Entretien Bernard Fontaine, médecin du travail et toxicologue à Pôle

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Entretien Bernard Fontaine, médecin du travail et toxicologue à Pôle
Entretien
Bernard Fontaine, médecin du travail et toxicologue à Pôle Santé Travail : « Notre métier est
particulièrement beau. Encore faut-il qu’il soit tenable à terme. On voudrait nous orienter à fond
sur la prévention primaire […] mais cela relève de la gageure… »
Médecin du travail depuis 36 ans, le Dr Bernard Fontaine a quitté récemment ses fonctions de
médecin coordinateur de Pôle Santé Travail, le plus grand service interentreprises de santé au travail
au nord de Paris. Retour sur son parcours, son regard sur les évolutions de son métier et quelquesuns des enjeux à venir pour la santé au travail.
ISTNF. Depuis vos débuts jusqu’à aujourd’hui, quelles ont été pour vous les évolutions les
plus notables de votre profession?
Bernard Fontaine. Lorsque j’ai débuté, la première génération de médecins du travail laissait peu
à peu la place à une deuxième génération de praticiens qui avait ce besoin d’aller en entreprise.
Cette nouvelle génération, dont je faisais partie, ne voulait pas faire que des visites.
Le tiers-temps a été institué peu après que je sois arrivé dans cette spécialité. Pour autant, on était
reçu en entreprise comme un chien dans un jeu de quilles. On se demandait ce que l’on pouvait
vouloir venir faire.
C’était aussi l’époque où la médecine du travail avait, bien plus que maintenant, un rôle de santé
publique. La population consultait beaucoup moins le corps médical. Quand j’ai commencé, chacun
des médecins de la rue Solférino (à Lille) diagnostiquait en moyenne 4 à 5 cas de tuberculose par
an. J’ai donc assisté au déclin de cette pathologie historique.
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J’ai vu aussi le passage du diagnostic de maladie à ce que j’appelle des proto-maladies. Les premiers
cas de saturnisme étaient des cas de saturnisme clinique, évidents, majeurs qui ont laissé la place
à des cas de saturnisme biologique avec des hématies à granulation basophiles. Ces maladies sont
aujourd’hui quasiment contrôlées, sauf cas épisodiques.
A mes débuts, la société était également marquée par les ravages de la silicose du mineur. Je garde
des souvenirs marquants du courage de ces hommes malades. Ce qui apparaissait sur les
radiographies de l’époque dérouterait plus d’un médecin aujourd’hui.
Je ne saurais oublier l’amiante. En 1986, au congrès de Grenoble, je présentais les premiers clichés
de scanners de salariés exposés à l’amiante, en soulignant l’intérêt de cette méthode comme
moyen de dépistage. On m’a traité de fou à l’époque.
ISTNF. Et ces dernières années, qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?
Bernard Fontaine. Comme tant d’autres, j’ai pu constater les conséquences de l’intensification du
travail, à laquelle les 35h ont largement contribué. Le salarié français est devenu l’un des plus
productifs au monde, du fait d’organisations du travail efficaces mais aux conséquences
catastrophiques pour la santé. J’ai pu constater le côté vicieux, ou plutôt dévoyé de l’ergonomie:
dans un certain nombre d’entreprises, chaque amélioration ergonomique semblait conduire à une
augmentation des cadences.
Un autre travers que je pourrais citer c’est ce recours toujours plus important aux normes (type
ISO, etc.) qui contribuent elles aussi à réduire toujours plus la latitude décisionnelle des salariés,
limitant leurs capacités à s’adapter aux imprévus, à leur vieillissement et aux défaillances des
organisations de travail. Il leur devient impossible de fournir un travail de qualité.
Dans ces conditions, il ne fait pas bon devenir un travailleur vieillissant. La première conférence à
laquelle j’ai pu assister sur le sujet était intitulée “working after 45”. Puis c’est devenu 50, 55. On
recule toujours plus alors que, tant sur le plan des performances physiques/physiologiques de
l’individu que sur le plan de son adaptation cognitive, il est toujours plus difficile de s’adapter dans
un contexte de changements permanents.
Ce qui me frappe c’est cette exigence continue d’acquisition de nouvelles compétences éphémères.
Quand on apprend à lire, on sait lire toute sa vie. Quand on apprend à se servir d’un logiciel, il faut
s’attendre à devoir tout réapprendre quelques années voire quelques mois plus tard en découvrant
celui qui le remplace.
Tous ces temps d’apprentissage, pourtant de plus en plus nombreux, ne sont pas pris en compte
dans le monde du travail. Cela génère beaucoup de difficultés.
ISTNF. Autres enjeux, autres phénomènes que vous observez?
Bernard Fontaine. Sans doute la société qui rentre dans l’entreprise. Par exemple les études qui se
font de plus en plus longues et difficiles. Ce qui n’est pas sans incidence sur les pratiques addictives.
Il suffit de voir tout ce qui sort sur les consommations des jeunes, des étudiants, etc. J’ai la certitude
que plus les jeunes avancent dans leurs études, plus ils s’appuient sur différentes substances et plus
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ils s’habituent à négliger leur propre souffrance. Il est à redouter que, lorsqu’ils deviendront cadres,
en continuant de négliger leur propre souffrance, ils négligeront aussi celle de leurs subordonnés.
Nous sommes dans un mouvement du toujours plus, voire d’une certaine fuite en avant. C’est à
mettre en parallèle avec cette idéologie qui pousse chacun à pointer du doigt ceux qui ne suivent
pas.
ISTNF. En parlant d’étudiants, quels conseils pourriez -vous donner aux jeunes ou aux
futurs médecins du travail?
Bernard Fontaine. Quelles que soient les évolutions de la profession, il y aura toujours de la
pathologie professionnelle qu’il conviendra de prévenir au mieux.
Néanmoins, aujourd’hui, plus de 50% des
médecins du travail ont plus de 57 ans. Les
départs à la retraite sont très loin d’être
compensés par l’arrivée de jeunes médecins du
travail.
Notre
métier
est
pourtant
particulièrement beau.
Encore faut-il que la discipline soit tenable. Je
me demande si elle le sera à terme. Alors que
l’on voudrait nous orienter à fond sur la
prévention primaire, presque tout notre temps
est mangé par des visites liées aux
conséquences des risques psychosociaux. On
essaie de temps à autre de réaliser des études de poste entre deux procédures d’inaptitude, tout
en cherchant à rassembler les éléments nécessaires à la constitution de constats d’alerte
suffisamment solides pour décider une entreprise à agir.
Dans ces conditions, chercher à intervenir en prévention primaire relève de la gageure. On pare au
plus pressé tout en ayant le sentiment de négliger les autres risques.
ISTNF. Justement, vous avez porté et développé de nombreuses actions autour des risques
chimiques ou encore des addictions au sein de votre service , au Cisme ou encore à l’ISTNF.
Au-delà des phénomènes d’intensification du travail, quels sont pour vous les enjeux
majeurs en matière de risques chimiques?
Bernard Fontaine. Il y a toujours la silice, avec cet aspect foncièrement injuste: la valeur limite
d’exposition au quartz, qui constitue l’une des substances les plus dangereuses en la matière, est
la plus “permissive” des valeurs limites pour les 3 silices les plus dangereuses pour l’homme. Cette
valeur devrait être la plus basse de toutes, mais elle reste la plus haute. On crée de la pathologie,
on crée du cancer en méconnaissant cette réalité.
Je suis également effaré de constater le non-respect de la réglementation, même s’il faut souligner
que, par bien des aspects, elle est inapplicable, notamment du côté des TPE. C’est vers elles que
l’on devrait faire porter un certain nombre d’efforts.
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Par exemple, quasiment aucune TPE de menuiserie n’a pris, ou n’a pu prendre, les mesures
nécessaires pour effectuer des prélèvements réalisés par un organisme agréé. C’est en général bien
trop cher.
Certains services de santé au travail font des prélèvements pour les aider, mais ce n’est pas
réglementaire. Une solution pourrait être de faire en sorte que les laboratoires des Carsat soient
eux-mêmes agréés. Ce serait un grand pas en avant pour les petites entreprises confrontées aux
risques chimiques.
ISTNF. Pôle Santé Travail dispose d’un laboratoire. Ce n’est pas très commun parmi les
services de santé au travail…
Bernard Fontaine. Non, c’est effectivement rarissime. Notre laboratoire a été créé avant 1960. A
l’époque, la problématique majeure était le saturnisme: les entreprises de la région exposaient
beaucoup au plomb. Les médecins qui pratiquaient rue Solférino (à Lille) disposaient d’un grand
confort, tant pour les analyses biologiques standards que sur les analyses toxicologiques.
ISTNF. Une autre thématique qui vous tient à cœur, c’est celles des addictions en milieu
de travail. Est-ce que vous pourriez nous faire un petit historique du collectif qui existe
depuis une vingtaine d’années dans la région Nord - Pas-de-Calais?
Bernard Fontaine. Ca a commencé par des “histoires de chasse” qui se répétaient si je puis dire.
Comme les liens entre travail et pratiques addictives n’intéressaient pas grand monde à l’époque,
on a décidé de créer un petit groupe composé de médecins, du travail, du CHRU Lille, de l’Assurance
maladie, de l’IMTNF (devenu ISTNF) ou encore de psychiatres. J’aime à penser que nous sommes
devenus l’un des groupes de référence en la matière, et il faut le rester. Les pratiques addictives
concernent évidemment les addictologues et les psychiatres, mais elles touchent également toutes
les spécialités médicales.
Pour moi, si l’homme est capable d’être beaucoup plus heureux que l’animal, il est en général bien
plus malheureux que ce dernier. Il a donc tendance à rechercher des paradis artificiels.
Le tabac peut ouvrir la porte à d’autres addictions, même s’il est une substance psychoactive qui
ne génère pas de troubles du comportement néfastes pour autrui. Néanmoins, la puissance de son
caractère addictogène a pour moi tendance à entraîner d’autres comportements plus
problématiques. Il est par ailleurs une catastrophe pour la santé publique. A mon sens, toute action
contre le tabac est utile, quelle que soit la spécialité médicale qui peut être amenée à s’y attaquer.
Il y a aussi bien sûr le haschisch, beaucoup plus néfaste que le tabac sur le plan psychoactif. Il y a
également toutes les raisons de penser aujourd’hui qu’il est aussi plus cancérogène que ce dernier.
On suspecte même des propriétés mutagènes avec des conséquences sur les générations
ultérieures.
Ceci revient à dire que l’une de nos missions, c’est aussi de penser aux générations futures, comme
on peut le faire pour différentes expositions professionnelles.
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ISTNF. Quels enjeux pour les services de santé au travail?
Bernard Fontaine. La prévention de la consommation d’alcool et de drogue en milieu de travail est
maintenant l’une des missions des services. La difficulté c’est qu’ils doivent toujours faire plus avec
moins de moyens.
La première chose c’est de bien faire comprendre que la position américaine de “zero drug” est
illusoire. Tout ce que l’on peut faire, c’est essayer de limiter la casse, d’intervenir avant qu’une
personne ne devienne addict et ne sombre dans une situation problématique, pour elle et pour les
autres.
Il ne faut pas non plus oublier ce phénomène d’intensification du travail, cette politique du flux
tendu et cette idéologie de la performance qui peuvent pousser à vouloir toujours être “au top” de
ses performances et à dépasser ses limites psychiques et physiques… jusqu’à la rupture.
Cela peut commencer par des consommations anodines (caféine, guronsan, etc.) qui, dans
certaines conditions et lorsqu’elles répondent de certaines logiques, peuvent pousser à consommer
des produits plus “sérieux”. On peut renvoyer sur ces sujets aux travaux du Dr Patrick Laure de
Nancy.
Si les amphétamines sont relativement peu consommées en France pendant le travail, j’ai
l’impression que l’on sous-estime le recours à la cocaïne. On voit bien le rôle de certaines conditions
de travail, de travail en horaires décalés, etc. avec les consommations de ce produit. Pour s’en
convaincre, il suffit de s’intéresser aux niveaux d’usage des hommes du secteur de la restauration,
supérieurs à ceux exerçant dans les arts et spectacles.
ISTNF. Outre les RPS, quels pourraient être selon vous les grands enjeux des années à
venir ?
Bernard Fontaine. Tout le traitement des déchets et les
stratégies de recyclage. On ne vit pas dans un monde
infini, il nous faut de plus en plus trier nos monticules de
déchets et faire face aux conséquences sanitaires et
environnementales de notre pollution. Ce sont là
quelques-unes des difficultés amenées à prendre de
l’ampleur dans les prochaines années.
Quant aux jeunes médecins du travail, il leur faudra
trouver, je pense, de nouveaux modes d’exercice. Ceuxci pourraient évoluer davantage du côté des enquêtes plutôt que de celui du suivi systématique.
Des campagnes, comme le programme MCP (Maladies à Caractère Professionnel) ou SUMER,
seront, à mon avis, beaucoup plus dans l’air du temps que des pratiques ou même des enquêtes
organisées à partir de visites périodiques “sans absentéisme”.
Il faudra toutefois arriver à motiver suffisamment les médecins du travail au niveau des régions
pour que les enquêtes nationales puissent avoir un rendu local statistiquement pertinent. Il est plus
judicieux de pouvoir comparer les indicateurs des entreprises que l’on suit à des chiffres régionaux
qu’à des chiffres nationaux.
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ISTNF. Puisque l’on évoque l’avenir, avez-vous encore des projets professionnels dans les
prochaines années?
Bernard Fontaine. J’ai quitté mes fonctions de médecin coordinateur de Pôle Santé Travail depuis
plusieurs semaines maintenant. Je suis remplacé par un collège de 4 coordinateurs: l’un s’occupe
des équipes, un autre de la pluridisciplinarité, un troisième du maintien dans l’emploi et le dernier
des problèmes médicaux. On n’a toutefois pas attendu mon départ pour commencer à travailler de
la sorte, même si je conservais une partie de ces fonctions.
A l’avenir, je garderai une petite activité médicale au sein de Pôle Santé Travail. Je prépare
également le passage de flambeau de mes activités “toxico” à l’une de mes collègues.
Je continuerai aussi de m’investir dans certaines activités régionales, en particulier l’animation des
réseaux « Addictions et entreprise » et CMR. Pour ce dernier, je pense que la complémentarité et
la complicité avec Catherine Nisse nous valent le label de « vieux couple ».
Sur le plan national, je resterai impliqué dans diverses missions au sein de l’Institut National du
Cancer, de l’INRS, du comité scientifique de SUMER, du département ASMT Toxicologie du Cisme,
etc.
Indépendamment de cela, je poursuivrai mes activités de formateur à l’ISTNF et à l’Afometra.
Je suis enfin sollicité par certains grands groupes pour leur apporter une expertise médicale.
ISTNF. Quelques mots pour conclure ?
Bernard Fontaine. Il me faut insister sur l’enfermement toujours plus problématique de l’activité
des salariés dans des procédures rigides sur tout et n’importe quoi. Cette destruction de la latitude
décisionnelle des salariés est à mon sens l’un des facteurs majeurs de risques psychosociaux et
d’accidents du travail. Les entreprises scient la branche sur laquelle elles sont assises.
C’est quelque chose qui m’interpelle beaucoup.
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