et léger écrit au fil du pinceau (zuihitsu/随筆),
à savoir au fil de l’instant qui pousse à rédiger sur le pouce, sans autre préparation que l’envie
de transcrire en mots l’impression immédiate de choses éphémères. Elle écrit dans ses notes
les réactions épidermiques que son vécu quotidien lui inspire sous la forme d’un patchwork aux
touches délicates, mais sans aucune vraie ossature temporelle. Son œuvre décline des
énumérations de choses (mers, rivières, montagnes, lieux célèbres) croquées sur le vif, ou bien
émet des jugements irrationnels reflétant ses goûts et ses dégoûts personnels, listant à l’envi
ses envies fantasques et insolites, tendres ou cruelles. Tout ce qui est rendu fugace impressionne
ses sens extéroceptifs (olfaction, goût, toucher, ouïe, vue) ou sa somesthésie interne et est
évoqué avec une concision subjective et une justesse de ton très fines. Elle utilise au mieux les
possibilités onomatopéiques de la langue japonaise pour rendre ses impressions. Il y a des choses
sérieuses ou futiles, ennuyeuses ou irritantes, agréables ou détestables. Un chien aboyant le
jour, un bâton d’encre qui fait gishi-gishi (grincer)22, des corbeaux qui croassent ou une porte
coulissante ouverte sans tact sont autant de sentis qui crispent ses nerfs. Une femme édentée
grimaçant en mangeant des pommes sures ou une autre de rang inférieur qui porte une jupe
écarlate sont autant de détails qui ne s’accordent pas. Il y a encore d’autres choses propres ou
sales, enviables ou méprisables, qui calment ou impatientent : un bébé qui braille est chose
angoissante et une limace chose malpropre. L’espoir déçu que la neige tienne bien plusieurs
jours sur le sol ou une femme du peuple portant un bébé sur son dos sont autant de sujets de
pitié. La flagornerie des hommes envers des femmes jadis séduites ou leur suffisance sont aussi
sujets d’indignation. Shônagon admet peu leur humeur changeante pour l’autre sexe : « Il est
vraiment étrange de les voir délaisser une personne très jolie, et en prendre une laide pour
femme23 ». Sa cruauté féminine pour ses congénères mâles est très souvent patente24. À
l’inverse, l’encens parfumé, un chat blanc au dos bien noir, un prédicateur à la mine avenante,
des pas traînants (ils font kobo-kobo) se rapprochant ou le veilleur de nuit qui fait résonner la
corde de son arc (pour chasser les démons) sont autant de choses gracieuses et ravissantes
égayant son cœur. Tout ce qui est petit est aussi très délicieux : un bébé potelé qui s’endort
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
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sur le cou de sa mère, par exemple. Ses galeries de portraits sur l’aristocratie ou bien les petites
gens les servant jettent un regard scrutateur et perspicace sur les mœurs sociales de son
époque25. Son regard n’est pas moins moralisateur sur les écarts de convenances qui courent
à la cour, tant l’étiquette importe à la noblesse. Elle avoue naïvement : « Tout ce qui touche à
l’existence des personnes bien nées me charme », s’interrogeant l’instant suivant sur la légitimité
de sa gracile émotion : Peut-être ai-je là une étrange pensée ! » Plus loin, elle se demande
comment des pêcheuses de perles (ama/海女) endurent ce dur et dangereux métier avec
courage alors que leurs maris restés en haut sur les barques sont totalement indifférents aux
périls qu’elles encourent. Elle trouve aussi grossières les façons de manger des charpentiers
qui s’empiffrent à la pause-repas, elle qui n’a sans doute jamais travaillé, ni senti la morsure de
la faim que l’effort physique provoque. On voit dans ce dernier exemple combien Dame Shônagon
réagit souvent sur le moment, à fleur de peau, plutôt que par la pensée réflexive. Le versant
introverti de la fonction de sensation qui détermine une opinion irrationnelle sur le sens du
beau ou une critique négative dans un registre esthétique dominait donc très manifestement
chez elle. Son catalogage systématique des choses (koto/こと) qui impressionnent son quotidien
n’est pas qu’une déclinaison de mots à la Prévert mais aussi une appréciation de son senti,
souvent alogique, confronté aux perceptions kaléidoscopiques de la vie. Le raffinement poussé
de cette époque finit par anonchaliser les sens des nobles, les dissuadant de lutter contre
l’adversité. Ils ne percevaient plus guère la réalité simple et brute qui dynamise la vie. Les
guerriers seront plus réalistes pour écrire leurs sagas, sans se départir toutefois d’une quête
esthétique made in Japan. À la fin de ses notes, Sei Shônagon écrit : « j’ai rapporté ce que j’avais
vu de curieux dans le monde… ce qui me semblait de nature à montrer la splendeur des hommes,
et j’ai parlé encore des poésies, des arbres, des herbes et des insectes. Je trouve bien ce que le
monde déteste, et mal ce qu’il loue ; on peut facilement, par là, juger de mon caractère ». On
ne peut mieux indiquer le côté en même temps subversif et recherché de la sensation introvertie
dont l’originalité ne soupèse jamais ses perceptions à l’aune facile du tout-venant. Si Murasaki
Shikibu, Sei Shônagon et quelques autres éprouvèrent le désir d’écrire et de décrire, chacune
à sa manière, leurs états d’âme ce n’est pas seulement par goût des belles-lettres mais aussi
pour témoigner d’une société ritualisée dans les rapports humains et donner leur opinion
féminine sur la psychologie des hommes de Heian. D’une grande finesse de pénétration due à
leur éducation lettrée, elles voulurent inconsciemment pointer dans leurs écrits la frivolité de
leurs partenaires masculins qui reflétait un manque de maturité intérieure. À les lire, on sent
bien combien les hommes restaient sensuellement attachés au corps fantasmé de la mère,
grevant insidieusement leur autonomie affective. Sans réel pouvoir26, confinées au seul rôle de
mère et/ou de femme désirable, leur monologue quotidien fut pour elles une sorte d’exutoire à
leur frustration envers l’incontinence sexuelle et émotionnelle des hommes qui les fit souvent
papillonner à droite à gauche (à cette époque, une forme de polygamie se pratiquait toujours
dans l’Archipel) pour éviter de s’engager dans une responsabilité affective. Tandis que leurs
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Jean-Claude Jugon
partenaires masculins poétisaient à la chinoise, sans apports majeurs à la compréhension de
leur vie intérieure (considérant le style hypercodé de cet art), les femmes parvinrent à clarifier
suffisamment leurs émotions malgré un vocabulaire restreint, explicitant par la pensée, retraduite
en mots, leur manque à vivre dans la relation de couple afin de dénoncer l’insatisfaction de leur
sentiment.
Si on observe désormais l’expression du sentiment religieux (c.-à-d. la foi), il existe au Japon
un fonds autochtone shintoïste ancien qui révère le mystère des forces de la nature, via un
contact émotionnel direct avec arbres, rochers, montagnes, rivières, etc (animisme), et des
pratiques rituelles centrées sur des myriades de divinités (polythéisme), sans que ces deux
expressions du sacré se puissent distinguer tant elles paraissent enchevêtrées. Les Japonais
demandaient surtout aux dieux de veiller sur eux (kami no go-taisetsu/神のご大切), de protéger
leurs biens et leur famille, mais guère plus. De nos jours encore, il suffit d’honorer d’un culte
les divinités et de se concilier leurs faveurs en leur assignant une demeure (yashiro/社), située
dans un sanctuaire en pleine nature ou à l’orée du village, dans les rizières ou les champs
proches, voire sur un terrain vague où s’érigera bientôt une nouvelle maison ou un grand
immeuble. Si précise à l’époque Heian pour dénoter les détours de l’amour liant le couple dans
une libre union (via la sensation et le sentiment - cf. supra), la langue de jadis ne possédait
pas en revanche de mot spécifique pour exprimer sa foi envers les dieux (et a fortiori l’amour
de l’homme pour l’Esprit du Père) ou ressentir, à l’inverse, que ceux-ci aiment les humains27.
Si la foi vécue n’est pas en cause, on sent toutefois qu’à cette époque le sujet manquait trop de
profondeur dans la pensée pour interroger son sentiment religieux afin de l’aider à maturer vers
une relation intérieure au sacré plus élevée et pénétrante. Les nobles durant l’époque Heian
continuèrent ainsi d’adorer leurs dieux dans une adhésion mystique à la nature de l’Archipel
jusqu’à l’introduction du bouddhisme vers le VIe siècle (et sa propagation progressive dans la
société) qui va sensiblement brouiller les cartes en fixant une nouvelle donne quant au sentiment
religieux. Selon la tradition, cette religion arrive par le royaume coréen de Paekche (kudara/百
済) qui en 538 de notre ère envoie une délégation de lettrés au Japon, apportant avec eux des
rouleaux de saintes Écritures et des objets de culte pour solliciter une aide contre le royaume
voisin de Silla (shiragi/新羅) qui menace son intégrité. Le bouddhisme s’implante parmi les
nobles en recevant un soutien officiel de la Cour, non sans réticences face à la religion indigène
et aux clans rivaux qui luttent pour le pouvoir. Les connaissances intellectuelles et spirituelles
introduites dans l’Archipel ne laissent aucun doute sur la supériorité de la Chine. Comment les
dieux shintô œuvrant dans les forces de la nature (arbres, rochers, rivières) mais sans figuration
très précise auraient-ils pu rivaliser avec la sagesse supraconsciente (c.-à-d. la pensée) des
bodhisattvas détachés de ce monde illusoire et qui, de surcroît, offraient le salut de l’âme en
nirvâna ? Le Japon doit donc apprendre du continent ! Des ambassades se rendent en Chine
tandis que des moines rapportent des textes sacrés (sûtra) et des images pieuses dévoilant la
Loi du Bouddha28. La promulgation du code de l’ère Taika en 645 consacre le bouddhisme dans
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
145
l’Archipel et des temples sont érigés pour vénérer des reliques (shari/舍利) censées protéger
le pays et guérir des maladies. Les prières invocatoires et la lecture des sûtras se substituent
aux formules chamanistiques du shintô qui sollicitaient les bienfaits des divinités tutélaires. En
dehors de sa philosophie très abstraite, l’essentiel du bouddhisme qui retient l’attention des
Japonais de l’époque consiste en la rétribution des actes (inga ôhô/因果応報) et surtout un
sentiment d’évanescence quant à la pérennité de l’existence en ce monde, contenu en filigrane
déjà dans la mythologie shintô au regard de sa profonde vulnérabilité envers la présence de la
mort dans la vie. Il manquait juste des concepts abstraits pour la formuler. Le bouddhisme se
chargera de les apporter. À partir de cette époque, le sentiment de l’impermanence des choses
(mujô/無常), prendra dans l’âme japonaise une très grande importance culturelle, jamais
démentie. Du bouddhisme, l’Archipel retiendra le côté destructeur du temps cyclique maternel
(via le karma) qui rend la vie éphémère et illusoire, mais sans saisir le côté créateur du temps
vectoriel paternel (via la novation) qui s’écoule dans un seul sens, chargé de faire advenir ce
qui en latence attend l’existence (via la libération), source d’espoir et de foi puisque le flux de
ce temps-là vient logiquement faire accoucher l’Intention primordiale œuvrant en ce monde-ci.
Tout débute avec le prince Shôtoku (574-622) qui admet officiellement le bouddhisme dans
l’Archipel et sinise la Cour. Selon lui, les dieux du shintô sont des avatars (gongen/権現) des
déités bouddhistes venues jadis au Japon pour sauver ses habitants. La théorie du honji suijaku
(本地垂迹) se fonde sur la distinction entre la nature réelle (honji) du Bouddha et ses traces
(suijaku) d’antan29. La volonté du Ciel (tiānyì/天意), selon l’énoncé chinois, consiste à accepter
cette providence. Une des phrases célèbres du prince Shôtoku loue la précieuse harmonie30
entre les hommes car les attaches à ce monde font diverger les avis de chacun, source d’infinies
querelles. Mieux vaut d’abord admettre ses erreurs et suivre la tradition collective. Kûkai
(空海/774-835) et Saichô (最澄/767-822), deux illustres moines de l’époque Heian, trouveront
dans les concepts abstraits du bouddhisme une voie pour pratiquer une foi mieux questionnée
par la pensée, rhétorique intérieure qui n’existait pas du tout dans l’Archipel, l’ingénuité des
divinités shintô ne pouvant égaler cette supraconscience de soi. Ce savoir ne touchait pas le
petit peuple des rizières, dévotieux pour sa part aux déités des cieux censées le protéger. Kûkai
se rend enfin en 831 à Cháng’ān (长安)31, capitale de la Chine des Táng (唐/618-907) et de la
route de la soie. Il côtoie des maîtres, enrichit ses connaissances encyclopédiques et se forme
au bouddhisme ésotérique (mikkyô/密教) qui prône la réalisation de la bouddhéité via l’ainsité
du corps (sokushin jôbutsu/即身成仏). Le rêve de transcendance se cristallise enfin, devenant
une vérité immanente à vivre oui ou non, ici-maintenant ou jamais. Or, à la Cour de l’époque,
on admettait la nécessité d’éons incalculables pour atteindre cet état spirituel. De retour au
Japon, il fonde le Shingon (真言), école de la parole vraie. De son côté, Saichô se rend aussi en
Chine et se forme à la doctrine tiāntái (天台) fondée par Zhìyǐ (智顗/538-597) sur le sûtra du
Lotus (hokkekyô/法華経) qui souligne l’acquisition de mérites liés à la récitation (c.-à-d. liés à
la lettre) du nom du bodhisattva de la Compassion (kan.non/観音), prônant selon le grand
146
Jean-Claude Jugon
véhicule que chacun peut devenir par l’ascèse un Bouddha vivant. De retour dans l’Archipel,
Saichô fonda l’école Tendai sur le mont Hiei32, loin des désirs capiteux de la capitale, s’opposant
ainsi aux six écoles séculaires de Nara qui ordonnaient les novices selon les règles du Petit
véhicule. Le sûtra du Lotus rencontra au Japon un énorme succès parmi d’autres écoles. Saichô
demanda à Kûkai de lui transmettre certains textes sacrés du bouddhisme ésotérique mais,
devant son refus, ils finirent par se brouiller.
En résumé, Kûkai et Saichô voulurent réformer le bouddhisme nippon déjà sécularisé à cette
époque pour mettre à l’épreuve par l’expérience concrète (la sensation) ses concepts abstraits
(la pensée), quitte à se placer parfois en porte-à-faux avec certains de ses principes. Les écoles
Shingon et Tendai donneront naissance au shugendô (修験道) qui réinterprétera les forces de
la nature du shintô par l’ascétisme physique (ex : prières psalmodiées sous une chute d’eau
glacée, marches forcées en montagne33, mudras, etc), mêlées de pratiques magiques taoïstes
et de rites secrets combinant des signes naturels à des symboles bien plus complexes importés
de l’étranger. Leurs ermites au costume de shaman34 cherchaient par le rigorisme à atteindre
la bouddhéité en ce corps-ci. À l’égal des femmes shamans (miko/巫女) du shintoïsme, on les
vénérait pour leurs pouvoirs médiumniques et occultes, gagnés par l’ascèse contre les esprits
sis dans les montagnes. Sentant sa mort prochaine, Kûkai se retira dans une caverne du mont
Kôya pour méditer et s’éteindre en paix. On découvrit plus tard son corps intact, signe qui
attestait de la réalisation en lui de la nature du Bouddha. En réalité, il fut sans doute initié lors
de son périple en Chine aux procédés de momification vivante consistant en une dessiccation
progressive du corps et une réduction drastique des graisses internes grâce à un régime
d’aiguilles de pin et d’écales de conifères35. Suite à ce miracle, plusieurs moines des sectes
shingon et tendai pratiquèrent la momification par le jeûne qui à leurs yeux matérialisait
physiquement la jeunesse éternelle du nirvâna. Grâce à ce régime strictement végétaliste qui
touchait surtout le cerveau sensoriel végétatif, le corps de ces mangeurs de bois (mokujiki/木
食) devenait imputrescible. Ils prouvaient ainsi par le concret avoir atteint au terme de leur
vie l’état de la bouddhéité en ce monde (sokushin-butsu/即身仏). Leur ascétisme pour devenir
une momie vivante était hélas trop cantonné à l’illusion de la matière, attestant par là que leur
désir d’atteindre le nirvâna participait bien plus de la lettre du corps que de l’esprit de la
métaphore.
L’arrivée du Bouddhisme au Japon reflète des tendances psychologiques propres à l’âme
japonaise en matière de religiosité. Celles-ci seront parfois contrebattues au cours de l’histoire
mais jamais vraiment démenties. Dès l’époque Heian, on note : 1. une tendance à séculariser la
foi en une pléthore de formes concrètes plutôt littérales quant à leur sens sacré, le corps servant
souvent de référence pour matérialiser la virtualité de l’Esprit du père, ainsi que les pratiques
physiques du shugendô ou bien l’automomification censée visualiser la nature du Bouddha le
révèlent. 2. Un manque de rigueur de la pensée abstraite qui permet au moi d’éluder les grandes
apories de la logique en patchworkant à d’anciennes pratiques autochtones des idées provenues
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
147
de l’étranger, souvent détachées de leurs concepts d’origine, afin de mieux se ressourcer à une
sensibilité religieuse originelle, à savoir à une foi spontanée en l’immanence du divin dans la
nature, comme le shintô la reflète. 3. Un éclectisme religieux consistant à mêler des conceptions
peu compatibles au regard de la raison. Ainsi, des croyances aux origines aussi éloignées que
le shintoïsme, le bouddhisme et le confucianisme finirent par se con-fondre en un creuset d’idées,
dont au final peu de concepts abstraits sortirent tant l’esprit nippon fut aspiré par les sables
mouvants d’une pensée amalgamante et hétéroclite. Le syncrétisme religieux japonais parvint
à lisser des notions si dissemblables qu’il fut presque impossible de s’interroger sur la profondeur
de la foi vécue (le sentiment) au regard des critères de la vérité (la pensée). Peut-on encore
distinguer le vrai du faux quand le plus grand dénominateur commun a force de loi (et de foi)
? Faute d’un débat intérieur sérieux entre le sentiment et la pensée, trop cantonnée au
formalisme de la lettre, les conventions religieuses finirent par soumettre l’esprit au texte36.
Certes, les formules sacrées possèdent une merveilleuse efficace mais elles réclament peu
d’implication personnelle quant au vécu de la foi. Dès l’époque Heian, l’intellect masculin nippon
choisit donc d’aplanir les oppositions logiques en mobilisant surtout le versant extraverti de la
fonction de pensée37, dont l’extensivité veut brasser des idées hétérogènes, autorisant des
interprétations qui au final sont peu compatibles entre elles, du moins pour un esprit rationnel
épris de vérité.
L’arrivée du bouddhisme au Japon apportera cependant du continent l’art de la statuaire (en
bois et aussi en bronze) qui jusqu’alors n’existait pas dans l’Archipel, exceptées les idoles de la
fertilité (dogû/土偶) en terre cuite à la fin de la période Jômon (-1000/-300) et, plus tard, les
figurines en argile (haniwa/埴輪) ornant les tumuli funéraires (après +300). Les divinités du
shintô, dont le panthéon se constitua très lentement (-300/+800), furent l’objet d’un culte,
comme l’attestent les nombreux sanctuaires édifiés en pleine nature mais, excepté pour
l’architecture, le shintô étrangement ne donna d’elles aucune figuration artistique, picturale,
plastique, ni aucune représentation imaginaire de type anthropomorphe ou thériomorphe,
comme il en va dans bien d’autres cultures. Face à cet anicônisme, on peut avancer l’idée que
pour les Japonais ces divinités prenaient corps via des supports naturels comme les arbres, les
rochers, les montagnes, les rivières, ou qu’elles se révélaient spontanément en des phénomènes
astronomiques tels le soleil, la lune, les saisons. Cette grande intimité du shintô avec la simplicité
de la nature concrète et les projections dont elle fut (et reste) l’objet, comme les pratiques
chamaniques s’en font encore l’écho, rendirent sans doute inutile le besoin de la penser plus
abstraitement. Son principal talon d’Achille fut de ne pouvoir égaler en complexité la philosophie
bouddhiste. L’Archipel choisit donc d’intégrer à sa culture cette religion supérieure venue du
continent. Il parvint même à la phagocyter plus ou moins en adaptant ses concepts théoriques
à sa croyance originelle en les forces matérielles sises en la nature, comme le shingon et le
tendai l’attestent bien. La statuaire bouddhique japonaise, portée par une foi nouvelle en un
possible salut de l’âme en l’autre monde, idée sotériologique totalement inconnue du shintoïsme,
148
Jean-Claude Jugon
donna des œuvres remarquables, tels le grand Bouddha du Tôdaiji de Nara (752) ou celui de
Kamakura (1252). Par la suite, l’art sculptural nippon subit un déclin subit sans raison très
précise. Peut-être la foi benoîte en les bodhisattvas salvifiques qui marqua ces périodes du
Japon fit-elle place à un réalisme plus étriqué qui seyait mieux aux dirigeants désireux de
contrôler la société pour asseoir leur pouvoir que d’investir à perte dans une statuaire censée
libérer à jamais du lourd karma ? L’arrivée du bouddhisme dans l’Archipel fut un événement
majeur de son histoire. Outre la soif de salvation, il apporta avec lui les concepts abstraits qui
manquaient terriblement à la vision shintoïste de l’univers. Toutefois, il modifia peu la sensibilité
religieuse des Japonais qui, de nos jours encore, se manifeste par un amour benoîtement sincère
pour la beauté de la nature et ses ténébreux mystères. L’époque Heian manifesta cet attachement
par son goût prononcé pour l’esthétisme, même si le fin vernis bouddhique donna le change
pour rendre conceptuellement ce que le sentiment ressentait en son for intérieur. Par exemple,
l’impermanence héritée du bouddhisme transfixia littéralement l’âme japonaise tant celle-ci
sentit combien cette notion était en accord avec sa sensibilité originelle. Bien discerné, ce
concept permit ensuite à la religiosité de l’Archipel de mieux comprendre en exprimant en
mots, représentations et acuité affective sa déréliction quant à la présence de la mort dans la
vie qui à l’aveugle frappe de préférence la victime innocente38. Les projections inconscientes
des Japonais opérées depuis toujours sur la nature devaient logiquement aboutir à un tel résultat
puisque la beauté du monde reste éphémère. Si le raffinement pouvait chavirer le cœur,
comment vivre indéfiniment dans la cyclicité de la nature sans le recours à la novation du temps
? Hélas, il y a loin de la coupe aux lèvres, comme du lait maternel qui sustente le corps au lait
spirituel qui nourrit l’esprit. L’aristocratie de Heian s’affaissa dans le décadentisme et la frivolité,
oubliant d’exercer la pensée qui interroge notre for intérieur sur le sens de la vie tout en
exaltant le sentiment vers un amour plus spirituel. Celui-ci vaut autant pour chaque sexe en
quête d’union avec l’âme sœur que pour chaque individu en quête de communion avec l’Esprit
du père. La profondeur du sentiment vers la spiritualité souffrit donc chez les aristocrates d’un
fort attachement à la sensorialité, d’un formalisme socioreligieux et d’une pensée expansive
(extravertie), peu centrée sur le sujet, donc très sujette à faire oublier au moi ses limites
propres. La période suivante qui vit l’ascension des guerriers tentera de remédier un peu à ces
manques.
amour et foi chez les guerriers au japon
La fin de l’époque Heian vit l’arrivée de l’Âge Terminal de la Loi (mappô/末法) prédisant le
déclin du bouddhisme en 1052, sorte de peur millénariste qui avec un siècle d’avance sonna
l’hallali de la noblesse dépossédée du pouvoir réel par les guerriers, tandis que le système
impérial gardé encore dans son apparat résistait sourdement à cette ascension. La féodalité au
Japon débute à l’époque Kamakura (1185-1333), sous la houlette du shôgun Yoritomo. Elle
amena la classe des guerriers à ressentir différemment l’amour pour l’autre sexe et la foi pour
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
149
la Déité. Devant défier la mort très virilement, inutile de s’attendre de leur part à un quelconque
sentimentalisme envers l’image de la femme, quoiqu’ils fussent les plus sensibles à ce retour
du refoulé puisque leur martialité s’opposait foncièrement à la « marialité » qui incite l’homme
à accueillir en lui son versant féminin. La monogamie des guerriers succède donc aux pratiques
plutôt polygames des périodes antérieures, ceci dans le cadre d’alliances qui font de l’épouse
un otage militaire. La relation au sein du couple n’en sortit pas très grandie et perdit même en
égalité suite à cette poussée de misogynie. Si le moyen-âge japonais ignora les romances un
peu mièvres de l’époque Heian, les guerriers ne furent pas cependant autrement plus chastes
que leurs aînés. En revanche, ils durent sacrifier les plaisirs du badinage pour un style de vie
plus austère. Dans ces conditions, les ambages du sentiment dans le couple n’avaient guère de
sens. L’amour hédonisant et esthétisant de l’époque Heian qui ne prisait guère entre amants la
fidélité de cœur à cause de la polygamie va peu à peu s’édulcorer pour un idéal (du moi) centré
cette fois sur la fidélité du vassal au suzerain et le sacrifice de soi pour une cause militaire. Les
guerriers nippons se donnent donc un code de l’honneur qui magnifie leur pouvoir et enfantent
ainsi une culture fondée sur l’esthétique de la mort et l’ascèse sensorielle. Cette nouvelle attitude
leur permit de (ré)conforter leur narcissisme homosexuel, à savoir leur profond désir d’affirmer
une identité masculine plus forte pour mieux s’émanciper psychologiquement de l’état d’esprit
encore matriarcalisant qui sourdement régnait à l’époque précédente. Il s’agit ici pour le mâle
d’un progrès intérieur réel qui va se traduire par un rapport différent au temps vectoriel du
père. Guerroyer suppose en effet d’affronter la mort en permanence pour se forger une destinée
individuelle susceptible de résister au temps cyclique maternel du destin collectif que la noblesse
chanta tant via l’impermanente beauté de la nature. Si les dames nobles d’antan satisfirent
gracieusement aux désirs raffinés de leurs galants partenaires, celles des guerriers s’adaptèrent
en revanche à leur rigorisme spartiate et à l’abstinence militaire des sentiments. On leur
enseignait l’art des armes (la hallebarde surtout) pour défendre leur famille en cas d’attaque.
Elles se plièrent ainsi à la vision clanique des guerriers de l’époque, constamment en rivalité.
Les femmes suivaient l’idéal martial de leur époux et certaines devinrent même de célèbres
combattantes39, prouvant leur amour avec virilité sur les champs de bataille par une fidélité
sans faille à leur cause. La littérature de cette époque, trop centrée sur l’épopée, ne put imaginer
quelque drame psychologique plus complexe traversant le couple, tel celui du Cid et de Chimène,
écartelés entre amour, vengeance et pardon. Fi aussi des troubadours qui chantèrent l’amour
courtois en mettant dans le cœur du guerrier une dame de ses pensées, replaçant l’amour des
amants au centre du dialogue intérieur en l’humain entre sa pensée et son sentiment. Le
réalisme nippon ne savait encore idéaliser par l’imagination la souveraineté d’un tel couple40.
Mais, avec l’ascension des guerriers, la virilité du sentiment qui faisait tant défaut aux nobles,
trop empesés dans leur hiératisme, revint bientôt animer l’âme japonaise via le courage et
l’action héroïque. Leur style de vie et leurs manières, relevant d’une sensorialité sobre, rustique
et violente, manquaient certes de raffinement au regard de ceux de l’aristocratie, mais ils étaient
150
Jean-Claude Jugon
plus entreprenants et énergiques. Suite à l’essor d’un bouddhisme moins séculier et hermétique
que celui de la noblesse, la classe au pouvoir va enfin trouver un esthétisme à son image, à la
fois rude, frugal et d’une grande vigueur de saisissement par son dépouillement sensoriel.
Kamakura marque un tournant important dans l’histoire de l’Archipel en ce que les influences
venues de la Chine voisine, assimilées rapidement et avec une grande ferveur, vont finir par
se fondre dans le creuset de l’âme japonaise pour fonder une culture nationale typique. Qui plus
est, les guerriers tenteront à leur manière de se détacher des vicissitudes d’ici-bas en
transcendant celles-ci par une mort héroïque ou en idéalisant le sacrifice de soi41, via l’obéissance
à une autorité supérieure. Ce sentiment d’autoanéantissement excluait un attachement aux
plaisirs trop vils des sens et aussi à ceux de la bagatelle pour mieux accepter l’éventualité d’une
mort prochaine qui sourdement vaguait autour d’eux. Du moins, les guerriers durent-ils revisiter
avec courage, de par leur fonction sociale, un problème inconscient totalement négligé par la
noblesse, à savoir la peur de la mort telle que les mythes fondateurs de l’Archipel la présentent
(cf. la course-poursuite Izanagi/Izanami). La question de la mort assaillant la vie par-derrière
(et par ricochet celle de la victime innocente et impuissante), posée en termes mythologiques
par le shintoïsme, taraudait l’âme japonaise depuis toujours mais la réponse restait en suspens.
L’arrivée du bouddhisme livrera subrepticement à l’Archipel un corpus conséquent au problème
de l’angoisse de mort que le shintoïsme, avec sa phobie atavique de la souillure physique, ne
pouvait pas traiter42. Toutefois, la vision cosmique hindoue de l’irréalité du monde (fondée sur
l’intuition) et ses avancées spéculatives sur les causes subjectives de la souffrance humaine43
(fondées sur la pensée) étaient encore bien trop abstraites et introverties pour trouver un écho
direct auprès de l’intuition et de la pensée concrètes des guerriers nippons de Kamakura.
L’extraversion de la pensée nippone visant l’harmonie du groupe contredit en effet la
prédestination du Bouddha qui selon la légende déclara à peine né : « Je suis le plus haut du
monde, je suis le meilleur du monde, je suis l’aîné du monde ; ceci est ma dernière naissance ;
il n’y aura plus pour moi de nouvelle existence44 ». Cette affirmation un tantinet paranoïaque se
fonde sur la pensée introvertie solipsiste qui réfléchit à son salut personnel. La vie du Bouddha
est une recherche pour la délivrance qui n’appartient qu’à lui du début à la fin. Au départ, il se
soucie peu de sauver les autres. Lors de son Éveil, il vainquit seul les divinités de l’amour
(māyā) et de la mort (māra), deux puissances liées au désir de vivre et à l’attachement à ce
monde, c.-à-d. à la sensation et au sentiment. Il réalisa par l’effort de la connaissance que le
dépassement de l’illusion nécessitait de sortir des extrêmes du désir (cf. la voie moyenne)45
pour vaincre l’ambivalence du sentiment, bien que le cœur soit le seul détenteur de la vérité.
Grâce à un mode de pensée logique basé sur une philosophie de la négation, il réussit à dépasser
les contradictions aporétiques posées au sujet pensant, quête typique de la pensée introvertie
tendue vers le concept absolu (ici, le nirvâna). Il sortit donc par le haut de l’ambivalence
douloureuse et de l’insatisfaction du sentiment qui naguère le poussèrent à fuir nuitamment le
palais paternel et devint le seul Bienheureux parmi tous les malheureux. Aussi finit-il par
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
151
refuser d’entrer de suite dans la béatitude infinie pour enseigner sa doctrine à l’humanité. Ce
choix montre le retour du sentiment dans sa conscience, non pas par empathie pour la souffrance
d’autrui tel le Christ mais dans le détachement supérieur de la pensée introvertie enfin épurée.
Suivant ici les traces de la Chine, les Japonais se détournèrent encore plus franchement de
la pensée logique et de son entendement des causes et des effets qui permit jadis au Bouddha
de débusquer les contradictions internes de l’être humain afin de mieux saisir sa nature
profonde et apporter des remèdes à sa délivrance. Traiter du problème de la souffrance est un
thème que ni les Chinois, ni les Japonais, n’auraient pu si exhaustivement formuler par l’intellect
vers le Ve siècle av. J.-C., quoique ce vécu soit au cœur de l’existence, car la pensée tournée
vers l’examen approfondi de la nature du sujet n’était pas du tout dominante dans leur
configuration psychologique. Le bouddhisme indien fut donc peu à peu asiatisé en passant par
d’autres fonctions psychologiques. Pour la Chine, il s’agit du sentiment qui revit les concepts
indiens selon les principes du taoïsme et de sa philosophie de la nature (dào, yīn/yáng, qì, nonagir, équivalences entre microcosme et macrocosme), de sa fascination pour les forces cosmiques
ou de sa quête de l’immortalité telle qu’elle s’incarne dans l’idée d’un bonheur simple vécu au
quotidien46. En revanche, les moines nippons réinterprétèrent autrement la doctrine bouddhique
à partir des deux fonctions les mieux différenciées dans leur configuration psychologique, à
savoir la sensation introvertie fondée sur le corps et l’instant ici-présent et la pensée extravertie,
pour sentir comment cette religion venue de Chine les interpellait du tréfonds de leur âme.
Concrètement, deux courants bouddhistes importés par vagues successives du continent
furent valorisés à l’époque Kamakura. Il s’agit pour la fonction de sensation des écoles zen
gradualiste (sôtô/曹洞) et subitiste (rinzai/臨済) qui virent les moines traiter du problème de
l’Illumination par la voie du corps grâce à la pratique de la méditation en position du lotus
(zazen/座禅), comme le Bouddha entra naguère en samādhi47 sous l’arbre de la Bodhi. Les bonzes
tentaient donc de réaliser en eux leur vraie nature via l’irrationalisme de la sensorialité48, c.-à-d.
sans aucunement passer par la pensée discursive ou la dialectique des opposés. Cette approche
remonte à un enseignement gestuel du Bouddha (cf. le sûtra Lankāvatāra49) et trouva d’abord
un écho positif en Chine dans la formation du chan avant de s’implanter avec succès au Japon.
Il y a des exemples de l’irrationalité de la sensation dans le Shôbôgenzô (正法眼蔵), ouvrage de
Dôgen (道元/1200-1253) qui apprit le zen sous l’égide du maître chinois Rújìng (如淨). Rentré
au Japon, il fonda alors l’école Sôtô qui professe la méditation assise (shikantaza/只管打坐) pour
atteindre l’illumination, sans aucun recours aux kôans comme c’est le cas de l’école Rinzai
introduite un peu plus tôt par le moine Eisai (栄西/1141-1215) et qui s’implanta bien avec l’appui
des bushi. L’élite guerrière de Kamakura et surtout de Muromachi se détourna de l’amidisme
par trop simpliste pour s’emparer du zen, soutenant sa vision directe de l’expérience religieuse
dont le sens du présentisme fondé sur l’excellence de la sensation convenait à l’édification d’un
cadre culturel permettant d’aborder par l’esthétique le problème de la mort et du sacrifice de
soi jadis posés par le shintoïsme. Dans son approche directe de l’expérience religieuse via la
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Jean-Claude Jugon
méditation sur des énoncés paradoxaux (kôan/公案) et la pratique des questions-réponses
(mondô/問答) de maître à élève, le zen en se détournant des exégèses scripturaires fondées
sur des sûtras sacrés leur montrait comment l’irrationalité de la sensation peut briser le cou à
la pensée discriminante en dépassant l’aporie de la mort. Il imprégnera la culture japonaise à
l’âge médiéval, plus par la rusticité tonique de son esthétique que par sa pensée abstraite ou
la pénétration de ses intuitions.
Parallèlement à la prise de pouvoir par les guerriers, un appel intérieur vers une plus grande
spiritualité causa à cette époque un changement profond de mentalité dans les couches sociales
populaires par le truchement d’un bouddhisme rénové accessible à l’entendement de tous. Le
second courant, l’amidisme, concerne deux écoles bouddhiques, celle de la Terre pure fondée
par Hônen (法然/1133-1212) et celle de la Vraie Terre pure édifiée par son disciple Shinran
(親鸞/1173-1262). C’est une popularisation du bouddhisme vers le XIIIe siècle, destiné aux
couches sociales modestes encore imprégnées des pratiques shintô, du culte animiste des esprits
et des forces de la nature. Il insiste sur les incantations et les prières psalmodiées, prône le
dégoût de ce monde, la crainte de l’enfer et la confiance absolue en le Bouddha Amida d’accomplir
son vœu originel accordant de renaître sans condition dans le paradis occidental à tous ceux
qui l’invoquent et le vénèrent. Seul l’acte de foi sans raisonnement importe. Ce fut une fusion
graduelle du shintoïsme et du bouddhisme. Cette démocratisation en direction du petit peuple
se fit très lentement et au prix d’une simplification extrême de la doctrine, promettant à chacun
le salut au paradis de l’Ouest, désigné comme la Terre pure (jôdo/浄土) à atteindre après la
mort grâce à la seule pratique sincère du nenbutsu. Le nenbutsu (念仏) est la récitation du nom
du Bouddha sous la forme d’une formule jaculatoire vantant sa gloire à jamais infinie (namu
amida butsu/南無阿弥陀仏) et censée avoir la vertu de sauver tous les êtres en cette vie à
condition de la débiter sempiternellement avec une grande ferveur. Tout effort intellectuel pour
comprendre la foi par la raison est absent, il suffit juste de réciter la lettre pour être sauvé50.
Nul besoin de s’interroger sur un sens quelconque à chercher, la formule seule est suffisante
car elle possède une merveilleuse efficace quand on la répète sincèrement. Ces deux écoles
affirment donc au fond que l’on peut obtenir après la mort le bonheur suprême (gokuraku/極
楽) au paradis grâce à la miséricorde d’Amida (Amitābha) qui reçoit les prières de ses fidèles
en partageant ses mérites avec eux par compassion pour leur malheur. L’essentiel n’est pas
tant de parvenir à la délivrance par ses propres efforts intérieurs (jiriki/自力), comme dans le
cas du zen, mais d’avoir foi en la salvation d’une force extérieure (tariki/他力) comme la
puissance supérieure d’Amida à qui on délègue tout le travail de rédemption51. À l’inverse du
zen qui passait par la sensation introvertie pour aider l’individu à expériencer la nature du Vide
(court-circuitant le logicisme plutôt aride de la pensée introvertie), l’amidisme nippon utilisa
la pensée extravertie qui borne l’innéité du sujet au plus grand dénominateur commun afin de
sauver l’humanité tout entière. C’est pourquoi les guerriers épris tout d’abord d’amidisme tel
que le Dit des Heike le reflète à l’époque Kamakura vont peu à peu se tourner à la période
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
153
suivante de Muromachi vers le zen qui par son esthétisme sobre et sa vision directe de
l’expérience de la mort dans la vie leur offrira plus d’indépendance d’esprit que la simple
récitation d’une fervente oraison en Amida. Si l’amidisme ne produisit rien de singulier, l’esprit
du zen imprégna tous les arts naissant à cette époque (cérémonie du thé, poterie, jardins, etc).
Le théâtre nô né à la césure de ces deux périodes manifestera la religiosité des guerriers
empreinte autant d’amidisme que de zen, magnifiant la geste des bushi morts en héros au
combat, confrontés à l’insenséisme de leurs actes sanguinaires et aux désillusions de l’âme dues
à la néantitude du monde face au paradis d’Amida. La mise en scène dépouillée, la continence
des acteurs et le texte dénudé des pièces de nô sont autant d’effets conçus par Zeami [70] pour
nous sensibiliser à la psyché archétypique sous la forme d’un spectre sorti de l’antre des morts
venant sur scène pour décliner à un moine son identité et sa déréliction afin de recouvrer la
paix de l’âme52. Le nô reproduisant sur scène l’envoûtement du moi par l’inconscient collectif,
on a prévu des intermèdes satiriques (kyôgen/狂言) pour se recaler sur la réalité. Ce contact
direct avec la vraie nature de l’être se manifesta aussi chez les bushi par une religiosité plus
expressive et intériorisée, comme le révèle la statuaire de Kamakura qui se détourna des canons
esthétiques grandioses et hiératiques, jadis importés de l’étranger, prisés par la noblesse. C’est
l’âge d’or de la sculpture au Japon, principalement en bois à partir de blocs produits et assemblés
en série, dont la vigueur des poses et le réalisme des sentiments disaient bien le renouveau
spirituel de cette période. Durant l’époque Muromachi, les guerres civiles incessantes et la
montée du zen iconoclaste soutenu par les guerriers vont éloigner l’art sculptural des œuvres
monumentales au profit de chefs-d’œuvre de petit format campant les portraits des moines
zen. L’un des plus emblématiques de cette période est la statue du moine Kûya (空也/903-972)
sculptée au XIIIe. Sa vêture avec ses sandales, son gong pendu au cou et son bâton de pèlerin
orné d’une corne de cervidé évoque les prêcheurs itinérants. Posées sur un fil de fer, six
statuettes sortent à la suite de sa bouche, matérialisant la récitation des six syllabes du nenbutsu
(na-mu-a-mi-da-butsu) cher à l’amidisme. Cette statue est un bel exemple du besoin des
Japonais de concrétiser en formes ou images suggestives des représentations qui relèvent en fait
de l’abstrait (ici une litanie à Bouddha) pour les dépeindre et les visualiser en eux, car le registre
seul de la métaphore reste encore incertain pour leur faire concevoir le sens latent contenu
dans ce trope si sa forme s’éloigne trop de la chose concrète.
L’amidisme se répandit peu à peu à cette époque dans la population grâce à la geste médiévale
compilée vers 1371 dans le Dit des Heike (平家物語) et qui décrit l’affrontement pour le pouvoir
entre deux clans guerriers rivaux : les Minamoto contre les Taira53. Cette geste fut colportée
au tout venant sur les routes par les biwa hôshi (琵琶法師), moines aveugles qui la psalmodiaient
avec un luth, contribuant ainsi à populariser l’amidisme qui prône la foi en Amida par la
récitation exclusive de son nom afin que l’âme du défunt obtienne le bonheur en paradis. Le
sentiment qui anime le Dit des Heike est celui de l’inanité des efforts humains à sortir de notre
condition de mortel et de notre vanité à désirer pouvoirs et biens matériels. L’ouvrage se réfère
154
Jean-Claude Jugon
au motif archétypique de l’impermanence du monde, de l’illusion et de l’aveuglement qui
régissent l’humain, des faux-semblants du destin et donc de la résignation finale qui en résulte.
Face aux sentiments d’impuissance et de désespérance liés à la fatalité de la mort, l’amidisme
apportait un réel réconfort en les rédimant par la promesse d’un billet en paradis (la Terre
pure) à quiconque réciterait sincèrement le nom d’Amida. On le lit dans le Dit des Heike qui
présente le paradis occidental comme la consolation suprême face à des situations terrestres
intensément dramatiques, évoquant à bien des égards les accents du destin de la tragédie
grecque (cf. infra).
Comme les guerriers furent de par leur activité sociale plus misogynes que la noblesse de
Heian, traitant leur épouse martialement ou la tenant en otage dans une cage dorée, c’est
paradoxalement chez certains moines qu’on note une réciprocité de l’amour plus égalitaire
visant à réaliser la conjonction des opposés en chair et en esprit dans l’union du couple comme
un des symboles de la Totalité. En témoignent les vies de Shinran et Ikkyû (一休/1394-1481),
deux moines célèbres qui brisèrent leur vœu de chasteté, se plaçant en porte-à-faux avec la
morale en vigueur dans les monastères de leur temps54. Ainsi, suite à une injonction du
bodhisattva de la Compassion (Kannon) vu en rêve lui enjoignant de prendre femme, Shinran
se maria en 1203 avec Eshin-ni (恵信尼/1182-1268 ?), fille de prince et nonne. Il eut six enfants
d’elle et, de plus, viola un autre tabou en mangeant de la viande. Il voulait montrer ainsi que le
salut concernait tous les mortels et pas seulement les moines vertueux. Les lettres d’Eshin-ni
retrouvées en 1921 n’abordent pas son amour pour Shinran mais des faits quotidiens (elle l’aide
financièrement) et sa foi en l’amidisme, donnant un regard sur la condition féminine de l’époque.
Toutefois, au delà du respect mutuel, une forme d’amour spirituel a peut-être existé entre eux.
Démocratisant le paradis d’Amida aux plébéiens, l’enseignement de Shinran consistait en une
foi absolue en la puissance salvifique du Bouddha et en son vœu de sauver tous les êtres, sans
même recourir à la récitation du nenbutsu. Ce rejet complet d’une possible once de raison
questionnant la foi en Amida aida grandement l’introduction de sa doctrine dans les couches
les plus populaires55.
À l’encontre de Shinran, de modeste extraction, la légende d’Ikkyû prétend qu’il fut fils
d’empereur mais non reconnu par lui56. Moinillon à six ans, il étudie la calligraphie et la poésie.
À vingt-six ans, il expériencie subitement l’illumination (satori/悟り) suite aux croassements
d’un corbeau tandis qu’il méditait en bateau sur le lac Biwa. Il tentera physiquement et
mentalement d’expérimenter des itinéraires de vie inédits jusque dans son plus grand âge. Il
refuse ainsi de succéder à son maître pour vagabonder, s’insurgeant contre les thuriféraires du
zen qui préservent les conventions aux dépens de l’esprit. Il fréquente aussi les milieux interlopes
des maisons closes, arguant que la compagnie des femmes l’aide à approfondir l’illumination.
Excentrique et iconoclaste, Ikkyû l’hérétique ne cesse de violer les tabous, un peu à la façon
du tantrisme, cette voie hétérodoxe de la main gauche qui prône d’atteindre l’illumination en
vivant consciemment les passions de l’âme dans le creuset du corps pour mieux les brûler et
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
155
s’en délivrer. Pour lui, le coït unissant les deux sexes est un rite religieux recréant l’unité. Il
n’hésite donc pas à visiter les bordels vêtu de sa robe monastique. Rebelle à toute forme
d’installation ou de confort mental, il refuse de voir s’embourgeoiser l’esprit du zen. Son honnêteté
envers l’Esprit du père le place moralement parlant sur le fil du rasoir car son intuition lui
susurre en sourdine à l’oreille que la Vérité appartient à l’avenir et non aux certitudes actuelles.
Cependant, la fonction dominante en lui est plus probablement la sensation extravertie qui le
pousse naturellement au fantasque et à l’excentricité57, non pas pour faire sensation mais par
sincérité avec sa quête. Son intelligence lui permet de dénoncer tous les faux-semblants
hypocrites : les siens, ceux des autres et ceux du zen. Il essaie donc des modes de vie inédits
pour mieux fortifier son expérience de l’illumination. Ainsi, à l’âge de soixante-dix-sept ans, il
tombe amoureux d’une jeune chanteuse aveugle (Shinjisha/森侍者) en l’écoutant dans l’oratoire
de Yakushi Nyorai (Buddha de la Médecine). Il vivra avec elle ses dernières années (comme
le sage taoïste Laozi parti vers l’Ouest sur son buffle blanc avec une danseuse). La cécité de
la jeune femme émut profondément Ikkyû car elle représentait sans doute pour lui la lumière
de l’intuition introvertie qui voit la Vérité au delà des apparences, sans recourir aux faits
concrets (tels le devin aveugle Tirésias ou la Pythonisse grecque). Il rencontra dans l’intuition
qu’elle incarnait probablement pour lui ce qu’il cherchait depuis toujours : recréer dans l’union
du couple (forces opposées) lié par l’amour fini, charnel et spirituel, une possible réalisation en
notre monde de l’amour infini pour l’Unité primordiale telle que le zen tente de l’expérimenter
dans l’illumination. Même âgé, Ikkyû fut donc constamment en mouvement. Ceci prouve que
le véritable amour pour l’autre sexe, en chair et en esprit, et celui pour la Déité sont éternellement
jeunes58 (tel Éros), même s’ils évoluent la vie durant. Shinran et Ikkyû ont semble-t-il compris
et expérimenté le fait que l’amour charnel dans le couple n’est pas incompatible avec la
spiritualité et la foi. Il est même recommandable car l’union des opposés les renforce en recréant
en l’être l’Unité primordiale, l’amour pour l’autre sexe et celui pour la Déité étant de même
essence. C’est tout à leur honneur à une époque où l’amour des moines et des guerriers était
surtout centré sur l’homosexualité. Si nous comprenons plus ou moins bien les sentiments
secrets qui animent moines et guerriers via leurs écrits, on connaît très mal ceux des petites
gens récemment instruits au bouddhisme qui découvrirent une religiosité plus complexe que
celle du culte des forces (en)ceintes en la nature (le shintô). Il existe néanmoins une sorte
d’épopée des pèlerins de la route59, à la façon des croisés (sauf qu’il n’y a aucun tombeau du
Christ à délivrer, aucun Graal à trouver, aucun but à atteindre). Poétiser en cheminant,
traduction possible de michiyuki-bun, est une vieille tradition au Japon, popularisée à l’époque
Muromachi. Les thèmes centraux sont l’errance de l’être ici-bas, la douleur de l’éloignement
des chers et du pays natal, la poignance de la déréliction. Il n’existe pas vraiment de but pour
ces chemineaux (comme tout pèlerinage le présuppose), le parcours seul le constitue. Il faut
dire que les guerres civiles incessantes favorisent un état d’insécurité propre au sentiment
d’exil, aux divagations, à l’égarement, à l’évanescence et à la fugitivité du temps qui ne promet
156
Jean-Claude Jugon
que la mort, faute d’être suffisamment vécu dans la durée. Il s’agit de l’inclination du sentiment
nippon à ressentir avec mélancolie le pathétisme de la vie, suscitant apitoiement, crainte et
désarroi. L’automne est la saison idéale pour ces pèlerins errants car elle sied bien à l’affliction,
la nostalgie, le temps implacable qui fuit. Les phénomènes naturels liés à la mouvance (vent,
vagues, brume, nuages, lune, oiseaux) rappellent eux aussi le monde flottant et l’incertitude de
la destinée humaine. La rhétorique des toponymes (meisho/名所) liés à la spatialité est
sempiternelle. On peut donc composer des poèmes sans participer à un pèlerinage puisque ces
lieux célèbres évocateurs foisonnent d’associations tissées jadis par d’autres auteurs connus. Il
suffit ainsi de broder, le poète vivant son poème par procuration. C’est un procédé typique à la
sensation introvertie qui délaisse la concrétude de l’objet pour en user selon son bon plaisir
grâce à l’effet de rémanence (posteffet). Elle se limite au sempiternel nom-du-lieu (l’espace)
sans jamais se référer à l’éternel nom-du-père (le temps). C’est pourquoi ces vers déversent
une cascade de lieux communs, répétés à l’envi durant des siècles. Ils reflètent l’extraversion
de la pensée nippone qui privilégie l’extériorité concrète sur l’intériorité abstraite. Les signes
poétiques conventionnels utilisent plus la condensation que la métaphore vive, le poème accolant
d’emblématiques figures éculées pour amplifier les échos du passé60. Cela donne une poésie
répétitive, cyclique, basée sur un nominalisme, l’encodage des mots ôtant au sens latent sa
substantifique moelle, à l’exception de la sensorialité subtile des Japonais qui recycle du vieux
pour mieux le rafraîchir en du neuf.
Tous ces pèlerinages sont de vraies randonnées de l’âme surfant sur le sable mouvant du
présent, sans objectif précis où reposer son esprit, se sécuriser et étayer en soi, au fil des étapes,
la confiance du bien-fondé de sa (dé)marche. Autrement dit, s’il existe bien un parcours, il n’y
a pas de quête. Comme la route paraît ne mener nulle part, la poésie nippone n’évoque jamais
cette forme d’espérance, nous renseignant au fond sur le tréfonds de la religiosité des habitants
de l’Archipel. Il s’agit bien d’une difficulté à saisir l’intuition religieuse qui précède les sens ainsi
que d’une faiblesse de la pensée introvertie qui désire approfondir cette intuition pour la faire
mûrir en scrutant et éclaircissant sa densité par des idées. La foi en le sens de l’existence reste
donc anxieuse au Japon car elle n’est pas assez bâtie sur le dialogue du sentiment et de la
connaissance intérieure de soi qui sont en tension chez l’humain. Il s’ensuit que la déréliction
est souvent plus intense que la joie spirituelle car le moi, centré sur le présent éternisé, rend
le temps trop friable et discontinu. Ayant moins de place pour se fixer dans la durée, celui-ci
fait du surplace en se réfractant dans l’espace, sans direction précise. Seul finit par compter
pour lui le halo vague (omokage/面影) du réel. En résumé, les choses changent constamment
mais sans vraiment évoluer. C’est une suite d’images kaléidoscopiques ajustées bord à bord,
tournant en rond. Qu’est-ce qu’un temps qui se déviderait sans but sinon une répétition sans
fin du même ?
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
157
amour et foi chez les bourgeois au japon
Suite à la politique d’isolation nationale (sakoku/鎖国) des Tokugawa durant l’époque d’Edo
(1603-1868), le Japon s’endort mais sans se fossiliser. Il va hélas de plus en plus se rigidifier
dans le formalisme à force de vouloir tout codifier et tout contrôler. Il s’arrête de bouger
politiquement pendant deux siècles et demi, fermant ses frontières au commerce extérieur,
bien qu’il soit vivace économiquement. Tokugawa Ieyasu, nouveau maître du pays, saisit vite
que si le christianisme s’implante dans l’Archipel il deviendra une menace idéologique. Il ne
craint pas les arquebuses des Occidentaux (on les fabrique déjà), il craint surtout leurs idées
universelles qui peuvent semer la discorde parmi les clans factieux, causant une vendetta
nationale hors de contrôle. Lui et ses successeurs n’auront de cesse d’émettre différents édits
pour soumettre les fiefs rebelles du Sud (qui laissent leur famille en otage à la capitale et y
séjournent tous les deux ans) et tous les citoyens qui doivent impérativement être enregistrés
à la naissance dans un temple bouddhique61. De plus, ils ont l’ordre de se regrouper en cinq
maisonnées (gonin-gumi/五人組), mutuellement responsables des problèmes d’ordre public. La
société est ainsi contrôlée de haut en bas, sans échanges extérieurs, sauf avec la Chine et la
Hollande. Les bushi ont le pouvoir politique mais ce sont les marchands qui dynamisent le pays
en faisant circuler les biens et l’argent dans une société en économie fermée. En vase clos, on
doit refaire du neuf avec du vieux. Le recyclage des produits et des déchets62 à cette époque
est aujourd’hui encore un modèle du genre tant il fut efficace pour survivre en quasi-autarcie.
Mais le cycle le plus évident de la société d’Edo est celui ininterrompu de Japonais montant et
descendant sans cesse la route du Tôkaidô, entre Tokyo et Osaka, artère coronaire du recyclage
des profits et du brassage des gens dans une société repliée sur elle-même. Diverses couches
de la population se croisent sur cette voie, nécessitant infrastructures et intendance, propices
à la fluidité de constants échanges.
Le christianisme est banni, le bouddhisme est muselé, le shintoïsme assoupi et anidéique.
L’Archipel aspire à la paix après toutes les guerres claniques et le bakufu d’Edo va l’imposer
via le néo-confucianisme, qui convient bien au paternalisme que l’État désire mettre en place
pour asseoir son pouvoir. Il en retiendra surtout l’aspect pratique : chacun à sa place, une place
pour chacun et les vaches seront bien gardées. Hormis son humanisme philosophique et moral
prônant des vertus supérieures63, le confucianisme est fâcheusement étranger à l’exaltation du
sentiment et à la passion rencontrées dans d’autres religions. L’époque d’Edo ne connut donc
aucune poussée religieuse comme par le passé. La forme et le respect des règles établies
supplantent le fond et l’expression de l’individu, qui paraît avoir bien intériorisé l’ordre étatique64.
Tandis que des penseurs nippons glosent sur le néo-confucianisme de Wang Yangming qui
prône l’adéquation de l’action aux concepts (c.-à-d. l’accord entre la sensation extravertie qui
tente de concrétiser et les idées de la pensée extravertie qui veut des applications pratiques
pour mieux réformer l’homme social), le dérèglement des valeurs établies survient logiquement
158
Jean-Claude Jugon
du côté de la sensation introvertie qui, une fois de plus, invente un nouvel art de vivre. Cela
était prédictible puisqu’elle est dominante dans la psyché nippone. Si les bushi pensent à
comment réguler la société pour conserver le pouvoir (ils le légitiment par le maintien de la
paix dans le pays), tirant leurs revenus de l’exploitation outrancière de la classe paysanne qui
riziculture pour eux65, les marchands en bas de l’échelle sociale s’enrichissent en revanche par
le négoce, créant une culture bourgeoise à l’esthétique fortement hédonisante qui va s’opposer
sourdement à l’ordre hypercarré de la pensée des guerriers. On a donc d’un côté la caste oisive
des bushi qui fonde sa souveraineté sur la force alors que le Japon ne connaît aucune guerre
durant cette période (sauf des jacqueries) et, de l’autre, des manants incultes, des artisans hors
pair et des marchands bouillonnant d’énergie. Il reste une frange de la population en marge de
la société qui tels les commerçants ne produit rien de concret mais crée des biens immatériels
en faisant de la culture : baladins, musiciens, comédiens, bohémiens, qui donnent leurs lettres
de noblesse aux arts d’Edo. Ils seront les jazzmen qui feront frétiller toute la société, les bushi
y compris, à la façon japonaise bien sûr, c.-à-d. sans excès de sentiment extraverti, mais avec
un grain de folie suffisant pour faire un super grand pied de nez à l’ordre shogunal.
Tandis que les moines et les bushi laissent à la postérité des arts influencés par le zen tels
l’ikebana, la voie du thé, la peinture monochrome (cloisons de papier, rouleaux, paravents) et
un style de vie très austère, les marchands tentent pour leur part d’inventer une culture plus
typiquement populaire et citadine qui prend son essor vers l’ère Genroku (1688-1703). Ils
laissent libre cours à leur fantaisie créatrice, loin des lettrés néo-confucéens conservateurs
proches du pouvoir. Le théâtre kabuki est un exemple de cette culture qui popularise un art
de vivre plus spontané et épicurien, loin du compassement grave et ennuyeux des époques
antérieures. Les marchands d’Edo désirent s’amuser insouciamment, forgeant diverses formes
culturelles inédites pour se détacher des anciens modèles et goûter à leur tour la joie de vivre.
L’Europe aussi à cette époque inventa l’opéra et le baroque66 pour sortir du rigorisme. Le
bonheur est directement à portée de main, l’art profane sachant le présentifier sans remords
puisqu’aucune pensée coupable ne vient encore l’accuser d’aimer la vie en toute décomplexion.
Si le kabuki débute avec les danses lascives des filles de joie, il devient vite une affaire d’hommes
sous la pression du bakufu d’Edo qui désire contrôler la licence au nom de l’ordre social.
Chikamatsu Monzaemon (1653-1725), génial dramaturge d’Edo, écrit pour le théâtre de poupées
puis adapte ses pièces au kabuki qui fait la part belle au jeu des acteurs. Le répertoire est
constitué de sujets historiques liés au Dit des Heike et de sujets contemporains dépeignant les
mœurs des marchands. Ces thèmes s’inspirent souvent de faits divers, surtout des amants se
suicidant à cause de leur amour contrarié par leur famille ou des contraintes économiques. Les
drames les plus connus sont sans doute « double suicide à Sonezaki » (曾根崎心中) et « double
suicide à Amijima » (心中天網島) qui campent des amants assentissant à leur mort volontaire
face à une société pharisienne privilégiant la face et faisant fi de l’amour. Pourquoi les amants
optent-ils toujours pour le double suicide envers une situation sociale cornélienne plutôt que
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
159
de faire d’autres choix ? Pourquoi le recours au suicide est-il quasiment toujours au Japon la
solution aux amours contrariées par l’ordre social ? Pourquoi pas un possible bonheur, un espoir
lointain, la paix de l’âme dans la religiosité ou le pardon (cf. Le Cid) pour réduire la tension
des passions et résoudre le conflit entre des motions contraires ? Cela offrirait plus d’épaisseur
psychologique à des personnages très stéréotypés, peu dotés d’anticipation et de perspicacité,
subissant leur sort plutôt que de se battre. Certes, on arguera que sans suicide le drame serait
caduc puisque le spectre de la mort en est le seul ressort, mais n’est-ce pas en cherchant sa
liberté intérieure que l’être invente des solutions aux dilemmes de la vie pour faire la nique au
destin ? Passe encore le suicide rituel des guerriers de jadis qui éprouvaient une dette de
reconnaissance (giri/義理) pour leur maître, lui prouvant ainsi leur fidélité (à la façon des ados
qui se sacrifient pour le groupe), mais les amants infortunés ne sont pour leur part redevables
d’aucune gratitude envers aucun bienfaiteur (sauf les parents, selon le confucianisme). D’où il
appert que cette tendance japonaise au sacrifice, peut importe d’ailleurs la classe sociale, se
fonde sur une attitude intérieure qui survalorise l’extraversion et l’identification du moi au
groupe et aux autres, la mort devenant l’option psychologique finale la plus probable. Quand
l’extraversion est exclusive et outrancière dans la psyché consciente, elle tyrannise logiquement
le moi qui verse vite, hélas, dans la thanatophilie. Si l’amour du couple est déjà étouffé dans
l’œuf par l’ordre social et qu’il ne peut triompher dans la société, il ne risque pas de s’épanouir
dans le cœur des amants pour mûrir spirituellement via le symbole des opposés en con-jonction.
À travers son amour quasi précieux de la nature, Bashô (1644-1694) exprime un sentiment
religieux d’une grande sincérité, proche de la candeur directe du shintô mais fort remodelée
par l’idée d’impermanence et quelques siècles de pratiques bouddhistes. Il existe dans la
démarche du poète une religiosité de chaque instant envers ces petits riens de la vie qui
l’émeuvent profondément. C’est un impressionniste avant la lettre qui avec peu de mots sut
mettre sur la toile du cœur des touches suggestives reproduisant la réalité mais sans être
jamais elle. Un réseau infini de sous-entendus cascadant entre eux permet de faire revivre
l’intensité de la chose absente, but essentiel du haïku. L’empreinte, la marque ou la trace sont
pour Bashô67 plus décisives que la chose réelle. L’émotion esthétique (la Beauté) doit naître
grâce à leur évocation, un peu comme on ébouillanterait des légumes pour les tonifier et rendre
leur texture croquante. Le haïku saisit la verdeur de l’instant présent puis l’oublie pour la
fraîcheur de l’instant suivant. Il ne dit de profond sur le mystère de la vie qu’au détour du
superficiel, ni n’explicite quelque intention cachée, sauf à le pressurer comme un citron frais
pour enfin arracher plus de signifiance à son insignifiance. Seuls les Occidentaux qui manient
la pensée avec art sont passés maîtres dans cet exercice. Mais avant d’y parvenir, ils ont connu
du sacré fil à retordre pour bien traduire ces fameux haïkus de seulement dix-sept syllabes.
Ainsi, le passage du japonais stylisé et allusif au français pénétrant et cartésien fut un exercice
périlleux68. La littéralité a priori du haïku et sa concision déroutante invitent peu le lecteur à
fantasmer avec du symbolique. En quoi un batracien sautant dans une vieille mare en faisant
160
Jean-Claude Jugon
floc pourrait-il affoler tout soudain l’imagination ou bien purifier le cœur d’une passion liquéfiante
comme chez le poète Char69 ? Si la lecture d’un haïku ne stimule guère au début la vie spirituelle,
elle exalte en revanche le revécu de sensations déjà authentifiées, comme en font foi les mots
de saison (kigo/季語), pour causer céans une émotion très esthétisée. Il s’agit bien ici de la
sensation introvertie qui substitue au réel brut le rappel du réel, à l’effet le posteffet, à l’émanent
le rémanent. Elle ignore la nature sauvage concrète pour une nature culturée, remodelée
postérieurement et représentée artificiellement. Le haïku n’émet en fait aucune vérité (pensée),
ne se réclame d’aucune passion violente (sentiment), ni ne pointe aucun objectif lointain à
atteindre (intuition). Il utilise juste des réminiscences stimulées par le contexte pour les
éprouver ou les réprouver sur-le-champ. Si la poésie occidentale est souvent pompeuse avec
ses grands phrasés métaphoriques qui pôle positionnent le sujet (cf. le romantisme), la poésie
japonaise écrite au fil d’un pinceau vigoureux devient vite ennuyeuse par sa répétitivité et son
grand formalisme, sauf à être sensible à sa nature imprévisible et irrationnelle, à son besoin
d’effets primesautiers, à la subtilité de ses allusions, voire à lui voir parfois des aspects méditatifs
cryptozenistes. En abandonnant définitivement son hermitage incendié pour partir pèleriner
durant une dizaine d’années (et ce jusqu’à sa mort), Bashô tenta de retrouver l’essence du
haïku qui via l’instantanéité des perceptions jaillit tout soudain parfaitement composé, quoique
l’assiduité pour l’élaborer soit très exigeante. Lors de ses voyages, il vécut des moments
d’authentique émotion esthétique, teintés de nostalgie face à la vanité humaine qui croit échapper
à la fuite du temps70. Il acceptait le complet dénuement de l’homme devant la nature et le destin.
Son art se résume en la formule immutabilité-transition (fu.eki-ryûkô/不易流行), à savoir que
la poésie éternelle d’antan se rénove avec l’air du temps. Ainsi le temps dépose-t-il sa patine
sur les choses et les gens, dévoilant son invariance autant que le chatoiement et la forte
précarité de son cours inexorable.
Avec Chikamatsu et Bashô, Saikaku (1642-1693) est le plus grand auteur du XVIIe, siècle
d’or des arts et de la poésie (comparable à notre grand siècle). Saikaku est poète, conteur et
romancier. Prolifique71, ses thèmes de prédilection sont la passion charnelle entre hommes et
femmes, les mœurs homosexuelles et pédophiles des guerriers (ou leur dette d’honneur) et
celles des moines et des acteurs de kabuki. Il met aussi en scène les bourgeois de son époque
dans des recueils de contes du style ukiyo-zôshi (浮世草子), c.à-d. littéralement « feuillets du
monde flottant ». Dans Cinq amoureuses et La vie d’une femme, il décrit la façon dont la passion
conduit les amantes à la mort ou à la prostitution dans une société sclérosée par la subordination
qui régit les classes sociales. Les hommes sont quant à eux régis par leur sexualité, tributaires
de leurs appétits érotomaniaques, tel l’homme qui ne vécut que pour aimer qui n’a de cesse de
conter fleurette et trousser la courtisane pour satisfaire ses envies. Il conquiert ainsi 3.742
femmes et 725 hommes dans sa vie ! Face à cette morne énumération de sexe Saikaku nous
pose furtivement la question à quoi ça sert ?, si l’amour vrai, non pas l’attachement au plaisir,
ne cimente pas le bonheur du couple. Il dénonce aussi les côtés hypocrites du confucianisme
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
161
en traitant de cas atroces d’impiété filiale. Il tente de montrer l’envers social du décor, loin de
la morale et des bons sentiments confucéens censés gouverner les rapports entre les gens. Son
œuvre rejoint par biens des côtés les préoccupations avant-gardistes de la Comédie humaine
balzacienne en ce qu’elle décrit avec vérisme les drames de son époque, au carrefour du social
et du psychologique. En homme connaissant parfaitement les rouages sociaux de son temps et
les travers de ses contemporains, il en pointe avec finesse les effets pervers mais sans polémiquer.
S’il désire avant tout divertir son public, son don de l’observation, sa lucidité et sa perspicacité
lui servent de boussole pour épingler les vices de sa classe et, accessoirement, ceux des autres
classes. Or, un homme aussi féru de réalisme dans les mœurs sociales, sensible aux événements
extérieurs, qui compose deux myriades de poèmes en une journée et, de plus, avance des chiffres
précis pour compter les conquêtes amoureuses de ses héros est forcément tourné vers la
quantité. Saikaku était donc sûrement de type sensation extravertie et doté d’une très forte
sensualité, l’empâtement des traits et de ses chairs du visage le suggérant assez bien72.
Les XVIIe et XVIIIe sont dominés par l’ukiyo, c.à-d. le « monde flottant ». Cette formule
s’appliquera en gros à tous les arts de cette période et résume un labyrinthe de sentiments
confus et divergents, une sensibilité anesthésiée par l’absence d’avenir due à un ordre rigide
imposé par le bakufu qui plombe toute ascension sociale, une profonde nostalgie suite à
l’engourdissement de la religiosité, un abandon du corps à l’éphémérité, regretté ensuite pour
ses effets délétères sur le moi et la conscience et dont la pensée tire de lénifiants adages, et
surtout la renonciation désespérante à tout projet d’ampleur pour le futur. Il reste au moi
vaguant la ténuité du présent et la viscosité du corps. Le monde flottant est une notion
bouddhique réinterprétée par les Japonais à la faveur de leur sensibilité qui souligne surtout
l’ici-maintenant au détriment de l’étendue du temps. Il est donc (psycho)logique de les voir en
permanence insister sur l’impermanence au cours de leur culture. Les bourgeois d’Edo ne
dérogent pas à ce credo mais, au lieu de refouler leurs désirs pour se délivrer de l’illusion, ils
vont choisir de vivre les plaisirs les plus fugaces du monde flottant. Ils réinterprètent ainsi
l’impermanence comme une sorte de mort imminente qu’il faut vaincre par l’hédonisme avant
qu’il ne soit trop tard, chaque jour étant potentiellement fatal. On prête au prêtre Asai Ryôi
(浅井了意/1612 ?-1691) la rédaction des « Contes du monde flottant » (ukiyo monogatari/浮世物
語/1661) qui débute la popularisation de ce terme. L’auteur donne d’emblée le ton dans sa
préface : « Vivre uniquement le moment présent/se livrer tout entier à la contemplation/de la
lune, de la neige, de la fleur de cerisier/et de la feuille d'érable... ne pas se laisser abattre/par
la pauvreté et ne pas la laisser transparaître/sur son visage, mais dériver comme une calebasse/
sur la rivière, c'est ce qui s'appelle ukiyo »73. On ne peut mieux dépeindre l’état d’esprit flottant
qui anima la culture bourgeoise de cette époque. On constate aussi que donner aux autres une
bonne impression de soi en faisant bonne figure (la face = la persona) est une valeur sociale
importante. Les images du monde flottant (ukiyo-e/浮世絵) seront très prisées durant Edo pour
décliner par la suite avant de connaître un regain sous l’influence des Occidentaux et du
162
Jean-Claude Jugon
japonisme qui fleurira dans l’Europe du XIXe. Les thèmes de ces estampes sont de belles
galantes (bijinga/美人画), prostituées de luxe (oiran/花魁-tayû/太夫) et courtisanes de haut
niveau qui résident dans les maisons vertes (seirô/青楼) au quartier des plaisirs de Yoshiwara
qu’Edmond de Goncourt présentera dans Outamaro, le peintre des maisons vertes. Yoshiwara
est un monde artificiel et d’un luxe absolument inouï, avec ses codes de bonne conduite et ses
rites saisonniers, comme le défilé annuel des nouvelles geishas lors du Nouvel An ou la fête des
cerisiers en fleur. On trouve ensuite les acteurs de kabuki et les lutteurs de sumo ainsi que
nombre de lieux célèbres du Japon ou des scènes de la vie quotidienne. Les estampes décrivent
donc les plaisirs populaires de la classe marchande. Il y eut aussi les shunga (春画) au style
pornographique. La bourgeoisie de l’époque d’Edo a donc financé un formidable lupanar sous
l’œil bienveillant du gouvernement d’Edo qui voyait là l’opportunité d’apaiser les débordements
populaires ou la rébellion des bushi oisifs par les plaisirs des sens tout en restant vigilant sur
la censure. D’un autre côté, cette période de l’histoire du Japon fut extrêmement riche
artistiquement et bien plus avancée que l’Occident sur ce qui allait devenir bien plus tard la
culture populaire de masse.
À l’encontre de l’ascétisme des bushi qui peu à peu vont négliger leur idéal de classe pour
mieux s’encanailler dans les quartiers de plaisir, les bourgeois edonistes optent incontinent pour
les joies hédonistes, se réfugiant dans la volupté raffinée de la chair pour oublier l’apathie sociale
et les frustrations inassouvies. Le monde flottant permit ainsi de fuir une réalité trop pesante.
Le temps paraît suspendre son vol durant plus de deux siècles tandis que l’état d’esprit du
Japon dérive insensiblement de droite à gauche comme un bateau fantôme sans gouvernail.
L’être est vague et il divague au gré de ses impulsions flottantes, senties dans l’instant, mais
sans vrai but défini ni point d’appui pour se redresser. Si la vie n’est qu’un songe creux face à
la mort, on peut néanmoins la tromper pour en tirer un plaisir fugace et surtout écrire ou
peindre avec ça. Embarqué sur le bateau ivre de notre monde, chacun oublie un peu plus chaque
jour l’intention qui l’anime, l’être dérivant comme une frêle coquille de noix sur l’océan immense
des cinq désirs (goyoku/五欲)74. Cette flotte certes flotte, mais faute de but lointain à atteindre
elle erre sans espérance. Le sujet se meut selon des motions et des émotions velléitaires sans
pouvoir se décider (le sentiment) à devenir (l’intuition) lui-même. Il retourne donc vite à la
jouissance sensorielle en substituant l’esthétique à la réalité. Les bourgeois d’Edo ont ainsi
retrouvé les plaisirs des nobles de Heian, version populaire moins sophistiquée mais tout aussi
résolue. Si l’éthique des marchands feint d’ignorer l’argent pour faire oublier leur mercantilisme
qui les place au bas de l’échelle sociale, ils s’en nourrissent pourtant et le dilapident à souhait
pour assouvir leurs désirs. Comme aux époques antérieures, il n’est nullement question de
délaisser les plaisirs raffinés des sens pour quelque idéalité de l’amour dans le couple liée à la
spiritualité. La reine de cette époque est la geisha des maisons closes, arène où les marchands
se ruinent, mais on n’y voit aucune grande histoire d’amour. La passion spirituelle partagée au
sein du couple est restée de nouveau scotchée à la viscosité de la sensation et aux errements du
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
163
présent.
À l’image des époques féodales Kamakura et Muromachi où mûrirent chez les moines et les
guerriers, sous l’influence du zen, les notions esthétiques de wabi/sabi (侘び/寂び), qui sont
pour wabi la patine déposée par le temps à la surface des objets et pour sabi la mélancolie
doucereuse amoncelée dans le cœur de l’être au cours de sa vie, la bourgeoisie d’Edo s’enticha
elle aussi de la notion d’iki (粋), version plus light de l’esthétisation de la réalité. Iki est le
charme discret de la bourgeoisie d’Edo envers les relations éphémères entre amants, aussi
futiles qu’inconstantes (et très inconsistantes) puisque les liens affectifs du couple vont et
viennent, se font et se défont en ce monde flottant. Kuki Shûzô (九鬼周造/1888-1941), fils d’un
baron et d’une geisha, fut le plus éminent théoricien de la structure de l’iki à l’ère Meiji (18681912). Il résida en Europe, côtoyant Bergson et Heidegger. Iki est selon lui l’atmosphère de
séduction qui auréole le couple sans qu’aucun partenaire ne désire jamais atteindre l’objet de
son désir, aussi près en fût-il. Chacun se complaît donc dans une attitude de galante coquetterie
(bitai/媚態), espérant conquérir l’autre par des câlineries, des enjôleries et des aguichages, mais
sans minauderies jamais, ni afféterie, du moins en principe. On s’interdit d’étreindre l’objet de
sa passion qui sinon risquerait d’éteindre toute passion. Pour l’aiguiser il faut au contraire agacer
tous les sens. Le second trait d’iki est la bravoure morale (ikiji/意気地) qui refuse fièrement de
céder à l’attirance de l’autre sexe ou feint d’ignorer bravement les vicissitudes d’une vie de
vices et de luxure. Il s’agit de garder crânement sa contenance pour cacher aux autres son
dépitement devant les infortunes qui s’abattent sur soi telle la misère sur le monde. On peut
même sauver la face d’autrui s’il commet un trop grave impair envers la délicatesse des sens
afin de protéger sa propre dignité et ne pas déchoir avec lui dans la bassesse et la honte.
L’esthétique recèle donc une forme d’éthique sociale. Le dernier trait d’iki concerne la
renonciation (akirame/諦め) devant un sort adverse qui force à renoncer au bonheur à deux,
inaccessible en cet ici-bas évanescent et chimérique. Si la réalité prouve tristement que les
amants ne pourront jamais être heureux ensemble, que faire sinon s’incliner en une noble
élégance intérieure pour se détacher suprêmement de la jouissance des sens. Le moi peut ainsi
juger de la valeur de la vie en se désengageant de toute participation affective directe à son
vécu pour surtout ne pas souffrir75. Si selon Bouddha ce monde est une vallée de larmes sans
bonheur possible, on peut toutefois contrecarrer la souffrance en la raffinant en soi pour mieux
s’en détacher sans regret. Il faut se souvenir d’une particularité intrinsèque et hautement
sophistiquée de la sensation introvertie qui consiste à limiter la quantité pour mieux exhausser
la qualité. Ainsi, les Japonais tentent de restreindre leur quantité de nourriture aux huit
dixièmes pour éviter la replétude qui alourdit l’estomac, émousse les sens et entrave la bonne
santé. Il en va de même pour la résignation au bonheur des amants dont parle Kuki qui consiste
pour l’être à se détacher de l’objet de son désir, inatteignable de toute façon. Renoncer à assouvir
totalement des pulsions telles la faim ou la sexualité dont les buts exigent soit la satiété
sensorielle, soit l’amour partagé, permet de mieux réamorcer la pompe du désir en se privant
164
Jean-Claude Jugon
en partie de la satisfaction pour réussir à approfondir leur côté abstrait. Quoique l’homme ait
quitté depuis longtemps l’état de nature, les Japonais ont au maximum tenté d’en garder les
apparences tout en la secondarisant pour mieux creuser le versant qualitatif de son innéité. La
sensation introvertie n’est donc pas antinaturelle, c.-à-d. à rebours du projet de la nature, sinon
elle serait dans le registre de la perversion ; elle est simplement paranaturelle, c.-à-d. à côté
de la nature, autrement dit du côté de la culture. Ceci prouve que l’adoration de la nature au
Japon n’est pas simpliste mais au contraire très culturée.
du dialogue entre le protagoniste et le deutéragoniste
Dans le théâtre grec antique le protagoniste tient le rôle principal tandis que le deutéragoniste,
second personnage, lui rend la réplique. Il en va de même dans le théâtre japonais. Selon l’optique
junguienne de l’organisation de la psyché, le protagoniste représente clairement le sentiment
qui pose les vraies questions existentielles et le deutéragoniste la pensée qui tente de lui répartir
avec la raison des mots. Le deutéragoniste détient donc des informations que le protagoniste
désire avidement savoir pour mieux comprendre l’état actuel de son vécu76. En conclusion, que
dire du dialogue psychique entre les deux fonctions rationnelles de sentiment et de pensée dans
l’âme japonaise (entre amour et connaissance, entre foi et raison), sinon qu’il fut réduit à la
portion congrue. D’une part, la pensée introvertie qui désire s’interroger pour saisir les
motivations abstraites de l’être faisait par trop défaut au moi pour dialecter avec le sentiment
et, de l’autre, ce dernier était trop infériorisé par le moi pour questionner la pensée sur les
vraies valeurs existentielles de la vie. Trop attirés par la force de gravité du présent, réalistes
même jusqu’à l’abandon de toute réalité tangible, les Japonais n’eurent guère l’occasion au cours
de leur histoire d’éprouver l’érotisation du sentiment par l’Esprit du père qui peut spiritualiser
l’amour charnel des amants (cf. Tristan et Yseut), le renforcer et le mûrir bien plus vivement
que l’excitation des sens et ses artifices77. On peut aussi ajouter que l’importance de l’impermanence
dans la culture nippone démontre clairement le dénuement de la pensée introvertie (dirigée
vers l’introspection du sujet). Elle s’est sentie démunie pour tenter de trouver une parade
capable de contrecarrer le vide de la mort par la connaissance intérieure de soi. Izanagi fuyant
devant son épouse Izanami le poursuivant pour le dévorer en est l’exemple mythologique le
plus typique.
Quant à la pensée introvertie, les Japonais ont un mal fou à pouvoir décrire l’enchaînement
d’une cause première à un effet dernier dans le registre de l’abstrait, c.-à-d. à exposer nettement
une suite de processus par des concepts mettant en exergue des articulations logiques pour en
déduire au final une conclusion rationnelle. En réalité, ils passent le plus souvent d’une cause à
un effet via une association sensorielle irrationnelle qui se passe de toute justification. En dépit
d’apports théoriques très importants venus de Chine et d’Inde, la fonction de pensée japonaise,
trop corsetée par son réalisme et sa forte concrétude78 a très souvent buté devant les grands
problèmes vitaux que pouvait lui poser le sentiment, privant le moi d’une élaboration plus
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
165
herméneutique des contenus de l’inconscient. À la longue, cela a fini par freiner l’intériorisation
de l’affectivité car celle-ci ne bénéficiait qu’assez peu de l’argumentaire de la pensée introvertie
pour clarifier en mots et concepts ce qu’elle ressentait, dérogeant à délivrer au moi des états
d’âme plus mûrs et circonstanciés. Le manque de confiance en soi si souvent exprimé au Japon
est donc aussi lié à la superficialité de la pensée extravertie, surtout patente chez les hommes.
Cette dernière n’aide guère le sentiment à désubjectiviser la primarité de son expérience vécue
pour inciter le moi à mieux saisir ses motivations par la réflexion intérieure. D’où une certaine
démétaphorisation du penser au Japon due à son inclination pour la concrétude. Se fondant sur
la condensation qui bouge plus par images que par mots, trouvant certes des interfaces concrètes
entre des choses ou des faits opposés, la pensée de l’Archipel se soucie peu de résoudre les
contradictions questionnant le for intérieur de l’être humain. C’est la base même de l’éclectisme
nippon dans le registre des idées. Ce que les Japonais ne peuvent saisir d’eux-mêmes et qui
les agite très fortement, ils finissent par le concrétiser, sans bien voir que ce sont des projections
sur la réalité79. C’est la preuve de l’extraversion de la pensée qui bride trop en eux une approche
des choses plus herméneutique. Du côté du sentiment, si les Japonais l’estiment fort au quotidien
pour harmoniser les rapports humains, ils exercent sur lui en leur for intérieur un grand contrôle
pour sauver la face en société. Captifs de leur formalisme social, ils lui font donc peu confiance
comme leur gêne à communiquer avec les autres le révèle80. Faute d’être stimulé par la pensée
réflexive tournée vers le sujet qui a pour mission de sonder le vécu par son questionnement,
l’amour du couple retourne aisément à une érotisation esthétisée des sens81. L’élévation du
sentiment lui faisant défaut, celui-ci dialogue peu avec la profondeur de la pensée. Jamais ce
pays n’a su fantasmer le bonheur des amants, juste leur malheur. Ou bien l’amour conjugal se
désagrège insensiblement au profit de l’amour familial qui le remplace presque exclusivement
quand naissent les enfants. Ce cas de figure est très fréquent au Japon, les relations familiales
subordonnant les relations d’individu à individu dans la cellule familiale. C’est pourquoi la tension
qui doit normalement régner au sein d’un couple (comme entre n’importe quel couple de forces
opposées) se distend très vite avec le temps, émoussant le désir sexuel pour l’autre partenaire
trop « familiarisé » et qui devient presque semblable à soi82. Ne pouvant ainsi s’élever par
l’idéalisme contenu dans la pensée introvertie, le sentiment retourne naturellement à la sensation
qui fut jadis son berceau, risquant à la fin de se retrancher dans l’hédonisme via la recherche
des raffinements. La religiosité envers la Déité (ou l’Esprit du père) et l’amour dans le couple
qui désire conjoindre les opposés ont donc souvent pâti au Japon d’une telle esthétisation car
celle-ci défavorise l’élévation spirituelle du sentiment83. Néanmoins, des artistes comme Bashô,
Hiroshige et bien d’autres ont su exprimer dans leurs œuvres une religiosité qui touche
profondément le cœur en la retraduisant dans des scènes naturelles grâce à la simplicité des
sens et au très fort dépouillement de la sensation introvertie. Preuve que cette fonction soidisant matérielle contient aussi en elle de la spiritualité. À l’image du shintô, c’est de cette façon
que la foi au Japon fut « naturalisée ». En revanche, la fonction psychologique qui a le plus pâti
166
Jean-Claude Jugon
(et pâtit toujours) est l’intuition, fonction opposée à la sensation. C’est elle qui fut (et reste) la
plus dépréciée comme en témoigne le très fort misonéisme (hostilité au changement) qui
distingue l’histoire de l’Archipel. Le Japon fut (et reste) très conservateur dans les domaines
où l’aspect abstrait domine, pointilleux sur des formes standardisées, comme le révèlent la
sécularisation du phénomène religieux ou, dans les arts, la musique gagaku (雅楽) issue de la
Chine antique, jouée de nos jours encore à la Cour impériale ; ou le nô, le kabuki, la voie du thé,
l’art des jardins, l’ikebana, la calligraphie, le haïku (quasi identiques depuis Bashô). Toutes ces
traditions se transmettent sans changement de maîtres à élèves dans une même famille ou une
même école. L’étonnante stabilité politique du Japon (deux siècles et demi de bakufu ; soixante
ans de parti libéral-démocrate) manifeste aussi le conformisme et le conservatisme de ce pays.
Tant que l’Archipel n’est pas ranimé par une force perturbante venue de l’étranger, tels le
bouddhisme (Nara/Heian), l’invasion des Mongols (Kamakura) ou l’arrivée des Occidentaux
(Edo/Meiji), il tend à se paralyser dans le présent, signant ainsi clairement son manque
d’intuition en l’avenir.
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
167
LE JAPON PREMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
comparaison interculturelle avec la grèce antique
Toute étude transculturelle nécessite de comparer entre les cultures afin de souligner les
points communs et les écarts pour en tirer un enseignement. À la lecture de notre ouvrage [26],
on aura pu constater que l’âme japonaise divergeait de l’âme européenne, surtout quant aux
fonctions de pensée et d’intuition, peu utilisées dans leur versant introverti, alors que la sensation
tente d’esthétiser absolument tout ce qui relève de sa sphère d’influence. De plus, le collectif
et le localisme sont constamment soulignés dans le style de vie nippon. La modernité de ce
pays ne doit donc pas nous masquer qu’il se démarque nettement de l’Occident par bien des
traits psychologiques. Cela dit, si les divergences culturelles constatées résultent de tendances
caractérielles plus avérées que d’autres, toutes se basent sur la structure commune de la psyché
humaine. Il faut donc comparer en gardant à l’esprit les deux aspects de la question : l’universel
et le singulier. De quel pays est-ce que le Japon est ethniquement et psychologiquement le plus
proche ? Sans doute est-ce la Corée, en dépit de tout ce qui les sépare. Mais comparer le Japon
à la Corée reviendrait un peu à mesurer la France à l’Angleterre. L’écart dans le temps et
l’espace doit être plus ample pour justement faire ressortir comment la structure commune de
la psyché rejaillit sur les traits de caractère. Finalement, je n’ai pu trouver qu’une seule culture
occidentale qui paraisse suffisamment proche du Japon, du moins dans l’esprit, mais hélas elle
n’existe plus. Par bonheur, elle est si célèbre qu’elle fut l’objet de toutes les études. Il s’agit de
la Grèce antique, comme représentante théoriquement idéale de l’Antiquité méditerranéenne.
Il est bien sûr exclu de traiter exhaustivement de ce thème dans les dernières pages de cet
article mais le lecteur aura la possibilité de sentir combien une configuration psychologique
type tend à produire des comportements, une vision de monde ou une sensibilité de vie somme
toute assez proches dans l’esprit malgré l’éloignement temporo-spatial qui sépare les deux
cultures.
mythes et religiosité naturelle
On trouve au Japon comme en Grèce un polythéisme qui au départ vénère des divinités
locales qui vont ensuite s’incorporer sous l’effet d’un pouvoir centralisé. Toutefois, il n’existe
aucune représentation figurative (sculptures, peintures, etc) des dieux shintô : la nature leur
sert juste de support. Elles sont révérées à travers elle (un arbre, une montagne, une rivière).
Très peu de sanctuaires furent érigés au Japon avant l’introduction du bouddhisme. Chaque
divinité possède cependant un corps divin (shintai/身体) qui la représente sur terre (ex : le
miroir pour la déesse du soleil Amaterasu). Il s’agit plus que d’un attribut dont les dieux grecs
étaient jadis dotés car le corps divin est censé contenir l’essence même de la divinité. C’est une
émanation de son principe vital. La religiosité japonaise traditionnelle et son homologue grecque
à l’époque d’Homère ou d’Hésiode (vers le VIIIe av. J.-C.) paraissent assez proches en ce que
168
Jean-Claude Jugon
toutes deux privilégient la participation mystique directe de l’homme à la nature. Il suffit d’être
en osmose avec elle pour sentir aussitôt le mystère profond qui l’habite invisiblement et ainsi
entrer en contact avec le divin au tréfonds de son cœur. Les aspects agrestes et bucoliques
dans le culte des dieux et les rituels qui usent de matériaux naturels frais, fragiles mais vites
renouvelables (herbes, bois, branches, feuilles, lianes), sont patents dans les deux religions. De
plus, on note un même goût esthétique candide et rustique, sans effets surabondants ou
superfétatoires. C’est vraiment du naturel simple et concret. D’ailleurs, le sanctuaire shinto est
toujours construit en pleine nature, à flanc de montagne, quelque part entre le monde des
vivants et celui des morts (c.-à-d. proche de l’inconscient). Il est à portée des divinités qui
restent cachées aux regards dans la nature ténébreuse, tels des fantômes hiératiques. Or, il en
fut ainsi en Grèce pour le Parthénon érigé hors d’Athènes sur l’Acropole ou le sanctuaire
d’Appolon à Delphes au pied du mont Parnasse (cf. aussi celui d’Olympie dévolu aux Olympiens
ou encore celui de Délos près de la colline Cynthia)84. Cependant, la mythologie shinto ne fut
jamais critiquée par la raison comme en Grèce par les philosophes à partir du siècle de Périclès.
Le bouddhisme comblera cette lacune en apportant des notions plus abstraites. Il existe un
mystère non encore résolu concernant les deux mythologies car elles présentent parfois des
histoires si proches quant aux sens manifeste et latent que se pose la question de leur origine
réelle. La Grèce et le Japon sont séparés par près de dix mille kilomètres et n’ont jamais eu de
contacts jadis. Ces mythes ont pu être transmis par le biais de peuples nomades comme les
Scythes jusqu’en Asie centrale et de là au Japon [93] mais on ne les retrouve nulle part ailleurs
en Asie, hormis l’Archipel. Une autre hypothèse bien plus convaincante que celle-là mais hélas
subjective, c.-à-d. impossible à étayer par des faits concrets, consiste à voir ces similitudes
mythologiques comme l’effet de la structure de l’inconscient collectif sur le moi et la conscience.
Autrement dit, les Grecs et les Japonais auraient mythologisé plus ou moins semblablement
face aux grandes apories de l’existence car leur configuration psychologique culturelle relevant
des deux attracteurs et des quatre fonctions était sans doute assez proche. On en jugera par
les tableaux référés ci-après. La question de la transmission des symboles culturels ou de leur
production ab ovo n’est pas nouvelle. Elle fut déjà débattue en Europe par les savants du XVIIIe
qui virent de troublantes analogies symboliques et une concordance entre les coutumes des
civilisations chinoise et égyptienne85, au point de conclure un peu vite pour certains à une
colonisation de la Chine par l’Égypte. En fait, les deux hypothèses ne sont pas forcément
incompatibles car il existe des cas parfaitement avérés de transmission comme des cas où
l’inconscient a été perçu similairement.
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
169
Tab 1 : Points communs entre les mythologies shinto et grecque aux plans manifeste et latent
Mythologie shinto
Mythologie grecque
Sens latent
Le couple divin primordial Izanagi
(♂) et Izanami (♀) procrée nombre
de divinités. Izanami a les organes
génitaux brûlés quand elle donne
naissance au dieu du feu et doit
descendre au lieu où séjournent les
morts. Izanagi part la chercher mais
ayant hélas mangé de la nourriture
des enfers (idem pour Perséphone !)
elle doit en principe y rester. On lui
accorde cependant la faveur requise
à la condition qu’Izanagi ne regarde
pas son épouse jusqu’à son retour sur
terre. Hélas, n’en pouvant mais, il
brûle son peigne et découvre alors de
ses yeux ahuris l’état avancé de
putréfaction et le corps grouillant de
vers de sa si belle épouse de jadis.
Poète et chantre apollinien, Orphée
perd sa belle Eurydice mordue par un
serpent. Il se rend au Tartare et
charmant de sa lyre ses occupants
obtient le droit spécial de la ramener
au monde des vivants. Mais il ne doit
pas la regarder jusqu’à son retour à la
lumière du jour. Hélas, lui aussi faillit
au dernier moment et perd donc l’élue
de son cœur. Eurydice signifiant « la
justice totale » est sans doute une
figure de la mère infernale qui dans
l’Antiquité donnait la mort à ses
créatures avec le venin d’un serpent.
Orphée aurait quant à lui fondé les
mystères oraculaires d’Eleusis.
Lien inconscient entre la matière, la
mère et la mort. Le partenaire amant
descend aux enfers pour ramener son
épouse à la vie et ainsi la racheter de
cette funeste aporie contenue en elle.
Il désire recréer sur terre la fusion
originelle des opposés (♂/♀).
L’échec résulte de l’interdit du regard
qui une fois transgressé révèle alors
l’insoutenable vérité : la réalité
matérielle-maternelle porte en son
sein le spectre de la mort. L’œil en est
le témoin. Izanami/Eurydice figurent
le côté mortifère de l’Imago maternelle
dont la matérialité ne paraît pas
rédemptable.
Le
dogme
de
l’Assomption proposera toutefois une
sorte de solution à ce dilemme.
Izanagi constatant que son épouse
Izanami n’est plus qu’un tas de vers
grouillants, il s’enfuit, horrifié par
cette réalité. Bien lui en prend car une
horde de démones se met à sa
poursuite pour le dévorer. Il ne doit
son salut qu’à un subterfuge qui
consiste à leur donner à manger
certains de ses attributs au lieu d’être
lui-même englouti par elles. Ce sont
d’abord sa coiffure et son peigne qu’il
leur jette pour retarder leur course.
Puis, il tire son épée et fait de
moulinets par-dessus sa tête pour les
éloigner. Après quoi, il leur lance trois
pêches d’un pêcher qui se trouvait là
fort à propos. Elles les dévorent puis
finissent par battre en retraite.
Izanagi n’hésite pas alors à proférer
la sainteté de cedit lieu capable d’aider
ceux qui souffrent ainsi que lui-même
fut sauvé par ces trois pêches.
Maintenant, c’est au tour de son
épouse Izanami de le poursuivre pour
le dévorer. Prenant un énorme rocher,
il bouche l’entrée des enfers. L’endroit
est appelé le temps pendant lequel la
respiration est suspendue à l’approche
de la mort. Puis vient enfin la formule
de divorce. Izanami affirme à Izanagi
qu’elle tuera par jour 1000 de ses
créatures. À quoi Izanagi lui répond
qu’il en fera naître 1500 pour mieux
compenser toutes ces disparitions.
Le roi Iasos voulait un héritier mâle
et la naissance de sa fille, Atalante, le
déçut si fort qu’on la fit exposer au
mont Parthénion. Artémis, déesse de
la chasse et de la Nature, capable de
tuer ses créatures, dépêche alors une
ourse pour l’allaiter. Atalante grandit
parmi les chasseurs et devient un
garçon manqué. Elle fit partie des
héros qui tuèrent le sanglier de
Calydon et le blessa la première. Cet
exploit lui vaut l’admiration de son
père. Il lui enjoint alors de prendre
époux mais Atalante veut rester
vierge, comme Artémis. Ne pouvant
plus enfin s’opposer à la volonté
paternelle, elle profère en substance
qu’elle épousera celui qui la battra à la
course, sinon elle le tuera. Bien des
princes moururent sous le fer de sa
lance. Aphrodite, déesse de la Beauté
et de l’Amour, rivale d’Artémis, fait
don à Mélanion de trois pommes d’or
pour tenter sa chance. Durant la
course, au moment où Atalante se
rapproche de lui pour le tuer, il laisse
tomber les trois pommes d’or l’une
après l’autre pour la retarder dans sa
course car leur beauté fait qu’aucun
ne saurait se retenir de les vouloir
pour soi. Atalante perd cette fois la
course et doit se marier avec
Mélanion.
La réalité de la mort connue, il faut
l’accepter car l’immortalité n’existe
pas ici-bas. Le passage du temps nous
impose une course-poursuite entre la
vie et la mort. Fuir celle-ci nécessite
donc en contrepartie de lui donner
quelque chose de soi à dévorer, c.-à-d.
son temps de vie. Face à ce destin
collectif, que faire ? faut-il griller la
chandelle par les deux bouts ou
épargner sa santé pour faire long feu
? Les deux mythes répondent
pareillement : être ou ne pas être, fi
de la question ! L’essentiel est de
survivre envers et contre tout.
Jusqu’ici, la vie a gagné contre la mort
car elle contient cachée en elle trois
pommes d’or (ou trois pêches
veloutées). Le nombre 3 renvoie ici à
la tri-unité virtuelle de la Déité
éternelle représentée par les trois
fruits d’immortalité (pommes ou
pêches) qui secrètement animent la
chair du monde. Il s’agit donc d’un
symbole de l’Esprit du père, invisible
et fantomatique. On assiste ainsi à la
victoire de la vie sur la mort, mais
seulement à un tout petit cheveu. Il
faut sans cesse remplir la béance
vorace de la mort en lui donnant
toujours plus de temps de vie à
dévorer pour que la Création continue
son essor vers un avenir absolument
inconnu qui est porteur aussi bien
d’angoisse que d’espoir.
170
Jean-Claude Jugon
Tab 2 : Points communs entre les mythologies shinto et grecque aux plans manifeste et latent
Mythologie shinto
Mythologie grecque
Sens latent
À son retour des enfers, Izanagi se
purifie. De son œil gauche naît Amaterasu,
déesse solaire éclairant le ciel, et de son
nez Susanowo, dieu des tempêtes. Il est
aussi violent et infantile que sa sœur est
belle et magnanime. Incapable de gérer
le domaine attribué par son père, il décide
un jour de faire une visite de courtoisie à
sa sœur. Selon le Kojiki, livre saint
traitant des mythes shintô, leur rencontre
se divise en trois phases. 1. Amaterasu
saisit d’emblée les intentions de son frère
et tente, habillée comme une guerrière,
de résister avec arc et flèches, les pieds
bien fichés dans le sol. 2. Susanowo
l’amadoue et lui propose un serment qui
prend la forme d’un échange d’attributs.
Il lui donne son épée et elle ses joyaux,
chacun les broyant pour donner naissance
à des enfants. 3. Susanowo commet alors
plusieurs exactions dans le royaume de
sa sœur. Il abat ainsi les diguettes qui
canalisent l’eau de ses rizières. Puis, il
défèque sur son trône. Il écorche enfin
par l’arrière un poulain pie et l’introduit
par un trou en haut du toit de l’atelier de
tissage où filent les vestales de sa sœur.
Elles meurent en se plongeant une
navette dans le vagin. 4. La déesse du
soleil se cache alors au fond d’une grotte
et le monde tombe soudainement dans
l’obscurité, causant la disparition de toute
vie sur terre. Les autres dieux imaginent
un plan pour faire sortir Amaterasu de
sa caverne. D’abord, on fait chanter les
coqs, puis on place un miroir et des
bandelettes de papier sur un pin (sakaki)
pour reconstituer une sorte d’effigie de la
déesse. Ame-no-uzume débute enfin une
danse érotique qui fait éclater de rire les
800 myriades de divinités. Curieuse d’un
tel chahut, Amaterasu ouvre alors la
porte de sa grotte. On lui présente un
miroir où elle se voit, puis on la tire de là
manu militari. L’astre du jour revient au
firmament et la lumière réapparaît sur
terre. La mort du soleil une fois conjurée
par cet ensemble de rites, la vie renaît
enfin de ses cendres et reprend ses droits
pour que la Création continue.
Déméter est une déesse triple : Kórê
le blé germé, Déméter le blé mûr et
Hécate le blé fauché. Elles symbolisent
les trois âges de toute vie. KórêPerséphone, la fille de Déméter, est un
jour enlevée par Hadès, le dieu des
enfers, alors qu’elle cueillait un
narcisse. Sa mère Déméter la
cherchera neuf jours (3x3), éclairée de
ses seules torches mais hélas sans
succès. Au cours de sa quête, le dieu
mâle Poséidon qui règne sur l’univers
marin la viole sous la forme d’un étalon
et elle d’une jument. Pan dira à Zeus
qu’elle est cachée dans une grotte. Elle
rencontre aussi Hécate (déesse de la
mort à tête de chien) dans une grotte
qui la renseigne sur le rapt de sa fille.
Elle décide ensuite de se venger en
rendant la terre stérile. Zeus demande
alors à Hadès de rendre Perséphone à
sa mère mais elle a déjà mangé de la
nourriture des enfers (cf. aussi
Izanami). Zeus trouve un compromis.
Perséphone passera l’hiver (1/3) aux
enfers et le reste de l’année (2/3) sur
terre. Durant son périple en quête de
sa fille, Déméter ne s’alimente plus,
refusant même de revenir dans
l’Olympe. Elle décide de se fixer à
Éleusis où elle va enseigner ses
mystères : le grain meurt d’abord puis
renaît en épi de blé. Déméter tentera
aussi de rendre immortel Démophon,
le fils de Métanira, en le passant au feu
la nuit pour brûler la partie mortelle
de son corps. Mais, voyant ce spectacle,
sa propre mère poussera un cri d’effroi.
Courroucée, Démeter fait alors mourir
le jeune Démophon. À Éleusis encore,
la jeune Iambé récita divers chants
obscènes à Déméter et la vieille Baubô
la dérida de sa peine en lui exhibant
ses organes génitaux (cf. la danse
d’Ame-no-uzume). On célébrait jadis
les mystères de Déméter à Eleusis lors
d’un rite sacré et top secret qui fort
vraisemblablement simulait le coït. On
frottait ainsi un objet phallique sur un
autre symbolisant la vulve maternelle.
Le thème d’une Grande Déesse
considérée comme morte suite au
viol par un dieu mâle est pareil
dans les deux mythes. Le viol de
Déméter par Poséidon et celui de
Kórê par Hadès sont proches car
ces dieux ont pour emblème le
cheval. Il existe un parallèle avec
le viol d’Amaterasu par le dieu
Susanowo quand il introduit un
poulain pie (pénis) par le toit de
l’atelier de tissage (utérus), les
vestales s’enfonçant leur navette
dans le vagin. La Grande Déesse
cause alors la désolation sur terre
en refusant catégoriquement
d’exercer sa fonction. Toutefois,
elle n’a pas disparu aux enfers
pour l’éternité comme Eurydice
ou Izanami qui jamais n’en
reviendront. Kórê a certes mangé
de la nourriture des enfers mais
elle ne passe que l’hiver au
Tartare pour renaître jeune. Le
retrait de Déméter-Hécate dans
la grotte ou celui d’Amaterasu ne
sont qu’une mort temporaire qui
va aboutir à la renaissance de la
Grande Déesse et de la vie. Pour
Déméter, c’est le retour du grain
via le cycle annuel des saisons qui
garantit au moi l’immortalité de la
vie. Pour Amaterasu, c’est le
retour du soleil auroral via le
cycle diurnal de la lumière qui
garantit au moi le réveil matinal
de la conscience dans la psyché.
Certes, il s’agit bien du même
cycle vie-mort-renaissance, mais
l’un se tient sur une année et
concerne les récoltes agricoles
alors que l’autre s’étend sur une
journée et représente le moi
conscient qui s’éclipse de la
psyché la nuit venue pour renaître
au matin. Dans l’un, on pratique
un rite sexuel lié au grain qui en
mourant renaît via la fertilité de
la Grande Déesse. L’être humain
connaîtra aussi le même sort (cf.
Iambé-Baubô ou Démophon).
Dans l’autre, la sexualité vise à
piquer la curiosité d’Amaterasu,
causant le retour de la lumière
dans la psyché consciente. Le rite
sexuel fait sortir de sa grotte la
Grande Déesse qui était en état
de mort ou de léthargie. Pour le
mythe grec, le combat se tient
donc au cœur de l’hiver et pour le
mythe nippon au cœur de la nuit.
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
171
On sait que la descente dans le monde souterrain pour ramener à la vie une âme malade ou
moribonde est un thème du répertoire shamanistique. Mais le contenu latent des mythes grecs
et nippons symbolise la réunion sur terre des deux sexes, son impossibilité absolue à cause de
la mort contenue avec la vie dans le sein maternel et la révélation d’une existence de l’Esprit
du père au tréfonds de la matière. Si Aphrodite est déesse de l’amour et de la beauté, opposable
à sa rivale Artémis, déesse chasseuse, de la nature et de la mort, il reste qu’elle naquit du
sperme du phallus castré d’Ouranos (le Ciel) jeté dans la Méditerranée par son fils Cronos. À
ce titre, il est logique qu’elle offre à Mélanion les trois pommes d’or représentant l’Esprit du
père (triangle phallique pointe en haut) renversé en la matérielle Aphrodite (triangle utérin
pointe en bas) puisqu’elle est issue de Lui. Dans le mythe nippon, les trois pêches jetées par
Izanagi sont un héritage venu de Chine car pour le taoïsme elles symbolisent l’immortalité. Il
s’agit du même motif archétypique produit par l’inconscient collectif fondé sur le trois, chiffre
par excellence de la totipotence de l’Esprit atemporel s’incarnant en la chair fruitée du monde.
Ces deux mythes signifient donc bien plus qu’un simple rappel de l’âme par le shaman visitant
les enfers. Ils se rejoignent en profondeur pour interroger l’injustice de la mort présente ici-bas
qui force toute vie à avancer dans le sens du temps pour mieux la faire trépasser au bout sans
rien donner en échange. Ils posent la bonne question mais sans réponse salvatrice comme le
feront Christ ou Bouddha. Or, ce sentiment d’injustice déjà présent dans le mythe nippon va
se cristalliser dans l’âme japonaise sur la notion d’impermanence une fois le bouddhisme
introduit dans l’Archipel.
Il existe aussi un autre mythème similaire quant aux sens manifeste et latent entre les deux
mythologies (cf. tab 2) qui raconte comment une déesse fut violentée puis violée par un dieu
avant de se retirer de désespoir dans une grotte, plaçant ainsi une fois de plus le monde des
humains devant l’angoisse d’une mort inéluctable. Donnons des précisions pour expliquer ce
qui relie et sépare les deux mythes grec et nippon. Amaterasu est à l’origine une déesse aurorale
sans aucun lien avec l’agriculture, même si concrètement le soleil dispense la vie ici-bas. Elle
est le point du jour, symbolisant la lumière de la conscience, de la pensée et du moi qui
réapparaissent chaque matin telle l’aurore pour réanimer la psyché. Elle ne connaîtra jamais
le martyr du dieu mâle solaire égyptien Râ dont la course s’étend sur les vingt-quatre heures,
passant dans son périple quotidien du zénith glorieux de la vie au nadir angoissant de la mort
afin d’assurer à un cheveu la survie du Cosmos et celle des hommes. Amaterasu est vénérée
dans l’île de Honshû, au sanctuaire intérieur (naikû/内宮) d’Ise qui contient son corps divin sous
la forme d’un miroir tandis que Toyo.uke-hime, déesse des céréales, est célébrée plus loin dans
le sanctuaire extérieur (gekû/外宮), offrant bien sûr de la nourriture sacrée à la déesse du soleil.
Ces deux bâtiments sont refaits à neuf tous les vingt ans mais leur séparation dans l’espace
montre que chaque divinité ne remplit pas la même fonction. Amaterasu est d’abord une déesse
virginale dispensatrice de lumière et à ce titre très proche de l’Esprit du père et non de la
matérialité de la mère. On ne retrouve pas chez elle le même cycle agraire vie-mort-renaissance
172
Jean-Claude Jugon
de la Déméter grecque. De fait, la riziculture fut tardivement introduite puis répandue dans
l’Archipel comparativement à son ancienneté sur le continent asiatique. J’ai proposé ailleurs [25]
de voir en Amaterasu une représentation de la fonction de pensée dans la psyché, exactement
à l’image d’Athéna née du crâne de Zeus. Sa lumière solaire serait celle de l’activité du penser
qui revient en compagnie du moi s’installer chaque matin au réveil dans le champ de la
conscience. Quant au cheval utilisé par Susanowo pour déflorer la virginité de sa sœur, il ne
fut introduit au Japon que vers la fin de l’ère Yayoi (IIIe siècle ap. J.-C.) par le biais de tribus
mongoles via la Corée. Très tôt domestiqué sur le continent où il joue un rôle central dans l’art
de la guerre, le cheval n’était pas encore dompté dans l’Archipel. C’est pourquoi il n’apparaît
qu’une fois dans l’épisode du viol d’Amaterasu par Susanowo. On peut donc en inférer qu’il
relate dans l’imaginaire des anciens Japonais la violence physique infligée aux autochtones par
des guerriers venus d’ailleurs et possédant des techniques plus avancées86. J’ai aussi proposé [25]
de voir en Susasnowo l’image de la fonction de sentiment dans un état hélas bien trop immature
et infantile face à la noblesse et à la magnanimité de la pensée. Dans le viol de Déméter ou
d’Amaterasu, l’impétuosité du cheval symbolise la libido sexuelle vibrionnante du mâle. Son
sentiment trop fruste ne s’en dissocie pas assez pour être plus délicat. Dans les deux mythes,
la disparition dans la grotte de la Grande Déesse signifie en fait que l’inconscient retient l’énergie
psychique dans son domaine, refusant de la délivrer au système conscient, soit au cours du
cycle annuel des trois saisons (Kórê-Déméter-Hécate), soit durant le cycle diurnal. Mais la
Grande Déesse étant l’agent même du cycle récurrent vie-mort-renaissance qui gouverne toute
existence ici-bas, elle ne disparaît que temporairement. Elle ne peut pas vraiment mourir, tel
plus tard le héros se sacrifiant pour une cause. C’est pourquoi le rappel de la sexualité (cf.
Iambé-Baubô, Ame-no-uzume) est essentiel pour la faire renaître en ce monde, et avec elle
la vie qu’elle porte.
Il existe encore d’autres divinités ou rites dans le shintoïsme qui sont assez proches
symboliquement de ceux de la Grèce antique. On trouve au Japon la figure du Oni (鬼), sorte
d’homme des bois mi-humain mi-animal vêtu d’une peau de tigre, doté de cornes ovines et de
fortes canines, armé d’une massue et violeur à ses heures. Le dieu Pan grec au faciès de bouc
et au bas du corps caprin a des traits similaires. Il habite aussi la nature, nique les nymphes
(le démon de midi) et panique ses adversaires en poussant un cri terrifiant. Il fut jadis un dieu
oraculaire et flûtiste, fonction qu’Apollon s’adjugera plus tard en achetant la flûte d’Hermès. De
nos jours encore au Japon on chasse ledit Oni par une formule rituelle à la fin de l’hiver en lui
jetant des pois pour le faire fuir87, rite qui se pratiquait également naguère dans la Grèce antique
pour conjurer la déesse de la famine. Il existe aussi au Japon les divinités des carrefours et des
frontières (dosôjin/道祖神) représentées par un couple ou des pierres de forme phallique et
ronde évoquant les organes génitaux des deux sexes placées à la croisée des chemins pour
protéger des mauvais esprits et surtout des épidémies. Cette pratique apotropaïque rappelle
le culte du dieu grec Hermès (très proche à l’origine de Pan) qui fut jadis en Arcadie une
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
173
divinité des carrefours (donc du destin) représentée sous une forme litophallique dressée au
bord des chemins avant de devenir le dieu du commerce, des voleurs, des péripatéticiennes,
des orateurs mais aussi le messager des dieux aux pieds ailés. De plus, on trouve au Japon un
équivalent proche des lares grecs, ces génies tutélaires d’un territoire lié à un foyer, une ville
ou une tribu, qui dans le shintô se nomment ujigami (氏神), divinité protectrice du clan. Le
culte des fœtus avortés, des bébés morts en très bas âge (ou autrefois des victimes de
l’infanticide [25]) reste toujours extrêmement vivace dans l’Archipel et évoque tout à fait la
tolérance des cités grecques envers l’avortement ou l’eugénisme pratiqués naguère à Sparte.
Hormis les similitudes mythologiques entre le Japon moderne et la Grèce antique, certains
cultes concrets liés à la nature peuvent bien sûr se retrouver aussi dans d’autres pays européens
ou asiatiques, tant les patrons archétypiques de la psyché humaine opèrent identiquement,
suscitant en l’homme des conduites symboliques très voisines. Toutefois, les ressemblances
frappantes entre les civilisations grecque et japonaise, pourtant si éloignées dans le temps et
l’espace, attestent au niveau du sens latent de la grande universalité de l’inconscient
anthropologique face à ses diverses formes d’expression culturelle.
destin et impermanence
Quant au vécu du destin, le Japon a souscrit telle la Grèce antique au même fatalisme devant
la volonté inéluctable des dieux à imposer aux humains un sort contraire à leurs désirs légitimes,
en particulier quant à la gloire et à leur renom en ce monde. Même présence emphatique du
destin, de la brièveté de la vie, du fardeau des malheurs, du bonheur impossible et du spectre
de la mort. Dans l’Hippolyte d’Euripide, le Coryphée déclame cette déréliction : « À la fatalité
du Destin nul n’échappe ! »88. À l’époque Kamakura (1185-1333), les divers Dits rapportés par
des conteurs aveugles accompagnés d’un luth, récitent un même leitmotiv, mais dans une
version bouddhique : « Nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve »89. Quoique ce fatalisme
existât déjà en filigrane dans le shintô, c’est l’arrivée du bouddhisme qui fournit des concepts
tels l’impermanence (nul n’échappera à la mort) et la salvation par les bodhisattvas (leur
compassion rédime dans l’au-delà les fautes d’ici-bas). Les personnages de ces Dits se réfèrent
souvent au concept d’inga (因果), chaîne des causes et des effets, pour justifier leurs malheurs.
Une façon pour eux d’éviter une mort certaine est de prendre la robe de moine et de se retirer
dans un monastère. C’est en effet un équivalent qui leur permet dans le cadre bouddhiste de
la rétribution des actes d’acquérir des mérites, abolissant ainsi les obstacles aux fautes commises
dans des vies passées. On constate en tout cas dans les deux cultures la même tentative de
dépasser l’implacabilité du destin par une intervention salvifique d’êtres d’exception. Héraklès
libérera Prométhée de son supplice caucasien et les bodhisattvas compatissants apaiseront les
souffrances humaines. Il en va ainsi partout car l’être innocent qui subit sans broncher un destin
contraire est un jour récompensé par les dieux qui doivent admettre la responsabilité de leurs
actes, devenant mieux conscients d’eux-mêmes. Le fatalisme nippon fut aussi traduit dans le
174
Jean-Claude Jugon
théâtre tragique avec autant de brio qu’en Grèce. Dans la poésie épique qui fonde le destin du
héros, on retrouve les mêmes quatre composantes : 1. le besoin de gloire et de renom90, 2.
l’orgueil (la hubris ou inflation du moi) qui s’ensuit et conduit souvent le héros à sa ruine, 3. le
destin inévitable vers la mort91, 4. un possible pardon et parfois un salut dans l’au-delà. L’image
du héros guerrier nippon ou grec (excepté Ulysse) est donc le reflet d’une psychologie
d’adolescent. Il cherche la gloire mais n’a aucun vrai message à transmettre aux autres, faute
d’expérience et de maturité affective. Il n’est pas assez avisé pour se comprendre et saisir la
complexité des motivations qui l’animent de l’intérieur. Son moi individuel instable est sous la
coupe de l’inconscient. Il doit donc affronter en lui le sentiment d’un destin tragique qui lui
donnera potentiellement une mort glorieuse (la superbe du moi). Achille choisit ainsi l’éclat de
son renom pour l’éternité aux dépens d’une vie longue et paisible. Il le regrettera amèrement
au Tartare. Ulysse par contre accomplira un périple initiatique pour retrouver son Ithaque.
Chez le premier type de héros, brave et impulsif, la sensation domine et chez le second, réfléchi
et rusé, la pensée. Les héros nippons, sans une once de malice, sont souvent du premier type92.
C’est pourquoi, à l’image d’Achille choisissant la gloriole avec crânerie, leur destin est funeste.
La raison de ce fatalisme, commun à la Grèce et au Japon, est due sans doute à une configuration
psychologique où domine la fonction de sensation dans le conscient car en valorisant le présent
elle souligne aussi la vanité et l’inanité de nos actes. Faute de pouvoir pressentir l’avenir, elle
se fait vite déborder par son opposée l’intuition qui, en revenant dans le moi de façon fruste via
la compensation, provoque le sentiment d’un destin tragique. Le type sensation a donc souvent
une vision négative du futur qu’il perçoit vite comme source de malheurs car son réalisme le
place d’emblée devant la mort, quoiqu’il se batte courageusement chaque jour sans savoir
pourquoi. Il tente de se préserver du futur par des leçons de morale, règles de conduite et
préceptes de vie qu’il dispense copieusement aux autres tout en les chapitrant pour les éduquer.
Décryptant des signes fastes ou néfastes, il est superstitieux. Pour lui, chacun sera récompensé
selon ses actes.
Quiconque a assez vécu trouve à l’heure du bilan que sa vie a pris souvent un cours inattendu
face à ses espoirs de jeunesse ou à sa condition sociale. On parle alors de destin, disant que
« les voies de Dieu sont impénétrables » ou bien que « c’était écrit ». Le sujet admet une volonté
supérieure qui régit son sort à son insu. Le destin gouvernant sa vie, il n’est pas maître de sa
destinée ici-bas. Très fréquente dans l’Antiquité, cette attitude fataliste exigeait un décryptage
« viscéral » par les devins et les haruspices. Ne demandant presque aucune intériorisation de
la responsabilité de ses actes volontaires, le destin collectif voulu par les dieux écrasait la
destinée individuelle voulue par l’homme. La faute en revenait comme pour Œdipe (et bien
d’autres) à une erreur de jugement, c.-à-d. à une interprétation incorrecte de l’oracle sibyllin,
voix du destin par excellence. Échappant au contrôle de la conscience de soi, il s’agit d’un acte
qui salit le sujet, source de honte et d’infamie, car l’ordre divin a été involontairement transgressé
au regard de l’ordre moral social. Œdipe n’est pas individuellement responsable de son parricide
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
175
et de son inceste (il a même tout tenté volontairement pour s’y soustraire et se conformer aux
lois humaines) mais il doit toutefois les assumer selon la morale sociale qu’il a transgressée à
son insu et que la peste sur Thèbes va lui révéler. C’est donc l’inconscience du coupable qui
cause le châtiment de son acte. En revanche, quand le méfait est intentionnel, il devient
individuel et surtout irrémissible. La cause du supplice en ce cas est très souvent un acte
d’impiété ou un crime odieux, les dieux châtiant le coupable à l’enfer éternel, tels Sisyphe et les
Danaïdes, ou Caïn dans l’Ancien Testament. Le supplicié est forcé à la répétition, sans espoir
de pardon93. Il ne s’agit plus d’opprobre social concret (la honte) mais d’une indignité personnelle
abstraite (la culpabilité). Cependant, lesdits criminels sont souvent très peu conscients de cette
culpabilité.
honte et/ou culpabilité
La psychopathologie enseigne que la honte est surtout liée à la peur de faire un impair, de
manquer de telle ou telle qualité prisée par la société ou de montrer aux autres sa faiblesse
psychologique94. La honte, affect bien connu de la puberté, irrupte brusquement dans la
conscience par la voie du corps, comme en témoignent la peur de rougir ou les manquements
supposés à la bienséance publique qui dicte des comportements normatifs à suivre. Elle touche
le moi en formation de l’adolescent ou du jeune adulte qui cherche son identité sociale et ressent
vivement sa petitesse (complexe d’infériorité) face à autrui. Il s’agit d’une erreur ou d’un défaut
envers des règles externes. On peut invoquer ici le rôle de la persona (cf. Jung), complexe en
charge du masque social qui établit des rapports entre le moi et les autres tout en le protégeant
de ses manquements. La culpabilité par contre n’est pas un affect mais un sentiment bien plus
intime dont la symptomatologie se donne à voir d’abord à soi-même. Le corps n’étant pas
engagé, elle a une durée de vie plus longue et des effets plus délétères sur le moi de l’adulte à
cause de son internalisation psychique. L’estime publique en le for intérieur du sujet n’a pas
d’incidence sur la culpabilité comme dans la honte. C’est surtout l’estime de soi qui est en cause
car une meilleure individualisation du moi la rend plus subjective et abstraite. On peut invoquer
le rôle de l’ombre (cf. Jung), aspects inférieurs du sujet qui poussent ici le moi à se dévaloriser.
Pour élargir la nuance entre honte et culpabilité, on peut avancer l’idée que la première
implique plus d’extraversion et la seconde plus d’introversion. La honte investit le corps, sollicite
les apparences physiques et sociales, se fonde sur l’Imago de la mère et la conscience de l’autre
(altérité), générant une dette psychologique liée au surmoi maternel : la propreté, la bienséance,
le mimétisme social. Le sujet honteux ne peut pas la rembourser, faute de satisfaire aux critères
normatifs que ce surmoi impose. La culpabilité assiège par contre le moi, cause l’internalisation
de la faute, renvoyant à l’Imago du père et à la conscience de soi (identité). Elle crée une dette
psychologique liée au surmoi paternel. Le sujet coupable ne peut la rembourser, faute de
dépasser les impératifs de la loi internalisée que ce surmoi dicte : deviens toi-même et/ou
meurs ! Il faut dire enfin que certains ne ressentent ni honte, ni culpabilité, sans être vraiment
176
Jean-Claude Jugon
sains d’esprit (cf. les perversions). Livrée à elle-même, la honte s’estompe souvent avec le
temps, après que le sujet jeune a surfé sur une palette de succédanés pour éviter les situations
qui la provoquent. La culpabilité en revanche exige l’expiation pour se résorber via le sacrifice
qui détermine le pardon. Le moyen-âge inventera le purgatoire pour localiser la rémission des
péchés à expier. La culpabilité éternelle aux enfers de Sisyphe dans l’Antiquité grecque fut
donc possiblement rachetée par le pardon pour obtenir enfin son billet en paradis.
La distinction anthropologique entre honte et culpabilité fut d’abord établie par R. Benedict
à propos du Japon [4]. Elle voyait ce pays comme relevant des cultures de la honte, en contraste
avec les cultures judéo-chrétiennes de la culpabilité. Dodds reprit cette division, montrant qu’à
l’époque d’Homère la honte sociale prédomina puis évolua vers la culpabilité à l’âge classique [17].
Le point commun entre le Japon et la Grèce est donc l’opprobre social à éviter à tout prix pour
échapper à la honte publique et garder sa contenance. Le contenant (la forme, le cadre, la
structure) joue ici un rôle déterminant. L’altérité et la conscience de l’autre prédominent dans
ces cultures alors que les cultures judéo-chrétiennes ont plus souligné l’identité et la conscience
de soi où le contenu (le fonds, la substance, le sens) est prépondérant. La honte se fonde sur
le regard de l’autre qui juge par la face (l’extérieur) alors que la culpabilité se fonde sur son
propre regard qui juge par le cœur (l’intérieur). En Asie, on se désigne en pointant le doigt
vers son nez (centre du visage) et en Occident en le pointant vers son cœur (centre du sujet).
Si l’organe diffère, il s’agit toujours d’amour-propre (narcissisme). Si on le juge à l’aune de la
société (extraversion), c’est du mérite/démérite (= la honte souille la face) mais si on le juge
à l’aune de la personne (introversion), on parlera d’honneur/déshonneur (= la culpabilité
entache l’âme)95.
Si cette bipartition reste opératoire en ce qu’elle donne pour telle ou telle société l’orientation
préférentielle de la libido vers l’Imago de la mère ou du père (avec leurs traits pertinents), il
ne s’agit pas d’en faire un dogme. En effet, la honte et la culpabilité ne s’excluent pas car elles
se fondent sur l’extraversion et l’introversion coexistant dans la psyché humaine. Chaque
personne peut donc potentiellement ressentir de la honte et/ou de la culpabilité, leur expression
relevant autant de l’importance accordée au regard social par le sujet que de la maturité du
moi. Il s’ensuit que les Japonais, tels les Grecs à l’époque d’Homère, éprouvent aussi de la
culpabilité mais face à l’alternative honte/culpabilité l’attitude globale du conscient extraverti
qui sous-tend le modèle social dominant favorise plutôt dans ces deux cultures l’expression de
la honte. Donc, plus un peuple souligne l’extraversion et ses corollaires, plus il devient sensible
à la honte, et inversement pour la culpabilité, quoique les deux soient conniventes. Ainsi, Œdipe
subit d’abord l’opprobre public qui va causer son exclusion de la Cité, puis il se crève les yeux
et erre avec sa fille Antigone jusqu’à Colone. Son parricide et son inceste ont jeté la honte sur
Thèbes dont il était roi, le forçant à l’exil telle une brebis galeuse pour que la ville souillée par
la peste retrouve sa pureté. Enfin, l’horreur de son double crime l’étreint de culpabilité et il se
prend comme bouc émissaire en s’aveuglant pour se punir, devenant par cet autochâtiment à
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
177
la fois bourreau et victime. Mais cet autosacrifice et sa quête jusqu’à Colone permettront le
rachat de sa dignité humaine, pendant de l’iniquité des dieux qui le condamnèrent à la honte
avant même de naître96. Acceptant son destin collectif, Œdipe découvre à la fin sa destinée
individuelle.
stoïcisme de la victime et suicide rituel
La victime innocente et pure constitue un autre point de comparaison entre le monde antique
et le Japon. Dans la tragédie grecque, le suicide est un acte fréquent magnifiant le stoïcisme
de la victime qui, face à un sort contraire ou à une situation sans issue, voire par amour, se
donne la mort pour garder son renom et sa dignité ou s’ôte la vie de désespoir (Ajax, Phèdre,
Antigone, Eurydice, Hémon). Du côté des célébrités de cette époque, on trouve Diogène,
Thémistocle, Démosthène, Lucrèce, Antoine et Cléopâtre et surtout Socrate. Athènes accusait
ce dernier d’impiété et de corrompre la jeunesse avec ses questions harcelantes qui remettaient
en cause les certitudes de la Cité. On lui offrit de s’exiler ou de boire la ciguë mortelle. Il préféra
ce suicide forcé, montrant ainsi que la victime est plus forte que son maître car elle est maître
de choisir sa mort en toute conscience, ce dont le maître est bien incapable. Pour Socrate,
philosopher c’est apprendre à mourir. Les anciens Grecs jugeaient le suicide positivement car
il permettait d’échapper à l’infamie de la capture, de l’esclavage ou de la perte de liberté, le
froid dédain de la mort rehaussant la noblesse de cœur et la grandeur d’âme. Socialement
valorisé, c’était aussi un signe de courage pouvant racheter des erreurs passées. Pline l’Ancien
en faisait le privilège de l’homme, inaliénable par les dieux. Il y en avait quatre sortes : le suicide
héroïque, le suicide d’honneur, le suicide d’expiation et aussi le suicide amoureux. À l’encontre
du christianisme97, l’Antiquité ne déprécia jamais la mort volontaire. Le Japon connut aussi le
même cas de figure.
La réputation du Japon en matière de suicide est telle qu’il sert souvent de référence sur
cette question. En fait, si l’on excepte l’idéal des bushi pour une fin glorieuse au combat, les
Japonais moyens sont comme n’importe qui plutôt poltrons envers la mort. Certes, le hagakure
(葉隠) qui traite du code de conduite des guerriers et de l’éthique du suicide rituel reste
fascinant par l’exaltation forte de l’autosacrifice et l’esprit thanatophile qui l’anime98. Ce suicide
rituel sert surtout à ne point ternir son blason, c.-à-d. à sauver son renom entaché lors d’une
faute sociale grave, d’un manquement au devoir ou d’une insubordination. Si le rituel lui-même
est très esthétisé, il s’agit surtout de laver un déshonneur en dédaignant stoïquement la mort.
Mais cet acte de sacrifice ne délivre aux autres aucun message à méditer (cf. Socrate), ni ne
s’appuie sur l’idée d’un rachat des péchés (cf. le Christ). En examinant les types de suicides
nippons, on note qu’ils sont très proches de ceux de l’Antiquité. 1. Le suicide héroïque en Grèce
correspond au combat désespéré du guerrier japonais durant la bataille (gyokusai/玉砕) qui
désire par une belle mort laisser son nom dans les annales. Ces cas sacrificiels coincés entre
devoir et gloriole sont légion, des bushi féodaux célèbres (cf. le Dit des Heike) aux anonymes
178
Jean-Claude Jugon
de la guerre du Pacifique (cf. les kamikazes). 2. Le suicide d’honneur renvoie à l’autosacrifice,
le sujet prenant sur lui la responsabilité (inseki jisatsu/引責自殺) de la honte suite à ses erreurs
ou à celles de ses subordonnés. 3. Le suicide d’expiation est proche du suicide rituel (seppuku/
切腹) faisant suite à une faute sociale irrémissible. 4. Le suicide amoureux (shinjû/心中) renvoie
à tous les cas d’amours contrariés qui se terminent dramatiquement (cf. le kabuki). On ne sait
pas trop quand débuta le rituel du seppuku même si des cas célèbres sont connus avant l’époque
Kamakura. Il n’est clairement établi que vers le XIIe. Le cœur sensible des nobles de l’époque
Heian n’aurait jamais accepté cette pratique martiale qui consistait à se saigner en s’ouvrant
douloureusement l’abdomen. La diffusion du seppuku parmi les guerriers comme idéal de classe
fut sans doute encouragée par les divers bakufu pour maîtriser les vassaux factieux qui tentaient
de se désolidariser du pouvoir central, tout en les ralliant à leur clan par l’attribution de terres.
Il devint une arme parmi d’autres pour mieux contrôler les bushi récalcitrants comme le montre
clairement l’affaire des 47 rônins (chûshingura/忠臣蔵), guerriers au chômage technique. Ils
lavèrent dans le sang l’honneur de leur maître Asano condamné au seppuku pour avoir tiré son
sabre contre Kira, suite à des vexations de sa part, enfreignant l’interdit édicté par l’autorité
d’Edo. Après avoir décapité Kira au cours d’un combat épique et porté sa tête sur la tombe
d’Asano, exprimant par cette vengeance les valeurs de loyauté et de sacrifice dues au seigneur,
les 47 s’éviscérèrent selon le rituel en vigueur. Les bushi aussi dédaignaient donc la mort, tels
les Grecs de l’Antiquité, leur vie consistant à se préparer à cette fatalité, pourvu qu’elle fût
socialement estimée glorieuse par leur très chatouilleux honneur. Cette voie de l’autorésignation
des bushi nippons devant un destin tragique fait inévitablement penser aux stoïciens grecs qui
professaient l’indifférence devant la mort et la douleur, forme de vertu destinée à trouver le
bonheur en ce monde, celui-ci étant animé par une pulsation passant de la vie à la mort, tel le
phénix qui périt dans le feu puis renaît de ses cendres. La doctrine des stoïciens était donc
fondée sur un refus des passions du corps et des affects afférents tels l’attachement aux biens
ou aux personnes qui troublent trop le jugement rationnel de la pensée (le logos) qu’ils prisaient
fort. Les guerriers nippons, sans pouvoir systématiser aussi logiquement, connurent eux aussi
le même attrait pour la renonciation, la fermeté d’esprit et la frugalité des sens. Mais leur quête
intérieure ne fut jamais le bonheur, la liberté ou l’amor fati, ces notions étant trop abstraites
pour faire l’objet de grands débats d’idées. Ils partagent en revanche avec le stoïcisme l’idée
du kairos, instant singulier signifiant dans le cours régulier du temps qui engendre une occasion
fortuite, propice au retournement complet de situation à qui sait la saisir avec célérité,
relativement à des circonstances à l’issue très indécise. Le kairos grec n’est pas sans évoquer
le concept japonais de ma (間), instant favorable qui conduit à l’action hic et nunc, à condition
de le sentir avec grande justesse. Sinon, le coche est raté. Les Japonais et les Grecs ont ici
comme point commun l’opportunisme dont la fonction de sensation a le secret tant elle est
douée pour saisir au vol ce qui peut être efficace dans une situation présente en laissant parler
l’instinct.
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
androgynie et bisexualité
:
179
la voie des éphèbes
L’Antiquité acceptait les comportements bisexuels comme normaux, même si hommes et
femmes se devaient de fonder une famille pour la descendance. Inutile de citer des exemples
(de Socrate à Alexandre le Grand) tant cette pratique fut monnaie courante chez les Anciens
(Grecs, Perses, Celtes, etc). En Occident, elle fut combattue par le christianisme comme activité
contre nature car elle ne visait pas à la procréation. L’Antiquité séparait clairement les rôles
actif et viril du dominant de celui passif et soumis du dominé, peu importe que l’acte fût
hétérosexuel ou homosexuel. En fait, cette distinction n’existait pas à l’époque. Éros aux yeux
bandés tirant ses flèches au hasard, seule primait l’attirance pour la beauté androgyne. L’identité
sexuelle restait donc plus flottante, quoique l’homophilie pure fût socialement exécrée. Dans
l’Antiquité, la pédérastie consistait pour un homme d’âge mûr (le maître) à initier et former
un garçon pubère (l’élève) pour qu’il devienne un citoyen adulte. C’était un rite de passage et
les dieux de la mythologie aussi avaient leur échanson (cf. Zeus/Ganymède). Il était essentiel
que le jeune homme fût avenant et sincère pour être instruit. Cette pratique initiatique paraît
ancienne chez les peuples indo-européens et découle sans doute des liens de fidélité, de loyalisme
et d’attachement sensori-affectif noués par les guerriers de jadis qui devaient s’entraider dans
les batailles ou lors de luttes fratricides. Ainsi, Sparte exigeait d’abord aux jeunes la pédérastie
pour devenir citoyen et le bataillon sacré de Thèbes était formé de couples pédérastes. Plus
sensuelle et esthète, Athènes souligna la grâce mignarde des éphèbes aux dépens de leurs
qualités morales. La classe des guerriers connut partout ailleurs sous diverses formes ce genre
de rites initiatiques entre mâles où la bravoure et le sexe se mêlaient à l’éducation spirituelle,
stimulant l’esprit de compétition à travers le goût des arts martiaux et du sport. Le Japon aussi
connut tout cela.
Les instincts basiques comme la sexualité causent des conduites déviantes chez tous les
peuples mais c’est sans doute la tolérance morale et religieuse envers les plaisirs dionysiens,
l’ambiguïté sexuelle, l’attirance pour la gracile beauté de l’adolescence et surtout l’initiation
pédérastique érigée en système qui rapprochent la sexualité japonaise de celle de la Grèce
antique. Comme ces deux cultures ont su rester proches de la nature, elles admirent que « tous
les goûts sont naturels » et ne furent guère rigoristes à ce sujet, laissant en suspens des
questions morales soulevées par une telle attitude. Au Japon, comme jadis en Grèce, il exista
la voie des éphèbes (wakashudô/若衆道) qui prit divers visages selon la classe sociale en place
: nobles, guerriers, bourgeois. Mais c’est d’abord dans les temples qu’elle fut couramment
pratiquée. Une légende rapporte que la pédérastie fut ramenée de Chine au Japon par Kûkai
(空海) dans les monastères nippons. Il est fort probable qu’elle ait existé avant mais l’essor du
bouddhisme au VIIIe siècle la rendit plus fréquente et visible. En effet, les moines la considéraient
comme un moyen efficace d’éviter toute relation charnelle avec des femmes, satisfaisant ainsi
au vœu de chasteté réclamé par leur religion. C’est pourquoi ils n’eurent aucune mauvaise
180
Jean-Claude Jugon
conscience à la pratiquer et même la prisèrent ouvertement pour son efficience vers l’état de
bouddhéité. Quand les Jésuites vinrent au Japon au XVIe siècle, ils dénoncèrent horrifiés ce
péché de Sodome99 sans pouvoir l’abolir car il était ancré dans les mœurs nippones depuis bien
trop longtemps.
Voyons quelles formes prit la pédérastie dans l’Archipel. Bien qu’elle existât déjà dans les
monastères100, l’aristocratie de Heian y fait peu allusion dans ses écrits. La sexualité entre
hommes semblait pourtant aller de soi puisqu’on trouve dans le Dit du Genji un épisode où le
prince, dépité de l’absence de son amante, a des rapports avec le jeune frère de celle-ci, sosie
androgyne de sa sœur. Cela sous-entend que la bisexualité était courante, comme jadis en Grèce.
Plus tard, les guerriers prenant le pouvoir à l’époque Kamakura et les suivantes, la pédérastie
devint plus martiale que dans les temples, comme à Sparte. Les bushi prisaient les jeunes
samouraïs dont ils faisaient leur page pour renforcer leur obéissance via un attachement sexuel
et affectif. Les amitiés éphébiques furent légion, la plus célèbre étant celle d’Oda Nobunaga et
de son page Mori Ranmaru durant l’ère chaotique des guerres civiles. Acculés par traîtrise
dans un temple où tous deux vinrent s’aimer, Ranmaru mit le feu au bâtiment après le suicide
de son maître afin qu’aucun ennemi ne puisse le décapiter et utiliser sa tête comme trophée
de guerre.
La classe des guerriers arrivée au pouvoir à la fin du XIIe va instaurer un système féodal
qui, en dépit d’aléas, durera jusqu’au milieu du XIXe. Une forme de pédérastie militaire initiatique
comparable à celle de Sparte fleurira sous divers aspects sous le nom de shudô durant cette
longue période. Mais il ne s’agit ni d’homosexualité exclusive (les bushi ont une famille), ni
d’une relation sado-maso ou le dominant soumet par la contrainte le dominé. Deux choses
comptent pour que les amants s’attachent indéfectiblement jusqu’à la mort : la grâce languide
et androgyne de la jeunesse qui attendrit le cœur101 (attrait sexuel) et la délicatesse des sens
qui veut esthétiser la réalité (attrait spirituel). Les facteurs sont tous réunis pour susciter des
amours fraternels tragiques. Durant cette période, la pédérastie s’étend aussi dans la noblesse
qui adopte l’usage des mignons déjà en vigueur chez les moines bouddhistes. On les poudre, les
maquille, les parfume et on les habille comme des jeunes filles. En pleine féodalité, le théâtre
nô se développe grâce au dramaturge Zeami (1363-1443) qui, encore jeune, fut le mignon du
shôgun Yoshimitsu. La pièce de nô intitulée kagetsu (花月) évoque fortement ces pratiques102.
À partir du XVIIe, la pédérastie s’étend peu à peu aux classes bourgeoises par le biais du théâtre
kabuki. Il s’agissait d’un art profane plus accessible à tous car il se pratiquait hors des temples.
Comme les thèmes portaient sur des drames de la vie quotidienne, l’identification du spectateur
en était facilitée. Au début, le kabuki fut tenu par des femmes en tenue de garçon qui très
souvent se prostituaient. Les autorités les prohibèrent et ce furent de jeunes hommes qui par
la suite tinrent les rôles féminins. Comme ils agissaient sur scène tels des éphèbes, les bourgeois
s’entichèrent vite de cette émoustillante gent aux mœurs ambiguës. Les amitiés particulières
et la prostitution connurent donc un nouvel essor durant l’époque d’Edo. Le kabuki atteint la
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
181
perfection avec Chikamatsu (近松) et ses tragédies bourgeoises. Les rôles féminins tenus par
des hommes (oyama/女形) semblaient plus réels que la féminité naturelle103 tant leur art était
achevé, suscitant une ambiguïté propre à tous les fantasmes. Soutenu par les bushi, le kabuki
se popularisa à l’ère Genroku (1680-1709), tandis que l’idéal spirituel de la voie des éphèbes
qui vit jadis les amants se jurer une fidélité parfaite et éternelle déclina peu à peu jusqu’à son
abandon. L’esthétique, la délicatesse de cœur et l’obligation de l’éphèbe d’aimer son maître
(nenja/念者) qui en retour l’instruisait en tout (idem dans l’Antiquité), s’édulcorèrent, la décence
s’éclipsant finalement derrière la licence. L’initiation entre mâles d’âges différents prisant
l’esthétique, le savoir et les charmes de la mignonnerie (kawai/可愛い) androgyne montre que
les mondes des hommes et des femmes étaient encore trop séparés au Japon, comme jadis en
Grèce, pour apprécier leurs différences. Confinée au gynécée (Grèce) ou à la femme d’intérieur
(Japon), l’épouse soumise n’espérait pas que son époux vive avec elle un amour aussi
esthétiquement élevé qu’avec les éphèbes ou les hétaïres. On se mariait d’abord pour avoir des
enfants et pour le patrimoine. L’erreur du Japon et de l’Antiquité fut hélas d’avoir trop méconnu
la spiritualité féminine. Ne pouvant encore trouver d’esprit en la femme, confinée au seul rôle
maternel et peu éduquée intellectuellement, les hommes projetaient leur besoin de quête
spirituelle chevillée à l’amour physique sur les jeunes éphèbes et les geishas. L’amour dans le
couple reste de nos jours encore à inventer et cela passera pour chaque partenaire par une
spiritualisation intérieure de l’éros, comme pour Tristan et Yseut ou bien les noces alchimiques
du Roi et de la Reine. La femme et l’homme ignorant encore trop en eux leur autre versant
sexuel sont encore incapables de former tangentiellement l’unité d’un couple vrai, amants dans
la réciprocité. Les couples occidentaux qui désirent confusément cette union idéale sans la
trouver divorcent à la fin. Au Japon, ils se fossilisent ensemble sans éros spirituel, répétant le
schéma antique de la séparation des sexes104.
Pour asseoir notre comparaison, on pourrait encore invoquer bien d’autres similitudes tels
une configuration géographique proche entre la péninsule grecque et l’archipel nippon flanqués
de milliers d’îles et secoués par des séismes ; la naissance d’un sentiment national patriotique
après une attaque extérieure (les guerres médiques/l’invasion des Mongols) ; les luttes
fratricides entre les cités grecques et celles des clans rivaux nippons (guerre du Péloponnèse/
siècle des États en guerre) ; l’amour de la nature et des fêtes bucoliques avec branchages,
feuillages et papiers ; la purification rustique du corps et du cœur dans les habitudes de vie,
tels le rite de l’eau lustrale en Grèce visant à effacer les souillures et celui nippon du puisage
de l’eau sacrée (o.mizutori/お水取り) au Tôdai-ji de Kyoto, qui fait suite au rituel du feu
purificateur lors de la cérémonie de repentance (shunie/修二会) dédiée à Kannon, bodhisattva
de la compassion105. On pourrait encore citer chez les deux peuples un très fort besoin de
comparaison aux autres, si typique de l’attitude extravertie, tels par exemple les concours de
théâtre et les Jeux olympiques en Grèce ou, au Japon, divers championnats (haïku, go, etc) ou
les clubs de base-ball lycéens qui bataillent dur dans la touffeur de l’été lors de tournois
182
Jean-Claude Jugon
télévisés. Le renom à garder l’emporte toujours sur le plaisir de participer106. L’amour du théâtre
et des spectacles, les devoirs du citoyen envers la cité pour le bien-être public ou le fait de
s’être senti démuni d’intuition, comme le prouvent la trompeuse espérance des Grecs (cf. le
mythe de Pandore) et la fatalité de l’impermanence au Japon, sont autant de traits communs
entre les deux cultures. N’est-ce pas aussi pour toutes ces raisons que l’Occident reste fasciné
par le Japon car il retrouve inconsciemment en lui avec nostalgie une version concrète des
cultures de l’Antiquité qui n’existent plus de nos jours ?
Malgré un grand décalage spatio-temporel, notre comparaison entre le Japon prémoderne
et la Grèce antique montre qu’une même configuration psychologique tend à engendrer des
comportements plus ou moins similaires. On peut le constater dans les thèmes mythologiques
concernant la mort et le sexe, le destin contraire qui force la victime à l’autosacrifice ou l’amour
des éphèbes qui révèle surtout l’indigence de l’amour entre les sexes, le mâle satisfaisant son
besoin d’érotisme spiritualisé avec de jeunes garçons. Il s’agit dans ces deux cultures d’un moi
agi par des valeurs plutôt liées à l’Imago de la mère et donc à l’extraversion (altérité, public,
mimétisme, fierté, etc), attestant de la dette psychologique qui lui est due. Les valeurs relatives
à l’Imago du père et à l’introversion (identité, privé, originalité, dignité, etc) qui confèrent au
moi plus d’autonomie sont moins marquées, en dépit de la bravitude ostentatoire des héros
grecs ou de la mâlitude solennelle des bushi s’éviscérant pour leur renom. La mort volontaire
dans les deux cultures est donc une conséquence de l’extraversion et de l’altérité qui donnent
au public et au social la priorité sur l’individu. Le sujet se plie facilement aux déterminants
extérieurs, voire accepte de payer de sa vie de supposées fautes imputées par d’autres à son
endroit. Le Japon et la Grèce antique utilisèrent aussi souvent l’ostracisme et l’exil forcé (rukei/
流刑), autant de moyens concrets d’étouffer tout esprit de résistance par l’exclusion. Cette mise
au ban de la société fut facilitée dans ces deux cultures par une pensée extravertie consensuelle
identifiée aux valeurs du groupe. De plus, l’importance de l’esthétique et son haut degré de
raffinement, en Grèce comme au Japon, où la nature sans apprêt ni âpreté est rendue subtilement
présente aux sens, montrent que la sensation introvertie fut sans doute dominante à un même
degré dans la psyché des deux peuples. Il y a donc un air de famille entre l’Antiquité grecque
et le Japon, même s’il s’agit d’une tendance psychologique générale, à prendre avec les réserves
d’usage.
NOTES
1
On peut établir un parallèle entre le mouvement de formation du sujet dans la psyché
individuelle (certaines étapes psychologiques sont bien connues) supporté par l’introversion et la
sédimentation dans le temps de ce mouvement d’introversion vers le sujet au niveau d’une culture.
Pour un peuple, la culture, à savoir l’héritage des ancêtres, joue en fait le même rôle de
différenciation et de conscientisation que le développement psychologique individuel. La culture est
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
183
donc portée par l’introversion alors que l’extraversion maintient la structure déjà existante. Ainsi, il
est utopique de faire de la culture culinaire avec des hamburgers et du coca même s’ils inondent
notre espace quotidien !
2
Le culture bound syndrom (syndrome lié à la culture) en est un bon exemple.
3
Le mythe universel du combat du héros contre le dragon en est le parangon le plus figuratif.
4
Cf. La romance du sentiment et de la pensée dans les légendes de Tanabata (Japon) et d’Éros -
Psyché (Grèce), in : Ronsô gendaigo - gendai bunka 論叢現代語・現代文化, Université de Tsukuba,
Vol. 14, 2015. Cet article est téléchargeable sur le site de la bibliothèque : http://www.tulips.
tsukuba.ac.jp ou sur : http://www.france - japon.net
5
Ce distinguo n’existe pas en français qui doit recourir à des adverbes (bien, beaucoup,
tellement) pour le noter.
6
Cela implique de plus que l’être qui aime ait conscience de l’amour qu’il se porte (c. - à - d. sa
propre estime).
7
« Je vis un ange proche de moi du côté gauche. Je voyais dans ses mains une lame d’or, et au
bout, il semblait y avoir une flamme. Il me semblait l’enfoncer plusieurs fois dans mon cœur et
atteindre mes entrailles : lorsqu’il le retirait, il me semblait les emporter avec lui, et me laissait toute
embrasée d’un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu’elle m’arrachait des soupirs, et
la suavité que me donnait cette très grande douleur était si excessive qu’on ne pouvait que
désirer qu’elle se poursuive. Ce n’est pas une douleur corporelle, mais spirituelle, même si le corps y
participe un peu, et même très fort. Les jours où je vivais cela, j’allais comme abasourdie, je
souhaitais ni voir ni parler avec personne, mais m’embraser dans ma peine…», in St Th. d’Avila :
Vie écrite par elle - même, Points (chap. XXIX), 1997. Râmakrishna disait souvent quelque chose
d’assez similaire à ses disciples : « N’acceptez rien parce que je vous l’ai dit. Éprouvez tout par
vous - même. »
8
Cf. le mythe de l’Androgyne, celui de Fūxí (伏羲) et Nǚwā (女娲), couple primordial enlacé par leur
bas du corps reptilien, celui d’Izanagi/Izanami. La méiose est le modèle biologique de la séparation des
sexes. Cf. notre article : De l’Éternité à l’Âme du Monde, pour un isomorphisme Matière - Psyché, in :
Ronsô gendaigo - gendai bunka 論叢現代語・現代文化, Vol. 13, 2014, téléchargeable sur le site de la
bibliothèque : http://www.tulips.tsukuba.ac.jp
9
La distinction entre l’esprit et la lettre, c. - à - d. entre l’introversion et l’extraversion, se vérifie
dans les religions qui présentent dans leur histoire deux courants du fait religieux : l’un mystique et
ésotérique fondé sur l’expérience intérieure directe et vivante avec la Déité, l’autre traditionnel et
exotérique fondé sur la révélation extérieure écrite et officielle. Ainsi des courants cabalistique et
talmudique (judaïsme), des chiites et des sunnites (islam) ou des mystiques rhénans et de
l’Inquisition (christianisme) qui persécuta les hérétiques au nom de l’orthodoxie biblique.
10
Il s’agit d’une persistance de pratiques polygamiques pratiquées au Japon avant la période
historique. À l’époque Heian, on conserva une tradition uxorilocale qui donnait au grand - père
maternel une influence sur l’éducation des enfants de sa fille, en dépit des Codes promulgués qui
favorisaient la lignée paternelle.
11
Hikari Genji, le héros du roman Genji monogatari, éduqua ainsi Dame Murasaki (紫の上), une
fillette de dix ans pour en faire une épouse modèle, montrant sans fard la liberté des mœurs
sexuelles de l’époque Heian.
12
Un chevalier au service d’une dame de rang supérieur devait rester fidèle en amour et pur en
184
Jean-Claude Jugon
pensée, même s’il avait des aventures sexuelles avec des femmes de rang inférieur, sans amour.
L’assaq (mot occitan signifiant essai) était un rite imposé par la dame à son soupirant qui devait
coucher une nuit avec elle, nu à côté d’elle nue (nudus cum nuda), sans la toucher pour prouver la
pureté de ses sentiments. S’il cédait à l’acte charnel, il prouvait la faiblesse spirituelle de son amour.
L’amour courtois pour une dame de statut supérieur mettait sourdement en cause la loyauté du
vassal à son suzerain. La quête de l’amour pour l’autre sexe et celle de l’amour pour le Christ (cf.
aussi la légende du Graal) évoluèrent de concert car les symboles liés à l’unité des deux sexes et
ceux liés à la totalité sont proches.
13
La graphie du sinogramme (愛) évoque la mélancolie, la traction douloureuse des cheveux
rejetant le corps en arrière, les entraves dans les pieds, bref l’idée d’une situation entièrement
bloquée, recouverte comme par une chape.
14
L’amour tragique (hiren/悲恋) est noté par deux sinogrammes exprimant un « cœur déchiré
d’amour ».
15
Cf. Walter A. : Érotique du Japon classique, Gallimard, pp. 17 - 25, 1994. Il existe aussi kôshoku
(好色) ou iro - konomi (色好み), utilisés après pour le libertinage. Sei (性), sei.ai (性愛) ou ai.
yoku(愛欲) connotent plutôt l’appétit sexuel. Konomu (好む) désigne le plaisir pris à faire une
activité. Aujourd’hui, faire l’amour se dit pudiquement faire ça (are wo suru/ アレをする) ou encore
faire le sexe (sekkusu wo suru/ セックスをする).
16
« Herbes de rosée » (tsukikusa/月草 ou tsuyukusa/露草) désignait en fait le nom d’une plante
commune (commelina communis = asiatic dayflower) au Japon et en Chine (yāzhícǎo/鴨跖草/
empreintes de pattes de canard) qui donnait des fleurs utilisées jadis en teinturerie. Comme la
couleur pâlissait très vite, on se servait de cette expression codée pour désigner l’inconstance des
sentiments amoureux. « Source de montagne » (yama no i no/山の井の) signifiait que l’amour volage
effleure juste le cœur comme les sources affleurent sur le sol. « Pointe de Matsuyama » (sue no
matsuyama/末の松山) indiqua d’abord la fidélité du cœur à cause de la distance séparant la capitale
(Kyoto) des régions septentrionales, mais plus tard cette image éculée en vint à signifier l’opposé
par antiphrase. « Est - ce même printemps d’antan ? » (haru ya mukashi no/春や昔の) signifiait que
le printemps actuel est étrangement différent de ceux de jadis alors que l’amant(e) séparé(e) de l’
être cher ou du défunt reste pour sa part fidèle aux souvenirs passés. « Fleurs de mandarinier » (hana
tachibana no/花橘の) renvoyait au souvenir d’un ancien amour car l’odeur de cet arbre qui fleurit
en mai évoquait la pratique des femmes de parfumer leurs manches de kimono avec cette essence.
« La lune parcourt le ciel » (sora yuku tsuki/空行く月) servait aux amants séparés par la distance à
se souvenir qu’ils se reverront un jour aussi sûrement que la lune dans le ciel revient à son point de
départ. « Lune du mont Obasute » (obasute yama no tsuki/をばすて山の月) évoquait le lieu célèbre
de Sarashina (更級) à Nagano où la lune se reflète dans l’eau des rizières au pied du mont Obasute
(on y exposait jadis les vieilles pour réduire les bouches inutiles - cf. La ballade de Narayama, film
d’Imamura S.) afin de signifier la consolation du cœur à la vue de cette lune cristalline (bien des
poèmes disent que cela n’apportait aucun réconfort). « Persil cueilli » (seri tsumishi/芹つみし)
montre l’inanité des vœux amoureux par l’histoire d’un préposé au balayage travaillant dans
l’enceinte du palais qui s’amourache de l’impératrice après l’avoir vu manger du persil. Il en cueille
à son tour et le dépose au pied du store de l’impératrice pour lui déclarer sa flamme mais meurt
hélas peu après. Le vœu d’être chéri par l’aimé(e) est donc aléatoire. « Fumées de grillades salées »
(shio yaku kemuri/塩焼く煙) renvoie au vent soufflant de la baie de Suma (Kobe) qui transporte des
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
185
fumets de grillades, évoquant inopinément pour l’amant(e) un report d’affection sur quelqu’un
d’autre fortuitement rencontré, signifiant que l’amour est versatile. « L’eau de roche de la plaine »
(nonaka no shimizu/野中の清水) désignait une liaison ancienne impossible à raviver car l’amour
s’attiédit avec le temps telle l’eau claire de Harima (播磨) qui s’est réchauffée sous l’action du
tellurisme. « Si je pouvais vous voir » (afu ni shikaheba/逢ふにしかへば) permettait à l’amant de
déclarer que la vie fugace comme la rosée lui est bien égale pourvu que l’aimée lui accorde ses
faveurs. « Dos de feuille de glycine » (fuji no uraba no/藤の裏葉の) était souvent la réponse d’une
femme acceptant ces avances galantes. Elle joue sur deux sinogrammes homophones (ura : 裏/心)
dont le premier signifie dos/avers et le second cœur/éprouver vaguement. « Jadis les choses »
(mukashi ha mono wo/昔はものを) servait à dire qu’avant de connaître l’aimé(e) on ne savait rien
de l’amour. « Chignons enroulés » (agemakya/あげまきゃ) évoquait la coiffure des jeunes filles (deux
chignons noués sur chaque côté pariétal du crâne), cette expression servant à s’enquérir d’éventuels
rapports sexuels (il s’agit ici d’une projection inconsciente des ovaires sur les flancs de la coiffure !).
Le Man.yôshû (万葉集), recueil de plus de 4.500 poèmes compilés vers 760 et écrits en japonais
e
e
entre les IV et VIII siècles est un florilège de thèmes poétiques très stéréotypés faisant référence
à la nature, aux fêtes, aux rites ou encore à la réminiscence infinie de toponymes.
17
Cf. Walter A. [91] : « L’amour japonais ne tend pas vers l’éternité, mais procure l’expérience la
plus pleine et totale de l’éphémérité. […] Pour l’amoureux japonais de l’époque de Heian, l’amour va,
vient et revient ». L’amour à cette époque est donc versatile, sans but ni objet, flottant au gré des
impressions diverses de la sensation.
18
On pourrait interpréter le besoin compulsif de séduire du Genji à la lumière de son complexe
maternel.
19
L’amour courtois moyenâgeux fut surtout l’expression d’un amour idéalisé de l’homme pour la
femme. En exacerbant son sentiment par la pensée il le spiritualisait, l’empêchant ainsi de faire
retour vers la sensation et l’hédonisme du corps, ce qui lui donnait une grande confiance en l’unicité
de son amour. Le sentiment de la femme était sans doute très différent car celle - ci a bien plus
d’assurance en ce domaine que son homologue masculin et ne sent pas trop le besoin de ce procédé
pour savoir si elle aime un homme ou pas. Hélas, il n’y a pas d’écrits de la main des femmes
occidentales datant de cette époque pour connaître leur opinion à ce sujet.
20
Les 2/3 du travail administratif à cette époque consistaient en l’accomplissement de cérémonies
en tout genre.
21
Sieffert R. : Le Dit du Genji, P.O.F., p. 19 sqq.
22
« Quand j’aperçois… un bâton d’encre que l’on a frotté sans soin et usé d’un seul côté, cela me
fait une impression désagréable. On connaît le cœur d’une femme lorsqu’on a regardé son miroir ou
son encrier. », Sei Shônagon : Notes de chevet, Gallimard, p. 215, 1993.
23
« Il peut arriver qu’une dame dont le visage soit très joli, [et l’esprit agréable], envoie à cet
homme une poésie gracieusement écrite. Il se contente alors de lui adresser une réponse prétentieuse.
La dame pleure : cependant il [la] dédaigne pour aller voir une autre femme qui ne la vaut pas. » (id.,
p. 220).
24
« Je suis heureuse quand je parviens à confondre une personne toute pleine d’elle - même. J’ai
encore plus de joie lorsqu’il s’agit d’un homme que si j’ai affaire à une de mes compagnes. Quel
plaisir j’ai à endormir lentement sa méfiance, en prenant un air [] indifférent. Tout en pensant que
186
Jean-Claude Jugon
je dois mériter le châtiment du Ciel, je me réjouis lorsqu’un malheur arrive à une personne que je
déteste. », (id., p. 232).
25
« Quand une servante loue un homme médiocre, et dit qu’il est merveilleusement aimable, cela
ne manque pas de le rabaisser aussitôt dans l’esprit des gens. » (id., p. 264).
26
Ce ne fut pas toujours le cas puisque l’impératrice Himiko eut le pouvoir mais elle le délégua à
son frère. Toutes ces tribulations montrent le passage graduel du pouvoir politique du protectorat
de la mère à celui de l’homme.
27
e
Les missionnaires catholiques venus évangéliser le Japon au XVI siècle rencontrèrent ce
problème quand ils voulurent traduire en japonais la formule la plus représentative de la Bible, «
Dieu est amour. »
28
e
Au VIII siècle le bouddhisme de Nara se divisa en six sectes (rokushû/六宗) fondées sur
différents sûtras.
29
À l’origine, honji et suijaku étaient hiérarchiquement équivalents. À l’époque Nara le statut des
déités bouddhiques fut supérieur aux divinités shintô mais la tendance s'inversa à l’époque
Kamakura quand des courants religieux affirmèrent la supériorité des dieux shintô (han honji
suijaku setsu/反本地垂迹説).
30
wa o motte tôtoshi to nasu/和をもって貴しと為す.
31
C’est maintenant l’actuelle Xī’ān (西安), Sei.an en japonais, capitale chinoise du Shaanxi (shănxī/
陕西).
32
Saichô choisit le mont Hiei situé au nord de Kyoto pour chasser les esprits maléfiques qui
viennent par tradition de cette direction. Toutefois, pour le bouddhisme, la croyance en des esprits
est tout simplement une pure illusion.
33
Cf. la coutume de la méditation ambulante des pics (kaihôgyô/回峰行) consistant en 1.000 jours
de marche en montagne. Les Japonais voient en la montagne un lieu sacré où résident les esprits
des morts (= l’inconscient). Les yamabushi (ascètes des montagnes) les défiaient en parcourant les
montagnes pour s’approprier leurs pouvoirs.
34
Il comprend des pompons et des grelots, une calotte frontale noire (tokin/頭巾), une tunique
bigarrée, une conque (horagai/法螺貝), un bâton de pèlerin bouddhique (shakujô/錫杖) et un
chapelet (nenju/念珠).
35
Ce jeûne comprenait quatre étapes. D’abord mille jours d’une alimentation où le moine
s’abstenait de toutes viandes ou céréales cuites. Un régime à base de noix et d’écales forestières lui
permettait d’évacuer toute la graisse interne des organes. Les mille jours suivants, il prenait des
racines et des écorces de pin avec un peu d’eau pour entamer la dessiccation du corps. Puis il
buvait de la sève toxique de l’arbre du laque qui déshydrate l’organisme à force de diarrhées et de
vomissements, protégeant ainsi sa dépouille des animaux et de la vermine nécrophage. Enfin, il
s’emmurait vivant en position du lotus dans une cavité rocheuse, respirant par un tube en bambou.
Quand il ne donnait plus signe de vie avec sa clochette, on savait qu’il était bien mort. On attendait
encore mille jours avant d’ouvrir la tombe pour voir si la momification prouvant la bouddhéité du
moine était un succès. Parmi nombre de tentatives pour réaliser ce satori de son vivant (iki.nyûjô/
生入定), peu de moines réussirent l’exploit. La plupart de ces momies viennent en fait de la
préfecture de Yamagata (Nord - Ouest du Japon) où l’arsenic bactéricide de certaines sources
thermales assura une bonne conservation des corps. On en trouve encore exposées dans certains
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
187
temples de cette région. Cf. aussi Les contes d’une pluie de printemps (Harusame monogatari/春雨
物語) d’Ueda Akinari dont une nouvelle relate l’histoire d'une momie réveillée après sa mort qui
raconte sa vie.
36
Ce phénomène n’est pas spécifique au Japon et concerne souvent les sociétés traditionnelles qui
valorisent plus la lettre écrite visible (dénotation) révélant une vérité commune que l’esprit vivant
caché (connotation) qui anime l’être.
37
Rappelons que dans notre optique de l’âme japonaise, la pensée extravertie est la fonction
auxiliaire I [cf. 26].
38
La victime au Japon est souvent inconsciente du sort funeste qui la guette comme l’attestent
les annales du shintô. Dans les pièces de nô, elle revient ici - bas des limbes (l’inconscient) pour
connaître (la conscience) la raison tragique de sa mort alors que dans celles de kabuki elle se
résigne souvent à mourir.
39
Citons en particulier Tomoe Gozen (巴御前). Sa vie légendaire est rapportée dans le Heike
monogatari (平家物語), roman épique relatant le combat entre les clans Taira et Heike pour la prise
le pouvoir durant la guerre civile, dite Genpei kassen (源平合戦/1180 - 1185). Tomoe y participa très
activement. Les femmes de samouraï de haut rang connaissaient bien l’art des armes et pouvaient
se suicider pour préserver leur honneur en se tranchant la carotide.
40
Cette affirmation générale doit être relativisée car on trouve une histoire d’amour poignante
entre Yoshitsune (demi - frère de Yoritomo, général en chef des armées, qui le fit assassiner) et son
amante Shizuka, danseuse à la Cour qui se fit nonne et fut exécutée avec son fils sur ordre de
Yoritomo, ou bien se suicida selon d’autres versions.
41
C’est vers l’époque Muromachi que le suicide rituel par éviscération se popularisa pour se
soustraire à l’infamie de la défaite. Un cas célèbre est celui de la famille Hôjô (北条) dont tous les
membres acculés par l’ennemi firent seppuku (切腹), du plus âgé au plus jeune, sans compter leurs
vassaux, dans une sorte d’émulation joyeuse et sereine, afin d’échapper au déshonneur. Le Taiheiki
(太平記) prétend qu’il y eut ce jour - là 870 suicidés. L’ouvrage donne d’autres cas d’éviscérations
collectives suite au décès d’un maître. Face à cette fidélité sans faille, on trouve aussi des exemples
de lâches trahisons [43]. Quant aux bushi et leurs preux vassaux, le Dit des Heike [68] les décrit
pleurant en chœur, étreints par de mâles émotions (admiration, rage, compassion), déversant sur les
nattes un niagara de larmes chaudes, l’identification du moi à la situation en cause et les conventions
martiales les obligeant à lâcher la bonde.
42
Le bouddhisme au Japon se chargera des funérailles (le noir) et le shintoïsme des rites liés à la
vie (le rouge).
43
L’explication des quatre nobles vérités (1. l’existence de la souffrance ; 2. l’origine de la
souffrance ; 3. la cessation de la souffrance ; 4. la voie menant à la fin de la souffrance) est
typiquement une réponse de la pensée introvertie qui a scruté les derniers fondements de l’illusion
pour en tirer une méthode de salut à suivre par chacun.
44
Cf. M. Eliade : Histoire des croyances et des idées religieuses, T 2, Payot, 1981, p. 85.
45
Entre les plaisirs matériels - maternels (extraversion) et l’ascèse spirituelle - paternelle
(introversion).
46
L’idée chinoise de l’aisance matérielle apportant prospérité, fortune et succès sera transmise au
Japon sous l’aspect des sept divinités du bonheur (shichifukujin/七福神) venues de Chine sur le
188
Jean-Claude Jugon
navire aux trésors (takarabune/宝船). Cette croyance populaire donne lieu à des réjouissances
annuelles dans l’archipel. Les noms des divinités sont suggestifs quant au bonheur qu’elles apportent
: 1. le dieu de la nourriture, de la richesse et du bonheur (Daikoku - ten/大黒天), mélange du dieu
Shiva et d’une divinité shintô (Ôkuni - nushi/大国主) ; 2. le dieu des guerriers et protecteur de la loi
bouddhique (Bishamon - ten/毘沙門天) qui vient aussi de l’Inde (Kubera) ; 3. le dieu des arts, de l’
éloquence et de la sagesse (Benzai - ten/弁財天) qui provient lui d’une déesse indienne (Sarasvatî) ; 4.
et 5. les dieux taoïstes du bonheur, de la longévité, de la richesse (Fukurokuju/福禄寿), de la virilité,
de la sagesse (Jurôjin/寿老人) ; 6. le dieu du commerce, de l’abondance et de la santé (Hotei/布袋)
qui fut un moine chinois de la fin des Táng ; 7. le dieu du commerce, de la prospérité, de la santé et
des pêches miraculeuses (Ebisu/恵比寿), seule divinité vraiment japonaise.
47
Dans le samādhi, il s’agit d’expériencer à travers sa propre finitude individuelle un contact
simple et direct avec l’Atemporalité (ou encore l’Éternité) pour réaliser combien la vie, liée à la
mort, cherche en nous l’Intemporalité.
48
Notons que dans l’expérience de l’Éveil (satori/悟り) décrite par le zen, la fonction
psychologique en cause n’est pas du tout l’intuition mais la sensation. On intervertit hélas ces
fonctions car elles sont toutes deux irrationnelles.
49
Le Bouddha expliqua un jour un point essentiel de sa doctrine en cueillant une fleur mais seul
Mahākāshyapa comprit son geste. Cette perception directe de la réalité ultime sans le support de la
parole sera transmise en Chine par Bodhidharma. Une formule la résume ainsi : « à quoi bon l’écrit/
hors de la doctrine est une transmission autre/visant incontinent le cœur de l’être/qui contemple
alors la vraie nature de Bouddha » (chinois : 不立文字, 教外別傳, 直指人心, 見性成佛, bùlì wénzì,
jiāowài biéchuán, zhízhĕ rénxīn, jiànxìng chéngfó, et en japonais : furyû monji, kyôge betsuden, jikishi
ninshin, kenshô jôbutsu).
50
Ce serait comme réciter sempiternellement des Pater noster ou des Ave Maria pour obtenir son
billet en paradis.
51
Amida est le moine Dharmakara qui refusa la bouddhéité pour secourir ses semblables et
l'humanité tout entière. La confiance totale du fidèle en le vœu originel d’Amida de sauver tous les
e
êtres relève du 18 article des écrits de ce moine : « Si, lorsque je serai devenu bouddha, tous les
êtres vivants des dix quartiers ayant le coeur sincère, la foi sereine et le désir de renaître en mon
pays, vont jusqu’à penser à moi dix fois et n’y vont pas renaître, je ne veux pas du parfait éveil. » La
dévotion pour Amida donna au Japon des œuvres peintes populaires (raigô - zu/来迎図) restées
célèbres montrant Amida descendant des cieux pour secourir les âmes de ses fidèles priant pour
lui.
52
D’autres nô concernent le monde réel ou des femmes devenues folles suite à la perte d’un être
cher.
53
Cette guerre fut hélas perdue en 1185 par les Taira à la fameuse bataille de Dan - no - ura (壇の浦).
54
Quant à la prétendue chasteté des moines bouddhistes, de l’Inde au Japon en passant par la
Chine, on se reportera avec profit à l’ouvrage instructif de B. Faure : Sexualités bouddhiques, entre
désirs et réalités, Flammarion, 2005.
55
On compare souvent Shinran à Luther pour cette foi inconditionnelle mais en réalité la raison
critique (la pensée qui doute) en Occident était de très loin bien plus mature que celle des Japonais
à cette époque. En témoignent la complexité de la théologie et la richesse de la philosophie en
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
189
Occident qui n’eurent jamais d’équivalent au Japon.
56
Sa vie de moine fut racontée dès l’époque d’Edo et aujourd’hui il fait partie de la saga des
mangas.
57
Il écrira une anthologie de poèmes dont le titre Nuages fous (kyô.un/狂雲) indique déjà son
caractère indomptable.
58
Le terme sanscrit Prajñā (sagesse transcendantale) fut traduit en chinois (bōrĕ/bānruò) et en
japonais (han.nya) par deux sinogrammes (般若) qui évoquent l’universalité (般) et la jeunesse (若).
De même que Laozi, Ikkyû finira sa vie avec une jeune femme, formant ensemble un couple liant la
Beauté virginale du monde (l’Âme) à la Vérité de la connaissance (l’Esprit). Dans Nuages fous, il dit
que l’alacrité de l’amour charnel et spirituel est sans âge : Si ce soir une belle/M’embrasse
chaleureusement/Un saule desséché et vieilli connaîtra le printemps/Et il portera à nouveau de
jeunes bourgeons, ou que le désir nous rajeunit : Le fleuve de la passion d’amour est profond/Une
femme publique et moi, vieil adepte du zen/Chantons au sommet d’une tour/Je m’amuse à la serrer
dans mes bras/Et à lui donner des baisers. Mais c’est Shinjisha (ou Mori) qu’Ikkyû aime : Les gens se
moquent de moi/Mais je m’en fous/Regarder Mori avec les yeux de l’amour/C’est beau et élégant
aussi. Il dit : Je dois énormément à Mori/Comment l’oublierais - je ?/ Pendant des milliards de
périodes cosmiques/ Je serais une bête (c. - à - d. qu’il renaîtra sans cesse à cause d’elle en un animal
de trait se sacrifiant pour les hommes) [65]. L’amour d’Ikkyû pour Dame Mori est aussi intense que
sa quête de la Vérité, les deux s’unissant en lui pour l’aider à goûter l’état d’Éternité en son for
intérieur.
59
Outre les nobles, moines et guerriers, en voyage d’agrément, les autres gens du voyage sont
formés de nombreux fonctionnaires, d’escortes militaires, de journaliers, de colporteurs, d’artistes
itinérants, de mendiants, etc.
60
Les Japonais étaient proustiens avant Proust qui en se remémorant la madeleine de son
enfance décrit son univers sensoriel sans même avoir faim. Il s’agit de la sensation introvertie qui
chez ce type virtualise tout pour mieux s’approprier sa sensorialité. Pour la sensation introvertie, l’
évocation par un artifice importe plus que la chose réelle car il stimule la rémanence et la
réminiscence alors que la chose réelle est trop objective pour être exploitée par le sujet. Dans À la
recherche du temps perdu, Proust tente, par le procédé littéraire consistant à détailler finement la
réalité, d’interrompre l’écoulement du temps vécu pour fixer chaque instant présent en une sorte
d’arrêt sur image qui les gravera dans la mémoire pour l’éternité. Certains Japonais ont eux aussi
enregistré en vidéo chaque instant de leur vie quotidienne pour s’immortaliser, comme si tous les
instants de la vie pouvaient s’équivaloir en intensité affective.
61
Les temples devinrent le relais du pouvoir avec l’obligation d’enregistrer naissances et décès,
tandis que le bakufu divisait la société en quatre classes sociales : militaires, paysans, artisans,
marchands (shi.nô.kô.shô/士農工商). Le gouvernement d’Edo adoptant le néo - confucianisme, les
temples devaient prier pour le salut de la nation et non plus pour celui de l’âme individuelle. La foi
en le bouddhisme se sécularisa comme en témoigne la disparition quasi totale de la sculpture
religieuse durant Edo, en contraste avec la ferveur des époques antérieures de Heian et de
Kamakura.
62
Notons la symbolique entre le recyclage de la matière et celui des âmes (karma). La
réutilisation écolo d’une notion abstraite telle l’impermanence pour (re)traiter de la réalité concrète
est assez typique des extravertis.
190
63
Jean-Claude Jugon
Humanité (rén/仁), rectitude (yí/仪), correction (lı̆/礼), sagesse (zhì/智), sincérité (chéng/诚),
fidélité (xīn/心). Ces vertus sont des valeurs morales fondées sur la fonction de sentiment et non
pas des concepts liés à fonction de pensée.
64
C’est à partir de cette époque que les Japonais furent peu à peu coincés dans une pensée
formaliste standardisée.
65
Pour les autocrates de l’époque, l’exploitation des moyens de subsistance des paysans consista à
les laisser autant à moitié vivre qu’à moitié mourir (ikasazu - korosazu/生きさず/殺さず), méthode
esclavagiste par excellence, pour mieux les contrôler. La taille moyenne des Japonais a
probablement diminué pour cette raison durant la longue période d’Edo. Toutefois, la classe
paysanne fut financièrement plus exploitée durant l’ère Meiji qu’à l’époque d’Edo car l’État japonais
remplaça l’imposition faite en koku de riz par une imposition en numéraire.
66
Le style architectural baroquisant du Japon correspond au mausolée de Tokugawa Ieyasu
(tôshôgû/東照宮), sis à Nikkô. Le shôgun fut d’abord inhumé au sommet du Kunôzan (久能山), à
Shizuoka (静岡), son fief d’origine.
67
Jusqu’à l’âge de quarante ans, Bashô bougera peu de son hermitage au bananier. Outre de
nombreux disciples à instruire, il était très sédentaire. Comme d’autres avant lui, il écrivait des
haïkus sur des lieux célèbres sans jamais les avoir vus. En 1684, son hermitage fut détruit par un
incendie. Ce fut l’occasion rêvée pour lui de changer de style de vie. Il décide alors de partir sur les
routes et passe les dix dernières années de sa vie à pérégriner un peu partout pour visiter lesdits
sites célèbres, adoptant même la vêture du moine pèlerin. Il parcourt ainsi plusieurs milliers de
kilomètres en se libérant par le mouvement de toute une accumulation de clichés imaginaires forgés
par une longue tradition qui empèse la poésie japonaise. Il trouve sa vraie créativité, authentique et
spontanée. Ce revirement d’attitude d’un Bashô casanier en un Bashô plus primesautier est tout à
fait caractéristique d’une compensation réussie du caractère (inné) par le comportement (acquis) de
la personnalité, qui lui donne plus d’ampleur et de liberté. C’est sans doute la période la plus
heureuse de sa vie, comme en témoigne la qualité de ses haïkus qui comptent parmi les meilleurs.
Son célèbre journal « la Sente étroite du Bout - du - Monde » (oku no hosomichi/奥の細道), notes de
voyage émaillées de poésies, reflète bien sa contemplation directe de la nature et la quiétude qu’il
en éprouve.
68
Quand Lafcadio Hearn (1850 - 1904), pourtant fin connaisseur du Japon, traduisit en anglais un
célèbre haïku de Bashô (dans une vieille mare/une grenouille saute/bruit d’eau, furuike ya kawazu
tobikomu mizu no oto/古池や蛙飛込む水の音), il se méprit vivement en pluralisant la gent
batracienne plongeant dans cettedite mare (old pond/frogs jumped in/sound of water), donnant
l’impression d’un concert cacophonique de flocs ! se suivant à la queue leu leu, tout à fait contraire
au vécu corporel des Japonais qui valorisent plutôt la qualité et l’unicité des sensations. Il n’est pas
utile non plus d’exposer ici la symbolique sexuelle de ce haïku anodin qui semble avoir échappé à
tout le monde.
69
La poésie de René Char est un bon exemple de cette recherche vers l’indicible de la sensation
introvertie qui saute de plain - pied dans l’originalité du corps. À contre - courant de la poésie
japonaise (waka, haïku) corsetée dans son formalisme et de multiples références conventionnelles
pour être transmise aux autres, Char laisse libre cours à l’ardeur de son expérience corporelle dans
la claire beauté des mots agencés avec la force de l’irrationnel le plus pur. On croirait entendre
l’amplitude de la musique celte. « Ne laisse pas le soin de gouverner ton cœur à ces tendresses
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
191
parentes de l’automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie. L’œil est
précoce à se plisser. La souffrance connaît peu de mots. Préfère te coucher sans fardeau : tu rêveras
du lendemain et ton lit te sera léger. Tu rêveras que ta maison n’a plus de vitres. Tu es impatient de
t’unir au vent, au vent qui parcourt une année en une nuit. D’autres chanteront l'incorporation
mélodieuse, les chairs qui ne personnifient plus que la sorcellerie du sablier. Tu condamneras la
gratitude qui se répète. Plus tard, on t’identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l'impossible.
Tu n’as fait qu’augmenter le poids de ta nuit. Tu es retourné à la pêche aux murailles, à la canicule
sans été. Tu es furieux contre ton amour au centre d’une entente qui s’affole. Songe à la maison
parfaite que tu ne verras jamais monter. À quand la récolte de l’abîme ? Mais tu as crevé les yeux du
lion. Tu crois voir passer la beauté au - dessus des lavandes noires... » J’habite une douleur, in
Fureur et Mystère, Gallimard, 1962.
70
Un des plus célèbres haïkus de Bashô célèbre l’évanescence du temps qui « autant en emporte
le vent » de la vie. Face au château en ruines où jadis Yoritomo fit assassiner son demi - frère
Yoshitsune, l’auteur écrit : herbes de l'été/fiers guerriers/trace d'un songe (natsu kusa ya/
tsuwamonodomo ga/yume no ato/夏草や兵どもが夢の跡).
71
On dit que Saikaku dicta 23.500 ku (poèmes) en 24 heures, soit près de quatre poèmes à la
minute !
72
Cf. la statue de Saikaku qui se trouve au sanctuaire d’Ikukunitama (生國魂神社) situé à Ôsaka.
73
Cf. Lambert G. & Bouquillard J. : Estampes japonaises, Images d'un monde éphémère, BnF, 2008.
74
Selon le bouddhisme, ces cinq désirs charnels prennent leur origine dans les cinq organes des
sens : 1. les formes liées au regard (shiki/色), 2. les sons liés à l’audition (shô/声), 3. les senteurs
liées à l’odorat (kô/香), 4. les saveurs liées au goût (mi/味), 5. les stimuli tactiles liés au toucher
(soku/触). Les cinq péchés capitaux sont le désir d’argent (zaiyoku/財欲), le désir sexuel (shikiyoku/
色欲), le désir de se nourrir (onjiki/飲食), le désir de renommée (meiyôyoku/名誉欲) et, finalement,
le désir de sommeil (suiminyoku/睡眠欲).
75
Tous les Japonais ne furent pas aussi raffinés que Kuki mais c’est ce qui est resté dans la
culture au final. Iki était un idéal ne concernant que quelques - uns, les autres n’étant au fond que
des « rustres » (yabo/野暮).
76
Le deutéragoniste (la pensée) peut aussi hélas devenir un antagoniste du protagoniste (le
sentiment).
77
Le plus grand miracle de l'amour, c'est de guérir de la coquetterie. Maximes, 277, La
Rochefoucauld.
78
État mental caractérisé par l’impossibilité d’élaborer des idées sans recours à des données
concrètes.
79
Citons les nombreux Japonais accros au jeu du pachinko (flipper positionné verticalement) qui
sans cesse envoient leurs billes vers le haut de l’appareil pour les voir retomber vers le bas,
reprenant ainsi concrètement le mythe de Sisyphe qui doit éternellement rouler son rocher,
visionnant par cet acte itératif la culpabilité et l’autopunition (cf J - Cl Jugon : Sisyphe et le pachinko,
0
Ebisu (Revue de la Maison Franco - Japonaise de Tokyo), N 4, pp 33 - 57, L’Harmattan, 1994). Le
fameux chignon pénien des guerriers d’Edo mis platement sur leur crâne rasé qui manifestait
clairement leur inféodation à l’ordre shogunal en est un autre exemple concret. Citons aussi les trois
coussins mis sur la tête de Jizô pour commémorer les enfants morts en bas âge, représentant
192
Jean-Claude Jugon
concrètement les trois feuillets de l’embryon [25].
80
Notons que sur le plan psychopathologique, la compensation du sentiment refoulé par le
formalisme social revient s’immiscer dans la pensée en des comportements stéréotypés ou des idées
obsessionnelles. Sur le respect des formes en Asie, Jung écrivit : Je suppose que c’est précisément ce
manque de personnalité qui rend l’Orient capable d’accepter si facilement des systèmes collectifs
comme le communisme et des systèmes religieux comme le Bouddhisme, qui visent avant tout
l’annihilation de la personnalité [31].
81
Les aspects à la fois candides et sordides de la sexualité nippone visibles dans les mangas pour
adultes ou la pornographie révèlent une orientation libidinale vers le fétichisme, le voyeurisme et le
masochisme, en accord avec l’orientation extravertie des Japonais (cf. [26]). Au regard de leur
finesse sensorielle, les voies de la dépravation (hentai/変態) sont légion et spécifiques : cf. yaoi, yuri,
BL (boys’ love), shônen.ai, dôjinshi, shotakon, lolicon, futanari, omorashi. Les mondes masculin et
féminin sont nettement séparés socialement, les hommes préférant sortir pour des expériences
sexuelles vagues avec l’industrie du sexe tandis que les femmes investissent le foyer et l’enfant.
82
Les partenaires s’appellent souvent « papa » « maman », plutôt que par leur prénom ou un
diminutif. Des enquêtes pointent la faible fréquence des rapports sexuels des couples nippons (moins
d’une fois par mois) par fatigue, ennui, dégoût. Les Japonais (et les Chinois) voient dans l’Europe le
symbole de l’amour romantique. Le marketing utilise cette image pour leur vendre du rêve destiné
à compenser un défaut de spiritualisation dans l’imaginaire du couple.
83
En revanche, les Européens ont cherché au bas moyen - âge de faire dialoguer le sentiment et
la pensée en idéalisant la relation du couple dans l’amour courtois qui tente de faire se rejoindre les
opposés sexuels, tant par l’érotisation du corps que par la spiritualisation des symboles de con jonction qui anime en profondeur la psyché inconsciente.
84
L’église ou la mosquée sont en revanche érigées au cœur de la ville pour manifester l’
œcuménisme du divin aux fidèles. Les monastères, situés dans des lieux naturels peu accessibles,
sont réservés à la prière et à la méditation.
85
Quant aux similitudes, citons les hiéroglyphes de base et les protosinogrammes, la trinité
Osiris - Isis - Horus et celle de Laŏzǐ (Dao a produit un, un a produit deux, deux a produit trois, trois
a produit tous les êtres), Isis et la Reine - Mère de l’Ouest (Xīwángmǔ/西王母), le rôle essentiel du
cœur comme siège de la conscience, le paradis des taoïstes situé à l’Occident, l’importance du lotus
dans les deux cultures, l’âme inférieure et l’âme supérieure se séparant à la mort, des rites
funéraires semblables (ex : des simulacres d’objets et de la nourriture accompagnaient le défunt
pour vivre dans l’au - delà), la fête des lanternes en Chine et aussi en Égypte en l’honneur d’Isis
identifiée à la lune et des bateaux à têtes de dragons, les alignements de monstres accroupis devant
les tombeaux, les grandes murailles érigées contre les Barbares et les grands canaux d’irrigation,
des ustensiles telle la palanche portée identiquement par une personne (en balancier sur l’épaule)
ou par deux (la charge est placée au milieu), la nécessité de toujours faire bonne figure (la face). On
trouve donc d’une part la question des emprunts symboliques dans l’histoire qui pour la Chine sont
venus en grande partie des mythes indo - européens via les Tokhariens du Turkestan oriental
(actuelle province chinoise du Xīnjiāng/新疆) dont font état les annales chinoises et, de l’autre, des
représentations symboliques spontanées issues du fonds anthropologique commun à l’humanité, à
savoir l’inconscient collectif. Quant aux convergences précitées entre l’Égypte et la Chine, on peut
aussi penser qu’elles proviennent d’une même configuration psychologique où c’est la fonction de
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
193
sentiment extraverti qui est en position dominante.
86
e
e
Entre les III et VII siècles, la période des tumuli funéraires (kofun jidai/古墳時代) en forme
de trou de serrure, inconnus avant du Japon, présente des objets votifs en terre cuite (haniwa/埴輪),
dont nombre de chevaux de guerre.
87
Oni wa soto, fuku wa uchi/鬼は外、福は内 (dehors le démon, dedans le bonheur !)
88
Cf. [14] : « Nul mortel dont on puisse, avant qu’il ait péri, connaître si la vie lui fut bonne ou
cruelle » (Les Trachiniennes, Sophocle). « Il faut donc ici - bas attendre, pour juger, la suprême
journée, et se garder de croire au bonheur de nul homme avant qu’il n’ait franchi le terme de sa vie
sans que l’affliction l’ait saisi sous sa griffe » (Œdipe - Roi, Sophocle). « Mourir, dis - le toi bien, c’est
notre dette à tous » (Alceste, Euripide). « N’enviez pas celui qui vous paraît heureux, avant d’avoir
pu voir quelle mort il a eue ! Les destins ici - bas changent d’un jour à l’autre » (Les Enfants
d’Héraclès, Euripide). « À vivre en ce bas monde on n’a que des chagrins, et tourments sans répit. La
souffrance est le lot des destinées humaines...», « Ce sont les hasards de l’événement qui décident de
la sagesse des gens », « Sa destinée hideuse lui fait honte : elle préférera sauvegarder son beau renom
d’honneur en répudiant cet amour dont son coeur est supplicié », « Comment tenir personne ici - bas
pour heureux ? Les destins les plus hauts se voient démantelés », « Ah ! ne parlez jamais du bonheur
d’un mortel, avant de voir sa mort, et comment il aura au dernier jour, franchi le seuil de l’outre tombe ! » (Euripide, Andromaque). « Ah ! Allons après cela nous monter la tête sur l’opulence de
notre patrimoine, sur le renom dont les hommes nous honorent ! Tout cela est néant. Vanité les
prétentions qui nous travaillent, les mots qui nous grisent : celui - là a le plus haut bonheur, qui au
jour le jour passe au - dessous du malheur » (Euripide, Hécube). « Plutôt qu’une vie lugubre, mieux
vaut la mort : on n’y éprouve nulle souffrance du sentiment de ses maux ; tandis que celui qui,
heureux naguère, tombe dans le malheur, son coeur reste harcelé par ses beaux souvenirs », « Bien
fol est ici - bas qui se prête à la joie d’un bonheur qu’il croit stable ! » (Euripide, les Troyennes). «
Toute l’existence est vouée, en ce monde, à l’instabilité » (Euripide, Oreste).
89
« L’homme certes, vieil ou jeune, de rien n’est assuré », « Au royaume de l’impermanence
guerriers ou paysans subissent pareil sort ! » (Dit de Hôgen) [72]. « Du monastère de Gion le son de
la cloche, de l’impermanence de toute chose est la résonance », « Ce qui prospère nécessairement
déchoit », « Épuisés les plaisirs, viennent les douleurs », « Brève est la vie, mais chaque jour est long
à vivre ! ». À la bataille de Dan - no - Ura (1185) l’empereur enfant Antoku, ses dames et les féaux
du clan des Taira défaits par les Minamoto se suicidèrent en se jetant dans les flots : « Ô douleur !
Le vent du printemps d’impermanence soudain emportait la fleur de beauté ! O misère ! La rude
vague du destin engloutissait son corps précieux ! le voilà devenu pareil aux débris d’algues au fond
des mers ! » (Dit des Heike) [68]. Dans Contes de lune et de pluie [74] Ueda Akinari dit : « La vie est
pareille à l’écume flottante : le matin, l’on n’est point assuré du soir » puis « c’est la loi de ce monde,
que l’on ne puisse se fier au lendemain ».
90
Dans les récits épiques, la gloire et l’évitement du déshonneur sont une constante. Il y a
toujours des fuites, de la lâcheté, des trahisons, des trucidations et des suicides mais aussi nombre
d’actes de bravoure incommensurables.
91
La mort suscite au Japon et en Grèce la même démonstration ostensible d’un chagrin ritualisé
par les larmes des valeureux guerriers. « Le nouvel Empereur Retiré fuit la ville. Ses fidèles
guerriers veulent se sacrifier pour lui. Il refuse. […] pleurant et pleurant, et les guerriers, tous
suffoquant de larmes, d’insister pour rester avec lui », « Au regret de quitter leur Prince, ils pleurent
194
Jean-Claude Jugon
et pleurent » (Dit des Heike) [68].
92
Dans le second livre du Dit de Hôgen, Koreyuki voulant combattre l’archer Hachirô dit à son
aède : « Que je vive ou que je meure, ce sera prouesse assurément. Sois témoin de mon combat et
fais - en le récit ». Puis, se tournant vers Hachirô, il lui dit : « Que vous daigniez m’accorder une
flèche et que j’en meure, la postérité s’en souviendra ; que si j’y survis, ce me sera une gloire pour le
reste de mes jours ! »
93
Dans la Grèce antique, le pardon des dieux fut accordé à Prométhée. Héraklès, fils de Zeus, le
délivra de sa roche caucasienne où il subissait un supplice éternel (un corbeau lui dévorait chaque
jour le foie) pour avoir volé le feu olympien. Le christianisme fera du pardon des péchés le centre
de sa doctrine à travers le rachat du péché originel du Christ en croix, chacun s’identifiant à lui en
portant sa propre croix.
94
J’ai déjà traité de cette question [24] à propos de la psychopathologie des phobies sociales au
Japon.
95
L’essentiel dans les deux cas est de préserver sa propre estime en respectant celle de l’autre,
voire en sauvant quelqu’un d’une déconfiture afin que sa vertu (Asie) ou son honneur (Occident)
restent saufs. Ce bienfait entraîne pour le premier une dette de reconnaissance incompressible et
pour le second une dette d’honneur a rembourser.
96
On peut invoquer ici le Livre de Job qui présente le thème de la faute indûment infligée au
juste. Jung a traité de la question du mal dans son ouvrage Réponse à Job. Concernant ce
douloureux problème, sa conclusion finale est : « vocatus atque non vocatus deus aderit » (invoqué ou
non invoqué, le dieu sera présent), oracle de Delphes gravé sur le fronton de sa maison à Kusnacht.
Cela signifie que le dieu reste à jamais présent en tous les êtres, même en état de péché mortel. On
peut comparer avec l’idée bouddhiste du karma et de la rétribution des actes (souvent invoquée au
Japon pour se réformer moralement). Dans le premier cas, le mal est déjà pardonné, dans le second,
le bien se mérite.
97
Cf. St Augustin qui taxa le suicide de péché mortel, allant jusqu’au refus de sépulture pour le
suicidé.
98
L’éthique du hagakure souligne constamment le sacrifice rituel de soi comme valeur suprême.
Aucun compromis à cette règle ne semble possible. La haine du moi étant valorisée avec grand
esthétisme, aucun sentiment positif en faveur de la vie n’y apparaît. Les bushi ne voulaient pas se
laisser envahir par leurs émotions à cause de leur idéal. Par comparaison, Eisenhower déclarait à
ses troupes : « C’est très dur de regarder un soldat dans les yeux quand on craint de l’envoyer à sa
mort » (cité par Summersby, chauffeur du général durant la Seconde Guerre mondiale).
99
« Ce péché est bien connu des bonzes et constitue même une coutume répandue parmi eux. Les
bonzes logent de nombreux jeunes fils de samouraï […], et commettent le crime avec ces garçons. Le
vice abominable contre nature est si populaire qu’ils le pratiquent sans aucun sentiment de
honte ». [90]
100
Les moines instruisaient le bouddhisme aux jeunes moinillons en faisant d’eux leurs mignons
(chigo/稚児). Il existe un rouleau de peintures suggestives (chigo sôshi/稚児草子) dont nous tairons
par pudeur la force des détails.
101
Le passage de l’état d’enfant à l’adolescence se faisait jadis au Japon par une coupe de cheveux
dite « mae - gami » (前髪) consistant à raser le crâne en laissant des boucles sur le devant du front,
LE DIALOGUE DU SENTIMENT ET DE LA PENSÉE DANS L’ÂME JAPONAISE LE JAPON PRÉMODERNE ET LA GRÈCE ANTIQUE
195
alors que les bushi adultes se tonsuraient tout l’occiput pour paraître plus mâles. Ces mèches aux
formes arrondies très suggestives, véritables accroche - cœur, constituaient un puissant attrait
pédérastique pour lesdits guerriers qui les collectionnaient.
102
Un guerrier dont le fils a disparu se fait moine et part en pèlerinage. Arrivé dans un monastère,
il assiste à la danse d’un enfant et reconnaît son fils. Celui - ci fut enlevé à l’âge de neuf ans par des
tengu (天狗), êtres fabuleux du folklore nippon au nez hyperphallique, liés aux moines yamabushi
qui firent de cet enfant leur petit mignon.
103
Les oyama se vêtaient et se comportaient aussi en femme dans la vie civile pour mieux parfaire
leur idéal féminin.
104
Selon la formule consacrée, la femme japonaise ordinaire plébiscite souvent, après des années
de vie commune, « un mari en forme, absent du domicile (otto wa genki de, rusu ga ii/夫は元気で、
留守がいい), faisant à la longue de ce dernier un gagne - pain familial mais non pas le partenaire
d’un couple formant une unité en tension amoureuse.
105
Dans les deux rituels, il est absolument primordial d’être lavé d’une contamination corporelle.
106
Dans Les enfants d’Héraclès [14], Euripide souligne le renom : « L’honneur, pour les coeurs
nobles, compte plus que la vie. », et aussi : « Enfin la crainte du déshonneur, qu’il convient d’avoir
pour souci majeur. »
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