Amour du prochain1 : Sermon 3e Dimanche Carême 27

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Amour du prochain1 : Sermon 3e Dimanche Carême 27
François de Sales
Amour du prochain 1
Sermon 3e Dimanche Carême 27.2.1622 (OEA X,266) suite = Amour prochain2
Mais d'autant qu'il faudroit trop de temps pour parler de toutes ces unions, je
m'arresteray seulement à la troisiesme, qui est celle que nous devons avoir les
uns avec les autres. Cette union et concorde nous a esté preschée, recommandée
et enseignée tant d'exemple que de parolle, par Nostre Seigneur, mais avec une
exageration nompareille et avec des termes admirables ; de sorte qu'il semble
qu'il se soit oublié de nous recommander l'amour que nous luy devons porter, et
à son Pere céleste, pour mieux nous inculquer l'amour et l'union qu'il vouloit que
nous eussions les uns avec les autres ; il a mesme appellé le commandement de
l'amour du prochain son commandement (1), comme estant le sien le plus.cheri. Il
estoit venu en ce monde pour nous enseigner en Maistre tout divin, et cependant
il n'inculque rien tant ni avec des paroles si pregnantes que l'observance de ce
commandement de l'amour du prochain. Et cela non sans grand sujet, puisque le
bien-aymé du Bien-Aymé, le grand Apostre saint Jean, asseure (2) que quiconque
dit qu'il ayme Dieu et n'ayme pas le prochain est menteur ; au contraire, celuy
qui dit qu'il ayme le prochain et n'ayme pas Dieu, contrevient à la verité, car cela
ne se peut. Aymer Dieu sans aymer le prochain, qui est créé à son image et
semblance (3), c'est une chose impossible.(4)
Mais quelle doit estre cette union et concorde que nous devons avoir par
ensemble ? Oh, quelle elle doit estre ! Telle que si Nostre Seigneur luy mesme
ne l'eust expliquée, nul n'eust eu la hardiesse de le faire en mesmes termes qu'il
l'a fait. Mon Pere, dit-il en la derniere cene, lors qu'il eut rendu ce tésmoignage
incomparable de son amour pour les hommes. en instituant le tres saint
Sacrement de 1'.Eucharistie, mon tres cher Pere, je te supplie que tous ceux que
tu m'as commis soyent un, comme toy et moy, Pere, sommes un (5). Et pour
monstrer qu'il ne parlait pas seulement pour les Apostres ains pour tous nous
autres : Je ne le prie pas seulement pour ceux cy avoit-il dit auparavant, mais
pour tous ceux qui croiront en moy par leur parolle. Qui eust osé, dis-je
derechef, faire une telle comparaison, et demander que nous fussions unis
comme le Pere, le Fils et le Saint Esprit le sont par ensemble ?
Cette comparaison semble estre du tout estrange, car l'union des trois divines
Personnes est incomprehensible, et nul, quel qu'il soit, ne sçauroit s'imaginer
cette simple union et cette unité si indiciblement simple. Aussi, nous ne devons
pas entendre de pouvoir parvenir à l'esgalité de cette union, car il ne se peut,
comme le remarquent les anciens Peres ; il nous faut contenter d'en approcher au
plus pres qu'il nous sera possible selon la capacité que nous avons. Nostre
Seigneur ne nous appelle pas à l'esgalité, ains seulement à la qualité de cette
union, c'est à sçavoir, que nous nous devons aymer et estre unis par ensemble le
plus purement et le plus parfaitement qu'il se peut.
J'ay pris d'autant plus de playsir à traitter de ce sujet aujourd'huy, que j'ay trouvé
que saint Paul nous recommande cet amour du prochain avec des termes
admirables dans l'Epistre que nous avons leuë à la sainte Messe, en laquelle il dit
escrivant aux.Ephesiens (6) : Bien aymés, marchez en la voye de la dilection des
uns envers les autres comme enfans tres chers de Dieu ; marchez en icelle
comme Jesus Christ y a marché, lequel a donné sa propre vie pour nous,
s'offrant à Dieu son Pere en holocauste et en hostie d'odeur et de suavité. Oh
que ces paroles sont aymables et dignes d'estre considerées ! Ce sont paroles
toutes dorées, par lesquelles ce grand Saint nous fait entendre quelle doit estre
nostre concorde et nostre dilection les uns envers les autres. Concorde et
dilection est une mesme chose ; car le mot de concorde signifie union des
coeurs, et dilection, election des affections, union des affections ! Il semble qu'il
vouloit nous declarer ce que le Sauveur entendait quand il prioit son Pere celeste
que nous fussions tous un, c'est à dire unis, comme luy et son Pere estoyent un.
Nostre Seigneur avoit esté un peu court en nous enseignant par paroles comme
quoy il desiroit que nous prattiquassions cette sainte et tres sacrée union ; c'est
pourquoy son glorieux Apostre s'estend davantage à nous l'exprimer, nous
exhortant à marcher en la voye de la dilection comme enfans tres chers de Dieu.
Comme s'il disoit : De mesme que Dieu, nostre Pere tout bon, nous a aymés si
chèrement qu'il nous a tous adoptés pour ses enfans,(7) ainsy monstrez que vous
estes vrayement ses enfans en vous aymant chèrement les uns les autres en toute
bonté de coeur.
Mais à fin que nous ne cheminions point d'un pas d'enfant en cette voye de la
dilection que Dieu nostre Pere nous a tant recommandée, saint Paul adjouste :
Marchez-y comme Nostre Seigneur y a marché, donnant sa vie pour nous, et le
reste qui s'ensuit. En quoy il nous monstre qu'il veut que nous marchions d'un
pas de geant et non de petit enfant. Aymez-vous les uns les autres comme Jesus
Christ nous a aymés (8), non pour aucun merite qui fust en nous, ains seulement
parce qu'il nous a creés à son image et semblance. C'est cette image et
semblance que nous devons honnorer et aymer en tous les hommes, et non pas
autre chose qui soit en eux ; car rien n'est aymable en nous de ce qui est de nous,
puisque non seulement cela n'embellit pas cette divine ressemblance, ains
l'enlaidit, souille et barbouille, en sorte que nous ne sommes presque plus
reconnoissables. Or, c'est ce qu'il ne faut nullement aymer dans le prochain, car
Dieu ne le veut pas. (9)
Pourquoy donc Nostre Seigneur a-t-il voulu que nous nous aimassions tant les
uns les autres, et pourquoy, demandent la pluspart des saints Peres, a-t-il pris
tant de soin de nous inculquer ce precepte comme estant semblable au
commandement de l'amour de Dieu(10) ? Cecy fait grandement estonner, que l'on
dise que ces deux commandemens sont semblables, veu que l'un tend à aymer
Dieu, et l'autre la creature. Dieu qui est infini, et la creature qui est finie; Dieu
qui est la bonté mesme et duquel tous biens nous arrivent, et l'homme qui est
rempli de malice et duquel nous viennent tant de maux ; car le commandement
de l'amour du prochain contient aussi l'amour des ennemis (11). Mon Dieu, quelle
disproportion entre les objets de ces deux amours ! et cependant les
commandemens sont semblables, en telle sorte que l'un ne peut subsister sans
l'autre ; il faut nécessairement que l'un perisse ou s'accroisse en mesme temps
que l'autre descroit ou augmente, ainsy que parle saint Jean. (12)
Marc Antoine acheta un jour deux jeunes jouvenceaux que luy presenta un
certain maquignon ; car en ce temps là, comme il se fait encores en quelques
contrées, l'on vendoit les enfans : il y avoit des hommes qui en faisoyent
provision et usoyent de ce traffic comme l'on fait des chevaux en nos païs. Ces
deux enfans se ressembloyent tellement et si parfaittement que le maquignon luy
fit accroire qu'ils estoyent jumeaux, n'estant pas croyable qu'ils peussent avoir
une si parfaitte ressemblance autrement ; car estans separés l'un de l'autre l'on ne
pouvoit nullement juger quel c'estoit des deux, rareté dont Marc Antoine fit un si
grand estat qu'il les acheta fort cherement. Mais les ayant fait conduire chez luy,
il trouva que ces deux enfans parloyent un langage tres different, d'autant que
Pline raconte que l'un estoit de ces quartiers du Dauphiné et l'autre de l'Asie,
lieux si distans l'un de l'autre qu'il ne se peut presque dire. Ce que Marc Antoine
ayant sceu, et que non seulement ils n'estoyent pas jumeaux, voire qu'ils ne
venoyent pas de mesme païs, et qu'ils n'estoyent pas nés sous un mesme roy, il
se mit grandement en colere et fut fort courroucé contre celuy qui les luy avoit
vendus. Mais un certain jeune fripon luy ayant représenté que la ressemblance
de ces esclaves estoit d'autant plus admirable qu'ils estoyent de diverses contrées
et qu'ils n'avoyent point d'alliance par ensemble, il demeura tout apaisé et en fit
tousjours despuis un si grand estat qu'il eust mieux aymé perdre tous ses biens
que ces deux enfans, à cause de la rareté de leur ressemblance.
Que veux-je dire par là, sinon que le commandement de l'amour de Dieu et
celuy de l'amour du prochain se ressemblent autant que ces deux jouvenceaux
dont Pline parle, quoy qu'ils soyent de païs extrêmement lointains ; car quel
esloignement y a-t-il, je vous prie, entre l'infini et le fini, entre l'amour divin qui
regarde un Dieu immortel et l'amour du prochain qui regarde l'homme mortel,
entre l'un qui regarde le Ciel et l'autre, la terre ? Cette divine ressemblance est
donques d'autant plus admirable. C'est pourquoy nous devons faire comme Marc
Antoine : nous devons acheter ces deux amours, comme jumeaux sortis tous
deux des entrailles de la miséricorde de nostre bon Dieu, et ce en mesme temps;
car dès que Dieu crea l'homme à son image et semblance il ordonna à cet instant
mesme qu'il aymeroit Dieu et son prochain aussi.
La loy de nature a tousjours appris ces deux préceptes au coeur de tous les
hommes ; de sorte que si Dieu n'en eust point parlé, tous néanmoins eussent sceu
qu'ils estoyent obligés de ce faire. Nous voyons cecy en ce que le Seigneur
trouva extrêmement mauvaise la responce du misérable Caïn, qui eut bien la
hardiesse, quand il luy demanda ce qu'il avoit fait de son frere Abel, de dire qu'il
n'estoit pas obligé de le garder (13). Nul ne se peut excuser de ne pas sçavoir qu'il
faut aymer nostre prochain comme nous mesme, Dieu ayant gravé cette verité au
fond de nos coeurs en nous creant tous à la ressemblance les uns des autres ; car
portant tous en nous l'image du Créateur, nous sommes par conséquent l'image
les uns des autres, ne représentant tous qu'un mesme portrait qui est Dieu.
Cela estant donques ainsy, voyons un peu, je vous prie, en quels termes Nostre
Seigneur nous a recommandé l'amour du prochain, sur lequel point j'establis ces
considerations. Je vous donne, dit-il parlant à ses Apostres (14), un
commandement nouveau, qui est que vous vous ayimiez les uns les autres. Et
premièrement, pourquoy appelle-t-il ce commandemont, nouveau, puisqu'il avoit
desja esté donné en la loy de Moyse (15), et que mesme, comme nous l'avons ja
veu, il n'avoit pas esté ignoré en la loy de nature, ains reconneu, voire observé
par quelques uns dès la creation de l'homme ? Nostre divin Maistre appelle ce
commandement nouveau d'autant qu'il le voulait renouveller ; et comme quand
on met du vin nouveau en quantité dans un tonneau où il y en a encor un peu de
vieux, l'on ne dit pas que tel tonneau contient du vin viel ains du nouveau, parce
que la quantité de celuy cy surpasse sans comparaison celle de l'autre, de mesrne
Nostre Seigneur appelle ce commandement nouveau, d'autant que, si bien il
avait esté donné auparavant, il n'avait pourtant esté observé que par un fort petit
nombre de personnes ; si qu'il pouvait le nommer tout nouveau, parce qu'il
voulait qu'il fust tellement renouvellé que tous s'aymassent les uns les autres.
Ainsy faisoyent les premiers Chrestiens, qui n'avoyent tous qu'un coeur et
qu'une ame (16), entretenant une telle union par ensemble que jamais on ne voyait
entr'eux nulle division ; aussi jouissoyent-ils d'une consolation tres grande par le
moyen de leur concorde. Tout ainsy que de plusieurs grains de froment moulus
et petris ensemble on fait un seul pain, pain qui est composé de tous ces grains
de blé qui estoyent auparavant separés et qui ne sont plus séparables maintenant,
de maniere qu'ils ne peuvent plus estre remarqués ni reconneus en particulier, de
mesme ces Chrestiens avoyent un amour si fervent les uns pour les autres, que
leurs volontés et leurs coeurs estoyent tous saintement confus et pesle meslés.
Mais cette sainte confusion et divin meslange n'y apportait nul empeschement,
car il ne pouvait y avoir de division ni de separation ; de sorte que le pain petri
de tous ces coeurs estoit infiniment aggreable au goust de la divine Majesté.
Et comme nous voyons encores que de plusieurs raisins pressurés les uns avec
les autres se fait un seul vin, et qu'il n'est plus possible de remarquer quel est le
vin sorti d'une telle graine ou d'une telle grappe, ains tout estant pesle meslé ne
forme qu'un vin tiré de plusieurs graines de raisins, de rnesme ces coeurs des
premiers Chrestiens, esquels regnoit la sainte charité et dilection, n'estoyent
qu'un vin composé de plusieurs coeurs comme de plusieurs raisins. Mais ce qui
establissoit une si grande union entr'eux n'estoit autre, mes cheres ames, sinon la
très sainte Communion (17), laquelle venant à cesser ou à se faire rarement, la
dilection est venue par mesme moyen à se rafroidir entre les Chrestiens et a
grandement perdu sa force et sa suavité.
1. -Jn 15,12 ; voir aussi serm du 7.1.1601 (VII,362) et du 12.10.1614 (VIII,147)
2. - 1 Jn 4,20
3. - Gn 1,26
4. - voir TAD liv 10, ch 11 ; voir aussi serm 15.8.1618 (IX,65 et 190)
5. - Jn 17,11 et 21
6. - Ep 5,1
7. - Ep 1,5 ; 1 Jn 3,1
8. - Jn 13,34 ; 15,12
9. - voir IVD partie 3, ch 22 et serm du 30.9.1618 (IX,201)
10. - Mt 22,39
11. - Mt 5,43
12. - Jn 3,30
13. - Gn 4,9
14. - Jn 13,34
15. - Lev 19,18
16. - Ac 4,32
17. - Ac 2,42 ; 1 Co 10,17