Multimédia et médiation culturelle : récréation, re-création de(s

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Multimédia et médiation culturelle : récréation, re-création de(s
Multimédia et médiation culturelle
Récréation, re-création de(s) sens ?
Emmanuelle Lambert *
Université de Toulouse III (« Paul-Sabatier ») & Laboratoire d’études et de
recherches appliquées en sciences sociales (LÉRASS), équipe « Médiapolis »
L’analyse des dispositifs de médiation sur supports multimédias
(cédérom, site Web), en écho à ceux de l’espace muséal (atelier
créatif, exposition interactive), révèle la portée de l’interactivité
ainsi que la dimension contributive et créative de l’usager dans
l’évolution des modalités de médiation culturelle. Par l’interactivité et la mise à disposition d’images d’objets, la communication
muséale semble revaloriser la relation, le plaisir de faire, l’expérimentation ludique et sensible comme modalités supplémentaires
pour l’accession aux contenus et leur appropriation. Sollicitation
des sens et construction du sens entrent en corrélation, contribuant par là aux processus d’apprentissage.
Depuis l’exposition des objets du musée in præsentia jusqu’aux techniques de reproductions des œuvres d’art sur différents supports (carte
postale, affiche, livre, cassette vidéo, etc.), l’évolution des dispositifs de
médiation a suivi celle du passage de l’enceinte du musée aux supports
médiatiques. Avec l’avènement des technologies interactives, la médiation culturelle s’enrichit de nouveaux dispositifs qui accompagnent les
modalités de médiation et modifient, voire renforcent, la relation du
spectateur aux œuvres.
Dans une perspective communicationnelle, cette réflexion porte un
double regard sur le musée : essentiellement en tant que réalité virtuelle,
mais aussi en écho à une réalité in situ, pour s’attacher à mettre en lumière une interactivité “créatrice”. Grâce aux correspondances observées entre multimédias interactifs et espace du musée, notre dessein
serait également de mettre en perspective la sollicitation des sens et la
construction du sens, et discerner comment l’enrichissement des dispositifs de médiation peut contribuer au processus d’appropriation, voire
de compréhension. Primat de la médiation, primauté de l’interactivité,
qu’en est-il de l’évolution de la médiation culturelle en regard de cette
spécificité des TIC ?
*
[email protected]
MEI « Médiation et information », nº 18, 2003
Le multimédia pour quelle médiation ?
Montrer, donner à voir les œuvres d’art qu’il conserve – notamment en
les exposant –, telle est l’une des missions du musée 1. La monstration
est ainsi l’un des dispositifs essentiels sur lequel s’appuie la médiation
des collections. Mais si le musée montre, il tente surtout in fine de créer
les conditions d’une rencontre, tout d’abord physique puis symbolique,
du public avec l’œuvre. Autour de cette rencontre, il incombe notamment au musée un rôle d’éducation du public aux œuvres, dont la visée
didactique, cristallisant la relation du savoir au voir, viendra favoriser
mais aussi prolonger la monstration première : donner à voir les œuvres
du patrimoine, mais aussi en éclairer le sens. Il s’agira, par le biais de
discours complémentaires, de susciter et d’étayer la contemplation, et
par là même de contribuer au processus de compréhension.
Concernant les cédéroms ou sites Web, les choix de monstration ne
s’attachent pas tant au fait de montrer, qu’à la façon de montrer, c’est-àdire aux diverses modalités de médiation autour de la monstration,
quand ces supports de reproduction perdent les qualités d’une relation
directe à l’œuvre d’art. En prolongement des dispositifs classiques de
monstration, les médias interactifs reprennent les possibilités d’autres
médias pour ce qui est de regarder à nouveau ou de s’arrêter sur un
élément. Ces modalités de consultation sont néanmoins inédites
lorsqu’il s’agit d’examiner en détail l’élément en question : délimitation
de la zone choisie, recadrage, vision d’un détail, grossissement ou agrandissement (fonctions de type “loupe” ou “zoom”, etc.). L’interactivité
au sein d’un dispositif multimédia peut encore permettre à l’utilisateur,
selon le désir du moment, de porter un regard attentif ou furtif, lent ou
rapide sur les objets. Face à un document audiovisuel, l’utilisateur n’a
d’autre possibilité que de suivre le déroulement imposé. Dans d’autres
médias, tels le multimédia ou bien même le livre, qui ne font que
proposer cette lecture mais ne l’imposent pas, l’utilisateur peut décider
du moment pour y effectuer chacune des transitions vers le prochain
élément à consulter. Ainsi, le multimédia pourrait s’inscrire sur le mode
de la découverte ou du rythme choisi par le spectateur-utilisateur.
La place et l’investissement de l’utilisateur dans les produits interactifs
se manifestent aussi par l’introduction d’une nouvelle modalité discursive. Outre le rythme de consultation, cette dernière s’affirme dans la
possibilité inédite de parcours multiples et le choix quant aux chemi1
Les missions principales des musées, énoncées dans leur chronologie
(acquisition, conservation, recherche et communication) font référence à la
définition proposée par le Conseil international des musées (ICOM) : « Le
musée est une institution permanente au service de la société et de son développement, ouverte au public et qui fait des recherches concernant les témoins matériels de l’homme et de
son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, les communique, et notamment les
expose à des fins d’études, d’éducation et de délectation ».
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nements dans la consultation : parcours personnalisé, thématique, aléatoire, visite guidée, ou même encore multiples fenêtres pour présenter
simultanément plusieurs tableaux choisis comme dans le cédérom Le
mystère Magritte. Dans ce sens, la rapidité des déplacements, la diversité
des choix et la perception engendrées par cette “interactivité” pourraient être rapprochées de la superficialité du zapping (Michaud, 1997),
ou à l’inverse être considérées comme une possible appropriation des
contenus par l’utilisateur, quand cette “navigation” relèverait néanmoins de sa propre décision (Bourriaud, 1998).
Pour ce qui est des discours accompagnant l’œuvre sur support numérique, ils prennent généralement la forme concrète de textes, ou autres
éléments méta-iconiques (“co-textes” ou “paratexte”) sonores ou scénographiques, qui répondent notamment aux cartels et fiches disponibles dans les salles de musée. Comme pour la vidéo (la célèbre série
Palettes), un objet peut par exemple être proposé à la visualisation selon
une approche analytique de sa genèse. Les options successives de l’utilisateur quant à ces révélations progressives de ce qui compose l’œuvre
lui offrent in fine une sorte de palimpseste électronique à exploiter. Cette
décomposition de l’œuvre pourra contribuer à de plus amples sensibilisation et compréhension, dans la mesure où elle « favorise l’appropriation
intellectuelle et visuelle de l’œuvre et conduit, si ce n’est à l’émergence du sens, au
moins à la construction de significations » (Bréaud, Casanova, 1999).
Entre perception et compréhension, l’activité de l’utilisateur consiste
souvent, face à la “surcharge cognitive” soulignée par de nombreux
auteurs, à « construire dynamiquement un montage, un assemblage de données »
(Massou, 2001). Les modalités de médiation des multimédias requièrent
en effet la participation et l’action de l’utilisateur. L’information et le
sens ne sont pas donnés d’emblée, mais à découvrir, à construire par
l’utilisateur : « dans les produits multimédias, l’image est vue comme une expression du savoir et comme modalité d’accès à ce savoir ; c’est en agissant sur des formes
imagées que le sujet accède à l’information, et parfois la transforme » (Paquelin,
1999). Les dispositifs traditionnels fondés sur la transmission d’informations ou de savoirs seraient donc relayés dans les dispositifs interactifs par des choix de consultation, des actes d’appropriation. Et les
discours didactiques relatifs aux œuvres ne faciliteraient-ils pas d’autant
mieux l’assimilation de leurs contenus qu’ils tenteraient cette implication, cette participation de l’utilisateur ?
De l’interactivité à la mise à disposition
Si dans les autres médias, la médiation se fondait sur le discours de
l’institution muséale, les médias interactifs marquent quant à eux la
réinscription du sujet et d’une part de subjectivité, celle-là même du
spectateur. La spécificité discursive de ces derniers découle en effet de
la possibilité laissée à l’utilisateur d’élaborer son propre discours sur la
base d’éléments proposés. Le récit – et par-là même une partie du
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sens ? – est essentiellement construit par les choix de l’utilisateur qui se
raconte une ou son histoire. Si aucun discours privilégié n’est convoqué
ou imposé, de tels médias font toutefois participer le public, interactivité aidant, en donnant la main à ce “spect-acteur”. Cette place accordée et la relation à l’objet qu’elle induit seraient même, comme le suggère une étude sur la consultation de cédéroms culturels, une réponse
positive à un désir latent du public d’être réellement actif : « cette nécessité
de faire quelque chose quand on regarde devient extrêmement rassurante et gratifiante : elle garantit l’exercice d’une activité face à l’œuvre » (Davallon, Gottesdiener, Le Marec, 1999).
L’interactivité permet certes à l’utilisateur l’élaboration de parcours et
discours choisis parmi des possibles, mais elle s’achemine aussi vers
l’intégration de certaines contributions, par lesquelles l’utilisateur pourra
devenir co-créateur – ou tout du moins re-créateur – et « intervenir réellement sur le contenu du cédérom, et non pas dans les seules limites autorisées par le
scénario ou pour le temps éphémère de la consultation » (Davallon et al., 1999).
Cette interactivité dans laquelle l’utilisateur « peut apporter des modifications
qui s’intègrent à l’œuvre » (Michaud, 1997), voire la possibilité de faire une
« analyse active par manipulation ou trituration des œuvres » (Stiegler, 1997), ne
serait pas tant le fait de l’œuvre elle-même que des spécificités du
média. Une telle interactivité s’affirme depuis l’intégration d’opérations
élémentaires (imprimer, récupérer des images, faire des classements personnels), comme on l’observe par exemple sur le cédérom Le centre
Georges-Pompidou, la collection ou le site Web du Metropolitan Museum qui
permettent de constituer des dossiers ou albums pour l’un, et de composer puis sauvegarder sa galerie personnelle pour l’autre (sélection et
enregistrement d’objets, images ou textes) ; elle pourra aller jusqu’à des
manipulations effectives du contenu (annotations, retouches d’image,
etc.). Ces actions ne sont plus seulement des contributions en réponse à
des propositions, mais se révèlent des actions délibérées et pour partie
des actes “créateurs”. Certains sites de musées proposent aux internautes de telles participations : le site du Palais de la découverte invite à
des expérimentations et fabrications par des « ateliers pour tous, à faire chez
soi » ; celui du MOMA (Museum of Modern Art, New York) propose un
espace de libre expression plastique avec la rubrique « Make your own
art ». Cette dernière invite l’internaute à créer ses propres œuvres (par
agencement de formes ou d’objets, par choix d’actions, de couleurs et
textures, etc.), à les accompagner ensuite d’un commentaire écrit, et
enfin à les enregistrer pour les exposer dans une galerie collective.
L’interactivité que nous venons d’évoquer, attestée dans différents produits multimédias, est selon nous révélatrice d’une nouvelle modalité de
médiation, dont l’une des finalités serait de mettre à disposition des objets
– ou plus exactement l’image des objets (Lambert, 2000). Cette notion
de mise à disposition serait ainsi caractéristique de la médiation électronique, dès lors que l’utilisateur est autorisé autour des objets “consultés”,
à des actions contributives, créatives ou re-créatives, et bien souvent
récréatives.
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E. Lambert
Du ludique vers l’éducatif…
Par cette nouvelle approche interactive d’un document, se dessine en
effet une relation privilégiée aux objets : une relation dans laquelle la
vision et le geste sont sollicités de concert, le regard et la manipulation
(qui pourrait aller jusqu’au toucher), autrement dit l’optique et l’haptique,
s’unissent dans une expérience synesthésique. L’appréhension – et la
préhension – d’une œuvre se ferait sur un mode « haptique, tactile, manipulatoire de l’opérativité » (Renaud, 1999). À la mise à distance par
l’optique succéderait la mise en relation par l’haptique ; le geste, l’action,
étant évidemment à considérer dans une intime connexion avec l’œil, la
vision : voir et faire. La construction de la compréhension pourrait notamment se jouer, si ce n’est dans le registre de l’acte, tout du moins
dans celui du geste, c’est-à-dire du faire. Un tel dispositif fondé sur la
manipulation pourra alors s’attacher à tout objet “consulté” : faire tourner l’image et ainsi observer la sculpture, s’essayer au dessin sur la toile
d’un maître, etc. La notion d’interactivité pourra alors être définie
comme une « interprétation actualisée dans un geste » (Jeanneret, 2000) ou
une « agrégation entre le geste et le regard (…) dans une nouvelle perceptionaction… », pour reprendre les termes de Weissberg (2001). Dans ce
prolongement, une typologie des opérations et interactions possibles
sur une image source, propose l’émergence d’un « univers des images
“interagies” (…) au point de rencontre des logiques de fabrication-production et des
logiques de réception-consommation » (Darras, 2000). De tels dispositifs interactifs recouvriraient encore la notion d’image actée définie par Weissberg
(1999), et exprimeraient pour paraphraser Boissier (2001), un mouvement allant depuis la visibilité et la lisibilité, jusqu’à la jouabilité. Comme le
note Douplitzky (1996), l’interactivité marquerait d’une certaine façon,
le passage d’une relation de l’ordre du pathétique à une interaction plus
ludique avec les objets. C’est par exemple le cas sur le site de la Cité des
sciences où des jeux et quiz permettent, tout en s’amusant, d’apprendre
par manipulations, ou encore celui de la National Gallery of Art (Washington) avec une rubrique spécifique pour enfants et un apprentissage
par l’observation des œuvres sous forme de jeu.
Que le faire, sous couvert de manipulations et de contributions, puisse
aboutir à la notion de jeu, semble en effet inscrit au fondement du multimédia interactif (Julia, 2002). Quand ce dernier renvoie déjà au registre
du comme si, inhérent à tout média, le faire se voit ici prolongé dans le
faire comme si, qui viendra notamment caractériser le jeu dans la pensée
de Caillois (1967). Weissberg, s’appuyant sur des réflexions de Balpe
autour des jeux vidéos, parlerait encore d’« une analogie – très – simplifiée
de la “vraie vie”, où il n’y a pas de différence entre agir, percevoir, comprendre les
effets de nos actions et s’approprier le sens des environnements qu’on modèle et qui
nous modèlent » (1999).
L’activité ludique qui s’exprime dans la consultation ou même la création sur multimédias renvoie assurément à la notion du jeu développée
par Caillois, quand il considère celui-ci comme une action libre et vo185
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lontaire, source de joie et d’amusement, perçue comme fictive. C’est en
effet sur le divertissement, la fiction, et la conscience, l’acceptation par
l’utilisateur-joueur (l’homo-ludens) d’une situation de simulacre, d’irréalité,
que se fonde l’expérience ludique dans la consultation de cédérom :
dans un musée virtuel, l’utilisateur se prend au jeu de l’immersion et fait
semblant de circuler, il joue “pour de vrai” à visiter “pour de faux”, il
joue à être autre, peut se prendre pour un peintre en s’essayant à la
création, etc. Nous pourrions encore nous référer aux catégories de
jeux pensées par cet auteur 1 pour avancer – ce qui resterait à approfondir – que cédéroms et sites culturels puissent s’inscrire à la fois dans
les rubriques relatives à la réflexion ou la combinaison, et à l’illusion ou
la simulation, autrement dit à l’agôn et à la mimicry. D’autre part, le jeu
consiste aussi « dans la nécessité de trouver, d’inventer immédiatement une réponse
qui est libre dans les limites des règles » (Caillois, 1967). Cette acception
du jeu, associant des facultés d’invention et le respect des règles,
s’exprime dans le multimédia à travers la mobilité, la liberté de circulation ou d’intervention, selon certaines limites posées par le concepteur.
Les dispositifs pour une “mise à disposition” proposeraient ainsi une
transposition de la réalité, où un jeu est instauré pour l’utilisateur dans
la possibilité de détourner ou transgresser les règles d’interdit – d’intervention, de manipulation, etc. – en vigueur dans cette réalité.
Au-delà de cette première approche, Weissberg parle encore d’« induire
[des] règles implicites pour sémantiser l’univers, faire des hypothèses et vérifier leur
consistance. (…) L’excitation de la découverte et la jubilation liées à l’accroissement
progressif des espaces de libertés, sont de puissants moteurs cognitifs ». Renvoyant
tour à tour à la spontanéité récréative, la création, la composition, ou
bien alors à la réflexion et la compréhension, les contributions interactives sur multimédias pourraient ainsi correspondre, pour reprendre
les termes de Caillois, à une manière de jouer allant du registre de la
paidia (improvisation, imagination) à celui du ludus (calcul, interprétation), son versant complémentaire et “disciplinant”. Le jeu trouverait
ainsi argument supplémentaire à figurer dans le multimédia lorsque audelà de l’amusement, l’intention est de mener à une dimension réflexive
ou d’amorcer un apprentissage, lorsqu’il peut contribuer à construire un
processus allant du ludique vers l’éducatif.
Dans le cadre de la médiation culturelle, le rapport à l’œuvre d’art suivrait non seulement les voies balisées du regard ou du savoir, mais
pourrait alors emprunter encore les chemins du détournement et du
jeu, c’est-à-dire d’un rapport praxique aux images. Le musée, jusque-là
monstrateur et dispensateur de savoirs, proposerait désormais au spectateur de combler, d’assouvir un désir de manipulation, voire de possession, ne serait-ce que par substitution. Ce type d’interactivité, défini
1
Rubriques déterminées selon que prédomine le rôle de la compétition
(agôn), du hasard (alea), du simulacre (mimicry) ou du vertige (ilinx).
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comme « la possibilité de réellement privatiser l’objet, ce qui implique une élaboration personnelle de l’usager et des transformations physiques du support… »
(Le Marec, 1998), répondrait peut-être alors au désir du public d’être
actif ou, toujours selon cet auteur, à une logique d’autonomisation
attendue par les usagers. Une étude sur les premiers usages des cédéroms de musées montre par ailleurs que l’interactivité est associée par
les usagers à la possibilité d’agir effectivement sur le contenu, quand
déjà le caractère convivial et ludique, les fonctions documentaires et
pédagogiques font de ces outils d’éveil des supports adaptés à « la vulgarisation et tout particulièrement à la stratégie d’autodidaxie » (Davallon et al.,
2000). Dans un même registre éducatif, Jacquinot (1997) précise que
« l’hypertexte, par sa nature de système interactif ouvert et réticulaire semble offrir
la possibilité de dépasser les modèles d’apprentissages classiques transmissifs (…) :
l’interactivité favorise la personnalisation de l’apprentissage, voire l’autoformation ».
Mais sur ce point, de nombreux auteurs conviennent aussi qu’une telle
modalité interactive ne sera garante d’apprentissage que dans la mesure
où l’utilisateur possède un certain nombre de pré-requis et surtout une
motivation, un « projet d’usage » investi et structuré (Davallon et al.,
2000).
… pour une autre relation
De retour dans l’enceinte du musée, nous pouvons observer que la
“mise à disposition”, précédemment identifiée sur supports numériques, n’en est pas moins présente dans d’autres versants de la communication muséale : ateliers créatifs, expositions-ateliers, ou encore installations interactives. Les ateliers de découverte et de créativité des
musées sont des lieux d’éveil, des espaces d’expression développant
tout à la fois la curiosité, la créativité, le plaisir et le sens critique du
public. Ils donnent l’occasion de comprendre l’art, en le décomposant,
en le détournant, en se l’appropriant et en créant soi-même par une pratique des arts plastiques. Nous pourrions alors évoquer les analogies
entre les activités pédagogiques et créatives des musées (dont l’emblématique Centre G.-Pompidou avec l’Atelier des enfants) et certaines
activités scolaires qui inscrivent la manipulation, l’expérimentation, ou
encore le jeu, dans le processus d’appropriation et de compréhension.
La tradition de l’apprentissage par l’action remonte en effet à Aristote
dans son Éthique de Nicomaque (« les choses qu’il faut apprendre pour les faire,
c’est en les faisant que nous les apprenons »), et sera encore reprise par Rousseau, Dewey (avec sa doctrine du learning by doing) ou bien encore par la
pédagogie Freinet (Rézeau, 2001).
Par ailleurs, l’interactivité est manifeste depuis longtemps déjà dans les
expositions, et s’exprime notamment dans les créations contemporaines
des arts électroniques et autres Web-art. La participation du public est
encore suscitée par certains conservateurs novateurs, tel celui du musée
Bonnat à Bayonne, où sont proposés à la consultation des classeurs
documentaires qui deviennent aussi supports de libre expression : ils
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présentent les œuvres exposées et proposent conjointement les commentaires ou dessins de visiteurs. Autre exemple de dispositif muséal
qui s’inscrit dans une logique de la sensation avec le défouloir (La piscine,
musée des arts et traditions à Roubaix), un meuble à tiroirs où plonger
la main : le visiteur est invité à une découverte tactile de matières et
d’objets.
La principale analogie entre les ateliers de musée et leur transposition
“virtuelle” tient au fait que l’interaction et la création se font par manipulations de reproductions, sur des images d’œuvres. Là où le musée
– dans l’espace circonscrit de l’atelier muséal – crée des conditions de
création par le contact et la manipulation de matériaux, le musée virtuel
tente d’en établir la transposition sur des artefacts, avec des outils informatiques. Les interactivités des multimédias ne seraient-elles pas ainsi la
trace, dans sa version médiatisée, de toute une dimension relationnelle
jusqu’ici spécifique de l’enceinte muséale et notamment exacerbée dans
les ateliers ? Par ces activités didactiques, ludiques, exploratoires et
manipulatoires, que ce soit dans les ateliers ou sur supports multimédias, le musée proposerait ainsi au public une expérience sensible dans
laquelle celui-ci ne serait plus seulement assigné à une position de
contemplation ou d’interprétation, mais serait invité à entrer dans une
relation supplémentaire avec l’objet. Cette sollicitation des sens, et en
particulier du geste, marquerait en quelque sorte une revalorisation du
sensible par rapport à l’intelligible dans l’appréhension des objets. Les
différentes modalités de perception permettraient ainsi de retrouver des
“synesthésies sensorielles” et modifieraient l’activité de lecture, qui dès
lors ne consisterait plus à « construire du sens à partir de signes abstraits mais
avec des artefacts (…) perceptibles par les sens autant que par l’intelligence » (Petit,
1998).
Au fil de cette analyse des dispositifs de médiation culturelle liés aux
multimédias, nous avons tenté de porter un éclairage sur l’évolution des
modalités de médiation à travers une approche de l’interactivité révélant
notamment la dimension participative et créative de l’usager. Au regard
d’une telle spécificité technologique, la communication muséale semble
revaloriser la relation sensible et l’expérimentation ludique comme modalités supplémentaires pour l’accession aux contenus et leur appropriation. Si nous pouvons envisager, avec certains auteurs, le risque d’une
instrumentalisation ou normalisation de la relation du public aux objets,
l’enjeu culturel des dispositifs interactifs n’est cependant pas uniquement celui de la distraction. Nous pourrions en effet considérer qu’avec
cette forme d’interactivité qui fonde la mise à disposition, il s’agit « d’une
autre façon de penser et d’agir la pensée par expérimentation et manipulation,
d’une nouvelle scription… » (Casanova, Darras, 2000).
Et c’est sans doute aussi dans le passage de l’interaction à la fabrication,
dans cette activité de transformation ou de re-création que Jacquinot
(1998) désigne par les termes d’apprentissage “par le faire” ou bien
encore d’“expérimenter par”, que se manifeste, dans le multimédia, la
compréhension ou l’appropriation de savoirs par l’usager. D’aucuns
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Multimédia et médiation culturelle
E. Lambert
notent encore que l’utilisation d’un multimédia puisse s’appuyer sur une
capacité métacognitive, « capacité de comprendre comment on apprend, d’exercer
un contrôle sur son propre apprentissage » (Jacquinot, 1997). Si la métacognition peut se traduire par le fait de “comprendre ce que je fais quand
j’apprends”, l’interactivité que nous évoquions ne pourrait-elle pas renvoyer à la mise en œuvre sur multimédia d’un nouvel objet où exercer
de telles compétences métacognitives et postures réflexives, quand il
s’agirait de “comprendre ce que je fais en faisant” ? L’intérêt du multimédia ne serait-il pas ainsi de réunir et de mettre en synergie différents
processus cognitifs dans la situation d’apprentissage, renvoyant aussi
bien aux registres de l’implication par le “faire” que de la distanciation
par métacognition ?
Dans ce sens, l’évolution de la médiation culturelle participerait à dessiner un prolongement à la muséologie contemporaine ; d’une muséologie désignée par les termes d’objets, d’idées puis de point de vue
(Davallon, 1999), elle pourrait alors être envisagée sous la forme d’une
muséologie de l’acte, fondée sur l’action ou l’interactivité, et sur une
relation revalorisée.
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