Culpabilité post mortem

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Culpabilité post mortem
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LA SEMAINE DE LA DOCTRINE LA VIE DES IDÉES
LE MOT DE LA SEMAINE
Culpabilité post mortem
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Exclusion de la condamnation post mortem
d’un prévenu par l’article 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme
ARTHUR DETHOMAS, avocat
associé du cabinet Cotty Vivant
Marchisio & Lauzeral, expert du
club des juristes
C
omme l’écrivait le professeur Bouloc, « on ne fait pas
de procès aux cadavres ni à la mémoire des morts ».
Dans ce droit fil, la Cour européenne des droits de
l’homme (CEDH) a récemment jugé que la condamnation des héritiers Lagardère à des dommages-intérêts à la suite de la condamnation post mortem de Jean-Luc Lagardère, constituait une violation du droit à un procès équitable des
héritiers et de la présomption d’innocence du défunt (CEDH, 5e
sect., 12 avr. 2012, n° 18851/07, Lagardère c/ France).
Une procédure entamée il y a vingt ans à l’encontre de Jean-Luc
Lagardère pour abus de biens sociaux vient peut-être de s’achever
le 12 avril 2012 avec cet arrêt, sous réserve d’un renvoi possible
devant la Grande Chambre.
Rappel de la procédure.- Un actionnaire des sociétés Matra et Hachette avait déposé en 1992 une plainte avec constitution de partie
civile pour abus de biens sociaux au préjudice de ces sociétés à l’encontre de leur dirigeant, Jean-Luc Lagardère. Ce dernier mourut alors
qu’un pourvoi en cassation était pendant. La Cour de cassation ne
put que constater l’extinction de l’action publique, mais cassa l’arrêt
d’appel ayant déclaré l’action prescrite (Cass. crim., 8 oct. 2003, n° 0281.471 : JurisData n° 2003-020589 ; Bull. crim. 2003, n° 184).
La cour d’appel de renvoi se considéra compétente pour statuer
sur les demandes de dommages-intérêts dirigées contre les héritiers
du défunt, affirmant que le décès du prévenu étant intervenu après
une décision portant sur l’action publique. Afin de pouvoir statuer
sur les demandes de dommages-intérêts à l’encontre des héritiers,
elle souhaita déterminer si l’infraction d’abus de biens sociaux était
constituée à l’égard du défunt. Jugeant les éléments de l’infraction
pénale réunis, elle condamna ses héritiers à plus 14 millions d’euros
de dommages-intérêts (CA Versailles, 9e ch. corr., 30 juin 2005,
n° 04/00748 : JurisData n° 2005-274607D. 2005, p. 1942).
La Cour de cassation, rejetant le pourvoi des héritiers, constata
que la Cour de renvoi avait « retenu la culpabilité de J.-L. Lagar-
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dère » mais affirma que « les juridictions de jugement régulièrement saisies des poursuites avant l’extinction de l’action publique,
demeurent compétentes pour statuer sur l’action civile » (Cass.
crim., 25 oct. 2006, n° 05-85.998 : Bull. crim. 2006, n° 254).
Sur requête d’Arnaud Lagardère, la CEDH constate, dans un arrêt
du 12 avril 2012, la violation par la France des articles 6, § 1 et 6, § 2
de la Convention. Le requérant se plaignait d’avoir été condamné,
comme ayant droit du prévenu, à payer des dommages-intérêts
alors que son père n’avait été jugé coupable pour la première fois
par une juridiction pénale qu’après son décès, en l’espèce par la cour
d’appel de renvoi. Pour statuer sur les demandes de dommages-intérêts civils à l’encontre des héritiers, celle-ci avait en effet caractérisé
les éléments constitutifs de l’infraction, déclarant du même coup
le prévenu coupable post mortem. Ce constat de culpabilité constitue un « un déni de justice » à l’égard d’un individu qui ne peut se
défendre, « la Cour ne saurait admettre que les juridictions pénales
appelées à juger l’action civile se prononcent pour la toute première
fois sur la culpabilité pénale d’un prévenu décédé ».
Dès lors, le requérant ayant été dans l’impossibilité de contester le
fondement de sa propre condamnation, à savoir la déclaration de
culpabilité post mortem de son père, la Cour de Strasbourg a jugé
qu’il n’avait pas bénéficié d’un procès équitable et a condamné la
France à ce titre.
Le requérant considérait par ailleurs qu’en se prononçant sur la
responsabilité pénale du défunt, les juridictions françaises avaient
violé le principe de la présomption d’innocence.
La Cour de Strasbourg a rappelé que la présomption d’innocence ne
saurait être limitée à une simple garantie procédurale mais exige au
surplus qu’aucune autorité publique ne déclare une personne coupable avant que sa culpabilité n’ait été établie par un tribunal. À cet
égard, la Cour a estimé que les juges français, en démontrant la commission de l’infraction par un prévenu décédé et le bénéfice réalisé,
afin de statuer sur l’action civile, ont porté atteinte à la présomption
d’innocence du défunt, les juges ayant en réalité déclaré le prévenu
coupable alors que l’action publique était éteinte du fait de son décès.
L’on ne peut que se féliciter de ce rappel clair de deux principes
parmi les plus essentiels qui fondent le caractère équitable du
procès pénal : la présomption d’innocence et l’extinction de toute
action publique au décès du prévenu.
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LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 24 - 11 JUIN 2012