Note sur la réalisation du film

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Note sur la réalisation du film
Note sur la réalisation du film
L'histoire de ce film, c'est l'Histoire de la France, notre Histoire. C'est aussi un éloge de la
tolérance. A travers les miasmes, les tempêtes et les ravages de la Saint-Barthélemy, l'émergence
d'un espoir fragile : une France réconciliée sous la conduite du Roi Henri IV.
L'Histoire de ce film, c'est l'histoire d'une femme, Margot. Fille de roi, sœur de roi, épouse
de roi, elle passera du camp des vainqueurs au camp des vaincus. Partie du camp des oppresseurs,
elle aidera les opprimés. A travers les deux hommes de sa vie, elle fera l'apprentissage de la foi
persécutée, de l'injustice et de la haine.
L'histoire de ce film, c'est l'histoire de ce deux hommes : Henri, le futur Henri IV, et La
Môle, protestant, idéaliste farouche et pur farouche qui se sacrifiera pour Margot.
C'est aussi l'histoire d'une famille, une famille monstrueuse réunie autour d'une mère
paradoxale, Catherine de Médicis. Enveloppée de noir, couverte d'un deuil éternel, elle régente tout.
Elle a, dit-on, un trousseau de clefs avec lequel elle ouvre toutes les portes du Louvre. Rien ne lui
échappe, rien ne lui reste secret. Elle a trois fils dont aucun n'aura d'enfants. C'est donc aussi la fin
d'une famille, la fin d'une lignée condamnée.
C'est aussi l'époque des guerres de religion. Ce sera la Saint-Barthélemy, ce massacre
généralisée où Coconnas, ivre de sang, répand la mort autour de lui. Pour nous, dans le film, ce sera
le chemin de croix que La Môle, en loques et perdant tout son sang, devra parcourir pour atteindre
la chambre de Margot où leur union sera scellée dans l'éblouissement de l'horreur. Il faudra montrer
cette époque païenne et fanatique, montrer à quel point elle était religieuse et sensuelle, montrer le
côtoiement de la mort avec le plaisir charnel, le sens de la faute avec le goût du plaisir. Une époque
où la mort ne comptait pas.
Car c'est Shakespeare et Marlowe qu'il faudra retrouver dans ce film. Retrouver la violence
de la narration, l'évidence de la structure, renouer avec le drame élisabéthain et avec l'Histoire, la
grande, celle qui broie les êtres, celle qui n'a plus de sens, celle qui n'est plus, comme disait
Shakespeare, qu'une « histoire pleine de bruit et de fureur et que raconterait un idiot ».
C'est aussi faire apparaître l'Histoire d'aujourd'hui à travers le prisme de la Renaissance. En
écrivant le scénario, Danièle Thompson n'a pas fait autre chose : plonger dans une époque raffinée
et monstrueuse qui est aussi notre époque, cet aujourd'hui où les guerres de religion existent
toujours, où un même peuple peut se séparer en Catholiques et Protestants irréductiblement hostiles
et toujours meurtriers, où deux peuples voisins peuvent se massacrer au cœur même de l'Europe.
C'est-à-dire retrouver à la fois la forme du grand cinéma incroyablement mobile et flexible
(Huston peut-être et surtout Coppola et Scorsese) et la force des reportages d'aujourd'hui, de ces
« actualités » que la télévision nous montre parfois et qui nous font regarder en face la brutalité de
notre temps.
Donc ne pas faire un film historique. Ce sera tout, peut-être, sauf un film historique. Ou
plutôt, on essaiera de répondre à la question : comment faire, aujourd'hui, un film historique ? Quel
rapport pouvons-nous avoir aujourd'hui à l'Histoire, à notre Histoire. A une époque apparemment si
éloignée de la nôtre ? Alors comment faudra-t-il l'appeler, ce film ? Thriller historique ? Histoire de
mafia ? Drame psychologique ?
Essayez de penser à ce scénario, de le lire. Imaginez qu'on va bâtir un monde où il n'y aurait
pas d'anecdote, où rien de ce qui ressemblerait à des reconstitutions historiques ne serait là. Où on
s'attachera à retrouver le fil conducteur des émotions et des visages, où on montrera des êtres
incroyablement proches de nous, qui seraient comme nous. Puis brusquement, on jouerait à l'exact
contraire : on les éloignera, ces rois, ces reines, ces capitaines et ces amoureuses. On verra à quel
point ils sont loin de nous, et comment, issus d'une planète si lointaine, ils sacrifient à des rituels
inconnus, incompréhensibles en tout cas : un mariage royal, une chasse à courre à la barbarie
sophistiquée, un bal terrible éclairé de milles (sic) bougies, celui d'un roi empoisonné qui transpire
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le sang – son dernier bal, celui où il voit la Mort qui s'avance. Puis, on changera encore de cap : ils
nous ressemblent bien pourtant, ces gens-là, ils sont nos contemporains, la caméra nous le dit, elle
nous oblige à les voir : ils sont comme nous.
Donc, jamais de reconstitution historique inutile. Pas de figuration éparpillée dans le film
comme pour nous faire croire qu'on est bien au XVIe siècle : regardez cette rue, il y a devant vous
tout le peuple de Paris, vous y voyez des bonimenteurs et des vendeurs de pastèques et tous les
passants sont du XVIe siècle ! Non, on s'approche des visages, au contraire, on scrute les désarrois,
les lumières intérieures, on en mesure la force ou la vulnérabilité.
Parfois, il n'y a que deux personnes, deux visages, deux regards, un peu de transpiration et la
colère qui tremble au coin des lèvres et, parfois, il y aura du monde au contraire, beaucoup de
monde, une masse hurlante ou figée dans le silence des apparats et c'est soudain comme une
agression, une violence intolérable, il faut se frayer un chemin, la caméra s'enfuit elle aussi avec
nous, on a comme un sentiment d'enfermement, une claustrophobie. Puis tout se calme. Et ce sera
l'un ou l'autre.
Des architectures simples et dépouillées, des formes géométriques pures, on tournera ce film
dans une forte transposition visuelle. Ces architectures, elles seront parfois « de l'époque », comme
on dit, donc du XVIe siècle comme le Palais Farnese de Caprarola en Italie. Et parfois elles seront
d'une autre époque, plus tardive mais toujours rigoureuse. On mélangera. La Renaissance, ce
continent, proche et lointain, on fera un peu comme si on ne le connaissait pas, comme si on ne
savait plus rien de lui. On l'inventera comme si tous es documents avaient disparu et qu'on en fût
réduit à se l'imaginer. On commencera par cette cour magnifique de Caprarola 1, la cour ronde de
Vignola qui sera la cour du Louvre, un puit profond rempli de fresques, un cercle où transiteront
tous les personnages du film, l'axe autour duquel s'organiseront les appartements construits en
studio, réinventés, puis, en plusieurs cercles concentriques, les escaliers, les couloirs, les façades,
les rues de Paris enfin qui seront tournées à Bordeaux et dans la région parisienne. Qui connaît
Richard Peduzzi, qui nous connaît sait bien que depuis plus de vingt ans son travail est
inextricablement lié au mien et que, comme il l'a dit un jour, « nous peignons à deux le même
tableau ».
Là non plus, dans ses décors, pas d'anecdote. Par moments, les décors seront là, très présents
(les rues de Paris, comme en Inde, leur pauvreté et leur misère, à côté le Louvre, dans son faste
baroque et la comparaison choquante entre les deux), par moments ce seront aussi des fonds très
purs d'où se détacheraient une colonne, une moulure, un entablement parfait comme l'arrière-plan
de ces portraits de la Renaissance dont le gris semble si étudié et sait si bien nous faire voir les
visages qui sont mis devant.
On pourrait raconter le film en racontant les formes et les couleurs. Raconter l'histoire avec
des couleurs de base. Au début, les Protestants sont peut-être habillés de noir, ils portent le deuil de
leur Reine Jeanne d'Albret, la mère d'Henri de Navarre, ils pensent tous qu'elle a été empoisonnée.
Ce noir, comme un vivant reproche, envahit le début du film, l'irrigue comme des ruisseaux qui se
propagent dans les fêtes et sur les places. Il se mélange au rouge des tribunes qu'on a construites à
Notre-Dame : un mariage noir et rouge dans une cathédrale sombre comme une grotte où luisent les
ors tapageurs d'un clergé paré comme des idoles païennes. Il disparaîtra peu à peu, ce noir, dans le
grand massacre, - il se transformera en lingerie souillée de sang, encore le rouge -, puis dans le
blanc laiteux des chairs blafardes arrachées au sommeil, de tous ces cadavres amoncelés, nus, sans
vêtements, dans la boue. Et il n'y aura plus de noir. On le reverra à la fin quand Navarre se convertit
à nouveau à la Religion réformée : les survivants sont là, à nouveau le noir pour accompagner le
dernier voyage de La Môle, celui qui le conduira à libérer Margot et à y perdre la vie comme il
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Ce texte a été écrit en 1992, à une époque où il semblait encore improbable d'envisager de réaliser ce film. Depuis
la cour du Louvre a été tournée au Palais national Mafra, au Portugal.
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l'avait prévu. « Les couleurs sont les sœurs des douleurs » disait Hofmannsthal.
La caméra sera très mobile, de tout cela elle saisira l'essentiel, ce que quoi reposera tout le
film : le travail des comédiens. Car ce sont des destins individuels qu'il faudra montrer.
Margot, d'abord, belle et fière, qui fera l'apprentissage de l'horreur, de l'injustice et du crime
d'Etat, qui apprendra à se séparer de sa famille à laquelle elle revendiquait pourtant avec fierté
d'appartenir. Non pas tant de sa mère qui la hait, mais de ses frères. Ces trois jeunes hommes dont
on dit qu'ils ont aussi follement aimé leur sœur et connu le plaisir avec elle. Au milieu de ces
monstres dont les liens d'amour sont si profonds, son destin à elle sera de ne jamais être reine, de se
dépouiller de tout, de l'arrogance de sa caste, des privilèges, de la soif du pouvoir et de se livrer à
l'amour (« En amour, je crois en tous les dieux »). Un apprentissage long et douloureux.
Plus encore qu'elle ne le croit, car on réclame d'elle une solitude plus grande, un prix plus
lourd à payer : elle finira libre – enfin – mais seule. Elle le fera la tête haute, comme toujours. « Une
enfant mal aimée dans une armure de reine », dit Isabelle Adjani.
La reine Catherine, sa mère : elle est plus superstitieuse que croyante. En elle, une religion
domine toutes les autres: celle de ses enfants, ses trois fils qu'elle confond volontiers avec l'Etat. Ce
qui est bon à ses fils est bon pour la France. Mère indigne et femme admirable, exilée italienne mal
aimée des Français, entourée d'un sérail aux allures de mafia, elle n'hésite pas à faire la sale besogne
– qui la ferait, sinon ? - sachant tuer quand il faut et pratiquant une raison d'Etat qui se retournera
contre elle à la fin : son propre fils, Charles IX, mourra du poison qu'elle destinait à un autre.
Les trois frères, le trio vénéneux. Charles, le demi-fou épris de chasse et sang, à la santé
fragile (« mais les deux autres sont bien réussis », dira Catherine) et qui rachètera ses fautes par une
agonie admirable : un enfant-tueur, un loup fragile et brutal. Anjou, devenu plus tard roi de Pologne,
capable d'alterner les dérèglements charnels avec un mysticisme profond, s'obstinant à les mélanger,
Anjou que sa mère chérit (Catherine encore : « Il n'aura pas d'autre femme que moi dans sa vie »).
Alençon enfin, le nabot à qui la nature a fait le don de la laideur physique et qui ne sera
rien : ni amant de sa sœur qui le rend fou, ni le préféré de sa mère, ni roi comme ses aînés. Rien que
la mouche du coche disgracieuse qui juge le monde du haut de ses seize ans.
Car tous ces êtres sont des enfants, des adolescents, à une époque où l'on était adulte trop
tôt. A dix-sept ans, Anjou gagnait des guerres contre les Protestants. A dix ans, Charles IX, était roi,
lui qui devait mourir à vingt-quatre. Et le plus jeune de tous, Henri de Navarre, celui qui est si sain,
celui qui régnera, le petit paysan arrivé dans la cour des grands, on lui donnerait tout juste vingt ans.
Navarre, un étrange personnage. Est-il calculateur, est-il idiot, a-t-il du flair ou seulement de
l'instinct ? Quand il sauve la vie du roi, dans cette fameuse chasse, c'est bien-sûr parce qu'il vient
d'un pays où l'on apprend à chasser l'ours au couteau et qu'il est le seul à oser se jeter sur le sanglier.
Mais n'y a-t-il pas aussi un formidable calcul de sa part ? C'est ce calcul qui, vingt ans plus tard, va
le faire roi à son tour quand la lignée des Valois sera éteinte. Le sait-il alors ? Non, bien-sûr, même
s'il fait partie de ceux qui ont une très haute idée de ce que leur réserve le destin. Mais à le voir, on
ne s'en douterait pas. Il plaisante, il fait le clown, il sent mauvais, ne se lave pas et parle mal. Bref,
on rit de lui et on a bien tort.
A l'autre bout, il y a La Môle. Un pur, un jeune Don Quichotte. Quelqu'un de très religieux,
celui, dans le film qui défendra toujours les valeurs de la nouvelle Religion, cette religion réformée
dans laquelle il a grandi et qui le fait arriver à Paris au début plein de suspicions et des craintes de
qui franchirait les portes de Babylone : le crime est partout, la grande ville est le mal, « cette Margot
est une putain malfaisante et ce mariage est la honte des nôtres ».
Cette femme pourtant, il en tombera fou amoureux, il se sacrifiera pour elle, car chez lui,
l'intégrité des funèbre, le bonheur est sombre et l'amour ne se vit que dans l'épreuve et le Calvaire.
A cet amour, il donnera le nom de salut : elle m'a sauvé la vie, je dois la sauver à mon tour,
« même si elle est incapable d'aimer, même si du sang d'assassin coule dans ses veines ». Et le très
pur La Môle apprendra l'amour auprès de Margot et, de cet homme si différent des autres, la très
impure Margot apprendra la justice et le droit.
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Un moment, il se rebellera, se refusera à servir toujours et encore, se croira manipulé – et il
aura raison – admettra difficilement qu'il y a encore un homme à faire sortir de prison avec elle, à
faire sortir du Louvre : le mari, Henri de Navarre, le mari si suspect, cet homme que La Môle a trahi
en aimant sa femme.
Et ce n'est que lorsqu'il verra dans ce projet de fuite, dans ce labeur qui lui incombe, ce n'est
que lorsqu'il y entreverra la possibilité d'y perdre la vie et de s'y perdre que l'aventure prendra enfin
un sens pour lui : celui du Calvaire, de la dévotion à une femme que Dieu a mise sur sa route pour
l'aider à mourir. Il s'y soumettra et se livrera à son destin car ce monde n'était pas fait pour lui.
« Margot est une survivante. Elle survivra. A n'importe quel prix » dit Charles IX qui s'y connaît.
Pas La Môle.
Pas Coconnas non plus, l'ami de toujours, le hooligan italien, le voyou primitif et
magnifique, toujours aux côtés de La Môle depuis la nuit du massacre, et qui l'accompagnera dans
la mort. Lui, Coconnas, assassin, tueur de la Saint-Barthélemy, repenti, plié sous le poids de ses
crimes, portera dans ses bras comme un enfant ce La Môle qui ne peut plus marcher, il lui fera
monter une par une les marches de l'échafaud, il le regardera enfin, sans baisser les yeux quand il
mettra la tête sur le billot et poussera son dernier cri. « Margot ! » hurle La Môle, avant que la
hache ne le déchire : Margot, l'ensorceleuse qui ne demandait qu'à être ensorcelée.
Margot, c'est-à-dire Isabelle Adjani, qui est la pierre sur laquelle est bâti ce récit. Isabelle
Adjani qui sera cette Margot si proche et si loin d'elle, cette divinité païenne qu'on présente au début
à une foule idolâtre, qui sera ce simple visage défait de la fin, lavé des amertumes et des avidités,
lasse d'avoir été possessive, fière et exténuée d'être dépossédée de tout, retrouvant comme une
nouvelle religion – encore une, la plus belle de toutes : la compassion, celle qu'on ne peut atteindre
que lorsque tout vous a été retiré.
Patrice Chéreau
1er mars 1992
Texte publié en introduction de l'ouvrage La Reine Margot chez Grasset (ISBN 9782246494818)
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