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Lexbase Hebdo édition publique n˚369 du 9 avril 2015
[Procédure administrative] Jurisprudence
La Cour de cassation entérine la nouvelle définition de la
voie de fait
N° Lexbase : N6792BU4
par Romain Thomé, spécialiste en droit de l'expropriation et Sarah
Heitzmann, Avocats au barreau de Rennes, cabinet Coudray
Réf. : Cass. civ. 3, 11 mars 2015, n˚ 13-24.133, FS-P+B (N° Lexbase : A3188NDG)
Dans son arrêt rendu le 11 mars 2015, la troisième chambre civile de la Cour de cassation prend définitivement acte de l'évolution ayant affecté la théorie de la "voie de fait" sous l'effet d'une série de décisions
jurisprudentielles très remarquées, en énonçant que ne constitue pas une voie de fait l'implantation, même
sans titre, d'un ouvrage public sur le terrain d'une personne privée.
L'affaire ayant donné lieu à la saisine de la Cour de cassation dans cet arrêt était relativement classique.
La société RTE (Réseau de Transport d'Electricité) avait pénétré sans autorisation sur plusieurs parcelles privées
pour y réaliser des travaux d'implantation de deux pylônes dans le cadre du projet controversé de construction de
la ligne à très haute tension Cotentin-Maine, déclarée d'utilité publique par arrêté du 25 juin 2010.
Le juge de première instance avait considéré qu'en investissant les parcelles en cause sans l'accord des propriétaires et sans autorisation d'occupation temporaire, la société RTE avait commis une voie de fait. Il avait, par
conséquent, enjoint à RTE de cesser les travaux et d'évacuer les lieux sous astreinte (1).
La cour d'appel de Caen avait néanmoins infirmé cette décision et fait droit au déclinatoire de compétence présenté
par le préfet (2), au motif que la construction de ces deux pylônes, qui relevait d'une opération de travaux publics,
n'était pas un "acte insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l'administration" et n'était donc pas constitutive
d'une voie de fait au sens de la jurisprudence alors applicable du Tribunal des Conflits (3).
Dans sa décision du 11 mars 2015, la Cour de cassation rejette le pourvoi présenté par les propriétaires, au motif
que les travaux réalisés, non seulement "ne procédaient pas d'un acte insusceptible de se rattacher à un pouvoir
dont dispose l'administration" comme l'avait déjà souligné la cour d'appel, mais également que ceux-ci n'emportaient
pas "extinction du droit de propriété" des propriétaires des parcelles concernées.
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Ce faisant, la Cour de cassation a mis en œuvre la nouvelle définition de la voie de fait résultant de l'arrêt "Bergœnd"
du Tribunal des conflits (4) dont elle reprend in extenso le considérant de principe : "attendu qu'il n'y a voie de
fait de la part de l'administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives
et judiciaires, la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation,
que dans la mesure où l'administration, soit a procédé à l'exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d'une
décision, même régulière, portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l'extinction d'un droit de propriété,
soit a pris une décision qui a les mêmes effets d'atteinte à la liberté individuelle ou d'extinction d'un droit de propriété
et qui est manifestement insusceptible d'être rattachée à un pouvoir appartenant à l'autorité administrative [...]
l'implantation, même sans titre, d'un ouvrage public sur le terrain d'une personne privée ne procède pas d'un acte
manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir dont dispose l'administration".
I — Une solution logique au regard des évolutions jurisprudentielles récentes
Sur le fond, la décision du 11 mars 2015 n'étonne guère. Elle s'inscrit, en effet, dans la continuité parfaite de la
récente évolution jurisprudentielle subie par la théorie de la voie de fait.
Cette évolution avait été amorcée en 2010, par le juge administratif lui-même, qui, sans porter atteinte à la définition
de la voie de fait (5), en avait cependant déjà sensiblement réduit la portée. Le Conseil d'Etat avait en effet considéré
que le juge administratif des référés, saisi sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-3 du Code de justice
administrative (N° Lexbase : L3059ALU), était compétent pour enjoindre à l'administration de faire cesser une voie
de fait (6).
Poursuivant sur sa lancée, le Conseil d'Etat avait en 2013, dans un arrêt très remarqué, considéré expressément
que, "sous réserve que la condition d'urgence soit remplie, il appartient au juge administratif des référés, saisi sur
le fondement de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, d'enjoindre à l'administration de faire cesser
une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété, lequel a le caractère d'une liberté fondamentale,
quand bien même cette atteinte aurait le caractère d'une voie de fait" (7).
Prenant manifestement acte de l'appréciation extensive de sa compétence par le juge administratif, le Tribunal des
conflits était revenu, en 2013, dans un nouvel arrêt de principe, sur sa définition classique de la "voie de fait" (8).
Dans cette décision, le Tribunal des conflits n'avait pas modifié les modalités concrètes de la commission d'une
voie de fait, qui, comme précédemment, ne pouvaient résulter que "de l'exécution forcée, dans des conditions
irrégulières, d'une décision même régulière" ou de "l'édiction d'une décision qui est manifestement insusceptible
d'être rattachée à un pouvoir appartenant à l'autorité administrative".
Il avait, en revanche, considéré, de manière tout à fait restrictive, qu'une voie de fait ne pouvait désormais être
constituée que lorsque l'acte ou l'agissement de l'administration portait atteinte à la liberté individuelle (et non plus
une atteinte grave à une liberté fondamentale) ou lorsqu'il conduisait à l'extinction du droit de propriété (et non plus
à une atteinte grave au droit de propriété).
Ainsi, par cette nouvelle définition, le Tribunal des conflits marquait clairement sa volonté de mettre fin aux errements
jurisprudentiels du juge judiciaire ayant conduit au développement souvent casuistique et parfois discutable de la
voie de fait (9).
Peu de temps après, le Tribunal des conflits avait également modifié la théorie de l'emprise irrégulière pour tenir
compte de la nouvelle définition de la voie de fait (10). Par suite, cette nouvelle définition de la voie de fait avait été
mise en œuvre sans difficulté apparente par les juridictions de l'ordre administratif et judiciaire.
Ainsi, dès juillet 2013 et sans surprise, le Conseil d'Etat faisait sienne la nouvelle décision restrictive de la voie de
fait (11).
Le juge judiciaire, pour sa part, avait également suivi le mouvement puisque, dès 2014, la première chambre civile
de la Cour de cassation adoptait la nouvelle définition de la voie de fait (12).
La décision du 11 mars 2015 de la Cour de cassation, en reprenant le considérant de principe de l'arrêt "Bergœnd",
s'inscrit donc dans la parfaite continuité de cette évolution jurisprudentielle.
Cette continuité s'illustre d'ailleurs également dans la solution du litige, puisque la Cour de cassation, dans l'arrêt
rapporté, adopte une solution tout à fait similaire à celle résultant de l'arrêt "Bergœnd" (les faits de ces deux affaires
étaient en effet très similaires), en considérant que l'implantation d'un ouvrage public sur une propriété privée (en
l'occurrence des pylônes électriques) n'emporte pas "extinction du droit de propriété appartenant aux propriétaires
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des parcelles concernées et ne procédait pas d'un acte manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir
dont dispose l'administration".
II — Une solution symbolique prenant acte du déclin de la théorie de la voie de fait
Si, sur le fond, la solution du 11 mars 2015 n'est donc guère surprenante, ce qui marque en revanche, c'est sa
portée symbolique.
En effet, en statuant en faveur de la compétence du juge administratif, alors même qu'elle était saisie d'une affaire
portée devant le juge des référés, la Cour de cassation traduit dans cette décision du 11 mars 2015 l'obsolescence
d'un des principaux fondements de la théorie de la voie de fait (13).
Il importe à ce titre de rappeler que l'une des raisons originelles de l'existence et du succès de la théorie de la
voie de fait était l'existence d'un juge judiciaire des référés capable non seulement de statuer en urgence, mais
également d'adresser des injonctions à l'administration, éventuellement sous astreinte (14).
Or, avant 2000, la juridiction administrative ne pouvait être considérée comme disposant de juges de l'urgence aussi
efficaces que leurs homologues judiciaires.
Il était donc logique, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, que les justiciables puissent trouver
auprès de la juridiction judiciaire et dans les hypothèses -en principe— les plus graves, ce qu'ils ne pouvaient
trouver auprès du juge naturel de l'administration.
L'état du droit a cependant substantiellement évolué depuis cette date.
En effet, il faut bien comprendre que si le juge judiciaire cède aujourd'hui une partie de la compétence qu'il tirait de
la théorie de la voie de fait, c'est notamment parce que le juge administratif a été doté, avec la loi n˚ 2000-597 du 30
juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives (N° Lexbase : L0673AIR), d'un véritable pouvoir
d'intervention en urgence, mais aussi qu'il a réussi à faire la preuve de son efficacité et de sa parfaite indépendance
vis à vis de l'administration dans l'usage de ses nouvelles prérogatives juridictionnelles.
Il est d'ailleurs tout à fait remarquable que dans la décision de la cour d'appel de Caen ayant donné lieu à l'arrêt
rapporté, le juge judiciaire ait souligné "qu'il ne peut valablement être soutenu que le juge administratif ne présente
pas toutes les garanties d'indépendance et d'impartialité, au sens des dispositions de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l'Homme" (15).
Dépourvue de sa principale raison d'être, la théorie de la voie de fait ne pouvait que décliner, en laissant ainsi au
juge administratif des référés la légitimité pour intervenir dans un champ de compétence autrefois exclusivement
judiciaire (la décision "Chirongui" précitée du Conseil d'Etat impose de manière prétorienne et contra legem la
compétence du juge des référés libertés en présence d'une "atteinte grave et manifestement illégale au droit de
propriété [...] quand bien même cette atteinte aurait le caractère d'une voie de fait").
En définitive, force est de constater que la théorie de la voie de fait dépourvue de ses principaux attributs et avantages n'apparaît aujourd'hui plus que résiduelle, et que ce "grand premier rôle de la scène juridique" semble après
des années -parfois tumultueuses— de service, manifestement admissible à la retraite comme l'appelait de ses
vœux René Chapus (16) et comme le traduit cet arrêt de la Cour de cassation du 11 mars 2015.
(1) TGI Coutances, référés, 13 septembre 2012, n˚ 12-00 167.
(2) CA Caen, 4 juin 2013, n˚ 1 202 901.
(3) T. confl., 23 octobre 2000, n˚ 3227 (N° Lexbase : A5669BQZ).
(4) T. confl., 17 juin 2013, n˚ 3911 (N° Lexbase : A2154KHA).
(5) T. confl., 23 octobre 2000, n˚ 3227, préc..
(6) CE 4˚ et 5˚ s-s-r., 12 mai 2010, n˚ 333 565, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1893EXE).
(7) CE, référé, 23 janvier 2013, n˚ 365 262, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9100I3G).
(8) T. confl., 17 juin 2013, n˚ 3911 (N° Lexbase : A2154KHA).
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(9) Voir par exemple : T. confl., 24 février 1992, n˚ 02 687 (N° Lexbase : A8423BDC), RFDA, 1992, p. 766 ; T.
confl.,13 janvier 1992, n˚ 02 681 (N° Lexbase : A8245BDQ), RDP, 1994, p. 1243.
(10) T. confl., 9 décembre 2013, n˚ 3931 (N° Lexbase : A2513KTA).
(11) CE 2˚ et 7˚ s-s-r., 10 juillet 2013, n˚ 360 901, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A8325KI8).
(12) Cass. civ. 1, 13 mai 2014, n˚ 12-28.248, F-P+B+I (N° Lexbase : A0459MLL) ; Cass. civ. 1, 15 octobre 2014,
n˚ 13-27.484, F-P+B (N° Lexbase : A6490MYZ) ; Cass. civ. 1, 18 février 2015, n˚ 14.13-359, F-D (N° Lexbase :
A0256NCH).
(13) Voir précédemment dans le même sens : Cass. civ. 1, 15 octobre 2014, n˚ 13-27.484, F-P+B (N° Lexbase :
A6490MYZ).
(14) Voir, par exemple, T. confl., 17 décembre 1962, Soc. civ. du domaine de Comteville, RDP, 1963, p. 317.
(15) CA Caen, 4 juin 2013, n˚ 12/02 901.
(16) R. Chapus, Droit administratif général, Paris, Montchrestien, 15ème éd., p. 868.
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