paradigme complexité

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paradigme complexité
Leçon 116.
Le paradigme de la complexité
http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/theorie5.htm#principe%20hologramatique
L’intellect est un outil fait pour l’analyse, fait pour distinguer vrai/faux, séparer ce qui est mélangé,
discriminer entre le réel et l’illusoire. L’usage coupant de l’intellect est prompt à ériger des oppositions
duelles et à marquer des séparations brutales. L’intellect rationalise dans la dualité et il aime les
séparations tranchées. L’intellect n’a bien sûr pas un lien absolument nécessaire avec cette forme de
modèle qui a fait le succès du savoir en occident, l’approche objective de la connaissance. L’histoire de
l’occident est une chose, la structure du mental en est une autre. Cependant, on ne peut pas ne pas
remarquer que l’approche objective de la connaissance est tout de même un mode de pensée assez
singulier qui tend à opposer le sujet et l’objet. De même, il est patent, que l’état actuel de notre savoir se
trouve dans une extrême fragmentation. La segmentation de nos disciplines en sous disciplines et l’état
actuel de non-communication des sciences entre elles, est en étroite relation avec un mode de pensée
fragmentaire qui provient directement de l’usage coupant de l’intellect. La pratique de l’érudition, comme
modèle d’étude universitaire, procède du même esprit. Le commentarisme consiste à disséquer une œuvre
dans ses moindres éléments.
Or, une pensée qui sépare, oppose, disjoint, procède à des simplifications abusives en érigeant des
oppositions abstraites, qui ne se rencontrent pas dans le réel. Une pensée compartimentée, qui ne
communique avec rien d’autre qu’elle-même, prend le risque de s’appauvrir et d’être incapable
d’embrasser la complexité du réel. Elle peut se figer en doctrine, en théorie, en idéologie. Elle risque de ne
plus pouvoir relier ce qu’elle a séparé ; de perdre toute faculté de synthèse, de ne pas pouvoir voir être
fécondée par un point de vue différent du sien. Percevoir la complexité, c’est assumer la contradiction,
appréhender une unité qui ne nie pas les différences, mais s’en nourrit. C’est dépasser la mutilation du
savoir trop ésotérique et le cloisonnement stérile de l’hyperspécialisation. Le sens de l’analyse, nous
n’avons pas à faire beaucoup d’effort pour la développer. Par contre, le sens de la complexité s’apprend et
nécessite même une réforme de la pensée. Tel est le projet de l’œuvre d’Edgar Morin qui tourne autour
d’une seule question :
comment pouvons pouvons-nous appréhender la complexité du réel sans la
réduire?
Ce que nous devons envisager, c’est la nécessité de dépasser le cloisonnement du savoir. Ce qui est
latent dans ce problème, c’est l’aptitude de la pensée à tout à la fois recevoir la complémentarité de point
de vue différent, et ainsi de dépasser les contradictions artificielles. Il n’est cependant pas certain que cela
puisse être obtenu seulement par les efforts de la pensée, car c’est bel et bien le réel qui est complexe,
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parce qu’il est en définitive paradoxal. Peut-on, au moyen du paradigme de la complexité approcher le
paradoxal ?
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*
A. Ordre, désordre et complexité
Le terme latin complexus signifie tissé ensemble. Le terme de complexité renvoie à entrelacement
inaperçu sous-jacent à l’apparition d’un phénomène. C’est un peu comme le tapis qui présente sur sa
texture visible une image colorée aisément et identifiable, mais qui est le résultat de l’entrelacement d’un
grand nombre de fibres et d’un tissage subtil qui lui n’est pas évident au regard. L’image du tapis est
simple, l’entrelacement lui est complexe. En informatique nous avons un autre exemple du même type.
L’interface entre l’utilisateur et la machine est très simple. Cependant, derrière chaque petite icône sur
l’écran, il y a un dispositif énorme de programmes d’une grande complexité. L’effort de programmeur est
de cacher au maximum la tuyauterie et de ne laisser paraître que la simplicité des commandes, simplicité
qui dissimule la grande complexité des programmes.
1) Dans l’idée de complexité il y a l’idée que des liens existent entre les éléments d’un Tout bel et bien
réel, qui se trouve donc être un système. Or la démarche naturelle de l’intellect va dans la recherche des
parties, du simple, comme élément dernier d’un composé. L’eau est analysée en chimie sous la formule
H²O, deux molécules d’hydrogène, une molécule d’oxygène. Hydrogène et oxygène sont les composants
simples d’une structure plus complexe qui est l’eau que nous rencontrons dans le réel à l’état liquide,
solide ou gazeux. La démarche analytique est extrêmement efficace. Son territoire n’est rien d’autre que la
totalité des sciences depuis la modernité. La démarche analytique a fait tout le succès des sciences de la
nature. Et les sciences humaines lui ont emboîté le pas au XIXème siècle.
Elle a cependant un revers, elle taille, coupe, sépare, décompose, ce qui dans le réel est étroitement uni
et jamais disjoint, elle tend dans son explication à simplifier les processus du réel. Elle ne parle pas de
l’organisation du réel, de la dynamique vivante de son auto-organisation, elle ne donne aucune clé de
l’unité, elle ne raisonne jamais en terme d’interactions et elle ne peut que très laborieusement supposer
une « synthèse » abstraite et reconstruite de ce qu’elle a séparé. Elle est surarmée pour disjoindre,
distinguer, elle est parfaitement démunie pour relier et réunir ce qu’elle a d’abord séparé. Elle est plus à
l’aise dans ce qui est distingué, isolé, limité, que dans ce qui est relié, vaste et global. Elle n’a tout
simplement pas le sens de la complexité de ce qui est. De fait, le concept même d’explication scientifique
est analytique. C’est devenu un lieu commun par exemple que de dire de la biologie qu’elle est beaucoup
plus à l’aise avec l’analyse de cellules mortes en laboratoire, qu’avec l’observation de l’individualité
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vivante dans son milieu naturel. Penchant de l’analyse. Ce qui se reflète encore très largement dans
l’enseignement scolaire. Il suffit d’ouvrir un manuel de biologie de terminale pour le constater
directement.
Le modèle de l’approche analytique, nous le rencontrons chez Descartes, dans l’énoncé même des
règles contenues dans le Discours de la Méthode. Descartes y montre que la pensée rigoureuse doit
décomposer son objet en autant de partie qu’il en faudra pour le résoudre. Elle doit faire des
dénombrements entiers ne rien omettre et ne se fier qu’aux idées claires et distinctes qui ont été posée par
l’analyse. C’est à ce type rigueur intellectuelle que nous pensons quand nous parlons d’esprit cartésien.
Mais l’analyse est aussi précise qu’elle est myope.
Si on décompose le tout, on peut effectivement y trouver bien des éléments simples, mais
immédiatement, on perd le fonctionnement de la totalité et le sens de l’organisation. Or la configuration
des éléments n’est jamais indifférente et l’intensité, la richesse et la diversité des relations ne l’est pas
davantage. La totalité et l’organisation échappent à l’analyse, car elles ne se rencontrent que dans
l’intuition d’une complexité qui n’est pas et ne peut pas être analytique. Il faut bien à un moment que l’on
est un regard plus enveloppant, il faut affronter la complexité et admettre alors qu’il est impossible de
saisir une partie sans embrasser le Tout. C’est une maxime célèbre de Pascal dans les Pensées. Or il
semble que la science moderne ait bien plutôt pris le parti de la décomposition contre l’appréhension
globale.
La Modernité a occulté Pascal, au profit de Descartes. (texte) L’introduction d’une approche globale
débouche sur des interrogations que ne peut pas résoudre l’approche analytique. Le paradigme mécaniste
de la science, fort de ses succès, alimentait la croyance dans des certitudes fondamentale et définitive. On
a par exemple cru au XIXème siècle que la physique était achevée. A l’inverse, le paradigme de la
complexité nous met devant l’incertitude. Il soulève des questions inédites, des questions oubliées, qui
n’étaient même pas formulables autrefois. Et nous savons que nos réponses scientifiques sont à jamais
révisables. Au siècle du positivisme Marcellin Berthelot pouvait écrire sur un ton très sérieux : «
Désormais, le monde est sans mystères » ! Ce genre de formule prête aujourd’hui à rire. Le paradigme de
la complexité n’a pas cette prétention, ou plutôt il affirme carrément qu’il n’y a pas de certitude
scientifique et qu’il est même inutile d’en chercher !
Que s’est-il donc passé entre temps ? Depuis les années 1950, une lame de fond a émergé dans la
représentation scientifique dont la dynamique tient à une nouvelle forme de pensée, la pensée systémique.
(Il est vivement conseillé sur ce sujet de lire le petit chef-d’œuvre de Joël de Rosnay,Le Macroscope). La
naissance de la cybernétique, qui en a été l’initiatrice, a eu un impact considérable dont nous commençons
seulement maintenant à saisir toutes les implications. Dans la foulée, le développement de nouveaux outils
mathématiques, l’empire grandissant de la modélisation informatique, la recherche sur l’intelligence
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artificielle, lavirtualisation des systèmes dynamiques et la mutation radicale des grandes théories
physiques, en rupture avec la physique héritée de Newton, exigent une révision complète de notre
représentation du monde. Le travail de pionnier d’Edgar Morin recueille cet héritage et montre avec quels
nouveaux outils, nous sommes désormais en mesure de mieux affronter la complexité du réel.
2) L’apparition du paradigme de la complexité s’est faite partir d’une crise à laquelle a conduit le
paradigme de la science classique. Selon Edgar Morin, c’est d’abord la découverte de l’irréductibilité du
désordre dans l’univers des sciences physiques qui a ébranlé l’édifice de la représentation simplifiante de
la physique classique. Et tout d’abord, l’irruption de l’indétermination en micro-physique, et les
développements renversants de la mécanique quantique. Heisenberg et Bohr ont montré que dans
l’infiniment petit, le déterminisme cessait de valoir, comme il vaut dans l’univers des objets que nous
rencontrons à l’échelle de la vigilance quotidienne. Au niveau le plus subtil de la matière, il ne saurait être
question de parler de choses situées dans l’espace et dans le temps. Il n’y a que des probabilités
d’événements au sein d’un bouillonnement d’énergie en mouvement continuel. Plus de lois « simples ».
Plus d’éléments « simples ». L’atome, le simple par excellence, sous la forme de l’insécable que l’on
cherchait en physique, s’est révélé lui-même complexe. Et c’est la recherche de l’élément simple qui a
finit par sembler simpliste. L’énergie fondamentale de la matière semble animée d’une fluctuation
chaotique où il serait vain de rechercher cet ordre géométrique qui suscitait l’admiration des modernes.
Exit donc Descartes et Newton et la volonté totalitaire d’enfermer le réel dans un déterminisme absolu.
Dans un hymne très ancien du Rig Veda, adressé au Soi suprême, il est dit :
3. Au Commencement, les ténèbres étaient enveloppées de ténèbres; l'eau se trouvait sans impulsion.
Tout était confondu. L'être reposait au sein de ce chaos, et ce grand Tout naquit par la force de son
Ardeur (tapas).
Et bien, il semble que la nouvelle physique en soit venue à réhabiliter ce Chaos primordial. L’univers de
la physique nouvelle n’est pas l’horloge bien rodée, réglée une fois pour toute, du paradigme mécaniste.
Le déterminisme de Laplace est un mythe. Le champ unifié d’où émerge les particules élémentaires, selon
la physique quantique, est une potentialité infinie et l’ordre macroscopique que nous rencontrons dans
l’univers jaillit d’une fluctuation rebelle à toute prévision. Heisenberg a montré qu’il est impossible de
connaître précisément à la fois la position et la vitesse d'une particule à un moment donné. Cette
incertitude heurtait de front l’ancienne conception de Laplace, selon laquelle la connaissance de la
position et de la vitesse d’un corps, à un moment donné, permettrait la prédiction de leur position au
moment suivant. Les inégalités d'Heisenberg montrent que des variables comme la position et la vitesse,
ou encore énergie et la position, ne peuvent pas être déterminées simultanément. La théorie quantique
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introduit un flou probabiliste dans toute mesure.
La théorie du chaos, désormais très en vogue dans la nouvelle physique, généralise cette hypothèse de
flou probabiliste et introduit directement une nouvelle approche qui n’est rien d’autre que le modèle de la
complexité. (Voir à ce sujet Prigogine et Stengers La Nouvelle alliance, livre II, p.165 sq.). La théorie du
chaos implique, comme Poincarré l’avait déjà compris, ce que l’on appelle en physique une sensibilité
critique aux conditions initiales". Ce qui veut dire qu’une "cause très petite qui nous échappe détermine un
effet considérable que nous ne pouvons pas voir, et alors nous disons que c'est l'effet du hasard […]. Il
peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les
phénomènes finaux. La prédiction devient impossible ." Cela s’appelle l’effet papillon. Au niveau de la
météorologie, par exemple, nous savons que notre planète fonctionne comme un système complexe et
même comme un système vivant en interaction constante et dynamique. Selon la théorie du chaos, la
propagation d’une fluctuation minimale pour retentir dans la totalité du système qui devient dès lors
imprévisible. Ce qui veut aussi dire qu’il ne s’agit pas de tout expliquer par l’aléatoire ou l'arbitraire
d’un dieu chaos. Les développements de la thermodynamique ont plutôt conduit à la découverte de la
complémentarité des notions d’ordre et de désordre en physique.
Désormais, on ne peut plus éliminer le désordre de la physique. Y compris de la cosmologie. Einstein,
le dernier, a tenté de restaurer l’idée d’un univers stable et ordonné, en introduisant une constante
cosmologique, alors même que ses équations le menaient directement à l’idée d’un univers instable et en
devenir. La découverte de Hubble du fond de rayonnement de la naissance de l’univers a fait éclater les
dernières tentatives de sauver l’image d’un univers bloc. Elle a conduit à la résurrection de l’idée du
Devenir d’un cosmos singulier qui n’a plus rien à voir avec la représentation de l’univers de Newton qui
gouvernait toute la physique classique. Sur ce point, Prigogine rend un hommage appuyé à Bergson.
Bergson avait développé dans son œuvre l’idée que le Temps est en son essence même création
imprévisible, création de nouveauté, et pas seulement changement dans répétition. La vision de la nouvelle
physique autorise une interprétation de la durée comme création imprévisible, parce qu’elle admet
l’irréductibilité du désordre.
La notion de hasard occupe donc une place importante dans la nouvelle physique, mais ce qui est très
nouveau, c’est que la reconnaissance du hasard est en réalité une mise en demeure du paradoxal et une
leçon sur l’incertitude de la représentation scientifique. Selon le mathématicien Chaïtin, nous ne pouvons
même pas prouver si ce qui nous semble hasard n’est pas dû à notre ignorance. Edgar Morin commente : «
ainsi, d’une par, nous devons constater que le désordre et l’ordre son présent dans l’univers actif et son
évolution, d’autre part, nous ne pouvons résoudre l’incertitude qu’apportent les notions de désordre et de
hasard ; le hasard lui-même n’est pas certain d’être hasard. L’incertitude demeure, y compris en ce qui
concerne la nature de l’incertitude que nous apporte le hasard ».
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B. Complexité et auto-organisation
La complémentarité de l’ordre et du désordre, la présence dans le réel d’une corrélation des
événements, la récurrence des processus, nous montrent à quel point même les phénomènes physiques se
comportent comme intégrés dans un système et nous obligent à aborder la complexité du réel sous l’angle
de l’organisation.
Dans la représentation classique des sciences, la question de l’organisation était plutôt dévolue à la
biologie. S’il est bien une chose que nous pouvons difficilement remettre en question, c’est le caractère
admirable de la puissance d’organisation du vivant. On peut ignorer l’auto-organisation au sein de la
matière, - ce n’est que depuis peut que la question a été sérieusement étudiée. On peut continuer à regarder
les sociétés humaines en faisant abstraction de leur fonctionnement global - nous sommes très lent à
comprendre que la pensée systémique ne concerne pas seulement la compréhension de la Nature. Mais
tout de même, l’auto-développement du vivant nous met de manière éclatante sous les yeux le problème
de l’auto-organisation, problème que le paradigme mécaniste n’a jamais vraiment su résoudre. Il est assez
remarquable par exemple que la question de l’auto-référence n’est envisagée chez les philosophes que
sous l’angle de la biologie. L’émergence du paradigme de la complexité renouvelle de manière assez
remarquable la question de l’auto-organisation.
1) Selon Edgar Morin, la découverte de la singularité dans les sciences naturelles et la transgression
des limites de l’abstraction universaliste sont déjà des avancées dans cette direction. Par abstraction
universaliste, on peut entendre le concept moderne qui voit dans le savoir scientifique une visée de
l’universel au sens strict, en ne prenant pas en compte la singularité, la localité et la temporalité. Pour le
positivisme du XIXème siècle, par exemple, l’histoire, jugée à l’aune de la physique de Newton, est une
discipline qui restait immature, parce qu’elle ne pouvait pas produire un ordre de généralité élevé, des lois
positives, une théorie abstraite. Elle était irréductiblement une connaissance de la singularité des
événements. Située dans l’espace et dans le temps elle ne parvenait pas à composer un savoir de type
universel. Le sous-entendu implicite est donc qu’un savoir ne mérite le titre de science que s’il constitue
une théorie abstraite et universelle qui résorbe la singularité.
On peut dire que le paradigme de la complexité retourne de fond en comble ce point de vue
précisément contre les sciences de la Nature. La singularité est la réalité même, elle omniprésente et
impossible à réduire. Elle une synthèse de l’universel et du particulier et le statut de toute existence
organisée, que ce soit sur le plan de la matière, du vivant où dans le champ anthropologique. Je cite Edgar
Morin : « la biologie actuelle neconçoit plus du tout l’espèce comme un cadre général dont l’individu est
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un cas singulier. Elle conçoit l’espèce vivante, comme une singularité qui produit des singularités. La vie
elle-même est une organisation singulière parmi les types d’organisation physico-chimiques existants.
Plus encore, les découvertes de Hubble sur la dispersions des galaxies et la découverte du rayonnement
isotope venant de tous les horizons de l’univers ont amenée la résurrection d’un cosmos singulier qui
aurait une histoire singulière où surgirait notre propre histoire singulière ». Non seulement donc l’histoire
n’a pas à dépasser la singularité qu’elle découvre, mais c’est l’ensemble des sciences qui doit accepter
justement la singularité de leur objet. La transgression de l’abstraction universaliste implique aussi que
l’on reconnaisse la localité et la temporalité à l’intérieur des sciences. Ce qui implique par exemple que la
physique prennent en compte la dynamique du Temps dans l’univers, ce qui n’entrait pas dans ses
préoccupations dans son paradigme mécaniste classique. L’historicité en effet n’entrait pas en compte
dans la représentation des sciences de la Nature du XIXème siècle.
2) A partir du moment où la problématique de la singularité revient au premier plan, se pose la question
de son unité fondamentale. Ce qui est aussi très nouveau et qui constitue une véritable remise en question
de la science classique, c’est la découverte de la complexité de la notion d’organisation. Le propre d’une
explication analytique est de décomposer un processus dans ses éléments simples et d’avoir illico
tendance à ne concevoir l’organisation que comme une somme, une agrégation des parties. C’est un peu la
logique du bricoleur qui démontre l’horloge dans ses rouages et ne voient avant tout dans l’horloge
l’ajustement d’une somme de pièces, de parties, dans des mécanismes, plutôt qu’un tout dont
l’organisation est première. La pensée systémique introduit un point de vue en admettant délibérément
l’existence de fait du tout, et de son fonctionnement global et elle permet comprendre en quoi consiste le
processus de l’organisation. Il n’existe pas dans l’univers d’entité séparée. La séparation est une illusion.
Tout existence prend place dans un système. Le tout n’existe que par rapport à des parties et les parties
n’existent que par rapport à un tout et cela à tous les niveaux d’existence : depuis l’infiniment petit de la
matière, à l’infiniment grand de la matière, l’univers, au niveau du vivant, de l’interaction des vivants
entre eux, et au niveau de la société humaine, dans l’intrication relationnelle de toute société et celle des
différentes sociétés entre elles.
Un des paradoxe de l’organisation, c’est d’abord qu’en elle, le tout peut être moins que la somme de
ses parties : l’organisation a tendance à inhiber l’initiative individuelle, à instaurer des contraintes et des
limites, à imposer son inertie. La conscience collective, au niveau social par exemple, a un poids qui pèse
sur les virtualités libres de chacun. L’Etat est une structure dont la lourdeur a été souvent soulignée. En
même temps , le tout est aussi plus que la somme de ses parties « parce qu’il fait surgir des qualités qui
n’existaient pas sans cette organisation, ces qualités sont ‘émergentes’ c’est-à-dire que qu’elles sont
constatables empiriquement, sans être déductibles logiquement… Ainsi, nous voyons bien comment
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l’existence d’une culture, d’un langage, d’une éducation, propriété qui ne peuvent exister qu’au niveau du
tout social, reviennent sur les parties pour permettre le développement de l’esprit et de l’intelligence des
individus ». Une organisation n’est jamais statique, - si tant est d’ailleurs qu’il puisse y avoir quelque
chose de statique dans le monde relatif ! - et elle repose sur une tension des antagonismes qu’elle produit
et qu’elle contient. L’antagonisme, jouant son rôle peut devenir aussi complémentarité, sans que nous ne
puissions jamais prédire avec exactitude ce passage étrange du déséquilibre à l’équilibre. « Toute relation
organisationnelle, donc tout système, comporte et produit de l’antagonisme en même temps que de la
complémentarité. Toute relation organisationnelle nécessite et actualise un principe de complémentarité,
nécessite et plus ou moins virtualise un principe d’antagonisme (...). Tout système présente donc une face
diurne, émergée, qui est associative, organisationnelle, fonctionnelle, et uneface d’ombre, immergée,
virtuelle qui en est le négatif. Il y a antagonisme latent entre ce qui est actualisé et ce qui est virtualisé ».
Un autre paradoxe de l’organisation est ce qu’Edgar Morin appelle son principe hologramatique. Pour
mémoire, « l’hologramme est l’image physique dont les qualités de relief, de couleur et de présence
tiennent au fait que chacun de ses points contient presque toute l’information de l’ensemble qu’elle
représente ». Le principe hologramatique est utilisé par Karl Pribam pour expliquer la mémoire. Mais il
peut être largement étendu à toute organisation. « Nous avons ce type d’organisation dans nos organisme
biologique, chacune de nos cellules compris les plus modeste cellules de notre épiderme, contient
l’information génétique de notre être global. Evidemment, il n’y a qu’une petite partie de cette information
qui est exprimée dans cette cellule, reste étant inhibé. Dans ce sens, on peut dire non seulement que la
partie est dans le tout, mais que le tout est dans la partie ». Implicitement, nous raisonnons aussi de cette
manière pour ce qu’il en est du statut de l’individu en société. Chaque individu a été construit par le tout,
formé par ses mythes culturels, son langage, ses traditions, son savoir. Edgar Morin prend même
l’exemple assez cynique du principe théorique selon lequel nul n’est censé ignoré la loi (alors que rare
sont ceux qui la connaisse que personne ne l’enseigne vraiment). Il est évident que pour rendre compte de
l’organisation, il faut complètement abandonner la logique de la causalité linéaire et analytique. Il faut
constamment opérer un va et vient entre le tout et la partie, selon le principe de Pascal d'après lequel la
partie ne saurait se comprendre sans le tout et le tout sans la partie.
3) Le principe hologramatique, quand nous comprenons bien son immense portée, nous reconduit
directement à un acquis majeur de la science nouvelle : La découverte du principe de l’auto-organisation
récursive.
La science classique ne connaissait qu’une causalité linéaire. Ce n’est que tout récemment, sous
l’impulsion de la cybernétique, avec Norbert Wiener, que nous avons découvert le principe extrêmement
fécond de la causalité circulaire. Dans ce type de causalité, on reconnaît que l’effet revient vers la cause et
la modifie. C’est précisément parce que ce principe de la rétroaction (feedback), de boucles, existe que se
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constitue uneorganisation. Le mérite de la cybernétique est d’avoir rendu complexe la relation cause-effet,
par rapport à la manière dont elle était pensée auparavant. Elle a aussi permis de comprendre que la
causalité n’est jamais purement mécanique, mais qu’elle est aussi nécessairement informationnelle.
Toute organisation est essentiellement auto-organisation. Plus précisément « l’organisation récursive
est l’organisation dont les effets et produits sont nécessaires à sa propre causation et sa propre production.
C’est très exactement le problème de l’auto-production et de l’auto-organisation. Ainsi, une société est
produite par les interactions entre les individus, mais ces interactions produisent un tout organisateur
lequel rétroagit sur les individus pour les co-produire en tant qu’individus humains, ce qu’ils ne seraient
pas s’ils ne disposaient pas de l’éducation, du langage et de la culture ».
A lui seul ce principe ouvre un véritable chantier pour l’éducation à venir et il impose une réforme
radicale de nos modes de pensée habituels. Voyez sur ce point Le Macroscope de Joël de Rosnay. Nous
seulement il est indispensable pour comprendre le fonctionnement du vivant, mais il a permis d’inaugurer
carrément une nouvelle science, l’écologie, et de renouveler entièrement la compréhension de
l’organisation sociale, économique, politique de nos sociétés. On peut le dire sans hésitation, la pensée
systémique est une véritable révolution intellectuelle. Le principe de l’auto-organisation rend obsolète tout
mode de pensée fragmentaire qui met avant tout l’accent sur la séparation et l’isolement et il fait exploser
les explications fondées sur la seule abstraction universaliste.
Dans la pratique, il son application se traduit par l’introduction graphique d’une représentation parmacroconcepts tels que:
Antagonisme--complémentarité
┐
↑ ───────────────┘
Désorganisation--organisation
┐
↑ ───────────────┘
Le raisonnement systémique n’est pas sous cet aspect seulement une forme de pédagogie, mais une
invitation constante donnée à la pensée de percevoir les relations, les interactions, les boucles et à ne
jamais isoler des processus entre eux. Apprendre à penser de manière globale.
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4) L’incidence de la compréhension de l’auto-organisation, par extension, nous conduit à la découverte
de la complexité des processus d’interactions biologiques et sociales. Quand on comprend que les
phénomènes biologiques et les phénomènes sociaux présentent un nombre incalculable d’interactions
récursives, il devient évident que toute tentative pour isoler, couper, séparer dans les phénomènes humains
nous fait manquer précisément la complexité. Le paradigme de la science classique était analytique, il
poussait vers la décomposition de son objet, sans induire la nécessité de rétablir les relations. Il en résulte
une vision de l‘humain très fragmentaire et un savoir scientifique très compartimenté. Dans son principe
même, la science complexe inaugure et promeut la transdisciplinarité. Cette déclaration programmatique
en faveur de la transgression des limites est fréquente dans les textes d’E. Morin. Par exemple :
« Il faut détruire la muraille de Chine qui sépare l’anthropo-sociologie du continuent de la vie, mais
cette ouverture doit sauvegarder l’originalité, l’irréductibilité, la spécificité anthropo-sociale tout en la
fondant, l’enracinant, l’alimentant en vie.
Ouvrir l’anthropo-sociologie sur la vie, c’est reconnaître la pleine réalité de l’homme. C’est briser avec
la vision idéaliste d’un homme sur-naturel. C’est briser avec la vision disjonctive où l’homme relève de la
vie seulement par les gènes et le corps, tandis que l’esprit et la société y échappent ».
C. Le savoir et l’observateur impliqué
Le paradigme de la complexité, en rétablissant les relations des données des sciences entre elles, a aussi
pour conséquence de présenter la démarche scientifique elle-même sous un jour plus complexe, bien
moins idéaliste que l’on avait pu le penser au XIXème siècle. La science classique a cru pouvoir élaborer
un savoir purement objectif, celui d’un observateur absolu ; un savoir qui vaudrait encore s’il n’y avait pas
d’observateur humain.
1) La physique quantique a profondément ébranlé l’édifice de la représentation de l’objectivité. Elle a
montré que l’observateur perturbe l’observation micro-physique. Elle nous a appris à substituer au mirage
de l’objectivité forte auquel on a longtemps cru, le consensus réel de l’objectivité faible. Pour la première
fois dans l’histoire de la modernité, la science prenait conscience d’elle-même comme construction d’un
sujet conscient. Il n’était plus possible, sous couvert de l’objectivité, de faire abstraction du sujet et même
du sujet humain. Le savoir que nous possédons sur l’univers est une représentation qui s’appuie sur un
observateur et un concepteur humain. La cosmologie contemporaine a très bien compris que la théorie de
la formation de l’univers se doit de prendre en compte l’émergence du vivant et aussi la possibilité inouïe
de l’apparition de la conscience humaine. Ce principe a été appelé le principe anthropique. Il ne s’agit pas
de revenir à l’anthropomorphisme naïf du Moyen-Âge, mais de prendre en compte la conscience ellemême dans la genèse de l’univers.
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Au XXième siècle, l’anthropologie entrait en crise et faisait la découverte du rôle de l’observateur dans
les sciences sociales. On a cru au XIXième pourvoir éliminer l’observateur et poser le savoir des sciences
humaines dans une objectivité forte, égale à celle des sciences de la nature. Nous savons aujourd’hui que
c’est une double illusion. Nous venons d’évoquer la première, au sujet des sciences de la Nature et de leur
prétendue objectivité forte. Il va de soi, a fortiori, que dans des disciplines où l’implication du sujet
humain est encore plus marquée, la prétention à une objectivité forte est littéralement simpliste.
Exactement au sens du paradigme de la complexité. Lévi-Stauss dans Tristes tropiques avait clairement
posé la question . Il avait mis en évidence la structure de l’ethnocentrisme, y compris dans l’ordre du
savoir.
Edgar Morin insiste dans le même sens : « Le sociologue n’est pas seulement dans la société ;
conformément à la conception hologramatique, la société est aussi en lui ; il est possédé par la culture
qu’il possède. Comment pourrait-il-lui ; trouver un point de vue solaire, le point de vue divin d’où il
jugerait sa propre société et les autres sociétés » ? Edgar Morin ne manque pas de rappeler les erreurs
passées de l’anthropologie : « Ce fut… la carence lamentable de l’anthropologie du début du siècle où des
anthropologues comme Lévy-Bruhl pensaient que ceux qu’ils appelaient ‘primitif’ était des adultes
infantiles que n’avaient qu’une pensée mystique et magique ». On sait maintenant que ces soi-disant «
primitifs » ont su développer des techniques sophistiquées, un art de l’utilisation des plantes, une gestion
de leur environnement assez remarquable. Que veut dire « primitif »? Le terme primitif signifie qui en est
aux premières étapes de son développement. On peut tout aussi bien dire que l’humanité actuelle, nous
autres occidentaux y compris, sommes tout aussi bien des primitifs. Cela n’a rien à voir avec la prétention
d’une supériorité du modèle occidental. Ainsi, « L’erreur de Lévy-Bruhl venait de son occidentalocentrisme-rationalisateur d’observateur inconscient de sa propre place dans le devenir historique et de sa
particularité sociologique ; il se croyait naïvement au centre de l’univers et au sommet de la raison ! »
Non, la science ne s’édifie pas en l’air, l’occident ne peut prétendre incarner la « raison » ; la science est
une construction des scientifiques, l’édifice collectif né dans une communauté, une époque donnée. La
science naît sur un terreau social. Le paradigme de la complexité demande que l’observateur soit pris en
compte dans l’observation, ou encore le savant dans son savoir, le concepteur dans sa conception. Il doit
pouvoir jeter une lumière sur son propre contexte socio-culturel, non pas seulement, explique Edgar
Morin, par modestie intellectuelle, mais parce qu’il y va directement de l’aspiration authentique à la
vérité. La réintégration de l’observateur dans l’observation est un pas décisif vers la complexité.
Par conséquent, « la théorie, quelle qu’elle soit,… doit rendre compte de ce qui rend possible la
production de cette théorie elle-même, si elle ne peut en rendre compte, elle doit savoir que le problème
demeure posé ». Il y a dans toute théorie scientifique des présupposés fondamentaux dont elle se sert pour
se développer. Karl Popper disait des présupposés métaphysiques. Thomas Kuhn a remarquablement
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montré dans La Structure des Révolutions scientifiques que les théories sont organisées à partir de
principes qui ne relèvent pas de l’expérience, dont la formulation est appelée paradigme. Pour continuer
avec l’article, ici longuement cité, Edgar Morin ajoute qu’Imre Lakatos indique, dans le même sens, qu’il
y a dans les programmes de la recherche un noyau dur indémontrable. Ce qui semble donc étrange en
l’affaire, c’est donc que la démarche scientifique ne se développe donc qu’au moyen de ce qui est nonscientifique en elle. Il est cependant possible, c’est là une aptitude naturelle de l’intellect, d’opérer une
réflexion sur les premiers concepts, en adoptant un méta-point de vue par rapport à la théorie. D’où la
nécessité réaffirmée d’une « connaissance de la connaissance ». Réinvestir l’impensé de notre propres
constructions mentales.
2) L’état de fait des sciences contemporaines pose directement des problèmes de logique et nous
interroge sur le statut de la contradiction. On sait que dans la logique classique, la contradiction était
directement rattachée à l’erreur et son signal le plus évident. Être confronté à la contradiction imposait de
revoir les présupposés dont on s’était servi. On peut dire sans hésitation que toute la science moderne est
gouvernée par une logique qui reste aristotélicienne. La compréhension de la complexité nous oblige à
revoir notre copie sur ce point. La logique de la complexité est encore à écrire, cependant l’histoire des
sciences contemporaines retiendra la leçon magistrale donnée par Bohr à ce sujet : au lieu de vouloir
trancher entre la conception ondulatoire et la conception corpusculaire, il déclara qu’il fallait accepter la
contradiction. Comme présente dans l’état de fait. Ce qui revient alors à faire des deux concepts
contradictoires des complémentaires, puisque des expériences, conduites de manière correcte,
reconduisaient droit à cette contradiction. C’est accepter ce que la logique classique ne pouvait pas
accepter : le fait que l’on admette que la réalité puisse s’avérer paradoxale. Cela ne signifie pas pour
autant que le principe de contradiction cesse complètement de valoir, mais qu’il devient indispensable de
distinguer des niveaux dans le réel. Ce qui semble contradictoire à un niveau peut s’avérer
complémentaire à un autre niveau. Ce qui est en cause c’est plutôt le statut du tiers-exclus de la logique
classique. Cette approche a été développée par Stéphane Lupasco.
La vision complexe passe donc aussi par une réforme de la logique. La crise des fondements des
mathématiques a été radicale au XXième siècle. La science classique dans son modèle cartésien, croyait
pouvoir achever l’édifice théorique de savoir dans un système cohérent, total et suffisant. La mise au jour
de l’impossibilité d’une totalisation complète du savoir a été démontrée sous l’impulsion de Godel et de
Tarski. Ils ont montré d’une part qu’aucun système logique ne peut se justifier totalement par lui-même ;
et d’autre part qu’aucun système hautement formalisé de peut trouver en lui-même sa propre preuve.
Il nous faut donc apprendre à gérer les contradictions et les antagonismes. Dans la formulation d’Edgar
Morin :
« Le noyau principal de la complexité est, non seulement dans la liaison du séparé/isolé, mais
dans l’association de ce qui était considéré comme antagoniste. La complexité correspond, dans ce sens, à
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l’irruption des antagonismes au cœur des phénomènes organisés, à l’irruption des paradoxes ou
contradictions au cœur de la théorie. Le problème de la pensée complexe est dès lors de penser ensemble,
sans incohérence, deux idées pourtant contraires. Ce n’est possible que si l’on trouve, a) le méta-point de
vue qui relativise la contradiction, b) l’inscription dans une boucle qui rende productive l’association des
notions antagonistes devenues complémentaires ».
3) Enfin, si le paradigme de la simplification est à l’origine cartésien, il faut s’attendre à ce que l’on
doivent opérer la remise en question de la séparation analytique et de l’idée de clarté et de distinction qui y
était liée dans la représentation classique. Descartes inaugure la modernité en disjoignant la chose
pensante (res cogitans), le sujet, et la chose étendue (res extensa). Ainsi commençait le divorce entre
philosophie et science et s’entamait un processus de fragmentation indéfini du savoir. Si dans un premier
temps ce paradigme s’est avéré fécond, ses conséquences nuisibles ont attendu le XXième siècle pour se
manifester avec toute leur acuité. Le principe de disjonction est un usage coupant de l’intellect. Son usage
systématique aboutit à couper la communication entre réflexion philosophique et sciences, et à couper les
ponts entre les sciences, il a notamment « isolé radicalement les uns des autres les trois grands champs de
la connaissance scientifique : la physique, la biologie, la science de l’homme ».
« Ainsi, on en arrive à l’intelligence aveugle. La pense disjonctive isole tous ses objets, non seulement
les uns des autres, mais aussi de leur environnement. Elle isole les disciplines les unes des autres et
insularise les sciences. Elle ne peut concevoir le lien inséparable entre l’observateur et la chose observée
».
Nous avons vu que le propre de la pensée fragmentaire, c’est tout à la fois de séparer ce qui dans la
réalité est indissociable et aussi de recomposer des unités abstraites qui n’existent pas dans le réel. Pour
désigner ce second procédé, Edgar Morin emploie le concept de pensée réductrice. « La pensée réductrice,
elle, unifie ce qui est divers ou multiple, soit ce qui est élémentaire, soit à ce qui est quantifiable. Ainsi la
pensée réductrice accorde la ‘vraie’ réalité non aux totalités, mais aux éléments, non aux qualités, mais
aux mesures, non aux êtres et aux existants, mais aux énoncés formalisables et mathématisables ».
Le bon sens est naïf, mais a pensée naïve admet volontiers l’ambiguïté présente dans le réel. Elle garde
un sens de la complexité. « La pensée simplifiante s’est voulue supérieure à la pensée naïve qui
s’accommode du flou, de l’incertitude et de l’ambiguïté .elle a éliminé par principe le flou, l’incertain,
l’ambigu et, bien sûr, le contradictoire. Elle s’est voulue et montrée supérieure en rigueur. Mais, au-delà
d’un certain seuil incertain-, elle est devenue rigide, donc inférieure, et elle a occulté la complexité du réel
que la pensée naïve, qui est, en fait, naïvement complexe, tolère sans pouvoir l’expliciter ».
Or nous ne devons jamais perdre de vue que c’est bien la représentation simplifiante issue de la science
moderne qui gouverne l’état présent de notre monde actuel. Le monde que nous avons sous les yeux a été
entièrement retravaillé, formaté, par la techno-science qui est le résultat de la pensée simplifiante, de la
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pensée fragmentaire. Il y a une relation entre les problèmes de notre monde actuel et ce mode de pensée
qui est le nôtre depuis le XVII ième siècle. Beaucoup de problèmes dont nous souffrons aujourd’hui sont
dû à un mode de pensée erroné, à une représentation, désormais caduque, léguée par la science classique.
Il est important de comprendre qu’il n’y a pas d’opposition entre un champ théorique qui serait celui de
la pensée et le champ de la pratique qui serait celui de l’action. La connaissance est à la base de l’action. «
Il n’y a pas, d’un côté, un domaine de la complexité qui serait celui de la pensée, de la réflexion et, de
l’autre, le domaine des choses simples qui serait celui de l’action. L’action est le royaume concret et
parfois vital de la complexité ». Le croire serait encore une fois opérer une disjonction illusoire. Il n’y a en
l’espèce aucune hésitation à formuler : « Il faut voir la complexité là où elle semble en général absente
comme, par exemple, la vie quotidienne ». Il ne faut donc pas s’y tromper, le propos de la pensée
complexe n’est pas purement épistémologique. Il est une mise en cause directe de notre manière de penser
et son implication est bien qu’il est nécessaire d’opérer une véritable réforme de la pensée.
* *
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Le paradigme de la complexité n’est pas seulement une sorte d’effet de mode intellectuelle. (texte) Il
ne suffit d’accoler partout le mot « complexité » pour le comprendre correctement. Il est une
reformulation synthétique qui permet de comprendre les craquements qui ont ébranlé l’édifice des
sciences au XXième siècle et les resituant dans une perspective nouvelle.
Il est aussi un vaste chantier de restructuration de la pensée dont les prolongements s’étendent jusque
dans la pédagogie. La complexité est faite pour être enseignée pour préparer les générations à venir à une
bonne de pensée qui ne soit pas mutilant et simplificateur.
La pensée complexe n’a pas les prétentions conquérantes de la science classique. Elle débouche sur
l’incertain et reconnaît l’inconnu. Elle soulève des questions difficiles tout en admettant que toutes nos
réponses sont limitées. L’incertitude n’enlève pas pour autant la vigueur et l’enthousiasme de
l’intelligence. La complexité donne le sens des limites, elle nous convie à l’humilité ; Elle nous donne à
comprendre, comme le disait Shakespeare, qu’il y a une infinité de chose dans l’univers qui surpasse tout
ce que notre philosophie a pu en dire. Et tout ce que notre science a prétendu expliquer.
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dialogue : questions et réponses
© Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan.
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