L`influence contemporaine du confucianisme dans la politique

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L`influence contemporaine du confucianisme dans la politique
OBSERVATOIRE CHINE 2011/2012
note
L’influence
contemporaine
du confucianisme
dans la politique
chinoise
Emmanuel Puig, Chercheur, Asia Centre.
Juillet 2012
71 boulevard Raspail
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Depuis plusieurs années, certains signes démontrent un
retour en grâce de la pensée confucéenne au sein de la vie
politique et publique chinoise. Alors que l’établissement du
régime communiste s’était accompagné d’une proscription
totale des croyances et idéologies non-maoïstes, la figure
tutélaire de Confucius (Kongzi, 孔子, 551-479 AD) – et les
grands principes de sa pensée – semblent ré émerger sous
les auspices bienveillants du Parti communiste chinois
(PCC). Quel sens peut-on donner à ce renouveau ?
S’agit-il de la résurgence d’un mouvement culturel et
politique séculaire, ou plutôt d’une utilisation symbolique
opportuniste et contextuelle consentie (et partiellement
organisée) par le pouvoir chinois ?
les strates culturelles en Chine2. Il n’est donc pas étonnant
a fortiori de retrouver aujourd’hui des survivances et des
influences de cette pensée au sein même du régime
chinois, en dépit de tous les efforts idéologiques déployés
pour instaurer et perpétuer la primauté du marxismemaoïste comme idéologie référence. Ce qui est plus
étonnant en revanche, c’est de voir que la figure du Maître
est désormais largement utilisée par le pouvoir chinois.
Sans avoir opéré une quelconque conversion idéologique,
le PCC a graduellement inséré certains des éléments les
plus communs et rassembleurs du confucianisme dans sa
rhétorique politique (à défaut de les avoir appliqués dans
ses programmes).
En dépit d’une dépréciation organisée de la pensée
confucéenne sous un régime communiste (qui ne fit que
participer à une dénonciation cyclique du confucianisme
dans l’histoire chinoise)1, certains des grands principes du
Maître se retrouvent encore aujourd’hui au fondement des
habitudes sociales les plus courantes et de nombreuses
croyances politiques en Chine. Ceci s’explique sans
grande difficulté par l’antécédence historique du
confucianisme et de l’influence profonde qu’il exerce
sur la culture chinoise depuis plus de deux milles ans.
D’ailleurs, il existe différentes traditions confucéennes
et l’héritage intellectuel de cette pensée est disséminé à
travers un nombre incalculable d’habitudes, de croyances,
de traditions et de pratiques syncrétiques (mêlées au
Bouddhisme et au Taoïsme notamment) qui innerve toutes
L’instigateur officiel de cette redécouverte des vertus du
confucianisme fut le Président Hu Jintao qui, dans son
discours du 19 février 2005 devant les membres de l’Ecole
centrale du Parti, évoqua la nécessité politique de bâtir
La campagne d’éradication la plus retentissante fut la « Critique
de Lin Biao et Confucius », (pi Lin pi Kong yudong, 批林批孔运
动) entre 1973 et 1974.
1
En dépit de la richesse de la pensée confucéenne et de la
complexité d’identification – arbitraire – de ses mouvances, il
est possible de distinguer trois grands ensembles doctrinaux : le
confucianisme « originel » datant de la dynastie des Han ; les
approches « néo-confucéennes » (SongMing lixue, 宋明理学)
datant de la dynastie des Song ; et le « nouveau confucianisme »
ou « confucianisme contemporain » (Dangdai xinrujia, 当代新儒
家) datant de la première moitié du 20ème siècle. Il est difficile de
rattacher strictement les évocations contemporaines de Confucius
que nous allons analyser à l’une ou l’autre de ces Ecoles, tant cellesci semblent souvent faire fi des contradictions et complexités de la
pensée confucéennes pour ne retenir – et n’utiliser – qu’un condensé
symbolique politiquement plus fédérateur. Nous utiliserons donc le
terme de « confucianisme » de manière indiscriminé en soulignant,
lorsque ce sera possible, l’identification des filiations.
2
une « société (socialiste) harmonieuse » (hexie shehui和
谐社会)3. Cette volonté politique fut intégrée aux objectifs
du 11ème Plan quinquennal pour le développement
économique et social définis en octobre 2005. Puis en
mars 2006, lors d’une conférence devant les membres
de la Conférence consultative politique du peuple chinois,
Hu développa l’idée des huit standards « d’honneur et de
disgrâce » (bage weirong bage weichi, 八个为荣、八个为
耻) comme devant constituer l’ambition politique du Parti
afin de garantir l’existence d’une société harmonieuse. En
développant de tels standards de probité, Hu ciblait à la
fois les dérives anomiques de la société chinoise, mais
aussi et surtout la corruption endémique des cadres du
PCC et la défiance populaire qui en résultait. De plus, en
interne, ce positionnement lui permettait de s’adosser
à l’appareil de propagande du Parti et ses dirigeants :
Li Changchun (李長春) et Liu Yunshan (刘云山) qui ont
sans doute, du moins pour le premier, contribué à définir
cette ligne.
A un niveau plus symbolique, la Chine a créé en 2004
les Instituts Confucius (Kongzi xueyuan, 孔子学院), des
établissements d’enseignement de la langue et de la
culture chinoises implantés dans des villes étrangères.
Destinés à être des outils de promotion culturelle, ces
Centres constituent de véritables vitrines intellectuelles
vers la Chine et, là encore, le choix de Confucius comme
emblème de ce rayonnement n’est pas fortuit. Dans la
même veine, l’utilisation du symbole confucéen a connu
une apogée internationale lors de la cérémonie d’ouverture
des Jeux olympiques de Pékin en 2008 : durant celle-ci,
des danseurs habillés en confucianistes effectuèrent des
chorégraphies sur un chant reprenant des extraits des
Analectes avant qu’une mise en scène finale ne vienne
souligner le caractère « Harmonie » (he, 和), vertu centrale
du confucianisme, ou du moins, vertu centrale que le
pouvoir chinois attribue à celui-ci4.
De l’utilisation politique d’un marqueur symbolique
Du fait de l’affichage répété du symbole, doit-on considérer
qu’il s’agit là des signes visibles d’un changement
fondamental ou au contraire d’une utilisation superficielle
destinée à renouveler de vieilles ambitions ? L’analyse
sémiologique des huit standards par Alice Miller (Hoover
Institution, Stanford) démontre que la filiation affichée entre
ces principes et le confucianisme est loin d’être avérée.
Les concepts centraux du Confucianisme sont expurgés
de ce programme qui ne ressemble en rien aux récitations
traditionnelles, mais se rapproche étonnamment des
douze principes de comportements moraux édictés
par le Parti communiste d’Union soviétique lors de
son 22ème Congrès en 19615. De fait, si ce n’est pas
chez Confucius que les dirigeants chinois sont allés
puiser des concepts politiques valorisant la stabilité, le
conservatisme politique et certaines vertus sociales (piété
filiale, honnêteté, rigorisme qui ne sont d’ailleurs pas à
proprement parler l’apanage du confucianisme), c’est
dans l’utilisation symbolique du confucianisme comme
Alice Miller, « Hu Jintao and the Sixth Plenum », China Leadership Monitor, n°20, hiver 2007, p. 5.
4
Le condensé symbolique de ces vertus génériques (mais propres
à la Chine) se retrouve dans le choix de l’appellation de « Prix de
la paix Confucius » que le régime chinois a façonné hâtivement en
réaction à l’attribution du Prix Nobel de la Paix 2010 à Liu Xiaobo
(刘晓波), dissident chinois emprisonné.
5
Alice Miller, op. cit., p. 8.
3
vecteur du message que réside l’innovation politique.
Néanmoins, cette utilisation des symboles extérieurs au
marxisme constitue un exercice à double tranchant pour
un régime autoritaire qui entend contrôler la dispersion
idéologique de son peuple. Le destin de l’éphémère
statue de Confucius érigée en janvier 2011 à l’est de la
place Tiananmen, en face de la tombe de Ma Zedong, est
ainsi révélatrice du degré de tolérance du régime envers
les symboles externes (ou incomplètement maîtrisés
et intégrés). L’érection de la statue en place publique
a suscité de nombreux débats au sein du Parti dont la
presse chinoise, et les organes de chaque tendance,
ont largement fait écho. Le positionnement de la statue
de Confucius face au mausolée de Mao a stimulé les
visions d’opposition, de concurrence et de défiance
dans une surenchère d’interprétations symboliques qui
ont conduit les autorités à déplacer (en avril et de nuit) la
statue jusqu’au Musée national de Chine, qui devait être –
officiellement – sa destination première. L’utilisation de la
référence n’est donc pas aussi aisée et opportune que le
souhaiteraient sans doute les instigateurs de ce tournant
confucéen au sein de la propagande du régime. La
richesse de l’héritage confucéen complique l’édification de
la vision utilitariste et légitimiste que veulent promouvoir les
acteurs de la propagande officielle. Vers l’étranger, brandir
la figure de Confucius comme l’emblème international de
la culture chinoise contribue au développement d’une
image d’une Chine millénaire, forte de ses traditions de
pensées et de son héritage culturel. C’est exactement le
type de représentations qui sont véhiculées à travers les
Instituts Confucius et qui participent du halo symbolique
qui entoure la Chine sur la scène internationale. Au niveau
intérieur en revanche, brandir la figure de Confucius
ne peut pas constituer un processus aussi linéaire.
L’importance historique du confucianisme va au delà du
symbole, et cette dispersion des interprétations nourrit les
contradictions et les paradoxes du système politique au
lieu de les niveler ou de les masquer. Aussi, le recours au
confucianisme pour redonner du sens au discours politique
(ou masquer ses limites) n’est pas uniquement déclaratif ;
depuis une dizaine d’années maintenant, le pouvoir chinois
a autorisé la création de chaires et de centres d’études du
confucianisme qui participent d’un mouvement social de
fond et contribuent, en interne, à stimuler certains débats
philosophiques et politiques.
Le renouveau confucéen dans la sphère sociale
Bien au delà de l’utilisation de la symbolique confucéenne
à des fins de propagande, il existe une véritable volonté
politique et intellectuelle de trouver dans la tradition
chinoise des outils et des idées pour penser le monde
contemporain et ses problèmes sociaux. Cette dynamique
date du renouveau des études de la pensée confucéenne
dans le monde académique chinois au début des années
1980. Tout au long de cette décennie, quelques-uns des
plus importants spécialistes du confucianisme comme
Feng Youlan (冯友兰, 1895-1990), Zhu Bokun (朱伯昆,
1923-2007) et Tang Yijie (汤一介, 1927-) reprirent leurs
fonctions au sein de l’université chinoise et développèrent
des échanges universitaires prolifiques avec leurs collègues
taiwanais, japonais, américains et coréens notamment. En
novembre 1986, un projet de recherche sur le « nouveau
confucianisme » fut approuvé par la fondation nationale
pour les sciences et fut sélectionné comme un projet de
recherche-clé au cours des 7ème et 8ème plans quinquennaux
2
(1986-1990 et 1991-1995). Aujourd’hui, certains de leurs
étudiants, comme Guo Qiyong (郭齐勇), professeur à
l’université de Wuhan, dominent le champ des études
confucéennes en Chine et sont considérés comme des
spécialistes de niveau international. Il existe un véritable
engouement intellectuel autour de ces professeurs qui
jouissent d’une excellente réputation, à défaut d’exercer
une véritable influence politique. Le professeur Du Weiming
(aussi orthographié Tu Weiming, 杜維明) constitue sans
doute un des meilleurs exemples de cette génération
contemporaine de philosophes influents. Directeur du
Harvard-Yenching Institute, Du est né à Kunming mais il
a été naturalisé américain en 1976. Considéré comme un
des plus éminents spécialistes du nouveau confucianisme,
son œuvre a exercé une influence profonde sur les
dernières générations de professeurs chinois.
Mais les travaux universitaires n’imprègnent pas la
sphère publique sans quelques travaux de vulgarisation,
souvent décriés, mais très largement lus. Au cours de
ces dernières années, des ouvrages comme ceux de Yu
Dan (于丹, professeure à la Beijing Normal University) ont
connu un très large succès. Cette dernière est devenue
une véritable célébrité médiatique en 2006 après avoir
donné une série de conférence télévisées (CCTV) sur les
préceptes de Confucius et leurs applications quotidiennes.
Au delà même, de véritables débats philosophiques se
sont engagé autour des travaux de Gan Yang (甘阳) qui
milite pour une « République socialiste confucéenne »,
ou de Kang Xiaoguang (康晓光), professeur à l’Université
du peuple, qui livre dans ses ouvrages une interprétation
très nationaliste des canons confucéens qu’il souhaiterait
voir enseignés comme une religion d’Etat6. Aussi, il
existe en Chine un espace publique pour les débats
d’idées politiques autour de la tradition confucéenne
et ses exégèses. Pourtant, malgré une certaine forme
d’engouement populaire, le pouvoir chinois n’utilise le
confucianisme qu’à des fins d’affichage et ne laisse les
promoteurs de cette mouvance s’immiscer qu’à la marge
du jeu politique.
Tradition et la vertu. Le marxisme-maoïste n’a plus la
valeur dogmatique d’antan et, plus encore, il n’aide pas
à comprendre et à appréhender la modernité globalisée
de la société chinoise. Face aux profonds changements
sociopolitiques en Chine, le confucianisme offre un corpus
riche et élaboré de fondements et de repères sociaux.
L’héritage du confucianisme est réévalué à l’aune des
succès (principalement économiques) chinois qu’il inscrit
dans une longue tradition historique. Au niveau des valeurs,
l’impact anomique de la libéralisation économique, de
l’urbanisation, de l’éclatement des cellules familiales et de
la recomposition des hiérarchies sociales favorise un retour
vers ce corpus traditionnel et rigoriste. Bien au delà de la
piété filiale que le pouvoir chinois tend à utiliser comme
métaphore du rapport « naturel » à son autorité politique,
le confucianisme offre une variété d’interprétations et de
recours qui ne sont pas fondamentalement dépendants
d’un seul type de régime politique.
Le développement contemporain des interprétations de
la pensée confucéenne dans la sphère publique semble
répondre à un mouvement de fond et à une quête de sens
socioculturelle. Face à cette évolution, le pouvoir chinois
tend à reprendre à son compte les grandes lignes de cette
pensée afin d’asseoir son autorité symbolique. Toute la
gageure des propagandistes du régime consiste à assurer
la coexistence idéologique de confucianisme avec la ligne
politique du moment. Mais le risque est grand de voir des
interprétations concurrentes émerger et souligner, non
sans acuité, les contradictions idéologiques du pouvoir.
L’utilisation légitime de l’héritage confucéen constitue
aujourd’hui un enjeu politique de premier ordre entre les
acteurs civils et les gouvernants chinois. En autorisant
la résurgence du confucianisme le régime chinois fait de
nouveau un pari risqué : soit il assimile (à nouveau) des
éléments exogènes à sa matrice idéologique (pour créer
une sorte de « confucianisme d’Etat ») ; soit il échoue et
nourrit en son sein les éléments d’une vision politique
alternative.
Le retour de Confucius: mouvement de fond ou
cosmétique politique ?
Pour dresser un constat actuel du développement de
la pensée confucéenne au sein de la société chinoise, il
faut distinguer la sphère sociale et culturelle du champ
politique de l’exercice du pouvoir. Au sein de la première,
le renouveau des idées confucéenne fleurit sur le terreau
des illusions perdues du maoïsme. Au sein du deuxième,
l’orthodoxie politique se livre à toutes les hybridations
possibles pour survivre et renouveler les attributs
symboliques de sa légitimité.
Au cours des trois dernières décennies, l’idéologie officielle
promue par le PCC a profondément évolué afin d’ajuster
les objectifs politiques aux impératifs économiques.
L’intégration d’un modèle économique libéral par le
régime communiste ne s’est pas faite sans contorsions
symboliques et autres paradoxes idéologiques. Face à
cette flexibilité politique (qui constitue à la fois une des
grandes forces, mais aussi une importante faiblesse, du
régime chinois aujourd’hui), le confucianisme apparaît
comme porteur de deux éléments primordiaux : la
Sébastien Billioud et Joël Thoraval, « La Chine des années 2000 :
regards nouveaux sur le politique », Extrême-Orient ExtrêmeOccident, n°31, 2009, p. 21-22.
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