Assurément, l`association presque automatique de la Nation et de l

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Assurément, l`association presque automatique de la Nation et de l
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
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Assurément, l’association presque automatique de la Nation et de l’Etat constitue un des
traits caractéristiques de l’époque contemporaine. On peut même affirmer que l’idéal est
la réalisation d’un Etat national. Idéal, puisqu’il est impossible dans la pratique de réunir
sur le territoire où le pouvoir d’un Etat s’exerce l’ensemble des nationaux sans éléments
extérieurs. Il n’y a guère que l’assimilation forcenée ou un génocide de grande ampleur
qui permettrait d’y arriver. Cependant, l’espoir caressé par plus d’un peuple aspirant à
son indépendance est demeuré vif, et ce même jusqu’à nos jours.
Les dernières décennies du XIXe siècle sont marquées par un essor irrésistible des mouvements nationaux, en dépit de toute l’énergie déployée par les Empires centraux multinationaux, mais surtout antinationaux. Cette escalade les entraîne paradoxalement sur le
chemin du nationalisme, puisque tous ces Etats développent une idéologie nationale et
nationaliste particulièrement féroce et agressive. En 1914, avec le déclenchement de la
première guerre mondiale, le point de rupture est atteint entre les différents Etats nationalistes, compétiteurs dans une lutte pour l’hégémonie européenne, à travers deux gros
blocs et alliances. L’armistice de 1918 contient déjà les germes des futurs traités : les
faiseurs de paix se réclament souvent du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et
rejettent – du moins en apparence – la diplomatie secrète. Ainsi, l’Europe du Congrès de
Vienne, celle qui avait imposé un joug aux nationalités pendant près d’un siècle, est
morte et enterrée. L’après-guerre est marqué par l’avènement, souvent contrarié, du droit
à l’autodétermination des peuples. Mais c’est aussi l’apothéose des conflits de nationalités, tout particulièrement en Europe centrale, orientale et balkanique où les Empires multiséculaires implosent ou explosent selon les cas. Le conflit est par ailleurs souvent polarisé : d’un côté, l’empire, le multinational et l’oppressif ; de l’autre, l’Etat-Nation et la
démocratie. L’expression de la volonté populaire provoque plus d’une contestation, dans
un climat marqué par des tensions et des sensibilités inouïes. En effet, les meurtrissures
de la guerre laissent partout des aigreurs, des envies de revanche et des frustrations devant des espoirs, longtemps caressés, mais imparfaitement et partiellement concrétisés.
Le thème que j’ai retenu pour ma thèse de doctorat, la position de la diplomatie belge
face à la question nationale en Europe centrale, orientale et balkanique de 1918 à 1924,
s’inscrit très précisément dans ce contexte. En effet, le sujet se trouve à la croisée de la
Nation – à travers la problématique envisagée – et de l’Etat – à travers le corps étudié. Or,
beaucoup de théoriciens de la politique étrangère octroient la primordialité à l’intérêt et
l’idée nationale dans l’action de l’Etat : ils constituent les catalyseurs suprêmes en politique étrangère, quel que soit le type de nation ou la façon dont ils dominent. La diplomatie
peut s’étudier à travers les discours, les objectifs, les décisions et les réalisations de ses
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membres, pour en vérifier notamment les convergences et les divergences. En effet, ambassadeurs, ministres et autres acteurs de la politique étrangère belge, en ce compris la
presse (à défaut de pouvoir jauger l’état de l’opinion publique d’alors), ne peuvent faire
abstraction de leur sensibilité à la question nationale. De surcroît, à cette époque, le nationalisme belge, certes bien tiède au regard de ses équivalents à l’étranger, atteint un
paroxysme jamais égalé par la suite. Par ailleurs, à une époque où beaucoup veulent fusionner l’Etat et la Nation, il ne s’agit donc pas de choisir l’un ou l’autre, mais plutôt de
réaliser une politique permettant de défendre simultanément les intérêts des deux1.
Devant les multiples acceptions que l’expression question nationale puisse prendre, il
s’avère indispensable d’en définir le champ d’application. Tout d’abord, il s’agit de
concevoir ce que le concept de nation et ses dérivés (national, nationalité,…) couvrent et,
parallèlement, son application au cas centre-est européen. Ensuite, il faut envisager une
étude circonstanciée de la reconnaissance et de l’établissement des relations avec les
nouveaux régimes en place. Enfin, on ne peut se dispenser de l’examen des conflits de
frontières et de minorités demeurés sans solution précise après la conclusion des traités.
Après la définition de l’objet, deux dimensions fondamentales de l’étude doivent encore
être envisagées, délimitées et justifiées, à savoir les cadres chronologique et spatial. Dans
un cas comme dans l’autre, le caractère paroxystique de la problématique nationale ne
laisse aucune place au doute. L’époque, 1918-1924, constitue de surcroît une unité de
temps intéressante, dans la mesure où elle inclut un armistice, des négociations aboutissant à des traités de paix ainsi que leurs premières applications. Parallèlement, il faut
constater qu’après de longues décennies de répression, beaucoup de nationalités accèdent
à l’indépendance dans la moitié orientale de l’Europe, dont la carte est complètement
redessinée. Les sept pays retenus pour l’étude marquent une continuité géographique,
entre les Empires allemand et russe : la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Autriche, la Hongrie, le Royaume Serbe, Croate et Slovène, la Roumanie et la Bulgarie. Le plus souvent,
on entend par Europe centrale et orientale l’espace occupé entre ces deux géants2. Ces
Etats sont tous affectés de manière importante par les traités. Avant la guerre, ils apparte1
GUZZINI, Stefano, et RYNNING, Sten, "Réalisme et analyse de la politique étrangère", in CHARILLON, Frédéric (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Presses de Sciences Po, Paris, 2002, pp. 3363 ; MC LEOD, Alex, "L’approche constructiviste de la politique étrangère", in ibid., pp. 65-89 ; BATTISTELLA, Dario, "L’intérêt national. Une notion, trois discours", in ibid., pp. 139-166 ; PRIZEL, Ilya, National identity and Foreign Policy. Nationalism and Leadership in Poland, Russia and Ukraine, Cambridge
UP, Cambridge, 1998, pp. 12-32 ; BLOOM, William, Personal identity, national identity and international
relations, Cambridge UP, Cambridge – New York – Melbourne, 1990, pp. 1, 7, 13-23, 53, 76-80, 83, 89,
105-113, 118-119 et 128-141.
2
SUGAR, Peter F., "Introduction" in SUGAR, Peter F., Eastern European nationalism in the twentieth
century, American UP, Lanham – Washington – Londres, 1995, p. 1. Paul Garde offre une belle démonstration de la difficulté d’établir des limites nettes pour établir des sous-ensembles dans la région. GARDE,
Paul, Le discours balkanique. Des mots et des hommes, Fayard, Paris, 2004, pp. 17-35.
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naient tous, en tout ou en partie, à des Empires multinationaux, y compris la Bulgarie qui
ne s’émancipe définitivement de la tutelle ottomane que dans l’avant-dernière décennie
du XIXe siècle. Ils sont tous indépendants jusqu’à la fin de la période étudiée. Cependant,
d’autres pays répondent également à ces critères. Premièrement, la Grèce est laissée de
côté car le facteur méditerranéen prime sur les autres. On pourrait reprendre cet argument
concernant l’Albanie, mais il faut surtout considérer l’absence d’intérêt marqué par la
Belgique pour ce pays plongé dans l’anarchie. On se doit aussi d’ajouter que l’Italie y
impose progressivement sa loi. Tous ces facteurs permettent d’établir une différenciation
claire. Absorbée par la Pologne et par la Russie, l’Ukraine indépendante disparaît après
quelques années d’existence, plutôt vivotante : aucune structure étatique ukrainienne,
stable et durable, ne survit. Le Belarus connaît une existence encore plus éphémère. Enfin, les trois républiques baltes – Lituanie, Lettonie et Estonie – regardent surtout de
l’autre côté de la Baltique, cherchant vainement une alliance scandinave, illusoire.
Enfin, avant d’approfondir quelques aspects et d’éclaircir le sujet par quelques définitions, je m’empresse de préciser que la thèse portera uniquement sur des questions
d’ordre politique, et non économiques. Le champ aurait été trop vaste à couvrir.
Comme les lignes qui précèdent l’établissent clairement, la question nationale occupe un
espace primordial autant dans le cas belge que dans ceux des pays retenus pour l’étude.
Anciens ennemis et alliés, leur sort n’indiffère pas la Belgique puisqu’ils renvoient à
l’idée d’oppression, les premiers incarnant le rôle des bourreaux, les seconds celui des
victimes. Cette primauté se traduit par des alliances qui heurtent les intérêts économiques
de Bruxelles, car les politiques fort interventionnistes, protectionnistes et nationalistes des
Etats étudiés contrarient fondamentalement les intérêts industriels et commerciaux de la
Belgique. Or, ces considérations n’entrent pas en ligne de compte dans les négociations
relatives à la sécurité face à une Allemagne revancharde et une Russie révolutionnaire.
On peut considérer que le comportement de ces deux pays explique très largement sa
politique centre et est-européenne, et surtout la place première accordée à la Pologne. Sa
situation géographique, sa taille (plus grand Etat de la moitié orientale de l’Europe) et son
statut de martyr de 1914-1918, qui la rapproche de la Belgique, éclairent davantage encore cette primauté. Cette primauté s’avère d’autant moins incontestable que la démission
de Paul Hymans intervient à cause du transfert secret, mais approuvé par les états-majors
français et belge, par le port d’Anvers d’armes destinées à Varsovie dans sa guerre antisoviétique3. Fernand Van Langenhove résume très bien la situation :
3
WITTE, Els, et CRAEYBECKX, Jan, La Belgique politique de 1830 à nos jours : les tensions d’une démocratie bourgeoise, Labor, Bruxelles, c1987, pp. 170-172.
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"En son absence [de Paul Hymans] le Conseil des ministres avait pris la décision
d’interdire le transit par la Belgique, d’un certain nombre de trains de munitions françaises devant être embarquées à destination de la Pologne à ce moment en guerre avec
l’Union So[v]iétique. A son retour, Hymans combattit cette décision intervenue sous la
pression des dockers d’Anvers. Sa proposition à donner satisfaction à la France et à la Pologne ayant été repoussée par le Conseil, il avait donné sa démission le 24 août. Jaspar qui
briguait sa succession s’était joint contre lui aux ministres socialistes."4
L’intérêt, presque nul, porté jusqu’ici à cette question, fondamentale, contraste à la littérature nombreuse consacrée aux questions financières et économiques. L’objet de l’étude
mérite donc d’autant plus d’attention qu’il a été à peine effleuré. Quatre axes sont successivement empruntés. Réunissant les deux premiers, la première partie décrit la réception
de l’apparition des nouveaux Etats ou de leurs agrandissements considérables, au détriment des Centraux ; leur reconnaissance et l’établissement de relations diplomatiques
avec ceux-ci. La première partie est ainsi l’occasion de découvrir les traits de caractère
associés aux différents peuples, vainqueurs ou vaincus, ainsi que le statut accordé à la
nationalité et à ses dérivés. La sanction des vaincus est traitée dans le premier volet, la
récompense des vainqueurs dans le second. Quant à la seconde partie, elle est consacrée
aux conflits territoriaux qui opposent les anciens et les nouveaux acteurs politiques de la
région (premier volet), soit les nouveaux entre eux (second volet), puisque le seul conflit
opposant d’anciens acteurs, la lutte austro-hongroise pour le Burgenland, ne soulève pas
un grand intérêt.
La grille de lecture à laquelle j’ai eu recours tente d’envisager le plus exhaustivement les
facteurs qui pourraient intervenir : la politique intérieure et extérieure belge dans sa globalité, celles des pays étudiés, mais aussi les facteurs partisans, linguistiques, personnels
et psychologiques ainsi qu’une approche chronologique.
La thèse qui est développée au fil des pages s’attache grandement à l’importance du facteur relationnel dans la détermination de la politique belge en Europe centrale, orientale
et balkanique. Celle-ci s’avère assez indiscutable, au vu de l’implication – et parfois
l’impact – du gouvernement belge et de son délégué à la SDN, Paul Hymans. Les deux
premières des trois zones évoquées sont par ailleurs davantage concernées, probablement
parce que la population comme les dirigeants éprouvent un grand mépris pour la péninsule-poudrière. La résonance de l’action belge aurait encore pu se révéler plus grande si
le roi Albert avait donné suite aux sollicitations dont il fait l’objet à l’étranger. Mais
l’opposition du Royaume-Uni ainsi que des motivations intérieures (il n’a que deux fils5
4
VANLANGENHOVE, Fernand, L’élaboration de la politique étrangère de la Belgique entre les deux
guerres mondiales, Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. Classe des
Lettres, Bruxelles, 1980, p. 21.
5
C’est du moins l’argument qui revient à plusieurs reprises, quoiqu’il puisse nous laisser sceptique.
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pour lui succéder, alors que la situation intérieure s’avère précaire) ont raison des différents projets qui sont soumis à son secrétariat ou à son cabinet.
Dans un premier temps, assez court, qui couvre la ratification des différents traités,
l’union nationale qui prévaut en politique intérieure est parfaitement transposée sur cet
aspect, à savoir le soutien enthousiaste, ou au moins l’acceptation, de la nouvelle donne
internationale. On pourrait même constater un consensus particulièrement large. En effet,
si Charles Woeste et ses quelques acolytes ultraconservateurs de l’Union Catholique se
lamentent longuement sur la disparition de l’Autriche-Hongrie, ils reconnaissent que cette
dernière porte une partie de la responsabilité de la guerre et de la révolte des Slaves de la
Double-Monarchie. De même, s’ils considèrent que les traités de paix comportent des
clauses dangereuses pour le futur, ils ne s’opposent pas à leur ratification. Déjà à
l’époque, les libéraux montent au créneau pour ironiser sur leur incohérence et s’en prendre à leur compassion, voire leur empathie, pour l’ancien régime.
Dans un second temps, un peu plus long, l’atmosphère entre les trois partis, catholique,
socialiste et libéral, devient lourde, et même à couteaux tirés entre le premier titulaire des
Affaires Etrangères, le libéral Paul Hymans, et son rival et futur successeur – il convoitait
sa place –, le catholique Henri Jaspar. Cette confrontation prend une dimension éminemment personnelle, puisque d’en dépit de blocs solidaires au sein du gouvernement – libéraux contre socialistes et catholiques –, des réserves doivent être formulées quant à
l’homogénéité interne à chacun des trois piliers. L’affaire des munitions pour la Pologne,
décrite en long et en large au cours du quatrième chapitre, sert de révélateur aux différences de conception et de stratégie des deux camps. Encore ministre des Affaires Economiques, Henri Jaspar réunit une coalition aussi hétéroclite qu’opportuniste, groupant le parti
catholique – agglutinant toute la droite, y compris les réactionnaires de Charles Woeste,
si mal à l’aise dans ce nouveau monde –, les socialistes – pacifistes et encore sympathiques à l’endroit des Bolcheviks – et une partie, mais pas la totalité, des flamingants. Le
bloc adverse réunit un panel tout aussi varié d’acteurs, mais plus homogène puisqu’ils
défendent tous un même régime politique sur la scène internationale – plutôt bourgeois et
entendophile, contre les révolutionnaires bolcheviques et les monarchistes réactionnaires.
Ainsi, la troisième formation politique belge – en termes de voix – reçoit l’appui des milieux nationalistes belges, de la France (et même dans une certaine mesure, du RoyaumeUni) et évidemment de la Pologne. Mais on ne peut terminer cette énumération sans évoquer le soutien explicite, catégorique et inéquivoque du primat de Belgique : suivi par des
journaux catholiques mais pas par les politiciens de cette obédience, le Cardinal Désiré
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Mercier appelle à aider la Pologne et fustige ceux qui entravent les gestes posés en ce
sens. Il faut également mentionner l’osmose entre le ministre libéral et son administration
– pas seulement son cabinet – , y compris les diplomates, dont un bon nombre avait été
nommé au cours des trente ans de majorité absolue catholique. Son rival entretiendra des
relations plus compliquées avec ses subordonnés et, surtout, ne parviendra pas, malgré
ses tentatives, à imposer un changement radical dans les vues des fonctionnaires placés
sous ses ordres.
Outre des contacts au vitriol entre les deux meneurs de cette guerre au sein du cabinet
belge, leurs positionnements divergents découlent non seulement de leurs relations houleuses, mais aussi de la méfiance et de l’hostilité d’Henri Jaspar à l’égard de la France, de
la Pologne et de la Petite Entente6, de la sympathie à l’égard de celles-ci, surtout de la
Pologne, dans le chef de Paul Hymans. En dépit des nombreux appuis dont il dispose, ce
dernier ne parvient pas à imposer ses vues au gouvernement, à savoir autoriser le passage
des munitions à destination de la Pologne. Réalisant une coalition au sein du cabinet entre socialistes et catholiques – surprenante au regard de la formation d’un gouvernement
libéral-catholique l’année suivante –, Henri Jaspar remporte une victoire à la Pyrrhus. En
effet, plutôt francophobe, s’il parvient certes à nuire aux relations avec Paris, il échoue
dans sa tentative de rééquilibrer les rapports de la Belgique en faveur de Londres. Très
ironiquement, David Lloyd George n’accorde pas sa confiance au nouveau titulaire belge
des Affaires Etrangères : il le suspecte d’être le cheval de Troie des Français dans les
négociations interalliées. Cet échec nous amène à constater la relative plus grande efficacité de la politique menée par son prédécesseur. En effet, après sa démission du gouvernement, il demeure un acteur de la politique étrangère belge en tant que délégué de la
SDN. Tandis qu’Henri Jaspar n’apparaît plus jamais pour prendre une décision importante – il ne fait que confirmer ou se rallier aux positions défendues par son prédécesseur
–, Paul Hymans participe, et mène parfois, des discussions déterminantes pour des régions contestées de la moitié orientale de l’Europe.
Si on constate une fois de plus un truisme – la persistance de l’hostilité à la France de
l’opinion et de la majorité des gouvernants belges –, on doit retenir plusieurs enseignements de cette thèse : tout d’abord, deux périodes sont dégagées, celle fort marquée par le
consensus dans la ratification des traités, et celle des divisions qui suivent ; ensuite, la
place importante du facteur relationnel dans la détermination de cet aspect de la politique
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Comme le chapitre IV en témoigne, l’hostilité à l’égard de ces deux dernières mentionnées découlerait de
la mauvaise impression que les délégués des quatre pays concernés laissent à Henri Jaspar.
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étrangère belge ; enfin, la plus grande réussite de la politique du francophile Paul Hymans
par rapport à celle de son ancien collègue, rival et successeur, Henri Jaspar. Le roi reste à
l’écart de cette mêlée où chacun d’eux fait intervenir ses alliés, convaincus ou opportunistes. Toutefois, par ses marques d’attachement au ministre libéral, le souverain veut
peut-être éviter d’envenimer la situation et de compromettre sa position au-dessus des
partis dans un contexte intérieur très tendu. Cela contribue à comprendre pourquoi les
sollicitations dont Albert Ier est l’objet restent sans suite. Les éléments accréditant cette
thèse sont présentés au fil des chapitres.
Si les deux tendances se disputent sur le cas polonais, ils convergent sur l’intérêt d’une
sécurité collective, incarnée dans la SDN, offrant une base juridique internationale pour
le maintien de l’indépendance belge, après la défaillance de la garantie couplée avec la
neutralité obligatoire, imposée en 1839 par les grandes puissances de l’époque. Ce choix
traduit le changement de cap, de l’ordre de la Restauration à celui du triomphe des Nations. Si divers critères sont retenus pour définir les nationalités, trois conclusions
s’imposent. Primo, la volonté des populations prime sur les autres critères pour légitimer
un mouvement d’aspiration à l’autonomie ou à l’indépendance. Secundo, les formes souhaitées d’expression de cette volonté ne sont pas constantes, puisque la consultation directe, le plébiscite, est tantôt louée, tantôt fustigée. Mais, avant tout, le positionnement est
largement conditionné par le comportement du peuple dans la guerre. Simplement, cette
tendance n’est pas formulée explicitement. Les acteurs de la diplomatie belge opèrent
peut-être même inconsciemment ce choix. Ainsi, très logiquement, les vaincus sont traités avec plus de sévérité. Tertio, la dimension relationnelle – ou pourrait même la qualifier d’affective – des ministres et des opinions publiques pour les pays concernés intervient également pour une bonne part. Le mépris pour les Balkaniques amène, par exemple, à préférer les Polonais et surtout les Tchécoslovaques, aux Roumains et aux Serbes.
Quant au titre, Guerres de cabinets, il cherche à traduire les multiples fractures qui sont
apparues progressivement : ce sont les conflits au sein du gouvernement belge, les rivalités entre deux équipes ministérielles, dirigées respectivement par Henri Jaspar et Paul
Hymans, et les tensions que le premier provoque avec le cabinet de Paris.
*
*
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Ces constats nous conduisent, après des lectures très variées7, à une interprétation qui
reprend non seulement les aspects déjà soulignés – les luttes personnelles, partisanes et
interalliées – mais également l’imbroglio général, l’impréparation totale et presque inévitable tant au niveau belge qu’au niveau international. En effet, comme les premiers paragraphes de l’introduction l’esquissaient déjà, on peut difficilement comparer les buts de
guerre de 1914 et, en même temps, la donne bouleversée en 1918. Hormis quelques illuminés ou quelques personnalités particulièrement perspicaces, personne au moment de la
mobilisation n’imagine une guerre radicalement différente, quant à sa nature, ses objectifs
et ses résultats. Or, progressivement, comme les points ultérieurs l’exposeront plus en
détail, des cataclysmes – un véritable changement de civilisation – rompent la tranquillité
d’un ordre que certains croyaient inébranlable. Une révolution socialiste – communiste
plus précisément – balaie l’Empire tsariste, fait vaciller et altère fondamentalement la
plupart des régimes bourgeois. Le régime social et économique sur lequel ces monarchies
et républiques, conservatrices ou bourgeoises, reposaient, tout comme les savants équilibres diplomatiques, doivent être revus. Parallèlement, les nations, si longtemps opprimées
par les tenants de la Restauration, ces Metternich et autres Bismarck, s’invitent à la table
des discussions.
Bien sûr, il serait impossible de construire une thèse en développant cette évidence : les
diplomates belges sont affectés au plus profond d’eux-mêmes par ces deux périls pour la
Belgique de grand-papa. La Nation, l’indépendance que l’on se refusait à voir menacée,
l’ordre bourgeois défendu par une prospère classe d’industriels et d’hommes d’affaires
richissimes apparaissent désormais bien fragiles… Mais confrontée à des défis d’une telle
ampleur – restaurer et renforcer la Belgique – , l’élite belge réagit parfois de manière inadéquate. Ce constat doit être dressé notamment pour sa politique des nationalités en Europe centrale, orientale et balkanique. Si aucune solution durable ne pouvait être envisagée – le poids de la Belgique se révèle rapidement modeste, sinon médiocre – , la lecture
du problème est mauvaise, tandis que les réponses qui sont données s’avèrent souvent
contradictoires et inappropriées. En appui à la première affirmation, il suffit de se référer
à la marginalisation de toutes les Puissances à Intérêts Limités (c’est-à-dire, tous les
vainqueurs sauf les Etats-Unis, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et le Japon) par les
Cinq Grandes (celles-ci mentionnées ci-dessus). Par ailleurs, le peu de crédibilité et de
soutien dont la SDN, la principale institution internationale, bénéficie, et où la Belgique
se distingue de temps à autre par une activité un peu plus significative, est très vite perdu
par son impuissance sur le terrain, la non-participation de plusieurs Etats majeurs, notamment le leader des vainqueurs, les Etats-Unis, et celui des vaincus, l’Allemagne.
7
La bibliographie est présentée en introduction (pp. 65-68).
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Certes, s’il existe un très large consensus – y compris parmi d’anciens internationalistes
et d’anciens dirigeants flamingants très vindicatifs – sur les objectifs généraux relatifs au
statut de la Belgique – la restauration de son indépendance, de son intégrité ainsi qu’un
nouveau système apte à les assurer –, les recettes varient fortement pour y parvenir. Les
divergences apparaissent donc directement après la seule étape consensuelle : la punition
des bourreaux de la Belgique et de leurs associés. Mais l’attention du lecteur de cette recherche doit être amenée sur le fait que ces tensions reviennent dans le cas des pays de
l’Europe centrale, orientale et balkanique, mais au centuple. Quoique fort impuissants
quand il s’agit de régler des conflits opposant des nationalités de cette partie du Vieux
Continent, les différentes forces politiques, mais aussi sociales, de la petite Belgique se
disputent comme de vulgaires chiffonniers. Le plus cocasse, mais peut-être aussi le plus
pathétique, réside dans les erreurs grossières d’appréciation lorsqu’il s’agit d’analyser une
problématique nationale. En effet, si tous ou presque parlent, discourent et même
s’emportent avec emphase et lyrisme sur la question, ils cernent rarement ce que le
concept d’identité nationale couvre dans ces pays8. Et même lorsqu’ils parviennent par
miracle à l’esquisser, ils n’en tiennent pas ou pas assez compte.
Par ailleurs, au-delà des vaines dénégations de certains hommes politiques, la diplomatie
belge, tout comme ses homologues européennes en général, ne place évidemment pas les
aspirations nationales au premier plan. De toute manière, ces dernières sont souvent
contradictoires dans ces régions où les minorités en viennent parfois localement à représenter des majorités. La punition des vaincus, dans l’espoir d’évacuer la menace qu’ils
incarnent, demeure la première préoccupation. Toutefois, au-delà de la récompense octroyée pour leur appui pendant toute ou une partie de la guerre, on ne peut nier que le
droit à disposer d’un Etat ait été reconnu à diverses nations d’Europe centrale, orientale et
balkanique. Evidemment, l’injustice de le reconnaître à certains et non pas à tous provoque très rapidement des frustrations qui auront tôt fait de dégénérer. En plus, cyniquement, plusieurs nations victorieuses convoitent parfois un même territoire, Or, celui-ci est
souvent habité par des populations soit peu différenciées, soit vivant mêlées. Il est alors
également impossible de tracer une ligne de démarcation, d’où des conflits latents ou
potentiels, qui ne manqueront pas d’éclater. L’intérêt comme le désintérêt des Alliés occidentaux aboutissent à des conflits brefs ou longs, immédiats ou plus tardifs. Parfois ils
suscitent des rivalités interalliées, toujours ils laissent des rancœurs. Donc, ce nouveau
paramètre – le désir des populations – dans les négociations internationales empêche iné8
On peut ajouter que l’incompréhension mutuelle entre pays quant à la définition de la nation demeure
grande jusqu’à aujourd’hui. Sur les grandes familles de ‘nations’, il faut s’en référer aux pages 54 et sqq.
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luctablement une solution définitive, sans permettre non plus un retour en arrière. Le refus de respecter cette volonté aboutira assez rapidement à un rejet, comme dans le cas de
l’Anschluss en 1938. C’est aussi une nécessité démocratique, la nouvelle lubie de certains
négociateurs à Versailles, ou du moins leur faire-valoir : si l’on veut respecter la volonté
des gens, du peuple, des peuples, il faut accepter de prendre en compte leurs désidératas
pour la formation des nouveaux Etats. Mais l’insatisfaction d’aspirations contradictoires –
différentes nations revendiquant un même territoire, dont l’attribution devient alors problématique – charrie d’abord la déception, ensuite la rancune, enfin la vengeance dès que
possible. On se doit aussi d’ajouter que les familles politiques s’affrontent fortement sur
la question de la gestion de la question nationale. Et pour cause : parmi les catholiques,
on retrouve d’assez nombreux nostalgiques des anciennes monarchies ; parmi les socialistes, des nombreux pacifistes et internationalistes, qui n’ont pas toujours rompu les ponts
avec les communistes, et les libéraux, méfiants à l’égard des revanchistes, tant réactionnaires que révolutionnaires. De surcroît, comme cela a été déjà évoqué, les égos personnels – souvent surdimensionnés – de certains ministres s’invitent parfois…
Comme si la situation n’était pas suffisamment compliquée à analyser et à gérer quant à
la thématique nationale, il faut rajouter que l’establishment avance sur des œufs parce
qu’il est lui-même confronté à la gestion d’une relation complexe avec l’identité nationale. Comme la suite de l’introduction le révèle, la majorité des flamingants et des pacifistes d’avant-guerre se rangent du côté des défenseurs de la restauration de
l’indépendance belge. Mais quand il s’agit de décider du futur (les droits de chacun,
l’organisation territoriale et administrative du pays) et le rythme des réformes, le désaccord le plus parfait règne. Pour compliquer davantage les choses, la Belgique connaît
presque simultanément l’apothéose de son sentiment national et les premiers doutes sérieux qui prennent le relais. Même les observateurs les plus perspicaces de l’époque doivent être particulièrement tiraillés quant aux remèdes qu’ils vont préconiser pour résoudre
ce problème majeur. Une remarque s’impose parallèlement : l’évocation des mouvements
indépendantistes reçoit des échos parfois très variés, selon que les intervenants soient
flamands ou francophones. Les commentaires et autres interventions des leaders de ces
sept nouveaux Etats viennent par ailleurs amplifier la dimension affective du combat pour
la défense de la Nation, déjà si sensible. Moult solutions, qui aujourd’hui apparaîtraient
comme évidentes ou incontournables, sont couvertes de l’opprobre, du sceau de la collaboration avec l’ennemi. Ou tout simplement menacent-elles l’existence du pays. Du
moins le croit-on. Des tabous puissants pèsent ainsi sur la discussion9.
9
Sur cet aspect, une grande partie du point 2 de l’introduction offre un éclairage plus détaillé.
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A côté de la crainte du Flamand, ou au moins du flamingant, il faut également mentionner celle du Rouge. En effet, des décisions sont souvent prises sous l’empire de cette peur
paralysante. Effectivement, à la sortie de la guerre, la gauche socialiste franchit un cap
quantitatif (elle obtient des résultats comparables à l’ancien parti majoritaire, catholique,
avec 35-40% des voix généralement) et qualitatif (à travers la participation gouvernementale). La peur du communisme dans un contexte où socialisme et bolchevisme ne sont pas
encore différenciés accroît cette angoisse existentielle pour une élite, bourgeoise, tant
dans la sphère politique que dans le monde économique. Les révolutions, quoique souvent promises à des échecs, éclatent en 1919 et 1920. Partout, dans les Etats démocratiques, les formations socialistes, sociales-démocrates et communistes, réalisent des gains
électoraux spectaculaires. Certaines idéologies qui leur sont associées, telles que le républicanisme, suscitent un grand effroi dans une bonne partie de l’establishment. Certains
s’imaginent déjà des brutes sanguinaires débarquer et venir les étriper au sens propre du
terme. Ces mouvements d’idées n’ont pourtant pas toujours amené de révolution sociale :
l’exemple de l’instauration de la IIIe République Française et de la fin de la Commune
Parisienne apporte même un contre-témoignage. Mais un contexte de crainte exacerbée et
au moins partiellement fondée – la révolution – conduit certains à concevoir que la stabilité sociale, économique et politique de la Belgique est indissociable du maintien de la
royauté. Quoiqu’il en soit, ces idéologies sont également soumises à ce boycott, cette
réprobation et, parfois même, s’avèrent taboues. Que ces attitudes soient conscientes ou
non, elles traduisent de toute manière une dysphasie entre la réalité et certains groupes de
revendicateurs d’une part, et une élite souvent dépassée par la situation d’autre part.
A côté de cela, il faut ajouter une troisième dimension : la place de l’imaginaire collectif
belge. Ainsi, jusque dans les manuels scolaires de l’époque10, les auteurs distribuent les
bons et les mauvais points de l’histoire mondiale, mais surtout européenne et belge. A
titre d’exemple, les Autrichiens jouissent d’une image plutôt bonne. Or, nous sommes
forcés de constater qu’ils bénéficient d’une très large indulgence par rapport à leurs acolytes allemands. A contrario, les Français continuent à pâtir d’une réputation exécrable.
Et, comme par hasard, la majorité gouvernementale – contre certaines composantes minoritaires11 – , suivant de larges secteurs de l’opinion belge et des groupes de pression, audelà des clivages partisans, adopte à plusieurs reprises des positions francophobes.
10
J’ai pu m’appesantir sur la question, puisque j’en ai lu plusieurs dizaines dans le cadre de mon mémoire
de fin de licence.
11
Le chapitre IV consacré à la Pologne offre l’exemple le plus abouti, même s’il n’est pas l’unique.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
13
Avec ce triple écueil– erreur de lecture, peur d’aborder le problème et difficulté sinon
inaptitude à le résoudre – pour ces trois doubles questions – linguistique et nationale, sociale et révolutionnaire, mythologique nationale et identitaire – , on dispose de tous les
éléments pour s’assurer un échec, patent, inévitable et irrécupérable. Ce cocktail pour le
moins explosif vient s’ajouter à une situation internationale, où tous ces ingrédients se
retrouvent, et une scène belge, également marquée par de multiples divisions, déjà ébauchées. Cependant, pour noircir un tableau déjà si sombre, il faut encore ajouter
l’inexactitude des informations dont les diplomates disposent. Or, ce sont les auteurs de
nombreux rapports qui servent parfois au ministre pour se positionner. Par ailleurs, vu
leur inexpérience des Belges dans la région ainsi que leur impossibilité de maîtriser suffisamment la langue, la culture du lieu et l’état des questions politiques, notamment nationales, on peut supposer qu’ils auraient pu difficilement s’acquitter correctement de cette
tâche colossale. L’information relative à ces sept pays est donc souvent embryonnaire,
partielle, partiale, ridiculement caricaturale et baigne dans une empathie frôlant la niaiserie. A côté du mépris et de l’incompréhension pathologique des Occidentaux vis-à-vis de
la conception de la nationalité en Europe centrale, orientale et balkanique, on retrouve les
stéréotypes nationaux – les peuples de la région sont généralement considérés comme de
dangereux incapables – et autres – l’antisémitisme paranoïaque de l’essentiel du monde
diplomatique. En outre, beaucoup de personnalités tergiversent à cause des tiraillements
que suscitent leurs appartenances multiples (linguistiques et partisanes essentiellement).
Elles sont contraintes de se fixer des priorités. Par exemple, un catholique flamingant
peut mettre en avant l’une ou l’autre de ses identités ; un pacifiste catholique virulemment anticommuniste peut hésiter longtemps entre son inclinaison religieuse et sa détestation des entreprises belliqueuses dont la Pologne est parfois accusée, à tort ou à raison.
Cette absence de vision claire, stable et consensuelle amène finalement à une perte complète de crédibilité, une marginalisation de l’action belge au niveau international. A la
suite de cela, il n’y a rien de surprenant à ce que l’on doive suivre la politique qui
s’impose pendant la période, la politique française. En effet, le désintérêt du Japon pour
les questions européennes, le retrait des Etats-Unis, l’échec de la SDN qui s’annonce
avant même sa mise sur pied, le travail de sape de l’Italie contre des traités qui ne la satisfont pas, et la politique souvent germanophile du Royaume-Uni constituent autant
d’éléments qui incitent peu à l’optimisme. Parmi les puissances victorieuses, il ne reste
donc plus que Paris. Mais l’alliance passe difficilement auprès de l’opinion belge, et les
partis, leurs diverses composantes ainsi que leurs chefs, se profilent pour les scrutins. Une
autre source d’interférence de la politique intérieure sur la politique extérieure.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
14
Voici maintenant la récapitulation des principales lignes défendues dans la thèse :
l’histoire d’un échec, annoncé par certains, inéluctable par ailleurs, mais aggravé par une
conjonction phénoménale de facteurs les plus divers, internes à la Belgique, mais pas
seulement. Tout d’abord, il y a le manque d’information et d’expérience normale de la
politique des nouveaux Etats et de la culture des nations majoritaires et minoritaires qu’ils
abritent. Les erreurs d’appréciation que cela engendre sont amplifiées par une collection
impressionnante de stéréotypes. Par ailleurs, en rapport évident avec la scène belge où les
questions nationale et sociale se posent avec une acuité certaine, certaines propositions se
révèlent taboues ou couvrent d’anathème ceux qui osent les évoquer. A cela, il faut ajouter que les différentes sensibilités linguistiques, partisanes et personnelles amènent les
uns et les autres à des désaccords, parfois profonds, sur le remède à apporter. Ces derniers
opposent donc des groupes, mais provoquent parallèlement des tiraillements intérieurs
auprès de certains individus, dont les appartenances diverses conduisent à une nécessaire
hiérarchisation des valeurs. Le déchirement intérieur peut se révéler violent. Divisées sur
le diagnostic, les élites peuvent difficilement s’accorder sur le remède à porter, nouvelle
source d’affrontement et de perte de crédibilité : la petite Belgique, au pouvoir si limité,
marginalisée par les Grandes Puissances, se perd dans une cacophonie de politiques extérieures, jusqu’au sabordement entre ministres qui se vouent un désamour mutuel. Ici, audelà des confrontations idéologiques et partisanes, interviennent les guéguerres personnelles. Certes, parfois, on salue le labeur de l’un d’entre eux, mais on se garde bien de lui
donner une mission qu’il puisse réussir. Par ailleurs, les Cinq Grands ne se manifestent
pas par l’excellence de leur politique : les uns se retirent, d’autres sabordent tandis que la
France, la dernière, tente de sauver les traités pour redessiner l’Europe à son goût. Les
deux premières catégories ne peuvent plaire aux Belges : certes, ils dénoncent parfois
virulemment les traités, mais ne veulent certainement pas menacer l’indépendance à
peine recouvrée en jouant les apprentis-sorciers en diplomatie. Ainsi, même s’ils
n’aiment guère les Français, ils se rallient à leur politique, faute de mieux. Mais, pour des
raisons électoralistes évidentes, ils refoulent cette option : on ne peut l’admettre publiquement…
Avant d’entrer dans le vif de l’introduction qui offre un cadre assez détaillé, il faut insister sur la portée de ce travail. Il envisage non pas les relations internationales dans leur
acception traditionnelle – à savoir les contacts entre plusieurs Etats – mais l’élaboration et
le degré de réussite de la politique des nationalités d’un Etat en particulier, la Belgique.
Concrètement, il ne s’agit pas de prétendre cerner, par exemple, les relations austrobelges, mais de déterminer quelle attitude Bruxelles adopte face à Vienne et quel succès
couronne ou non ses entreprises.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
15
1. La situation internationale jusqu’en 1914
L’objectif poursuivi à travers ce premier point spécifique de contextualisation du sujet
étudié consiste à esquisser rapidement, mais sans négliger aucun aspect essentiel, les circonstances européennes12. En effet, puisque les différents acteurs de la diplomatie
d’après-guerre et les problèmes liés à la nouvelle donne internationale n’apparaissant pas
ex nihilo, il s’avère indispensable de prendre plusieurs décennies de recul. L’année 1870
est retenue dans la mesure où elle répond à deux exigences : elle marque d’une part le
début de la décennie d’entrée en fonctions des diplomates et des hommes politiques les
plus âgés parmi ceux étudiés, d’autre part le début de l’escalade qui mènera à la conflagration en 1914. Or, les nombreux bouleversements colossaux qui affectent le monde
après 1918 n’auraient probablement pas pu se produire aussi vite sans cette guerre traumatique.
Dans un premier temps, entre 1870 et 1890, Otto von Bismarck crée son Europe. Simultanément, il défend le leadership prussien à la tête de l’Empire allemand ainsi que le
maintien d’une France défaite, humiliée, isolée et impuissante sur la scène internationale.
A travers la Triple Alliance conclue avec l’Autriche-Hongrie et la Russie (1882), il cherche également à assurer la pérennité de la domination des puissances conservatrices
contre les menaces révolutionnaires et nationalistes. Cette solidarité des ‘anciens’ régimes
n’empêche pas des rivalités : chacun lutte pour étendre son influence dans les Balkans
mais le vieux chancelier impose ses arbitrages13.
Cependant, cette primauté germanique va être contestée : la retraite forcée par le nouvel
Empereur, Guillaume II, de l’admirable et fin diplomate qu’était Otto von Bismarck porte
un grave préjudice à Berlin. Ce souverain parvient à se brouiller avec plusieurs alliés ou
puissances qui entretenaient de bons rapports avec son ancien chancelier. Parallèlement,
Paris brise son isolement : l’alliance avec Saint-Pétersbourg constitue le premier succès
du Quai d’Orsay (1893). L’Entente Cordiale (1905) avec Londres vient compléter de désenclavement. L’œuvre principale est terminée par l’alliance manquante, entre la Russie
et le Royaume-Uni (1907) : la Triple Entente est née. Logiquement, deux blocs se forment autour des adversaires de la guerre de 1870 : ils sont rejoints par d’autres Etats.
Toutes ces alliances complémentaires ne se révéleront cependant pas fiables14.
12
Pour l’essentiel, puisque les Etats-Unis ne sont pas encore impliqués dans la politique du Vieux Continent tandis que le reste du monde évolue à la marge (l’Amérique du Sud et quelques autres Etats) ou dans
le giron des puissances colonisatrices (les dominions, les colonies ou les Etats plus ou moins fantoches).
13
BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), Histoire du XXe siècle. 1900-1945. Tome I. La fin du
« monde européen », Hatier, Paris, 1996, pp. 62-63.
14
Ibid., pp. 62 et 64-65.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
16
Or, dans un contexte de tensions croissantes, il importe de disposer du nombre maximal
d’alliés sûrs et forts. Les sujets de friction, économiques, politiques ou stratégiques, et les
champs de rivalité se multiplient. A plusieurs reprises, la guerre menace de se déclencher.
En Afrique du Nord, mais surtout dans les Balkans, la situation se tend. Dans cette péninsule, les puissances européennes, anciennes ou nouvelles, mais surtout l’AutricheHongrie et la Russie, luttent pour renforcer leurs positions, visant jusqu’à l’hégémonie.
Les peuples qui habitent cette zone si instable opèrent des alliances explicites, mais fragiles et parfois renversées, lorsqu’ils possèdent déjà un Etat, même embryonnaire. Sinon,
pour affaiblir sa rivale, une puissance se fait championne de la cause des droits d’une
nationalité encore sous un joug impérial. Mais en 1912, la première guerre balkanique
éclate : la Serbie, la Grèce, le Monténégro et la Bulgarie se liguent pour évincer les Ottomans en Europe. Vainqueurs militairement, ils échouent doublement sur le plan diplomatique : d’abord, Vienne impose à la Serbie que l’Albanie devienne une principauté
indépendante et non un territoire serbe ; ensuite, les anciens alliés ne parviennent pas à
s’accorder sur le partage des conquêtes. Ainsi naît le second conflit : Sofia est vaincue
par les autres puissances balkaniques, perd des territoires et en conçoit une rancœur tenace et déterminante à la veille du déclenchement de la guerre mondiale15.
Avant 1914, Albert Ier de Belgique et son gouvernement, tout comme leurs prédécesseurs, sont tenus à une neutralité stricte, contrepartie de la reconnaissance de
l’indépendance, garantie par les cinq Grandes Puissances du XIXe siècle, contractantes
de la conférence de Londres de 1830 : Grande-Bretagne, France, Prusse, Autriche et Russie. Petit Etat, la Belgique est issue de la seule révolution libérale et nationale réussie
pendant plusieurs longues décennies, entourée par des puissances, sinon prédatrices, au
moins conservatrices et, à ce titre, hostiles. C’est pourquoi les diplomates belges se
contentent généralement de défendre d’une part les intérêts commerciaux et personnels
des sujets belges à l’étranger, d’autre part l’expansion coloniale. Certains considèrent que
ce corps n’a donc aucune utilité. Mais, avec le développement économique concomitant
de la Belgique et du reste de l’Europe, ce splendide isolement ne préserve pas le pays des
remous internationaux : la concurrence économique contribue à l’escalade qui mènera à
la première guerre mondiale. Après la guerre de 1870, la Belgique se croit libérée de la
menace française grâce à la victoire de l’Allemagne. Si Léopold II et l’état-major, isolés,
ressentent la nécessité de renforcer la défense nationale face aux tensions internationales
15
BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., pp. 65-68. Par exemple, à peine sortie du Risorgimento, l’Italie connaît l’émergence de mouvements irrédentistes convoitant la côte dalmate. Parallèlement,
des peuples sans Etats ou d’autres bien loin d’avoir atteint leurs ambitions territoriales, contestent également la situation politique des Balkans.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
17
et aux périls révolutionnaires, tant les catholiques que les libéraux tardent et rechignent à
augmenter les effectifs de l’armée. Il faut y voir des motivations religieuses, plus généralement morales (à cause de la présence de casernes), financières ou de politique intérieure
(peur de renforcer l’opposition et notamment les socialistes, pacifistes). Outre la neutralité obligatoire, les sympathies contradictoires des uns et des autres empêchent de trancher
pour un des deux anciens belligérants : Paris séduit les libéraux pour son anticléricalisme,
qui horripile les catholiques, qui misent sur Berlin pour la défense du statu quo international. Même lorsqu’après avoir conclu la Cordiale Entente, Londres finit par alerter le
cabinet de Bruxelles du danger prussien, la diplomatie belge persiste dans l’idée que le
péril réside dans la France. Ainsi, à la veille de la guerre, l’aveuglement reste majoritaire
même si l’armée francophile et le roi relancent un temps (1911-1912) le débat sur la neutralité. Parmi ceux qui défendent son abandon, il y a certes des germanophiles et des partisans d’une alliance avec le Royaume-Uni et les Pays-Bas, mais on retrouve également
beaucoup de socialistes et de libéraux ouvertement francophiles. La solution adoptée
consiste finalement à maintenir la neutralité et à développer les forces militaires belges.
Pourtant, peu envisagent sérieusement l’attaque du pays. Or, en 1914, le pays se trouve
pris dans l’engrenage. L’Allemagne envahit la Belgique : surprise, cette dernière
s’associe à la France et au Royaume-Uni. Conscient du péril que ces conflits font peser
sur les dynasties régnantes, Albert Ier opte pour une position néanmoins réservée, sans
décisions irréversibles. Sans évoquer ses visées territoriales et ses grandes ambitions, le
nouveau souverain défend en accord avec le cabinet la libération de tout le pays, la restauration de l’indépendance et le dédommagement intégral des dégâts causés. Avec
l’union nationale, les trois grandes familles politiques poursuivent les mêmes buts. Parallèlement, un mouvement expansionniste prend de l’ampleur. Mais, progressivement, au
cours du conflit, des divergences de plus en plus profondes naissent et la neutralité, chère
au roi et aux milieux économiques, est de plus en plus contestée. La situation est renversée : les vérités que l’on croyait éternelles s’écroulent. L’ordre diplomatique est chamboulé : la neutralité est inenvisageable car elle n’offre plus une garantie suffisante pour
l’indépendance belge. Or les élites bruxelloises sont contestées de l’intérieur comme de
l’extérieur par des mouvements parfois révolutionnaires, socialistes ou nationalistes16.
16
VILAIN XIIII, Jean-François, Introduction à l’histoire de la représentation diplomatique étrangère en
Belgique et belge à l’étranger, UCL, Sciences Politiques, Louvain-la-Neuve, 1986, pp. 93 et 189-190.
ROOSENS, Claude, Agents diplomatiques et consulaires belges. Conditions de recrutement (1831-1980),
UCL, Histoire Contemporaine, Louvain-la-Neuve, 1983, pp. 11-13 ; COOLSAET, Rik, België en zijn buitenlandse politieke. 1830-1990, Van Halewyck, Louvain, 1998, pp. 162-221 et 224 ; HOFFMANN, Stanley, "Deux obsessions pour un siècle", in Commentaires, printemps 2004, n°105, pp. 87-89.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
18
2. La Belgique, nouvel acteur dans un concert des nations européennes
chamboulé17
Longtemps cadenassée par des Grandes Puissances soucieuses de maintenir leur hégémonie et l’équilibre entre elles, la scène diplomatique est profondément altérée par la première guerre mondiale. Parties presque joyeusement en guerre dans un climat
d’exaltation nationaliste, pour la victoire totale, les nations européennes et leurs gouvernements déchantent rapidement : troupes exaspérées, privations, destructions, morts, hostilité et lassitude croissantes et bientôt générales des populations, désertions, développement du pacifisme et d’idéologies alternatives au nationalisme,… Face à la situation
alarmante dans laquelle tous les belligérants se retrouvent plongés, les dirigeants optent
pour la manière forte : méthodes militaires quand l’état-major n’assume pas directement
le pouvoir comme en Allemagne ; libéralisme politique et économique bien malmenés,…
En bref, ils mènent leurs pays avec une poigne de fer. Avec l’apport décisif des Américains en 1917, l’Entente parvient à l’emporter malgré la défection de Saint-Pétersbourg :
il faut ajouter que l’Autriche-Hongrie et la Bulgarie connaissent la débâcle dans les Balkans18. Mais le retrait russe représente une menace bien plus large que la seule disparition
d’un grand allié : ses nouveaux dirigeants, les Bolcheviks, opèrent des choix périlleux
pour les Alliés. Primo, ils libèrent les Allemands et leurs acolytes du front oriental. Secundo, ils cèdent à ces derniers une grande partie de leur territoire, des pays baltes jusqu’à l’Ukraine, renforçant la position stratégique des Centraux et leur offrant des opportunités économiques. Tertio, quoique confrontés à des difficultés et à des opposants irréductibles, les dirigeants de Moscou lancent une révolution mondiale. Attisés par la lassitude de la guerre et les difficultés qui persistent ou s’amplifient après le conflit, les mouvements révolutionnaires éclatent un peu partout, surtout en Allemagne et en Hongrie.
Dans ces deux pays, les rancœurs de la défaite et du prix payé pour celle-ci viennent s’y
ajouter. Certes, ils échouent. Une des premières tâches des faiseurs de traités consiste
donc à évacuer simultanément le risque de revanche et celui de contagion communiste. Si
les Soviets n’abandonnent pas la partie, les révolutionnaires occidentaux sont battus dès
1920. Comme les Alliés, la Belgique hésite : initialement pour l’intervention, elle finit
17
Les documents annexés, surtout la carte 1 (p. 465), illustrent la nouvelle donne européenne.
BECKER, Jean-Jacques, Le traité de Versailles, PUF, Paris, pp. 3-20 et RENOUVIN, Pierre, Le traité de
Versailles, Flammarion, Paris, 1969, pp. 12 et 25-27 ; ELCOCK, Howard James, Portrait of a decision :
the Council of Four and the Treaty of Versailles, Eyre Methuen, Londres, 1972, pp. 217-230 et 300 ;
MORDAL, Jacques, Versailles ou la paix impossible, Presses de la Cité, Paris, 1970, pp. 11 et 31-33 ;
HOBSBAWN, Eric J., L’Age des extrêmes. Histoire du Court XXe Siècle, Editions Complexe – Le Monde
diplomatique, Bruxelles, 1999, pp. 54-55, 72-81 et 124-155.
18
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
19
par négocier après moult hésitations face à un régime qui ne présente aucune assurance.
Parallèlement, la barrière établie de la Finlande à la Roumanie pour se protéger de l’expansion du communisme, mieux connu sous le nom de cordon sanitaire, est maintenue19.
Cependant, l’écartement du péril rouge ne résout pas l’ensemble de la question. La paix
ne se conclut pas facilement et la plupart des pays éprouvent une insatisfaction prononcée
à l’égard des décisions qu’ils ratifient toutefois. Les vaincus jugent évidemment la paix
trop sévère. Mais les Grands Alliés, le Japon, mais surtout les Etats-Unis, l’Italie, le
Royaume-Uni et la France, divergent fondamentalement sur la mise en application des
traités et les éventuelles modifications à leur apporter. Rome ne dissimule pas ses visées
irrédentistes. Ainsi, amers devant des promesses non tenues, certains vainqueurs menacent le nouvel ordre européen autant que les vaincus. Ajoutées à ces désaccords entre ces
puissances, les dissensions dans l’opinion et dans la classe politique quant aux conditions
de la paix européenne, augurent de difficultés majeures et, même, d’un conflit très probable. De plus, les démocraties libérales, apparemment triomphantes, souffrent de nombreuses faiblesses. Elles sont notamment contestées par les mouvements d’extrême-droite
liés souvent, directement ou non, à l’Eglise. Cette dernière abhorre tout ce qui découle
des Lumières, le libéralisme, le socialisme ou, pis encore, le communisme athée20.
Face à ces convulsions, les règles qui régissent la scène diplomatique appellent de profondes révisions pour assurer la paix et la sécurité. Sans consulter ses partenaires, le président américain impose des modifications radicales, notamment par la création d’une
Ligue des Nations qui défendrait un nouvel ordre juridique international. Il ne sera que
partiellement entendu dans son rejet si catégorique de la diplomatie secrète. De manière
plus générale, il faut toutefois constater les changements radicaux induits tout d’abord par
la prise en compte, même incomplète, de l’avis des citoyens, ensuite par les progrès dans
les communications et enfin par une diplomatie renouvelée, technique, liée aux nouvelles
institutions internationales. Mais aussi, avec le droit des peuples à disposer d’euxmêmes,
Thomas
Woodrow
Wilson
permet
à
de
nombreuses
revendications
d’indépendance, de droit à l’autodétermination et de plébiscites de voir le jour. Par
19
BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., pp. 81-98, et BECKER, Jean-Jacques, op. cit., pp. 4,
7, 9, 15-16, 18-21 et 79-96 ; BOEMEKE, Manfred F., FELDMAN, Gerard D., et GLASER, Elisabeth (éd.),
The Treaty at Versailles : reassessment after 75 years, German Historical Institute, Washington D.C., 1998,
pp. 452-465 et 493 ; COOLSAET, Rik, op. cit., pp. 231-232 ; HOBSBAWN, Eric J., op. cit., pp. 56-57 et
87-90 ; HOFFMANN, Stanley, op. cit., p. 90 ; ROOSENS, Claude, Les relations internationales de 1815 à
nos jours. Tome I : du Congrès de Vienne à la seconde guerre mondiale (1815-1939), Bruylant, Louvainla-Neuve, 1997, pp. 240, 249 et 253.
20
BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., p. 99 ; BECKER, Jean-Jacques, op. cit., p. 16 ;
MORDAL, Jacques, op. cit., pp. 75-89 ; HOBSBAWN, Eric J., op. cit., pp. 56-57, 60-61 et 155-193 ;
HOFFMANN, Stanley, op. cit., pp. 90-91 ; ROOSENS, Claude, Les relations (…), pp. 240, 249 et 253.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
20
conséquent, il soulève aussi la question des minorités, puisqu’il est impossible de réunir
tous les membres d’une nation, et seulement les siens, dans les frontières d’un Etat. Par
ailleurs, ce droit est souvent contrarié, puisque les négociateurs finissent parfois par négliger la volonté exprimée par les populations au profit d’intérêts stratégiques ou économiques, ou bien encore de considérations linguistiques ou historiques, dont certaines sont
plus que discutables. Les Allemands sont évidemment concernés au premier chef21.
Dans une Europe déjà confrontée à une situation si difficile, les puissances continentales
entrent de surcroît dans un désaccord plus ou moins marqué : Paris et Rome opposent le
droit des vainqueurs au moralisme wilsonien. Même si Washington l’emporte plutôt sur
le plan des traités, chacun campe sur ses positions. Le droit des peuples, invoqué par les
Etats-Unis et le Royaume-Uni, se heurte, lui aussi, au droit à la sécurité. En 1919-1920,
des compromis sont élaborés, laissant globalement satisfaits les associés de l’Entente
Cordiale, tandis qu’autant l’Italie que l’Allemagne militeront désormais sans cesse pour
leur révision. Toutefois, Paris et Londres ne tardent pas à se chamailler à nouveau. En
bref, même si les vaincus (Allemagne, Autriche, Hongrie et Bulgarie) sont exclus des
négociations contrairement aux habitudes, les Alliés se déchirent souvent sur la méthode
et les décisions à adopter. Alors que Moscou est laissée sur le côté, Berlin n’accepte que
contrainte le traité de Versailles (28 juin 1919). En effet, il lui impose des cessions territoriales énormes : outre le Danemark qui obtient le Schleswig du Nord après un plébiscite, l’Allemagne doit restituer l’Alsace-Lorraine à la France et les cantons d’Eupen et de
Malmédy à la Belgique ainsi qu’abandonner à la Pologne ressuscitée la Posnanie et une
partie de la Prusse occidentale. Le nouvel Etat dispose ainsi d’un couloir vers la Baltique,
et donc d’un accès à la mer. Dantzig et Memel, sans être des territoires polonais, en constituent deux autres. Après un plébiscite, Varsovie obtient une partie de la Haute-Silésie.
La paix peut difficilement réussir sur de telles bases, surtout avec la non-participation des
21
BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., p. 99 ; VILAIN XIIII, Jean-François, op. cit., p. 94.
BECKER, Jean-Jacques, op. cit., principalement p. 57 et sqq. ; RENOUVIN, Pierre, op. cit., pp. 18-19 ;
ELCOCK, Howard James, op. cit., pp. 305-311 ; COOLSAET, Rik, op. cit., pp. 226-227 ; NINKOVICH,
Frank, The Wilsonian Century. US foreign policy since 1900, The University of Chigaco Press, Chicago –
Londres, 1999, pp. 60-81 ; EGERTON, George, "The League of Nations : An Outline History 1920-1946",
in The League of Nations. 1920-1946. Organization and accomplishments. A retrospective of the First
Organization for the Establishment of World Peace, Librairie de l’ONU et Archives de la SDN, Genève –
New-York, 1996, p. 24 ; ROOSENS, Claude, Les relations (…), pp. 235, 240 et 249-252 ; BOEMEKE,
Manfred F., FELDMAN, Gerard D., et GLASER, Elisabeth, op. cit., pp. 469-517. Il est possible de chicaner sur l’usage du terme ‘minorités’, mais la plupart des auteurs ne voient pas de problème à parler de minorités nationales. Son cantonnement à la scène politique démocratique pour désigner les vaincus d’un jour
(lors d’élections) s’avère donc excessif. Il n’est donc pas nécessaire de suivre Jean-François Gossiaux.
GOSSIAUX, Jean-François, Pouvoirs ethniques dans les Balkans, PUF, Paris, 2002, pp. 1-2 ; BOGDAN,
Henry, Le problème des minorités nationales dans les ‘états-successeurs’ de l’Autriche-Hongrie, Institut de
recherches de l’Europe centrale, Louvain, 1976, pp. 11-19.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
21
Etats-Unis aux institutions censées garantir le nouvel ordre européen. Pourtant Versailles
sert de modèle aux autres traités22.
Ainsi, ceux de Saint-Germain-en-Laye (10 septembre 1919) et de Trianon (4 juin 1920)
consacrent respectivement la disparition de l’empire autrichien et du royaume de Hongrie
plus qu’ils ne l’organisent : les Etats qui subsistent et en gardent le nom ne sont que des
ersatz, des petits pays sans le moindre accès à la mer. Le premier objectif consiste à écarter la menace représentée par ces pays sans renforcer l’Allemagne en refusant
l’Anschluss. Parallèlement, ils reconnaissent une Pologne, ressuscitée de ses cendres
après 125 ans, et la Tchécoslovaquie, à peine née. Le Royaume des Serbes, Croates et
Slovènes résulte de l’union des provinces sud-slaves anciennement hongroises au petit
royaume serbe qui vivotait depuis quelques décennies. Enfin, si l’Italie gagne quelquesuns des territoires qu’elle convoitait, la Roumanie fait plus que doubler sa superficie.
Mais malgré le traité de Versailles, beaucoup de litiges ne sont pas tranchés. Pis encore, il
autorise beaucoup d’aménagements et d’interprétations inconciliables. Cela explique ultérieurement l’éclosion de conflits pour attribuer des territoires ou mieux assurer les droits
de certaines minorités23.
Si l’Europe, surtout dans sa moitié orientale, sort traumatisée et déboussolée de cette
première conflagration mondiale, la Belgique, saignée, n’y échappe pas pour autant. Si
les communistes ne disposent pas de la force nécessaire pour faire vaciller la couronne ni
pour mettre à bas le régime constitutionnel libéral, les autorités – au premier rang desquelles le roi – prennent conscience de la nécessité de changements substantiels dans le
système pour assurer leur survie. Etat constitutionnel libéral, le petit royaume devient vite
plus démocratique au lendemain de l’armistice avec des mesures telles que le suffrage
universel et des lois sociales. Si elle n’est pas complètement reléguée au placard, la question linguistique est l’objet de réalisations modestes, puisque le mouvement flamand a été
22
Erreur de Pierre Milza et Serge Berstein. L’Allemagne n’a jamais reçu la Haute-Silésie, en tout cas pas
son entièreté. BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre (dir.), op. cit., pp. 99-104 et 106-107 et WITTE, Els, et
CRAEYBECKX, Jan, op. cit., pp. 169-170. BECKER, Jean-Jacques, op. cit., pp. 10-13, 23-35, 47-54 et 5864 ; BOEMEKE, Manfred F., FELDMAN, Gerard D., et GLASER, Elisabeth (éd.), op. cit., pp. 249-274,
313-335 et 491-492, RENOUVIN, Pierre, op. cit., pp. 12-14, 19-23, 55, 59-60 et 89-90, ELCOCK, Howard, James, op. cit., pp. 97-99, 102-104, 151-160, 167-171, 188-198, 261-266, 270-286, 298-300 et 311 ;
HOBSBAWN, Eric J., op. cit., p. 57 ; SHARP, Alan, et JEFFERY, Keith, "‘Après la Guerre finit, Soldat
anglais partit…’ : Anglo-French relations 1918-25’, in GOLDSTEIN, Erik, et Mc KERCHER, B.J.C., Diplomacy and Statecraft, Frank Cass, Londres, juin 2003, vol. 14, n°2, pp. 119-138 ; HOFFMANN, Stanley,
op. cit., p. 90 ; ROOSENS, Claude, Les relations (…), pp. 234-236 et 249-254.
23
BERSTEIN, Serge, et MILZA, Pierre(dir.), op. cit., pp. 104-105; BECKER, Jean-Jacques, op. cit., pp.1516 et 52-54 ; BOEMEKE, Manfred F., FELDMAN, Gerard D., et GLASER, Elisabeth (éd.), op. cit., pp
249-274, 313-335, 492 et 497 ; RENOUVIN, Pierre, op. cit., pp. 23 et 64-66 ; ELCOCK, Howard James,
op. cit., pp. 99-101, 115-120, 266-269 et 287-288 ; MORDAL, Jacques, op. cit., pp. 35-109 ; HOBSBAWN, Eric J., op. cit., pp. 58-59 ; HOFFMANN, Stanley, op. cit., p. 90 ; ROOSENS, Claude, Les relations(…), pp. 236-238 et 254; BOGDAN, Henry, Le problème des minorités nationales (op. cit.), pp. 11-19.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
22
calomnié pour la collaboration de quelques individus isolés avec l’occupant allemand. Au
fil des chapitres, l’état d’esprit de l’opinion flamande à l’époque sera néanmoins envisagé. Cela permet de constater combien les positions sont variées en son sein, et absolument pas réductibles à une posture monolithique. En effet, les clivages partisans s’avèrent
bien plus opérants à la lecture des journaux du nord du pays qu’une grille de lecture qui
voudrait privilégier une unité de discours flamande en cette matière. Quant aux élites,
tout particulièrement celles issues du monde diplomatique ou évoluant dans ce milieu,
elles sont pour la plupart francophones. Les ministres des affaires étrangères tout comme
les principaux représentants de la Belgique à l’étranger appartiennent au même groupe
linguistique. Lorsqu’ils sont (d’anciens) élus, ils se présentent dans des circonscriptions
(majoritairement) francophones, de telle sorte qu’ils sont probablement plus sensibilisés
aux intérêts et aux préférences de ceux-ci. De toute manière, comme les pages qui suivent
le démontrent, tout comme la presse, les députés et sénateurs flamands s’inscrivent davantage dans un clivage partisan, ce qui nous amène à nuancer plus d’une étude tendant à
affirmer une homogénéité des vues en Flandre, en tout cas en ce qui concerne la question
nationale dans cette partie de l’Europe.
Les premiers changements – les traités qui redessinent complètement l’Europe, consacrant la fin des empires et l’avènement ou l’agrandissement d’Etats-Nations ou d’Etats se
prétendant tels – sont l’objet d’un large compromis, qui réunit la majorité des catholiques,
des libéraux et des socialistes. Les trois formations collaborent, vaille que vaille, au sein
de gouvernements pendant plus de trois ans avant de céder la place à une coalition bipartite réunissant les deux premiers dans les tout derniers jours de 1921. Albert Ier dissimule
à peine sa préférence pour cette coalition, qui défend des intérêts économiques qui lui
sont chers, à la participation des ouvriéristes, qu’il n’apprécie guère. Deux facteurs au
moins expliquent l’union nationale pendant près de quarante mois : le court temps
d’ivresse nationale ainsi que les effets conjugués de la proportionnelle et du suffrage universel masculin, qui rend impossible la constitution de cabinets homogènes. Des crises
éclatent de manière récurrente, mais les (f)acteurs linguistiques, socio-économiques ou
politiques à leur origine sont contenus. La question fondamentale qu’il convient
d’envisager ici peut se résumer ainsi : si ces réformes se font rapidement, sans à-coup
majeur au niveau de la politique intérieure, qu’en est-il en matière de politique étrangère,
lorsqu’il faut répondre aux exigences des uns et des autres ?24
24
MABILLE, Xavier, Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs de changement, CRISP,
Bruxelles, 2000, pp. 223-236 (pour la formule de l’ivresse, p. 223). WITTE, Els, et CRAEYBECKX, Jan,
op. cit., pp. 151-166 et 174-213 ; COOLSAET, Rik, op. cit., p. 221.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
23
En effet, la nouvelle donne mondiale, et surtout européenne, contraint à repenser et à reconsidérer le système qui, pendant plus de 75 ans, avait permis à la Belgique d’être épargnée par une guerre. Après trois quarts de siècle de bons et loyaux services, la neutralité
obligatoire, violée par deux de ses garants, montre ses limites. Nouvelles problématiques,
nouvelles attitudes. Il s’agit de choisir une nouvelle formule, adaptée, pour la sécurité
nationale, en accord avec les Puissances participant à la Conférence de la Paix. En la matière, la Belgique, tant à travers son roi que les ministres et les autres négociateurs, défend
bec et ongles les Petites Puissances. Une neutralité voulue par la seule Belgique ? Un
bilatéralisme ou un multilatéralisme ? Sur quelles bases et avec qui construire les alliances, avec quelle portée ? Il est assez difficile d’en concevoir avec les ennemis, souvent
d’anciens empires conservateurs et oppresseurs25. Mais en imaginer d’autres avec les
anciens alliés qui ont fait le choix de la démocratie et de la défense de la Nation ne
s’avère pas forcément plus évident. D’abord, à cause du caractère exclusif d’un nationalisme exacerbé et chatouilleux : en plus d’être à l’origine de réactions démesurées et
inopportunes, celui-ci heurte les intérêts économiques de la Belgique. En effet, ces derniers sont aussi menacés par la démocratisation des pouvoirs en place. Sans arriver jusqu’aux révolutions bolcheviques, les nouveaux régimes nationalisent parfois de pans importants de l’économie et initient des politiques sociales souvent très ambitieuses. Disposant d’intérêts colossaux dans la région, le capitalisme belge ressent évidemment fortement les conséquences de ces bouleversements26.
Mais les déterminants de la politique belge ne se cantonnent pas aux rapports avec les
pays d’Europe centrale, orientale et balkanique choisis pour l’étude. Les Grandes Puissances, vaincues et victorieuses, surtout les anciennes garantes de l’indépendance belge,
occupent une place primordiale. Il s’agit de l’abandon de la germanophilie qui a longtemps dominé les secteurs les plus importants et les plus puissants de l’opinion et du
pouvoir dans notre pays. Jusqu’à la première guerre mondiale, en dépit du militarisme et
des ambitions prussiennes, l’Allemagne bénéficie d’une confiance et d’un capitalsympathie très élevés en Belgique, tandis que la France représente le mal absolu : une
gueuse à l’appétit d’ogre, prête à se jeter sur sa petite voisine du nord, sans défense. Certes, l’hostilité à l’égard de la République persiste : les catholiques lui reprochent son
25
Ou bien des Etats qui en prennent la succession. Par exemple, l’Autriche et la Hongrie constituent deux
cas de figure. Sans être l’empire d’avant-guerre, ils représentent le camp des vaincus, anciens persécuteurs
des nationalités et des conservateurs. MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 264-267. WITTE, Els, et
CRAEYBECKX, Jan, op. cit., pp. 167-169. Tout particulièrement sur le combat de la Belgique pour la
défense des Petites Puissances (Grèce, Portugal, Roumanie, Serbie et elle-même) face aux Cinq Grandes
(Royaume-Uni, Etats-Unis, Japon, France et Italie) : BECKER, Jean-Jacques, op. cit., pp. 23-25 ; COOLSAET, Rik, op. cit., pp. 221-225.
26
KOSSMANN, Ernst Heinrich, The Low Countries, Clarendon Press, Oxford, 1978, pp. 574-576.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
24
athéisme et les socialistes son militarisme. Ainsi, il n’y a guère que quelques personnalités, certes éminentes, et quelques régions, à l’instar du bassin liégeois, qui expriment une
franche francophilie. Mais, au sein des élites, beaucoup de voix s’élèvent pour défendre
une alliance avec elle. Inspirée plus par des considérations pratiques que par un enthousiasme débordant, cette idée fait son chemin et se concrétise en 1921 à travers l’accord
militaire. Il soulèvera jusqu’à son abandon une levée de boucliers parmi les Flamands, les
catholiques et les socialistes, soit une majorité écrasante de la population et des élus. Si
l’image du Français n’est que partiellement redorée à l’issue du conflit, celle de
l’Allemand sort en revanche irréversiblement souillée : parjure, il s’est en plus montré un
occupant particulièrement dur. Ce renversement significatif implique des choix évidents
dans les arbitrages à opérer dans la moitié orientale de l’Europe, surtout dans le contexte
d’affrontement. En effet, la France cherche à endiguer la vague communiste venue de
l’Est, tout particulièrement de la Russie, et à barrer la route aux visées hégémoniques
allemandes. Les alliés du Teuton sont généralement inclus dans ces reproches de persécution des nationalités : au mieux ils sont des impuissants instrumentalisés, au pire de dangereux clones27. Quant à la Russie, elle occupe une place particulière. Alliée de l’Entente
qui a déclaré ‘forfait’ en 1917, la Russie bolchevique a conclu une paix séparée et humiliante avec l’Allemagne et prépare sa révolution mondiale. Elle n’a, donc, non seulement
pas tenu sa parole, mais encore elle menace les intérêts nombreux de la bourgeoisie industrielle et commerçante belge. En plus, tant les rouges que les blancs sont frustrés par
l’amoindrissement territorial et la marginalisation diplomatique de l’ancien Empire des
tsars. En d’autres termes, ils compromettent une paix stable et durable ; pis encore, certains sont prêts à traficoter avec les Prussiens, honnis, pour arriver à leurs fins, indépendamment de leurs sensibilités politiques. Cela ne conduit pas pour autant la Belgique à
soutenir systématiquement les Etats émergents ou agrandis, associés à l’Entente pendant
toute ou une partie du conflit. En effet, l’appui n’est accordé que dans la mesure où le
comportement de ces nouveaux venus sur la scène internationale ne semble pas compromettre l’ordre issu des traités. Mais les apparences sont parfois trompeuses28…
Cependant, si les sentiments et sympathies du monde politique belge et des diverses opinions interviennent pour une part significative dans le positionnement du pays, les relations entre les Puissances interviennent dans une mesure non moins, sinon plus, considérable. Ainsi, Henri Jaspar a-t-il beau chercher l’entente de Paris et de Londres, de plus en
plus brouillés, il ne parvient pas à obtenir la garantie britannique pour l’indépendance et
la sécurité du petit royaume restauré. Au contraire, au grand déplaisir et à la grande dou27
VANLANGENHOVE, Fernand, op. cit., pp. 11-23.
WITTE, Els, et CRAEYBECKX, Jan, op. cit., pp. 170-171 ; BOGDAN, Henry, Le problème des minorités nationales (op. cit.), pp. 11-19.
28
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
25
leur des Belges, cette dernière se prononce pour un retour à la neutralité en vue de les
garantir. Devant l’obstination anglaise à revenir au choix qui avait abouti à un échec patent en 1914 et devant la contrariété provoquée par la politique étrangère belge à Londres,
la double garantie échoue. Il doit se résigner à l’alliance française exclusive, qui laisse
penser que la Belgique est devenue un satellite d’une seule et unique Grande Puissance.
Un des objets de l’étude consiste justement à déterminer si la politique orientale de la
Belgique en subit les contrecoups. Le sujet est d’autant plus passionnant qu’il touche au
plus profond des sentiments collectifs : le catholicisme politique de la famille politicophilosophique majoritaire, la francophobie, tout particulièrement en Flandre, et le pacifisme des socialistes. Il faut noter que ces deux groupes représentent une large majorité
de la population qui souscrit aux objectifs généraux de la politique extérieure belge29.
Mais ramener l’élaboration de la politique extérieure aux seuls facteurs liés à la scène
internationale constituerait un grave raccourci. Indéniablement, indépendamment des
variations personnelles ou régionales, les trois grandes familles politico-philosophiques,
chrétienne, libérale et socialiste, doivent opérer des choix douloureux liés à des situations
complexes et des alliances, à première vue paradoxales, qui répondent à des nécessités du
temps. Un exemple édifiant à cet égard est offert par la France laïque, et même anticléricale, et la très catholique Pologne30, unies face au péril allemand. On ne peut pas non plus
défendre dans un même élan la seconde et l’Autriche, ancienne protectrice du pape. Dans
un cas comme dans l’autre, on ne peut pas faire donc le choix de défendre un camp, religieux, contre un autre. L’intérêt réside dans la hiérarchisation des priorités. Et même
quand les objectifs demeurent identiques, les solutions préconisées peuvent parfois diverger du tout au tout. Ainsi, la défense envers l’Allemagne, les sympathies religieuses et le
pacifisme de certains (surtout socialistes) constituent autant de critères qui, pour une
même personne, aboutissent à des conclusions différentes. Les décideurs sont donc tiraillés et doivent se fixer des priorités. Le plus grand paradoxe réside dans le fait que quoiqu’impossible à assumer face à une opinion belge demeurée largement hostile, l’alliance
française, ou au moins une politique conforme à celle de Paris, se vérifie en Europe centrale, orientale et balkanique, pour faire face à l’Allemagne et aux Soviets, qui menacent
de se liguer pour renverser l’ordre versaillais. Semble-t-il, l’irrationnel national collectif
empêche de reconnaître publiquement ce choix français.
29
KOSSMANN, Ernst Heinrich, op. cit., pp. 576-578 et WITTE, Els, et CRAEYBECKX, Jan, op. cit.,
pp. 170-172; COOLSAET, Rik, op. cit., pp. 234-239 et 241.
30
La constitution polonaise consacre l’équation polonisme = catholicisme ; ainsi, les minorités religieuses
(qui correspondent souvent à des minorités nationales) représentent certes environ 35%. Ces dernières vivent difficilement le caractère assez confessionnel du nouvel Etat qui les exclut. Pour autant, cela ne signifie pas que le catholicisme polonais soit uniforme ou que les relations entre l’Eglise et l’Etat soient exemptes de tensions. Il n’en demeure pas moins que le catholicisme vertèbre cette société et avait largement
contribué à la persistance d’un sentiment polonais pendant les partages, surtout face à la Prusse protestante
et à la Russie orthodoxe. CASTELLAN, Georges, "Dieu garde la Pologne!" Histoire du catholicisme polonais (1795-1980), Robert Laffont, Paris, 1981, pp. 95-169.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
26
*
*
*
Arrivé à ce point de l’étude, avant de dresser le portrait des acteurs, un coup d’œil plus
détaillé sur deux lignes-forces, deux bouleversements absolument essentiels, s’avère indispensable. Il s’agit de la nouvelle donne quant à la question nationale et linguistique
d’une part, sociale et socialiste d’autre part. Ce choix ne répond évidemment pas à un
caprice, mais traduit, selon les cas, les préoccupations ou l’intérêt des diplomates, qu’ils
soient belges (premier cas de figure) quand ils évoquent les pays hôtes, ou qu’ils soient
étrangers en Belgique, quand on se réfère au cas du représentant tchécoslovaque à
Bruxelles, Hubert Masařík31. Envisageons d’abord l’examen de la première dimension.
Il faut pour cela confronter la situation du français et du flamand à l’aube de
l’indépendance, la place donnée à chacune des deux langues par l’establishment belge au
cours du XIXe siècle, aux revendications avant et après la première guerre mondiale. Il
faut préalablement souligner que le mouvement de francisation des élites flamandes date
de la fin du Moyen Age. Le rôle du français comme langue de Cour dès l’époque bourguignonne marque l’entame d’un mouvement qui connaîtra une accélération significative
au siècle des Lumières. A l’époque, à côté du rayonnement culturel et scientifique des
philosophes et intellectuels français, l’administration dite autrichienne favorise l’usage de
cette langue, mouvement qui sera renforcé évidemment – y compris parfois par la
contrainte – sous les gouvernements qui se succèdent à Paris. Sur le plan social et économique, la francisation se poursuit même à l’époque hollandaise, en dépit des mesures
de Guillaume Ier d’Orange visant à néerlandiser la vie publique et surtout administrative.
Elles n’obtiennent qu’un seul résultat : le mécontentement linguistique qui s’ajoute aux
oppositions religieuse, politique (libéraux déçus, catholiques adversaires depuis le début)
et économique tandis que le malaise et la grogne sociale grandissent32.
Ainsi, même si la population des provinces flamandes, et pas seulement les élites, participent à la révolution de 1830, le soulèvement, libéral et national, amène un Etat francophone. Certes, la liberté des langues est accordée, mais une seule langue officielle est
reconnue dans un premier temps : le français. Plusieurs facteurs y contribuent. Première31
Pour les diplomates belges, il faut se référer à l’ensemble du corps du texte, tandis que les mémoires du
Tchèque ont été publiées : MARES, Antoine (trad.), Hubert Masařik. Le dernier témoin de Munich. Un
diplomate tchécoslovaque dans la tourmente européenne (1918-1941), Editions Noir sur Blanc, Lausanne,
2006.
32
Il faut signaler à cet effet MABILLE, Xavier, op. cit., passim ; MORELLI, Anne (dir.), Les Grands Mythes de l’Histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie, EVO-Histoire, Bruxelles, 1995, passim.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
27
ment, ils sont socio-économiques car il s’agit d’un facteur de (démonstration de la) réussite sociale. Deuxièmement, ils peuvent prendre un caractère politique et philosophique
puisque les penseurs libéraux et catholiques libéraux (comme Lamennais) sont souvent
français ou écrivent dans la langue de Molière. La révolution de Juillet vient par ailleurs
de balayer la Restauration au profit du plus libéral Louis-Philippe Ier, roi des Français.
Son ancêtre Philippe-Egalité avait voté la mort de Louis XVI. Enfin, le flamand n’a pas le
même rayonnement culturel et est encore divisé en de nombreux dialectes. Le néerlandais
avait été imposé et jouit d’une très mauvaise presse dans une élite déjà largement francisée. Si d’autres arguments existent, les principaux éléments qui expliquent que le français
ait acquis à caractère dominant, pour devenir en Flandre un attribut de la réussite politique et économique, vient de son prestige culturel et politique33.
Si le problème ne focalise pas l’attention des Congressistes de 1830, le débat reviendra
rapidement sur la table des discussions. Il faut toutefois plus d’un demi-siècle pour
qu’une partie de la justice et de l’administration en Flandre permettent à leurs usagers de
recourir éventuellement à la langue de Vondel. Plusieurs lois en ce sens sont adoptées
dans le courant des années 1870. Mais ce n’est qu’en 1898 que la langue néerlandaise –
et non pas le flamand – est finalement reconnue comme seconde langue nationale. La
première guerre mondiale se prépare déjà en coulisses. Elle éclatera seize ans plus tard34.
Le suffrage universel masculin, tempéré par le vote plural, adopté quelques années auparavant, accroît indirectement l’audience des flamingants, qui revendiquent plus de considération pour leur langue dans la gestion des affaires de l’Etat. La plupart mènent pacifiquement et démocratiquement leurs combats. Ils seront fort préjudiciés par la collaboration tardive35 de quelques autres, prêts à tout, y compris à la compromission avec
l’occupant, pour progresser vers l’autonomie ou l’indépendance. Parmi eux, si certains
tentent d’aller dans le sens des Allemands jusqu'au bout, beaucoup renonceront, conscients du prix pour leur idéal et de leur impopularité au sein de la population flamande
33
MABILLE, Xavier, op. cit., passim.
Ce paragraphe est le résultat de la lecture de l’ensemble des ouvrages relatifs à l’histoire de Belgique.
35
En effet, ce fut un labeur long et difficile, mené de manière réfléchie par le gouverneur-général allemand
pour la Belgique, le général et baron Moritz Von Bissing, qui n’avait pas caché à son chancelier la difficulté et le temps nécessaire pour une telle mission, avec une population majoritairement attachée à la Belgique. Dès le départ, l’objectif, réaliste, n’est de détacher qu’une minorité de la population flamande de sa
fidélité belge. Le résultat sera toujours mince, fragile, puisque même parmi les plus ardents défenseurs de la
cause flamande, on retrouve beaucoup de partisans du fédéralisme, mais peu de personnes haineuses de la
Belgique. Les réalisations des quelques milliers de ‘collaborateurs’ demeurent ainsi modestes, mais soulèvent des critiques puissantes. Plus de détails sont donnés dans un prochain paragraphe à la période entre la
séparation administrative et la fin de la guerre. STENGERS, Jean, et GUBIN, Eliane, Histoire du sentiment
national en Belgique des origines à 1918. Le grand siècle de la nationalité belge. De 1830 à 1918, Racine,
Bruxelles, 2002, pp. pp. 163-174 (diverses contributions).
34
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
28
elle-même. La majorité des flamingants, à l’instar du reste des Flamands, espèrent et attendent le recouvrement de l’indépendance et de l’intégrité belges pour renouveler leurs
pétitions et exiger des réformes qui, à l’aune de l’actualité, paraîtraient aujourd’hui dérisoires. L’introduction du suffrage universel masculin pur et simple – les catégories de
femmes autorisées à voter sont insignifiantes – ainsi que le poids grandissant des flamingants dans les formations politiques socialistes et catholiques amènent régulièrement le
gouvernement à débattre des revendications linguistiques. Il n’est pas question de revoir
l’organisation de l’Etat : la séparation administrative et tout ce qui lui ressemble de près
ou de loin – l’autonomie, par exemple – sont frappés du sceau de l’infamie, après leur
expérimentation sous l’occupation36. L’unitarisme n’est pas ouvertement remis en
cause37.
Mais même lorsque le gouvernement débat, que des figures de proue du nationalisme
flamand participent au Conseil des Ministres, les réalisations sont bien timides durant les
années 1920. Toutefois, nul ne peut nier qu’à côté d’une opinion belge qui doute chaque
jour davantage, se développe une autre, flamande et porteuse de revendications plus
grandes. Ce qui n’empêche pas qu’à l’époque le programme minimaliste du mouvement
flamand domine38. Même en perte de vitesse, les Belgicains, encore nombreux parmi les
élites, parviennent à freiner des quatre fers des réformes, pourtant nécessaires. Des promesses demeurent ainsi non tenues, ou sont (trop) tardivement concrétisées. Ainsi, la
promesse faite à l’issue de la guerre, de la flamandisation de l’Université de Gand ne sera
36
Sur cette question en particulier, il faut relater en quelques lignes les mois qui suivirent cette décision
particulièrement controversée des autorités occupantes de recourir à la séparation administrative (1917),
entre la Flandre et la Wallonie. Cette décision est capitale car, après avoir péniblement réuni quelques milliers de Flamands pour soutenir leur politique, les Allemands sont confrontés à des manifestations de désapprobation de la par des activistes modérés, qui remettent par conséquent leur démission des organes que
les occupants avaient mis sur pied. Par la suite, ces derniers s’interrogent sur la politique entreprise mais
sont débordés de leur côté par des flamingants plus radicaux, qui proclament l’indépendance. Les activistes
sont donc rappelés à l’ordre par les Allemands tandis que la population leur manifeste une hostilité croissante. Une mascarade qui doit tenir lieu d’élection est organisée : vainement, puisque leur légitimité n’en
sort absolument pas renforcée. La répression de cette collaboration, à la libération, est applaudie sans réserve par beaucoup de Flamands. GUBIN, Eliane, "Affirmation du patriotisme belge et premières fissures",
in STENGERS, Jean, et GUBIN, Eliane, op. cit., pp. 172-177.
37
STENGERS, Jean, et GUBIN, Eliane, op. cit., pp. 143-179 (ces pages s’étalent sur plusieurs contributions, qui sont dues alternativement à l’un et l’autre des auteurs).
Quant à la position d’anciens wallingants tels que Jules Destrée, elle est complètement chahutée par le
conflit : ils se rallient à l’unitarisme (voir pp. 30-31).
38
Dominés par le Katholieke Vlaamsche Verbond, les minimalistes qui réunissent les passivistes, c’est-àdire les partisans de la réalisation des objectifs après l’occupation, dans le cadre d’une Belgique qui a recouvré son indépendance. Ils présentent trois revendications principales. Ils se réunissent à La Haye où ils
arrêtent leur programme. Il s’agit premièrement, de la flamandisation intégrale de l’enseignement, de la
justice et de l’administration publique en Flandre ; deuxièmement, de la réorganisation de l’armée en unités
flamandes et wallonnes, utilisant chacune leur langue dans leur fonctionnement interne ; troisièmement, de
l’homogénéité linguistique de la Wallonie et de la Flandre. MABILLE, Xavier, op. cit., p. 231 et GUBIN,
Eliane, "Affirmation du patriotisme belge et premières fissures" (op. cit.), pp. 178-179.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
29
réalisée qu’en 1930. Ces postures inspirées par un combat d’arrière-garde, traduisant une
idéologie surannée et une non-prise en compte de la nouvelle réalité, feront le lit de mouvements flamands antidémocratiques. A l’époque, l’aile la plus radicale, qui reprend les
revendications des activistes, le Frontspartij, n’obtient que quelques députés. Quelles
soient conscientes ou non, ces prises de position contrastent radicalement avec une réalité
implacable : à partir de 1921, beaucoup de gouvernements, déchirés, tomberont sur la
question linguistique39.
A l’époque contemporaine, cette politique dépassée de la part de l’élite francophone engendre progressivement l’émergence d’une conscience flamande. Cette tendance est accentuée par la dualité culturelle et linguistique, ainsi que par le poids séculaire au fait
régional. Nos régions sont en effet marquées depuis longtemps par une certaine forme de
campanilisme, hostile à toute centralisation. Les provinces septentrionales demeurant
plongées jusqu’au XIXe siècle dans un profond conservatisme, elles accueillent au moins
avec scepticisme, au pire avec hostilité, les réformes libérales, qui touchent les sphères
tant économique que politique, car elles s’attaquent fortement aux particularismes divers.
Or, il existe des pouvoirs locaux puissants, qui sont autant de forces centrifuges, défiantes
à l’égard du centre, accusé en permanence, tantôt à tort, tantôt à raison, de vouloir grignoter leurs prérogatives. La contestation de la Belgique, et surtout de son organisation institutionnelle, apparaît donc assez tôt. A la veille de la première conflagration mondiale, les
revendications du mouvement flamand reçoivent un écho de plus en plus grand. Comme
les paragraphes précédents le soulignent, ce dernier est fortement attaqué, sans être terrassé, à l’issue de la guerre 14-18. Parallèlement, les souverains sont auréolés par la
gloire de la victoire alliés, présentés en combattants héroïques : le Roi prend la figure
d’un chevalier, tandis la Reine – en tant que femme – prend les habits de l’infirmière, qui
panse les plaies et apaise les douleurs des blessés, qui réconforte les familles endeuillées,… A côté de ce tandem, le Cardinal Désiré Mercier apporte une caution religieuse,
celle d’un ecclésiastique profondément patriote, activement engagé dans la lutte contre un
occupant qu’il n’hésite pas à défier40. Il est vrai qu’il a été directement confronté aux Allemands et n’a pas, contrairement à nombre de ses collègues au sein de l’épiscopat belge,
adopté un comportement timoré ou réservé à leur encontre. Revenu des camps, l’historien
39
Mais, même si les gouvernements chutent régulièrement, certaines personnalités ne quittent pas ces cabinets éphémères et demeurent parfois à la tête d’un même département. Pour ce paragraphe : MABILLE,
Xavier, op. cit., pp. 229-231 ; GUBIN, Eliane, "Affirmation du patriotisme belge et premières fissures" (op.
cit.), pp. 179-187.
40
Pendant la guerre, il ose s’en prendre à la politique des Allemands, mais ne sera pas arrêté : le général
Moritz Von Bissing craint les remous que cette action pourrait soulever. STENGERS, Jean, "L’entrée en
guerre et le sommet du sentiment national", in STENGERS, Jean, et GUBIN, Eliane, op. cit., p. 162 surtout.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
30
Henri Pirenne qui a perdu un fils, soldat de l’armée belge, vient compléter ce trio de personnalités prestigieuses et dignes du combat de la nation41 belge pour sa liberté. Tout ceci
permet à certains de croire, contre toute évidence, à la pérennité d’un Etat belge unitaire,
à défaut d’être vraiment centralisé, dominé par la bourgeoisie francophone. Mais ils se
bercent d’illusions : cette Belgique est appelée à disparaître. Mais pour l’instant, leur optimisme peut s’étaler : la résistance, l’héroïsme, malgré la dureté et la cruauté de
l’oppression allemande, rejaillissent sur un sentiment national relativement puissant qui
porte à nouveau une âme belge. Des changements inévitables se profilent néanmoins42.
La tentative de certains Wallons dès le début du XXe siècle d’annexer la révolution belge
de 1830 et d’en faire une à caractère essentiellement wallon vient cabrer un peu plus une
partie de l’opinion flamande, qui ne cesse ensuite de considérer comme une catastrophe
l’indépendance belge qu’elle associe au commencement de la domination du français43.
A côté du mouvement flamand, il existe un embryon de mouvement wallon. Jules Destrée
en est probablement la figure la plus emblématique. On résume souvent son avis sur la
question au fameux passage de sa Lettre au Roi (1912) affirmant qu’il n’y a pas Belges,
mais que des Flamands et des Wallons. Certes, il est en rupture avec le nationalisme
belge des Godefroid Kurth et autres Edmond Picard. Cette phrase tirée hors de son
contexte offre une image fort réductrice de l’esprit du personnage. Il faudrait d’abord
souligner que son opinion change radicalement après la guerre. Avant 1914, s’il est antiunitariste, il n’est pas contre l’existence de l’Etat belge. Il est vrai qu’il considère sa création comme hautement artificielle. Mais sa revendication principale, qui s’inscrit en réaction aux ‘prétentions’ croissantes du mouvement flamand, consiste à dénoncer qu’une
partie (wallonne) est lésée par une autre (flamande). Il l’accuse de préparer la fin de la
Belgique. Il s’en prend à ceux qui veulent imposer le flamand en Flandre, ne concevant
que la faculté de son usage. Méprisant le Flamand, ce partisan d’un bilinguisme tiède
oublie complètement la contribution flamande (les ouvriers qui ont émigré en Wallonie,
par exemple) à la prospérité wallonne. Il croit aux identités wallonne et flamande éternelles, pas à la belge. Il faut dire que le socialiste qu’il est peut se sentir agacé : par son
poids démographique, la Flandre assure au parti catholique (conservateur) une majorité
41
Le point 4. de l’introduction (pp. 48-59) y est consacré.
Ces personnages incarnent dans l’imaginaire collectif le combat pour la liberté et l’indépendance, des
héros défenseurs des vraies valeurs, face à des Allemands sans vergogne, sans foi ni loi. MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 12-28 et 223 ; THIELEMANS, Marie-Rose, "Albert Ier et sa légende", in MORELLI,
Anne (dir.), op. cit., pp. 175-191 ; GUBIN, Eliane, "Affirmation du patriotisme belge et premières fissures"
(op. cit.), pp. 179-188.
43
STENGERS, Jean, "La Révolution de 1830", in MORELLI, Anne (dir.), op. cit., p. 141.
42
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
31
que la Wallonie, majoritairement socialiste et libérale, n’est toujours pas parvenue à rompre à la veille de la première guerre mondiale. Peut-être croit-il à un fédéralisme qui unirait mieux des populations si différentes ? Particulièrement visionnaire, il annonce
qu’elles seront inséparables dans l’adversité – une attaque étrangère – et portées aux
chamailleries dès leur délivrance44. Ainsi, on comprend mieux que dans les premiers
mois du conflit, il rejoigne l’essentiel du peuple belge dans sa ferveur unitariste qu’il
n’abandonnera plus45. Le patriotisme belge à son zénith en 1918. Son déclin et son questionnement par certains ne remettront pas en cause sa nouvelle option : l’unité belge avec
une décentralisation culturelle46.
*
*
*
L’autre idéologie qui conditionne beaucoup d’attitudes diplomatique, le socialisme,
connaît un développement spectaculaire, simultanément à la terreur suscitée par ses succès, mêmes éphémères. La Belgique offre un terrain plutôt favorable au développement
de ces théories politiques, grâce à sa constitution libérale et à la présence massive d’un
prolétariat. Mais cette affirmation doit être tempérée, au regard de la politique menée par
les gouvernements successifs, catholiques ou libéraux, qui s’accordent sur la nécessité de
marginaliser ces forces contestataires en vue de maintenir la domination de la bourgeoisie
et de l’aristocratie. Ainsi, même si la Constitution reconnaît le droit de réunion, une répression féroce s’abat sur les rencontres organisées par les divers groupements
d’inspiration socialiste. D’autres mesures préventives sont adoptées pour lutter contre leur
développement. Parmi celles-ci, il faut mettre en exergue l’abonnement ouvrier47. Certains, un peu innocents mais surtout pas au fait des motivations réelles des législateurs,
croient y voir une préoccupation sociale : réduire le poids de cette dépense. Plus prosaïquement, à travers cet abonnement, il s’agit d’un stratagème odieux permettant, contre un
faible coût, de freiner la formation de noyaux ouvriers dans les villes et de bloquer les
44
N’a-t-il pas fait preuve d’une grande clairvoyance ici? Les socialistes et les flamingants se retrouvent
assez nombreux parmi les volontaires de 1914. Quel que soit leur degré d’insatisfaction de leurs revendications par l’Etat belge jusqu’alors, ils s’engagent activement à redresser celui-ci avant de militer à nouveau
pour leurs causes particulières. STENGERS, Jean, et GUBIN, Eliane, op. cit., 2002, pp. 152 et 166 principalement (contributions diverses, par les deux auteurs).
45
L’activisme wallon (la collaboration avec l’occupant) n’est pas comparable au flamand, puisqu’il est
resté encore bien plus limité, et qu’il a été complètement balayé par la vague patriotique de 1914. GUBIN,
Eliane, "Affirmation du patriotisme belge et premières fissures" (op. cit)., pp. 177-178.
46
SCHREIBER, Jean-Philippe, "Jules Destrée, entre Séparatisme et Nationalisme", in MORELLI, Anne
(dir.), op. cit., pp. 243-252.
47
Il s’agit de réduction considérable pour les trajets entre trains, entre le domicile et le lieu de travail.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
32
salaires. En effet, demeurant à la campagne, l’ouvrier peut continuer à cultiver son petit
lopin de terre après la messe dominicale. On comprend ainsi mieux la formation tardive
d’un parti appelé à un destin durable, le Parti Ouvrier Belge, puisqu’il existe encore sous
un autre nom. Dans les deux dernières décades du XIXe siècle, c’est-à-dire la période qui
suit la fondation du parti, il parvient non seulement à obtenir ses premiers députés, mais il
enregistre aussi ses premiers résultats. Ils portent notamment sur les premiers lois sociales
et le suffrage universel masculin, quoique toujours tempéré par le vote plural.
Cependant, jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, quoique bénéficiant de la sympathie et de l’appui d’une partie des Jeunes Libéraux – les progressistes – et de certains
démocrates-chrétiens isolés, ils ne parviennent pas à réaliser d’avancées plus décisives.
En effet, malgré les cartels des gauches – entre socialistes et libéraux – , la majorité catholique, conservatrice, demeure inébranlable.
La première guerre mondiale conduit à l’union nationale : les deux gauches entrent au
gouvernement. Immédiatement après l’armistice, réunis par le souverain à Lophem, les
principaux leaders de ces formations politiques adoptent une série de décisions destinées
tant à reconstruire un pays ravagé et saigné par cinquante mois d’occupation, qu’à assurer
la stabilité du régime et du système48. Evidemment, devant les bouleversements, les mesures ne peuvent pas être que cosmétiques. Ce ne peut être un simple ravalement de façade, la réforme passe par des choix tranchant fondamentalement avec l’avant-guerre49.
Pour progresser mieux et plus vite, on met la question qui fâche le plus – la question scolaire – au frigo et le Conseil des Ministres convoqué par le Roi décide de convoquer des
élections au suffrage universel masculin, pur et simple50. Si la manœuvre est anticonstitutionnelle – la procédure pour l’octroi de ce dernier droit n’a pas été respectée –, elle se
48
Comme évoqué ci-dessus, certains, trop conservateurs, comme Charles Woeste, demeurent cependant à
l’écart. Mais leur poids réel ne doit pas être surévalué.
49
MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 224.
50
Quelques catégories très réduites de femmes obtiennent le droit de vote, mais sans pouvoir vraiment
peser sur le résultat final de l’élection. Les gauches, qui avaient précédemment milité pour le suffrage universel des deux sexes, se ravisent et s’opposent désormais à celui-ci des femmes. Celles-ci seraient trop
influencées par les curés et garantiraient des majorités fortes au parti catholique. Le compromis avec des
catholiques, qui étaient également convaincus de cette inclinaison féminine, aboutit à l’adoption d’une
disposition prévoyant qu’une simple loi adoptée à la majorité des deux tiers suffirait à l’élargissement du
droit de vote aux femmes. Par ailleurs, la majorité est fixée à l’époque à vingt-et-un ans.
C’est la dernière fois que le roi intervient aussi directement dans les affaires gouvernementales, puisqu’il
est désormais difficile pour lui de présider un Conseil, divisé par des fractures partisanes, et, ainsi, de se
retrouver dans la position d’un arbitre. La situation serait inconfortable et, de surcroît, la fonction de Premier Ministre apparaît comme telle pour la première fois. Cela n’équivaut pas à une disparition du roi de la
scène politique, mais il agit désormais à travers des consultations personnelles. Elles interviennent notamment lors de la formation des gouvernements, qui chutent régulièrement : le souverain désigne parmi les
personnalités les aspirants premiers ministres. L’expression magistrature d’influence gagne ici tout son
sens.
Pour ces questions : MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 226 et 229-230.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
33
révèle payante car elle désamorce une source potentielle d’affrontements, à travers la
satisfaction d’une vieille revendication socialiste. Pour satisfaire cette mouvance, d’autres
mesures sont adoptées, telles celles visant à lutter contre l’alcoolisme et la suppression de
l’article 310 du Code Pénal (qui interdisait notamment les coalitions de travailleurs, et
donc le syndicalisme). La révolution est évitée : le champ des grandes réformes et surtout
de leur application est ouvert51.
A la suite de cette réunion historique, Léon Delacroix est chargé de former le premier
gouvernement d’après-guerre. Il présente son équipe le 21 novembre 1918 : la fin du règne sans partage des catholiques est définitivement entérinée. L’équilibre du cabinet est
profondément altéré : ce sont désormais 6 catholiques, pour 3 socialistes et 3 libéraux.
L’union de ces trois formations, aux aspirations parfois si contradictoires, tiendra trois
ans, le temps que les effets de la libération et de l’enthousiasme patriotique qui en découle s’évanouissent52. Dans un premier temps, le Conseil convoque des élections constituantes au suffrage universel, comme prévu. Le rapport des forces politiques à leur issue
est bouleversé : les formations traditionnelles reculent conséquemment à la percée significative des socialistes. Ceux-ci obtiennent des résultats s’approchant fort de ceux des
catholiques (un petit quarante pour cent) tandis que les libéraux peinent à réunir la moitié
des votes exprimés pour chacune de ces deux formations (ils dépassent d’un fifrelin les
quinze pour cent) et sont relégués de loin en troisième position. Plus largement, on doit
retenir que la combinaison du suffrage universel et de la proportionnelle adoptée au tournant du siècle empêchent pratiquement l’obtention par un seul parti d’une majorité absolue. D’autres réformes touchent l’organisation des Chambres dans un sens plus démocratique, et non corporatiste, comme certains le souhaitaient53 ; certaines encore établissent
des garanties sociales consolidées, comme la journée de huit heures, l’instauration des
commissions paritaires entre représentants des employeurs et des employés, l’impôt sur le
revenu ou la création d’institutions à caractère public dans le monde industriel, mais aussi
pour la politique du logement, dans l’esprit versaillais54. Les négociations collectives et
les premières bribes de la future sécurité sociale sont ainsi mises sur pied55.
51
MABILLE, Xavier, op. cit., p. 224
MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 224-225.
53
Les projets étaient d’ailleurs beaucoup plus nombreux, certains par exemple désirant renforcer l’exécutif,
notamment à travers l’introduction du référendum. Pour le paragraphe, MABILLE, Xavier, op. cit.,
pp. 224-226.
54
Les traités de paix prévoyaient des garanties sociales, et notamment le droit d’association, ouvrant la
porte à un syndicalisme plus accepté et, par là, plus massif et plus puissant. Les deux principaux syndicats,
chrétien et socialiste, connaissent d’ailleurs un développement spectaculaire illustré par l’explosion des
effectifs de leurs affiliés. Indépendamment des rôles qui leur sont désormais reconnus dans les premières
négociations sociales institutionnalisées, ceci contribue à l’accroissement de leur influence, surtout sur les
formations politiques leur correspondant. Dans le cas du traité avec l’Allemagne, il s’agit de la partie XIII,
dont le préambule affirme que la paix universelle ne peut être fondée que sur la base de la justice. La création du Bureau International du Travail s’inscrit dans le même esprit. MABILLE, Xavier, op. cit., p. 231.
55
MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 232-233.
52
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
34
Mais la cohabitation prend fin en 1921 : les socialistes sont rejetés dans l’opposition. La
bipartite catholique-libérale se maintiendra malgré les aléas d’une cohabitation, parfois
difficile. Ensuite, il y aura un intermède : un gouvernement minoritaire catholique, puis
une brève expérience entre socialistes et démocrates-chrétiens de gauche. Ces derniers
sont réunis notamment par leur antimilitarisme. Comme des passages de différents chapitres l’illustrent, ce rejet catégorique de la guerre et des entreprises militaires les réunit
contre les libéraux, principalement Paul Hymans. Henri Jaspar arrive ensuite à la tête
d’un cabinet catholique-libéral qui se maintiendra un peu plus longtemps. Mais des ruptures au niveau intérieur (le premier gouvernement dominé par la gauche socialiste) et internationales (principalement un changement des politiques par rapport à l’Allemagne)
étaient déjà intervenues56.
Par ailleurs, comme les catholiques et les libéraux, les socialistes souffrent de tensions
internes. En effet, comme les autres formations, le POB doit réaliser des compromis car,
en coalition, on ne peut pas réaliser l’entièreté de son programme. Il faut aussi satisfaire
les différentes tendances internes au parti et éviter de susciter l’hostilité de ses électeurs
potentiels (intérêts locaux liés à la circonscription). Pendant quelques années, il adopte
l’expectative face au communisme. Quand il le rejette enfin, il hésite toujours à soutenir
ses opposants, jugés bourgeois ou réactionnaires. Donc, les majorités réunissent des intérêts divers et menacent d’exploser au moindre choc. Ceci explique parfois un discours un
peu brouillé. Ce sera notamment le cas des socialistes flamingants, qui devront parfois
choisir entre leur attachement de classe et leur option en matière linguistique ou institutionnelle. L’Union Catholique Belge, le parti, doit aussi se réorganiser. Cette dernière
repose sur quatre standen (ailes, pourrait-on dire) : la Fédération des Associations et Cercles Catholiques dominée par l’aristocratie et la bourgeoisie francophone – même en
Flandre –, la Fédération Nationale des Classes Moyennes, le Belgische Boerenbond réunissant surtout des paysans flamands, ainsi que la Ligue Nationale des Travailleurs
56
MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 227-229. La page 228 de cet ouvrage récapitule les divers cabinets :
Chef du gouvernement
Composition politique
Date de nomination Date de démission
Cooreman
01/06/1918
21/11/1918
Tripartite
Delacroix (I)
21/11/1918
17/11/1919
(catholiques, socialistes
Delacroix (II)
02/12/1919
03/11/1920
et libéraux)
Carton de Wiart
20/11/1920
20/11/1921
Theunis (I)
Catholiques-libéraux
16/12/1921
05/04/1925
Vande Vyvere
Catholiques
13/05/1925
13/05/1925
Poullet-Vandervelde
Catholiques-socialistes
17/06/1925
19/05/1926
Jaspar (I)
Catholiques-libéraux
20/05/1926
21/11/1927
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
35
Chrétiens. La fibre sociale de cette dernière est beaucoup plus marquée que celle de ses
trois homologues l’amène à faire de temps à autre dissidence : la démocratie-chrétienne,
la gauche confessionnelle, présente parfois des listes, même si la composition du Parlement n’en sort pas profondément altérée. Tout au plus un groupe démocratique est-il
formé à la Chambre57.
*
*
*
L’élite belge se trouve à un moment particulièrement important de son histoire, reconnaissant, parfois à demi-mots, les changements qui souvent la menacent, mais qui, de
manière schizophrénique refuse de prendre en compte l’ensemble de la nouvelle réalité.
Autrement dit, elle constate que la donne est bouleversée mais n’accepte pas d’en tirer
toutes les conclusions. Elle comprend bien l’importance des traités, la rupture qui est intervenue dans la source de la légitimité internationale (des accords entre princes au droit
des peuples, quoiqu’il soit souvent malmené). De même, à l’intérieur comme à
l’extérieur, la peur des socialistes (sans parler des communistes), mais aussi celle des
nationalistes (ou des mouvements assimilés comme le flamand), l’effraient. Les diplomates, les ministres, les personnalités et les journalistes, évidemment hormis ceux qui défendent de telles sensibilités, abhorrent ces idéologies, ne manquent pas de l’exprimer et
de manifester dans leurs rapports et autres déclarations. Toutefois, tout particulièrement
sur le plan linguistique, elle témoigne d’une indifférence dédaigneuse lorsqu’il s’agit
d’octroyer des droits à la population majoritaire d’une des moitiés du pays. Elle préfère se
bercer de ses douces illusions, confortée dans sa croyance erronée par l’exaltation nationale qui suit la délivrance du pays. L’establishment, principalement francophone,
confond la joie de la libération et le rejet des revendications. Or, si la répression de
l’activisme rencontre nombre de soutiens dans la population flamande, cela ne signifie
pas qu’elle renonce à toutes les revendications que ses leaders portaient avant la guerre.
De surcroît, les mouvements nationaux et socialistes se posent en des termes bien plus
radicaux dans la moitié orientale de l’Europe. Cet aveuglement de l’establishment, les
tabous ainsi que les jugements à l’emporte-pièce, faux ou abusivement simplificateurs,
amèneront la diplomatie belge à produire de mauvaises analyses, à adopter des décisions
absurdes et à soutenir des politiques suicidaires dans ces deux matières. Quant aux Grandes Puissances, elles ne se distinguent que rarement par une politique plus opportune. Les
errements de la politique belge ne trouvent donc pas un modèle mieux inspiré à suivre…
Tout est prêt pour une catastrophe qui ne tardera pas à se concrétiser.
57
MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 233-234.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
36
3. Le profil général des acteurs58
Albert Ier de Saxe-Cobourg Gotha, roi des Belges depuis 1909, déploie une énergie
considérable à l’occasion de l’élaboration des traités. Si la défense et la diplomatie constituent deux domaines privilégiés de l’action de la monarchie, Albert témoigne d’un esprit
ambitieux et plein d’initiatives. Non seulement il formule des idées, mais combat activement pour que les thèses belges l’emportent, refusant que son pays soit relégué à un poste
secondaire. Il montre une indépendance assez prononcée à l’égard des autres Alliés. Il
n’hésite pas à critiquer leurs choix quand il les estime trop sévères et contre-productifs. Il
ne suffit pas d’envisager la question sous cet angle. Il faut également prendre en compte
les liens qui l’unissent à de nombreuses dynasties, régnantes ou renversées. Les réseaux
familiaux du troisième souverain belge s’avèrent en effet particulièrement étendus, à
presque toutes les cours d’Europe. Ses prises de position originales et l’autorité acquise
surtout par sa conduite pendant la guerre contribuent à expliquer les nombreuses sollicitations de souverains et de gouvernements étrangers pour arbitrer des litiges entre nouveaux Etats, même si elles n’aboutissent pas59.
3.1. Le ministère des Affaires Etrangères
Pendant la période étudiée, les deux titulaires qui se succèdent présentent des profils très
différents. Entre la démission de Paul Hymans, le 28 août 1920, et l’entrée en fonction
d’Henri Jaspar, le 20 novembre 1920, le premier ministre Léon Delacroix assume
l’intérim. Le successeur du premier reste en place bien après que celui-ci a abandonné la
tête du cabinet : il dirige les Affaires Etrangères jusqu’au 11 mars 192460.
Le premier, Paul Hymans (1863-1941), Bruxellois, est issu et représente la tendance libérale. Il est lié par sa mère, née de l’Escaille, à une famille de diplomates. Juriste de
l’ULB, il profite de ses fonctions de bibliothécaire adjoint à la Chambre pour s’imprégner
de l’histoire de nos institutions et parfaire sa culture générale. Jouissant ainsi de connaissances approfondies des sciences politiques et administratives, il poursuit l’œuvre de son
58
Généralement, grâce au panel extrêmement large des outils biographiques, il a été possible de retrouver
les prénoms des diverses personnalités mentionnées dans ce travail. Cependant, dans quelques cas, même
internet n’a pas permis de combler ces lacunes. Le nombre de cas est très réduit, puisqu’il ne concerne pas
même une quinzaine d’individus, dont les fonctions – aspect bien plus déterminant – sont par contre souvent bien connues.
59
WITTE, Els, et CRAEYBECKX, Jan, op. cit., p. 167-168. MABILLE, Xavier, op. cit., pp. 264-267.
MOLITOR, André, La fonction royale en Belgique, CRISP, Bruxelles, 1994, pp. 64-72 et STENGERS,
Jean, L’Action du roi en Belgique depuis 1831. Pouvoir et influence, Duculot, Paris – Louvain-la-Neuve,
1992, pp. 242-246 et 262-269.
60
LUYCKX, T., PLATEL, M., Politieke geschiedenis van België. Deel II : van 1944 tot 1985, Anvers,
1985, pp. 935 et sqq.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
37
père61 et collabore à diverses publications en la matière. Reconnu, il est chargé de cours à
la tout nouvelle Ecole des sciences politiques et sociales, créée à l’ULB en 1897. Il participe également à la rédaction de plusieurs quotidiens. Son intérêt pour les réformes sociales et institutionnelles, au premier rang desquelles l’introduction du référendum, se traduisent par des travaux qui finissent par retenir l’attention de Léopold II. Sur le plan politique, il n’arrive pas à un moment faste pour le parti libéral : les catholiques gouvernent
depuis 1884 et les socialistes grignotent une bonne partie de l’électorat de gauche. Mais il
participe à la lutte commune des deux gauches pour la représentation proportionnelle.
Quelques années plus tard, il parvient à réunir les gauches (1906) et assurer ainsi le redressement de sa formation lors des élections suivantes. Député du premier parti
d’opposition, il défend brillamment les thèses libérales dans les débats avec le gouvernement catholique sur les questions électorale, coloniale, militaire et scolaire. En matière
militaire, contre vents et marées, il parvient à convaincre l’importance de la défense nationale. En cela, il est proche du roi : il est de ceux qui luttent contre l’indifférence générale. Il représente la gauche du parti et en même temps son orientation traditionnelle :
suffrage universel et enseignement public sous le seul contrôle de l’Etat sont deux de ses
combats62.
Mais, avec l’invasion allemande (1914), il brille sur la scène diplomatique et emporte
plus d’un succès. En effet, après avoir été membre de la mission belge aux Etats-Unis
chargée de sensibiliser le président Thomas Woodrow Wilson au cas belge (1914) et
avant d’occuper successivement les portefeuilles de l’Economie (1916) et des Affaires
Etrangères (1918), il obtient la Déclaration de Sainte-Adresse (1915) par laquelle la
France, la Russie et la Grande-Bretagne promettent de ne conclure ni armistice ni paix
sans rétablissement complet de l’indépendance de la Belgique, l’indemnisation des dommages subis et la contribution à son redressement financier et économique. A la Conférence de la Paix (1919), avec le socialiste Emile Vandervelde et le catholique Jules Van
61
Son père Louis, publiciste de renom, a été éduqué dans le rite protestant par son père, le médecin Salomon, quoique ce dernier fût juif pratiquant. Le grand-père du ministre Paul Hymans, Salomon en
l’occurrence, était issu de la communauté israélite de Dordrecht, mais avait également effectué une partie
de son cursus universitaire en Allemagne, notamment à la prestigieuse université de Heidelberg. Installé à
Bruxelles peu après ses études, il quitte Bruxelles six ans après l’indépendance (1836) pour Anvers. Son
fils Louis revient dans la capitale à vingt ans (1849). Cf. notice : "Hymans, Salomon", in SCHREIBER,
Jean-Philippe, Dictionnaire biographique des Juifs de Belgique. Figures du judaïsme belge. XIXe-XXe
siècles, De Boeck & Larcier, Bruxelles, 2002, pp. 172-173.
62
Biographie Nationale publiée par l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux Arts de Belgique, Bruylant, Bruxelles, t. XXIX, 1956, col. 712-714 ; VAN KALKEN, Franz (publ.), et BARTIER,
John, Paul Hymans. Mémoires. I, Editions de l’Institut de Sociologue Solvay, Bruxelles, 1958, pp. 3-72 ;
FENAUX, Robert, Paul Hymans. Un homme, un temps. 1865-1941, Office de Publicité, Bruxelles, 1946,
pp. 15-89.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
38
den Heuvel, il parvient à assurer un traitement privilégié pour le pays en la matière ainsi
que la révision de la neutralité imposée depuis 1839. Territorialement, Bruxelles obtient
les cantons de l’Est et les mandats du Ruanda-Urundi. Son rapprochement avec une
France qui lorgnait fort vers le Grand-Duché rend possible la conclusion l’union économique belgo-luxembourgeoise. Lors des différentes conférences, ce prestigieux avocat
des Petites Puissances défend les intérêts belges. Mais qu’en est-il de son action relative à
la moitié orientale de l’Europe ? Majeure, elle s’inscrit non seulement dans le cadre de la
création de la Société des Nations et de celui des premières séances de son Conseil, mais
aussi dans ses fonctions de président de la Première Assemblée de cette nouvelle institution internationale. Il en devient même une figure incontournable : en effet, tout au long
de la période étudiée, il est le seul avec l’ambassadeur d’Espagne à Paris à siéger en son
Conseil sans interruption. A ce sujet, on doit tout particulièrement retenir son arbitrage du
conflit polono-lituanien63.
Dans l’équipe qu’il dirige au ministère, on retrouve plusieurs figures importantes autant
du cabinet que de l’administration. Certains membres de cette dernière sont par ailleurs
des (familiers de) représentants de la Belgique en Europe centrale, orientale et balkanique. Dans le cabinet dirigé par Gaston de Ramaix, on doit noter la présence de l’attaché
de cabinet, le vicomte Jacques Davignon. Au sein du comité diplomatique, outre Gaston
de Ramaix, on peut citer le président adjoint Pierre Orts, le directeur général du commerce et des consulats, ainsi qu’Albert de Bassompierre, directeur général de la politique.
Sous ses ordres, on retrouve le comte Eugène Carpentier de Changy, Edmond Boseret et
C. Radiguès de Chennevière. Par contre, aucune personnalité importante pour l’étude ne
ressort de l’organigramme du secrétariat général64.
Egalement avocat formé à l’ULB, à peine plus jeune, Henri Jaspar (1870-1939) démontre
ses capacités, ses convictions et son ardeur au travail au barreau et puis très vite dans ses
fonctions ministérielles. Il revient entre deux portefeuilles à ses premières amours. Deux
différences fondamentales apparaissent : il participe au gouvernement plus tardivement et
n’abandonne pas définitivement le monde judiciaire. Très vite, son inclinaison présumée
63
Biographie Nationale (…), t. XXIX, col. 714-716. Institution où chaque Etat est autorisé à envoyer jusqu’à trois représentants tout en ne disposant que d’une seule voix, l’Assemblée doit se réunir au moins une
fois l’an. Il s’agit d’une des trois composantes de la SDN avec le Conseil, une sorte d’exécutif composé de
représentants permanents des Grandes Puissances et d’autres élus par l’Assemblée pour une durée limitée,
et le secrétariat général, qui gère des aspects plus administratifs. COOLSAET, Rik, op. cit., pp. 222-223 ;
VAN KALKEN, Franz (publ.), et BARTIER, John, op. cit., tomes I et II, pp. 75-570. FENAUX, Robert,
op. cit., pp. 93-138. Sur sa présence ininterrompue au sein du Conseil de la SDN, cf. article sans référence
du Journal de Genève, "S.E. M. Quiñones de León", 10 juin 1925, in Archives du Ministère des Affaires
Etrangères Espagnol, P199/11033 (José María Quiñones de León y de Francisco Martín).
64
Almanach royal officiel publié depuis 1840 en exécution de l’arrêté royal du 14 octobre 1839. Année
1920, Guyot Frères, Bruxelles, 1920, pp. 162-163.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
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pour la gauche laisse place à une orientation nettement à droite, quoiqu’il refuse de se
placer sous la houlette d’un chef de parti jusqu’en 1918. Ce partisan de l’ordre social et
de la solidarité se distingue encore une fois de son prédécesseur : il n’a pas de carte de
parti. Au sortir de la guerre, son entrée dans le ministère Delacroix comme catholique
surprend plus d’un. Une différence de plus avec Paul Hymans, démissionnaire. Sous
l’occupation, il se manifeste par ses protestations contre les violations du droit par les
Allemands et par sa contribution active à l’approvisionnement du pays. Il participe en
effet activement à l’importation de vivres fournis par le gouvernement en exil sous pavillon neutre. Choisi pour incarner le changement d’hommes et de politiques voulu après le
recouvrement de l’indépendance, Albert Ier lui attribue les Affaires Economiques. Député de Liège (1919), il arrive peu après pour près de quatre ans aux Affaires Etrangères (mi
1920 -début 1924). La rupture avec son prédécesseur libéral s’avère presque complète :
son équipe est presque complètement décapitée : le vicomte Jacques Davignon prend la
direction du cabinet tandis que la plupart des autres membres disparaissent. Dans une
administration plus grande et plus hiérarchisée, on retrouve à la tête de la section de
l’Europe orientale un personnage bientôt omniprésent : C. Papeians de Morchoven. Henri
Jaspar préfère à la gestion des intérêts privés ce domaine où il peut se mettre au service
de l’Etat et défendre une politique patriotique. Poursuivant la tâche de son prédécesseur
par d’autres voies, il s’attelle vainement à assurer la double garantie de la France et du
Royaume-Uni pour la sécurité du pays restauré et même légèrement agrandi. En dépit des
dissensions entre ces deux Grandes Puissances, il tente en permanence de les rapprocher.
Mais celles-ci s’épuisent mutuellement et nuisent ainsi à l’établissement d’une paix durable. Comme le roi et son prédécesseur, il s’oriente aussi beaucoup vers la question du
dédommagement et de l’œuvre de restauration économique et financière. Il lutte contre la
marginalisation des Petites Puissances dans les conférences internationales. Ses initiatives
lui assurent une place importante dans les négociations mais son tempérament directif
heurte des diplomates jusqu’alors traités avec moins de fermeté et de rudesse. Sa démission fait suite au rejet par la Chambre des Représentants d’un traité de commerce avec la
France. Comme cette étude en témoigne à suffisance, son apport à la politique belge en
Europe orientale s’avère bien moins déterminant. Il laisse les coudées franches à Paul
Hymans à la Société des Nations. Ses relations avec le corps diplomatique sont plus houleuses en raison de son caractère plus directif, son prédécesseur ayant laissé plus de latitude à ses subordonnés65.
65
Biographie Nationale publiée par l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux Arts de Belgique, Bruylant, Bruxelles, t. XXXI, 1962, col. 480-486 ; SION, Georges, Henri Jaspar. Portrait d’un
homme d’Etat, Brepols, Bruxelles, 1964, pp. 9-40 ; Almanach royal officiel publié depuis 1840 en exécution de l’arrêté royal du 14 octobre 1839. Année 1922, Guyot Frères, Bruxelles, 1922, pp. 154-155.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
40
3.2. Les diplomates66
Au cours des pages qui suivent, plusieurs éléments seront successivement analysés :
l’extraction sociale, l’âge, le nombre d’années de service, la formation, l’expérience acquise en général et dans la zone délimitée – les sept pays étudiés – , les décorations, les
activités et les intérêts en dehors de la diplomatie. Tous les critères ne sont pas repris :
seuls ceux qui influent sur le sujet étudié le sont. Le point de vue quantitatif sera double :
non seulement le nombre de diplomates sera pris en compte, mais également les tendances seront pondérées par la contribution relative de chacun d’eux à l’ensemble de la correspondance politique ou/et générale des légations retenues. Ces dossiers offrent de loin
l’information la plus riche et la plus variée en matière de nationalisme, bien plus évidemment que les dossiers économiques. En effet, sans entrer dans les détails concernant
chaque représentation, exposés ultérieurement, près de deux mille rapports ont été
conservés en moins de cinq ans et demi, soit près d’un rapport par jour ou en moyenne un
par semaine pour chaque légation. Et pour plus de nonante-huit pour cent d’entre eux,
l’auteur est identifiable.
Une remarque préalable s’impose avant l’examen méthodique des indications biographiques relatives au groupe étudié : quelques diplomates n’ont pas pu être cernés. En effet,
on n’est pas en mesure de dresser le portrait des diplomates suivants : Halot en poste à
Prague (hiver 1920-1921)67, Maurice Mineur à Belgrade (août-septembre 1923)68, Van
Streel à Sofia (été 1921)69 et Charles Autraing à Budapest (avril 1921)70. Le dommage est
restreint dans la mesure où il ne s’agit que d’une part restreinte du personnel étudié (quatre sur trente) et une proportion encore plus faible en termes de contribution au nombre
total de rapports : trois pour cent. Les résultats obtenus seront donc relativement fiables.
66
Il a été établi sur base sur base d’une étude minutieuse consacrée aux diplomates hauts-gradés entre 1920
et 1940. Il s’agit de : KONINCKX, Marie, De Belgische diplomatieke dienst. Biographisch en socioekonomisch profiel van diplomatieke posthoofden in de periode 1920-1940, RUG, Sciences Politiques,
Gand, 2 t. Excellent travail de compilation enrichi d’un commentaire général, il présente un état détaillé de
la carrière, pas seulement diplomatique, des personnages étudiés, des données biographiques générales et
notamment les alliances entre familles. Plus que de simples énumérations, l’étude offre des commentaires
sur les moments remarquables de leurs existences et sur leurs états d’âme. La politologue gantoise a épluché tous les instruments biographiques imaginables dans la réalisation de ce véritable travail de bénédictin.
Le département des Archives du Ministère des Affaires Etrangères met à disposition des curriculum vitae
des diplomates (sont concernés : le vicomte Joseph Berryer, Pierre Bure, Frédéric Collon, Bernard de
l’Escaille, Pierre Forthomme, le baron Jules Guillaume, Raymond Leghait, le comte Baudouin de Lichtervelde, le prince Eugène de Ligne, André Motte, Joseph de Neeff, Gaston de Ramaix, Albert Remès, Etienne
Ruzette, le comte Louis d’Ursel) ou, à défaut, les dossiers personnels ou consulaires (PERS 1840 pour
Edouard de Streel, PERS 113 pour le baron Albéric de Fallon, PERS 1526 pour Guy Heyndrickx, PERS
1221 pour Robert de Lathuy, PERS 1417 pour Charles Maskens, PERS 1425 pour le baron MaximilienHenri Van Ypersele de Strihou, PERS 1528 pour Léon Van Iseghem et PERS 226 pour le baron Maurice
Michotte de Welle). Il faut encore noter l’apport, modeste certes, des Annuaires de la noblesse belge (édition 1922 et 1924), pour repérer un certain nombre de nobles qui ne mettaient pas en évidence leur statut
social dans la correspondance des diplomates.
67
Archives du Ministère des Aff. Etr. (B), Correspondance politique des légations. Tchécoslovaquie. 19191923, Prague 1920. On ne dispose pas de son prénom.
68
Id., 1919-1924. Correspondance politique des légations Yougoslavie, Yougoslavie 1922-1923.
69
Id., Correspondance politique des légations. Bulgarie. 1915-1921, Bulgarie 1920-1921.
70
Id., [Correspondance générale]. Hongrie. 1919-1925, Hongrie 1919-1921.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
41
Un éclairage au niveau du vocabulaire s’avère plus que jamais nécessaire quant aux grades dans la carrière diplomatique. Au plus bas échelon, on retrouve les chargés d’affaires.
Ensuite, viennent les ministres résidents, puis les envoyés extraordinaires et ministres
plénipotentiaires. Ces derniers doivent leur qualificatif d’extraordinaire à ce qu’ils soient
destinés à demeurer à leur poste pour un temps indéterminé. Ceux-ci sont ministres de
seconde classe dans la mesure où leur caractère représentatif et leurs pouvoirs se limitent
à des affaires pour lesquelles ils ont été mandatés. Troisièmes dans la hiérarchie, ils ne
peuvent pas diriger une mission supérieure à celle d’une légation. Enfin, les ambassadeurs, à savoir les ministres de première classe, occupent le sommet de la pyramide71.
Il est certain qu’aucun diplomate présenté ici n’est d’extraction modeste. Le clivage le
plus opérant est celui de l’appartenance ou non à la noblesse. Plusieurs facteurs y contribuent : mode de vie, bonne éducation, honorabilité, diplôme universitaire, fortune, relations et liens familiaux. Ce dernier aspect explique des nominations politiques, poursuivies malgré les critiques régulièrement formulées. Non écrits, ces critères compliquent
singulièrement l’accès à la carrière pour qui n’est pas de condition aristocratique ou issu
de la haute bourgeoisie. La première guerre mondiale n’affecte pas fortement cette situation72. Il faut constater que plus de quarante pour cent des effectifs font partie de la noblesse. Ces proportions s’inscrivent pleinement dans la tendance générale pour l’époque,
à savoir environ la moitié. Comme Maria Koninck l’a souligné dans son mémoire, ils
commencent leur carrière comme attaché de légation, soit comme membre du corps diplomatique. Mais, par contre, les roturiers se différencient de la tendance générale : ils
sont moins nombreux à entamer une carrière professionnelle par la diplomatie73. L’élite
étant plus francisée que le reste de la population flamande, on rencontre dans la diplomatie beaucoup plus de francophones : les noms, les lieux de naissance et les attaches familiales les plus diverses en témoignent. Quant aux quelques Flamands isolés qui pourraient
néanmoins passer le filtre, ils ont été fortement francisés à l’université (aucune n’est flamande à l’époque) et par les fréquentations dans la bonne société.
Leur affectation ne tient généralement pas au hasard. Si les nobles représentent la Belgique surtout dans les nations aristocratiques – leur suprématie au sein des représentations
de Budapest et de Varsovie est édifiante à cet égard –, on envoie au contraire plus facilement des roturiers lorsque les Etats sont traversés par un esprit largement démocratique
ou lorsque ce sont des régimes qui s’appuient sur des couches sociales jadis exclues du
pouvoir. C’est le cas de la Tchécoslovaquie, mais plus encore de la Bulgarie sous le régime agrarien et de l’Autriche. Dans un cas comme dans l’autre, on pourrait y voir la
volonté de faciliter les rapports avec ces pays dont la susceptibilité sort exacerbée de la
71
VILAIN XIIII, Jean-François, op. cit., pp. 95-97.
ROOSENS, Claude, Agents (...), pp. 2-3, 5, 8-9, 16, 91-103, 108-124 et 128-132.
73
KONINCKX, Marie, op. cit., p. 379.
72
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
42
guerre. La conséquence est d’importance pour l’objet de l’étude : plus en osmose avec la
société qu’il observe, les diplomates sont potentiellement plus en mesure de la comprendre, et même de l’apprécier. Dans les faits, ils sombrent dans une empathie niaise sans
bien cerner les enjeux.
Il est temps à présent de passer au second critère, l’âge. Il importe car il détermine les
événements que le diplomate a pu vivre ou non. Parmi les trente diplomates, la date
exacte de naissance est disponible pour vingt-six. Généralement, ces personnes entrent tôt
au service de la Belgique à l’étranger : ils n’ont souvent pas encore franchi le cap des
trente ans quand ils entrent en diplomatie. Voici la ventilation des résultats par tranche de
dix ans d’âge. Celui-ci est calculé pour l’année 1919. La part de rapports rédigés est indiquée en regard du nombre de diplomates :
Age des diplomates en 1919
Age
Moins de 30 ans
Moins de 40 ans
Moins de 50 ans
Moins de 60 ans
Moins de 70 ans
non identifié
Totaux
Nombre de diplomates
(A*)
(B**)
7 (27%)
7 (23%)
6 (23%)
6 (20%)
8 (31%)
8 (27%)
3 (12%)
3 (10%)
2 (8%)
2 (7%)
4 (13%)
26 (100%)
30 (100%)
% du total des rapports de légation
(A*)
(B**)
8%
8%
17%
17%
49%
48%
15%
14%
11%
11%
3%
100%
100%
* Résultats des 26 personnes pour lesquelles les données sont disponibles.
** Résultats incluant les 4 non identifiés
Le tableau laisse apparaître une situation assez claire : cinq diplomates sur six ont moins
de cinquante ans. Le plus jeune n’a que vingt-deux ans. A l’intérieur de ce créneau d’âge,
la population étudiée se répartit assez uniformément. Par contre, la contribution en termes
de rapports ne s’avère pas du tout la même. Une petite moitié a été rédigée par les quadragénaires. Si on ajoute ceux qui l’ont été par les trentenaires et les quinquagénaires, on
atteint les cinq sixièmes. En quelques mots, les jeunes sont nombreux mais rédigent
moins que les anciens. Leur présence importante s’explique en grande partie par le recrutement en 1920, après sept ans d’interruption, de nouveaux diplomates74. Mais la génération qui s’impose tant en termes de nombre de diplomates qu’en termes de nombre de
rapports est celle des 40-49 ans. Une double question se pose à présent : y a-t-il des variations substantielles de l’âge en fonction de la légation ou de l’appartenance ou non à la
noblesse?
Le premier tableau, ci-dessous, illustre bien la similitude des profils selon les légations.
Les quelques résultats aberrants résultent de la présence de nombreux diplomates ayant
laissé peu de rapports. En ce qui concerne le reste des légations, force est de constater que
74
ROOSENS, Claude, Agents (...), p. 35.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
43
la moyenne pondérée aboutit à des données très serrées (45 à 50 ans). La ventilation en
termes d’âge est absolument comparable à celle exposée ci-dessus. Inutile donc d’y revenir. Le tableau qui suit montre la relative similitude entre les résultats obtenus pour les
nobles et les non-nobles.
Moyenne d’âge dans les légations et ventilation en fonction l’âge en 1919*
(résultats uniquement sur les vingt-six diplomates pour lesquels l’information exacte est disponible,
représente 95,5% des pièces d’archives issues des rapports politiques ou généraux de légation)
Belgrade
Bucarest
Budapest
Prague
Sofia
Varsovie
Vienne
Age moyen
Absolu**
Pondéré***
46
49
39
45
40
47
42
50
42
45
43
45
32
48
Ventilation en fonction de l’âge
< 30a < 40a < 50a < 60a <70a
2
1
1
3
1
3
1
1
1
2
2
1
1
3
1
1
3
2
2
1
* 1919 seulement pour l’âge. Tous les diplomates sont pris en compte pour les résultats,
quelle que soit la date d’entrée en fonction.
** Obtenue par une simple moyenne entre les âges des différents diplomates.
*** Le résultat est pondéré par un coefficient, fonction de la quantité de rapports laissés
par chaque diplomate.
Age moyen en 1919 : ventilation nobles / roturiers*
(résultats uniquement sur les vingt-six diplomates pour lesquels l’information exacte est disponible, représente 95,5% des pièces d’archives issues des rapports politiques ou généraux de légation)
Moyennes générales
Nobles
Roturiers
Absolue**
Pondérée***
Absolue Pondérée
Absolue Pondérée
Belgrade
46
49
63
63
40
46
Bucarest
39
45
42
46
31
29
Budapest
40
47
49
49
30
30
Prague
42
50
43
45
40
54
Sofia
42
45
45
45
valeur aberrante****
Varsovie
43
45
47
46
39
38
Vienne
32
48
49
49
valeur aberrante****
* 1919 seulement pour l’âge. Tous les diplomates sont pris en compte pour les résultats, quelle
que soit la date d’entrée en fonction.
** Obtenue par une simple moyenne entre les âges des différents diplomates.
*** Le résultat est pondéré par un coefficient, fonction de la quantité de rapports laissés par le
diplomate.
**** Le résultat serait obtenu à partir des données d’un ou plusieurs diplomates qui a/ont produit
(ensemble) moins de 5% de l’ensemble des rapports de sa légation.
De manière générale, on constate des écarts d’âge significatifs. La noblesse a vu sa suprématie dans le monde diplomatique progressivement contestée. La légation de Prague
contrevient à cette tendance générale sans qu’on puisse l’expliquer. Les écarts dépassent
d’ailleurs généralement dix ans : les nobles sont parfois les aînés des roturiers de près
d’un quart de siècle. Souvent, les premiers sont quadragénaires tandis que les autres ne
sont encore que dans la trentaine. Le raisonnement doit être complété par quelques indications sur l’ancienneté des diplomates. Force est de constater que l’exercice n’en vaut
pas grandement la peine. En effet, comme les diplomates en général depuis plusieurs dé-
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
44
cennies75, la plupart ont entamé leur carrière presque immédiatement après leurs études :
dix-neuf entre vingt et vingt-cinq ans et seulement quatre dans la trentaine sur les vingtsix répertoriés. En bref, on peut considérer que l’âge et l’ancienneté étant très fortement
corrélés, ce serait une gageure de répéter un même raisonnement pour arriver exactement
aux mêmes conclusions.
Il nous est donc possible d’introduire un nouveau paramètre : la formation. Cinq filières
sont rencontrées : philosophie et lettres, le droit, les sciences commerciales, ou commerciales et consulaires, sciences politiques et administratives. Longtemps, seule la première
filière permet l’accès à la carrière diplomatique. Elle n’est ouverte que péniblement et
tardivement au cours du XIXe siècle aux autres diplômés. Parallèlement, le niveau
d’exigence est revu plusieurs fois à la hausse, en tenant davantage compte des connaissances commerciales76.
Les résultats sont triés dans la suite de tableaux suivants en fonction de l’extraction sociale, de l’âge et de la légation. A chaque fois, les résultats seront pondérés en fonction de
la contribution de chacun aux rapports de la correspondance politique ou générale. On
dispose ici des renseignements pour vingt-trois diplomates (représentant encore environ
sept huitièmes de la correspondance générale et politique des légations concernées).
Formation et clivage nobles/roturiers (les mêmes remarques que précédemment s’imposent)
Nobles
Roturiers
Droit
6
3
Droit + sciences commerciales et consulaires
1
Droit + sciences politiques et administratives
1
Sciences commerciales et consulaires
1
3
Philosophie et Lettres
3
2
Sciences commerciales
2
Sciences politiques et administratives
1
Suivant la tendance générale de la formation des diplomates pour l’époque étudiée, les
juristes représentent à eux seuls une petite moitié du personnel des légations. Ils sont suivis par un bon cinquième de diplômés en sciences commerciales et consulaires, et autant
de candidats en philosophie et lettres. Ces proportions correspondent à celles constatées
également pour l’ensemble des diplomates de la période étudiée77.
S’il ressort clairement qu’il n’y a ni apanage, ni exclusive, il existe une réelle tendance :
les nobles ont plus suivi des études de ‘verbe’ (philosophie et lettres et droit) tandis que
les roturiers ont mené à bien des études de ‘gestion’ politique ou économique (sciences
75
ROOSENS, Claude, Agents (...), p. 125.
Ibid., pp. 16-35.
77
On notera toutefois une présence un peu plus massive de licenciés en sciences commerciales et consulaires. KONINCKX, Marie, op. cit., pp. 381-382 et ROOSENS, Claude, Agents (...), p. 131.
76
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
45
politiques, administratives, consulaires et commerciales). Ainsi, plus de la moitié des
rapports résultent de l’activité des nobles sortis des facultés de droit ou de philosophie et
lettres. Deux tiers des rapports rédigés par ceux qui ont fréquenté celles de sciences
commerciales (et consulaires) ainsi que politiques et administratives le sont par des roturiers. Le problème doit aussi être envisagé sous un angle chronologique :
Formation et âge en 1919* : nombre de diplomates suivant le parcours universitaire
< 30 ans < 40ans < 50 ans < 60 ans < 70 ans
Droit (A)
1
2
6 (1**) 1
1(1***)
Sc. commerciales et consulaires (B)
1
1
1
1
Philosophie et Lettres (C)
3
Sciences commerciales (D)
1
1
Sciences politiques et administratives (E)
1
* les mêmes remarques que précédemment s’imposent
** et sciences commerciales et consulaires
*** sciences politiques et administratives.
1
1
La lecture de ces premiers résultats amène à conclure que les trois filières principales
sont : philosophie et lettres, sciences commerciales et consulaires, mais surtout le droit.
Les juristes quadragénaires concentrent à eux seuls près d’un tiers des rapports ; ceux
formés à l’école juridique, toutes générations confondues, près de la moitié. Les ‘littéraires’ comptent pour une trentaine de pour cent : ils gagnent en importance numérique par
rapport aux premiers, qui reculent assez considérablement. Enfin, la troisième formation
n’arrive qu’à une petite dizaine de pour cent. Pour terminer l’examen des corrélations
possibles de différents paramètres avant la formation du diplomate, il faut envisager les
éventuelles variations d’une légation à une autre.
Répartition du nombre de diplomates en fonction des formations universitaires*
(quand il y a mention « +1 » deux fois, cela signifie
qu’un seul diplomate à suivi une double formation)
Formations (cf. supra)
A
B
C
D
E
Belgrade
2(+1)
1
(+1)
Bucarest
4(+1)
(+1)
2
1
Budapest
1
Prague
1(+1)
2
2
(+1)
Sofia
1
1
1
Varsovie
3
1
Vienne
1
1
* les mêmes remarques que précédemment s’imposent
L’analyse laisse apparaître la primauté des juristes et la présence des licenciés en sciences
commerciales dans les Balkans. Pour le reste, il s’avère ardu de dresser des tendances. La
pondération des résultats n’altère pas substantiellement les données recueillies ci-dessus.
Les juristes tiennent la dragée haute face aux autres, sauf dans le cas de Bucarest et de
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
46
Vienne (dans chacun des cas, philosophie et lettres, par l’apport exceptionnel d’un diplomate, d’un point de vue quantitatif) et peut-être dans celui de Sofia (sciences politiques et administratives)78.
Quand on évoque les études, surtout dans le contexte de l’époque, on ne peut éviter le
clivage entre catholiques et libéraux. Malheureusement l’information comporte plus de
lacunes : on ne connaît l’université de formation ou la famille politique que pour un tiers
d’entre eux. Mais plus de quatre-vingts pour cent appartiennent à la sphère catholique,
alors qu’un seul sort de l’Université Libre de Bruxelles et un autre de celle de Gand (université d’Etat). Il s’agit d’une tendance plus générale, les catholiques ayant privilégié les
leurs pendant les trente années de gouvernement sans partage. Les critiques pointent
d’ailleurs au début du siècle dans l’opposition pour dénoncer le favoritisme dont les louvanistes bénéficient79.
Si beaucoup des facteurs facilitent l’entrée en diplomatie, d’autres sont tout bonnement
incontournables pour accéder à la carrière diplomatique, d’autant plus pour un pays jeune
et si récemment violé dans son indépendance: la nationalité belge et un patriotisme ardent80. Au contraire, certaines qualités n’ont que peu ou pas d’impact. Pour la majorité
des diplomates, l’affectation à un poste en Europe centrale, orientale ou balkanique constitue une première. Un quart seulement a déjà connu une telle expérience. Peu de points
communs peuvent être dégagés entre eux. Les expériences en dehors d’Europe sont par
contre fréquentes, jusqu’au fond même de l’Afrique. Le ministère n’a pas hésité à les
envoyer aux quatre coins de l’Europe, passant successivement du bloc central dominé par
l’Allemagne à ses rivaux entendistes et à leurs associés, en faisant un crochet par les pays
neutres. Ni l’âge, ni l’extraction sociale, ni la formation universitaire ne permettent
d’établir de clivage sérieux. On rencontre des profils très variés si l’on compare les parcours des différents diplomates d’une même légation.
S’il est assez rare de rencontrer des diplomates impliqués dans des affaires commerciales
ou industrielles en Europe centrale et orientale, Adhémar Delcoigne et André Motte, en
poste à Sofia, sont concernés très personnellement par la défense des intérêts belges dans
les Balkans (ils ont des participations dans des entreprises).
Enfin, il faut reconnaître que les décorations sont assez rapidement attribuées. Rares sont
les diplomates à ne pas en avoir eues. Souvent même, ils accumulent des distinctions belges et étrangères, notamment des pays dans lesquels ils ont été appelés à représenter la
Belgique. Il s’avère donc complètement inutile d’approcher un quelconque aspect de la
problématique nationale sous cet angle.
78
L’hésitation repose sur des données lacunaires concernant un diplomate qui a rédigé près de cent rapports
au cours de la période étudiée.
79
ROOSENS, Claude, Agents (...), p. 71.
80
Ibid., pp. 105-108.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
47
Il est temps de récapituler brièvement les principaux enseignements relatifs au profil général des diplomates. Primo, la présence des nobles est massive, même si leur prédominance a baissé (ils sont plus représentés dans les anciennes générations). Le choix se
porte de préférence sur eux pour représenter la Belgique auprès des nations aristocratiques, tandis que les roturiers le seront plus volontiers auprès des régimes plus démocratiques. Ces options permettent potentiellement de meilleures relations et une perception
plus compréhensive des problèmes nationaux et autres du pays hôte. Secundo, le diplomate est plutôt jeune : il a moins de cinquante ans dans la plupart des cas. Mais il faut
attendre souvent la quarantaine pour qu’il s’impose et commence à fournir une quantité
substantielle de rapports. Tertio, si l’on pondère la moyenne d’âge des diplomates d’une
légation par le nombre de rapports que l’on lui doit, on arrive à des résultats quasi identiques dans toutes les représentations. La différence se situe plus généralement entre les
roturiers, plus jeunes, et les nobles. Quarto, la plupart des diplomates ne se consacrent
professionnellement qu’à la diplomatie, qu’ils entament directement ou peu après la fin
de leurs études. Quinto, la formation préférée des nobles, le droit, demeure la voie
d’accès principale, mais est en perte de vitesse. Au contraire, le nombre de diplômés de
philosophie et lettres croît assez considérablement. Paradoxalement, ceux formés aux
sciences commerciales et consulaires n’arrivent qu’en troisième position d’un point de
vue quantitatif. Etablir des clivages forts entre les différentes légations serait hasardeux,
au regard de la faiblesse des effectifs concernés. Sexto, la majorité du groupe étudié est
clairement catholique. Septimo, plusieurs éléments ne permettent pas de créer des catégories de profils : l’expérience acquise aux cours des années au service de la diplomatie
belge, les intérêts économiques individuels (presque absents) et les décorations, souvent
fort nombreuses.
3.3. deux acteurs fortement interconnectés: le Parlement et les opinions
Les membres du Sénat et de la Chambre des Représentants déploient une activité très
importante, tant à travers les séances des deux assemblées et de leurs commissions que
dans des démarches individuelles d’élus. Malheureusement, les études manquent en la
matière81. En ce qui concerne les opinions, car l’expression opinion publique répond à
une réalité souvent insaisissable, l’étude se base sur les articles publiés par quelques quotidiens importants. Il est difficile d’acquérir une vision plus précise de l’état des opinions.
Un passage particulier est consacré plus loin à leur présentation82.
81
En effet, il y a bien une étude, mais qui ne prend guère en compte la dimension historique : TRAGNEE,
Vincent, La prise de décision en politique étrangère en Belgique. Le rôle des commissions parlementaires,
UCL, Sciences Politiques, 1990. Il survole le sujet et n’apporte aucun élément particulièrement intéressant
pour cette étude.
82
Cf. pp. 63-64.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
48
4. La Nation comme notion centrale
L’objectif poursuivi à travers ce point ne consiste certainement pas à dresser un inventaire des théories relatives à la nation et aux notions gravitant dans son orbite, ni à en inventer une énième. Il s’agit seulement d’esquisser dans quel contexte idéologique les acteurs évoluent. Ainsi, la perception de la question des frontières, de celle de la définition
des critères de la nationalité mais aussi celle du sort à réserver aux minorités pourront
être plus commodément et plus exactement perçues. Dans la pratique, ces idéaux-types ne
se rencontrent généralement pas à l’état brut, mais plutôt mélangé. Il n’y aura pas de subdivisions consacrées à chacun des termes, mais plutôt une présentation des différentes
approches de la problématique. Les éléments présentés constituent les seuls utiles à la
compréhension de la thèse.
Le nationalisme désigne souvent un excès ou une déviance dans la défense de la nation,
qui serait porteuse d’amour83. Mais Benedict Anderson et Ernest Gellner, célèbres théoriciens du nationalisme, tout comme Bernard Michel, spécialiste du nationalisme centreeuropéen, contestent cette vision. Tous trois entendent le nationalisme comme une
conception de la légitimité politique basée sur la congruence entre les principes d’unité
politique (Etat, institution) et nationale (communauté humaine). Sur le plan pratique,
cette conception, poussée à son extrême, porte une difficulté insurmontable, à moins de
recourir à une politique d’assimilation forcenée ou d’extermination : la réunion de tous
les nationaux, mais uniquement de ceux-ci, s’avère techniquement impossible. Or, si des
non-nationaux demeurent sur le territoire ou des nationaux au-dehors, le problème peut
revêtir une dimension supplémentaire, internationale. Donc, les corps diplomatiques sont
amenés à s’intéresser à la question et à prendre éventuellement position84. A ce propos,
Louk Hagendoorn et José Pepels soulignent que la différence culturelle conduit à revendiquer l’indépendance pour assurer au groupe la domination sur son espace85. La question
ne peut être traitée à la légère car le combat politique pour le projet national comporte au
moins trois corollaires : attaque des minorités nationales, lutte pour la prépondérance du
groupe majoritaire et identification de la minorité à un élément menaçant qui cherche la
83
ANDERSON, Benedict, Imagined communities, Vero, Londres – New-York, 1991, pp. 141-142.
GELLNER, Ernest (trad. : PINEAU, Bénédicte), Nations et nationalisme, coll. Bibliothèque historique,
Payot, Paris, 1999, pp. 11-13 ; SMITH, Paul, "Introduction", in SMITH, Paul (éd.), Ethnic Groups in International Relations. Comparative Studies on Governments and non-dominant ethnic groups in Europe.
1850-1940. Volume V., Europe Science Foundation – NY University Press, Darmouth – Aldershot, 1991,
pp. 8-11 ; SUPPAN, Arnold, "Conclusion", in SMITH, Paul, op. cit., pp. 331-341 ; MICHEL, Bernard,
Nations et nationalismes en Europe centrale. XIXe-XXe siècle, Aubier, Paris, 1995, pp. 8-9 et 201-245.
85
HAGENDOORN, Louk, et PEPELS, José, "Introduction", in HAGENDOORN et al. (éd.), European
Nations and Nationalism. Theoritical and historical perspectives, Ashgate, Aldershot (UK) – Brookfield
(US), Singapour et Sydney, 2000, p. 14.
84
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
49
reconquête du pouvoir. Les trois tendent à provoquer une escalade des revendications,
chaque partie se radicalisant86.
En la matière, on peut étendre le constat dressé par Paul Garde aux Balkans à l’ensemble
de l’Europe centrale et orientale : un contraste profond sépare l’état initial de la région et
le projet nationaliste. Le premier se caractérise par un pluralisme, une interpénétration
des identités, des limites floues, mouvantes et difficiles à cerner. Le second se singularise
par une unité – au moins fictive – en rupture avec les autres, avec l’extérieur. Il ne peut
en résulter qu’un dialogue de sourds alors même que ce discours tend à devenir structurant et normatif. On revient à ce principe fondamental et fondateur de la nation :
l’exclusivité. Ainsi, il défend l’idée que le nationalisme ne constitue pas un sentiment qui
prépare une nation, mais celui qui l’amène à privilégier ses valeurs au détriment de celles
des autres, à manifester du mépris et de l’hostilité à l’égard des autres. L’usage courant,
en tout cas, recouvre bel et bien cette acception87. Les diplomates, journalistes et décideurs politiques se laissent parfois convaincre de l’homogénéité fictive de la population
d’un territoire contesté. Mais ils sont loin de s’y faire prendre à chaque occasion.
Deux notions fondent donc ces visions du nationalisme. La première, l’Etat, désigne un
groupement au sein de la société qui détient le monopole de la violence légitime en cas
d’impossibilité de maintenir l’ordre par d’autres biais88. Quant à la définition d’une
communauté humaine comme nation, Ernest Gellner la fait reposer sur une haute culture,
commune et standardisée, la volonté ou le consentement de ses membres ainsi que
l’identification de ceux-ci à la nation89 :
"1. Deux hommes sont de même nation si et seulement s’ils partagent la même culture
quand la culture à son tour signifie un système d’idées, de signes, d’associations et de
modes de comportements et de communication.
2. Deux hommes sont de la même nation si et seulement s’ils se reconnaissent comme appartenant à la même nation. En d’autres termes, ce sont les hommes qui font les nations ;
les nations sont des artefacts produits par les convictions, la solidarité et la loyauté des
hommes. Une simple catégorie de personnes (disons, par exemple, les occupants d’un territoire donné, les locuteurs d’une langue donnée) devient une nation si et quand les membres de cette catégorie se reconnaissent avec fermeté, certains droits et devoirs mutuels,
réciproquement, en vertu de leur commune adhésion. C’est leur reconnaissance mutuelle
en tant que personnes de ce type qui les transforme en nation, et non leurs autres attributs
communs, quels qu’ils puissent être, qui séparent cette catégorie des individus qui ne sont
pas membre de cette nation."90
86
HAGENDOORN, Louk, et PEPELS, José, op. cit., pp. 19-21 et MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 201245 ; BOGDAN, Henry, Le problème des minorités nationales (op. cit.), pp. 11-19.
87
GARDE, Paul, op. cit., pp. 7-11, 54-66 et 117-119.
88
GELLNER, Ernest (trad. : PINEAU, Bénédicte), op. cit., p. 14.
89
Ibid., pp. 83-86.
90
Ibid., p. 19.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
50
Ici encore, il s’agit de vérifier la présence ou non de tels éléments dans la définition de la
nation. Enfin, Benedict Anderson rajoute un élément très intéressant, la mémoire. Cette
dernière assure une fonction de différenciateur d’avec les autres groupes, mais sert surtout de justification par le passé de son droit à l’existence91. Au-delà de ces considérations, il approfondit sa définition en ajoutant un élément relatif à un glissement de légitimité au sortir de la première guerre mondiale, et donc d’autant plus crucial. Communauté imaginée, limitée et souveraine (ou tendant à l’être), la nation se fonderait notamment
par des racines (passé revisité) et la communion quasi religieuse de ses membres (nationalisme comme donneur de sens et réponse aux angoisses existentielles, comme référence morale et intellectuelle de premier ordre). Cette construction est une légitimation,
concurrente et substitutive à la légitimisation divine des dynasties d’empires et de royaumes hétérogènes sur le plan de la population. Par cette définition, Benedict Anderson et
Peter F. Sugar conviennent du paradoxe entre l’objective modernité de ces mouvements
et leur ancienneté subjective dans le chef de leurs promoteurs92. Tous ces éléments occupent une place prépondérante dans les considérations des diplomates, journalistes et
décideurs politiques.
Tout comme Bernard Michel, K. Verdery partage l’idée du nationalisme comme résultat
d’une construction. Mais, pour ce dernier auteur, les élites opèrent un calcul rationnel et
motivé de leurs intérêts à choisir entre un modèle internationaliste ou nationaliste, ce dernier impliquant l’autarcie, la fermeture nationale et des attitudes négatives à l’égard de
l’étranger. Des réserves doivent être encore émises, puisqu’il est souvent perçu comme le
résultat d’impulsions, de manque de réflexion, soit exactement le contraire d’une action
pensée, calculée. L’élément le plus important de cette thèse réside dans une explication
sociale du phénomène. Cette thèse ne peut être évacuée sans un traitement plus approfondi. En effet, en dépit de l’opposition de la droite cléricale et conservatrice à son orientation antibiblique, le darwinisme rencontre un écho particulièrement grand à partir de
1859. L’idée centrale de sa variante sociale repose sur l’évolution et la sélection naturelle
des nations, comme celle des espèces vivantes dans sa variante biologique. Deux visions
antagoniques sont développées. L’une, antilibérale, pessimiste et donc hostile au progrès,
91
Ibid., pp. 87-91 ; SZACKA, Barbara, "National Identity and Social Memory", in BALLA, Bálint, et
STERBLING, Anton (éd.), Ethnicity, nations, culture : Central and East European Perspectives, Krämer,
Hambourg, 1998, pp. 33-38. MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 65-93. Pour ce qui est de Benedict Anderson,
la référence à l’ouvrage a déjà été mentionnée. Le développement de cette thèse s’étale à travers tout son
livre. Il est donc inutile de se reporter à un passage spécifique.
92
ANDERSON, Benedict, op. cit., pp. 5-19 et 71 ; GELLNER, Ernest (trad. : PINEAU, Bénédicte), op.
cit., pp. 132-139 ; HAGENDOORN, Louk, et PEPELS, José, op. cit., p. 14 ; MICHEL, Bernard, op. cit.,
pp. 16-17 ; SUGAR, Peter F., op. cit., p. 3.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
51
laisse supposer que les plus forts et les moins scrupuleux triompheront des plus adaptés et
des meilleurs. L’autre, positive, présente une société améliorée et une nation renforcée
par les efforts individuels et collectifs. Cette dernière vision réconcilie d’ailleurs les approches romantiques et libérales. De manière plus générale, l’idée d’un (niveau de) développement des nations doit être prise en compte dans l’étude du jugement porté sur celles-ci et de la politique menée par les Belges en la matière. Les théories s’y rapportant
pullulent mais sont de peu de secours car ce ne sont pas les perceptions actuelles mais
celles des diplomates, des praticiens de ladite problématique, qui importent93. Sans apporter l’explication unique qui n’existe pas, chacune de ces idées, le triomphe du plus fort, le
niveau de maturité d’une nation ou le calcul intéressé des élites, apporte des éléments de
compréhension du comportement des différents acteurs de la diplomatie belge.
Comme toute construction, le nationalisme et la nation, parce qu’ils répondent à un processus évolutif, offrent des dimensions changeantes, cadrant avec une époque. Se développant à partir d’éléments différents selon les endroits, il constitue indéniablement une
réalité plurielle. Il s’agit donc d’un terme générique censé embrasser des cas très variés.
Tout au long de leur histoire récente, les pays d’Europe centrale et orientale ont dû, par
exemple, lutter pour établir leurs frontières et modifier les équilibres. Leur nation, inscrite
donc dans le temps et dans l’espace, connaît de profonds bouleversements qu’un diplomate ne peut ignorer94.
Comme Margaret Canovan et Bernard Michel le rappellent utilement, l’adhésion à la nation comme communauté peut être comprise comme celle de la collectivité (option romantique, renvoyant généralement au peuple entendu comme l’allemand Volk), comme
celle de chaque individu séparément (option ‘libérale’, basée par exemple sur la citoyenneté et du droit à l’autodétermination), ou plus généralement comme un mixte des
deux. La seconde renverrait aux droits de l’individu et à une conception de l’humanité,
plus large que celle prévalant dans le premier cas de figure, où le nationalisme apparaît
comme naturel et issu du passé. Mais Paul Garde explicite davantage la problématique :
le choix entre la liberté et la détermination constituerait une fausse alternative. Il affirme
ainsi que si l’adhésion à la communauté démocratique n’est que fictive, celle à la Nation,
qui peut prendre des formes très variées, demeure nécessaire. Mais le distinguo n’est pas
établi entre une collectivité humaine et un ensemble d’individus s’exprimant séparément.
93
VERDERY, K., Nationalism, Internationalism and Property in the Post-cold War Era. Paper presented
to the Nobel Symposium on Nationalism and Internationalism, Stockholm, septembre 1997, cité par
HAGENDOORN, Louk, et PEPELS, José, op. cit., pp. 14-15 ; MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 9 et 25-27.
94
MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 9-12 ; SUGAR, Peter F., op. cit., p. 3.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
52
Avant d’insister sur l’imbrication complète des deux formes d’autodétermination dans les
Balkans, il présente néanmoins ces variantes : celle des peuples comme ensembles de
populations d’un territoire donné ou celle des territoires qu’elles habitent. Pour lui, la
vraie différence réside dans la chronologie de l’apparition de l’Etat et de la Nation. Sans
être consciemment pris en compte par les Belges, cette question du choix de la méthode
pour exprimer son adhésion intervient dans les débats sur la voie à utiliser pour évacuer
les litiges nationaux demeurés en suspens95.
Par ailleurs, il est indispensable de savoir que les nationalismes étudiés sont nés dans
l’élan enthousiaste et confus du romantisme96. A l’époque étudiée, les idées de Johann
Gottfried von Herder (1744-1803), résumées dans son Denn jedes Volk ist Volk, es hat
seine National Bildung wie seine Sprache97, sont particulièrement prégnantes en Europe
centrale et orientale. Mais les thèses libérales la concurrencent en Occident. Rejoint par
Bernard Michel, Margaret Canovan ne limite toutefois pas sa définition de la nation à la
langue, mais l’élargit à la culture, la religion et l’appartenance ethnique98. Si certains en
Belgique ne peuvent pas se prononcer pour les plébiscites, c’est-à-dire pour un choix à
travers la somme des expressions des volontés individuelles, tous ou presque émettent des
considérations, plus ou moins nombreuses, sur la singularité ou non des peuples et des
nations.
Chez Bernard Michel, ces dernières dimensions apparaissent également incontournables99. Pour lui, l’imaginaire de la langue est bien utile dans la création et la légitimation
d’une nation. Après des expériences centralisatrices, les langues nationales, dites vernaculaires, connaissent un essor remarquable. Dans un premier temps, ce phénomène
s’avère parfaitement compatible avec les idées cosmopolites des Lumières : jusqu’en
1848 au moins, les nationalismes ne charrient ni haine ni mouvement de repli. Prenant
alors une dimension politique, ils deviennent inconciliables les uns aux autres100. Il glisse
donc du pôle de la kulturnation vers une nation politique. Le mouvement est lent, incomplet et porteur de tensions puisqu’il présuppose l’élargissement de base initiale restreinte
sur laquelle le nationalisme repose, à savoir l’aristocratie. Plus ou moins nombreuse, cette
95
CANOVAN, Margaret, Nationhood and Political Theory, Edward Elgar Cheltenham (UK) – Northampton (MA, USA), 1996, pp. 5-7 ; GIORDANO, Christian, "The Comeback of the National State : Ethnic
discourses in East Central Europe", in BALLA, Bálint, et STERBLING, Anton (éd.), op. cit., pp. 105-111 ;
MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 16 et 65 ; GARDE, Paul, op. cit., pp. 37-55.
96
MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 66-67.
97
ANDERSON, Benedict, op. cit., pp. 67-68.
98
ANDERSON, Benedict, op. cit., p. 5. CANOVAN, Margaret, op. cit., pp. 50-64 et 87-88 et MICHEL,
Bernard, op. cit., pp. 77-80. Ce dernier auteur ajoute qu’il existe un clivage entre les partisans de l’arrimage
à l’Occident et ceux, qui à l’exemple des Hongrois, cultivent une originalité plus marquée.
99
Concernant les communautés religieuses : MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 181-195.
100
MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 31-42 ; SUGAR, Peter F., op. cit., pp. 8-12.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
53
dernière ne suffit pas pour la réalisation de l’objectif national, quelle que soit l’ampleur
des insurrections. Ce modèle n’est évidemment valable que dans les cas polonais, hongrois et croate. Dans les autres, en l’absence ou presque de noblesse, des hommes de religion ou, même, de simples paysans portent le projet. Dans les deux cas de figure, le messianisme ainsi que le culte du sacrifice héroïque occupent une place considérable.
L’émergence de ces nationalismes est d’autant plus difficile qu’elle est contrariée par des
idéologies concurrentes telles que le panslavisme ou l’austroslavisme. La naissance de
courants nationalistes ne dépassant pas le cadre des Etats apparus ou fortement étendus à
la suite de la première guerre mondiale s’est ainsi fortement ralentie. La révolution
d’octobre 1917 coupe définitivement la Russie de ses sœurs slaves101.
La dimension historique est également rencontrée. La mythologie historique de l’Europe
centrale repose sur une vision dichotomique du Slave et de l’Allemand, soit l’essentiel de
la population de la région. Le premier apparaît comme un être pacifique, aux mœurs pures et promoteur de l’égalité et de la liberté : en somme, une blanche colombe. Le second
est dépeint comme un faucon, un agresseur, un destructeur, un expansionniste. Les événements de la première guerre mondiale confortent davantage encore nombre de gens
dans leurs certitudes, même si certaines nationalités démontrent, après le conflit, une
agressivité énorme à leur encontre102.
*
*
*
Au fil de la présentation de ces théories actuelles, une opposition importante affleure entre différentes conceptions de la Nation : le choix ou la détermination. Certes, nombre
d’éléments ont déjà été présentés. Mais une étude plus approfondie du sujet ne s’avère
certainement pas inutile, puisque la Nation focalise une grande part de l’intérêt des diplomates103 et, par ailleurs, ces derniers commettent de multiples erreurs d’appréciation,
parce qu’ils n’ont en tête que le modèle de nation dont ils sont issus.
La première catégorie, connue sous le nom de la nation civique ou nation à la française,
a été théorisée par des auteurs tels qu’Ernest Renan ou Fustel de Coulanges. Il insiste sur
la volonté partagée par les membres de la communauté de vivre ensemble. La seconde,
défendue par Mommsen ou Strauss, désignée souvent comme la nation allemande ou
101
MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 95-115 ; SUGAR, Peter F., op. cit., pp. 12-20.
MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 71-74.
103
Je renvoie ici aux données quantitatives exposées au début de chaque chapitre de la première moitié de
l’étude. Les diplomates parlent abondamment de la Nation, sans vraiment s’appesantir sur sa théorisation,
mais en démontrant ainsi son importance. Sur la question de l’extension du champ sémantique de la Nation,
il faut se référer à un développement de ce même passage de l’introduction (p. 58).
102
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
54
nation ethnique, défendrait une légitimité basée sur une langue ou une race qui unirait ses
membres. Il y aurait donc heurt en un choix et un déterminisme. Au-delà de l’opposition
fondamentale que l’on cherche à établir entre ces deux modèles, il existe un certain nombre de points communs repris ci-dessous. Mais il faut aussi opérer une approche plus réaliste, tenant compte de la réalité observée sur terrain. En effet, dans le cas de la France
par exemple (première catégorie), beaucoup n’ont fait que naître, et ne se sont pas prononcés directement sur leur inclinaison pour telle ou telle nation. Parallèlement, on
conçoit mal dans la seconde catégorie une appartenance à une communauté nationale
sans désir. Ainsi, les Allemands du XIXe siècle sont portés par le désir de s’unir, de vivre
ensemble. On ne peut pas imposer l’appartenance à une nation, contrairement à celle à un
Etat. Ce commentaire était important pour souligner le caractère extrêmement fragile et
contestable de ces modèles : même s’ils conservent une pertinence certaine, la nuance
doit être de mise et il y aurait plutôt lieu de parler d’éléments prioritaires et secondaires.
Dans la première catégorie, la volonté dépasserait les déterminations ; dans la seconde,
l’inverse prévaudrait104.
Des différences peuvent être cependant plus facilement établies entre ces deux modèles,
mais sur d’autres aspects. Primo, leur répartition géographique : la nation civique s’est
développée principalement sur la façade occidentale ou atlantique de l’Europe, tandis que
l’ethnique couvre presque l’entièreté du centre et de l’est du Vieux Continent. Secundo,
dans la relation chronologique à l’Etat, une opposition claire émerge : il précède la Nation
dans le modèle à la française dans lequel l’unité se résume à un acquis à conserver ; au
contraire, la version allemande illustre le cas d’un Etat à construire, idéal à atteindre,
pendant presque tout le XIXe siècle. La Nation se révèle donc antérieure à l’Etat. Tertio,
le modèle civique ne distingue pas la citoyenneté et la nationalité. Il est effectivement
presqu’impossible à un Occidental de concevoir qu’un Turc puisse être de citoyenneté
bulgare, et ainsi de suite avec toutes les minorités possibles de la région. Symétriquement, ce Turc, qui développe une vision ethnique de la nationalité, peut difficilement
concevoir qu’un fils d’Espagnol se proclame haut et fort de nationalité française. Ce
contraste est à l’origine de nombreux malentendus et jugements absurdes venus de toutes
parts, jugements souvent catégoriques et empreints d’un mépris profond pour celui qui
défend une conception étrangère à la sienne. Et quand le modèle civique est appliqué à
une nation ethnique, on aboutit à rapidement à l’oppression et à des catastrophes. Or,
c’est précisément ce qui se produit en Europe centrale, orientale et balkanique après la
guerre, lorsque les nations libérées construisent des Etats sur le modèle français105.
104
105
GARDE, Paul, op. cit., pp. 37-40.
Ibid., pp. 40-43, 47-48 et 73.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
55
Cependant, dans les deux cas, certains éléments cruciaux reviennent. Tout d’abord, lorsque des militants d’une nationalité veulent défendre l’existence ou la création d’un Etat,
ils recourent régulièrement à des arguments prétendument objectifs. Ces derniers peuvent
être territoriaux, comme les fleuves ou les montagnes, ou humains, c’est-à-dire des points
communs qui uniraient l(a majorité d)es membres de la communauté nationale. Ce sont
généralement des instruments utilisés pour contrer la volonté de la population. Par ailleurs, les seconds critères sont souvent invoqués pour marginaliser ou éliminer les minorités nationales. Or, chacun des nouveaux Etats en compte d’importantes. Les Etats centralisés qu’ils sont, suivant parfois le modèle jacobin, ne respectent pas les droits des minorités, si ce n’est la Tchécoslovaquie. Les minorités n’acceptent jamais les Etats qui,
pour certains d’entre eux, rechignent longtemps à accepter les traités de protection de
minorités qu’ils n’appliqueront ensuite que peu ou prou. La tentation est grande pour ces
Etats, et surtout leurs majorités qui ont été longtemps opprimées, notamment sur le plan
national, de répéter ce comportement sur leurs minorités, notamment par l’expulsion ou
l’assimilation. Cela correspond au désir d’exclusivité : ‘nous, et pas les autres’106.
Ensuite, le droit des peuples à l’autodétermination, entendu comme la possibilité de sécession, intervient régulièrement dans les rapports des diplomates. Il revient dans les discours des Grands Alliés occidentaux à l’issue du conflit – donc dans des pays de tradition
civique – comme dans ceux des pays étudiés – de tradition ethnique. Il est constamment
invoqué au cours de la période donnée, pour justifier l’apparition de nouveaux Etats, mais
aussi pour exiger l’accession à l’indépendance de nationalités insatisfaites, ou pour demander de réviser des frontières à peine tracées107.
Enfin, chaque nation partage un imaginaire collectif propre, mais aussi un sentiment qui
la crée – la sensation d’exister fait qu’elle existe – ; chacune est finie – elle est née et elle
disparaîtra – et récente – puisque dans leur acception actuelle, les plus anciennes ne remontent pas avant la fin du XVIIIème siècle108.
*
*
*
Quelques mots sur l’état de la Nation belge au sortir de la guerre ne s’avèrent évidemment pas inutiles. Plusieurs constats ont déjà été dressés : le sentiment national, à son
zénith, connaît alors ses premières contestations, timides, mais réelles, surtout du côté des
flamingants109.
106
GARDE, Paul, op. cit., pp. 42-51 et 54-55.
Ibid., pp. 49-51.
108
Ibid., pp. 57-63.
109
Ibid., pp. 62-63.
107
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
56
Comment peut-on le caractériser à l’aune de la catégorisation qui vient d’être développée ? Premièrement, vu la multiplicité des langues et des ‘races’ – dans la conception de
l’époque –, il est bien évident que ce ne peut être une nation à l’allemande. La volonté –
réelle – de vivre ensemble la rapproche bien plus de l’autre modèle, le français. Il suffit
de se référer à la vague patriotique qui déferle sur le pays avec la délivrance du territoire,
occupé depuis cinquante mois par les troupes de Berlin. Elle s’inscrit effectivement dans
un univers géographique (la façade atlantique), même si l’Etat n’a précédé que de très
peu le sentiment national (correspondance approximative avec le modèle). Dans le même
ordre d’esprit, le Belge comprend difficilement la conception de la nation qui prévaut
dans les pays d’Europe centrale, orientale et balkanique.
Les partisans de la Belgique recourent à une foule de pseudo-arguments, puisés principalement dans l’idée d’une spécificité des territoires à fil de l’histoire110. Le combat, exposé
ci-dessus, contre les flamingants est une illustration d’un combat contre une idéologie qui
menace l’unité de l’Etat, acquis à préserver. La Belgique s’identifie régulièrement, tout
logiquement, à ces nouveaux venus sur la carte politique du Vieux Continent, telle la Pologne, et appuient leurs politiques. Mais en même temps, la démonstration qui est faite
par certains de l’identité belge, avant et après la guerre, repose sur un élément plus fréquemment utilisé par les tenants de la nation ethnique. Ainsi, la beauté, l’identité et la
spécificité de la Belgique reposerait sur un mariage très réussi entre deux cultures, deux
tempéraments, deux races, populations, l’une romane et l’autre germanique, uniquement
pour le meilleur. Unis, mais différents. Or, si l’on s’en tient strictement à la catégorisation, le recours à ce type d’arguments n’a absolument pas sa place ici. De surcroît, les
wallingants d’avant-guerre avant leur conversion au ‘belgicanisme’ et les flamingants
soulignent cette dualité culturelle pour affirmer l’artificialité de la Belgique, pour demander que son système politique soit amendé et parfois même pour le rejeter. Et quand on
est à court d’arguments, on invoque les liens historiques entre nos provinces et, si nécessaire au recours d’un plébiscite, dont l’organisation ne répond pas forcément à toutes les
conditions d’un scrutin transparent, libre et honnête (les Cantons de l’Est).
Un troisième aspect doit être également pris en compte : l’état de l’imaginaire collectif.
Les mythes de l’histoire de Belgique offrent une belle photographie de l’état des schémas
mentaux des Belges quant à leur passé à la fin de la guerre. La lecture de ceux-ci ne doit
pas être focalisée sur les événements-clés, mais sur ce qui est retenu pour définir
l’identité belge et caractériser celles des autres peuples. Ainsi, nos voisins souffrent tous
d’une image plus ou moins exécrable, si ce ne sont les Luxembourgeois qui ne bénéfi110
Le prochain développement de ce point de l’introduction y est d’ailleurs consacré.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
57
cient que d’une projection très limitée dans les livres d’histoire et les manuels. A la suite
de la guerre et de leurs méfaits, les Allemands figurent en première place. Les Belges les
assaillent dans un véritable peloton de critiques ou de descriptions pleines de verve. Tout
ce qui est germanique est associé à la barbarie, depuis la fin de l’Antiquité. Ils incarnent
le contraire de la civilisation et de l’humanité, l’immoralité et la violation des principes
chrétiens si chers aux catholiques111. Comme l’Espagnol, le Français est assimilé à une
époque de tumultes, d’oppression, d’attaques contre l’identité belge : catholicisme et libertés locales112. Il ne bénéficie donc pas de la désaffection, du déchaînement même,
contre l’Allemagne après 1918. L’image de nos deux grands voisins est bien malmenée.
Sur le plan religieux également, le mauvais protestant menace nos bonnes provinces catholiques. Si la résistance de protestants auprès des catholiques sous Philippe II n’est pas
souvent mise en exergue, par contre celle des Archiducs Albert et Isabelle face aux Provinces-Unies l’est bel et bien. Les Pays-Bas ne sont donc guère plus appréciés. De surcroît, des rancœurs et des litiges suscités par la conduite de La Haye pendant la guerre
ainsi que des revendications économiques et politiques contre elle n’améliorent pas sa
réputation. Or, il faut ajouter que l’identification à cet épisode historique est accrue par la
similitude du nom du couple royal régnant à l’époque : Albert et Elisabeth113.
Quant aux populations de nos provinces, elles résultent de la synthèse harmonieuse des
l’âme latine et des qualités germaniques qui préfigurent heureusement les caractéristiques attribuées aux Belges dès le début du Moyen Age114. Ces idées n’auraient pas été
rejetées par le prestigieux Henri Pirenne, couvert de gloire et référence par excellence
parmi les historiens de l’époque, qui défend l’idée d’une coexistence réussie, où jamais
un accroc sérieux n’oppose Flamands et Wallons. Il valorise la collaboration entre ceuxci, dans un esprit marqué par le respect et les valeurs chrétiennes et surtout catholiques115.
Un autre aspect revient constamment. Les historiens de notre petit pays conçoivent la
nécessité de croire notre peuple investi d’une grande mission de civilisation et, d’apporter
donc la Lumière, la Vérité,… entendez la parole du Christ, et ce pour l’Europe entière.
Telle la grenouille qui se prenait pour un bœuf, la Belgique écrit son histoire à l’encre de
la gloire. Elle revisite son passé. Godefroid de Bouillon et bien d’autres symbolisent cette
double mission. Evidemment, il faut ajouter une touche de martyr : ce sont les 600 Franchimontois, Jacques d’Artevelde – aimé par certains socialistes pour la démocratie résis111
MORELLI, Anne (dir.), Les grands mythes de l’histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie, EVOhistoire, Bruxelles, 1995, passim (presque toutes les contributions sont concernées).
112
Ibid.
113
Ibid. (plus particulièrement les contributions n°7-8).
114
DIERKENS, Alain, "’Nos Rois’, de Clovis à Charlemagne, in MORELLI, Anne (dir.), op. cit., p. 35.
115
Même contribution, passim.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
58
tante qu’il est censé incarner –, les ducs d’Egmont et d’Hornes,… On glorifie aussi
l’autonomie locale, les anciens pouvoirs locaux, contre un pouvoir étranger oppresseur,
souvent obscurantiste et source de malheurs sans fin116.
Face à cela, nos populations devaient évidemment (re)prendre leur destin en main.
L’indépendance acquise après la révolution de 1830, avec l’appui de toutes les couches
de la population, concrétise ses aspirations. Mais déjà certains opèrent des lectures différentes de l’événement, par exemple socialiste, wallingante ou flamingante : la Belgique
est à un tournant de son histoire. La ferveur patriotique majoritaire laisse apparaître
néanmoins les premières fissures117.
*
*
*
La définition du champ sémantique de la Nation dans la présente étude a été établie sur
base des notions revenant fréquemment dans les théories de la nation et dans les archives
et les documents consultés dans le cadre de cette recherche. Il s’agit principalement de
l’ethnie, de l’Etat (déjà évoqué), de la patrie et du peuple. Ces notions sont d’ailleurs utilisées de manière confuse, tant par les Belges que par les autres Occidentaux. Les frontières sont souvent étroites entre ces différents concepts, ce qui accrédite l’idée qu’ils appartiennent à un même champ sémantique d’après ces acteurs et observateurs de la question
nationale en Europe centrale, orientale et balkanique, qui se méprennent sur leur sens.
Quoiqu’elles ne partagent pas la même origine étymologique, ces notions connexes doivent être abordées. Une première est celle de l’ethnie, souvent associée à celle de sang,
dans le sacrifice. Si elle est traditionnellement perçue comme primordiale et naturelle
(l’humanité serait divisée en ethnies), les chercheurs estiment actuellement dans leur majorité qu’elle résulte d’une construction sociale d’un monde symbolique. L’ethnie est
perçue ainsi comme une communauté résultant du mythe d’origines communes vivant et
sur un territoire. Mais cette vision se heurte à un clivage interne aux sociétés d’Europe
centrale et orientale : elle clive les aristocrates du reste de la population d’un groupe national. Donc, elle opère une distinction à l’intérieur de la communauté, et non avec
l’extérieur. Il s’avère particulièrement important d’envisager si cette vision persiste et si
elle est prise en compte par les diplomates belge. Dans ce contexte, la genèse des nations
est expliquée par des études philologiques qui attribuent un ancêtre commun aux populations slaves, comme autant de rameaux d’une même branche. Cette conception revêt
116
MORELLI, Anne (dir.), op. cit., passim (presque toutes les contributions sont concernées).
STENGERS, Jean, "La Révolution de 1830", in MORELLI, Anne (dir.), op. cit., pp. 139-148. Pour plus
de détails sur la révolution libérale et nationale de 1830 et les différentes lectures qui en sont faites à
l’époque, voir pp. 26-31.
117
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
59
même un caractère officiel, surtout à partir du moment où les autorités austro-hongroises
optent pour la langue comme critère principal pour déterminer la nationalité. Mais Paul
Garde définit plus précisément la notion de l’ethnie pour les Balkans. Non pas politique
mais culturelle, elle repose sur des critères cumulables, langue, territoire et confession,
qui réunissent une population assez ou fort consciente de former une communauté. Toutefois, comme précédemment, il n’y a pas forcément une nation, mais une possibilité de le
devenir118. Il n’apparaît donc pas étonnant que l’usage que les Belges de l’époque en font
s’avère particulièrement confus. Peu fréquent, le recours à ce terme ne compromet toutefois pas la compréhension globale. La description que Paul Garde fait du peuple renvoie
d’ailleurs à celle qui vient être faite de la nation. Comme précédemment, il y aurait les
tenants de la nation/du peuple ethnique qui conçoivent les nations comme un tout, distingué de ses équivalents (les autres nations) par des caractéristiques fluctuantes (cf. supra),
et ceux du peuple/de la nation civique, plus individualiste, réunissant une somme
d’individus dépositaires de la souveraineté119. Quelles que soient les définitions de la nation et du peuple, Paul Garde souligne qu’en français – il est parfois impossible de trouver des synonymes d’une langue à une autre en la matière –, la première apparaît plus
savante, plus précise, plus institutionnelle, tandis qu’une charge émotive, plus familière,
plus grande, émarge de la seconde. D’ailleurs, ce second terme est très souvent utilisé
pour les communautés sans Etat propre120.
Une quatrième notion primordiale est celle de la patrie. Comme Raymond Chevallier
l’affirme, elle dispose d’un potentiel de mobilisation exceptionnel à travers la mémoire,
la souffrance et le sacrifice communs121. Les études sur ce terme sont toutefois beaucoup
moins nombreuses. Pourtant, indispensable à la compréhension du rapport de l’homme
d’Europe centrale à l’espace, la notion d’Heimat correspondrait, d’après Michel Bernard,
à une patrie natale, entendue comme une ville ou un village. La notion de Land renvoie à
un patriotisme territorial – il l’est par essence pour Paul Garde122 –, qui consisterait par
exemple à marquer son attachement primordial à la Bohême, avant un autre, tchèque ou
allemand. Toutefois, avec le blocage auquel les nationalités sont confrontées dans tous les
Empires d’Europe centrale et orientale, il s’efface devant un nationalisme, neuf, plus affirmé et plus ethnique123. Dans ce contexte, il n’y a rien de surprenant à ne rencontrer le
terme patrie que dans un sens proche de celui de nation avec une connotation plus positive encore. En français, l’usage le plus fréquent de pays renvoie davantage à l’idée du
territoire de l’Etat, avec une dimension plus affective124.
118
SRUBAR, Ilja, "Ethnicity and Social Space", in BALLA, Bálint, et STERBLING, Anton (éd.), op. cit.,
pp. 47-63 et MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 23-25; GARDE, Paul, op. cit., pp. 85-86.
119
HAGENDOORN, Louk, et PEPELS, José, op. cit., p. 18.
120
GARDE, Paul, op. cit., p. 72.
121
CHEVALLIER, Raymond, La Patrie, PUF, 1998, passim.
122
GARDE, Paul, op. cit., p. 81.
123
MICHEL, Bernard, op. cit., pp. 117-131.
124
GARDE, Paul, op. cit., p. 81.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
60
5. Les sources125
Elles sont de natures très diverses, officielles ou non, belges ou étrangères. Il faut d’abord
étudier les différents acteurs de la décision : les ministres, les parlementaires et les milieux politico-administratifs de manière plus générale. Ils doivent compter non seulement
avec les informations et les conseils qu’ils reçoivent des diplomates belges en poste dans
les pays concernés, mais aussi avec le poids des journalistes et de l’opinion publique. Un
facteur qui s’avère loin d’être négligeable. D’autres acteurs tentent également de faire
pencher la balance en leur faveur : les représentants d’une multitude d’organisations
étrangères, gouvernementales ou non. Enfin, à travers les rapports bilatéraux, les négociations interalliées ou internationales (surtout à la Société des Nations), le cabinet de
Bruxelles essaie tantôt de rester à l’écart des disputes interalliées, tantôt de peser autant
que possible dans les arbitrages entre des Alliés de plus en plus difficiles à concilier.
La fréquentation de plusieurs centres d’archives et bibliothèques permet de mieux cerner
les orientations, et parfois l’absence de prises de position, des uns et des autres. Par ordre
d’importance qualitative et quantitative, le service des Archives du Ministère des Affaires
Etrangères, du Commerce Extérieur et de la Coopération arrive en tête. Ses collections
offrent un large panel de points de vue de la plupart des acteurs. Il s’agit principalement
des correspondances diplomatiques ou de notes ministérielles. Les unes générales, pauvres en informations sont relatives aux traités, à la représentation belge à la SDN ou encore aux affirmations et réactions de la presse. Les dernières, plus importantes,
s’intéressent aux questions de minorités et de frontières126. A côté de ces sources, ce dépôt d’archives dispose également de dossiers consulaires, sorte de curricula vitae consacrés aux diplomates.
Dans les correspondances des légations, on retrouve à côté de quelques articles de presse
belge ou étrangère, quelques courriers de diplomates en poste à Bruxelles, ou bien encore
quelques documents de propagande des gouvernements en place ou de leurs oppositions
nationales. Mais si l’on se tient à l’essentiel, c’est-à-dire les rapports des diplomates belges en poste dans les capitales de ces pays, on constate une récurrence importante de la
125
Il suffit de se reporter à la liste des sources, pp. 485-487 (485-489, si on inclut les sources auxiliaires).
Il faut se référer à la liste des dossiers s’y rapportant dans la liste des sources, pp. 485-486. Pour le reste,
on reconnaît que certains litiges territoriaux ne soulèvent aucun commentaire (dans certains cas, il n’y a pas
de dossiers). J’ai demandé à l’archiviste du ministère de me livrer ceux dont elle disposait pour chacune des
régions qui a ou aurait pu changer de souveraineté. On compte ainsi Dantzig, la Prusse occidentale, la Poméranie, la Haute-Silésie, la Silésie de Teschen, Javorzina, Orava, Spisz, le Tyrol, le Haut-Adige, le Trentin, Klagenfurt, la Styrie, Fiume, Zara (ou Zadar), la Slovénie, la Croatie, le Monténégro, la BosnieHerzégovine, la Macédoine, la Thrace occidentale, les communes frontalières de la Serbie et de la Bulgarie,
le Banat de Temešvar, la Voïvodine, le Dobroudja, la Transylvanie, l’Ardéal, la Bucovine, la Bessarabie, le
Burgenland (Hongrie occidentale), la Ruthénie subcarpatique, la Slovaquie, l’Ukraine, la Lituanie, Vilnius,
Mémel et la Biélorussie.
126
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
61
problématique nationale. Voici les résultats ventilés par légation en termes de pourcentage du nombre de rapports de la légation concernée127 :
4
Légations de
Vienne
Budapest
Sofia
Varsovie
Prague
Bucarest
Belgrade
1919
Légations
fermées
57
88
91
79
84
1920
66
86
58
82
86
73
69
1921
61
61
50
86
86
63
48
1922
37
91
64
81
60
71
52
1923
43
22
71
79
72
65
63
On constate que la sympathie et la confiance ou, a contrario, la menace détermine grandement l’intérêt. Ainsi, les résultats les plus élevés interviennent pour des pays que l’on
affectionne (la Pologne) ou que l’on apprécie pour l’opportunité de sa politique (la Tchécoslovaquie) ; le péril hongrois, objet de la plus grande attention face aux ennemis, se
traduit par un taux logiquement plus élevé que ceux de la Bulgarie ou de l’Autriche. Mais
la sympathie semble le critère le plus opérant, puisque durant les deux premières années,
le diplomate en poste à Budapest prend la défense des Magyars. Le mépris pour les peuples balkaniques qui s’accompagne d’une antipathie relative explique aussi les résultats
plus faibles enregistrés par la Yougoslavie et la Roumanie. Un autre élément tout aussi
compréhensible réside dans l’acuité du problème : au fur et à mesure que les problèmes
trouvent une solution, même partielle et temporaire, la fréquence d’évocation baisse128.
Mais d’autres centres d’archives présentent des fonds contenant des dossiers fort intéressants. Ainsi, l’ULB pour Paul Hymans et les Archives Générales du Royaume pour nombre de personnalités129, notamment le roi130, permettent de compléter la connaissance de
leurs parcours, de leurs sensibilités et de leurs décisions. Les ouvrages et les déclarations
des uns et des autres viennent parachever cet aspect.
Certes, au Parlement, l’activité n’est évidemment pas focalisée sur la question nationale
en Europe centrale, orientale et balkanique. Mais plus d’un député ou sénateur s’exprime,
127
Il s’agit des résultats obtenus à partir des dossiers principaux, à savoir ceux de la correspondance générale.
128
Sur l’orientation du discours, il faut s’en référer aux chapitres ultérieurs.
129
Outre les dossiers laissés par les personnalités qui ont pu être exploités dans la recherche, d’autres ont
été consultés parmi la collection des microfilms disponibles en libre accès. Il s’agit des Fonds Carton de
Wiart. Borchgrave. Orts. Van den Heuvel. Van der Elst. Un catalogue imprimé mais non publié relativement détaillé est disponible aux Archives Générales du Royaume. Pour repérer les fonds, il a fallu tout
d’abord recourir à l’excellent et récent outil de recherche de Marc d’Hoore : Archives de particuliers relatives à l’histoire de la Belgique contemporaine (de 1830 à nos jours), AGR et Archives de l’Etat dans les
provinces, Bruxelles, 1998, 2 vol. Il offre déjà des indications sur les numéros de microfilms les plus intéressants.
130
Il s’agit de la section spéciale sise au Palais Royal, conservant notamment les papiers du secrétariat et du
cabinet du roi.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
62
parfois dans des termes peu ‘diplomatiques’, sur la question. Pour cerner la question, plusieurs sources complémentaires sont disponibles pour le Sénat tout comme la Chambre :
les annales, les documents parlementaires ainsi que les comptes-rendus analytiques. Ils
agissent parfois comme une sorte d’interface entre le ministère et la société, en tentant à
influencer le titulaire du portefeuille des affaires étrangères et en étant acteurs, influençant et influencés par une opinion publique dont ils sont les représentants tributaires. Ces
relations doubles présentent évidemment un intérêt tout particulier.
Les archives laissées par les départements des affaires étrangères à Londres et à Paris
offrent quelques compléments intéressants, permettant d’affiner quelques informations.
Mais le volume d’informations est bien plus réduit. A contrario, les archives des partis
n’offrent aucun apport intéressant à mon étude. De manière générale, il faut insister sur le
fait que je n’ai pas été confronté à des refus de consultation, ce qui permet d’insister sur
la relation assez complète des sources disponibles.
A côté de ces archives à caractère national indiscutable, il faut tenir compte de celles de
la Société des Nations, conservées à Genève. Malgré l’ampleur colossale des collections,
des outils de recherche, rudimentaires mais néanmoins d’une redoutable efficacité, permettent de repérer facilement les boîtes à consulter. Ce système consiste en un classement
de fiches, avec des entrées par pays et par personnalités, qui détaille (date, référence et
objet) les pièces conservées renvoyant aux sujets étudiés. Ainsi, on peut déjà opérer un
tri : au lieu de consulter par exemple l’ensemble de la correspondance de Paul Hymans,
on peut cerner les aspects relatifs spécialement à la thèse. Outre les liasses du Conseil et
de l’Assemblée de ladite institution, il faut également mentionner une collection annexe
éclairant plus encore le sujet étudié. L’ensemble de ces sources envisage des questions
aussi variées que la légitimité du nouvel ordre international, la sanction des vaincus et la
récompense des vainqueurs, la paix et surtout la fixation des frontières à travers les arbitrages et les plébiscites dont l’organisation et la responsabilité sont confiées à la Société.
Si l’action de la Belgique en tant que telle apparaît ici négligeable, celle de l’ancien ministre libéral des Affaires Etrangères, assumant des responsabilités considérables en son
sein, s’avère un peu plus importante. La perspective se révèle plus intéressante encore,
dans la mesure où ce ne sont pas des services nationaux qui laissent leur témoignage ou
leur version des relations qu’ils entretiennent avec d’autres chancelleries, mais bien la
première institution internationale de cette ampleur, si imparfait soit son fonctionnement.
De la sorte, les réseaux et les influences apparaissent encore plus précisément, dans toute
leur complexité.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
63
A moins de souffrir d’un scepticisme pathologique, tout nous mène à croire que ces documents sont authentiques. On ne peut évidemment pas exclure la disparition de l’un ou
l’autre plus ou moins volontairement (suite à leur perte ou à leur destruction), mais
l’ensemble apparaît non seulement cohérent, mais sans grande lacune détectable. En effet, il n’y a pas de vide repérable a priori.
Mieux encore, ces documents s’avèrent aisément identifiables : l’expéditeur, le destinataire, ou bien le producteur de la note ou de l’article, la date (au moins approximative) et
le lieu d’envoi (parfois même aussi de production, de réception et de lecture) sont généralement indiqués ou déductibles. Quand ce n’est pas le cas, le doute est souvent faible et
une hypothèse l’emporte généralement sur les autres. La consultation des notes de bas de
page offre une illustration de ce paragraphe. Il apparaît ainsi clairement que peu de textes
posent de véritables problèmes d’identification.
En matière de sincérité, de pertinence et même de compétence131, il s’avérerait hasardeux
de tirer quelque enseignement général que ce soit. Il est clair que la multitude des acteurs,
issus de milieux si divers et exerçant des fonctions tout aussi variées, empêche de telles
conclusions. Si ces éléments ne sont pas rencontrés dans un cas ou l’autre, il en sera fait
écho lors de son évocation dans le corps du texte.
Il y a aussi la presse. Evidemment, on manque parfois d’études sur la tendance des journaux pour la période étudiée. Mais une esquisse peut néanmoins être réalisée. La Libre
Belgique (fondée en 1884 ; tirage inconnu mais semble-t-il déjà important – plusieurs
dizaines de milliers de lecteurs) fournit des indications particulièrement intéressantes
pour cerner l’opinion catholique conservatrice, attachée au maintien de l’ordre social et
belge. Du côté flamand, le plus grand quotidien anversois, la Gazet van Antwerpen (fondée en 1891 ; tirage stable de plus de 80 000 exemplaires) est résolument anticommuniste
et d’orientation chrétienne modérée. Egalement flamingant, De Standaard (fondé en
1918 ; sans données exactes, il semble que le nombre de lecteurs grimpe rapidement pour
atteindre des dizaines de milliers) défend des thèses notablement plus conservatrices. A
ce point de vue, il est plus proche de la Libre Belgique. Le Peuple (fondée en 1885 ; des
tirages qui tournent autour de 50 000 exemplaires) autant que la Volksgazet (fondée en
1914 ; 30 000 exemplaires quotidiens avec une tendance à la hausse) entretiennent des
liens étroits avec le POB. L’opinion libérale est illustrée par la Dernière Heure (fondée
en 1906 ; malgré ses 140 000 exemplaires, le journal continue à en vendre toujours davantage). Son équivalent flamand, Laatste Nieuws (fondé en 1888 ; tirage d’environ
131
En dehors des diplomates au contact de la situation.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
64
76 000 exemplaires en 1920, qui passeront à plus de 200 000 en 1930), opte sur le terrain
linguistique pour un caractère flamand affirmé. Cela transparaît dans l’analyse de certains
conflits nationaux où la langue intervient. A ces journaux d’obédience partisane relativement ou vraiment claire, il faut ajouter un organe nationaliste plébiscité par la diplomatie
belge et le ministère des Affaires Etrangères en général : La Nation Belge (absence des
données, mais probablement plusieurs dizaines de milliers de lecteurs132) à laquelle participe entre autres Fernand Neuray133. Il faut ajouter que des articles de ce quotidien reviennent régulièrement dans la revue de presse du ministère des Affaires Etrangères.
Ces journaux n’ont évidemment pas été dépouillés exhaustivement. La quantité et la qualité des réflexions sur le sujet national sont principalement tributaires de l’actualité internationale : la conclusion des traités et les affrontements entre pays d’Europe centrale,
orientale et balkanique pour le contrôle des zones litigieuses. Les périodes retenues pour
l’étude de la presse correspondent à ces temps forts. Le choix suivant a été opéré : des
larges périodes depuis l’armistice jusqu’à la fin de l’année 1919 (presque cent cinquante
jours, soit plus d’un tiers des numéros), puis une semaine tous les trois mois avant de
passer progressivement à un rythme encore un peu plus espacé. Il est ainsi possible constater les variations ou non dans le discours des quotidiens retenus134. Si ce n’est pour la
Volksgazet, les collections s’avèrent fort complètes. Il manque toutefois la première semaine de tous les journaux, sauf La Nation Belge, qui a déjà commencé à publier dès le
11 novembre 1918, jour de l’armistice. Pour les autres, il faut attendre le 18 de ce
mois135. Le panel est donc représentatif.
Hormis les archives et les journaux, de quelques ouvrages contemporains (ou presque)
des faits, il faut également compter sur des sources auxiliaires. Il s’agit surtout des Mémoires de Paul Hymans et divers ouvrages se rapportant à la vie et l’œuvre du ministre
libéral. Il y a également les témoignages laissés par Emile Vandervelde et le POB. Les
132
Il suffit de se référer à la page 43 de l’ouvrage d’Els Bens, mentionné ci-dessous.
CAMPE, René, DUMON, Marthe, et JESPERS, Jean-Jacques, Radioscopie de la presse belge, Marabout, Verviers, 1975, pp. 7, 12, 40, 58-59, 97-99, 182-183, 220 et 250-251 ; DE BENS, Els, De pers in
België. Het verhaal van Belgische dagbladpers. Gisteren, vandaag en morgen, Lannoo, Tielt, 1997, p. 43
(le chapitre consacré à l’entre-deux-guerres est non seulement particulièrement succinct, mais également
essentiellement orienté vers la fin de ladite période).
134
11 novembre 1918 – 31 janvier 1919 ; 1er juin – 5 juillet 1919, 1er–20 septembre, 20–30 novembre ; 23–
29 février 1920, 1er–7 juin ; 8–14 septembre ; 15 – 21 novembre ; 25–31 mars 1921, 25–31 juillet, 24-30
novembre ; 1er–7 avril 1922, 8–14 août ; 15–21 décembre ; 8–14 avril 1923 et 8–14 août ; 15–21 février
1924.
135
Pour la Volksgazet, les collections commencent en 1921. De surcroît, elle ne publie généralement que 6
numéros par semaine et les numéros d’avril 1922 ne sont pas disponibles. Pour Laatste Nieuws, il manque
celui du 31 mars 1921 ; pour la Gazet van Antwerpen ceux des 14 et 15 avril 1923 et ceux d’août 1923 ;
pour le Standaard, ceux des 27 et 31 mars 1921 (par contre, il y a 8 éditions en 7 jours en août 1922 et août
1923). Du côté francophone, il manque les éditions du 27 et du 28 janvier 1919 de La Nation Belge, celles
du 4 septembre 1919, du 23 et du 24 février 1920 et des 27-28 mars de La Libre Belgique, le second semestre de La Dernière Heure ainsi que le mois d’août 1923 du Peuple.
133
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
65
auteurs ne sont pas aussi prolixes sur son successeur catholique, Henri Jaspar. Pour ceuxci, leurs subordonnés et leurs interlocuteurs belges, il existe une gamme d’outils biographiques fort utiles, des différentes versions de la Biographie Nationale aux Annuaires de
la Noblesse Belge, Annuaires diplomatique et consulaire ou encore l’Almanach Royal 136.
6. La bibliographie
On doit constater le nombre très faible d’ouvrages directement consacrés au positionnement de la Belgique au sujet de la question nationale dans cette partie de l’Europe. Les
livres et les articles apportent généralement une mise en contexte fort utile, mais pas davantage. Même s’ils s’entrecroisent, plusieurs axes peuvent être dégagés. Mais ceux-ci
aboutissent à une bibliographie particulièrement vaste, au bas mot quelques centaines de
références pour chaque axe, c’est-à-dire un total de plusieurs milliers si on les additionne.
Il faut opérer un double choix : les ouvrages ne devront remonter à plus de vingt-cinq ans,
ou bien porter sur un aspect très directement en rapport avec le sujet de la recherche. Cela
permet de réaliser un échantillonnage garantissant une variété suffisante parmi les monographies et les articles retenus, des différentes écoles politiques et historiques ainsi que de
diverses sensibilités politiques. Souvent, les publications sortent de prestigieuses maisons
d’édition, ce qui offre un plus appréciable. Il offre également un panel important de nationalités : à côté des professeurs d’Europe centrale, orientale et balkanique, on compte
aussi beaucoup de Belges – francophones ou flamands –, de Français, de Britanniques et
d’Américains. Cette énumération n’est toutefois pas exhaustive.
Le volet de bibliographie se rapporte au champ lexical qui gravite autour de la notion de
nation. Il ne s’agit pas de rendre compte des débats sur la définition si difficile à en donner. En effet, l’intérêt de l’étude réside dans la perception de celle-ci par les acteurs de la
politique étrangère belge. Toutefois, quelques éclairages sur le sens général du terme et
de ses dérivés s’avèrent incontournables. A côté de quelques travaux internationalement
reconnus, il m’est apparu judicieux d’y inclure un certain nombre d’études envisageant la
nation sous de multiples coutures, notamment les relations internationales et l’identité
personnelle. Ces travaux qui se focalisent sur les dimensions politiques et historiques,
mais également psychologiques, philosophiques, culturelles, sociologiques et anthropologiques. Les auteurs sont des chercheurs venus des Etats-Unis comme des quatre coins de
l’Europe. A côté des Britanniques et des Français, on retrouve nombre d’universitaires
issus de l’Europe centrale et danubienne. Le parcours académique de presque tout ce petit
136
Pour les références, v. bibliographie, pp. 485 et sqq.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
66
monde est caractérisé par des formations, des enseignements donnés et reçus, tant au sein
de leurs pays d’origine qu’au dehors. Ceci doit nous amener à nous réjouir, car on évite
de biaiser des conclusions par un nombrilisme dommageable. Non seulement ces chercheurs sont amenés à découvrir une ou plusieurs autres réalités nationales, mais également à fréquenter des collègues qui ne partagent pas forcément leurs points de vue.
D’ailleurs, ils participent, et dirigent parfois, des groupes de recherches souvent trans- et
pluridisciplinaires. L’exemple le plus édifiant de cette tendance est sans conteste l’étude
menée sous la direction de Louk Hagendoorn137.
Le second volet aborde la question du cadre historique du début de l’entre-deux-guerres,
principalement la conclusion des traités de paix et l’œuvre de la Société des Nations. Les
monographies qui traitent ces sujets permettent de mieux cerner et de mieux organiser la
masse colossale d’archives conservées surtout au ministère des Affaires Etrangères. Pour
des questions d’efficacité, le terme Versailles occupe une place centrale dans les titres.
Mais les ouvrages évoquent plus largement la Conférence de la Paix et les autres traités
qui mettent fin à l’état de belligérance : dans notre cas, il faut compter également sur ceux
de Saint-Germain-en-Laye, de Trianon et de Neuilly. Beaucoup envisagent également les
suites qui découlent de leur application, pour l’essentiel la solution des différents litiges
territoriaux demeurés en suspens. Ici, plus encore qu’ailleurs, la diversité des écoles historiques et des sensibilités nationales joue un rôle crucial pour éviter une vision trop
étroite de la paix. Comme dans le cas précédent, on retrouve plusieurs chercheurs collaborant à des entreprises internationales ou à des initiatives s’inscrivant dans plus d’un
contexte national. Parmi ces publications, il faut mettre en évidence celle de Marie-Renée
Mouton138. Elle apporte de précieuses informations directement en rapport avec l’attitude
belge dans les litiges haut-silésien et polono-lituanien et sa réception par ses deux grands
alliés rivaux, français et britannique.
Faute de recherches sur la Belgique de l’entre-deux-guerres en nombre suffisant, il faut se
contenter des études disponibles pour des périodes plus larges, généralement le siècle ou
l’époque contemporaine. Ici, on ne dispose très souvent que d’études réalisées par des
professeurs belges, parfois spécialisés dans la presse ou les affaires étrangères. Le pluralisme des sensibilités est garanti par le recours à des études de chercheurs, politologues et
historiens, tant flamands que francophones, issus d’universités catholiques mais aussi
libre-examenistes. Les quelques titres retenus permettent d’envisager plus facilement et
137
HAGENDOORN, Louk, et al. (éd.), European nations and nationalism : theoritical and historical perspectives, Ashgate Publishing Limited, Brookfield, 2000.
138
MOUTON, Marie-Renée, La Société des Nations et les intérêts de la France, 1920-1924, Peter Lang,
Berne, c1995.
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
67
plus exactement les témoignages laissés par les acteurs de l’époque étudiée. Ces considérations s’appliquent également aux études présentées ci-dessous.
Outre des éclairages sur les relations internationales plus focalisés sur la Belgique ou
l’entre-deux-guerres, des ouvrages plus généraux ont été consultés. Parmi ceux-ci, beaucoup offrent des synthèses récentes sur les nouvelles approches de la problématique.
Quelques mémoires de fin d’études apportent également des informations fort utiles et
plus directement reliées au sujet. C’est tout particulièrement le cas de la compilation de
biographies de diplomates de l’entre-deux-guerres réalisée par une étudiante en sciences
politiques de la RUG139.
L’avant-dernier volet est consacré aux ensembles territoriaux ou politiques vastes de
l’entre-deux-guerres et des décennies qui l’ont précédé. Cette catégorie regroupe des ouvrages variés, consacrés tantôt à l’empire austro-hongrois et sa dynastie, tantôt à sa dissolution, tantôt à des zones territoriales difficilement délimitées (Europe centrale, orientale
et balkanique). Plusieurs des études reprises envisagent largement ou exclusivement la
question nationale. Fruit des travaux de professeurs français ou anglo-saxons de renommée internationale, grands connaisseurs de la région susmentionnée, beaucoup de ces
ouvrages ont été publiés très récemment par de prestigieuses maisons d’édition. Bien plus
modestement, un étudiant en histoire de la RUG a réalisé il y a un peu plus de dix ans une
étude sur l’attitude de Bruxelles dans les suites de la chute des Habsbourg et de
l’instauration de nouveaux régimes140.
Quant à l’ultime sujet à envisager, il ne s’agit pas du moindre : l’histoire des différents
Etats, nations et régions étudiés. Si les ouvrages abordant l’Autriche et la Bulgarie au
point précédent sont assez nombreux, c’est beaucoup moins le cas lorsqu’on l’envisage
isolément les autres pays. Sur un plan qualitatif, on doit se réjouir d’une grande pluralité
d’études. Celles-ci abordent parfois l’histoire nationale de manière générale, mais aussi,
de temps à autre, celle de la situation internationale du pays, le sort d’une région ou d’une
minorité, ou bien encore du rôle d’une personnalité en particulier. Les chercheurs qui les
ont menées sont généralement des historiens, des politologues ou des spécialistes des
relations internationales. Certains ont uni leurs efforts pour réaliser des ouvrages collectifs. Les plus aboutis sont probablement ceux dirigés respectivement par Peter F. Sugar141
139
KONINCKX, Marie, op. cit.
CROES, Philippe, De Habsburgse adelaarsjongen vliegen uit. De Belgische diplomatieke betrekkingen
met Hongarije, Polen en Tsjekoslovakije, tijdens de interbellum (1918-1940), RUG, Histoire, Gand, 1994.
141
SUGAR, Peter F., Eastern European nationalism in the Twentieth Century, American UP, Lanham –
Washington – Londres, 1995.
140
Introduction
Les paramètres multiples d’une problématique complexe
68
et par Paul Smith142. Mieux que toutes les autres recherches, elles illustrent la diversité
des profils des contributeurs : anglo-saxons, européens du centre, de l’Est comme de
l’Ouest. Ils participent assez souvent à des réseaux ou des groupes de recherche, parfois
trans- ou pluridisciplinaires. Malheureusement, aucune étude n’envisage réellement les
rapports entre la Belgique et les pays envisagés.
A la croisée de tous ces chemins, on retrouve les documents diplomatiques français publiés dans une série très riche qui couvre, dans notre cas, la période qui va jusqu’en 1921.
Malheureusement, s’ils confirment des informations déjà glanées ici et là. En ce qui
concerne la présente étude, les sujets les plus récurrents sont les conflits des Polonais
avec les voisins, principalement Tchèques, Allemands, Lituaniens et Ukrainiens. Un index très riche reprend à la fin de chaque volume de la série les personnalités françaises ou
étrangères impliquées ou évoquées dans les notes reprises tandis qu’un résumé des pièces
d’archives retenues précède leur publication in extenso. Leur consultation a permis de
confirmer les hypothèses, mais il serait inutile de renvoyer à ces ouvrages de manière
systématique dans le corps de la thèse143.
142
SMITH, Paul (éd.), Ethnic Groups in International Relations. Comparative Studies on Governments and
non-dominant ethnic groups in Europe. 1850-1940. Volume V., Europe Science Foundation – NY University Press, Darmouth – Aldershot, 1991.
143
Ministère des Affaires Etrangères. Commission des Archives Diplomatiques (éd. et pub.), Documents
diplomatiques français, Paris, 2005, années 1919 à 1921.