De l`industrie à l`industrialisme : Benjamin Constant aux prises avec

Transcription

De l`industrie à l`industrialisme : Benjamin Constant aux prises avec
De l’industrie à l’industrialisme :
Benjamin Constant aux prises avec le Saint-Simonisme.
Une étude en deux temps
Michel Bourdeau
Béatrice Fink
Ce que [Saint-Simon] et [Dunoyer] doivent au livre de Benjamin Constant, c’est une vision industrialiste de l’histoire.
Henri Gouhier1
Les pages qui suivent se proposent de montrer comment Benjamin Constant,
dans son optique du modernisme, en est venu à penser à de nouvelles formes
de vie socio-économique en accord avec son libéralisme. Dans cette optique,
la notion d’industrie occupe une place clef. Elle émerge en 1814 lors de la
parution de De l’esprit de conquête et commence ainsi à circuler2. Cette notion
est toutefois en gestation durant la décennie qui précède, comme l’attestent
les Principes de politique de 1806, inédits jusqu’en 19803.
L’optique de Constant ne tarde pas à être qualifiée d’ « industrialiste »
par certains contemporains, notamment Charles Dunoyer et Henri de
Saint-Simon. Ce dernier forge le terme d’« industrialisme » en 1824, donc
peu avant sa mort, mais dans le but de souligner une optique qui diverge de
celle de Constant et des libéraux. Il s’ensuit une polémique entre Constant
et les disciples de Saint-Simon durant les années 20 qui se déroule au niveau
de la presse et se complexifie avec le rôle joué par Dunoyer. Chemin faisant,
deux visions sociales quasiment antithétiques se précisent et les différentes
manières d’envisager les termes « industrialiste » et « industrialisme » sont
mises en relief. A l’individualisme constantien s’opposera le socialisme en
herbe des Saint-Simoniens4.
1
2
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La jeunesse d’Auguste Comte, vol III. Paris, Vrin, 1970, p. 149. Le livre en question
est ECU (voir ci-dessous note 2).
De l’esprit de conquête et de l’usurpation, ds. Benjamin Constant, Œuvres complètes,
VIII,1 et 2. Dorénavant désignés respectivement ECU et OCBC.
Principes de politique applicables à tous les gouvernements. Ed. E. Hofmann. Genève,
Droz, 1980.
Voir dans ce numéro-ci « Individualisme : origine et réception initiale du mot »,
pp. 39–60, où Marie-France Piguet analyse les différents usages du terme « indivi-
Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008)
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Michel Bourdeau et Béatrice Fink
Chez Constant, l’industrie participe de la marche de l’histoire et de
la vision d’un monde meilleur qui perce à l’horizon. Mais elle constitue
en même temps la réalité socio-économique bien tangible du monde
contemporain. Elle tient donc de ce qui devrait être comme de ce qui est,
du normatif comme du circonstanciel. Une telle dualité, parfois difficile
à concilier, se retrouve ailleurs dans sa pensée. Les grandes lignes de la
philosophie de l’histoire de Constant sont connues. Elles émaillent ses écrits
du début jusqu’à la fin, faisant écho à l’historicisme et au perfectibilisme
contemporains ou s’en inspirant. On les retrouve aussi dans d’autres domaines, par exemple ceux de la religion et de la littérature. Dans le cas présent
elles sont cependant étayées en cours de route par l’expérience du vécu
(inter alia, séjour de jeunesse et rencontres à Edimbourg, contacts continus
avec Sismondi, engagements politiques), à savoir, ce que l’auteur placerait
sous le signe des « circonstances ». Il s’agit donc d’examiner l’idée que se fait
Constant de l’industrie, souvent étiquetée « propriété industrielle », à deux
niveaux : le théorique et l’empirique.
De façon inattendue, du moins dans le cadre actuel des confrontations
entre « libéraux » et « anti-libéraux » en France, la notion d’industrie s’insère
dans la démarche historiciste de Constant par le biais d’une histoire de
l’égalité ayant forme d’un ensemble de fragments restés inachevés par la
suite. Cet ensemble comprend une ébauche de texte de 33 pages manuscrites (dont certaines manquent) et trois pièces annexes, parmi lesquelles une
« Suite d’idées » de l’ouvrage projeté5. L’ébauche, vraisemblablement rédigée
en 1799 ou 1800, trace les premiers pas d’un processus historique à résonances rousseauistes où toutes les formes de l’inégalité sociale sont vouées à
faire place pas à pas à la « loi primitive » de l’égalité assimilée par l’auteur à
l’équité6. C’est, affirme-t-il, « l’énoncé d’un fait ». La « Suite d’idées », quant
à elle, fournit une esquisse de l’ouvrage à venir dans sa totalité et nous
mène vers l’époque contemporaine dans les deux dernières de ses onze
parties. Celles-ci n’ont pu être rédigées avant les Cent-Jours vu certaines
5
6
dualisme », ainsi que T. D. Weldon, The Vocabulary of Politics. New York, Penguin
Books, 1960, en particulier le ch. 3: « The Uses of Political Words ».
Du moment actuel et de la destinée de l’espèce humaine, ou histoire abrégée de l’égalité.
Dans OCBC III,1, pp. 361–389. La première édition de ce groupe de manuscrits se
trouve dans la revue Dix-huitième siècle 14 (1982), pp. 199–218, sous le titre « Un
inédit de Constant ». Voir les commentaires fournis par leurs éditeurs respectifs.
Un tel schéma se retrouve dans nombre d’écrits de Constant, en particulier ses
essais sur la perfectibilité où celle-ci est assimilée à une tendance vers l’égalité.
Rappelant en cela un processus téléologique de type platonicien, les normes
constantiennes de justice (équité), de liberté, et d’égalité sociale sont compatibles
dans « la marche de l’espèce humaine » vers les lumières et constituent des
« vérités ».
De l’industrie à l’industrialisme
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des références qu’elles contiennent et ciblent le rôle porteur de l’industrie.
En voici quelques extraits : « Injustice du gouvernement des propriétaires
fonciers exclusivement … Passage du gouvernement de la propriété foncière
à la suprématie de la propriété industrielle qui n’est autre chose que la valeur
de l’homme. Etat actuel. » (10e partie) « Changements dans la propriété. La
mobiliser le plus possible. » (11e partie)7.
Sans avoir jamais prôné le suffrage universel, Constant soutiendra dans
ses écrits politiques un suffrage censitaire (d’où l’importance de la notion de
propriété) de plus en plus souple afin d’augmenter le nombre des propriétaires ayant droit au vote8. Dans les Principes de politique de 1806, seule la
propriété foncière est envisagée comme y donnant accès. Dans la première
édition des Réflexions sur les constitutions et les garanties (1814) il élargit les
contours de ce type de propriété en y intégrant le bail à long terme. Un
virage sensible se dessine dans les Principes de politique de 1815 où les notions
de propriété intellectuelle et de propriété industrielle font apparition et
s’associent à celle de propriété foncière tout en lui restant subordonnées.
L’acheminement s’infléchit de nouveau lors de la deuxième édition des
Réflexions (1818) où la propriété industrielle passe dorénavant au premier
rang9. Dans ladite édition on trouve à la « Note Y » (qui renvoie au chapitre
VIII, « Des droits individuels ») un développement élaboré sur la liberté d’industrie. S’il s’agit en fait d’une refonte et mise à jour du livre XII des Principes
de 1806 (dont les lecteurs de l’époque n’avaient pu avoir connaissance),
son insertion dans une « esquisse de constitution », elle-même paraissant
en tête d’un recueil intitulé Cours de politique constitutionnelle10, marque
l’intention de l’auteur de souligner de façon ferme le caractère libéral de sa
prise de position industrialiste. La rédaction de cette deuxième édition des
Réflexions datant de 1817 il est tentant de situer celle, non précisée, de la
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8
9
10
OCBC III, 1, p. 389.
C’est là certainement l’un des sens qu’il faut attribuer à « mobiliser [la propriété]
le plus possible ». Soulignons que dans l’essai « De la division des propriétés foncières » inclus dans les Mélanges (voir note 15) et dont les antécédents remontent à
plusieurs étapes antérieures, Constant s’oppose aux grandes propriétés terriennes
du type anglais et argue en faveur de leur morcellement. On consultera sur cette
question aussi l’étude de Peter Geiss, Der Schatten des Volkes. Benjamin Constant und
die Anfänge liberaler Repräsentation im Frankreich der Restaurationszeit, 1814–1830,
(thèse soutenue à l’Université de Düsseldorf), Düsseldorf 2002, en particulier le
chapitre « Das Wahlrecht der ‹classe industrieuse› », pp. 98–103.
Pour les deux éditions des Réflexions voir OCBC VIII, 2, pp. 951–1283; pour les
Principes de 1815, voir OCBC IX, 2, pp. 669–854.
Collection complète des ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif et la constitution actuelle de la France, formant une espèce de Cours de politique constitutionnelle.
4 vols., Paris, Plancher, 1818–1820.
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Michel Bourdeau et Béatrice Fink
« Suite d’idées » au même moment ou l’année d’après, vu la convergence des
points de vue11.
Il faudra pourtant attendre la parution du Commentaire sur l’ouvrage de
Filangieri (1822–24) pour trouver, dans les chapitres 8 à 15 de la deuxième
partie de cet ouvrage, une vue d’ensemble des idées de Constant sur la
propriété, le commerce, l’industrie et leurs interdépendances12. Bien que
Constant s’alimente ici comme ailleurs de ses écrits antérieurs13, dont
généreusement des Principes de 1806 (à titre d’exemple : la quasi-intégralité
du chapitre 15 de la 2e partie – « De l’impôt » – en est tirée), ce texte est
révélateur pour plusieurs raisons. Il sert à souligner le fossé qui se creuse
entre les vues économiques et sociales de Saint-Simon et les siennes et,
devançant de peu ses échauffourées avec les Saint-Simoniens (la deuxième
partie du texte paraît en 1824), trace une ligne de démarcation entre les
deux camps. Le Commentaire témoigne d’autre part de l’amitié indéfectible
et des rencontres d’idées libérales entre Constant et Sismondi14, et ceci après
lecture des Nouveaux principes d’économie politique de son ami parus en 1819.
Dans son ouvrage, Constant qualifie ce dernier de philosophe « qui défend
avec zèle et talent la cause de la véritable liberté » (p. 138). Car voilà en effet
le but manifeste que se propose Constant : démontrer point par point, avec
la finesse d’argumentation d’un législateur et la rhétorique articulée d’un
plaideur, que cette « véritable liberté » ne pourra s’atteindre qu’en entravant
toute intervention ou réglementation de la part de l’État, quel que soit le
domaine, exception faite des garanties de la non-intervention. Pierre de
touche et métaphore de cet enjeu qui souligne l’importance du tournant
par rapport à 1806 : le morcellement de la propriété foncière. « La grande
propriété » déclare l’auteur, « est à peu près le dernier anneau de la chaîne
dont chaque siècle détache et brise les anneaux » (p. 158, n.).
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13
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C’est également à cette époque que débutent les discours de Constant prononcés
à l’Athénée sous forme de « cours ».
Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri. Paris, P. Dufart, 1822–24. L’édition à
laquelle nous renvoyons est celle de 2004 (Paris, Les Belles Lettres). Dans sa
préface, Alain Laurent voit dans ce texte trop peu connu « un fort méthodique
ultima verba de Constant en matière de philosophie politique » (p. 8). Avant lui, K.
Kloocke observe dès 1984 dans sa biographie intellectuelle de Constant que ledit
ouvrage expose d’une manière complète et hardie la vision politique de l’écrivain.
Constant se sert de La Scienza della legislazione de Filangieri (1784), traduit en
français en 1799, comme repoussoir pour exposer ses propres idées en la matière.
Tout comme ce texte servira de matière première à des textes postérieurs, par
exemple « De la division des propriétés foncières » dans les Mélanges (voir ci-dessous note 15).
Malgré certaines divergences du côté des idées économiques. Sismondi, déclare
Constant, est l’« homme que nous n’avons jamais réfuté qu’à regret ». Commentaire, p. 160.
De l’industrie à l’industrialisme
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Les divers textes auxquels nous renvoyons ci-dessus sont rarement
évoqués lors d’une étude du concept d’industrie dans le déroulement
constantien de l’histoire. On se tourne d’habitude, et non sans raison,
vers ECU et le recueil intitulé Mélanges de littérature et de politique15. La
préface des Mélanges spécifie que son contenu renferme une bonne part
de textes retravaillés publiés « à d’autres époques » tout comme des « essais
encore inédits ». Il s’agit donc d’un mélange chronologique tout autant
que de sujets. La très citée « J’ai défendu quarante ans le même principe,
liberté en tout » incorpore explicitement l’industrie dans ce grand tout16.
Reprenant le téléologisme au sein duquel l’humanité évolue « vers une
sphère meilleure d’idées et d’institutions », étayée en cela par « l’égalité
la plus absolue des droits », Constant revient à sa position de 1817–1818
lorsqu’il déclare, en ce qui concerne « l’économie politique », que « la
propriété industrielle se placera, sans que la loi s’en mêle, chaque jour plus
au-dessus de la propriété foncière », celle-ci étant à celle-là comme « la valeur
de la chose » à « la valeur de l’homme ». L’inclusion de l’industrie dans le
système libéral est donc réaffirmée à la veille de sa mort. Elle désigne « l’état
social vers lequel l’espèce humaine commence à marcher »17. En qualifiant
l’industrie de propriété ici comme ailleurs l’auteur rehausse son caractère
de « convention légale », qualificatif accordé à la propriété en général. Qui
dit convention légale dit commerce – c’est bien là la plaque tournante
d’ECU – d’où les liens de parenté entre industrie et commerce dans l’esprit
de Constant.
Il est temps de faire demi-tour et de retourner à l’ouvrage de 1814
où la rencontre de l’industrie, du commerce et des conventions légales
assume toute son importance et trace pour la première fois les contours
de la modernité telle que l’entrevoit Constant. C’est à juste titre qu’André
Cabanis qualifie cet ouvrage d’ « œuvre charnière » dans son introduction
à ce texte dans les OCBC, et précise qu’au retour à des écrits antérieurs s’y
ajoute l’annonce de l’avenir18. Si Constant puise abondamment dans ses
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17
18
Mélanges de littérature et de politique, Paris, Pichon et Didier, 1829. Ce recueil n’a
pas été réédité dans son intégralité depuis 1838. Il paraît tout juste un an avant
la mort de son auteur, à un moment où il brigue sa nomination à l’Académie
française.
Voici la suite : « en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique ».
Ces citations de la préface des Mélanges viennent de Benjamin Constant, De la
liberté chez les modernes, Paris, Livre de poche, 1980, pp. 519–21. La propriété
industrielle vue comme « la valeur de l’homme » relie la pensée de Constant à
celle d’Adam Smith pour qui la richesse d’une nation a comme source le travail de
l’homme.
OCBC VIII, 1, pp. 531–32.
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Michel Bourdeau et Béatrice Fink
manuscrits des Principes de 1806 et des Fragments (1800–1803)19 et s’il retient
leurs aspects historicistes il agence en même temps dans sa « philippique »
anti-napoléonienne20 un réseau de communications intra et inter sociétaire
qui préfigure la mondialisation de nos jours.
C’est dans l’aperçu du monde « moderne » (de nature essentiellement
euro-centriste), soit dit « l’époque du commerce » qu’évoque et que convoque
Constant dans ECU, que sa célèbre dichotomie liberté des anciens/liberté des
modernes paraît, du moins ouvertement, pour la première fois21, celle-là
servant pour ainsi dire de repoussoir à l’autre dans le but de faire valoir les
conditions socio-économiques indispensables au bon déroulement de la
société contemporaine. Au chapitre II de la première partie l’auteur déclare
que c’est le commerce, ayant dans son sillage l’industrie, qui structure dans
ladite société une cohérence faite d’interdépendances et qui « a modifié
jusqu’à la nature de la guerre » au moment où « le but unique des nations
modernes c’est le repos, avec le repos l’aisance, et comme source de l’aisance,
l’industrie ». Un peu plus loin il spécifie que le commerce « s’appuie sur la
bonne intelligence des nations entr’elles » et se fonde sur l’égalité, rejoignant ainsi son courant historiciste. À la fin de la première partie il déclare
que l’Europe « moderne » constitue un ensemble de « nations commerçantes,
… industrieuses, civilisées, … ayant avec les autres peuples des relations
dont l’interruption devient un désastre »22. Le chapitre XIX de la deuxième
partie est particulièrement intéressant en ce qu’il offre un tableau serré de
l’interdépendance des facteurs économiques qui sous-tendent cet « état de la
civilisation moderne », dont ceux ayant trait à la circulation de l’argent au
moyen du crédit ou à « la richesse », qui est « une puissance plus disponible
dans tous les instans, plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent
bien plus réelle et mieux obeïe [que le pouvoir politique] »23. Comment et
quand se sont formées les idées économiques de Constant ?
19
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22
23
Fragments d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution républicaine
dans un grand pais, ds. OCBC IV, pp. 354–703. La première publication de cet
important traité est due à Henri Grange, Paris, Aubier, 1991.
C’est le terme dont se sert Alfred Roulin pour décrire cet ouvrage dans son édition
d’ECU, Paris, Gallimard/Pléiade, 1957.
Insistons toutefois sur le fait qu’elle se trouve déjà sous forme très développée
dans le ms. des Principes de 1806 où tout le livre XVI lui est consacré. Dans ECU
un condensé de ce premier état occupe les chapitres VII à X de la 2e partie mais
l’antithèse ancien/moderne se trouve dispersée dans la totalité de l’ouvrage.
Les citations ci-dessus se trouvent dans OCBC VIII, 1 aux pp. 562, 563, 574 et
596.
OCBC, VIII,1, pp. 674 et 675. L’influence des idées d’Adam Smith ne fait guère de
doute.
De l’industrie à l’industrialisme
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L’air intellectuel tonique que respirait Constant lors de son séjour de 22
mois à Edimbourg (juillet 1783 à avril 1785) et sa participation aux débats
philosophiques et politiques de la Speculative Society ont certes mis en mouvement son propre système d’idées où se dénote dès le départ une coloration
libérale. Durant son séjour écossais le jeune étudiant eut l’occasion de
s’initier à la pensée économique d’Adam Ferguson, entre autres, mais semble
avoir été préoccupé bien d’avantage par la philosophie morale de celui-ci
tout comme celle qu’expose Adam Smith dans sa Theory of Moral Sentiments
(1759).24 Ce n’est qu’à partir du manuscrit des Principes de 1806 qu’apparaît
un système d’idées économiques étayé par un réseau très fourni de renvois
à ses lectures25.
Grâce à l’index et à la liste des titres cités – sans parler des notes de
l’éditeur – que contient l’édition Hofmann de ces Principes il est possible de
reconstituer de façon relativement précise les sources et l’état des idées économiques de Constant durant les toutes premières années du dix-neuvième
siècle. Les sources qu’indique l’auteur en note sont facilement repérables
puisque l’éditeur les groupe en fin de chaque livre de l’ouvrage. Qu’il
s’agisse de citations ou de renvois, Adam Smith est partout présent dans les
domaines touchant à l’économie et se situe nettement en tête des autres
écrivains dans cette zone26. Non loin derrière, lui-même disciple français de
Smith, se trouve Jean-Baptiste Say, un contemporain libéral dont le Traité
d’économie politique de 1803 aura trois éditions par la suite, sans oublier
Necker et Sismondi (auquel nous reviendrons)27. Les traités sur le commerce,
en particulier celui des grains, font belle figure sur la liste : outre celui de
Necker notons ceux de Galiani et de Turgot28. Autant d’indices aux yeux
de Constant de l’émergence d’une société commerciale et de l’impact du
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26
27
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Voir dans Annales Benjamin Constant 7 (1987) les articles de Dennis Wood,
« Constant in Britain 1780–1787 : a provisional chronology », pp. 7–19 et celui de
Theodora Zemek, « Benjamin Constant, Adam Smith and the ‹moule universel› »,
pp. 49–63.
Notons que la gestation de ce texte remonte au début du siècle.
Aux renvois à Smith il faut ajouter ceux à Germain Garnier dont la traduction
annotée du célèbre traité de Smith paraît en 1802 sous le titre Recherches sur la
nature et les causes de la richesse des nations. C’est cette traduction dont se sert
Constant et qu’il cite dans les Principes. Pour une étude des liens entre Constant
et la pensée économique écossaise voir Biancamaria Fontana, « The shaping
of modern liberty : Commerce and civilization in the writings of Benjamin
Constant », Annales Benjamin Constant 5 (1985), pp. 3–15.
De Necker sont cités Sur la législation et le commerce des grains (1776), De l’administration des finances (1784), et Dernières vues de politique et de finance (1802).
Par « grains » il faut entendre le blé, dont les stocks et les prix fluctuent sensiblement
pour différentes raisons, même avant la Révolution. Son libre commerce, surtout
à l’exportation, pose par suite de sérieux problèmes d’ordre monétaire et social.
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Michel Bourdeau et Béatrice Fink
mouvement physiocratique. Les livres X (« De l’action de l’autorité sociale
sur la propriété »), XI (« De l’impôt ») et XII (« De la juridiction de l’autorité
sur l’industrie et sur la population ») – rappelons qu’un remaniement de ce
dernier sera repris dans la Note Y des Réflexions de 1818 – rassemblent l’essentiel de la pensée économique de Constant au début du siècle et le germe
de ce qui se répercutera publiquement à partir de la Restauration. Les onze
chapitres du livre XII constituent un manifeste de libéralisme économique
qui préfigure les prises de position à venir. En plus des mesures préconisées
pour combattre les privilèges ou l’intervention inopportune de « l’autorité »,
on y trouve, grâce à l’inclusion dans l’édition Hofmann d’importants
passages retirés par la suite, divers éléments d’une doctrine libérale en ce qui
concerne la fixation du prix des journées de travail, la réglementation du
commerce extérieur, et la législation des grains29.
Les contacts entre Constant et Sismondi – personnels, épistolaires, et
échanges d’idées au niveau de leurs écrits respectifs – donnent un autre
aperçu de la formation des idées de Constant en matière d’économie sociale.
C’est à l’automne de 1801 que Constant fait la connaissance de Sismondi
chez Mme de Staël à Coppet. Il s’ensuit une amitié à toute épreuve et une
correspondance, qui dureront jusqu’à la mort de Constant en 1830. Au
départ, tous deux professent le même libéralisme et la pensée économique
du Genevois reste dans la droite ligne de celle de Smith. Constant renvoie
d’ailleurs souvent à De la richesse commerciale ou principes d’économie politique
appliqués à la législation de commerce (1803) dans ses Principes de 180630. La
confluence d’idées des deux amis se maintiendra jusqu’aux Cent-jours31,
mais une divergence du côté de l’économie se manifestera lors de la publi29
30
31
On retrouve la même profession de foi socio-économique à motifs historicistes dans
d’autres écrits de Constant, plus particulièrement dans un discours qu’il prononça
à l’Athénée en décembre 1825 dont de larges extraits furent publiés dans la Revue
encyclopédique quelques jours après sous le titre Coup d’œil sur la tendance générale
des esprits dans le dix-neuvième siècle. Le rédacteur de cette revue y met en exergue
un rapprochement entre Constant et Sismondi. Voir E. Harpaz, Benjamin Constant
publiciste (1825–1830), Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987, pp. 69–81.
L’ouvrage de Sismondi paraît la même année que le Traité d’économie politique de
Say mais dès février. Constant a pu ainsi avoir connaissance du traité de Sismondi
avant celui de Say. Voir Norman King et Jean-Daniel Candaux, « La Correspondance de Benjamin Constant et de Sismondi (1801–1830) », Annales Benjamin
Constant 1, 1980, p. 93. La note 46 y indique que Constant avait recommandé
l’ouvrage de Sismondi à Fauriel dans une lettre non datée où le scripteur précise
que « l’auteur est un des meilleurs amis de la liberté que je connaisse, et son livre est
écrit avec beaucoup d’ordre et plein d’excellents principes d’économie politique ».
Sismondi, tout comme Constant, misera alors sur un Napoléon devenu « libéral ».
Voir la lettre de Constant à Sismondi datée du 30 avril 1815 ainsi que la note 334
dans King et Candaux, supra, pp. 149–150.
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cation en 1819 des Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse
dans ses rapports avec la population de Sismondi32. Les idées économiques
de celui-ci avaient considérablement évolué, entre autres raisons parce
qu’il n’était plus d’accord avec l’une des prémisses de base de la doctrine
classique – celle de Smith, reprise par Say – à savoir, la théorie des débouchés
d’après laquelle tout produit finit par trouver un acheteur. Son anticipation
d’incontournables crises de surproduction suivies d’engorgement et menant
aux crises des marchés a poussé certains critiques à discerner en lui l’un des
précurseurs du socialisme marxiste33. Inspiré en partie par sa grande familiarité avec l’Angleterre, Sismondi avait d’ailleurs une vision de la société qui
groupait celle-ci en deux classes : celle des grands propriétaires (fonciers tant
qu’industriels) et celle des producteurs (travailleurs, prolétaires …). Afin de
lutter contre cette polarisation il prôna des réformes pouvant amoindrir les
abus d’un laisser-faire outrancier et employa son énergie à soutenir toute
législation favorisant le développement de la petite propriété, qu’elle soit
foncière ou mobilière, et qui mettrait sur pied un code du travail fournissant
droits et garanties aux ouvriers. Si Sismondi décrie la grande industrie et
vise un régime industriel nouveau il n’abandonne pas pour autant son
libéralisme politique et s’opposera en « fédéraliste impénitent »34 à toute
centralisation du pouvoir et réglementation excessive.
Constant, tout en ayant subi l’influence de Sismondi lors de sa rédaction
des Principes de 1806 ne suivra toutefois pas la pente des idées économiques
de son ami et restera inflexible dans son libéralisme économique. Ceci
sans provoquer de heurts ou de mésententes significatives entre ces deux
penseurs. Il n’en sera pas de même lorsque l’ombre de Saint-Simon se profilera à l’horizon et que la conception d’une société industrialiste de celui-ci
affrontera la vision constantienne de l’ère du commerce et des conventions
légales.
*
Passant maintenant à Saint-Simon, la période à couvrir s’étend sur une
dizaine d’années, puisqu’elle va de la publication d’ECU (1814) à la recension d’un ouvrage de Dunoyer, parue en 1826 dans la Revue encyclopédique.
Entre ces dates, l’évolution de Saint-Simon s’effectue en deux temps : 1817,
c’est la découverte de l’industrie, 1824, c’est la critique du libéralisme au
nom de l’industrialisme. Le mot industrialisme a été forgé par Saint-Simon à
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33
34
Cet écart s’accentuera encore plus lors d’une deuxième édition – revue et augmentée – des Nouveaux principes en 1827.
Voici ce qu’en dit Halévy dans son beau survol des idées de Sismondi : « On peut
soutenir sans paradoxe que le sismondisme, considéré dans sa partie critique, sert
de base au Manifeste communiste ». Élie Halévy, L’ère des tyrannies. Paris, Gallimard,
1939 (Col. « Tel » , n° 138), p. 28.
L’expression est d’Élie Halévy.
70
Michel Bourdeau et Béatrice Fink
cette occasion35 pour désigner la théorie qu’il développait depuis 1817 et qui
résultait de l’influence de diverses doctrines élaborées depuis quelque temps,
en particulier celles de Constant et de Jean-Baptiste Say. Les mêmes influences s’exerçaient simultanément sur Charles Dunoyer et l’équipe du Censeur
Européen36, de sorte que les deux groupes furent un temps très proches. Les
divergences n’apparurent qu’en 1824, Dunoyer refusant de suivre SaintSimon dans sa critique du libéralisme. Deux années plus tard, l’écart s’étant
encore creusé, Benjamin Constant interviendra pour prendre la défense de
Dunoyer et dénoncer le « papisme industriel » de ses adversaires37.
Les jours troublés qui suivirent la publication d’ECU étaient peu propices
à la réflexion et, pour que les idées exposées dans l’ouvrage fissent leur
chemin, il fallut attendre que les Bourbons soient bien installés au pouvoir.
Ce n’est qu’en 1817 que Saint-Simon annonce au public sa nouvelle
découverte : le temps de l’industrie est arrivé. Jusqu’alors, ses écrits avaient
visé avant tout à établir la nécessité d’un nouveau pouvoir spirituel, confié
aux savants38. Son dernier livre, De la réorganisation de la société européenne,
écrit avec Augustin Thierry et publié en octobre 1814, au moment où
s’ouvrait le Congrès de Vienne, était moins un écrit de circonstance que le
développement de ses idées antérieures, les relations internationales étant
un des principaux attributs du pouvoir spirituel. C’est dire que les écrits de
1817 marquent dans son itinéraire un réel tournant, où il n’est pas difficile
de reconnaître l’influence de Benjamin Constant. Si le nom n’est guère cité,
la dette est en effet incontestable39. Le signe le plus manifeste s’en trouve
dans la reprise de l’opposition entre société militaire et société industrielle
35
36
37
38
39
Deuxième appendice du Système industriel : sur le libéralisme et sur l’industrialisme, p. 416. Les œuvres de Saint-Simon se présentent sous la forme d’une
masse de brochures, d’opuscules ou d’articles dispersés dans une foule de revues
éphémères et l’on en attend toujours une édition scientifique complète. Toutes
nos références (titre, date et page) renvoient à : Saint-Simon : Ecrits politiques et
économiques, anthologie critique, publié par J. Grange, Paris, Pocket, 2005. Sur
Saint-Simon, on pourra se reporter à l’ouvrage récent de P. Musso (éd.) : Actualité
du Saint-simonisme, PUF, 2004.
Voir E. Harpaz : « Le Censeur Européen », histoire d’un journal industrialiste, Revue
d’histoire économique et sociale, 1959, pp. 185–226.
Sur l’ensemble de cette période le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage déjà cité
de Gouhier, ainsi qu’à celui de Mary Pickering : Auguste Comte, an intellectual biography, vol. I, Cambridge U. P., 1993. La première partie de l’ouvrage (pp. 101–361)
dresse un tableau extrêmement vivant et détaillé du monde intellectuel dans
lequel évoluaient les divers auteurs dont il est question ci-dessous.
L’idée se trouve déjà dans ce qui est considéré comme son premier écrit, les Lettres
d’un habitant de Genève, 1803, p. 82.
Voir Gouhier, op. cit., pp. 33, 142 et sv. La dette avait déjà été signalée dès 1827 par
Dunoyer dans une Notice historique sur l’industrialisme que Gouhier analyse en détail.
De l’industrie à l’industrialisme
71
qui sert en particulier d’arrière-plan à ce que l’on a pris l’habitude d’appeler
la parabole de Saint-Simon 40. Sans doute il s’agit moins de mettre en valeur
l’opposition en tant que telle que d’en tirer les conséquences et d’exalter
les vertus de l’industrie naissante. « Tout par l’industrie ; tout pour elle ».
Puisque sur elle repose la société tout entière, il faut confier le pouvoir aux
industriels. La Correspondance au roi proposera donc à Louis XVIII que le
ministère des finances soit réservé à l’un d’eux, qui serait assisté d’un conseil
composé également d’industriels (Du système industriel, 1821, p. 169). C’est
bien l’ouvrage de Constant qui l’a mis sur la voie.
Ainsi qu’en témoigne cette ébauche de Démocratie en Amérique que
sont les Lettres à un Américain 41, Saint-Simon partage aussi avec Benjamin
Constant une commune adhésion au libéralisme ; c’est sur un autre point
que le premier se sépare du second et pose quelques jalons dans la direction
de la phase suivante. A l’époque, Saint-Simon est très proche des rédacteurs
du Censeur Européen42. Comme eux, il a lu J.-B. Say, et leur engagement en
faveur de l’industrie manifeste également l’influence de ce dernier43. Le
40
41
42
43
« Dans le fait il n’y a et il ne peut y avoir que deux systèmes d’organisation sociale
réellement distincts, le système féodal ou militaire, et le système industriel » (Du
système industriel, 1821, p. 362). « Avant la formation de la corporation des industriels, il n’existait dans la nation que deux classes, à savoir : celle qui commandait
et celle qui obéissait. Les industriels se présentèrent avec un caractère neuf ; dès
l’origine de leur existence politique, ils ne cherchèrent point à commander, ils ne
voulurent point obéir. Ils introduisirent la manière de procéder de gré à gré, soit
avec leurs supérieurs, soit avec leurs inférieurs ; ils ne reconnurent jamais d’autres
maîtres que les combinaisons qui conciliaient les intérêts des parties contractantes »,
Catéchisme des industriels, 1er cahier, 1823, pp. 391–392. Voir encore pp. 384–385.
L’industrie, t. 2 (mai 1817), pp. 432–448 ; on se souviendra que, comme beaucoup
d’aristocrates, Saint-Simon était allé en Amérique du Nord participer à la guerre
d’indépendance.
A partir de la seconde livraison de L’Industrie, les bureaux des deux revues se
trouvent à la même adresse, rue Gît-le-Cœur. Elles ont jusqu’aux mêmes collaborateurs, par exemple Augustin Thierry ou Auguste Comte (Gouhier, op. cit.,
p. 310). Dans la préface spéciale qu’il rédigea à l’occasion de la réédition de ses
opuscules de jeunesse, l’auteur du Système de politique positive désignait le Censeur
Européen comme « l’unique recueil périodique que la postérité distinguera dans le
journalisme français » (Ecrits de jeunesse, Mouton, Paris, 1970, p. 198).
« De tous ceux qui ont mis la main à l’œuvre, les savants qui ont écrit sur
l’économie politique me semblent avoir fait les travaux les plus utiles et le traité
d’économie politique de M. Say me paraît le livre dans lequel se trouve le plus grand
nombre d’idées positives coordonnées » (L’Industrie (1817), p. 444). L’ouvrage de
J. B. Say a été réédité récemment, agrémenté d’une substantielle introduction,
par G. Jacoud et Ph. Steiner (Paris, Economica, 2003). Voir également M. James,
« Pierre-Louis Roederer, Jean-Baptiste Say, and the concept of Industrie », History of
Political Economy, 9 (1977), pp. 455–475.
72
Michel Bourdeau et Béatrice Fink
concept de production passe au premier plan, d’où un changement lourd
de conséquences : « le principe : respect à la production et aux producteurs, est
infiniment plus fécond que celui-ci : respect à la propriété et aux propriétaires »
(p. 446). De plus, la production est donnée comme la fin de la société, de
sorte que Saint-Simon peut reprocher à Say de ne pas être allé jusqu’au bout
de ses idées : l’économie politique n’est pas une science autonome ; elle
appelle l’existence d’une science sociale.
On s’accorde en général à voir dans la publication du Catéchisme des
Industriels (1823–1824) un ultime et décisif changement dans la pensée de
Saint-Simon. Obéissant à la logique de sa propre pensée, celui-ci, qui s’était
contenté jusqu’alors de développer une forme scientifique de libéralisme,
se sépare de Dunoyer et lance une attaque frontale contre le libéralisme.
Gouhier, toutefois, ne partage pas cet avis : « Saint-Simon est un homme qui
s’agite mais ne change pas ; sa pensée s’adapte aux situations diverses d’une
société instable et, à l’occasion, se déguise ; sa grandeur même est dans le
rabâchage » (op. cit., p. 223). Il est difficile, pour une fois, de lui donner raison
et de nier que l’industrialisme, à cette date, prend un nouveau visage. –
Sans doute, en un sens, Saint-Simon reste libéral. Le système industriel vise
toujours à établir la plus grande somme de liberté, la société se comprend
comme réunion d’individus : autant de propositions encore admises à
cette date et que ses disciples abandonneront quelques années plus tard.
Mais il ne faut pas non plus perdre de vue que, sous la Restauration, tout
le monde ou presque se déclarait libéral44. La dissociation qui s’opère en
1823 entre libéralisme et industrialisme équivaut à une remise en chantier
du concept et ce serait en sous-estimer largement la portée que d’y voir un
simple changement de tactique de la part de Saint-Simon. On chercherait
en vain dans les écrits antérieurs tant l’analyse critique du rôle de la
bourgeoisie que la reconstruction historique sur laquelle elle s’appuie45.
44
45
Sur ce point, voir l’article du Dictionnaire général de la politique, de Block (1863),
que L. Jaume a réédité en appendice de L’individu effacé, Fayard, 1997, p. 566 : « En
France, on peut presque dire que, sous la Restauration, le parti libéral fut la nation
tout entière. Tout ce qui n’était pas ultra était libéral, ou du moins se disait tel, car il
faut bien ajouter que le pavillon du libéralisme couvrait toutes sortes de marchandises, et notamment beaucoup de bonapartisme ». Gouhier ne disait rien d’autre
lorsqu’il notait : « Comte est libéral comme quelqu’un qui a écrit le troisième volume
de l’Industrie. Casimir Perier est libéral comme quelqu’un qui a retiré sa subvention
à l’Industrie après le troisième volume » (Vie d’Auguste Comte, Paris, Gallimard, 1931,
pp. 94–95). Sur le rapport complexe de Saint-Simon au libéralisme, voir encore Ch.
Prochasson : Saint-Simon ou l’anti-Marx, Paris, Perrin, 2005, spécialement pp. 277–321.
Comparer les pages 386 à 400 aux huitième et neuvième lettres de l’Organisateur
(1820), pp. 262 et sv. L’opposition militaire-industriel est maintenant réinterprétée
dans le cadre du débat qui a longtemps occupé les historiens sur la part respective
des Francs et des Gaulois dans les origines de la nation : les militaires descendent
De l’industrie à l’industrialisme
73
Les libéraux, nous dit-on maintenant, sont des bourgeois, et non des
industriels46.
La nécessité de distinguer libéralisme et industrialisme s’appuie sur deux
arguments principaux. Tout d’abord, la bourgeoisie constitue une classe
intermédiaire, distincte de celle des industriels. Elle comprend : « les militaires qui n’étaient pas nobles, les légistes qui étaient roturiers, les rentiers qui
n’étaient pas privilégiés » (p. 384). L’histoire récente illustre la différence :
« ce ne sont point les industriels qui ont fait la révolution, mais les bourgeois » (p. 399) ; et ils l’ont faite à leur profit, ce qui leur a valu de se retrouver
parmi les gouvernants et explique que cette classe aujourd’hui pèse avec les
nobles sur le reste de la nation. En second lieu, Saint-Simon se livre à un
véritable exercice de sociologie politique avant la lettre. Jusqu’alors, nous
dit-il, deux composantes ont cohabité au sein du parti libéral, et la critique
ne vise que ses chefs (p. 417). Ici encore, la pierre de touche est fournie par
le rapport à la Révolution. L’esprit révolutionnaire qui survit dans les chefs
du parti libéral « est directement contraire au bien public »47. – En un sens,
Saint-Simon propose un redéploiement des forces sur la scène politique :
« la classe industrielle ne doit pas former d’autre alliance que celle qu’elle a
contractée sous Louis XI avec la royauté. Elle doit combiner ses efforts avec
la royauté pour établir le régime industriel » (pp. 399–400). Mais ne voir
dans ce changement d’alliance qu’une simple manœuvre tactique, comme
le fait Gouhier, c’est négliger l’ampleur du travail d’analyse sociologique qui
l’a rendu possible48.
46
47
48
des Francs et les industriels des Gaulois. Sur ce point souvent négligé, voir Cl.
Nicolet : La naissance d’une nation, Paris, Perrin, 2003.
Dans tout ce qui suit, on ne perdra pas de vue que, pour Saint-Simon, un industriel n’est pas, comme dans la langue actuelle, un patron, mais un producteur,
autant dire, un ouvrier. Sans cela, on ne pourrait pas comprendre que les industriels puissent représenter la quasi-totalité (plus des 24/25ièmes) de la population
(pp. 385, 407 et 420) ; mais cela signifie aussi qu’il n’y a pas de place pour la lutte
des classes.
Saint-Simon s’appuie ici sur la distinction entre périodes critiques et organiques,
appelée à jouer chez Comte un rôle décisif : « jusqu’à ce jour, la direction des
esprits a dû être essentiellement critique et révolutionnaire, parce qu’il s’agissait
de renverser le gouvernement féodal avant de pouvoir travailler à l’établissement
de l’organisation sociale industrielle ; mais […] aujourd’hui, la classe industrielle
étant devenue la plus forte, l’esprit critique et révolutionnaire doit s’éteindre et
être remplacé par la tendance pacifique et organisatrice » (p. 421). Les industriels
aspirent à « un ordre de choses calme et stable » et c’est pourquoi ils sont « animés
du désir de terminer la révolution » (p. 417). Comme on le verra, le groupe du
Globe partage la même aspiration.
Sur tous ces débats, on dispose d’un témoignage inattendu, celui de Stendhal qui,
stimulé par le succès de Racine et Shakespeare (1825), avait fait de cette querelle le
74
Michel Bourdeau et Béatrice Fink
Le dernier épisode a lieu en 1826, avec la publication, dans la Revue
Encyclopédique, d’un compte rendu, signé Benjamin Constant, de l’ouvrage
de Dunoyer : L’industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté,
paru l’année précédente. Tout en regrettant que son époque tende « à la
stabilité et, si l’on veut, au bon ordre plus qu’à la vertu morale », Constant, qui
n’avait pas jugé bon de répondre aux attaques précédentes, ne remettait pas en
cause son adhésion à l’industrialisme et continuait à suivre Dunoyer en « tout
ce qu’il dit des avantages de l’état industriel, des résultats heureux qu’il doit
amener infailliblement, des obstacles qu’il rencontre encore et des moyens
de les surmonter »49. Le passage le plus remarquable, et le plus remarqué, se
trouve toutefois dans le court post-scriptum où l’auteur prenait la défense
de Dunoyer, qui venait d’être accusé d’individualisme dans Le Producteur, et
dénonçait ouvertement le « papisme industriel » de la « nouvelle secte »50.
49
50
sujet d’un second pamphlet, fort mal reçu, celui-ci, pour des raisons que Michel
Crouzet décrit en détail dans la préface à la réédition qu’il a donnée de ce petit
texte (D’un nouveau complot contre les industriels, suivi de Stendhal et la querelle
de l’industrie, édition établie, annotée et présentée par Michel Crouzet, Jaignes,
La chasse au Snark, 2001). L’intervention de Benjamin Constant est examinée
pp. 107 et sv.
L’industrie et la morale considérées dans leur rapport avec la liberté, dans E. Harpaz, op.
cit., n. 26, pp. 89 et 99 ; le compte rendu a été repris, avec quelques changements,
dans les Mélanges de 1829, mais nous préférons citer la version originale, qui
permet de saisir sur le vif la réaction de Constant. Voir également Coup d’œil sur
la tendance générale des esprits au XIXe siècle, paru dans la Revue Encyclopédique de
1825, et repris dans le même recueil de Harpaz, p. 73.
« Dans toute dissidence d’opinion, dans toute divergence d’efforts, cette secte voit
l’anarchie. Elle s’effraie de ce que tous les hommes ne pensent pas de même, ou,
pour mieux dire, de ce que beaucoup d’hommes se permettent de penser autrement que ne le veulent ses chefs ; et pour mettre fin à ce scandale, elle invoque un
pouvoir spirituel qui, par des moyens qu’elle a la prudence de ne pas nous révéler
encore, ramènerait cette unité si précieuse, suivant elle, comme suivant les auteurs
plus célèbres de l’Indifférence en matière de religion, et des Soirées de Saint-Petersbourg ». Constant prenait alors une nouvelle fois la défense de la doctrine critique
et du libre examen qui lui sert de fondement. Ce que les saint-simoniens décrivent
comme une anarchie morale « est aussi nécessaire à la vie intellectuelle que l’air à
la vie physique. La vérité est surtout précieuse par l’activité qu’inspire à l’homme
le besoin de la découvrir. Quand vous auriez fait triompher la théorie positive
que vous proclamez sur les théories critiques, et quand votre théorie positive ne
se composerait que d’un enchaînement des vérités les plus lumineuses, savezvous quel serait le chef-d’œuvre que vous auriez accompli ? Vous auriez rendu
à l’esprit humain cette habitude de croire sur parole, qui l’a tenu tant de siècles
dans l’apathie et l’engourdissement. » (pp. 100–101) ; sur ce point, cf. G. Chabert :
Un nouveau pouvoir spirituel : Auguste Comte et la religion scientifique au XIXe siècle,
Presses de l’université de Caen, 2004, qui commente ces textes.
De l’industrie à l’industrialisme
75
Depuis 1824, en effet, des changements considérables s’étaient produits.
Tout d’abord, Saint-Simon était mort le 19 mai 1825, non sans avoir
auparavant publié son Nouveau christianisme, qui faisait passer au premier
plan la question religieuse. Aussitôt après, le 1er juillet, une société était
créée, avec pour directeurs Olinde Rodrigue et Prosper Enfantin, dans le
but de lancer un journal destiné à mieux faire connaître la doctrine du
maître. Une nouvelle ère s’ouvrait dans l’histoire du saint-simonisme. De
surcroît, au même moment, les disciples de Saint-Simon recevaient un appui
inattendu de La Mennais et de son groupe. Les rédacteurs du Producteur et
ceux du Mémorial catholique s’accordaient en effet à voir dans la restauration
d’un pouvoir spirituel le seul moyen de mettre fin à l’anarchie morale et
intellectuelle consécutive à la ruine de l’Ancien Régime51. Il y a tout lieu de
penser que c’est moins l’attaque contre la liberté, présente chez Saint-Simon
depuis 1821 et d’ailleurs toujours qualifiée, que cette alliance des papistes
et des industrialistes qui a suscité la vive réaction de Benjamin Constant.
Alors que, considérée séparément, aucune de ces deux forces n’était en
mesure d’inquiéter les libéraux, leur union pouvait constituer une menace
sérieuse.
Constant, s’il fut le premier à alerter la vigilance des amis de la liberté,
ne fut pas le seul. Cousin, dans la préface de ses Fragments philosophiques
(également de 1826), embrassait lui aussi dans une même réprobation
l’industrialisme et la théocratie, coupables « d’entraîner tous les esprits hors
des voies larges et impartiales de la science », – « façon pour lui de reprendre
place dans un débat où il est un peu oublié depuis que son enseignement a
été suspendu en novembre 1820 » remarque J.-P. Cotten dans le texte déjà
cité – , et dans Le Globe Damiron, un proche de Cousin, dénonçait à son tour
le papisme industriel52. Ainsi que le note fort bien Goblot, dans le débat,
les Globistes se trouvaient pris entre deux feux. D’un côté, ils se déclarent
libéraux. De l’autre, ils refusent de s’en tenir à la seule critique ; ils veulent
reconstruire, fonder, comme Th. Jouffroy, un dogme nouveau. Rien d’éton51
52
Tout en notant que « la doctrine que nous professons est de tout point opposée
à la doctrine du passé », Bazard, un des deux théoriciens du mouvement saintsimonien, constate qu’ils portent le même jugement « sur l’époque actuelle, sur
son caractère moral et intellectuel » (Le Producteur, vol. 3, p. 320) ; cité d’après
une étude de J.-P. Cotten dont on peut espérer qu’elle sera bientôt publiée et que
l’on peut entre-temps consulter sur : http://www.augustecomte.org/. Nous tenons
à remercier J.-P. Cotten qui nous a aidés à voir clair dans la période de grand
bouillonnement intellectuel qui a suivi la chute de Napoléon.
Outre J.-P. Cotten, voir J.-J. Goblot : La jeune France libérale, Le Globe et son groupe
littéraire, 1824–1830, Plon, 1995, pp. 247–258 et 523–528, qui décrit en détail
les rapports des Globistes avec les autres revues de l’époque. Sur Damiron et le
papisme industriel : n. 148, p. 630.
76
Michel Bourdeau et Béatrice Fink
nant s’ils se reconnaissent dans l’opposition entre période critique et période
organique, qu’ils décrivent en des termes à peine différents. Producteurs et
Globistes sont en effet marqués par une même expérience historique : un
ancien régime à jamais disparu, un avenir tout entier à construire. Constant
n’appartient de toute évidence pas à cette génération.
A diverses reprises, Comte donne comme allant de soi que ce sont
ses Considérations sur le pouvoir spirituel, parues dans trois livraisons du
Producteur (décembre 1825 – février 1826) qui sont visées par les accusations
de « papisme industriel ». Nulle part, pourtant, Benjamin Constant ne mentionne son nom et il y a tout lieu de penser que le texte du Producteur que
Benjamin Constant a sous les yeux quand il écrit son compte rendu est celui
auquel il avait déjà fait expressément allusion quelques lignes plus haut, et
qui est signé Rouen53.
Ceci étant, Les Considérations sur le pouvoir spirituel avaient trouvé
immédiatement un large écho. La Mennais en avait parlé de façon favorable
et le numéro de la Revue Encyclopédique où paraissait l’article de Constant
sur Dunoyer contenait également un article d’Adolphe Garnier, un élève de
Cousin, qui s’en prenait cette fois nommément à Comte ; ce qui tend, soit
dit en passant, à montrer que Comte à cette époque était considéré comme
un membre de la « secte » Saint-Simon, et même un de ses membres les plus
en vue.
L’article de Benjamin Constant vise-t-il également Comte, comme
celui-ci l’affirme ? C’est donc peu probable, sans que l’on puisse l’exclure. Ce
qui est sûr en revanche, c’est que Comte, lui, a pris très au sérieux l’objection
qui, croyait-il, lui avait été adressée. Evoquant, dans une lettre à Stuart Mill,
« le plus dangereux reproche que pût encourir la nouvelle école [positiviste],
de tendre simplement à transférer aux savants actuels l’ancien pouvoir des
prêtres », il ajoutait :
53
Un passage entre guillemets dans le texte de Constant correspond presque mot
pour mot à l’extrait du Producteur reproduit en note par Harpaz (op. cit., p. 101)
et qui décrit le rôle important mais limité que les saint-simoniens accordaient à
la liberté : « elle combat toutes les puissances qui s’opposent à la progression de
l’espèce humaine ; elle n’a pas la mission de féconder le monde il est vrai, mais de
le purifier, pour le livrer ensuite au pouvoir générateur de la science. Ce n’est que
lorsque, la détournant de sa fonction naturelle, on veut en faire un instrument
d’édification que la liberté dénaturée devient une cause permanente d’anarchie ;
on ne fonde alors que des oppositions factices, de plus en plus nombreuses, qui
épuisent la société en mouvements qui se neutralisent, et en activité sans résultats. Il est des temps où les idées de liberté n’ont plus que peu de chose à faire, où
il est bien plus urgent de coordonner que de dissoudre, et où la théorie positive
doit succéder aux théories critiques ».
De l’industrie à l’industrialisme
77
Il y a près de vingt ans que j’ai senti la nécessité de veiller surtout à éviter
cette accusation spécieuse, par suite d’un article où Benjamin Constant,
au sujet de mon premier travail sur le pouvoir spirituel, témoignait des
craintes sérieuses d’une sorte de théocratie scientifique. Pour bien comprendre toute la gravité de cet écueil, qui pouvait discréditer dès le début
la nouvelle philosophie, j’ai toujours pensé que nous devions surtout
compter sur l’école révolutionnaire proprement dite, d’où peuvent seules
nous surgir, dans l’origine, des adhésions franches et complètes, comme
le récent exemple de Littré le confirme éminemment54
Revenons à Constant et à ECU. La langue dont se sert l’auteur pour mettre
en avant sa conception d’un monde fait de réseaux de communication
étayé par le commerce, soit dit celui de la modernité, n’est pas sans poser
problème. Plus d’un critique a noté dans cet ouvrage un ton d’appréhension, voire de méfiance devant le spectre d’une uniformisation de la société
contemporaine et à venir. Chez Constant, l’uniformité, antithétique de
par sa nature à l’individualisme, est tout autant bête noire que l’arbitraire,
auquel elle est d’ailleurs apparentée. Ce courant d’appréhension traverse
ECU en filigrane et émerge au chapitre XIII de la première partie ainsi qu’au
premier des deux chapitres ajoutés à la quatrième édition55. Uniformité
54
55
A John Stuart Mill, 25 décembre 1844, Correspondance Générale, Paris, Mouton,
1973–1990, t. 2, p. 308. Comte avait déjà évoqué cet épisode dans une lettre à
A. Marrast du 7 janvier 1832, qualifiant Benjamin Constant de « philosophe plein
de sagacité » (Correspondance Générale, t. 1, p. 232), ce qui confirme le poids qu’il
accordait à l’objection. Quelques années plus tôt, sollicité de donner son avis
sur le premier volume de l’ouvrage de Constant sur la religion, il portait un tout
autre jugement : « Tout cela n’est que la besogne commune d’un protestant français,
homme d’esprit mais n’ayant jamais réfléchi sur rien. C’est du moins ce qu’il m’a
semblé d’après le peu que j’en connais. » (Correspondance Générale, t. 1, p. 137).
L’objection est encore évoquée en 1854 dans la préface spéciale de l’appendice du
Système de politique positive, où Comte, dans le but de rendre manifeste l’unité de
sa pensée, reproduisait les plus importants de ses écrits de jeunesse : « Ma tendance
continue à fonder un nouveau sacerdoce devint dès lors [1826] assez prononcée
pour m’attirer à la fois les reproches de l’école révolutionnaire, sous prétexte de
théocratie, et les félicitations de l’école rétrograde, au nom de l’ordre. Le contraste
des deux appréciations que ce travail inspirait à deux écrivains accrédités (Benjamin Constant et La Mennais) indiquait déjà l’attitude normale du parti que
j’instituais envers ceux dont ils étaient les chefs respectifs. Cette opposition put
être spécialement vérifiée chez un même esprit, quand l’éloquent défenseur du
catholicisme devint aveuglément hostile à la doctrine positive, à mesure qu’il
dégénérait en déclamateur révolutionnaire » (Ecrits de Jeunesse, Paris, Mouton,
1970, p. 199). On remarquera le changement de ton. Un an après, Comte lancera
un Appel aux conservateurs.
Les deux chapitres en question s’alimentent largement du Livre XV des Principes
de 1806 où l’uniformité fait partie d’un trio d’ « idées pernicieuses » dont les
78
Michel Bourdeau et Béatrice Fink
d’idées et d’institutions, c’est-à-dire en termes d’aujourd’hui standardisation
et planification centralisée. C’est ce que Karl Popper, dans l’édition anglaise,
donc originale, de son livre sur l’historicisme appelle « social engineering »56.
Or, le système social que conjurent et configurent les disciples de SaintSimon, sinon Saint-Simon lui-même, à partir d’une classe de producteurs, ce
« socialisme moderne » pour citer Halévy, a précisément les caractéristiques
de l’uniformité – auréolée par surcroît d’une dimension mystico-métaphysique bien à l’écart des idées religieuses de Constant – qui sont inadmissibles
pour ce dernier et son libéralisme. Si Sismondi, et même parfois Dunoyer
sont à l’occasion en désaccord avec Constant, celui-ci, défendant les idées
de Dunoyer, passe à l’offensive contre les Saint-Simoniens et leur « papisme
industriel ». L’héritage de Saint-Simon avait dévié de son parcours d’origine,
tout comme le Maître avait dévié du sien. L’écart grandissant entre l’industrie et l’industrialisme, entre Constant et les Saint-Simoniens était devenu
incontournable.
56
deux autres sont la stabilité (souvent dit le stationnaire) et « le désir inconsidéré
d’améliorations prématurées », p. 385. Autre preuve, si besoin en est, que la mise
en place du système d’idées de Constant remonte aux toutes premières années du
siècle.
Autrement dit, ingénierie sociale. Karl Popper, The Poverty of Historicism. Londres,
Routledge, 1961. Voir en particulier les pages 42 à 45. Les arguments de Popper,
pour qui l’historicisme présuppose une vision organique ou « holiste » de la société,
ne sont pas sans poser problème quant à la compatibilité entre le libéralisme
individualiste de Constant et sa vision de l’histoire. La réflexion de L. Jaume, dans
les chapitres qu’il consacre à Constant dans son L’individu effacé, va dans le même
sens.