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Opposition ou adhésion au discours de la politique étrangère sud-africaine selon l'identité
subnationale :
Concurrence pour l’espace politique et construction de l’identité nationale en Afrique du
Sud
Joanie Thibault-Couture
Candidate au doctorat
Département de science politique
Université de Montréal
Pendant tout le 20e siècle, et surtout à partir de 1948, l’Afrique du Sud a été dirigée par
une minorité blanche qui a institutionnalisé l’apartheid, un régime de discrimination raciale
excluant de la gestion de l’État, les autres groupes raciaux, à savoir les Noirs, les Coloureds1 et
les Indiens. Combattu par de nombreux pays, ce système a maintenu l’Afrique du Sud dans une
situation d’isolement diplomatique presque total, notamment sur le continent africain. En
revanche, l’African National Congress (ANC) bénéficiait d’un large soutien international en tant
que mouvement de libération. À la suite de la fin de l’apartheid et des négociations multipartites
au début des années 90, les premières élections démocratiques sont remportées par l’ANC en
19942. Une fois au pouvoir, le parti développe un discours de politique étrangère, qui définit les
nouveaux attributs de l’identité nationale.
À la jonction entre les sphères nationales et internationales, la politique étrangère est
rapidement devenue un vecteur de premier plan pour définir la nouvelle identité nationale avec la
légitimité accordée à l’Afrique du Sud par les autres États à la suite de la réussite de la transition
démocratique dans un climat de paix relative. Dans le discours sur la politique étrangère, les
présidents qui se sont succédé depuis 1994 affirment les thèmes fondamentaux liés à la
construction de l’identité nationale. Par exemple, la réconciliation a été fortement appuyée par
Nelson Mandela pour constituer la nation arc-en-ciel. Cette vision, provenant de l’idéologie du
parti de créer une Afrique du Sud non raciale, non ethnique et non sexiste où l’unité dans la
diversité doit primer, marquera les années d’effervescence suite à la transition. Par la suite, le
concept de nation arc-en-ciel s’estompera du discours durant la présidence de Thabo Mbeki et de
Jacob Zuma pour faire place à un projet nationaliste africain, misant sur l’emporwement de la
population noire. Cette idéologie, ayant résonance pour la majorité, viendra prendre le dessus
comme représentation de la nation.
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Le terme coloured fait référence à un groupe racial très diversifié, dont les frontières ont été définies par le régime de
l’apartheid. Ce groupe est constitué par des métis ayant des origines diverses (portugaises, chinoises, africaines, etc.), ceux qui ne
peuvent intégrés ni dans la catégorie noire ni dans la catégorie blanche.
2
De 1994 à 1996, l’ANC était à la tête d’un Gouvernement d’unité nationale (GNU). Ce gouvernement incluait des membres du
National Party (NP), le parti au pouvoir durant l’apartheid et de l’Inkhata Freedom Party (IFP), le parti zoulou surtout actif au
KwaZulu-Natal. En 1996, le GNU est dissout.
2
Malgré une forte majorité issue de la catégorie raciale noire, l’Afrique du Sud est une
société fortement divisée. Les identités subnationales raciales et ethniques sont toujours
significatives dans leur structuration des clivages politiques et économiques. Dans le contexte de
la nouvelle Afrique du Sud démocratique et gouvernée par la majorité, comment les leaders de
groupes identitaires subnationaux réinterprètent le discours sur l’identité nationale diffusée par le
parti au pouvoir ? La démonstration vise donc à exposer les réactions des élites issues de groupes
subnationaux, face au discours de l’ANC sur l’identité nationale. Le groupe identitaire étudié est
celui des Afrikaners, une des communautés les plus organisées au niveau des revendications
identitaires collectives et devant faire face aux défis liés à leur bagage historique. Avec la perte
de la domination politique en 1994, ces leaders tentent de redéfinir les stratégies nationalistes
pour s’adapter au nouveau contexte.
Le discours sur les relations extérieures est utilisé comme lieu d’observation des
représentations gouvernementales sur la nation, car la littérature liant la politique étrangère et la
construction de la nation soutient que l’identité nationale forge les objectifs externes en
définissant ce qui constitue l’intérêt national (Wallace 1991, Prizel 1998 et Fawn 2003). Cette
politique est étudiée dans la littérature comme étant porteuse de l’identité nationale qui émerge
des formations discursives (Hopf 2002). Dans cette optique, elle transpose les thèmes et les
pratiques du nation-building dans la sphère des relations extérieures, en jouant le rôle de «
producteur de frontières » avec les États du système international (Campbell 1998). Par ailleurs,
la littérature soutient que « la politique étrangère, avec ses rôles de protection et d’ancrage de
l’identité nationale, donne aux élites politiques un outil de mobilisation de masse et de cohésion »
(Prizel 1998 : 19). Dans le cas de l’Afrique du Sud, où les élites politiques devaient assurer la
construction de la nation en réponse au démantèlement de l’apartheid et la réintégration au
système mondial, la politique étrangère est rapidement devenue un vecteur de premier plan, grâce
à la légitimité internationale tirée de la « transition miraculeuse ».
Par conséquent, l’opportunité de mobiliser l’identité nationale dans le discours sur la
politique étrangère comme élément rassembleur et de l’utiliser pour diffuser les nouveaux
attributs de la nation s’est présentée aux leaders de l’ANC au tout début de la consolidation
démocratique. Le nouveau discours nationaliste du parti « qui forge les consciences et la manière
dont les individus donnent un sens au monde qui les entoure » (Özkirimli 2000 : 4) est orchestré
par les leaders politiques (Brubaker 2006). Ces détenteurs de l’autorité discursive propagent une
représentation de l’identité nationale qui « encourage et légitime certaines dispositions et
orientations tout en s’opposant et en délégitimant d’autres [...] » (Campbell 1998 : 10). Bref, le
processus de construction de l’identité peut difficilement s’analyser hors de la concurrence pour
l’espace politique.
Avec la fin de l’apartheid, les leaders afrikaners ont perdu leur domination du pouvoir
politique au profit de l’ANC, parti ayant une position hégémonique depuis 19943. Dans ce
contexte, ces élites doivent recadrer les stratégies nationalistes utilisées pour concurrencer
l’espace politique. Selon Brass (1991 : 8), ces élites identitaires
3
Le nombre de sièges de l’ANC au parlement national n’a pas été inférieur à 63 % depuis 1994. En 1999, le parti occupait 69,75
% des sièges de l’Assemblée nationale, soit à un siège près de la possibilité de modifier la constitution unilatéralement, ce qui n’a
jamais été tenté. Avec cette domination électorale, l’ANC a eu tendance à augmenter ses pouvoirs au fil des années (Mattes 2002 :
25).
3
« déforment et fabriquent parfois des attributs identitaires pour les groupes culturels dont ils
souhaitent assurer la représentation dans l’objectif de protéger leur existence en tant qu’élites ou pour
obtenir davantage de pouvoir politique et économique, pour leurs groupes et pour eux-mêmes ».
À la lumière de la littérature, la démonstration visera à vérifier l’hypothèse voulant que les
leaders afrikaners mobilisent un discours d’opposition face au projet politique identitaire de
l’ANC en utilisant des concepts inclusifs pour concurrencer le pouvoir hégémonique du parti. Les
nationalistes afrikaners, ayant des stratégies visant auparavant uniquement la communauté
ethnique, doivent s’adapter au contexte d’ouverture politique et d’égalité entre les individus. Pour
se faire, les leaders ont développé un discours mobilisant de nouveaux concepts pour articuler le
mouvement : ceux de majorité et des minorités. La majorité est définie comme étant les individus
appartenant à la racialité noire et les minorités étant les autres, soit les Blancs, les Indiens et les
Coloureds.
La démonstration s’appuie sur une collecte de données empiriques. L’analyse se base
principalement sur six entretiens de recherche effectués avec des leaders de cinq organisations à
l’avant-plan du mouvement nationaliste afrikaner actuel : le Freedom Front Plus (FF+),
Solidarity, Afriforum, la Fondation FW de Klerk et la Fédération des organisations culturelles
afrikaans (FAK). Toutes ces organisations ont un point en commun : la protection des droits des
minorités, surtout des Afrikaners, mais visent une plus grande inclusion. Le FF+ est un parti
politique issue de l’extrême droite afrikaner, occupant une moyenne de quatre sièges au
Parlement depuis 1994. Il milite pour l’autodétermination de tous les Sud-africains ayant une
communauté culturelle et linguistique spécifique. Solidarity est un syndicat représentant
majoritairement des travailleurs afrikaners dans différents domaines. Le syndicat regroupe près
de 20 000 membres. Depuis 2002, il est à la base d’un vaste mouvement pour la reconnaissance
des droits des minorités, soit le Solidarity Movement. Afriforum est une organisation non
gouvernementale visant la défense des droits civils des minorités, créée dans la foulée du
Solidarity Movement. La Fondation de Klerk surveille quant à elle, l’application des principes
constitutionnels. La Fondation a été créée par l’ancien président et leader du Parti national (NP),
Frederik W. de Klerk. Enfin, le FAK est une des plus anciennes organisations culturelles
afrikaners. Elle vise à promouvoir la culture afrikaner et l’afrikaans.
Ces entretiens mettent en évidence les perceptions des acteurs face à l’état de la
construction de la nation en général et leurs réactions par rapport au projet politique identitaire de
l’ANC. La compréhension des perceptions des acteurs est primordiale pour étudier les
dynamiques politiques en Afrique du Sud. Comme Horowitz affirmait en 1991, dans un ouvrage
analysant les perspectives en matière de transition et de consolidation démocratiques : « l’Afrique
du Sud est caractérisée par les dissensions cognitives » (Horowitz 1991 : 2), c’est-à-dire que les
catégorisations identitaires fournissent des cadres différents pour interpréter le passé, le présent et
le futur. Les catégorisations sont variables, multiples et se recoupent : par exemple, l’ethnicité
afrikaner est incluse dans la catégorie raciale blanche qui est par ailleurs marquée par une
idéologie politique conservatrice comparativement à l’orientation socialiste promue par l’ANC,
composée majoritairement par des membres issus de la racialité noire, provenant de différentes
ethnicités. Ces interprétations sont, la plupart du temps conflictuelles, au niveau des élites
politiques et culturelles.
4
L’analyse de ces catégories identitaires est appréhendée comme étant construite par le
discours, dans un contexte de concurrence politique. Cependant, lors des entretiens, il a été
remarqué que les individus interprètent leurs identités de manière primordiale, c’est-à-dire que les
réalités rattachées à ces identités sont vues comme étant données et fixes. Donc, dans les
interprétations des élites afrikaners, la compréhension des dynamiques politiques s’effectue
surtout par la catégorisation ethnique. Enfin, les leaders interviewés ont une représentation
particulière de la réalité, marquée par leurs rôles politiques, soit ceux de mobiliser la
communauté afrikaner et les autres groupes minoritaires pour faire contrepoids à la majorité. Par
conséquent, leurs visions peuvent être plus radicales comparativement à celles des individus
n’étant pas impliqués politiquement, de même pour les leaders de l’ANC.
Pour analyser les stratégies des leaders afrikaners en réaction au discours sur l’identité
nationale promue par l’ANC dans le discours sur la politique étrangère, la démonstration se
penche tout d’abord sur le discours de politique étrangère de l’ANC, comme lieu d’observation
de la définition des attributs de l’identité nationale. L’analyse se base sur une étude d’énoncés de
politique étrangère (white papers), sur des allocutions effectuées par les leaders et sur des
documents fondateurs de l’ANC. Ces documents illustrent les tendances du discours identitaire,
sur lesquelles les élites afrikaners sont en réaction : d’une définition inclusive de la nation vers un
accent sur le nationalisme africain, tendance qui sous-tend une exclusion des individus issus des
autres groupes raciaux. Ensuite, les interprétations des leaders afrikaners seront exposées en
débutant avec les perceptions de ces derniers concernant l’état de la cohésion sociale pour
terminer avec la stratégie du discours nationaliste antagoniste en tant que tel.
La projection de l’identité nationale dans le discours sur la politique étrangère de l’ANC
Depuis sa création en 1912, l’ANC a toujours eu comme objectif fondamental de créer
une Afrique du Sud non raciale, non ethnique, non sexiste et démocratique, où chaque personne a
droit à une voix (ANC 2012). S’il en est ainsi, c’est parce que « l’Afrique du Sud appartient à
tous ceux qui y habitent, Noirs ou Blancs » (ANC 1955), et que chaque groupe national doit avoir
des droits égaux. Cette orientation idéologique, définie principalement dans la Charte de la liberté
de 19554, informe le positionnement global de l’ANC au niveau des politiques internes et
extérieures, encore aujourd’hui. Pour exposer ces orientations et leurs changements dans le
temps, trois périodes sont à l’étude. La première étant celle de la présidence de Nelson Mandela
(1994-1999), de Thabo Mbeki (1999-2008) et de Jacob Zuma (2009 à aujourd’hui)5.
En 1993, Nelson Mandela énonce les fondements de la nouvelle politique étrangère dans
un célèbre article paru dans la revue américaine Foreign Affairs car le pays devait redéfinir
intégralement ses positions. Les nouveaux principes étaient la promotion des droits humains et
de la démocratie au niveau mondial, la justice et le respect du droit international, le règlement
pacifique des conflits, la centralité de l’Afrique et de la coopération internationale et régionale.
4
La rédaction de la Charte de la liberté est un des moments importants dans l’histoire du pays. Durant le processus d’adoption à
Kliptown (Soweto), environ 3000 délégués de différentes organisations telles que l’ANC, le South African Indian Congress et le
Coloured People’s Congress se sont entendus sur les fondements d’une future société démocratique.
5
Après presque dix ans de présidence, Mbeki démissionne de son poste après que le Comité exécutif national de l’ANC l’a, à
l’unanimité, encouragé à se retirer suite à des divisions au sein du parti. Kgalema Motlanthe, alors secrétaire général, occupera le
poste de président par intérim, pendant quelques mois. Jacob Zuma prend ensuite le pouvoir aux élections de 2009.
5
Dans l’optique du nouveau président, la politique externe était « un élément clé dans la création
d’un pays prospère et pacifique » (Mandela 1993 : 86), puisque
l’apartheid a érodé l’essence même de la vie en Afrique du Sud. C’est pourquoi les nouveaux
leaders politiques font face au défi de construire une nation où tous les peuples - sans tenir compte
de la race, de la couleur, de la religion ou du genre - peuvent affirmer pleinement leur dignité
humaine; suite à l’apartheid, notre peuple ne mérite rien de moins que le droit à la vie, à la liberté
et au bonheur. Cette vision ne peut être réalisée qu’avec la pleine participation de l’Afrique du Sud
aux affaires mondiales (Mandela 1993 : 86).
Cette nouvelle politique s’articule autour de principes visant la réconciliation et l’union nationale,
qui deviennent centrales dans les relations extérieures. L’élaboration de la politique étrangère
avait comme objectif à l’époque de servir de mécanisme de cohésion sociale, en tentant d’unir les
Sud-africains dans un projet commun visant à s’engager vers un futur libéré de l’oppression de
l’apartheid et de propager le modèle sud-africain.
Le discours sur la politique étrangère a appuyé la définition de la nation sud-africaine, en
y exposant les attributs fondamentaux. Le pilier le plus important est celui des droits humains. La
démocratisation du régime et son implication dans la promotion des droits individuels
institutionnalisés dans la nouvelle Constitution de 1996, sont centrales dans la construction de la
nation. Par ce message, les identités subnationales ethniques et raciales sont nécessairement
diminuées en importance au profit de la nouvelle citoyenneté sud-africaine. Le discours de
Mandela centré sur l’individu sud-africain, jette ainsi les bases du nationalisme arc-en-ciel où la
diversité est respectée, mais non politisée. La nouvelle identité est donc fortement liée à la
consolidation du régime démocratique, puisqu’elle s’appuie sur la symbolique de la protection
des droits individuels, dans le but de court-circuiter les identités ethniques et raciales dans le
domaine politique (Welsh 1996 : 491).
Dans la foulée de l’élaboration des nouvelles normes liées à l’identité nationale, Thabo
Mbeki, alors vice-président de la république, livre le discours à la nation soulignant l’adoption de
la loi constitutionnelle sud-africaine en 1996. Ce discours, qui s’est fait attribuer le nom d’« I am
an African speech », invite le peuple sud-africain à s’unir et à embrasser l’identité africaine pour
assurer la reconstruction du pays dont le destin est étroitement lié à celui du continent (Mbeki
1996). À cette époque, l’africanité de tous les Sud-africains est célébrée, sans distinction
d’appartenance raciale. Mbeki, qui était déjà pressenti comme le futur président de la République,
alimentera la vague d’enthousiasme par rapport à la réconciliation nationale avec la vision
projetée dans son allocution. L’après-Mandela était alors entrevu positivement.
Thabo Mbeki deviendra président en 1999 jusqu’à 2008. Ce dernier popularise un concept
qui deviendra un incontournable de la politique étrangère et interne, soit la Renaissance africaine.
Introduite pour la première fois par Mandela en 1994, elle vise l’autodétermination des peuples
africains, notamment par un développement économique néolibéral orienté vers le continent
(Adibe 2001 : 18-19). De plus, la Renaissance soutient un projet où l’africanité et l’antiimpérialisme sont devenus prioritaires plutôt que les droits humains et la démocratie. Dans la
continuité, l’Afrique du Sud souhaite s’ériger en tant que leader du continent en portant le projet
de la renaissance de l’Afrique. La Renaissance africaine vise des objectifs à la fois externes et
internes, surtout au niveau de la diminution des disparités socioéconomiques nationales.
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La réorientation s’est effectuée dans l’esprit de l’adoption par le parti d’un ensemble de
stratégies que l’on appelle la Révolution démocratique nationale (NDR) en 1997 (ANC 1997). Ce
programme de transformation sociale vise à modifier les rapports de force auparavant fondés sur
l’oppression raciale. Donc, malgré la chute de l’apartheid, le parti continue dans la voie de la lutte
de libération nationale. La première condition pour la libération était la mise en place d’un
système démocratique et le développement de la culture des droits humains. La deuxième
condition pour atteindre la transformation complète est d’enclencher « un effort systématique
national, orchestré par le gouvernement démocratique, pour défaire la distribution inégale de la
richesse et des revenus » (ANC 1997). Sans cette transformation, les réalités sociales de
l’apartheid ne pourraient disparaitre.
Le principal objectif de ce projet consiste à renforcer la place des Noirs dans l’économie
sud-africaine par des mesures d’affirmative action. Mbeki deviendra ainsi l’un des chefs de file
de la politique du Black Economic Emporwement (ou BEE), utilisée comme stratégie de nationbuilding pour impulser l’émergence d’une bourgeoisie capitaliste noire en mesure d’équilibrer le
pouvoir économique et de réparer les inégalités héritées du passé (Iheduru 2004 : 3). Par
conséquent, avec la discrimination positive en matière d’emploi basée sur l’identité raciale, ce
type de catégorisation tant à rester la plus significative en matière de structuration des clivages
économiques et sociaux. Par ces mesures, l’idéologie de la Renaissance africaine n’est donc pas
sans effet sur le processus de construction de la nation sud-africaine, puisqu’elle encourage
l’emporwement de la population noire, autant dans les sphères domestiques qu’internationales.
Au niveau idéologique, la Renaissance africaine réhabilite le discours nationaliste africain (noir)
qui prend le dessus comme narratif sur l’identité nationale.
Jacob Zuma, le président suivant et actuel, poursuivra dans le même sens, mais avec un
nouveau concept. À la suite de son élection en 2009, un white paper sur la politique étrangère est
publié. Ce document intègre une nouvelle notion, l’« Ubuntu ». Le concept a toujours été central
dans la politique sud-africaine et provient d’une maxime zouloue qui signifie « qu’une personne
est une personne à travers les autres » (Shutte 1993 : 46). Cette philosophie donne un sens à la vie
et établit des objectifs à atteindre en tant que communauté. Il s’agit d’une vision idéaliste de ce
que devrait être la vie en société et souligne l’importance de l’interdépendance entre les individus
et leurs communautés. De plus, les relations extérieures restent toujours centrales pour améliorer
la cohésion sociale, car
en préparant le pays a devenir une nation gagnante pour le XXe siècle, nos relations internationales
doivent s'efforcer de façonner et de renforcer notre identité nationale; cultiver notre fierté nationale
et de patriotisme; réparer les injustices du passé, y compris ceux concernant la race et le sexe;
combler les fractures de notre société pour assurer la cohésion sociale et la stabilité, la croissance
de l'économie et le développement ainsi que l'élévation de notre peuple (DIRCO 2011 : 6).
Par rapport à sa contribution au renforcement de l’identité nationale, l’Ubuntu vise à donner un
sens à la vie et à poursuivre des valeurs telles que l’altruisme pour assurer la cohésion sociale et
diminuer les divisions raciales.
Enfin, l’importance de la communauté culturelle fait son apparition dans le discours.
Appartenant lui-même au groupe ethnolinguistique zoulou, Zuma a réorienté les fondements
idéologiques de la politique étrangère autour d’un concept ayant son origine dans sa propre
identité subnationale et ayant résonnance à travers les autres groupes africains. Cette utilisation
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de l’Ubuntu au niveau international et national célèbre l’héritage culturel et spirituel africain et
« africanise » l’idéologie à la base des relations extérieures. Cette stratégie illustre bien la
poursuite des objectifs de l’anti-impérialisme occidental et de promotion de l’africanité.
Cependant, la présidence de Zuma est entachée d’événements venant remettre en question la
légitimité du projet de société proposée par le gouvernement6.
L’étude du discours sur la politique étrangère nous montre que, durant l’ère Mandela,
certains thèmes comme les droits humains, la démocratie, l’unité, la réconciliation et l’africanité,
sont fondamentaux comme narratif sur l’identité nationale. Ils ont servi à promouvoir une
définition de l’identité nationale basée sur l’individu et une africanité inclusive, au détriment de
la politisation des identités ethniques et raciales. Sous Mbeki, la construction de la nation et le
discours de politique étrangère ont été orientés vers le nationalisme africain. La tendance se
maintiendra sous Zuma, qui recentre en même temps le nation-building et la politique étrangère
dans la tradition africaine de l’Ubuntu. Par ailleurs, l’ANC a toujours été poussée par une
idéologie nationaliste africaine. Le changement de discours entre la période Mandela et MbekiZuma n’est pas une fracture, mais plutôt une continuité. Le discours réconciliateur de Mandela,
où le narratif du nationalisme africain est atténué et inclusif visait la tâche de rassembler la
nouvelle Afrique du Sud sous une même identité.
Au niveau pragmatique, ce réalignement du discours est une tendance inévitable dans une
Afrique du Sud où la majorité noire représente 79 % de la population (Statistics South Africa
2011). Cette majorité, en plus d’être l’électorat principal du parti, est toujours dans l’ensemble,
aux prises avec une situation socioéconomique précaire. Les fortes inégalités marquent les
dynamiques sociales et sont certainement un frein à la cohésion sociale. D’ailleurs, le président
Mbeki affirmait en 2005 que la lutte pour l’émancipation nationale n’était pas terminée, car les
deux principaux ennemis, la pauvreté et le sous-développement étaient toujours présents (Mbeki
2005). C’est dans ce contexte idéologique et pragmatique que les divisions entre groupes
identitaires se perpétuent, la plupart du temps.
Les réactions des leaders afrikaners au discours gouvernemental sur l’identité nationale
Avec la chute de l’apartheid, le Parti national (NP), contrôlé par des membres issus de la
communauté afrikaner, doit céder sa domination politique au profit de la majorité qui remet son
avenir entre les mains de l’ANC. Depuis le début du « grand apartheid » en 1948, des politiques
ségrégationnistes ont protégé la domination blanche. Avec l’avènement de la démocratie et la
majorité ayant accédé à la liberté, les leaders afrikaners ont dû redéfinir leurs stratégies
nationalistes, auparavant fondé sur une idéologie de suprématie raciale. De plus, la dissolution du
NP au milieu des années 2000 après une tentative de renouvellement a créé un vide politique qui
sera rempli par de nouvelles (et anciennes) organisations politiques et culturelles. Le nationalisme
afrikaner ayant toujours été marqué par la vitalité de ses organisations, de nouveaux leaders se
sont lancés dans la restructuration du mouvement pour l’adapter aux nouvelles réalités.
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Par exemple, le 16 août 2012, trente-quatre employés de la compagnie minière britannique Lonmin ont été tués par les forces
policières à Marikana, où les travailleurs en grève réclamaient des augmentations salariales. Le gouvernement a été fortement
critiqué pour l’absence de soutien aux familles des victimes et pour l’impunité des policiers impliqués. Plus récemment, le
président se trouve dans une situation délicate suite à l’enquête de la protectrice publique faisant mention de l’utilisation de
plusieurs millions de rand provenant de fonds publics pour renforcer la sécurité de sa résidence privée.
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Dans ce contexte de la nouvelle Afrique du Sud, les leaders afrikaners mobilisent un
discours antagoniste à celui présenté par le gouvernement dans le but de restructurer les
fondements mêmes du mouvement. Le développement d’un discours plus inclusif, basé sur le
concept de « groupes minoritaires » permet non seulement de perpétuer les frontières identitaires,
mais structure aussi la concurrence politique en créant un contrepoids à la majorité. La majorité
est définie comme étant les individus appartenant à la racialité noire et les minorités étant les
« autres », soit les Blancs, les Indiens et les Coloureds. Ces nouveaux concepts, a priori non
raciaux et non ethniques, sont tout de même sous-tendus par une vision de la société en ces
termes.
Cette nouvelle conceptualisation des identités par les leaders afrikaners est réactive aux
interprétations du projet identitaire gouvernemental, présenté précédemment. La période de
présidence de Mandela est perçue comme étant rassembleuse et prometteuse pour l’intégration
des Afrikaners à la société. Par la suite, l’ère de Mbeki est identifiée comme un moment
charnière de la redéfinition des stratégies nationalistes afrikaners où les perceptions d’hostilité de
la part du gouvernement sont grandissantes. La présidence de Jacob Zuma est perçue plus
positivement au niveau de la prise en compte de l’importance des identités ethniques, mais la
tendance à l’africanisation de l’identité nationale se poursuit, conjuguée à un rejet de l’identité
nationale de la part des leaders afrikaners dû aux mauvaises performances gouvernementales.
Dans ce contexte, la conceptualisation antagoniste de la « majorité-minorités » deviendra le
discours central du nouveau mouvement nationaliste afrikaner. Les interprétations du projet
seront tout d’abord exposées pour ensuite explorer les fondements du mouvement postapartheid.
Les interprétations du projet identitaire gouvernemental
La période de la présidence de Nelson Mandela a été identifiée par les leaders comme un
moment d’espoir envers leur intégration dans la nation. Le moment charnière de cette époque
d’effervescence est celui de la finale de la Coupe du monde de rugby de 1995. Ce match
opposant, l’Australie à l’Afrique du Sud, a été un lieu privilégié pour la diffusion de symboles de
la nouvelle nation. Par exemple, le slogan de l’équipe nationale de rugby a été changé pour « One
team, one nation ». En effet, le nation-building sous la forme de la réconciliation était une
priorité pour Mandela. À cette époque, l’identité nationale sud-africaine aurait été prioritaire dans
l’auto-identification des Afrikaners, au-delà de l’ethnicité. Mandela était perçu comme
« genuinely working for reconciliation but not the rest of the party. They have always seen the
whites as the enemy » (de Klerk Foundation 2014). L’importance accordée à Mandela soutient
comment la démarche de ce dernier s’est écartée de la doctrine du parti pour assurer la cohésion
et la paix sociales, à la suite de la transition.
Cette période d’enthousiasme, qualifiée d’idéaliste où la réconciliation était mise de
l’avant, s’est modifiée au départ de Mandela. Les divisions du passé ont alors repris le dessus
dans le discours des leaders afrikaners. Face à ces ruptures, un des leaders affirme même que
Mandela serait parti du pouvoir trop tôt, la cohésion sociale n’étant pas encore à un stade assez
avancé (FF+ (b) 2014). D’après un des leaders interviewés, le pays aurait besoin d’un nouveau
pacte pour le nation-building car celui de 1994 serait désuet (FF+ (a) 2014). La situation actuelle
a même été comparée à 1976, année marquée par les émeutes de Soweto où des centaines de
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personnes ont été tuées et blessées dans des affrontements avec les forces policières. Bref, la
vision de l’état de la cohésion sociale est pessimiste dans l’ensemble.
L’année de l’arrivée au pouvoir du président Mbeki a été identifiée comme le moment
charnière de la modification de la stratégie gouvernementale de définition de l’identité nationale.
D’après les entretiens, à son arrivée au pouvoir, Mbeki aurait complètement fermé la porte aux
minorités et aurait adopté une attitude condescendante et de supériorité face à celles-ci. Les
interviewés ont mis en lumière le fait que Mbeki aurait déclaré durant sa présidence que les
Afrikaners seraient des « colonialists of a special type »7, engendrant le mécontentement de ces
derniers face à cette qualification négative. Par les politiques d’affirmative action et les
références au colonialisme interne, Mbeki est perçu comme un « racial intellectual » (Solidarity
2014) qui a alimenté la résurgence des tensions. La position des leaders interrogés s’est donc
radicalisée durant la présidence de Mbeki. D’ailleurs, le Solidarity Movement, visant à protéger
les droits des minorités, a été lancé par le syndicat du même nom au début des années 2000.
De plus, avec l’accent gouvernemental sur le nationalisme africain, les leaders estiment
que les Afrikaners ont été dépossédés de leur identité africaine, ce qui est fortement critiqué.
L’identité continentale est très significative pour les Afrikaners, ces derniers s’identifiant comme
la seule tribu blanche d’Afrique du Sud8, ayant une langue africaine. Le mécontentement lié à
l’africanité orientée vers le nationalisme africain est aussi apparu au cours de la présidence de
Mbeki. En effet, ce dernier a modifié le discours depuis son allocution de I am an African speech,
où il célébrait l’africanité de tous les Sud-africains, sans distinction. Dans la perspective des
leaders afrikaners, « being African is not a racial identity, you have the rigth to
choose » (Afriforum 2014). Ce changement de discours est perçu comme une négation de la part
du gouvernement de l’identité continentale des Afrikaners.
L’interprétation de la présidence de Jacob Zuma diffère quelque peu de la période
précédente. Ce dernier est vu comme étant plus conciliant envers les minorités, car il serait plus
enclin à écouter les revendications identitaires. Un des exemples illustrant cette volonté est
l’attribution du poste de ministre du Département de l’agriculture à Pieter Mulder, le chef du
FF+, de 2009 à 2014. Cette stratégie est interprétée comme une volonté de créer un pont avec les
Afrikaners dont la culture populaire est ancrée dans le mode de vie liée à l’agriculture. De plus,
Zuma, d’origine ethnique zouloue, est vu comme un nationaliste ethnique plutôt qu’un
nationaliste africain (FF+ (b) 2014). Le président actuel favoriserait la résurgence des
nationalismes en Afrique du Sud, car « he’s outspoken with his Zulu identity » (Afriforum 2014).
Enfin, par la reconnaissance des Afrikaners comme la seule tribu blanche d’Afrique du Sud lors
d’échanges entre le chef du FF+ et Zuma (Villa-Vicencio et Soko 2012 : 85), le président est
mieux évalué par les élites, en faisant abstraction des mauvais résultats au niveau de la prestation
des services et des scandales de corruption.
7
La vision du colonialisme particulier à l’Afrique du Sud provient de l’époque de la formation d’une alliance entre le Parti
communiste sud-africain (SACP) et l’ANC dans les années 1950. Cette théorie développée par les membres du Parti communiste
de l’époque défini « la lutte nationale comme naturelle et nécessaire en réponse aux formes coloniales d’oppression par lesquelles
la minorité blanche contrôle la majorité noire » (Everatt 1992 : 20-21). Cette doctrine a servi à unifier les deux mouvements. Le
concept de colonialisme interne est resté en trame de fond du positionnement de l’ANC au fil des années, comme le soutient le
document de 1997, sur la Révolution nationale démocratique.
8
D’ailleurs, le terme afrikaner signifie africain. Les leaders afrikaners s’identifient comme étant Africains d’abord mais qui ont
des sources Européennes, ce qui ajoute à la dichotomie entre Africains-noirs et Africains-blancs. 10
Des références à la montée des nationalismes en Afrique du Sud ont souvent été faites lors
des entrevues. Les causes qui sont identifiées par les leaders sont la promotion de l’identité
ethnique du président Zuma et la montée des insatisfactions générales à l’égard du gouvernement.
Ces frustrations engendreraient une diminution de l’auto-identification à l’identité nationale sudafricaine car « [there is] a reluctance to define ourselves as being South African when the
country is going so bad » (Afriforum 2014). De plus, l’approche de l’ANC serait vue comme une
assimilation forcée ou « a crime of assimilation » (FF+ (b) 2014). Cette assimilation est
interprétée comme étant de plus en plus agressive de la part du parti. Une référence a été faite sur
les déclarations de Nkosazana Dlamini-Zuma, alors ministre des Affaires internes, qui a affirmé
en 2012 lors du Sommet sur la cohésion sociale que « it [is] a problem when the minority wants
to be apart from the majority. The minority must integrate with all of us and not be treated
separately or differently » (du Plessis 2012). En faisant la promotion de l’uniformité, en fonction
de ce que désire la majorité (Solidarity 2014), l’ANC viserait à établir « [an] African hegemony
within a multicultural society » (de Klerk Foundation 2014). Une interprétation des orientations
du parti est que le gouvernement est anti-afrikaner et qu’il est hostile à leur égard (FAK 2014).
L’idéologie centralisatrice et homogénéisante de l’ANC est perçue négativement : « there are not
civil servants but political servants. There are serving the party but not the public. It’s a party
minded philosophy. The party runs the society, from the top to the bedroom » (FF+ (b) 2014).
Par ces interprétations des dynamiques politiques, les leaders interrogés affirment que
l’identité nationale sud-africaine n’est pas pertinente, surtout dans un contexte où le
gouvernement serait hostile envers leur groupe identitaire et où l’allégeance à cette identité
n’engendre pas de bénéfices. Par rapport à ce contexte, la construction du discours nationaliste
afrikaner sur les minorités est informée par une réaction au discours centralisateur et
homogénéisant. C’est dans ce contexte que les nouvelles stratégies nationalistes afrikaners ont
pris racine dans le discours opposant la majorité aux minorités.
L’articulation d’un discours identitaire antagoniste
Les leaders articulent leur interprétation du message gouvernemental sur l’identité
nationale en mobilisant un discours en réaction à ce dernier. En proposant un discours antagoniste
aux politiques et à l’idéologie de l’ANC en créant une dichotomie entre majorité et minorités. Le
concept de minorités a fait son apparition dans le jeu politique lors du déclenchement des
négociations entre l’ANC et le NP à la fin des années 1980. Au commencement des pourparlers,
Frederick W. de Klerk, à la tête du NP depuis 1989, souhaitait préserver les droits des minorités
dans un système éventuellement gouverné par la majorité (Mandela 1995 : 692). À cette époque,
les minorités étaient définies comme étant constituées uniquement par les Afrikaners. Des
mesures de protection pour ces derniers étaient vues d’un mauvais œil par l’ANC, surtout celles
souhaitant l’obtention d’un droit de veto pour les minorités et l’établissement d’un système
fédéral. Mandela soutenait que ce type de protection visait le maintien de la domination blanche
comme objectif final et allait à l’encontre de la vision centralisatrice du parti. Dans la vision
idéologique de l’ANC, le besoin de telles protections n’était pas nécessaire dans une Afrique du
Sud gouvernée par le parti qui prône officiellement une idéologie non raciale et non ethnique, où
le pays « appartient à tous ceux qui y vivent » (ANC 1955).
11
Lors des négociations multipartites du début des années 1990, des concessions ont dû être
faites par l’ANC. L’Inkhata Freedom Party (IFP), le parti zoulou, exigeait l’instauration d’un
système fédéral pour assurer la décentralisation du pouvoir. Les parties afrikaners à la table des
négociations demandaient quant à eux, des clauses de protection pour les groupes minoritaires et
appuyaient aussi le fédéralisme9. Grâce à ces revendications, l’actuelle Constitution protège non
seulement les libertés individuelles, mais certaines clauses visent à protéger les droits collectifs
reliés à la langue et à la culture ainsi que le droit à l’autodétermination (South African
Government 1996). Dans l’objectif d’assurer la protection des droits des minorités, la
Constitution prévoit différentes mesures. La section 31 assure le droit de jouir des pratiques
culturelles, religieuses et linguistiques de la communauté d’appartenance, en respect avec la
Charte des droits. De plus, la Constitution prévoit la mise sur pied d’une Commission for the
Promotion and Protection of the Rights of Cultural, Religious and Linguistics Communities. Ses
principales fonctions sont de promouvoir et d’assurer le respect des droits culturels, religieux et
linguistiques des communautés. Si nécessaire, elle peut rapporter certains enjeux à la
Commission sud-africaine sur les droits humains. De plus, la section 235 prévoit le droit à
l’autodétermination de communautés partageant une culture et une langue commune sur un
territoire à l’intérieur de la République10.
Au fil des années, avec la mise sur pied de politiques d’affirmative action et le
changement de discours du gouvernement qui s’en est suivi, et ce malgré les protections
constitutionnelles, la dichotomie majorité-minorités est devenue le concept dominant des leaders
afrikaners. L’autodétermination est un concept central de ce discours. Cet objectif est perçu
comme directement lié « à la survie de la communauté » (FF+ (a) 2014), soit la protection des
droits culturels et une décentralisation des pouvoirs (FF+ (b) 2014). Dans leurs perceptives, les
droits individuels doivent être protégés autant que les droits collectifs en évitant l’intégration
forcée dans une société homogène (FF+ (b) 2014). Les politiques de l’ANC sont donc perçues
comme une tentative de briser l’organisation des minorités (Afriforum 2014).
Le discours sur les droits des minorités s’appuie aussi sur le droit international. La
Convention des Nations unies sur le droit des minorités de 1992 est le guide qui articule les
principes du narratif. Par conséquent, cet enjeu est présenté comme étant un corollaire du respect
des droits humains. C’est pourquoi, les membres du FF+ se perçoivent comme des « human
rights lawyers and the voice of the minorities » (FF+ (b) 2014) et ceux d’Afriforum comme des
« civil rights activists » (Afriforum 2014). Dans cette perspective, Afriforum a établit une Charte
des droits civils qui stipule que « our future vision does not ask for special treatment for any
community, but demands that the basic civil rights bestowed on communities and individuals by
international declarations and the Constitution of South Africa be honoured » (Afriforum 2012).
La Charte s’appuie sur la nécessité d’une balance entre les droits et les intérêts de la majorité et
ceux des minorités et dénonce les politiques racialement motivées qui engendrent la relégation de
certains individus comme des citoyens de seconde classe.
9
Les parties afrikaners qui sont entendues ici sont le NP, le Parti conservateur et le Volkstaat Front, l’ancêtre du Freedom Front
Plus (FF+) actuel.
10
L’intégration de cette clause provient surtout des pressions du FF+. À l’époque de la négociation, ce parti militait pour la
création d’un État afrikaner indépendant dans les frontières de la république. Cette revendication est encore présente chez des
membres plus conservateurs mais l’appréhension du concept d’autodétermination s’est adoucie, c’est-à-dire que les demandes
sont plutôt au niveau de la reconnaissance des droits collectifs et d’une volonté de décentralisation du pouvoir.
12
Contrairement à la période suivant la chute de l’apartheid, le concept de minorités s’est
élargi au-delà de la communauté afrikaner. De manière générale, les leaders intègrent dans leur
catégorie « minorités » d’autres communautés comme les khoisans (les autochtones), les
Coloureds, les Indiens et les autres Blancs, comme les Juifs et les descendants des Britanniques.
Bref, toutes les communautés qui ne peuvent être incluses dans la catégorie raciale noireafricaine. De plus, certains leaders intègrent aussi des communautés ethniques noires comme les
Vendas et les Sothos dans les groupes minoritaires (FF+ (b) 2014)11. L’élargissement de la
définition des minorités au-delà de la communauté afrikaner est encore naissant. Les autres
groupes, surtout les Khoisans et les Coloureds, sont aussi dans un processus de redéfinition de
leur identité et des stratégies nationalistes à adopter.
En dernière analyse, les Afrikaners de la nouvelle Afrique du Sud, avec la mise en place
de mesures correctives comme le BEE, se perçoivent comme étant doublement discriminés, en
tant que Blanc et en tant qu’Afrikaner (Solidarity 2014). L’accent mis sur le narratif du
nationalisme africain, appuie les politiques de l’ANC pour corriger les inégalités du passé. Le
mouvement nationaliste postapartheid semble donc être principalement influencé par ces
conditions. Ces derniers doivent porter le bagage du passé et se voient dans l’obligation de
protéger les droits de leur communauté dans un environnement interprété comme étant hostile à
leur égard. De plus, étant donné que les Afrikaners ne sont pas en position de négociations, c’està-dire que leur pouvoir électoral est trop mince, la balance des forces joue en faveur de l’ANC
(de Klerk Foundation 2014). Les discours sur les identités en Afrique du Sud sont donc fortement
antagonistes et intégrés aux luttes pour le pouvoir politique dans le nouvel ordre démocratique.
Conclusion
Les données semblent indiquer que les leaders afrikaners utilisent un discours
d’opposition face au projet identitaire de l’ANC basé sur le concept de groupes minoritaires. Ce
concept qui se veut inclusif des communautés ne faisant pas partie de la majorité, serait mobilisé
comme fondement du nouveau mouvement nationaliste pour concurrencer la domination de
l’ANC et proposer un projet alternatif. Il a été démontré que les élites sont en réaction à
l’idéologie centralisatrice et homogénéisante de l’ANC, ancrée dans la promotion de la libération
nationale et du nationalisme africain. Les leaders afrikaners proposent plutôt une vision
antagoniste fondée dans la dichotomie majorité-minorités, la protection des droits collectifs, la
décentralisation et l’autodétermination.
Le cas à l’étude nous apprend trois éléments. Tout d’abord, les dynamiques identitaires ne
peuvent être étudiées en dehors de la concurrence politique. Nous avons pu observer que
l’identité est mobilisée pour structurer les enjeux. L’ANC a mobilisé l’identité nationale dans le
discours sur la politique étrangère. L’image de cohésion sociale présentée à l’international et le
discours sur les droits humains alimente la légitimité accordée au nouveau gouvernement suite à
la transition. Ensuite, avec le changement durant la période Mbeki-Zuma, l’accent sur le
11
Ces ajouts semblent signifier que la majorité pour les leaders est constituée principalement par les Zoulous et les Xhosas,
ethnies qui se trouve en plus grand nombre en Afrique du Sud. Au niveau ethnolinguistique, l’Afrique du Sud compte onze
langues officielles. Les Zoulous comptent pour près de 23% de la population totale et les Xhosas, pour 16%. En comparaison, le
groupe ethnolinguistique afrikaans se chiffre à 14%. Ce groupe est interracial, ce qui signifie que les Afrikaners et les Coloureds
ont l’afrikaans comme langue maternelle (Statistics South Africa 2011).
13
nationalisme africain fait écho aux politiques étrangères du continent qui mettent de l’avant un
panafricanisme renouvelé, soit un accent sur l’autodétermination des peuples africains
(Adibe 2001 : 19). Ainsi, le discours sur la politique étrangère participe à renforcer le pouvoir
étatique (Khadiagala et Lyons 2001 : 5). Du côté des élites afrikaners, ils mobilisent de nouveaux
concepts identitaires pour augmenter les pouvoirs politiques pour faire contrepoids à l’hégémonie
de l’ANC.
De plus, la démonstration appuie le postulat que l’identité est un événement contingent et
fluctuant (Brubaker 2006). Le mouvement nationaliste afrikaner a modifié ses stratégies avec le
changement de régime. Auparavant, le discours était ancré dans l’idéologie de la suprématie
raciale blanche et le développement séparé des groupes raciaux. Enfin, malgré un discours qui se
veut intégrateur des groupes minoritaires dans un front commun, le mouvement à peu de chance
de se consolider. Comme mentionné plus haut l’identité ethnique est un vecteur fondamental des
dynamiques politiques afrikaners. Les élites interrogées perçoivent l’identité de manière
primordiale, c’est-à-dire que l’ethnicité est ce qui dirigerait les gens au quotidien (FF+ (b) 2014)
et comparativement aux autres possibilités identitaires, « the tribe is more important » (FF+ (a)
2014). Cette vision fermée de l’afrikanerité mine le projet identitaire qui est proposé : la
communauté reste dans l’ensemble étanche aux alliances.
14
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