DIX ETAPES POUR DEVENIR JOURNALISTE D`INVESTIGATION

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DIX ETAPES POUR DEVENIR JOURNALISTE D`INVESTIGATION
DIX ETAPES POUR DEVENIR
JOURNALISTE D'INVESTIGATION
par Lucinda S. Fleeson
Introduction
Les journalistes des pays en voie de développement et des nouvelles
démocraties sont confrontés à des difficultés que ne connaissent pas leurs confrères
occidentaux. On pourrait dire que leur travail de tous les jours est toujours une forme
de journalisme d’investigation. Ils travaillent en petites équipes, avec chaque jour
l’obligation de produire de quoi remplir les colonnes de leur journal, dans des pays où
la législation sur l’accès à l'information et où la protection contre les accusations de
diffamation sont souvent inexistantes. Mal soutenus par les sociétés de presse qui les
emploient, parfois menacés, ils sont souvent soumis à d’intenses pressions
psychologiques. Pionniers d’une nouvelle profession, ils savent qu’ils font un métier
exaltant, mais difficile et souvent solitaire.
Dans bien des pays, les journaux pour lesquels ils travaillent n’existaient pas il
y a dix ans, et les journalistes qui les ont créés n’ont d’autre expérience de leur métier
que les publications du parti au pouvoir. Pourtant, en quelques années, les maisons
d’éditions se sont équipées de matériel moderne, ont créé à partir de rien des fichiers
de publicité et ont recruté un personnel dont l’enthousiasme compense le manque de
qualification. Le simple fait qu’un journal soit publié représente un triomphe que les
Occidentaux ont tendance à oublier, et les journalistes de ces pays se lancent
aujourd’hui dans la publication d’articles dont ils ne pouvaient que rêver hier encore.
Notre but n’est pas de dicter les règles absolues de la profession, mais
d’encourager les journalistes à aborder autrement les thèmes de leur choix, à chercher
plus loin et à viser plus haut.
Les principaux obstacles à des enquêtes approfondies et de qualité ne sont plus
les séquelles des régimes totalitaires, ni les menaces à la sécurité des journalistes.
Souvent, Ils sont beaucoup plus terre-à-terre, mais tout aussi difficiles à surmonter : il
faut convaincre les rédacteurs de dépenser de l’argent pour les enquêtes, essayer de
grignoter quelques heures sur un emploi du temps surchargé, trouver la persévérance
et l’énergie nécessaires pour rédiger un article complexe.
Tous les journalistes connaissent tous ces problèmes, même aux Etats-Unis.
Le message qu'il faut faire passer est qu'il n’y a pas de moyen rapide de réaliser de
bons articles et que les enquêtes qui nécessitent du temps et du travail valent toujours
les efforts qu’on leur consacre.
Lucinda S. Fleeson
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Table des matières
Introduction
Dix étapes pour devenir journaliste d’investigation
1.
Pour une définition plus large du journalisme d’investigation
Expliquer ce qui fait le succès ou l’échec des systèmes
Rechercher les problèmes systémiques
2.
L’indispensable feu vert de la rédaction
Préparer un plan de l’article
Rechercher des mentors
3.
Du bon usage des informateurs
Déclarations officielles et officieuses
Deux sources indépendantes
Attribution et plagiat
4.
Comprendre son sujet
Chercher dans les coupures de presse et sur l'Internet
5.
Rechercher les documentations : Il en y a toujours plus à découvrir
6.
7.
Sortir et Observer : Donner de la vie à ses articles
Evaluer, encore et toujours
Préparer un plan de l’article comme référence
8.
Vérifier et confirmer
L’interview de confrontation
9.
C’est parti pour un grand article : Organiser ses documents
Etudes de cas et impact visuel
10.
Le journalisme d’investigation au quotidien : Trouver du temps
Bibliographie
Sites Web Utile
Remerciements
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JAY 12/14/00 1:07 PM
Deleted:
1. Pour une définition plus large du journalisme d’investigation
Ne vous imposez aucune limite! Le journalisme d’investigation, ce n’est pas
seulement la dénonciation de la corruption et de la criminalité. Les articles expliquant
ce qui fait le succès ou l’échec d’un système ou qui retracent une histoire complexe
sont tous aussi importants et intéressants.
De nombreux journalistes ont découvert que leurs lecteurs s’intéressaient
beaucoup au fonctionnement des choses, à ce qui se passe, à l’effet des événements
sur la vie des citoyens ordinaires.
On peut définir le journalisme d’investigation comme la création d’articles
qui :
• Sont le résultat d’un travail personnel et non de fuites de source judiciaire,
• Abordent le problème dans son cadre général, au lieu de se concentrer sur
un incident isolé impliquant un individu,
• Redressent les torts causés,
• Expliquent les problèmes sociaux complexes,
• Révèlent des faits de corruption, des délits ou des abus de pouvoir.
Voici quelques-uns des sujets qui ont donné naissance à de bons dossiers
d’investigation ces vingt dernières années :
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Comment l’industrie du nucléaire a construit des centrales sans savoir où
entreposer les déchets...
Comment une famille a décidé de « débrancher » les appareils de l’hôpital
qui maintenaient en vie un parent âgé dans le coma...
Comment une brigade de maîtres-chiens de la police a brutalisé et attaqué
des personnes suspectées de délits mineurs...
Comment un lycée privé a prétendu qu’il n’avait pas assez d’argent pour
faire fonctionner ses ordinateurs, alors que ses directeurs investissaient les
fonds de l’école par millions dans une mine de charbon et d’autres
entreprises...
Comment les hôpitaux ont laissé sortir des malades mentaux, réduits à
errer sans logement dans les rues...
Comment le Département de la Défense aux Etats-Unis a dissimulé des
millions de dollars de dépenses dans un « Budget Noir », cachant sous
couvert du secret défense des frais aussi prosaïques que les achats de
papier hygiénique...
Si un article est long et bien écrit, les lecteurs prendront le temps de le lire
tranquillement. Il s’agit donc de convaincre les propriétaires des journaux et les
rédacteurs que les bons articles qui exigent du temps et du travail valent la peine
d’être écrits.
2. L’indispensable feu vert de la rédaction
Le journalisme d’investigation n’est pas une affaire d’individus. C’est un
travail de coopération. Les pionniers ont besoin de beaucoup de persévérance, mais ils
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ont aussi besoin du soutien et de l’encouragement de leurs rédacteurs, qui décident en
dernier recours de publier leurs articles... ou pas.
De nombreux journaux nouveaux se sont dotés d’équipes d’investigation
spéciales, avec des rédacteurs qui jouent le rôle de coach pendant la rédaction de
l’article et mobilisent les ressources du journal pour le faire publier.
Le soutien qu’un journal apporte au journalisme d’investigation est le fruit
d’une évolution, à l’origine de laquelle on trouve souvent quelques journalistes,
auteurs d’articles à sensation. C’est le cas par exemple de « The Homicide Files »,
une enquête publiée en 1977 dans le Philadelphia Inquirer par deux jeunes
journalistes, William Marimow et Jon Neumann. L’article, devenu un classique pour
les écoles de journalisme, expliquait que des policiers de Philadelphie tabassaient des
innocents, souvent pauvres et sans défense, et exerçaient des pressions sur eux pour
qu’ils avouent des meurtres qu’ils n’avaient pas commis. Certains suspects ont été
innocentés par la suite, d’autres ont été libérés après que leurs confessions furent
jugées illégales. L’article a abouti à des remaniements dans les services de police. Il a
valu le Prix Pulitzer à ses auteurs et la gloire au journal. Devenus rédacteurs, les deux
auteurs ont aidé des dizaines de jeunes journalistes et servi de modèles à bien
d’autres.
Les premiers articles, comme celui-ci, sont les plus difficiles. Par la suite, le
journal finit par acquérir l’expérience de ces enquêtes délicates, et il en perçoit les
bénéfices : connaissance de ses objectifs, respect et renommée, récompenses parfois,
et la conviction, chez les journalistes, qu’ils font du bon travail.
Lorsque l’environnement s’y prête, les journalistes se sentent encouragés à
donner le meilleur d’eux-mêmes. On reconnaît les publications qui réussissent dans le
journalisme d’investigation à quelques qualités :
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Volonté de consacrer des ressources à ces articles, en déchargeant les
journalistes de leurs autres responsabilités, en payant leurs déplacements,
en nommant des rédacteurs pour les projets spécifiques, en répertoriant les
ressources et en aidant aux recherches ;
Système d’encadrement par des journalistes faisant office de modèles ou
de mentors;
Possibilité d’obtenir des rédacteurs de l’espace pour les articles importants.
Depuis longtemps déjà aux Etats-Unis, les rédactions encouragent le
journalisme d’investigation, mais il a fallu longtemps aussi pour qu’elles en arrivent
là.
Au début des années 60, une législation de transparence (Sunshine Laws) a
imposé que les réunions publiques soient ouvertes aux journalistes comme aux
simples citoyens. Des lois de protection contre les attaques en diffamation et pour la
liberté de la presse ont été promulguées, créant une culture d’accès à l'information.
Les journalistes d’investigation se sont regroupés dans leur propre association,
Investigative Reporters and Editors, formant une communauté énergique
encourageant les rédacteurs à partager les articles publiés, à communiquer leurs
techniques et à se soutenir moralement.
Des conseils pour les pionniers
Les journalistes qui veulent convaincre leur rédaction de s’intéresser à un
projet d’investigation doivent souvent prendre sur leur propre temps pour enquêter,
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jusqu’au moment où ils auront la certitude de tenir un bon sujet. Il leur faut ensuite
gagner l’adhésion de leur rédacteur et obtenir de celui-ci du temps et de l’argent. À ce
moment-là, il ne faut surtout pas surévaluer le projet ni promettre plus qu’on ne
pourra ternir. Il est prudent de préparer un plan « minimum » pour un article qui
pourrait être publié même si l’ambitieux projet de départ ne peut être mené à bien.
3. Du bon usage des informateurs
Nouez des contacts avec des gens très divers, dont le point commun sera qu’ils
détiennent des informations utiles. Etablir une relation de confiance avec de nouveaux
informateurs peut prendre des années, mais vous pouvez commencer dès aujourd’hui
à identifier les types de personnes avec lesquelles vous pourrez créer des liens
durables.
Certains de ces informateurs ne seront jamais nommés dans le journal, mais ils
peuvent donner des pistes pour enquêter ou servir d’amplificateurs aux débats du
moment : c’est le cas par exemple des fonctionnaires et officiels gouvernementaux,
des représentants des communautés ethniques ou religieuses, des avocats, des officiers
de police, des représentants des entreprises, des pompiers, des amis... de tout le
monde ou presque. D’autres ne vous diront que des choses sans intérêt pour l’enquête
en cours, mais qu’il sera utile de noter afin de constituer un répertoire de citations
utilisable pour d’autres articles. Entrent dans cette catégorie, par exemple, les officiels
gouvernementaux, les avocats, les hommes politiques, les responsables hospitaliers,
ou encore les chargés de relations publiques.
Il est également intéressant de rencontrer des observateurs indépendants et des
spécialistes : universitaires, écrivains, responsables d’agences de sondages,
chercheurs des instituts publics.
Un journaliste doit savoir évaluer la fiabilité d’un informateur et discerner s’il
tient ses informations de première main, ou s’il ne fait que répéter des ragots
largement galvaudés.
L’objectif : obtenir des interviews officielles
De nombreux journaux ont pour principe que les articles doivent être basés sur
des citations et sur des entretiens autorisés, dans lesquels la source est identifiée par
son nom et sa fonction. Les informateurs confidentiels ou anonymes sont à éviter :
leur usage trop fréquent peut nuire à la crédibilité du journal, car les lecteurs finiraient
par douter de leur existence réelle. C’est aussi une méthode risquée, car bien des gens
acceptent de donner des informations négatives sous couvert d’anonymat, mais ne
pourront pas les prouver ni jurer de leur exactitude. Les règles des rédactions
imposent souvent qu’un rédacteur haut placé doive autoriser le recours à une source
anonyme avant la publication de l’article.
Lorsqu’un journaliste promet la confidentialité, sa promesse a la force d’un
contrat écrit : certains journalistes ont préféré aller en prison plutôt que de révéler
leurs sources. Il convient donc de réfléchir mûrement avant de s’engager au secret.
Le recours aux sources anonymes peut devenir une mauvaise habitude, aussi
bien pour le journaliste que pour son informateur. Les officiels qui sont « dans le
secret des dieux » demandent souvent que les entretiens restent confidentiels, alors
que cela ne serait pas nécessaire en réalité. Les journalistes débutants, en particulier,
tombent facilement dans le piège. Or il est souvent possible d’obtenir un entretien
officiel avec un informateur en disant simplement : « Je vous interroge en tant que
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détenteur d’une fonction officielle, et je dois pouvoir vous citer si vous affirmez
ceci. » Il arrive même qu’un journaliste refuse d’écouter ce qu’on lui dit « entre
nous ».
Il existe différents niveaux de confidentialité dans les entretiens entre un
journaliste et une source d’information : les informations données en toute
confidentialité ou off the record, les informations non attribuées où la source n'est pas
citée par nom, et les informations données pour connaissance sans être utilisées
(background), et autres catégories déconcertantes, dont la définition peut varier.
L’important, quelle que soit la terminologie, est que le journaliste et son
informateur soient d’accord sur la manière dont l’entretien sera utilisé. C’est un point
dont il est toujours utile de discuter explicitement.
Définitions courantes :
Off the record :
Le nom de l’informateur ne peut pas être indiqué, et
aucun élément d'information ne peut pas être publié
sans confirmation d'une autre source.
Non attribué :
Les propos de l’informateur peuvent être cités, mais
sans lui être nommément attribués. La manière dont la
citation sera présentée peut faire l’objet de négociations.
On peut ainsi identifier l’informateur comme « un
officiel présent lors des négociations », « un haut
fonctionnaire », « un parlementaire qui a demandé à
garder l’anonymat », etc.
Deux sources indépendantes
Par souci de précision, de nombreux journaux interdisent la publication
d’informations controversées si celles-ci n’ont pas été confirmées par au moins deux
sources d’information indépendantes. Cette démarche est particulièrement stricte
lorsque l’informateur est anonyme.
Un incident survenu récemment à l’Arkansas Democrat-Gazette montre bien
pourquoi de nombreuses rédactions ont décidé de ne jamais rien publier qui n’ait pas
été confirmé par une autre source.
En 1996, l’Arkansas Democrat-Gazette, un journal de l’état du Président
Clinton, a publié plusieurs articles sur l’enquête menée à l’encontre de celui-ci par le
procureur indépendant Kenneth Starr. Une grande partie des informations provenaient
d’une source anonyme, un collaborateur direct du Bureau du procureur Starr qui avait
jusqu’alors donné des informations fiables et rendu possible la publication de
plusieurs bons articles.
Au début de l'année 1997, cet informateur affirma à un journaliste que Starr
avait convoqué un jury pour un procès fictif où le couple Clinton était accusé de
parjure et d'obstruction à la justice. Ce jury, disait l'informateur, avait levé toutes les
charges retenues contre le Président. L'article parut à la une du journal le 15 février
1997. Le journaliste ne pouvait pas confirmer ses dires grâce à une second source,
mais ses rédacteurs décidèrent de publier cette affaire malgré tout. Le lendemain,
Starr opposa un démenti formel et le journal dut publier des excuses. Le résultat de
tout cela est que le journal avait publié un article erroné et fort embarrassant.
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Attribution et plagiat
Les journalistes se demandent souvent comment ils peuvent utiliser les articles
d’autres journaux, magazines ou livres? Jusqu’où peuvent-ils aller? Certains
journalistes vont « cueillir » du texte dans une publication et l’utilisent dans leurs
articles. C’est une pratique courante, mais ce n’est pas du bon journalisme, et cette
méthode a déjà valu à de nombreux journalistes aux Etats-Unis d’être licenciés.
Même si les autres publications donnent des informations de fond utiles, elles doivent
néanmoins être vérifiées avant usage.
Si l'on ne peut faire autrement que d'emprunter une citation à un autre
journal, il est alors impératif de citer la source originale par exemple : « Le
maire a déclaré au Daily News qu’il « en [avait] fini avec la politique. »
4. Comprendre son sujet
Lorsqu’il écrit un article, le journaliste doit connaître son sujet sur le bout des
doigts.
Pour commencer, il lui faut éplucher les coupures de son propre journal :
celles-ci restent toujours l’outil de recherche le plus important, et pourtant de
nombreux journalistes, notamment les débutants, n’en font pas usage. Les articles
d’actualités sont parfois disponibles sur Internet ou sur CD-ROM. Dans la plupart des
cas, toutefois, en particulier dans les pays en voie de développement, ils n’existent
que sur papier. Et il arrive parfois que les coupures soient seulement classées dans
l’ordre chronologique.
Le journaliste doit aussi se plonger dans d’autres publications : journaux,
livres, magazines, bulletins d’information, revues professionnelles, rapports
gouvernementaux, ouvrages de référence, thèses de doctorat... Il s’agit là d’une étape
indispensable pour se familiariser avec le sujet et établir un plan qui mènera vers
d’autres recherches encore.
Il ne faut cependant pas oublier que les publications antérieures doivent être
vérifiées auprès d’autres sources au fil des recherches.
Internet est devenu une mine d’informations accessibles à quiconque possède
un ordinateur. C’est une source de renseignements utile, mais aussi dangereuse,
regorgeant de documents originaux mais aussi de rumeurs hautement fantaisistes. Les
journalistes doivent trier les informations solides, fiables et originales des on-dit, et
vérifier ailleurs ce qu’ils ont trouvé en ligne.
La recherche sur le Web ne doit pas faire oublier pour autant les documents
imprimés. Le Who’s Who, l’encyclopédie, même l’annuaire téléphonique sont des
auxiliaires précieux. Il est souvent plus facile et plus rapide d’ouvrir un livre que de se
connecter à Internet.
Créer ses dossiers
Au fur et à mesure que son projet avance, le journaliste doit constituer son
propre dossier, auquel il pourra se reporter ultérieurement. Ce dossier recevra
communiqués de relations publiques et de presse, documents originaux, coupures,
articles de revues, cartes de visites et autres pièces qu’il sera facile de compulser
lorsqu’on aura besoin de retrouver rapidement un fait, une date, l’orthographe d’un
nom... Plus le journaliste gagnera en expérience, au fil des années, plus les dossiers
s’enrichiront.
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Définir ses critères
Les articles d’investigation montrent souvent pourquoi un système fonctionne
mal. Le journaliste doit donc trouver, aux fins de comparaison, comment
fonctionnerait un système qui marche bien. Par exemple, pour écrire un article sur les
défaillances du système de bulletins météo, il est important de se documenter sur les
systèmes analogues qui fonctionnent bien dans d’autres villes, ou même dans d’autres
pays, et de chercher à savoir s’il existe des normes internationales ou des règlements
industriels.
5. Rechercher les documentations : Il en y a toujours plus à
découvrir
Rien ne vaut un document original. On peut le citer directement, sans oublier
toutefois de l’attribuer à qui de droit. Les bons documents ne sont pas forcément des
rapports secrets, obtenus grâce à une fuite. Des dizaines d’autres sont accessibles au
public :
•
Registres du commerce et des entreprises, avec la date de création des
sociétés, leurs bilans, le nom et l’adresse de leurs administrateurs et leur
historique ;
•
Rapports remis à la commission nationale des opérations boursières par
les sociétés cotées en bourse (souvent nécessaires pour révéler qu’une
société se trouve dans une mauvaise passe, par exemple parce qu’elle est
en procès) ;
•
Rapports annuels des sociétés, contenant souvent des déclarations
certifiées par les commissaires aux comptes sur les pertes et les
bénéfices ;
•
Brochures et présentations de relations publiques des sociétés, qui
donnent souvent des noms, des adresses et des promesses sur les projets
de l’entreprise ;
•
Projets de loi soumis au parlement ;
•
Données des recensements ;
•
Dossiers médicaux ;
•
Procès-verbaux de la justice et de la police
•
Documents personnels (cartes d’identité, certificats de naissance et de
décès, journaux intimes, lettres, photos, etc.).
Même dans les pays où les journalistes peuvent accéder aux informations du
gouvernement, il est souvent difficile d’obtenir des documents officiels. Pour se
faciliter la tâche, il est utile de nouer des relations personnelles avec un informateur
bien disposé.
Là où les journalistes ont plus de mal à obtenir les informations officielles, il
leur reste tout de même bien plus de possibilités de se renseigner qu’ils ne le pensent.
De nombreuses nations émergentes constituent en effet leurs propres bases de
données, accessibles par ordinateur et parfois déjà en ligne. Les changements sont
tellement rapides que les informations disponibles vont probablement se multiplier à
long terme, et peut-être déjà dans les prochaines années.
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Un dossier suffit rarement à faire un article. Il faut souvent l’animer à l’aide
d’interviews et d’observations directes.
Quelques conseils à retenir :
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Les documents suffisent rarement. Un journaliste enquêtant sur les
comptes d’une société sans rien connaître aux bilans peut avoir besoin de
l’aide d’un comptable pour interpréter les données qu’il a recueillies.
Les informations sont parfois anciennes et doivent être mises à jour, soit
en demandant à l’informateur des données plus récentes, soit en guettant la
publication de nouveaux documents.
Les rapports financiers et autres documents émis par les entreprises
donnent d’excellentes pistes pour de nouvelles recherches et des
interviews.
Si quelqu’un vous propose des tuyaux, n’hésitez pas à lui demander
comment vous pouvez le mentionner et à solliciter son aide : s’il vous
parle, c’est bien parce qu’il veut que ses informations soient rendues
publiques !
6. Sortir et Observer : Donner de la vie à ses articles
L’observation directe est l’un des meilleurs outils des journalistes, et l’un des
moins employés.
Prenez l’habitude de tout observer autour de vous, autant pour les actualités
que pour les articles de fond. Les journalistes sont souvent les témoins d’événements
que peu de gens ont vus. L’une des fonctions de leurs articles est d’expliquer ce qui
s’est passé et de décrire les protagonistes et les lieux des événements. L’observation
directe est utile en dehors du cadre des news, parce que les descriptions sont souvent
un élément important des articles moins orientés sur l’actualité. Il suffit pour s’en
convaincre de mesurer la puissance des descriptions d’enfants faméliques,
d’immeubles détruits par un tremblement de terre ou de marchés sans marchandises
dans une ville pauvre : ces évocations peuvent avoir plus d’impact que les
déclarations officielles. Les descriptions détaillées sont à la base de tout bon texte,
qu’il s’agisse d’un roman, d’un classique littéraire ou d’un article de presse. Dans tous
les cas, elles transportent le lecteur dans un lieu et dans un récit. Mais pour transporter
son lecteur, le journaliste lui-même doit sortir de son bureau, voir le monde de ses
propres yeux et rencontrer en personne ceux qu’il veut interviewer.
Il y a plusieurs avantages à être le témoin direct d’une scène :
• On peut recueillir énormément de matériel en peu de temps, sur les lieux,
alors que les témoins de la scène sont encore rassemblés et que leurs
souvenirs sont encore précis. Par exemple, un journaliste présent sur le lieu
d’un incendie peut rapidement interroger une douzaine de personnes au
lieu de relever leur nom et leurs coordonnées pour tenter de les rappeler
plus tard.
• En étant présent pour observer lui-même, le journaliste n’a pas besoin de
compter sur les récits de deuxième main de témoins non formés à
l’observation et éventuellement peu objectifs.
• L’observation directe peut servir à confirmer ou à approfondir d’autres
informations. Elle est souvent indispensable pour comprendre ce qui se
passe. Par exemple, si un journaliste d’investigation enquête sur la vente
9
•
•
•
d’un ancien terrain militaire, il comprendra rapidement certains aspects et
détails de l’histoire en visitant simplement le site. Un article sur un village
de Gitans serait incomplet si le journaliste ne se rendait pas sur place pour
décrire le village, ses habitants et les conditions de vie de ceux-ci.
Les enquêtes sur le terrain apportent souvent des détails et des perceptions
qui enrichissent l’article, lui donnent vie et lui apportent un supplément
d’intérêt. La description évoque une scène : le lecteur voit, entend, touche,
sent, goûte même ce qu’on lui raconte. Les détails et les descriptions
ajoutent de la couleur, de l’ambiance, de la vie à un récit, à la fois pour
brosser un « tableau en mots » et pour donner au narrateur la crédibilité de
celui « qui y était ». Pendant les interviews, observez le lieu dans lequel le
trouve la personne rencontrée, ses expressions, le ton de sa voix, et même
ses silences.
Il est difficile de nier ou d’étouffer les observations de première main.
Ainsi, l’envoyé du Philadelphia Inquirer qui a vu les troupes russes tirer
sur des civils tchétchènes pourra en parler même si Moscou nie les
incidents, parce qu’il était là et qu’il a été témoin de la scène.
On a parfois besoin d’un guide pour mieux voir. Pour écrire un article sur
un nouveau virus, le journaliste aura besoin qu’un chercheur lui explique
ce qu’il voit au microscope. Pour écrire sur la détérioration des œuvres
d’art, il devra recueillir l’avis d’un conservateur de musée qui lui
expliquera comment les peintures à l’huile ou les sculptures se dégradent.
Une fois que l’on a appris à observer, il devient important de trier les détails.
Ainsi, la description des vêtements de quelqu’un, de la couleur de ses yeux ou de ses
cheveux ne nous apprend rien sur sa personnalité ; par contre, décrire la blouse
maculée de produits chimiques d’un chercheur ajoute une touche réaliste au portrait
de celui-ci.
Le tout est de dresser un tableau évocateur, sans abuser des adjectifs ni des
descriptions trop sèches. Pour parler d’un vieux bâtiment, écrire simplement
« décrépit et nécessitant d’urgence une rénovation » ne parle pas autant à l’esprit que
des détails bien choisis : les corniches couvertes de fiente de pigeon, les vitres
cassées, une porte qui ne tient que par une charnière...
Le journaliste ne doit pas s’impliquer dans la description par des
commentaires personnels tels que « cela me rappelle le grenier de ma grand-mère », et
doit aussi éviter de porter un jugement en utilisant des adjectifs tels que « laid » ou
« beau ».
7. Evaluer, encore et toujours
Un projet peut durer longtemps, surtout s’il est ambitieux. Il peut devenir trop
vaste, trop vague, trop diffus, et le journaliste peut finir par s’y perdre. Evaluer
régulièrement son travail peut aider à s’y retrouver. Le projet doit-il être poursuivi,
faut-il pousser plus loin les recherches ? Faut-il publier maintenant ? Faut-il
abandonner définitivement ?
Les journalistes travaillant sur un projet doivent régulièrement se demander :
quel est le maximum que je pourrai écrire ? si je ne peux pas étayer un article de cette
ampleur, qu’est-ce qui ferait un bon article, au minimum ?
On peut imaginer, par exemple, qu’un journaliste commence à enquêter sur les
factures de téléphone, que les usagers trouvent trop vagues, pas assez détaillées et
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gonflées de toutes sortes de coûts. Le maximum qu’il puisse écrire serait que la
compagnie du téléphone fait payer aux usagers « lambda » des tarifs excessifs, fixés
au petit bonheur, mais accorde aux parents, aux amis et aux clients privilégiés des
tarifs très préférentiels. Le minimum serait de rapporter que de nombreux usagers se
sont plaints que les factures de téléphone soient vagues et indéchiffrables. Des
spécimens des factures de téléphone locales pourraient être comparées aux factures
détaillées de sociétés de téléphone bien gérées dans les pays voisins.
8. Vérifier et confirmer
L’interview de confrontation
Les révélations des enquêtes approfondies ne sont pas toujours bien
accueillies. Les journalistes doivent donc convaincre les personnes impliquées d’y
réagir avant la publication de l’article. Pour cela, il faut multiplier les coups de
téléphone pour obtenir une entrevue, envoyer des lettres recommandées si on
n’obtient pas de réponse par téléphone, parfois même se présenter directement chez la
personne que l’on veut rencontrer.
Cette démarche est nécessaire pour plusieurs raisons : avant tout, c’est une
question de courtoisie et d’équité. Si l’article dévoile des informations peu flatteuses
sur quelqu’un, il est juste de donner à celui-ci une chance de raconter sa propre
version de l’histoire. À cette occasion, il donnera peut-être des explications sensées,
apportera un éclairage inattendu sur l’affaire ou corrigera des informations inexactes.
Il peut arriver que la personne interrogée donne au journaliste plus d’informations, et
de meilleure qualité que celles dont il disposait. Mais la réponse peut aussi être un
démenti sans commentaires, qui doit aussi être mentionné par souci d’équité.
Il y a interview de confrontation lorsque le journaliste aborde son sujet et
passe en revue ce qu’il a trouvé. Il est important de se rappeler que cet exposé doit
être complet et détaillé et doit mentionner tous les faits qui vont être publiés dans un
article complexe.
Préparer un interview de confrontation
•
•
•
•
Avant de commencer, définissez ce que l’interview doit vous apporter.
Rédigez une liste et éventuellement un script de quelques questions
particulièrement difficiles, que vous pourrez répéter avec un ami.
Pour obtenir un rendez-vous, il faut parfois indiquer l’objet de votre visite,
mais en évitant d’en dire trop. Il peut être utile d’expliquer : « Je fais des
recherches sur le sujet » ou « J’ai réuni de quoi écrire un article, mais il ne
serait pas complet sans votre opinion et je tiens à vous poser quelques
questions ».
N’ayez aucune idée préconçue. L’interview doit être l’occasion de vérifier les
informations de deuxième main obtenues d’autre sources. La plupart des gens
ne demandent pas mieux que de rectifier ce qui est dit sur leur compte.
N’oubliez pas les précisions de base, par exemple : Quelle est votre fonction ?
Depuis combien de temps occupez-vous ce poste ? Quels diplômes avez-vous
obtenus ? Dans quelles universités ?
Si vous tenez à obtenir une réponse, n’hésitez pas à répéter la question ou à y
ramener la conversation.
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•
•
•
•
•
•
Il vous faut une réponse complète, à la fois sur le fond et dans les détails.
Examinez certains points particuliers, même si vous devez les amener par des
formules telles que : « par acquit de conscience, je voudrais que nous
revenions [sur telle question] ».
Une question toute simple, comme « Qu’est-ce qui s’est passé ? », permet
parfois d’obtenir un point de vue très intéressant sur une affaire.
Prenez note de la réponse sans juger de sa qualité, ou demandez des
précisions : plus les gens parlent, mieux vous êtes informé.
Assurez-vous que vous comprenez bien l’esprit de la réponse autant que sa
formulation exacte : vous n’êtes pas là pour pousser au lapsus révélateur, mais
pour rendre compte du point de vue de votre interlocuteur.
À la fin de l’interview, préparez votre retour : « J’aurai peut-être besoin de
vérifier des détails ou l’orthographe de certains noms, ou de vous demander
encore des précisions. J’aimerais pouvoir vous appeler si nécessaire. »
Revenez, et revenez encore si nécessaire.
9. C’est parti pour un grand article : Organiser ses documents
Les grands articles peuvent être présentés spectaculairement, tout en restant
lisibles et bien organisés. La mise en page peut améliorer la lisibilité et la présentation
du texte.
Quelques conseils utiles :
•
•
•
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Structurez enquête et rédaction comme des études d’événements distincts. Par
exemple, dans une histoire sur les brutalités policières, on peut enquêter sur
douze cas de violences et rédiger successivement les récits correspondants.
Ceux-ci seront ensuite présentés selon un plan simple : introduction rapide et
développement approfondi.
On peut envisager de publier les articles sous forme de série spéciale, en
particulier si les exigences de la rédaction empêchent de garder le matériel
sous le coude jusqu’à ce que l’on puisse écrire un grand article. Les textes
seront alors publiés sur plusieurs semaines ou plusieurs mois, au fur et à
mesure qu’ils seront terminés. Une signature caractéristique avertira les
lecteurs que chaque article fait partie d’une même série.
Pensez aux encadrés et aussi aux tableaux et autres présentations, chronologie
des dates marquantes du récit ou liste des principaux protagonistes par
exemple.
Partagez votre documentation avec le lecteur : fac-similés de lettres, photos,
transcriptions et autres documents attirent l’œil, aident à la lecture et
augmentent la crédibilité de l’article. Vous pouvez ajouter un encadré
racontant le déroulement de l’enquête, avec les photos des journalistes et des
photographes et leur biographie succincte.
10. Le journalisme d’investigation au quotidien : Trouver du temps
Reporters se plaignent souvent que leur rédaction ne leur laisse pas le temps
d’effectuer des enquêtes ambitieuses. La seule vraie solution à ce problème, c’est de
trouver du temps.
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Dans le journalisme d’investigation, il faut parfois passer encore un coup de fil
au lieu de se contenter de deux ou trois appels. Faites votre travail de la journée, puis
utilisez votre temps libre pour votre propre projet.
C’est parfois au fil d'un travail de routine que l’on trouve la matière pour les
meilleurs articles, en parlant avec les gens, en lisant le journal, en découvrant des
incidents inhabituels et en vérifiant si ceux-ci se répètent. Par exemple, si un fast-food
sert de la nourriture avariée, c'est une bonne base pour un article. Mais si cinq
restaurants de la même chaîne servent la nourriture contaminée, alors cet article aura
une dimension encore plus importante.
C'est de l'initiative personnelle des journalistes que naît ce genre d’articles. Ils
ne naissent pas des ordres donnés par des rédacteurs enfermés dans leur bureau et
occupés à rêver de grands sujets. Il faut que le journaliste « fasse sa ronde », apprenne
à connaître tous les détails d’un sujet et n’hésite pas à demander aux gens, dans le
cours normal de son activité, ce qui leur pose le plus de problèmes ou ce qu’ils
craignent le plus.
Ce journalisme d'investigation exige une faculté d'adaptation constante, de
façon à avoir sans cesse à l'esprit : voyez grand; mêlez dossiers et articles quotidiens
de routine; ne présumez jamais du fait que les documents ne sont pas disponibles;
nouez des contacts avec des informateurs ou des experts qui peuvent vous aider; faites
des interviews de nombreuses personnes offrant des points de vue différents. Si nous
sommes capables de faire tout cela, alors nous produisons le type de travail qui nous a
poussé à devenir journalistes.
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Bibliographie
Houston, Brant, Computer Assisted Reporting: A Practical Guide, Second Edition,
1999, St. Martin's Press, New York.
Middleton, Kent and Chamberlin, Bill F., The Law of Public Communication, Third
Edition, 1994, Longman Publishing Group.
Weinberg, Steve, The Reporter's Handbook: An Investigator's Guide to Documents
and Technique, Third Edition, St. Martin's Press, New York.
Quelques adresses utiles sur Internet
International Journalists’ Network : www.ijnet.org
Investigative Reporters and Editors : www.ire.org
Reporters' Committee for Freedom of the Press : www.rcfp.org
International Consortium of Investigative Journalists : www.icij.org
Remerciements
Ce manuel a été élaboré en 1998, au cours d'un stage de neuf mois que j'ai
effectué dans le cadre d'un Knight International Press Fellowship, dans les Centres
pour le Journalisme Indépendant de Budapest en Hongrie, de Bucarest en Roumanie,
de Bratislava en Slovaquie et de Prague en République Tchèque.
J'aimerais exprimer ma gratitude aux directeurs de la Fondation Knight pour
avoir créé cette bourse. Je remercie également Susan Talalay, Vjollca Mici, Adrian
Bellinger et l'ensemble des membres du International Center for Journalists pour
avoir mené à bien ce programme. Merci aussi à Jim Greenfield, fondateur de
l'Independent Journalism Foundation. Sandor Orban et Ilona Moricz en Hongrie,
Katarina Vjodova en Slovaquie, Florin Pascinu et Ioana Avadani en Roumanie se sont
également révélés des guides utiles et agréables lorsque j'étais dans leurs Centres.
Whayne Dillehay, vice-président de l'International Center for Journalists, est
à l’origine de ce manuel et en a encouragé la rédaction. Comme toujours, je dois
beaucoup à Jonathan Neumann pour la générosité avec laquelle il a dispensé avis et
conseils. J’ai également eu des conversations très instructives avec Rick Tulsky et
Steve Stecklow. Merci à Lubica Turcanová à Bratislava, et à David Olah à Budapest,
interprètes intrépides qui sont devenus des amis. Et surtout, merci à tous les étudiants
qui m’ont prouvé que le journalisme d’investigation était promis à un bel avenir.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Suzanne Assénat
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