Culpabilité post mortem
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Culpabilité post mortem
724 LA SEMAINE DE LA DOCTRINE LA VIE DES IDÉES LE MOT DE LA SEMAINE Culpabilité post mortem 724 Exclusion de la condamnation post mortem d’un prévenu par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ARTHUR DETHOMAS, avocat associé du cabinet Cotty Vivant Marchisio & Lauzeral, expert du club des juristes C omme l’écrivait le professeur Bouloc, « on ne fait pas de procès aux cadavres ni à la mémoire des morts ». Dans ce droit fil, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a récemment jugé que la condamnation des héritiers Lagardère à des dommages-intérêts à la suite de la condamnation post mortem de Jean-Luc Lagardère, constituait une violation du droit à un procès équitable des héritiers et de la présomption d’innocence du défunt (CEDH, 5e sect., 12 avr. 2012, n° 18851/07, Lagardère c/ France). Une procédure entamée il y a vingt ans à l’encontre de Jean-Luc Lagardère pour abus de biens sociaux vient peut-être de s’achever le 12 avril 2012 avec cet arrêt, sous réserve d’un renvoi possible devant la Grande Chambre. Rappel de la procédure.- Un actionnaire des sociétés Matra et Hachette avait déposé en 1992 une plainte avec constitution de partie civile pour abus de biens sociaux au préjudice de ces sociétés à l’encontre de leur dirigeant, Jean-Luc Lagardère. Ce dernier mourut alors qu’un pourvoi en cassation était pendant. La Cour de cassation ne put que constater l’extinction de l’action publique, mais cassa l’arrêt d’appel ayant déclaré l’action prescrite (Cass. crim., 8 oct. 2003, n° 0281.471 : JurisData n° 2003-020589 ; Bull. crim. 2003, n° 184). La cour d’appel de renvoi se considéra compétente pour statuer sur les demandes de dommages-intérêts dirigées contre les héritiers du défunt, affirmant que le décès du prévenu étant intervenu après une décision portant sur l’action publique. Afin de pouvoir statuer sur les demandes de dommages-intérêts à l’encontre des héritiers, elle souhaita déterminer si l’infraction d’abus de biens sociaux était constituée à l’égard du défunt. Jugeant les éléments de l’infraction pénale réunis, elle condamna ses héritiers à plus 14 millions d’euros de dommages-intérêts (CA Versailles, 9e ch. corr., 30 juin 2005, n° 04/00748 : JurisData n° 2005-274607D. 2005, p. 1942). La Cour de cassation, rejetant le pourvoi des héritiers, constata que la Cour de renvoi avait « retenu la culpabilité de J.-L. Lagar- Page 1194 dère » mais affirma que « les juridictions de jugement régulièrement saisies des poursuites avant l’extinction de l’action publique, demeurent compétentes pour statuer sur l’action civile » (Cass. crim., 25 oct. 2006, n° 05-85.998 : Bull. crim. 2006, n° 254). Sur requête d’Arnaud Lagardère, la CEDH constate, dans un arrêt du 12 avril 2012, la violation par la France des articles 6, § 1 et 6, § 2 de la Convention. Le requérant se plaignait d’avoir été condamné, comme ayant droit du prévenu, à payer des dommages-intérêts alors que son père n’avait été jugé coupable pour la première fois par une juridiction pénale qu’après son décès, en l’espèce par la cour d’appel de renvoi. Pour statuer sur les demandes de dommages-intérêts civils à l’encontre des héritiers, celle-ci avait en effet caractérisé les éléments constitutifs de l’infraction, déclarant du même coup le prévenu coupable post mortem. Ce constat de culpabilité constitue un « un déni de justice » à l’égard d’un individu qui ne peut se défendre, « la Cour ne saurait admettre que les juridictions pénales appelées à juger l’action civile se prononcent pour la toute première fois sur la culpabilité pénale d’un prévenu décédé ». Dès lors, le requérant ayant été dans l’impossibilité de contester le fondement de sa propre condamnation, à savoir la déclaration de culpabilité post mortem de son père, la Cour de Strasbourg a jugé qu’il n’avait pas bénéficié d’un procès équitable et a condamné la France à ce titre. Le requérant considérait par ailleurs qu’en se prononçant sur la responsabilité pénale du défunt, les juridictions françaises avaient violé le principe de la présomption d’innocence. La Cour de Strasbourg a rappelé que la présomption d’innocence ne saurait être limitée à une simple garantie procédurale mais exige au surplus qu’aucune autorité publique ne déclare une personne coupable avant que sa culpabilité n’ait été établie par un tribunal. À cet égard, la Cour a estimé que les juges français, en démontrant la commission de l’infraction par un prévenu décédé et le bénéfice réalisé, afin de statuer sur l’action civile, ont porté atteinte à la présomption d’innocence du défunt, les juges ayant en réalité déclaré le prévenu coupable alors que l’action publique était éteinte du fait de son décès. L’on ne peut que se féliciter de ce rappel clair de deux principes parmi les plus essentiels qui fondent le caractère équitable du procès pénal : la présomption d’innocence et l’extinction de toute action publique au décès du prévenu. Réagissez à cet article sur lab.lexisnexis.fr LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 24 - 11 JUIN 2012