Éros est mort à Chicago : Nelson Algren accuse Playboy - E-rea

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Éros est mort à Chicago : Nelson Algren accuse Playboy - E-rea
Éros est mort à Chicago : Nelson Algren accuse Playboy
Frédéric DUMAS
Nelson Algren fut Lauréat du premier National Book Award en 1950 pour The Man with the
Golden Arm, dont l’adaptation cinématographique par Otto Preminger eut un immense succès (avec,
dans les rôles principaux, Frank Sinatra et Kim Novak).
Malgré son talent d’écrivain, il reste avant tout célèbre pour sa relation amoureuse avec
Simone de Beauvoir. À la suite de la publication de Lettres à Nelson Algren, il y a quatre ans, la BBC,
les télévisions américaine et française ont diffusé plusieurs émissions, consacrées à cette relation, qui
a profondément marqué les œuvres respectives des deux auteurs. Sur le plan anecdotique, l’évocation
d’Algren dans le cadre de ce colloque est d’autant plus justifiée, qu’Algren est définitivement rentré
dans l’histoire pour avoir donné à Simone de Beauvoir son premier orgasme !
Entre 1935 et 1981, date de sa mort, il a publié neuf ouvrages : des romans, un long poème
en prose, un recueil de nouvelles toujours populaire (The Neon Wilderness) et quelques ouvrages
inclassables, mêlant entre autres les récits de voyages, la poésie, la nouvelle et le récit autobiographique.
Pour Algren, les relations sociales sont devenues vides de sens en raison de la toute puissance
du monde des affaires et de son conformisme, incapables de donner un sens à l’existence. Le
“business” propose une seule façon d’appréhender la vie, exempte de tous les aléas inhérents aux
affres des sentiments ou des plaisirs naturels : ils seraient susceptibles de mettre en danger le confort
de l’individu, et par conséquent, indirectement, la pérennité du système. Il s’agit de ne pas vivre ses
sentiments soi-même, d’en faire l’expérience par procuration. C’est ce qu’Algren appelle “third person
society”, où tout épanchement spontané est proscrit, et remplacé par des représentations édulcorées
de ces épanchements. Il situe l’épicentre du phénomène dans sa propre ville, Chicago.
Playboy et la “société à la troisième personne”
Chicago a produit le symbole même de cette “société à la troisième personne” : Playboy .
D’après Algren, le magazine est, paradoxalement, tout le contraire d’“érotique”. L’auteur déclare dans
un recueil d’interviews : “it’s sexlessness, not sex, which I think is the big thing at Playboy” (Donohue
317). Pour lui, Playboy incarne toutes les valeurs de cette société par procuration, et donne une
représentation des fantasmes de celle-ci, destinés à rester inassouvis. Playboy offre ainsi le spectacle
ridicule d’une parodie du Rêve Américain.
Algren en donne l’exemple dans Who Lost an American? (1963), à travers le récit débridé
d’une réception donnée par Hugh Hefner, le patron fondateur du magazine. Cette réception est en fait
une trahison du Rêve, qui laisserait insatisfait même le convive le plus matérialiste. Tel est le cas de la
persona “Algren”, pourtant enthousiaste à l’idée d’y être invité : “Of all my childhood dreams, the one
I most cherished was that of someday getting to spurn somebody with less money—and now my
chance had come!” (286). Dès le début, la réception déçoit, en raison même du mauvais goût du style
Playboy : “(...) the rosy glow didn’t go with the dream” (287). Tout le monde y danse le twist, bien
qu’il fut considéré quelques années auparavant comme totalement indécent lors des passages d’Elvis
Presley à la télévision. Cela ne résulte pas de l’épanouissement de l’individu ni du changement des
mœurs que Playboy se targue de promouvoir, mais plutôt d’une perversion de l’esprit de la danse,
ainsi coupée de ses racines sensuelles. Les conformistes peuvent à présent pratiquer le twist en toute
impunité à condition expresse d’éviter tout contact physique entre danseurs. Les jeunes filles sont
jolies, mais ne doivent pas susciter le désir, quitte à sacrifier leur féminité : “Most of the girls looked
like their bras had been wired on in puberty—well fitted but unreleased” (289). Hommes et femmes
ne donnent que l’apparence de la fête. Ils ne parviennent qu’à se mouvoir au milieu d’un vide
existentiel révélé par cette danse, dont le rythme agite les corps sans les faire communiquer tandis
que les paroles des chansons, dans leur naïveté adolescente, expriment des désirs qu’eux ne savent
pas formuler :
Everyone seemed to be trying to join herself as though she’d been away too long. And the
men were trying just as hard to twist themselves into finding out who they really were—
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My baby wrote me a letter
Just got it in the mail
Told me she’d marry me—
I’m so happy that I got to wail—
one more time!
one more time!
one more time! (290)
“One more time!” s’apparente autant à un slogan publicitaire qu’à une locution à forte connotation sexuelle. L’insistance des danseurs à la prononcer dénote la profondeur de leur insatisfaction ;
pour eux, l’amour est avant tout un produit de consommation. On retrouve cette expression à cinq
reprises dans le chapitre, utilisée comme un leitmotiv sarcastique, ponctuant le texte d’Algren comme
il ponctue celui de cette chanson puérile conçue pour la distraction des masses.
En fait, le spectacle a beaucoup en commun avec celui donné par Leiris et la génération des
années vingt ; eux aussi dansaient au rythme d’une nouvelle musique américaine. Je cite ici un extrait
de L’âge d’homme :
(...) le jazz fut un signe de ralliement, un étendard orgiaque, aux couleurs du moment. Il
agissait magiquement et son mode d’influence peut être comparé à une possession. C’était le
meilleur élément pour donner leur vrai sens à ces fêtes, un sens religieux, avec communion
par la danse, l’érotisme latent ou manifesté (...). (…) il passait dans le jazz assez de relents de
civilisation finie, d’humanité se soumettant aveuglément à la machine, pour exprimer aussi
totalement qu’il est possible l’état d’esprit d’au moins quelques-uns d’entre nous : (...)
ébahissement naïf devant le confort et les derniers cris du progrès, (...) abandon à la joie
animale de subir l’influence du rythme moderne, aspiration sous-jacente à une vie neuve où
une place plus neuve serait faite à toutes les candeurs sauvages dont le désir, bien que tout à
fait informe encore, nous ravageait. (159-60)
Le récit de Leiris éclaire celui d’Algren de façon éclatante, car il place les deux générations en
perspective. Ces jeunes gens ont, en effet, beaucoup de points en commun : la communion, la
soumission à des rythmes modernes et mécaniques, et la jouissance de biens matériels modernes.
Cependant, le jazz était porteur de valeurs totalement absentes du twist de la fête de Playboy . Le
caractère fortement sensuel de la danse exprimait l’idéalisme de la jeunesse, pour qui le progrès
matériel était au service du désir, et non le contraire. Les danseurs de Who Lost an American? ne
nourrissent pas de telles aspirations ; le sarcasme d’Algren tranche avec le lyrisme de Leiris, et
suggère que les jeunes Américains du début des années soixante constituent une nouvelle génération
perdue.
C’est dans un dialogue surréaliste avec Tom O’Connor, un célèbre bandit de Chicago du début
du siècle, que la persona nous livre son explication : en fait, le concept Playboy a été bâti autour du
fameux hors-la-loi, qui est parvenu à sauver sa peau en renonçant à sa véritable identité. L’astuce a
consisté à nier son humanité en renonçant à vivre à la première personne (c’est-à-dire en étant luimême), et en s’excluant de toute implication avec le monde extérieur d’abord, et avec lui-même
ensuite :
“How can you pin a dead-or-alive fugitive warrant upon a man who isn’t alive yet neither is he
dead? (...) All I had to do was to stop walking in the first person and start walking in the third.
(...) I found myself thinking in the third person instead of the first.” (295)
En niant son identité d’homme vivant, O’Connor évitait les foudres de la société en parvenant
à se faire oublier, mais il se retrouvait incapable de penser par lui-même. D’où le parallèle avec
Playboy, qui offre le spectacle de la vie à des gens qui souhaitent s’en soustraire, et renoncent à leur
identité d’êtres pensants en vivant leurs émotions par procuration : “I found I could get as much kick
out of watching somebody else fall in love than fall in love myself—and look how much safer!” (295)
O’Connor était d’autant plus un précurseur qu’il était en mesure d’éprouver les mêmes sensations que
celles des invités de Hugh Hefner, sans pour autant s’impliquer dans une activité physique : “It was
like doing the twist spiritually” (295).
Le lieu où se déroule cette conversation est chargé de signification symbolique, dans la
mesure où Tom O’Connor — dont on n’entend que la voix — vit dans une grotte, qui, ainsi que
l’évoque Eliade dans Le sacré et le profane, “sont des retraites secrètes, séjour des Immortels
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taoïstes, lieu des initiations” (132). La description que fait Algren de la demeure où se passe la fête,
ainsi que celle de son entrée dans celle-ci, présente un contrepoint ironique saisissant avec le tableau
que dresse Eliade des lieux sacrés. Tout d’abord, pour l’auteur du Sacré et du profane, les grottes
“représentent un monde paradisiaque, et pour cette raison ont l’entrée difficile (symbolisme de la
porte étroite” (132) ; elles prolongent une conception religieuse du site parfait, c’est-à-dire complet
— comprenant un mont et une pièce d’eau — et retiré. Site parfait, parce qu’à la fois monde en
miniature et Paradis, source de béatitude et lieu d’Immortalité (133).
L’univers de Playboy lui est identique, mais à l’envers. En effet, ces lieux, éloignés du centre
ville, satisfont à tous les critères énoncés par Eliade. Toutefois, les décors sont kitsch, et d’une
esthétique radicalement différente de celle de tout lieu de méditation, taoïste ou autre. La persona
qualifie par exemple la demeure de “high schlockhouse” (Who Lost an American? 287), l’eau qui coule
de la chute d’eau intérieure est de couleur rose et une armure médiévale surplombe un orchestre
soporifique chargé de la musique d’ambiance. D’autre part, l’entrée de la demeure n’a absolument
rien de “la porte étroite”, dans la mesure où, à sa grande déception, la persona y pénètre sans
aucune formalité. [Ce qui, au passage, nous gratifie d’une pensée à la Groucho Marx : ”(...) my dream
went pfft. If this was the kind of place I could get into, I thought resentfully, who the hell were they
keeping out?” (287)]
Algren, au fait ou non de la culture taoïste, joue indéniablement avec les schémas archaïques
sur lesquels elle repose, ce qui contribue à donner un fondement universel à sa critique de la société
américaine. Pour Eliade, le fait de dénaturer un univers sacré en le réduisant à la taille d’un jardin
miniature mène à altérer l’essence de l’art lui-même :
Il suffit d’imaginer ce qu’une émotion esthétique de cet ordre a pu devenir dans une société
moderne, pour comprendre comment l’expérience de la sainteté cosmique peut se raréfier
jusqu’à devenir une émotion uniquement humaine : celle, par exemple, de l’art pour l’art. (Le
sacré et le profane 134)
La conclusion d’Algren est beaucoup plus pessimiste, car l’aboutissement de la démarche de
Playboy — reflétée dans les goûts architecturaux de Hefner tout autant que dans son magazine dit
“érotique” — va jusqu’à confirmer l’Amérique dans sa dérive pathologique.
Algren considère en fait le “business” comme responsable de cette dérive, dont la dénégation
du sexe constitue l’expression la plus frappante ; il estime en fait que son origine remonte non pas à
la fondation de Playboy , mais à celle d’une autre institution journalistique, porte-parole d’une
Amérique obsédée par la consommation : Time. D’après lui, ce magazine a échoué dans les années
trente, car il n’offrait comme modèle que celui de la réussite matérielle, au prix d’une déstabilisation
de la personnalité : “I could not recall one to whom it had brought more than physical comforts
accompanied by persistent anxieties” (Who Lost an American? 299). Ce revers annonce celui à venir
de Playboy, qui s’adresse souvent à la même catégorie sociologique de lecteurs, en leur promettant
de s’isoler du reste de l’humanité au prix de l’abandon de leur capacité à s’auto analyser. Il s’agit de
“Playboy’s promise of an exclusive community built upon consciouslessness” (299).
Cette absence de réflexion berce les individus d’illusions fallacieuses, et les fait vivre dans un
monde où leurs rêves, même matérialistes, ne sont assouvis que de manière virtuelle. Ainsi Playboy
ne se contente-t-il pas de développer une idéologie anti-érotique à travers sa politique éditoriale, ni de
convier ses lecteurs à faire pour ainsi dire physiquement l’expérience immatérielle de la rencontre
avec des jeunes filles asexuées, que ce soit dans les keyclubs ou dans la demeure kitsch de Hugh
Hefner. En effet, celui-ci est allé jusqu’à créer le “Millionaire Club”, dont la spécificité est de n’accueillir
que des invités non millionnaires, qui auront l’illusion de l’être grâce à leur seule présence au club, et
à leur participation à un conseil d’administration tout aussi fictif (296 ; 298). L’homme conscient se
retrouve donc enfermé dans une vie exiguë d’où tout plaisir autre que gagner de l’argent est banni.
En renonçant à toutes les passions qu’Algren attribue à l’homme viril — boisson, jeu et, surtout,
sexe — celui-ci devient une non-entité ridicule enfermée dans un placard à balais. Il dit ainsi de
Hefner : “his success speaks for broom-closeted multitudes” (301)
L’image du placard à balais, milieu claustrophobique par excellence, a une signification
particulière chez Algren, qui l’a déjà utilisée dans The Man with the Golden Arm à propos de Stash. Le
vieux mari de Violet, (femme de tête très portée sur l’aspect physique de la relation amoureuse), est
incapable de la satisfaire et surtout peu enclin à le faire ; ses seuls plaisirs sont de manger des
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produits avariés pour économiser de l’argent, et d’arracher les pages de son calendrier. Il passe donc
sa vie à travailler, à ne considérer le temps qui passe qu’en termes de plaisir puéril, et surtout, à
négliger sa femme. Lorsqu’elle le poursuit de ses avances, il se réfugie dans le placard à balais, qu’il
finit par trouver tout à fait à son goût et par considérer comme son sanctuaire. En reprenant une
quinzaine d’années plus tard dans Who Lost an American? cette image grotesque et en la généralisant
à l’ensemble de la société américaine, Algren légitime la cohérence de sa vision en lui conférant une
autorité en vertu même de son texte. Le lecteur averti devient par le biais de cette connivence
intertextuelle complice du jeu de l’auteur, d’autant plus disposé à accepter son point de vue qu’il aura
déjà été exposé auparavant, dans un cadre narratif différent.
Une Amérique stérile
Algren a montré à plusieurs reprises les implications concrètes des valeurs propagées par
Playboy , en créant un personnage qui apparaît à plusieurs reprises dans le corpus algrenien. Il
s’appelle Rhino Gross dans A Walk on the Wild Side et Dingdong Daddy dans The Last Carousel. Il
règne dans l’univers stérile et claustrophobique de O’Daddyland, une répugnante fabrique de préservatifs, et se trouve être l’incarnation transparente de Hugh Hefner. En effet, Algren met dans sa
bouche des paroles quasiment identiques à celles du patron de Playboy, reproduites dans Who Lost
an American? à partir d’un interview du Wall Street Journal :
“I’m in the happy position,” he announced like a man running for office, “of becoming a
legend in my own time! I have everything I ever wanted! Success in business! Identity as an
individual!” (Dindgong dans The Last Carousel 51)
“‘I’m in the happy position of becoming a living legend in my own time,’ Hefner said, ‘I have
everything I ever wanted—success in business and identity as an individual.’” (Who Lost an
American? 300)
Rhino Gross débite inlassablement la même philosophie que celle de Tom O’Connor :
“Look out for love, look out for trust, look out for giving . Look out for wine, look out for
daisies and people who laugh readily. Be especially wary of friendship, Son, it can lead only to
trouble. (A Walk on the Wild Side 181)
Tout le credo de la société à la troisième personne est ici exposé ; s’abstenir de toute relation
avec les autres est la seule garantie de bonheur. Gross vit dans un monde schizophrénique, coupé de
la ville et de la nature, baigné dans un nuage rougeâtre dû au caoutchouc, matière industrielle par
excellence, qui symbolise les créations particulièrement rentables du “business”. Le caoutchouc des
préservatifs contamine jusqu’au goût de la nourriture, et transforme les employés-prisonniers en
mutants, telle Velma, devenue “the Vulcanized Woman” (177). Le maître des lieux a beau être un
individu repoussant, en marge des citoyens recommandables, il n’en est pas moins représentatif de la
classe moyenne en raison de sa réussite professionnelle.
Rhino Gross est le créateur des préservatifs “O-Daddy” ; tout comme Hefner, il doit ainsi sa
réussite professionnelle à l’exploitation industrielle des pulsions érotiques de ses clients. À la
différence du patron de Playboy , cependant, sa fortune n’apaise en rien la rancune qu’il voue à
l’espèce humaine, dont il œuvre avec succès à en freiner la reproduction. Il considère que l’origine de
ses problèmes coïncide avec l’origine de la vie elle-même, et trouve logiquement dans la haine des
femmes un exutoire à son malaise. La nature de ses problèmes reste cependant assez vague, et il
n’exprime après tout qu’une version très personnelle de la création, plus comique que schizoïde :
“(...) did you know that under a microscope every sperm looks exactly like his old man when
the old man has a jag on? There he is, the old man all over again, with no particular place to
go or if he has, he’s forgotten it. Just staggering from pole to pole, up one street and down
the next, can hardly tell one door from the next, just hoping somebody he knows will let him
in. (…). All of a sudden a lady sperm—looks exactly like the old lady opens a door off the
alley’n whispers—“in here, Jack.” Pulls him in and latches it. Now you know where our
troubles start?” (181)
Il est à noter que Rhino Gross est loin d’être le seul à adopter un tel point de vue :
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The city was full of hatless Harrys seeking not so much love but vengeance from wrongs, real
or fancied, forever imposed by women: wife, nurse, sister, daughter, mistress or aunt.
Woman, there was the cause of it all. (232)
La faute originelle incombe donc bien à la femme dans A Walk on the Wild Side, mais cela
s’exprime principalement sur le mode humoristique. L’auteur utilise les clichés d’une culture populaire
souvent sexiste auxquels le lecteur est habitué, neutralisant ainsi la causticité de sa critique. Dans une
nouvelle de The Last Carousel, “The Mad Laundress of Dingdong-Daddyland”, néanmoins, le mal dont
souffre le héros n’a plus seulement pour origine principale un sentiment diffus de culpabilité, mais
bien un bouc émissaire parfaitement identifié : la femme. Elle est coupable tout d’abord de susciter
l’amour, puis par conséquent d’être la mère de la race humaine à travers les fruits de cet amour. Cet
état d’esprit dépasse largement le cadre américain : “For he shared a secret fury with the world: a
hatred of all birth that comes from love of man for woman” (62). La puissance comique développée
dans A Walk on the Wild Side est remplacée dans The Last Carousel par une vision célinienne proche
du cauchemar, qui culmine lors de la scène où Dingdong livre ses dernières pensées à la postérité en
utilisant de la craie sur le mur de sa cuisine :
Later, Vivi saw a rude caricature of a woman with a neck like a turkey hen’s, the belly bloated
and the knees badly knocked, the breasts lactated like empty hot-water bottles, the whole
figure stippled by disfiguring hair; and flies buzzing about the figure everywhere. Below the
old man had scrawled his final conviction:
WOMIN DRAW FLIES. (59)
Dans The Last Carousel, Algren a fait du personnage de Dingdong la version grotesque d’un
Antéchrist annonciateur de la fin de l’humanité, incarnant les valeurs universellement admises de la
société par procuration, et dont la doctrine se résume à un seul slogan haineux. Algren souligne que
le fait que son personnage soit un marginal ne l’empêche en rien d’incarner la quintessence de l’esprit
américain tout entier, indépendamment de toute classe sociale :
The passion that, in him, had been transformed by fear of women into deep need of
something to love safely—a paper doll or a girl wearing a bunny-tail—curiously overlapped
that of lives equally barren yet more affluent. (62)
C’est cependant bien la modestie de ses origines culturelles, dénotée par le choix d’un support
sordide pour inscrire son ultime slogan (le mur de sa cuisine), et surtout trahie par l’indigence de son
orthographe (“women” orthographié “womin”) qui vouera définitivement sa doctrine à l’oubli.
His letter to the world was never mailed. In the world in which he lived there were no postal
zones. Had it been read, even by chance, no one would have paid any heed: the old con’s
spelling was so bad.
Yet had he made the connection, for which he was groping, he would have become the living
legend that in fancy he felt himself sometimes to be. (62)
Étant donné l’identité Dingdong/Hefner, il s’agit ici de lire à travers la condamnation du texte
de Dingdong celle, totalement radicale, des valeurs sexistes de Playboy, coupable selon Algren de
perpétuer la notion très répandue de la femme responsable du péché originel. L’auteur rappelle
d’ailleurs à cette occasion dans Who Lost an American? le sinistre épisode de Salem, au cours duquel
la femme avait déjà incarné le bouc émissaire fondamental, victime désignée de l’hystérie
américaine :
The weakness in our society (...) is the Puritan falsification that damns the act of love as evil
because it leads to birth, and birth brings original sin. (...) and as life that comes from women
is evil, so women are evil. (Who Lost an American? 308)
En définitive, le message d’Algren est ambigu. En effet, il considère l’ambition d’Hefner
comme scandaleuse quant au fond (la haine en tant que message) et indigente dans la forme (le style
du magazine mis en parallèle avec l’orthographe de Dingdong). De ce fait, d’après lui, une telle
ambition est forcément vouée à sa perte. Toutefois, Hefner ayant déjà objectivement atteint le statut
de célébrité, force est de constater que le monde est déjà soumis au diktat d’une idéologie
stérilisante, diffusée par Playboy et consorts.
On note d’ailleurs que cette dérive n’est pas l’apanage des seuls États-Unis. En effet, tout
comme Chicago et les autres métropoles américaines, Londres est soumise à la dictature de la
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publicité tapageuse, et les clubs londoniens ressemblent à s’y méprendre aux keyclubs de Playboy,
même si Algren prend la peine de rappeler que c’est bel et bien la statue d’Éros qui garde Piccadilly
Circus, porte d’entrée de Soho, lieu de perdition par excellence. Tout comme les Américains, les
Anglais s’adonnent aux joies édulcorées célébrées par la “société à la troisième personne”, même s’ils
se rendent dans les clubs de Soho :
These clubs are flourishing in London for the same reason that the keyclubs are doing so well
in the States: They remove the responsibility of passion. And a responsibility is what, to these
utterly demoralized men of distinction, in whom life has been reduced to protecting oneself at
all times, passion has become. The clubs offer them the appearance of being playboys, sports,
and regular fellows without the risk of love. (78)
De même qu’aux États-Unis, cette société est dominée par des “businessmen” hypocrites, qui
n’appartiennent finalement à aucun pays en particulier, et transforment la planète en un monde à leur
image :
The men who own these clubs, like those in the States, are businessmen, not hoodlums. (...)
They are members of no syndicate save the international one of Make-a-Buck-and-Shut-YourFace. (79)
De même, puisque d’après Algren ce sont les mêmes intérêts financiers qui dictent leur loi aux
U.S.A. et en Espagne, il n’est pas surprenant que le narrateur retrouve l’atmosphère de Chicago dans
le pays de Franco. À Barcelone, on chante par exemple le blues en anglais dans un club au nom
anglais, ressemblant à s’y méprendre à ceux que fréquentent habituellement les personnages
algonkiens :
The porter is beginning to look like a piggybank to me. (...) Was the man raised in Los
Angeles?
(…)
Everyone in The Club Java looked like he was raised in East St. Louis, including the bartender
(...) (133)
Hugh Hefner et ses avatars algreniens, Dingdong Daddy et Rhino Gross, sont bien
l’incarnation des valeurs corrompues d’une société malade, portant en ses fondements religieux les
germes de son affliction. Le dictionnaire de la mythologie grecque et romaine termine ainsi son
évocation d’Éros : “Éros demeure avant tout, avant de figurer au nombre des dieux, une entité
abstraite : le désir qui rapproche et engendre les mondes” (Schmidt 117). La thèse algrenienne est
que, bien qu’il se prétende érotique, Playboy ne parvient paradoxalement qu’à confirmer qu’au bout
du compte, l’Amérique est affligée d’un désir de mort inconscient, où la stérilité devient la seule
garantie de pureté. O’Daddyland, la sordide fabrique de préservatifs, en est l’avatar par excellence,
bref aperçu d’une Amérique post-apocalyptique, enfin débarrassée du mal en se coupant de la vie,
symbolisée par la femme.
À l’occasion de sa critique de Candy (Terry Southern), Algren renouvelle son attaque contre ce
qu’il estime être la spécificité américaine en matière de sexualité :
Nowhere has sex been sicker than in the U.S. and sick for so long we have forgotten it is
supposed to be healthy. When sex is a joyous fulfillment instead of a wasting affliction, people
can see that the most hilarious event in the history of mankind was the division of the sexes.
(“Un-American Idea: Sex Can Be Funny”)
Sur un ton humoristique, Algren soutenait au début des années soixante que l’internationalisation du modèle économique américain était en passe de transformer la planète entière en “société à
la troisième personne”. Ce que d’aucuns nomment à présent “mondialisation” consacrerait donc ni
plus ni moins que la mort d’Éros, qui menace de transformer chaque femme en pur objet de
contemplation et chaque homme en voyeur [Algren a d’ailleurs intitulé la fin du sous-titre de la partie
dédiée à Playboy “Mr. Peepers as Don Juan” (Who Lost an American? 286)].
En 1997, soit trente quatre ans après la publication de Who Lost an American?, la nouvelle
adaptation cinématographique de “Lolita” par Adrian Lyne donne l’occasion à la critique de confirmer
indirectement l’opinion d’Algren. Newsweek affirme ainsi que l’Amérique est toujours à la recherche
Dumas, Frédéric. “Nelson Algren accuse Playboy”. EREA 1.1 (hiver 2003): 69-75. <www.e-rea.org>
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d’une approche édulcorée des relations charnelles : “Nonerotic sex is one of those ideals America has
yet to achieve” (Kroll).
Ouvrages cités
Algren, Nelson. Who Lost an American? New York: Macmillan, 1963.
—. The Man with the Golden Arm. New York: Doubleday, 1949; Four Walls Eight Windows, 1990.
—. A Walk on the Wild Side. New York: Farrar, Strauss & Cudahy, 1956; Thunder's Mouth Press,
1993.
—. The Last Carousel. New York: G.P. Putman's Sons, 1973.
—. The Neon Wilderness. New York: Doubleday, 1947; New York: Four Walls Eight Windows, 1986.
—. “Un-American Idea: Sex Can Be Funny.” Life, Book Review 56 (8 May 1964): 8.
Beauvoir, Simone de. Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique. 1947-1964. Paris :
Gallimard, 1997.
Donohue, H.E.F. Conversations with Nelson Algren. New York: Hill and Wang, 1964.
Eliade, Mircea. Le sacré et le profane. Paris : Gallimard, Folio “Essais”, 1957, 1997.
Kroll, Jack. “Lolita's Fatal Attraction.” Newsweek, 130.14 (6 October 1997): 38.
Leiris, Michel. L'âge d'homme. Paris : Gallimard, 1939 ; Folio, 1997.
Schmidt, Joël. Le dictionnaire de la mythologie grecque et romaine. Paris : Larousse, 1985, 1992.
Dumas, Frédéric. “Nelson Algren accuse Playboy”. EREA 1.1 (hiver 2003): 69-75. <www.e-rea.org>
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