Œdipe et déficience mentale : culture psychopathologique et

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Œdipe et déficience mentale : culture psychopathologique et
Œdipe et déficience mentale : culture psychopathologique et
institutionnelle
Par Jacques Cabassut[1]
Le mythe d’oedipe occupe une place de choix dans la culture analytique. Peutêtre car, au travers du procès intra et inter subjectif, il invente un passage
« culturel », civilisateur à l’humain, celui-là même que Freud situera dans ses
derniers écrits, cette fois sur un plan de civilisation, au carrefour de l’individu et
de la société.
Car, la culture chez Freud (1939), naît justement de ce passage entre mère
nature (et le monde naturel des sens qui lui est rattaché), et l’univers de la
parole tel que du père (via le travail de nomination) le réalise. Ainsi, pour ce
dernier, le témoignage de la langue en lieu et place du témoignage des sens,
est une étape des plus importantes sur le chemin de l’hominisation. Freud le
corrèle au passage du matriarcat au patriarcat : « ce passage de la mère au
père caractérise en outre une victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle,
donc un progrès de la civilisation, car la maternité est attestée par le
témoignage des sens, tandis que la paternité est une conjecture, est édifiée sur
une déduction et sur un postulat. Le parti pris qui élève le processus de pensée
au dessus de la perception sensorielle se révèle être une évolution lourde de
conséquences » (Freud, 1939, 213).
Dès lors, la vie de l’esprit, consiste à penser, c’est à dire « manipuler des
signes » (Gori, 1998, 10) en l’occurrence langagiers, plutôt que de s’en remettre
à une sensualité mondaine : la parole supplante l’éprouvé perceptivo-sensuel.
Apparaît ainsi, à la genèse de la pensée, et de la culture, ce « Pater semper
incertus »[2], au fondement de la civilisation, en l’occurrence occidentale, en tant
que pilier du droit romain (Legendre, 1985, 2004), moule historique des
institutions familiales et sociétales, encore aujourd’hui déterminantes pour
l’édification du sujet social.
Quant au complexe d’oedipe, il fait finalement retour, redite de ce passage,
cette fois sur le plan de l’ontogenèse et du sujet. Le renoncement au bain de
sensualité incestueuse à l’Autre maternel et le meurtre symbolique du père qui
l’accompagne, y signent l’avènement du « parlêtre » et valident le procès du
refoulement originaire sur lequel il se fonde.
En définitive, la culture, à l’instar du sujet de l’inconscient, nécessite ce
détachement du réel de l’origine biologique, de l’évidence du sang et de la chair
maternelle dans la généalogie, pour s’élever à une autre transmission,
symbolique, donc un nouveau héritage, langagier, original et contingent, celui
du Nom du père, au fondement de la culture analytique : la chair de l’humain
c’est la parole.
La clinique du déficient mental telle qu’elle s’est dévoilée à moi, de ma place de
psychologue institutionnel en foyer médicalisé pour adultes déficients, met
justement à l’épreuve ces trois dimensions :
-celle de la pensée et de la langue : la caractéristique psychopathologique de
l’arriéré profond réside dans la carence, voire l’absence d’expression
langagière. Ce constat, n’est pas sans effets sur le rapport à l’autre déficient
dans la rencontre inter humaine. Il tend à résumer ce dernier à un corps
pulsionnel, ou plutôt à la monstration d’un corps de jouissance « incestueuse »,
révélant l’omnipotence d’un rapport à l’Autre maternel au détriment de l’Autre
paternel.
- celle de l’édification du sujet social : l’institution princeps, outre la famille, est
celle des structures sanitaires et médico-sociales qui le prendront en charge.
Quid de l’implication de ce rapport carencé au langage du déficient, alors même
que les institutions, dans leur acception large, touchent au plus fondamental
dans la reproduction humaine, celle d’une « différenciation par la parole » ?
(Legendre, 1985, 140)
- Enfin, celle du père, de la paternité et du devenir père, que je vais interroger
ici à partir d’une lecture du mythe d’oedipe. A ce titre, l’incidence entre infirmité
et paternité au sein du mouvement de filiation, dans l’a-constitution d’une
instance tierce au sein du processus oedipien, n’est pas sans poser un certain
nombre de difficultés majeures à la clinique analytique.
Si nous avons tendance à nous focaliser sur l’infanticide, le parricide, ou
l’accomplissement de l’inceste, soit cette déferlante de pulsions sexuelles ou
meurtrières qui désignent le drame oedipien, ce dernier n’en reste pas moins
riche d’enseignement clinique pour ce qui concerne le lien de filiation dans le
handicap : « (…) le genos des labdacides ne doit plus se perpétuer. De retour
à Thèbes, rétabli sur le trône, marié à Jocaste (ou Epicaste), Laïos est averti
par l’oracle. Il ne doit pas avoir d’enfant. Sa lignée est condamnée à la stérilité,
sa race vouée à la disparition. S’il désobéit et procrée un fils, cet enfant
« légitime », au lieu de se prolonger droitement, dans la similitude avec son
père, le détruira et couchera avec sa mère. Le gnësios, le bien-né, se révélera
ainsi pire qu’un nothos, au-delà de la bâtardise : un monstre ». (Vernant, VidalNaquet, 1988, 60)
Je vais donc ci-après, suivre le fil rouge du mythe oedipien, afin de mieux
cerner l’histoire du père, la constitution de la place et de la fonction s’y afférant
telle que le champ de l’arriération mentale la met cruellement en lumière. La
boiterie des Labdacides, me paraît à cet effet particulièrement féconde pour
saisir les implications cliniques et institutionnelles du lien entre infirmité,
paternité et culture.
La malédiction des Labdacides ou le signe de l’infirmité
Ma pratique institutionnelle m’a enseigné la souffrance du père, qui, confronté à
cet impensable du handicap de leur enfant, n’a d’autres recours que de fuir le
domicile familial, désinvestir une position éducative, une fonction paternelle que
l’atteinte filiale aura désincarnée, laissant le champ libre au renfort d’une
position maternelle substitutive qui fera fonction de « paternage » ou bien qui
fera apparaître la mère dans une toute puissance aussi étayante que
destructrice à l’égard de l’enfant. Cet effacement du père dans la rencontre, est
observable au quotidien institutionnel, bon nombre d’entres eux ne pénètrent
jamais dans le pavillon où vit leur enfant, attendant dans la voiture ou à la
maison. La plupart n’ont pu accepter, a minima soutenir la rencontre avec
moi, psychologue de l’établissement. Quant aux mères, elles sont souvent les
seuls interlocuteurs valables auprès des professionnels.
Cette malédiction du signe de l’infirmité touche également la lignée des
Labdacides : « Labdacos, c’est le boiteux, celui qui n’a pas les deux jambes
pareilles, de même taille ou de même force ; Laïos, le dissymétrique, le tout
gauche, le gaucher ; Oidipous, celui qui a le pied enflé. » (Vernant et Vidalnaquet, 1986, 54).
Ainsi, parallèlement à l’invention du mythe fondateur de la culture, celui du
meurtre du père de la horde de « Totem et tabou » (1923), Freud en s’inspirant
de la tragédie œdipienne, pointe cette mal-diction généalogique.
La catégorie du boiteux de par ses extensions symboliques, ne résume pas
l’être à une simple gaucherie de la marche et du déplacement. Elle exprime
métaphoriquement, les défauts, distorsions ou blocages de la communication
aux différents niveaux de la vie sociale : ceux afférant à la communication
sexuelle, à la transmission normale de la vie (l’enfantement s’opposant à la
stérilité ou à la monstruosité), à la communication trans-générationnelle (les
pères transmettant leurs statuts et leurs fonctions à leurs fils), à la
communication (impossible) dans l’échange verbal, et enfin à la communication
de soi à soi (la présence d’esprit, la transparence s’opposant à l’oubli, la
division, le dédoublement de soi qui touche oedipe). (Vernant, Vidal-Naquet,
54-57)
Etrange parallèle entre le signe symptôme déficitaire et le signe du destin
d’oedipe, ce rappel de l’infirmité en tant qu’il s’avère à la fois trace laissée sur
son corps par son rejet, et marque de sa parfaite appartenance à la famille
boiteuse des Labdacides (Vernant, Vidal-Naquet, 68).
Dès lors, c’est le corps du handicap qui parle au lieu du sujet. Telle est ma
première proposition, établie en résonance avec ces différents blocages
communicationnels proposés par JP Vernant et P. Vidal-Naquet. Elle concerne
cette distorsion de la communication sexuelle, qui fait apparaître le déficient
comme incarnation de la pulsion sexuelle, une pulsion débridée, sauvage,
monstrueuse susceptible d’engendrer ces rapports sexuels gauchis, pervers,
déviants, incestueux… Ce corps de jouissance se manifeste dans toute sa
pulsionnelle sexuelle mortifère pour composer le tableau « déficitaire » d’un
corps absolument voué à la recherche partielle de jouissance orale, anale,
scopique
(objet-regard),
vocale
(objet-voix) ;
jouissance
dont
« l’obscénité »[3]vient occuper la scène institutionnelle, sociale, définissant nos
différents rapports, plus ou moins défensifs, à l’arriéré dans la mesure où, du
point de vue de l’observateur, nous serons enclins à les penser en termes de
comportements archaïques. Et surviennent alors tous ces moments biens
connus du professionnel en institution : le moment des repas, et cette relation
anorexo-boulimique à la nourriture de Sylviane … Le temps des toilettes, où
Marcel offre son corps en sacrifice de jouissance à l’animateur qui l’aide à se
laver… L’exhibition pluri-quotidienne de Martha apparaissant nue au regard de
l’Autre et des autres du pavillon… Ses vocalises, borborygmes incessants, qui
semblent sans autre adresse que la sienne (Cabassut, 2005)…
L’insupportable dérèglement du corps pulsionnel freine la possibilité de
« penser » une transmission normale de la vie chez l’Autre parental.
La terminologie n’est pas une nomination
À l’instar d’œdipe, l’énigme du handicap semble se résoudre dans l’obscénité
du signe. Que celui-ci émerge dans sa positivité (statut hors du commun) ou
négativité (défaut, carence), il garde son effet, celui de recouvrir le signifiant de
sa force maudite, soit maldite. Rappelons que le signe, d’un point de vue
analytique, représente quelque chose pour quelqu’un, alors que le signifiant
représente le sujet pour un autre signifiant.
Adoptons le plus célèbre d’entre eux, celui du « Nom du Père ». S’il produit du
signifiant et non du signe, c’est peut-être parce que sa vertu est contenue dans
son pouvoir de nomination, celle de désigner un vide, « (…) de prendre la place
d’un trou dans la nomination ». Mais si en tant que Nom du Père il supplée à un
trou dans la référence, il porte également en lui-même la marque d’un trou,
celui du réel, qu’aucun nom ne pourra jamais venir combler (Porge, 2000, 145).
Nul signifiant ne pourra venir désigner la totalité de l’être, a contrario du signe
qui réduit le sujet à la marque de son infirmité. Bref l’un produit un effet de
nomination, alors que l’autre réalise une simple désignation.
Celle-ci fait retour dans la terminologie même du déficient, au sein de son
histoire nosographique, et/ou de la culture psychiatrique qui l’a engendré : le
fameux tryptique « crétinisme imbécillité idiotie » et l’apparente évolution de
cette ancienne dénomination, qui insiste aujourd’hui sur le déficit de
mentalisation et d’adaptation au milieu, me semble toujours pâtir de la
précédente appellation. Le terme de "déficient mental" ne peut être élevé à la
dignité de concept, de catégorie, au sens de Kant ou de Peirce (Lekeuche, P.
1998), mais il se résume plutôt à une "idée générale"[4] sorte de fourre-tout
empirique qui tente bon an mal an, de traduire une réalité sensible observable.
La communication de soi à soi est bloquée, du fait de l’insistance du signe
déficitaire qui vient signifier le debilis, la faiblesse de pensée (d’aucuns diraient
de mentalisation) du déficient.
Un défaut généalogique des fonctions paternelles
Le signe impose donc sa règle aliénante au lieu du signifiant qui articule le désir
à la Loi, ce qui n’est pas sans retentissement sur les deux niveaux distincts de
la fonction paternelle que le mythe met en exergue, le père-géniteur[5] et le pèretransmetteur[6] (Legendre, 1985, 81)
Oedipe est à la fois l’un et l’autre, père géniteur (liens de sang) et père
transmetteur (parole d’initiation au secret). Or, l’institution généalogique table
sur cette distinction qui aménage l’inceste (Legendre, 1985, 81). Il nous instruit
que la fonction paternelle ne peut s’exercer que dans un décalage des liens de
sang, puisque dans son principe elle vise à déjouer le trop de narcissisme.
(Legendre, 1985, 81-82)
Or, à observer le mythe à partir d’Œdipe en place, non de fils mais de père,
nous constatons que celui-ci se lance, comme le relève P. Legendre, dans un
discours de malédiction à l’égard de son fils, Polynice, qui sera traité d’assassin
(vers 1361). Ce retournement de la faute, Œdipe étant le véritable meurtrier, est
également un retournement des positions, la haine parricide s’adressant au fils,
un fils alors mis en place de père. L‘équivalence et la confusion des places (on
ne sait plus qui est qui) caractérisent la dimension de l’inceste, renforçant les
liens de sang. Elles ramènent la transmission non plus à un acte de parole
portant sur le secret, l’énigme de la vie, mais à un tabou sur l’être même.
Ce tabou est d’abord celui de la culpabilité, tel que nous le révèle le mythe au
travers de la malédiction professée à l’égard de Laïos par Pélops, après que
son fils Chrysippe, honteux de son union à Laïos, se soit donné la mort (korffSausse, 38). « Que ta descendance soit anéantie ! », tel est le poids de la
malédiction qui touche oedipe et ses enfants. Telle est également la question
énigmatique qui ne cesse de se poser au parent d’enfant handicapé « qu’ai-je
donc fait pour mériter ce malheur ? A qui la faute ? A quelle lignée, paternelle
ou maternelle, peut-on imputer la cause organique, neuro-anatomique,
génétique de l’atteinte » ?
A la culpabilité se rajoutera, donnant toute sa puissance silencieuse au tabou,
la dimension de la haine. Le déchaînement haineux d’Œdipe à l’égard de
Polynice révèle un renversement de la dialectique haineuse. Celle-ci, me
semble t-il, est caractéristique de la problématique de l’« être père » d’enfant
handicapé mental.
En effet, pour Freud, l’amour est second. C’est la haine, dans sa dimension
structurante, qui motive l’amour en tant que défense de l’affect haineux. nous
obtenons là, un des sens du mythe de « totem et tabou » (Freud, 1923) : la
haine primordiale des fils envers le père conduira à son élimination. Du meurtre
collectif naîtra une culpabilité partagée dans laquelle les fils se reconnaîtront,
fondant par là-même une communauté d’appartenance « meurtrière »,
propulsant l’amour vers le rétablissement totémique et cultuel de la place du
père mort : « vous ferez cela en mémoire de moi ».
Cette élimination du père se réalise difficilement chez le déficient : avant de se
révolter contre le père, n’a t-il pas fallu que les fils le reconnaissent à la dite
place ? (Didier-Weill, 1998, 142).[7] Le père n’est peut-être pas défait
symboliquement par le fils car il n’est pas fait, reconnu par lui comme occupant
cette place dans « l’institution familiale » et la généalogie. « Oedipe a tué son
père qu’il ne connaît pas, en qui il ne se reconnaît pas, puisque ce père est
inconnu, étranger à son lien. Nous apercevons l’homologie avec Narcisse qui
ne se reconnaît pas non plus dans son image ni dans sa propre image, ni dans
l’image d’un père » (Legendre, 1985, 78).
Le père : étranger ou altérité ?
La question qui se pose alors pour le père, est celle de la configuration de sa
fonction, en tant qu’elle peut s’offrir à l’enfant comme essentiellement figure de
l’étranger ou de l’altérité. Le handicap, cet étranger radical, renforce cette
dialectique d’un père qui ne peut se reconnaître dans son fils, et d’un fils qui ne
reconnaît pas le père. La dimension de « l’autre-semblable » (Legendre, 1985,
78) mais néanmoins différent, tout au moins pour ce qui concerne
le distinguo des places propre à l’institution familiale et/ou généalogique est
altérée faute d’être altérisée. La fonction de père transmetteur nécessite le
primat de l’altérité sur celle d’étrangereté, de l’A(a)utre sur le maître.
L’infirmité a pour effet de détrôner l’altérité au profit d’un rapport de maîtrise du
handicap et de ses conséquences (sociales, sexuelles, éducatives…) dans le
lien de filiation. Dès lors, c’est bien la qualité du Nom du père qui est altérée
dans sa fonction[8]. Ainsi peut-on considérer avec J-P Lebrun, que le père est
celui qui propose à l’enfant d’accéder au monde des mots après que ce dernier
ait investi dans le rapport à la mère, celui des choses. Bref, le père est celui qui
dit (à la mère) « pas tous dans les choses », moyennant quoi il peut s’entendre
dire « pas tout dans les mots » par cette dernière.[9](Lebrun, 2003, 40-41).
L’infirmité, en barrant la transmission du statut et de la fonction paternelle,
endommage la communication entre générations successives. Celle-ci tourne à
vide, sur un mode circulaire, opposant les boiteux d’esprit à ceux qui vont
droit (euthus, orthôs) privilégiant le maintien d’une filiation en ligne droite,
légitime et non boiteuse (Vernant, Vidal-Naquet, 58-59) ; Elle oblige la fonction
paternelle à se rigidifier dans son exercice. Le père aura tendance à faire parler
les signes vidés de la substance du signifiant, induisant un rapport à son enfant
fait de règles morales, sociales, éducatives, sexuelles au détriment d’une
transmission langagière signifiante de la Loi. L’impossible réalisation d’une
fonction paternelle symboligène, peut également amener la disparition du
« père-noiaque » au profit d’une relation de paternage qui s’inspire du lien de
maternage et verse à une confusion des places et des fonctions paternelles et
maternelles. Le père devient une mère-bis, au vu de la difficulté à instaurer un
« pas tout dans les mots » chez celui dont l’inscription dans l’univers langagier
est fortement carencé. Ne subsiste alors qu’un « tout dans les choses » propre
au lien originaire mère /infans.
Quant à la mère, elle n’apparaît plus alors auprès de l’enfant handicapé comme
cet Objet absolu, cet objet interdit de la jouissance. L’inceste n’est plus
aménagé par la loi du signifiant langagier.
L’incestuel institutionnel…
Cette érosion de la fonction paternelle au profit de la fonction maternelle est
également observable au sein de nos prises en charge institutionnelles de
l’arriéré profond. Il nous est dévoilé d’abord par l’affairement, l’agitation pseudomaniaque des équipes auprès de ce dernier, fébrilité révélatrice de ce « tout
dans les choses » évoqué ci-avant.
En écho à la rigidification du discours du père, nous observerons une
rigidification du dispositif et du mode d'intervention. Elle se traduit par une
multitude de règles, d'interdits, d'injonctions, qui, sur un mode "surmoïque"
tyrannique, visent à se défendre, dans l'illusion de maîtrise et de toute
puissance, de la jouissance insupportable à et de l'autre-déficient. Il s'agirait ici
d'une défense de type maniaque (Zemmour, N. 2001), où l'on s'active vainement- autour du déficient à coups d’ateliers, de sorties extra muros, de
transfert… Dans la même logique, nous observons la mise à l’écart de la
dimension psychothérapeutique au profit de celle de l’éducatif (maintien des
acquis ou apprentissage du schéma corporel…) voire du rééducatif (action de
socialisation, apprentissages divers et en particulier celui du langage).
Ou bien, toujours en écho avec l’effacement du père, pouvons-nous rencontrer
ces différentes modalités d’expression du rejet, de désinvestissement, de mise
à distance relationnelle et psychique de la personne handicapée. Notre difficulté
d’ouvrir des espaces de paroles, de maintenir dans la durée des temps de
rencontre, des entretiens en face à face avec le déficient[10], est à mon sens
significatif de ces défauts distorsions ou blocages de la communication chers à
la catégorie du boiteux. Tout comme la dérive laxiste des actes éducatifs. Le
professionnel désinvestit la rencontre, les dimensions du "dire" et du "faire" : on
ne s'occupe plus de lui au et dans le quotidien, en ce qui concerne son manque
d'autonomie (toilettes, hygiène, actes de la vie courante, etc...). Cette
conséquence du rapport -continu- à la jouissance s'apparente à l'éprouvé
dépressiogène décrit par de nombreux auteurs (Zemmour, N. 2001).
Nous interpréterons ces deux positionnements extrêmes dans le rapport à
l’arriéré, en résonance à la position paternelle, soit en tant que mécanisme de
défense face au jouir incestueux, et aux éprouvés de culpabilité et de haine qui
y sont articulés. Le père douloureusement embarrassé dans l’exercice de sa
fonction n’a pas d’autres recours que d’opter pour la rigidité « tyrannique », le
rapport de maternage, ou l’évitement pur et simple d’un lien d’où il se sent exclu
à l’instar d’une filiation/transmission impossible.
Le « pas tout dans les mots », n’est plus contrecarré par un « pas tous dans les
choses » : inflation de l’agir, d’une agitation maniaque auprès de l’arriéré à
laquelle peut en alternance s’associer un engloutissement dans le vide de la
Chose institutionnelle.
…ou le « faire mère »
Persiste alors un « faire-mère » qui touche les différents acteurs institutionnels,
signant un mouvement régressif, involutif, à contre courant du progrès
humanisant et subjectivant souligné par Freud, réduisant le travail institutionnel
à une logique, (dans son lien au logos) matriarcale. Orientation inversée donc,
qui change le cap de la prise en charge, l’amenant du patriarcat au matriarcat.
Ce rapport immédiat et entendu à l’A(a)utre, pour ainsi dire « «naturel »,
protège l’institution du réel de la perte : « Echapper à toute perte. Rejoindre la
complétude perdue, d’avant la naissance. Espérer des retrouvailles avec une
mère complète. Toutes les conjurations fantasmatiques qui se jouent sur la
scène institutionnelle ne permettent-elles pas au soignant comme au patient
d’être encore une fois le phallus tant désiré de la mère ? » (Ansermet et
Sorrentino, 1991, 27-28). Fantasme de complétude, à visée protectrice imaginaire- de l’angoisse ou de la détresse. Ce dernier produit des effets
d’ «entre-soi » (d’où le tiers est exclu), constitutifs de la « grande famille
institutionnelle », qui n’est pas sans faire raisonner une jouissance incestueuse
à l’Autre maternel. Ainsi comprend-on la tendance naturelle des institutions à
« faire-mère ». Elle pourrait se traduire, en plagiant Lacan, par un tout
dans la Chose institutionnelle, cet engloutissement dans l’appartenance à
l’Autre maternel par immersion dans le grand tout. Le professionnel comme
l’usager, le résident, le patient ne se définissent plus alors distinctement de la
structure (association, pavillon, service…) dans laquelle ils travaillent, vivent ou
sont accueillis. Logique de l’appartenance et du même fondée sur un sentiment
unitaire, une recherche deGelstat,[11] qui ne peut produire que de l’entre-soi[12] à
visée exclusive car excluante de l’étranger, de l’altérité : le fou, le mauvais
professionnel, c’est toujours l’autre du pavillon, de l’appartement thérapeutique
d’en face ou de l’établissement d’à côté. C’est bien à partir de cette exclusion
première de l’autre en lieu et place de l’Autre maternel, que les membres d’une
même communauté (pavillonnaire, institutionnelle, etc.) pourront se reconnaître
mutuellement, dans leur groupe d’appartenance. Ce mécanisme trouverait son
origine dans la nécessité pour les membres de l’établissement à ne pas
attaquer, fusse imaginairement, le fantasme de complétude et de perfection
d’un Autre maternel, appréhendé comme non défaillant, et auquel chacun des
professionnels de l’établissement trouve matière à s’identifier. La séparation à
la bonne mère -qui justement se distingue chez Winnicott (1971) de la mère
suffisamment bonne - dispensatrice de ses bienfaits, alimente collectivement et
individuellement un rapport fusionnel qui ne peut que s’étendre à l’ensemble
des rapports institutionnels. En effet, ce dernier permet de se protéger sur un
plan intra et inter psychique de la perte de l’objet d’amour premier, soit un idéal
institutionnel par exemple, auquel le collectif ne veut et/ou ne peut renoncer.
Le recours au (Nom du) Père
L’institution n’est autre que « Cette curieuse machine sociale qui cherche à
fonder son organisation sur un projet de transformation de l’individu par d’autres
individus » (Ansermet, Sorrentino, 1991, 5).
A l’instar d’Œdipe en proie au tragique des passions propres à la condition
humaine, (transgression de l’interdit de meurtre et de l’inceste), le collectif
institutionnel dans la réalisation permanente de son projet transformatif, devra
inclure cette lutte incessante contre les effets de la pulsion de mort. Ce qui ne
sera pas sans mobiliser un certain nombre de résistances en son sein,
« Résistance à l’incidence de la vie pulsionnelle, résistance aux passions
transférentielles, résistance à la sexualité (…) » (Ansermet, Sorrentino, 1991,
13).
Le salut du travailleur institutionnel pourrait alors résider dans un « faire père »
venant contrecarrer le « faire mère » suscité.
Celui qui fait le père dans une institution, sans forcément se prendre réellement
pour lui sur un mode paranoïaque, aura donc pour effet « de prendre la place
d’un trou dans la nomination »(Porge, 2000, 144), ce qui donne sa force au
nom dans le Nom du Père : à la place du vide de la Chose, un nom apparaît,
sur lequel on peut compter, car il incite à parler. Par ailleurs, ce trou c’est aussi
celui du réel du père symbolique, aucune nomination, aucun signifiant ne
pouvant traduire tout de lui (ni du réel). C’est la raison pour laquelle il n’y a
aucun nom qui vaille afin de cerner celui de Dieu le Père et qu’il dispose
d’autant de noms (Elohim, Adonaï ou El, YHVE…) qui ne sont que des noms de
noms de noms[13]. (Lacan, 1973-1974) Dès lors, nous comprenons qu’au-delà
des personnes, ce sont bien ces procédures, ces modes d’organisation, ces
signifiants maîtres dans l’institution (tel le signifiant « Equipe » par exemple) qui
pourront désigner les divers Noms du Pères nécessaires au travail
institutionnel, et inutiles à celui de l’établissement.
Se dessine alors une double culture pour l’acteur institutionnel, en fonction du
niveau de traitement des pulsions, du transfert et du sexuel : une culture
d’établissement et une culture d’institution. Le primat accordé à l’une ou l’autre,
prendra en compte la réorientation de « bon sens », du matriarcat au patriarcat,
ou bien aura tendance à amplifier un mouvement régressif qui fonde le travail
institutionnel sur le déni du procès oedipien, du sexuel pulsionnel, du transfert,
de la haine et de la culpabilité, du jouir, comme de l’angoisse qui les
accompagne. « C’est ainsi que le soignant opte le plus souvent pour
l’éclectisme des savoirs, des discours, et des techniques, dans une tendance
compulsive à l’organisation. De multiples discours sont à sa disposition, qu’ils
soient médical, psychiatrique, pédagogique, social ou administratif » (Ansermet,
Sorrentino, 1991, 13).
Gageons qu’à l’heure où une refonte de la loi du 2 janvier 2002, qui se substitue
à celle de 1975, et régit à présent l’ensemble des institutions du social et du
médico social, au moment où la démarche dite de « soins de qualité » investit
massivement le domaine de la psychiatrie, les institutions n’abandonnent pas
trop vite, une culture institutionnelle issue du courant de la psychothérapie du
même nom. Articuler le « faire mère » au « faire père » institutionnel, la culture
d’établissement à la culture institutionnelle, c’est permettre que le signe de
l’infirmité ne s’impose au détriment du signifiant d’altérité : le sujet, à l’inverse
de la personne, n’est pas handicapé (Cabassut, 2005).
Bibliographie
Ansermet, F. et Sorrentino M-G (1991). Malaise dans l’institution. Le soignant et
son désir. Postface de P-L Assoun. Paris : Anthropos-economica.
Cabassut, J. (2005) « Le déficient mental et la psychanalyse – Clinique du sujet
non supposé savoir », Nîmes : Editions du Champ social, 160 p.
Cabassut, J. (2006). The drama of defective mental or the tragedy of oedipus.
In Symposium “Is oedipus always the master in his residence ?”,
26th International Congress of applied psychology
- July 16-21, 2006-
Athens, Greece.
Cabassut, J. (2006) De l’institution comme langage. Clinique psychanalytique
exploratrice à l’usage des travailleurs institutionnels et des inconditionnels de la
psychothérapie du même nom. En attente de publication.
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Fr. , 1975.
Maître de conférences
Université de Nice Sophia Antipolis (France)
[2]
Cité par Porge, 2000, 145.
[3]
L’étymologie d’ « obscène » renvoie au fait d’occuper le devant de la scène.
[1]
[4]
L’idée générale est définie par une classe d'objets donnée ou construite, convenant d'une
manière identique et totale à chacun des individus formant cette classe (Lalande, A. 1983).
[5]
Le père géniteur concerne les liens de sang en tant que ceux-ci ne sont qu’une métaphore
de l’image narcissique ( Legendre, 71-72). L’interdit de l’inceste vise au sacrifice, à la limite d’un
désir structurel de toute puissance narcissique du sujet. Pour se faire, il nécessite la
construction par l’humain de cet Objet à la majuscule, Objet inatteignable et interdit au désir
humain qu’est l’image de la mère absolue (Legendre, 1985, 84) pour Legendre ou le concept de
Chose pour Lacan.
[6]
Quant au père transmetteur il se révèle non pas tant par des déclarations sur l’interdit, que,
par une parole d’initiation au secret, secret de pouvoir transmettre le sens de la vie, qui consiste
à signifier la mort, à la notifier comme donnant statut au désir dans l’espèce. Œdipe au moment
de mourir, exilé de la cité-mère, ne choisit ni son fils ni sa fille mais Thésée, le héros athénien,
comme témoin de la mort et gardien du secret. (legendre, 1985, 81)
[7]
Cet acte de non-reconnaissance du père par les fils, est aisément observable dans la clinique. Celle du
déficient par exemple, nous oblige à remarquer l’impossibilité des pères d’enfants (adultes) handicapés,
non reconnus par les fils, à habiter la fonction paternelle. Un grand nombre de ces derniers, se
positionnent du côté de la fonction maternelle voire maternante, d’autres ne peuvent entrer dans
l’institution, ou soutenir l’entretien avec le psychologue, par trop angoissant, ou bien inscrivent-ils leur
relation à l’autre sur un mode paranoïaque, forme d’habitat de la dite fonction de façon extrême …
«
»
« du père, en tant que supposé détenteur d’un savoir devra, grâce à l’environnement
(maternel, familial, social), être proposé à l’enfant comme apte à réduire le désir
incommensurable d’une mère primordiale, dont la jouissance menaçait cette existence fragile
du sujet » (Rassial, 1999, 55)
[9]
Nous pouvons entendre le Nom du Père dans son acception signifiante comme ce qui vient dire à la
mère « pas tout dans les choses ». Quant à la mère, c’est en tant que femme qu’elle signifie au père « pas
tout dans les mots », ce qui nous permet de comprendre que la femme est un des « Noms du père » pour
Lacan dans la mesure où il introduit une limite propre à la loi de la castration. Se reporter à Lebrun,
2003, 40-41.
[8]
[10]
fusse en aménageant nos dispositifs de rencontre inspirés de la cure-type, y incluant pour ce
faire l’éducateur référent par exemple, qui n’est autre que le porte parole de l’histoire, du
parcours institutionnel du déficient.
Bonne forme unitaire et complète, telle que Lacan la repère à propos du Miroir dans cette image d’un
corps jusque là morcelé et que l’infans pourra faire sienne au sens elle le re-présentera, lui servira de
tenant lieu ontologique dans le monde.
[12]
En guise d’illustration de la logique de l’entre soi, nous ferons part de cette étrange pratique qui amène
certains psychologues en poste dans l’établissement à ne pas se contenter de recevoir les patients, mais
également à rencontrer individuellement des professionnels de la structure afin de traiter les demandes
personnelles dont ils font l’objet (!?).
[13]
Se reporter à Porge, 2000, 145 et 171 : « Le nom du Père supplée à un trou dans la référence, mais il
porte aussi en lui-même la marque d’un trou. »
[11]