Les infrastructures de transport : vision systémique

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Les infrastructures de transport : vision systémique
Les infrastructures de transport : modèles et systèmes
Les infrastructures de transport peuvent être définies comme « l'ensemble d'installations,
d'équipements nécessaires à une collectivité » (dictionnaire Larousse), ce qui peut leur donner un
caractère d'intérêt général. Elles peuvent se définir d'un point de vue technique comme « l'ensemble
des ouvrages constituant la fondation et l'implantation sur le sol d'une construction ou d'un
ensemble d'installations - routes, voies ferrées, ponts- » (dictionnaire Larousse).
Les infrastructures peuvent concerner des activités sociales -hôpitaux, écoles, prisons-, de génération et de fourniture
d'énergie, de fourniture et traitement de l'eau, de télécommunication, etc. D'un point de vue économique, elles peuvent
considérées comme des investissements caractérisés par (Grimsey, Lewis, 2000) :

une longue durée (gestation et durée de vie du projet),

une difficulté voire une impossibilité à être converties en liquidités (en raison de l'indivisibilité de
l'infrastructure),

une forte intensité capitalistique (liée à la grande échelle du projet et ses liens possibles avec d'autres
opérations de régénération urbaine, de promotion immobilière),

une détermination possible de leur valeur (mais les projets sont difficiles à évaluer en raison de leurs règles de
taxation et de tarification).
Source : Geneviève Zembri-Maty, 2014, Risques, incertitudes et flexibilité du processus de décision et de planification
des projets d'infrastructure de transport, Volume 3, Université de Lille 1, dossier HDR, 299 p., cf p. 17.
Une infrastructure relève du génie civil. Il s'agit d'une construction de grande importance,
coûteuse, parfois porteuse d'innovations technologiques, géographiquement structurante sous la
forme d'axes et de pôles. Elle augmente la productivité des entreprises (transporteurs comme
chargeurs). Elle génère des discriminations entre les territoires connectés et les autres.
On opposera deux manières de faire de la géographie : d'une part, avec la modélisation ; d'autre
part, en introduisant la subjectivité. Les deux se complètent : il existe des lois générales qui
régissent l'espace à travers une géographie économique ; mais en même temps, il y a des rugosités,
des points de friction, qui rendent chaque lieu unique, et cela sur la base d'une géographie culturelle.
Appropriation des innovations
par les acteurs
Invention territoriale
Réorganisation spatiale
INFRASTRUCTURES
Représentations et discours
sur les nouvelles configurations
Emergence d’une culture
de partenariat
Conscience environnementale
D’après : Benjamin STECK, CIRTAI Le Havre,
colloque de la Commission nationale des Transports,
Université Libre de Bruxelles, septembre 2009
1
Quelques remarques préalables :
- Utilité des infrastructures : vaincre la distance. Distance kilométrique, temps, coût. Distance
séparant des systèmes d'organisation.
- Vitesse, débit, fréquence. Fluidité, rugosité. Franchissement, goulet d'étranglement.
- Accessibilité, enclavement, désenclavement, connexité, connectivité, insularité.
- Corridor, multimodal, intermodal.
- Effet-tunnel, discontinuité.
- Croisée, carrefour, patte d'oie.
- Réseau, réticularité, nodalité, hub.
- Isotropie, ligne isodapane.
1. Modèles spatiaux et infrastructures..................................................................................................2
1.1 Transport et espace agricole.......................................................................................................3
1.2 Géographie weberienne.............................................................................................................3
1.3 La théorie des places centrales...................................................................................................4
1.4 Prolongements en Chine............................................................................................................5
2. Introduction de la subjectivité..........................................................................................................6
2.1 Représentations et discours........................................................................................................6
2.2 La conscience environnementale...............................................................................................7
1. Modèles spatiaux et infrastructures
École allemande, puis anglo-saxonne. Les trois fondateurs de la modélisation se succèdent en
partant de l'agriculture, de l'industrie, enfin des services. Une manière de concevoir la géographie
qui reste inconnue en France jusque dans les années 1970. Élisée Reclus avait eu une intuition
(lorsqu'on voyage, un semis de villes avec une hiérarchie donnée revient assez régulièrement) mais
restée lettre morte. Emmanuel de Martonne, président de l'UGI au congrès d'Amsterdam en 1938 (et
qui s'oppose alors à la réintégration de l'Allemagne dans l'UGI), fait un compte-rendu de la
communication de Christaller, qui passe inaperçu en France ; les Hollandais, eux, l'utilisent pour
établir le réseau urbain strictement hiérarchisé du Noord Oost Polder en 1942.
Wikipedia : Emmeloord est le chef-lieu de la commune. La municipalité présente l'originalité d'avoir
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été aménagée et conçue selon la théorie des lieux centraux. Emmeloord est situé au centre du polder. Les
autres villages sont situés dans un grand cercle autour d'Emmeloord, chacun à une distance équivalente.
En commençant au nord d'Emmeloord, et en suivant le sens des aiguilles d'un montre, on rencontre Bant,
Luttelgeest, Marknesse, Kraggenburg, Ens, Nagele, Tollebeek, Espel, Creil et Rutten.
1.1 Transport et espace agricole
Historiquement, Johann Heinrich von Thünen (1783-1850), en Allemagne orientale, conçoit le
premier modèle. Principale publication en 1851 : Recherches sur l'influence que le prix des grains,
la richesse du sol et les impôts exercent sur les systèmes de culture.
Hypothèses pour un monde simplifié :
* Une économie nationale : le marché est situé au centre d’un « État isolé ».
* Un isolat : l'État isolé est entouré d’étendues sauvages.
* Isotropie : le pays est plat, sans rivière ni montagne, les qualités du sol et du climat sont
homogènes, les producteurs apportent directement leurs produits aux marchés par le chemin le plus
court.
* Capitalisme libéral : les producteurs se comportent de manière à maximiser le profit.
R = Y(p-c) – Y Fm
R : rente foncière
Y : loyer par unité foncière
p : prix du marché pour une unité de produit
c : dépenses par production d'unité de produit
f : coût de transports
m : distance au marché
1.2 Géographie weberienne
Alfred Weber (1868-1958), enseigne à Berlin, Prague, Heidelberg. En 1909, La théorie de la
localisation des industries (Über den Standort der Industrien).
Weber crée un triangle avec les trois sommets M (point de marché), S1 et S2 (matières
premières). Pour l'implantation d'une usine, il s'agit de trouver le point de moindre coût (O) qui est
celui qui minimise les déplacements. S’il faut par exemple beaucoup de S1 et peu de S2, on aura
intérêt à se localiser vers S1 pour limiter les transports, quitte à convoyer du S2 et un produit fini
sur de longues distances vers M.
Weber construit aussi des isodapanes, des courbes d’égal prix de revient qui, sur une carte, se
présentent à la manière de courbes de niveau.
D’après les travaux de Tord Palander (Uppsala, Suède, 1935), un gain de productivité permet par
exemple de baisser le coût de revient, donc d’agrandir l’aire de marché ; idem si le mode de
transport devient plus performant. On a donc des aires de marché qui dépendent du cumul de deux
prix : le coût de production ; le coût de transport.
Un exemple à grande échelle avec le transport structurant un espace agricole :
Cristal Union, une usine sucrière implantée à Erstein (Bas-Rhin), collecte des betteraves à 68 km à la ronde auprès de
528 planteurs (2011). 60 camions circulent ainsi pendant 100 jours à l'automne, de 4h à 19 heures. Au-delà des 68 km,
le coût du transport est trop élevé. Toutefois, vers le sud, 15 planteurs, qui sont aussi des éleveurs, se situent au-delà de
cette limite : les camions viennent chez eux pleins, chargés de pulpe de betterave qui sert de nourriture pour le bétail, ce
qui minimise le coût du transport des betteraves.
3
Un exemple à petite échelle avec l'usine Severstal de Cherepovets :
50°N
60° N
cp
70°N
Presqu’île de Kola
fer, nickel 1931
mer Baltique
St.Pétersbourg
océ
a
Mourmansk
Kiev
nG
lacia
l
Mer Blanche
Arc
tiq
ue
Cherepovets
Severstal 1951- privatisation 1993
30°E
Moscou
Vologda
mer Noire
Donetz
Novorossiisk
Rostov
Anomalie
magnétique de
Kursk, fer
Volgograd
Vorkuta
coke
Nijni-Novgorod
Togliatti
Kazan
Samara
Perm
Ufa
Astrakhan
Norilsk
Ekaterinbourg
Surgut
Cheliabinsk
mer Caspienne
Omsk
Novosibirsk
Téhéran
Semipalatinsk
coke
Krasnoïarsk
Bratsk
Irkoutsk
60°E
90°E
NB petit problème graphique : ligne rouge entre Moscou et Nijni-Novgorod
1.3 La théorie des places centrales
Walter Christaller (1893-1969) pousse le
raisonnement modélisateur en partant des
services. Il aboutit à une corrélation degré de
rareté d'un service / taille démographique de la
ville / importance de la zone d'influence. Les
transports structurent l'espace et ses hexagones
emboîtés. La capacité des infrastructures se
détermine en proportion de la place des villes
dans la hiérarchie.
Interprétation à partir de la théorie des places centrales de Christaller
Villes de :
Rang
Rang
Rang
Rang
Trois
régions
urbaines
reliées par
des corridors
de circulation
1
2
3
4
On remarque un effet géométrique intéressant : les villes de rang inférieur ne se situent pas
4
nécessairement sur la droite qui relie deux villes de rang supérieur. Ce qui apporte un éclairage sur
les réseaux TGV :
 La SNCF voulait (veut toujours) relier Londres et Paris directement, en évitant Lille. Dans les
années 1980, il avait fallu toute l'influence et l'autorité de Pierre Mauroy, maire de Lille et
premier ministre, pour que la LGV fasse un détour par sa ville. Mais bien des Eurostar évitent
l’arrêt lillois (meilleurs temps Paris-Londres 2h20 ; avec arrêt à Lille, 2h55).
 La SNCF n'a pas plié face à Amiens, évitée par la ligne Paris-Lille. De même, Dijon a perdu
son rôle de carrefour historique en se faisant éviter par la LGV Paris-Lyon. Ou encore Orléans,
évitée par le TGV Atlantique, qui file vers les grandes villes de l'Atlantique via Tours.
1.4 Prolongements en Chine
Dans les années 1950, Brian Berry reprend les modèles allemands et scandinaves. Il travaille sur
la Chine et les États-Unis (Grandes Plaines mais aussi villes). Pour la Chine, il s'inspire des travaux
de Ferdinand von Richthofen, un géographe allemand qui avait été frappé par le semis régulier des
villes chinoises lors de ses voyages dans les années 1860-1880.
Le plan quinquennal chinois de 1984 le disait déjà : il ne faut pas que le littoral chinois se
développe au risque de créer un déséquilibre disproportionné avec l'intérieur, ce qui a bien été le cas
depuis plusieurs décennies. De nombreux documents montraient que la croissance économique était
compromise faute de moyens de transport - sauf sur les rives du Yangzi, navigable. A partir des
années 2000, la Chine met les bouchées doubles pour créer des réseaux de transport efficaces à
l'intérieur (les Dix-Huit Provinces historiques) et même dans les confins (Tibet, Xinjiang...). De
nouvelles places centrales apparaissent sur les nœuds de la grande vitesse ferroviaire (typiquement,
Wuhan).
Source : Géographie des marchés et du commerce de détail, années 1950 (en français, 1971). Les transports
se font alors par voie d'eau (sampan) ou éventuellement par la route (chariots, brouettes et coolies).
Source : Next Big Future
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2. Introduction de la subjectivité
Berry introduit également une dimension culturelle, mais c'est une piste qu'il ne creuse pas
vraiment : les transports et les mobilités sont très différents selon le groupe social d'appartenance.
Autrement dit, l'espace n'existe pas en tant que tel. Il est relatif, il ce que les hommes en font selon
besoins dictés à la fois par l'état des techniques et leurs aspirations culturelles.
Source : B . Berry , Géographie des marchés et du commerce de détail, années 1950 (en français, 1971).
2.1 Représentations et discours
La géographie des représentations s'ancre dans le behaviorisme, une école de pensée qui vient
des États-Unis (Watson en 1913 ; Skinner dans les années 1940). Le comportement n'est pas dicté
par la physique et la chimie du cerveau, mais il est le résultat de processus d'apprentissage
implicites ou explicites. Grosso modo, on a une relation S>R, où le Stimulus engendre une
Réaction. Antoine Bailly (années 1970) évoque les filtres perceptifs : la mémoire individuelle et
collective, l'appartenance à une catégorie sociale, le lieu de résidence, le niveau de diplômes, l'âge,
le sexe (la catégorie sexuelle est reprise par les gender studies qui sont enseignées pour la première
fois en France à Sciences Po en 2010). On a donc des groupes différents qui voient et utilisent le
monde à leur manière.
Une idée importante concerne la doxa, du grec « opinion », « conjecture ». Pour Parménide (5e
siècle avant notre ère), la doxa est l'opinion confuse que l'on se fait sur quelqu'un ou sur un aspect
de la « réalité ». On est donc souvent dans le cliché, le préjugé, la simplification, le stéréotype, euxmêmes rideaux de fumée cachant une idéologie donnée. Et dans les politiques de communication :
comment faire avancer mes intérêts en manipulant la doxa ?
Un lobby va faire avancer ses idées et chercher à détruire celles qui lui posent problème. Il
utilise : des think thanks où des scientifiques véreux ou flattés apportent leur contribution ; les
médias ; le pouvoir politique. Au final, l'opinion publique est convaincue du bien-fondé de ce qui
est avancé. Seuls quelques marginaux se réfugient dans la théorie du complot ; ou dans la recherche
de la « vérité »1, mais comment peuvent-ils se faire entendre ?
La géographie des transports n'échappe pas à ce champ de compréhension.
- Le réchauffement climatique va contre les intérêts des pétroliers ? On en nie la réalité ou on en
minimise les effets. Cf. Claude Allègre, pratiquant le « négationnisme écologique » selon PierreHenri Gouyon, biologiste spécialisé dans les questions d'éthique.
- Le camion, paré de toutes les vertus pour les transporteurs (lors d'un colloque, un représentant
du monde PL entre dans la salle et dit « tout ce que voyez là, les tables, les chaises, les fenêtres, les
1 Le chercheur n'est pas « le brave gars qui va faire plaisir à tout le monde » mais va plutôt déranger l'ordre
accepté lorsqu'il descend dans l'arène. Cf. les débats sur la géographie active dès les années 1950 (Kayser,
Phlipponneau).
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murs, le vidéoprojecteur, tout, absolument tout, est arrivé là avec un camion ») et accablé de tous les
maux par les « durables » - ou même par les automobilistes, qui les accusent de ralentir la
circulation, créer des bouchons etc.
Dans les Trente Glorieuses (1945-1975), la doxa, c'était la voiture. « Les Français aiment la
bagnole », « il faut adapter Paris à l'automobile » (d'où les voies sur berge qui auraient dû traverser
la ville de part en part) disait le président Pompidou. Ou Brasilia : le président Juscelino Kubitschek
(1956-1961, « 50 ans de progrès en cinq ans ») n'avait pas voulu de métro mais des autoroutes pour
la nouvelle capitale fédérale. On enlève donc les tramways dans les villes françaises à la charnière
des années 1950-1960 au nom de la modernité.
A présent, la doxa de la durabilité fait pencher le balancier dans le sens inverse. Il faut avoir un
tramway si l'on veut être une ville digne de son époque (plus personne n'ose dire moderne ; postmoderne ?). De nombreuses études montrent qu'il s'agit d'un système bien trop puissant et coûteux
par rapport aux flux de voyageurs concernés. Peu importe ! On fait réaliser des études socioéconomiques qui en « démontrent » la nécessité.
2.2 La conscience environnementale
Nous en arrivons à un moment où, dans une perspective de durabilité, l'économie des transports
est sur la sellette.
Scénario 1, accommodements raisonnables
Le modèle économique n'est pas remis en cause, mais il est contraint par une réglementation
volontariste qui limite les émissions. La volonté globale est celle de la COP 21 en limitant
l'augmentation de la température globale à +2° par rapport à 1990. Ainsi, l'UE pousse au report
modal, aux moteurs de plus en plus propres (normes Euro 6, programme Blue Corridor, interdiction
des fuels lourds pour les navires de haute mer…). Quant à la Chine, elle prévoit un pic de pollution
en 2030, après quoi les moteurs propres, le nucléaire et les énergies renouvelables prendront le
relais. Les innovations sont d'abord technologiques. La massification et le gigantisme permettent
d'intéressantes réduction de coûts, y compris en matière de consommation d'énergie par unité
transportée. La modélisation reste d'actualité.
Scénario 2, l'utopie
Le modèle économique est remis en cause au profit de la décroissance. Les logiques ESS
remplacent celles du marché. Production et consommation sont d'abord locales (la ville nourricière),
avec une logistique urbaine non-carbonée. Les urbanistes en finissent avec le zonage ; le lieu de
travail et le lieu de résidence sont de l'ordre de la distance métrique. L'échange non-monétaire (ou
des systèmes du type SEL ou encore de monnaies locales) supplantent la monnaie. Le recyclage
permet d'aboutir à 0 déchet. Le commerce international est condamné à la quasi disparition (nb il y
a des réflexions sur un retour du bateau de commerce à voile, pratiqué d'ailleurs par une PME
bretonne). La plupart des activités économiques que nous connaissons disparaissent. Ce n'est pas
tant des mesures coercitives qui aboutissent à ce résultat où les mobilités et les transports sont
réduits mais ce sont des choix citoyens qui sont déterminants. Les innovations reposent d'abord sur
l'acceptabilité sociale.
Scénario 3 = s1 +s2 en forme de coexistence. Pacifique ? Conflictuelle ? Un monde de
communautés ? Avec quelles structures de conciliation ?
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Montagne Noire (Pyrénées Orientales), RW 2005
A l'évidence la situation est conflictuelle. La photo est prise sur le GR 7 (cf. le logo blanc et rouge sur le
poteau) où la mairie de Castans interdit les motos et les 4X4. Les opposants, eux, se signalent par leur
graffitis ; on voit ici que le racisme, le contrôle du territoire par les autochtones et la liberté de circuler,
constituent un système de valeurs.
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