tu parLes, charb !

Transcription

tu parLes, charb !
Renseignements généraux L'interview d'un charles
tu parles,
CHARB !
Le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Stéphane Charbonnier, dit
Charb, vit actuellement sous protection policière. Elle a été renforcée
en mars lorsque le journal en langue anglaise Inspire, financé par
Al-Qaïda au Yémen, a publié sa photo avec la mention : « Wanted
Dead or Alive ». Charb revient pour nous sur sa carrière de
dessinateur politique et satirique, amoureux fou du trait de Cabu,
son maître. Hommage de Charles à Charlie Hebdo.
Par Arnaud Viviant
Portraits Patrice Normand/Temps Machine
Naissance ?
Ma mère a dépoté à Conflans-Sainte-Honorine
en 1967. Mais j’ai grandi juste à côté dans le Val
d’Oise, à Pontoise. À l’époque, c’était encore la
Seine-et-Oise. Mes parents y vivent toujours.
Que font-ils ?
Ils sont aujourd’hui retraités. Mon père travaillait à
France Télécom en tant que technicien et ma mère
était secrétaire d’un huissier de justice jusqu’à la
naissance de mon petit frère. Après s’être arrêtée
un moment, elle a repris son poste de secrétariat
mais à l’Éducation nationale, dans un LEP.
Ton père est parti à la retraite récemment ?
Ah non. À l’époque, France Télécom faisait le
ménage et ils ont fait des wagons de volontaires
qui voulaient partir plus tôt. Il est parti à 55 ans
(là, il en a 70) quand ils ont commencé à privatiser
un peu. Et d’ailleurs, ça a posé des problèmes, car
trop d’employés sont partis d’un coup, et ça a vidé
France Télécom de tous les gens qui avaient un peu
d’expérience.
Ton père a une opinion sur les suicides à
France Télécom ?
Non, parce qu’il n’a pas été confronté à ce genre
30 Charles
de problèmes, ou du moins, il ne m’en a jamais
parlé. Même s’il ne détestait pas son boulot, son
plus grand bonheur dans la vie a quand même été
de partir à la retraite.
Lycée ?
J’ai tout fait à Pontoise : l’école primaire, le collège,
le lycée. Je ferai peut-être le cimetière à Pontoise,
qui n’est pas très loin, lui non plus. Tout est dans
le même quartier.
C’était comment Pontoise à cette époque ?
J’imagine que ça a beaucoup changé ?
Pas trop non, contrairement à la ville nouvelle
d’à-côté, Cergy, qui s’est beaucoup développée. À
Pontoise, on habitait dans un des immeubles neufs
à la frontière de la ville, construits à la fin des
années 60. Il y avait le quartier dans lequel j’habitais, et puis après les champs. Les champs ont
reculé un peu, mais d’un kilomètre en quarantecinq ans, pas énormément. C’est le quartier un peu
neuf de Pontoise, mais ça fait déjà un moment qu’il
est neuf… Il y a quelques nouvelles constructions
qui pointent de ci, de là, mais c’est un quartier qui
n’a pas tellement bougé depuis les années 70.
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Renseignements généraux CHarb
32 Charles
« Je vote communiste
mais je ne suis pas encarté.
Le militantisme et l'humour
ne font pas bon ménage »
un raciste (c’était à mon avis plus un gros con
qu’un raciste) et quand on lui demandait pourquoi
il votait ça, il répondait : « Je pense à votre avenir,
c’est pour votre bien que je vote FN, pour que ça aille
mieux. » Voilà. Donc, grosses engueulades dans les
repas de famille, entre mon père, ses frères, son
père, avec de temps en temps des claquages de
portes quand on abordait la question des fonctionnaires qui sont des feignants, ou « y en a trop », « ça
coûte trop cher », etc. Donc, parents pas militants,
mais avec des opinions affirmées. Ils n’ont été que
très rarement manifester ou coller des affiches.
1981, j’imagine que c’est un peu la fête à la
maison le soir de l’élection ?
Je croisais les doigts pour que ce soit Mitterrand.
Le seul truc que j’ai trouvé dommage, c’est qu’il
n’y avait pas grand monde avec qui en discuter
au collège, parce que la plupart de mes copains se
foutaient pas mal de la politique. Mais au moment
de la présidentielle, on prenait un peu position en
découvrant les idées de chacun ; et on apprenait
qu’on avait des copains de classe qui étaient plutôt
de droite, ou avec des parents de droite.
© Patrice Normand pour Charles
Ce n’est pas ce que TF1 appelle aujourd’hui
le drame des banlieues ?
Non, pas du tout. De temps en temps, ça pète. Aux
dernières émeutes, ils ont mis le feu au théâtre
national à Pontoise (qui est aussi dans le quartier),
mais moi quand j’y vais (ça craint peut-être un peu
plus aujourd’hui), je n’ai pas l’impression d’être en
banlieue telle qu’on la décrit à la télé, puisque j’y
ai toujours vécu et que je n’y suis pas un étranger.
C’est chez moi. Si on me foutait dans une banlieue
équivalente, peut-être que je me dirais « Tiens, c’est
la banlieue », mais là, je me dis juste : « Tiens, c’est
Pontoise. » D’ailleurs, je n’ai jamais été emmerdé. Je
ne me suis jamais fait dépouiller et aucun de mes
copains ne s’est jamais fait emmerder, aussi bien
gamins que maintenant.
Tes parents avaient des opinions politiques
que tu connaissais enfant ?
Oui. Ils votaient et votent encore socialiste avec des
pincettes, un peu moins dernièrement. Ils ont voté
Front de gauche aux dernières élections. J’ignore
s’ils le referont mais pour eux, je crois que c’était la
première fois qu’ils votaient autre chose que socialiste.
Ils étaient très engagés ?
J’ai toujours su qu’ils étaient de gauche, mon père
ne supportait pas qu’on dise du mal des fonctionnaires. J’ai une famille assez nombreuse, plutôt de
droite, voire d’extrême droite. Mon grand-père était
au Front national, il avait sa carte. Cela créait une
polémique avec ma grand-mère qui était de droite
(mais tout de même pas FN,) parce qu’au-delà des
idées, elle trouvait déplacé de débattre de politique
durant les repas de famille. Mon grand-père a dû
décrocher la photo de Le Pen qu’il y avait au mur.
Il a mis à la place un calendrier de gonzesses à poil
pour faire chier ma grand-mère.
C’était ton grand-père paternel ?
Oui. Toute la famille de mon père vit à Pontoise, il y
a plein de Charbonnier à Pontoise, quasiment tous
de la famille. Quand le FN a commencé à exister
dans les années 80, mon grand-père était un
épicier qui a eu sa carte et partageait ces idées-là.
Il a pourtant vendu sa boutique à des Marocains
qu’il aimait bien. Je ne l’ai jamais perçu comme
Cela t’intéresse, à 14 ans ?
Ah oui ! Ce que j’aimais surtout quand j’étais môme,
c’était d’écouter les débats politiques à la radio,
les engueulades… Il y avait de bons orateurs et
d’autres moins. Je trouvais agréable d’écouter les
bons. J’avais bien compris, sans savoir pourquoi,
en écoutant mes parents faire des commentaires,
que les gentils c’était la gauche, et les méchants la
droite.
Et à l’adolescence ?
Politiquement au lycée, avec un ami, on a failli
s’inscrire au PS. Face à la montée du FN, on s’était
demandé ce qu’on pouvait faire et on s’était dit :
« Autant militer dans le parti de gauche le plus
important. » On avait plus ou moins cherché à s’inscrire mais par paresse, on a laissé tomber. Mais
on manifestait dès qu’il y avait un mouvement
contre le FN, en tout cas à Pontoise, même s’il n’y
avait pas grand monde. Puis, vers la fin du lycée,
j’ai commencé à me rendre compte que les socialistes ne faisaient pas
grand-chose,
ni contre le
Charles
Consigny en compagnie
Front national, ni contre
le reste
d’ailleurs,
d'une oeuvre
de Richard
Texier et du
coup, je me suis mis à voter communiste. J’ai dû
voter une fois socialiste au premier et au second
tour. Ensuite, j’ai toujours voté communiste, et
aujourd’hui encore.
Communiste, PCF ?
PCF, oui. Ou Front de gauche, en venant du PCF.
Tu n’as jamais songé à t’encarter ?
Non… Enfin, si, j’y ai songé. Puis je me suis dit
que ce n’était pas forcément une bonne idée dans
la mesure où, en tant que dessinateur humoristique encarté, j’allais perdre une certaine liberté
de critique. En devenant militant, comme je suis
assez discipliné, je risquais de ne plus faire que des
dessins militants. Or, le militantisme et l’humour
ne font pas forcément bon ménage.
Que veux-tu dire par : « Je suis assez discipliné » ?
Ben, si je m’engage, c’est pour être efficace, et on
ne l’est pas si on prend beaucoup de temps pour
des décisions qu’on ne respecte pas. Ça ne sert à
rien. Si je vais aux réunions, c’est pour respecter la
décision prise à la fin, y compris si je suis contre.
Ça m’ennuyait de me dire que j’allais être prisonnier de ça, et qu’on serait plus exigeant avec moi
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en tant qu’encarté qu’en tant que sympathisant.
Ça ne m’empêche pas de faire des dessins militants
pour le PC ou la CGT, mais on ne me dicte pas
exactement ce qu’il faut que je dessine. Les associations de gauche qui me demandent des dessins
me traitent plus comme un dessinateur que comme
un militant.
Mais n’aurais-tu pas aimé vivre les réunions,
la cellule, tout ce qui fait la vie d’un communiste ?
Sans doute que tout cela m’aurait plu… Une
fois, j’ai eu le sentiment de militer. C’était pour la
Palestine. Mais je suis resté très peu de temps dans
cette association car tout se négociait à la moindre
virgule. Aujourd’hui, en tant que force d’appoint, je
suis présent. Mais en tant que rouage militant, je
trouve ça trop fatiguant. C’est un peu le défaut de la
gauche (je ne connais pas assez bien la droite pour
comparer), mais si tu mets deux mecs de gauche
dans une pièce, ils vont créer trois courants. Et
les courants, ça me fait chier. C’est ce que j’aimais
bien dans le PC tel qu’on le connaissait il y a vingt
ou trente ans : il n’y avait pas de courant visible,
en tout cas de l’extérieur. Alors qu’au PS, on a
toujours su qu’il y avait plusieurs courants, et ces
histoires de rivalités internes, qui filtrent à l’extérieur, ça m’emmerde. Aujourd’hui encore, quand je
vois un parti politique qui met sur la place publique
toutes ses divergences en expliquant ce qui ne va
pas entre tel et tel courant, ça ne me donne pas
envie de voter pour eux. Les écolos, je ne pourrais
jamais ! Qu’on me donne une version finale de tous
leurs débats, mais qu’on ne me fasse pas y participer ! Qu’ils perdent du temps, c’est courageux de
leur part. Mais qu’ils ne m’en fassent pas perdre,
à moi.
Enfant donc, tu écoutes ces émissions
politiques à la radio. Et tu dessines en même
temps ?
Les premiers dessins politiques que j’ai faits, c’était
en CM1 ou en CM2. Je me souviens d’une caricature de Raymond Barre, assez ressemblante, et
comme j’étais déjà anti-clope, je lui avais foutu une
34 Charles
cigarette à la bouche en légendant : « Si vous fumez,
vous allez ressembler à Barre ! ». Je ne savais même
pas si Barre était fumeur, mais bon, j’associais
deux choses sans réel rapport : je savais que Barre
était méchant parce qu’il était de droite, et je ne
supportais pas la clope.
À la fin du primaire, avec l’école, on allait à la
bibliothèque en étant obligé d’y prendre un livre
par semaine. Je suis tombé sur Cabu, les albums
de Grand Duduche. Et c’est à partir de la découverte de ces albums-là que je me suis dit : « Faire du
dessin permet de raconter des histoires et de donner
son opinion. » Et donc, je suis tombé amoureux du
trait et des propos de Cabu très tôt, à 10-11 ans,
et ça a toujours duré. Je sais que je suis venu au
dessin politique et à la caricature grâce à Cabu.
Je lisais beaucoup de BD, je dessinais beaucoup,
mais comprendre qu’on puisse signifier quelque
chose en dessin, c’est venu avec lui.
Comment tombe-t-on amoureux d’un trait ?
C’est inexplicable. En plus, quand on voit la
manière dont je dessine aujourd’hui, ça n’a pas
grand-chose à voir avec Cabu. Pourtant, j’ai essayé
de le copier, mais ça n’a pas marché. Je sais juste
que je partais en vacances avec La France des
beaufs, l’ancien grand format, abîmé à force, avec
des pages qui se barraient dans tous les sens, et
c’était pour moi un véritable talisman anti-cons.
Et quand dans une librairie, je voyais le bout d’un
trait de Cabu dépasser, je le reconnaissais immédiatement. Bon, c’est désormais mon métier, j’ai
l’habitude, j’arrive à reconnaître assez vite le trait
de tous les dessinateurs, mais à l’époque, j’étais
obsédé par Cabu. J’étais physiquement amoureux
de son dessin. C’était jouissif.
Tu achetais des journaux à cette époque ?
Non. J’entendais parler de Charlie Hebdo mais je
n’avais pas beaucoup d’argent, je n’achetais que
Spirou. Mais quand un jour, je me suis décidé à
acheter Charlie, je suis allé au kiosque et je suis
tombé en fait sur le dernier numéro, dont la couverture disait : « Allez tous vous faire enculer. » Il a été
arrêté pour des raisons économiques. Ils avaient
« Je suis tombé amoureux
du trait de Cabu à 10 ans.
Je sais que je suis venu
au dessin politique
grâce à lui »
lancé plein d’autres titres avec la même société, et
Charlie Hebdo, qui était viable, s’est fait plomber
par d’autres journaux qui ne l’étaient pas du tout.
Par ailleurs, ce n’est plus un secret pour personne,
Choron qui était le gérant du groupe avait plus
de compétences en tant qu’animateur et chef de
troupe qu’en tant que gestionnaire....
Tu vas donc alors rechercher les anciens
numéros ?
Oui, et surtout les albums de tous les gens qui travaillent à Charlie. Reiser, un peu de Gébé, Wolinski,
le reste de l’équipe. Mais pendant très longtemps, il
n’y a rien au-dessus de Cabu. Même encore maintenant, quand je vois un dessin de Cabu, ça me fait
un truc.
Tu passes ton bac, j’imagine.
Je passe mon bac, je le rate, je le repasse, je l’ai.
Je fais le journal du collège puis celui du lycée, on
gagne des prix, et je m’aperçois que c’est plutôt bien
de voir ses dessins imprimés. Comme il n’y a pas de
censure, on peut raconter plein de conneries sans
avoir de problème… Mais tous les adultes qui m’entourent, à commencer par mes parents, me disent
que ce n’est pas un métier d’avenir… La conseillère
d’orientation ne trouve pas d’école de dessin de
presse, de BD, à l’époque il n’y en a pas, ou très
peu, donc tout le monde me dit : « Tu vas crever la
dalle si tu fais du dessin. » Du coup, après le bac,
malin comme je suis, je me dis : « Je vais faire une
école de pub même si je n’aime pas ça – politiquement, je suis contre – mais ça sera l’occasion de
me perfectionner en dessin et peut-être d’en vivre. »
Quitte à faire des dessins qui m’amusent à côté.
Ton choix est fait : tu veux devenir dessinateur.
Oui. Je serai publicitaire pour être dessinateur.
J’entame donc un BTS de pub à Paris, j’y reste trois
mois et je me barre, dégoûté du milieu de la pub.
Le dessin et le graphisme avaient une toute petite
part là-dedans et on parlait aussi beaucoup d’économie, de gestion, tout ce qui était lié au métier
publicitaire, avec une vision très à droite, très
libérale. Les consommateurs étaient nos ennemis,
et plus encore, l’annonceur, la marque. Le jour où
j’ai pensé que ce n’était plus possible, c’est quand
le mec qui venait nous donner un cours nous a
expliqué que les publicitaires étaient les MichelAnge de l’an 2000. Là, j’ai dit à mes parents que
j’arrêtais. Ils étaient un peu catastrophés. J’ai
commencé à chercher du boulot dans le dessin de
presse, à envoyer mes dessins à droite, à gauche.
J’ai fait des petits boulots : au cinéma Utopia qui
était indépendant, ils faisaient un programme que
je pouvais illustrer. C’était « travaux d’utilité
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Renseignements généraux CHarb
« le directeur de publication
de la Grosse Bertha
reprochait à Philippe Val
d'être trop gauchiste.
On s'est barrés pour
refonder Charlie Hebdo »
collective » à l’époque. Après, j’ai été surveillant
à Argenteuil dans la ZUP. La galère a duré trois,
quatre ans. Mes parents ne m’ont jamais fait chier.
Quand je gagnais du fric, je leur payais un loyer,
j’avais toujours ma chambre chez eux.
Tu ne désespérais pas ?
Non, je plaçais mes dessins de temps en temps
dans des journaux professionnels qui crevaient
avant de me payer, ou qui ne me payaient pas du
tout. Mais je voyais que c’était possible. Je notais
les adresses de journaux avant de monter sur
Paris, et je faisais la tournée des directeurs artistiques (à l’époque, il n’y en avait plus beaucoup),
mais j’arrivais à rencontrer les responsables. Et je
me suis rendu compte que ce n’était pas comme on
me l’avait décrit : il n’y avait pas la queue devant
les journaux avec des gens qui ont une planche à
dessins sous le bras. Il y avait même des journaux
qui n’avaient pas de dessinateur et qui se disaient
qu’ils pouvaient tenter l’expérience… Au moins
une fois. Ça m’encourageait à continuer. Puis, en
1991 est sorti La Grosse Bertha, édité par JeanCyrille Godefroy, un journal satirique qui ressemblait étrangement à Charlie Hebdo, dans lequel il
y avait certains anciens, dont Cabu et Val qui en
devint rédacteur en chef assez vite. J’y suis allé.
36 Charles
La première semaine, ils ont passé un de mes
dessins. La deuxième, ils m’en ont passé deux. J’ai
réussi à avoir un dessin dans le numéro 3 ou 4,
et j’y suis retourné régulièrement. Ils m’en ont
pris deux, trois, quatre, puis ils m’ont proposé un
fixe, une somme pour dessiner au forfait. J’étais
très content. Parallèlement à ça, j’étais encore
surveillant. Mais la rentrée d’après, en 1992, j’ai
arrêté, car on s’est barrés de La Grosse Bertha pour
refonder Charlie Hebdo, avec une partie des gens
de La Grosse Bertha, et surtout tous les anciens
de Charlie.
Comment s’est passée cette scission ?
Le directeur de la publication, Jean-Cyrille
Godefroy, qui n’était pas spécialement de gauche,
était intéressé par l’idée d’un journal libertaire.
Mais il reprochait à Philippe Val, le rédacteur en
chef, d’être trop gauchiste, de ne pas traiter à
égalité les socialistes et les gens du Front national.
C’était un débat de fond. Il a prévenu une partie de
l’équipe, dont moi, qu’il allait virer Val. Sauf que
moi, j’étais plus d’accord avec Val qu’avec lui. Je
n’avais pas envie de faire des dessins rigolos sur
le FN, j’avais envie de lui rentrer dans la gueule, et
je n’avais pas non plus envie de faire des dessins
salauds sur le PC, parce que c’est plutôt mes idées.
Donc la réunion de rédaction a eu lieu et quand le
directeur de publication a annoncé qu’il se séparait
de Val, la moitié de la salle s’est barrée avec lui. Il
ne restait plus qu’une partie de l’équipe pour tenir
le journal qui a duré quelques numéros avant de
s’arrêter, essentiellement faute de dessinateurs.
La Grosse Bertha, ça marchait bien ?
Non, ça marchouillait. Les bonnes ventes tournaient autour de 18 000. Mais pour moi, la véritable
école que je n’ai pas faite, c’est La Grosse Bertha,
parce que j’y côtoyais Cabu. Il y avait déjà Tignous.
Luz est arrivé ensuite, puis Riss…
Ces dessinateurs, pour certains déjà
installés, déjà célèbres, vous accueillaient,
vous, les jeunes, avec beaucoup de gentillesse.
Oui, oui, ils nous ont fait confiance. Je revois graphiquement les dessins que je faisais à l’époque :
pour les idées, ça passait, mais quelqu’un qui arriverait à Charlie avec un tel niveau de dessin ne
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« Les premières polémiques
à l’intérieur de l’équipe ont
commencé sur le Kosovo :
fallait-il que l’OTAN
bombarde ou pas, pendant
la guerre ? »
serait pas pris aujourd’hui. C’est surtout Cabu qui
faisait confiance aux jeunes dessinateurs et qui
arrivait à repérer, dans un dessin qui n’était pas
abouti, quelque chose qui pouvait devenir bon.
Je me souviens de l’arrivée de Luz. Je n’avais pas
moi-même un excellent niveau, mais lui, c’était
pire…Or, au bout de deux ans, il est devenu Luz.
Il avait trouvé son style.
C’était incroyable ! Mais le plus incroyable, c’était
surtout : « Comment Cabu a-t-il vu dans nos dessins
quelque chose qui finirait par être construit ? » Il
nous donnait des conseils pour la mise en page,
pour l’angle du dessin : « Ça, tu devrais le mettre en
plus gros et ça, en plus petit », etc. Ce qui était bien
aussi, c’est qu’il n’y avait pas de bataille d’ego à l’intérieur du groupe. J’ai un peu fréquenté le milieu
de la BD, et il est impossible de donner un conseil
à un dessinateur de bande dessinée. Immédiatement il se braque, en te parlant de son style. Nous,
on était des éponges. Cabu nous disait de refaire,
on refaisait, et c’était bienvenu. C’est encore le cas
aujourd’hui. Il est toujours là, et pour le coup, c’est
un militant du dessin : La Grosse Bertha n’aurait
pas vu le jour si Cabu n’avait pas été là, comme
Charlie Hebdo ne serait pas reparu s’il n’avait pas
dit : « présent ! ».
Alors, comment ça se passe après cette
conférence de rédaction de La Grosse Bertha
durant laquelle vous partez ? Vous avez déjà une
structure ?
Pas du tout ! On se dit qu’il faut faire un journal
38 Charles
pour la semaine prochaine, sauf qu’on est à la rue,
personne n’a de local, de photocopieuse, rien. Ce
qui va faire la décision, c’est une rencontre entre
Val et Wolinski. Celui-ci dit en substance à Val :
« Pourquoi voulez-vous refaire un journal comme La
Grosse Bertha ? C’est un Charlie Hebdo qu’il faut
refaire. Le titre est libre depuis 1981, prenez-le ! ».
Et du coup, Val annonce dans une interview sur
France Inter qu’on va relancer Charlie Hebdo.
J’entends ça chez un pote, je me dis « Chouette ! ».
Mais j’y croyais à peine.
Tu n’étais pas au courant ?
Non, je n’étais pas au courant de la conversation
que Val venait d’avoir avec Wolinski et Cavanna.
Du coup, on savait qu’on allait faire Charlie Hebdo,
mais dans quelles conditions ? Finalement, un
copain prête des locaux, un autre des photocopieuses, on fait du camping dans des bureaux…
Système D. Et en une semaine, on réussit à
faire un journal. Le problème, c’est qu’au fur et
à mesure que le journal se faisait (les anciens
avaient été recontactés pour en faire partie), tout
le monde disait « Oui ». Sauf Choron qui déclarait :
« Oui, je veux bien participer, à condition que ce soit
moi le gérant. » Et fort de l’expérience des années
précédentes, tout le monde (surtout les anciens) a
dit : « Ah non, surtout pas Choron ! ». Du coup, Val
et Cavanna ont répondu : « On va le faire sans toi,
tant pis… ». Choron : « Ah oui, mais si vous le faites
sans moi, comme je suis propriétaire des droits, je
vous attaque en justice ! ». Et il y a eu cette grosse
hésitation, avant d’imprimer, on ne savait pas si on
mettait « Charlie Hebdo » ou un autre titre minable.
Et du coup, on s’est retrouvés dans un café au
dernier moment avec Gébé et j’ai appelé l’imprimeur parce que Gébé a piqué une crise en disant :
« Oh merde, Charlie Hebdo, c’est nous ! J’ai toujours
fait Charlie Hebdo ! On fait Charlie Hebdo ! ». Je l’ai
dit à l’imprimeur, et Choron nous a fait un procès,
que Cavanna a finalement gagné.
Tu racontes que c’est toi qui appelles l’imprimeur, donc tu es déjà bien au centre…
Oui. Je participe à tout ça, je vois tout de l’intérieur,
l’angoisse de tout le monde, y compris les miennes,
parce que j’ai quitté La Grosse Bertha, et que je n’ai
pas d’autres solutions financières que le succès de
Charlie. Effectivement, le premier numéro marche
super bien, puis les numéros suivants marchent un
peu moins bien. Mais suffisamment pour dégager
un petit salaire et que tout soit payé. Je suis salarié
de Charlie Hebdo.
Quel était l’organigramme ? Val était déjà le
rédacteur en chef ?
Oui. Gébé était directeur de publication et Cabu,
directeur artistique.
À ce moment-là, vous êtes combien de
salariés ?
Il y a Luz, Riss, Tignous, Val, Cabu, Gébé… Je ne
sais pas, une dizaine.
Oncle Bernard ?
Bernard Maris était déjà là, il était déjà à La Grosse
Bertha, il signait déjà Oncle Bernard et il est parti
avec tout le monde. Delfeil de Ton était là, il a
fait un petit texte, il est parti, il est revenu, il est
reparti. Il s’était fâché avec Val. Mais en gros, ce qui
est Charlie Hebdo aujourd’hui était déjà là en 1992.
On a l’impression de voir une évolution
rédactionnelle de Charlie. Je ne sais pas à quel
moment Caroline Fourest arrive dans l’histoire,
mais il y a un tournant dans les années 2000
où la question de l’Islam va devenir plus importante.
Ça vient assez tard, la question de l’Islam. Ce qui
fait d’abord venir Caroline Fourest en tant que
pigiste, c’était la question de l’extrême droite. Elle
avait – et a toujours – une revue ProChoix, contre les
commandos anti-avortement, etc. On est vraiment
confronté à l’Islam vers 2006, avec les caricatures
de Mahomet. On n’en a quasiment pas parlé auparavant.
Il y avait la tradition quand même, la vieille
tradition « bouffeurs de curés » de Charlie…
Oui, qui continue d’ailleurs.
Et il y a eu aussi le combat contre le FN.
Oui. On a demandé l’interdiction du FN en faisant
une grande pétition en 1996. Avec Mélenchon
d’ailleurs, socialiste à l’époque qui se faisait mal
voir dans son parti : il s’était fait sérieusement
engueuler. Ainsi que Patrick Kessel qui a été grand
maître du Grand Orient, et un leader syndicaliste
policier de gauche. Tous demandaient avec nous
l’interdiction.
numéro 6 — 39
Renseignements généraux CHarb
« Quand on a publié les
caricatures de Mahomet,
on s’est demandé si on devait
le faire. On a tous répondu
"oui" et on a tous assumé
ensuite »
Tu dis que l’Islam commence avec l’histoire
des caricatures ?
Oui, guère avant. Les premières polémiques à l’intérieur de l’équipe ont commencé sur le Kosovo :
fallait-il que l’OTAN bombarde ou pas, pendant
la guerre ? Là, il y a eu une engueulade dans la
rédaction qui se reflétait dans nos articles. J’étais
entré à Charlie Hebdo, comme Cabu, en tant qu’antimilitariste, j’étais donc contre les bombardements.
Alors que Val, lui, les soutenait. En revanche,
lorsqu’il travaillait à La Grosse Bertha qui paraît au
moment de la guerre en Irak, en 1991, il avait lui
aussi des positions très antimilitaristes. À partir de
ce moment-là, il y a eu un froid entre nous et ça
a mis un certain temps à se réchauffer. J’étais en
désaccord avec lui sur ce sujet, mais personnellement, je n’avais rien contre lui, et il n’était pas
question qu’on s’embrouille à cause de ça. Or, pour
lui, c’était moins évident. Il a commencé à se fâcher
avec tous ses copains qu’on classerait comme gauchistes. Serge Halimi, qui était son pote, a pris ses
distances, tout le monde s’est un peu foutu sur la
gueule, et je crois que ça a été une rupture de Val
avec tous ses copains gauchistes.
Comment expliques-tu que Val ait changé
de position à ce moment-là ?
Aucune idée. Je ne peux pas l’expliquer parce
40 Charles
que j’en suis encore surpris, même aujourd’hui.
Je ne comprends pas comment on peut passer
des positions qu’il avait en 1991 à celles de 1999.
Enfin, je comprends ses positions en 1999, c’est
parfaitement articulé et construit. Sauf que ce n’est
pas le même personnage. Ça veut dire pour moi :
sortir de sa peau et en habiter une autre. Un changement radical, difficilement explicable.
Je me rappelle qu’on disait beaucoup à
l’époque que tu étais proche de Val.
Je l’ai été. En 1992, quand on refonde Charlie Hebdo,
je le vois tous les jours, on mange ensemble, je dors
chez lui… J’étais très proche de lui, et il a commencé à prendre ses distances, et sûrement moi
aussi, de fait, parce qu’on s’engueulait régulièrement. Ensuite, il y a eu plein de sujets sur lesquels
on n’était pas d’accord, mais pas aussi sanglants
que le Kosovo : Israël-Palestine, le référendum sur
l’Europe…
On a l’impression qu’alors tout était écorché
vif dans la société, comme au sein du journal.
Ça l’a été. Mais pour moi, rien n’a été aussi
important que le Kosovo. Même Israël-Palestine, on s’engueulait de colonne à colonne, mais
ce n’était pas aussi virulent. Ce qui nous a tous
rapprochés, y compris Siné qui, lui, était sur une
ligne beaucoup plus radicale que moi (car pour lui,
tout ce que disait Val était pourri par principe), ce
sont les caricatures de Mahomet. Quand on les a
publiées, on s’est demandé si on devait le faire. On
a tous répondu « oui » et on a tous assumé ensuite
le fait de l’avoir fait.
Tu vis actuellement sous protection
policière. Les caricatures de Mahomet ont
été la première alerte à laquelle vous avez été
confrontée ?
Oui, c’est la première menace que tout le monde
a prise au sérieux. On est forcément menacés.
Quand on écrit sur les Corses, on reçoit des lettres
de Corses, etc. Mais là, c’était la première fois
qu’on faisait le journal avec un car de CRS en bas
de l’immeuble. Et pour le coup, Val, Cabu, toutes
les figures un peu reconnaissables de Charlie ont
été placées sous protection policière. Cela a duré
assez longtemps pour Val, moins longtemps pour
les autres… Et même si on a gagné le procès contre
les associations musulmanes en 2007, Val est
encore resté sous protection. Mais bon, à part des
menaces, rien de physique n’est arrivé.
Je voulais avancer chronologiquement,
mais faisons un détour : quand vous recommencez récemment à attaquer l’Islam…
On ne recommence pas. On n’a jamais cessé, de
manière plus ou moins visible. En 2011, on fait la
couverture sur Mahomet, ainsi qu’un faux numéro
spécial, Charia Hebdo. Là, ça devient visible. Les
gens décident de le mettre en avant, et avec le développement d’Internet, le numéro se répand comme
une traînée de poudre. La Une est envoyée à droite
et à gauche, elle est connue tout de suite. En très
peu de temps, on reçoit énormément d’insultes
sur le Net, sur mon mail. Puis le journal brûle, le
site de Charlie est piraté (en novembre 2011) et on
a l’impression d’avoir franchi un cap par rapport
à 2006. À ce moment-là, quand je découvre à
5 heures du matin que le journal a cramé et que je
vois les locaux, je me dis : « Bon, c’est foutu, on fera
autre chose. » Mais très vite…
Très vite, il y a une émotion et une solidarité…
Oui, et surprenante aussi, parce qu’il y a un changement d’état : Quand on aperçoit le journal fumant
à 5 heures du matin, parce que la police nous a
appelés, que l’on arrive en taxi alors qu’il fait nuit,
qu’il y a du brouillard, que l’on voit les locaux au
loin, mais pas de grande échelle ni de pompiers…
On se dit que c’est un traquenard, que quelqu’un
nous a attirés là pour nous péter la gueule… Du
coup, lorsque je vois passer une patrouille de police,
je me mets en travers de la route et je leur demande
« Est-ce que Charlie Hebdo a bien cramé ? ». « Ah
numéro 6 — 41
Renseignements généraux CHarb
« Il y a un tel décalage
entre le dessin de Luz
et la réaction que cela a
déclenchée, que j’ai encore
du mal aujourd’hui à associer
notre incendie avec ce
dessin »
oui, vraiment. » Alors j’y vais, je découvre les deuxtrois flics qui étaient là (il n’y avait pas beaucoup
de pompiers car ils venaient de finir leur boulot)
et ils me disent, alors que ça fumait encore : « Il va
peut-être falloir contacter un serrurier ou un charpentier pour bloquer les portes parce que nous, on ne
va pas rester… ». Et moi, les pieds dans la merde :
« Mais vous n’allez pas me laisser là, comme ça,
à 5 heures du mat’… ». Et je laisse des messages
à tous les potes qui ne sont pas réveillés en me
disant que je vais faire du gardiennage, tout seul
dans le quartier, pour protéger le journal…
Les flics t’ont appelé chez toi en fait ?
Oui. Dans les locaux, ils ont trouvé un listing sur
le bureau de la secrétaire avec quelques noms
qu’ils ont appelés par ordre alphabétique. Donc, ils
sont tombés sur Charbonnier, mais avant, ils ont
même appelé les anciens collaborateurs de Charlie
qui se sont aperçus le lendemain qu’ils avaient un
message sur leur répondeur. Coup de bol que Charbonnier ne soit pas loin du début… Ils ont réussi
à me joindre assez vite, mais moi, je n’ai réussi à
joindre personne.
Et tu y vas tout seul, tu constates le
désastre…
Oui, et je me dis « c’est foutu ». Et puis j’appelle tout
le monde au secours pour leur dire : « Venez, je suis
tout seul, je ne peux pas tenir les locaux comme ça.
Je fais quoi ? Qui est-ce que j’appelle pour remettre
42 Charles
ce chantier en état ? ». Après, médiatiquement, tout
s’est emballé. Les journalistes ont été au courant
très rapidement, ça a fait boule de neige. Puis
Guéant, alors ministre de l’Intérieur, a débarqué,
et toutes les télés à sa suite. Ça a changé un peu de
dimension, tout le monde nous a proposé un local
pour nous reloger…
Est-ce qu’à un moment, vous vous êtes dit :
« Arrêtons de jeter de l’huile sur le feu » ?
Non, même pas. Quand on a fait la couverture de
Charia Hebdo, on s’est dit : « Tu vas voir, ils vont
remettre ça… On va avoir des fatwas au cul… ». Mais
vraiment en déconnant parce que la Une signée Luz
montrait un Mahomet souriant, plutôt clownesque.
On ne l’envisageait pas comme une attaque contre
Mahomet ou l’Islam. Même pas contre l’Islam
radical ! C’était plutôt : « Rions avec l’Islam radical. »
Il y a un tel décalage entre le dessin de Luz et la
réaction que cela a déclenchée, que j’ai encore du
mal aujourd’hui à associer notre incendie avec ce
dessin. Je ne sais pas… Cela aurait été un dessin
d’un Mahomet agressif, barbu, hirsute, les sourcils
froncés, avec les dents… Bref ! On est capable
de faire des dessins méchants. Mais là, franchement, Mahomet était juste un petit schtroumpf
déconnant ! On s’est dit que c’était plus un clin
d’œil à la Une de 2006, où on voyait, sur le dessin
de Cabu, le prophète se plaindre en disant : « C’est
dur d’être aimé par des cons. » À l’époque, c’était
une analyse politique, alors que le dessin de Luz
valait juste pour une blague. Il évoquait bien des
risques d’installation de la charia dans les pays,
en Tunisie et en Libye, mais sur le mode : « Rions
avec le danger. » Sans lancer de grand message au
monde entier.
Toi-même, tu viens de sortir le livre La Vie
de Mahomet…
Oui. Paradoxalement, après 2011, on fait d’autres
dessins de Mahomet, (ce n’est pas sur la couverture
mais à l’intérieur des pages) qui ne suscitent aucun
scandale, aucun nouvel incendie, aucune menace.
Puis en septembre dernier, on a fait une Une,
pour déconner, sur le film anti-musulmans, avec
un jeu à l’intérieur : « Les films auxquels vous avez
échappés » pour se foutre de la gueule de ce genre
de film. Mon dessin qui a été pris en couverture,
c’était une parodie du film Intouchables. On y voit
un musulman dans un fauteuil roulant, poussé par
un rabbin, avec en légende : « Intouchables 2, faut
pas se moquer ». Et d’autres dessins à l’intérieur du
journal font référence aux films, au cinéma, etc.
Par exemple, Luz fait un Mahomet avec les fesses à
l’air qui dit à Godard : « Et mes fesses ? Tu les aimes
mes fesses ? ». Il n’y a que des conneries comme
ça… Et là, tout le monde a peur… Je ne sais pas
comment ça a démarré, mais en gros, la préfecture
m’appelle pour me demander : « Il y a quoi dans le
numéro de cette semaine ? Est-ce que ça risque de
poser des problèmes ?… ». Je réponds : « Ben non, je
ne sais pas, je m’en fous. » « Est-ce que vous pouvez
nous communiquer le journal, s’il vous plaît ? ».
Rassure-moi : ils n’ont pas l’habitude de
faire ça ?
Ah non, ils ne font jamais ça ! Mais en plus, ils sont
très polis, très gentils : « Est-ce que ça vous embêterait... ? Vous pouvez dire non, hein !... ».
Mais comment ont-ils été avertis ?
Je ne sais pas… Ou alors, on avait mis la Une en
ligne… Je ne sais plus. Toujours est-il que le lundi
soir, au moment du bouclage, je reçois un coup
de fil de la préfecture qui s’inquiète des conséquences possibles. Je leur dis : « Ce n’est pas pire
que ce qu’on a déjà fait, et il n’y a pas Mahomet
en couverture, c’est juste un musulman et un juif…
numéro 6 — 43
Renseignements généraux CHarb
« dans "Inspire", paraît une
affiche sur laquelle est e
écrit : “WANTED Dead or Alive”
au-dessus de la tête de onze
mecs, dont moi, avec les noms
et tout ça »
Bon, à l’intérieur, oui, comme toujours, mais pas
en couverture. » Ils me demandent quand même
de leur envoyer un exemplaire. Je réponds : « Le
journal part à l’imprimerie. Ensuite, je vous communique les images. » Puis je rencontre un de leurs
officiers, et le lendemain, alors que le journal est
déjà routé, Fabius puis Ayrault font une déclaration où ils condamnent l’action, disant qu’on jette
de l’huile sur le feu, qu’on est irresponsables, etc.
Et le truc s’emballe, prend une ampleur incroyable
parce que des ministres, dont le premier ministre,
s’en mêlent. Du coup, le mercredi, quand on va à
la conférence de rédaction de Charlie, on peut à
peine approcher à cause du nombre de journalistes
présents. La polémique est soudain devenue : « Il y
a des Français à l’étranger qui ont peur, des écoles
vont fermer, etc. » On reçoit des lettres d’insultes.
Il y a eu tout de même eu un attentat en
rapport avec le film…
Il y a eu un attentat à Benghazi qu’on a attribué au
film. Mais on a su plus tard que ce n’était pas la
vraie raison. En revanche, il y a eu des manifs dans
le monde, plus ou moins violentes, de minorités
filmées en très gros plan, contre ce film. Les médias
donnaient l’impression que tout l’Islam, une fois de
plus, s’embrasait, qu’il n’y avait que des tarés en
terre d’Islam.
D’après ce que tu me dis, on est dans un
système qui fonctionne entre la police et les
44 Charles
gouvernants. Parce que la police est bien renseignée quand même.
Sur ce coup-là, oui. Mais c’est la première fois et la
dernière fois de ma vie où j’ai eu à faire à un officier
des renseignements généraux me demandant :
« Est-ce que ça craint ce que vous mettez dans le
journal cette semaine ? ». Et pour ajouter immédiatement : « Surtout, si vous ne voulez pas me le dire,
ne me le dites pas ! ». Il ne voulait pas être accusé
de faire pression sur la presse. Je lui ai répondu :
« Il n’y a rien de secret, vous pouvez passer au
journal si vous voulez. » « Ah non, non, non, non, non !
Mais si vous pouviez quand même me donner les
dessins… ».
Ta protection policière date de quand ?
Elle date de l’incendie. Elle a été assouplie au cours
des mois, puis renforcée en septembre dernier
puisque médiatiquement, on était en plein tournant.
Cela s’est relâché, puis resserrer de nouveau début
mars. Pour le coup, cela n’a heureusement pas été
trop médiatisé : Al-Qaïda basé au Yémen publie un
journal en langue anglaise qui s’appelle Inspire à
destination de l’Occident, pour recruter et donner
des consignes aux militants potentiels. C’est apparemment dans un autre numéro de ce journal que
la « recette » des bombes de Boston a été publiée.
Ils donnent des trucs : comment faire dérailler un
train, comment foutre la pagaille avec de tous petits
moyens. Et au mois de mars, dans Inspire, paraît
une affiche sur laquelle est marqué : « WANTED
Dead or Alive » au-dessus de la tête de onze mecs,
dont moi, avec les noms, et tout ça. Un lecteur
m’envoie cette affiche par Internet après l’avoir vue
dans la presse hollandaise. Au début, je me dis que
c’est un montage, ça fait tellement western, et puis
c’est bien maquetté, c’est plaisant…
T’as une idée de qui étaient les dix autres ?
Ah oui, oui, j’ai la photo, je te montrerai ça. Ils y
ont mis Salman Rushdie, le rédacteur en chef du
journal danois Jyllands Posten qui a publié les caricatures ; le dessinateur du Mahomet avec la bombe
en turban ; le pasteur taré américain qui a brûlé
le Coran ; le réalisateur du film anti-Islam, etc.
Un mélange… Et puis, il y avait ce slogan qui m’a
donné à penser que c’était une connerie : « Yes, we
can ! A bullet a day keeps the infidel away. » Moi, je
trouvais ça marrant, tu vois. Et un journaliste spécialiste du terrorisme m’envoie tout le journal en
PDF, et effectivement, c’est un vrai journal, un truc
sérieux ! Je l’ai dit aux flics qui l’ont fait remonter
à leur hiérarchie, laquelle a renforcé ma protection rapprochée. J’ai flippé. Comme je suis le seul
Français du truc, j’ai pensé que tous les journaux
allaient écrire : « Stéphane Charbonnier, c’est notre
Français ! ». En fait, ils se sont tous écrasés.
Personne n’en a parlé ?
Métro en a parlé, les sites Internet aussi, mais très
peu. Le Figaro a évoqué la chose sans citer de noms.
Tu as de bonnes relations avec tes gardes
du corps ?
C’était un peu compliqué au début. Tu vois les
flics arriver en costard pour te dire : « Monsieur, où
allons-nous ce matin ? ». Et toi de répondre : « Ben,
au boulot, comme tous les jours », et comme ça tous
les matins. Puis tu tentes un : « On peut peut-être se
tutoyer ? ». Mais non, parce que ça ne se fait pas.
Mais finalement oui, et puis tu parles normalement, et ils s’habillent normalement… Sans être
des copains, tu as des conversations normales
avec des gens normaux. Des fois, je finis par me
demander si ce n’est pas moi qui bosse dans la
police, et eux qui vont à Charlie Hebdo.
Tu parles boulot avec eux ?
Ils n’ont pas le droit d’évoquer leurs autres
missions au sein du service, en revanche, ils sont
intarissables sur leurs expériences précédentes.
Du coup, j’ai un panorama assez large et précis de
tout ce qui se passe dans tous les commissariats
en France, et dans tous les secteurs. En rigolant, je
dis : « Si un jour, je fais de la politique, je pourrais au
moins être ministre de l’Intérieur ! ».
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