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LE POÈTE FAIT SA PUB
Les aventures du poète - tome 1
Nicolas Ancion
C’est ainsi que ça commence
La poésie ne peut pas rester aux seules mains des poètes :
ces types-là ne savent pas ce qu’ils font.
À force de jouer avec les mots dans son coin, comme un
adolescent découvre les plaisirs solitaires, le poète finit par
devenir sourd au monde qui l’entoure
(et le lui rend bien).
« Poète, à table ! » crie la mère du poète.
Le poète solitaire se lave les mains, descend dans la cuisine et
se met à table.
Le voilà assailli : étiquettes criardes, céréales bariolées,
slogans sur la bouteille de bière, jingle à la radio, écran de pub
au milieu du JT. Le poète s’en fout, il attend de remonter dans
sa chambre pour écrire le monde plein d’oiseaux, de levers de
soleil et de jeunes filles assises au bord des puits.
Qu’il aille à la merde.
Qu’il s’y enfonce.
Par les pieds, d’abord, puis les genoux et les mains. Le stylo
embourbé pour de bon. La merde jusqu’aux dents. Que seul
son chant s’échappe et monte vers l’azur, où les oisillons lui
chieront dessus.
Le monde n’attend pas.
Pendant que le poète cherche l’inspiration, Coca-Cola a placé
trois distributeurs de boissons dans des écoles primaires. Mc
Donald’s a tronçonné quelques hectares de forêt tropicale.
Halliburton a revendu des millions de litre de pétrole aux
types qui les ont puisés.
C’en est assez, dit le poète.
Il voudrait sortir de là.
[2]
Mais c’est trop tard.
Personne ne l’écoute.
Il n’y a que les publicitaires qui ont droit à la parole de masse.
Je ferai la pub, dit le poète.
Et il sort de la merde en y laissant ses lauriers.
*
Que se passe-t-il ensuite ?
Le poète est tout nu, il a mauvaise haleine. Sa parole est de
feu, de boue et de gravier.
Dans un monde de plumes, de putes et de néons, ses mots sont
des boulets qui l’empêchent de boulotter.
Au prix du mètre carré d’affichage, de la minute de diffusion,
les mots sont calibrés : pas une tête qui dépasse, pas un pet
égaré. Les connards à lunettes rient du poète effaré. On le
remballe gentiment avec des pieds au cul et des promesses
qu’on jette à la corbeille dès la porte fermée.
Pendant que le poète s’en va de seuil en seuil, Pampers a
inventé un processus antifuite révolutionnaire (le quatrième
cette année), Chacha a réjoui des milliers de papas, la Smap
est devenue Ethias, BBL ING, la Générale Fortis, Raider Twix
et Monsieur Propre s’écrit Proper.
Le poète ne parle pas flamand. Et encore moins anglais.
Pas de ces langues-là dans son poème à lui.
Il ne change pas de nom, lui, c’est celui de son père qu’il a
gravé sur son t-shirt.
Il n’y a pas de copyright sur les prénoms.
Made in Baudelaire, 1857 ?
Sa marque de fabrique, c’est le défaut de fabrication.
[3]
Le style, qu’on dit aussi.
Le monde continue de tourner, les marques de marquer, le
cash de s’exposer.
Alors le poète se pend, et tout s’arrête ici.
*
Ce n’est donc pas fini !
Ce n’est pas drôle au fond,
Un poète pendu
Avec la langue qui pend
Il n’en a qu’une
Tordue et rose
Que tout le monde peut voir
Il la montre volontiers
Avec ses dents autour
Pour mordre la salive
Ce n’est pas drôle du tout
Alors la BMW s’arrête et lâche un très joli
Pûb ! pûb !
C’est un klaxon gadget, encore un prototype
Fait fureur au Japon et en Bolinavie
Je crois
Le type est tout bronzé
Descend/décroche/bouchabouchise
Feu le poète
Encore brûlant
Faut pas vous laisser aller
Qu’il dit
La vie est belle
[4]
Qu’il dit
Pensez un peu
Qu’il dit
Mais lui ne le fait jamais : penser
Mais lui ne le pense pas : la vie est belle
Il se laisse aller par opportunisme
Le poète aussi
Confond son trou du cul et le nœud du nombril
Il en fait profession
D’avoir plus de couilles que de morale
Plus de blé que d’amis
Plus de fêtes que d’enfants
Chacun son choix
Dit le poète
Je pendais en vous attendant
J’ai deux ou trois idées
À vendre ?
Si vous le proposez
*
Carrière prometteuse
Adonc le bronzé achète
La langue et le poète
Les mots et le mort
S’en fait une étiquette
Nous avons notre poète
Perdu au milieu des macs et des créatifs
[5]
Un poète à vendre à louer à rentabiliser
Comme un local commercial
Un panneau de 24 m2
Une maîtresse
Un GPS
Un abonnement mains libres
Un forfait tempo plus
Une carte UGC
Un menu Double Swiss
On ne va pas s’en priver
De cogner le poète
Quelques coups dans les dents
Pour voir couler du sang d’artiste
Des tripes sur l’i-Mac, de la sueur de front, du jus de
cervicales
Le poète doit payer
Les créatifs font la file
Pour le défigurer
Poète pouêt pouêt
Créatif pûb pûb
*
Du blé en vue
En voilà une idée
Le klaxon professionnel
Le bronzé n’a pas perdu sa journée
Le poète ne s’est pas pendu en vain
On lui offre un fauteuil, un G, un portable, un fax et un imèl,
Je ne bouge jamais, proteste le poète
[6]
Faudra s’habituer, lui explique-t-on, ici, on doit être joignable
même à la machine à café
C’est du Nespresso
Avec les capsulettes pleines de déchets et de sueur indigène
Quel beau coup marketing
Le distributeur licencié
Comme un employé
On ne boit que la marque
Je ne bouge jamais, proteste le poète
Faudra s’habituer : bouger c’est vivre, s’arrêter c’est crever
Ce sont les vieux qui stagnent
Icinous on cascade
Icinous on rigole
Et pan, un bon poing dans la gueule
Un bon poing, c’est toujours ça de pris
Se dit le poète qui découvre la profession
*
Le poète s’ennuie
L’étage n’est pas large
On a vite fait le tour
Bureau paysager, dit-on
Mais qui dit des choses pareilles
Le poète écrit
Bureau tout plat avec petites frontières
Crépitements de claviers, cliquetis de souris
Le type du box d’à côté aurait besoin d’une douche
Il pue de la bouche
Aussi
Et sans doute des pieds
[7]
Faut que je me barre d’ici avant l’été
Avant la fin
Avant les moyens
Avant que me vienne une idée je n’aime pas les idées
Je n’aime que leur ombre, qui passe lentement
Comme un reflet ténu qui déforme le monde
Je n’aime que les dents, les orteils et les poils
Pas les gens qui s’accrochent
Je n’aime pas les images je n’aime pas les mots
Je n’aime que ma solitude
Et la plante verte en plastique
À côté de l’ascenseur
Elle me rappelle ma mère
Sur le seuil dans son cercueil dans son fauteuil
Ma mère au sourire vert
De plante en plastique
L’ascenseur fait ding
C’est dingue
À chaque fois que le poète appuie l’ascenseur fait dong
Ou ding
Le bronzé dans son dos regarde
Le poète appuyer
Vous avez des idées demande-t-il
À un autre
Qui n’est plus là depuis longtemps
Le poète répond
Pas encore mais ça vient
Comme le printemps
Excellent ça coco
Répond le pubpubmen
Pas encore mais ça vient
C’est du slogan béton
Tu notes
Pas encore mais ça vient
[8]
Le poète s’est glissé
Entre les portes de l’ascenseur
Il est déjà en bas il n’est déjà plus là
Il préférerait se pendre
*
Les plaisirs de la routine
Le poète explore
Le bonheur d’être immobile
Chaque matin mêmes bonjours
Les mêmes mains les mêmes doigts
Qu’on serre et puis qu’on lâche
Ces joues qu’on embrasse
Sans y penser
Et ces mots qu’on s’échange
Comme des balles de tennis
Sans compter les points
Il prend goût au train train
Le café en granules
Le téléphone qui sonne
Et la commande sandwichs
On obéit à la baguette de midi
Au doigt
Et à l’œil pour toutes les boissons fraîches
Les mails qu’on fait semblant de lire
Les fax qu’on égare
Volontiers
Sur des bureaux lointains
Petits Poucet qui ne retrouveront jamais le chemin
Le bureau du poète
[9]
Ils finiront dévorés par un bac à papier
Les fax urgents
Corrections du client
Bordereaux de commande
À chaque jour suffit sa peine
Et son thermos de café
Le poète s’assied
Toujours à la même table
Poulet frites et compote
Poisson le vendredi
Champagne aux anniversaires
Et chaque matin
Sur son bureau
Le poète dépose
Un abribus
Un pneu de tracteur déjanté
Trois petits clous sans tête
Une dinde affolée
Un frigo argentin aux rebords argentés
Une soupe aux olives et son gratin d’asperges
Un grand Hollandais chauve qui joue de la guitare
Une île du Pacifique sur un gobelet plastique
Un lamantin aphone
Un téléphone aimanté
Un amant de Vérone
En PCV
Et son téléphone portable
En PVC
Va savoir
Tout ce que le poète peut bien apporter
Tout ce qui passe la porte
Du vomi indigène
Un collier de doigts de pieds cirés
Une longue lime à ongles
[10]
Nicolas ANCION est né à Liège en 1971. Depuis dix ans, il publie un peu
de tout : du roman, du théâtre, des nouvelles, des livres pour enfants, des
feuilletons sur le Net, des chroniques dans la presse et de la poésie partout
ailleurs. Il a vécu à Liège, Bruxelles et Madrid ; il aime traîner au lit et
voyager à la rencontre des villes et des gens qui les habitent. Écrivain par
passion et par conviction, il a toujours conservé une activité professionnelle
à côté de l'écriture. Tout à tour enseignant, chercheur, employé ou cadre, il
a travaillé comme rédacteur commercial dans le télémarketing, comme
homme à tout faire dans des agences de communication, des maisons
d'édition et bien d'autres associations à buts plus ou moins culturels.
Les aventures du poète est un projet poétique de longue haleine qui vise à
ramener la parole poétique là où elle a le plus à dire : au beau milieu de la
vie de tous les jours, entre la table du petit-déjeuner et la facture
d'électricité.
Poésie Métro, boulot, dodo, L'arbre à Paroles, 2006; Le dortoir, Le Fram,
2004; 39 doigts et 4 oreilles, illustré par Frédéric Hainaut, Les éperonniers,
1998; Ces chers vieux monstres, Unimuse, 1997. Romans Dans la cité
Volta, CFC, 2005; Quatrième étage, Luc Pire, 2000 (rééd. Le Grand Miroir
2006). Prix des Lycéens; Écrivain cherche place concierge, Luc Pire, 1998
(rééd. Le Grand Miroir 2006); Le cahier gonflable, L'Hèbe/Les éperonniers,
1997; Ciel bleu trop bleu, L'Hèbe, 1995. Prix Jeunes Talents de la Province
de Liège. Romans pour la jeunesse Carrière solo, Labor, 2006; Le garçon
qui avait mangé un bus, Averbode, 2004.
La Maison de Nicolas Ancion
http://www.ibelgique.com/ancion
Collection dirigée par - Collana diretta da Dante Bertoni
Déja parus en Bookleg - Già pubblicati in Bookleg...
Cuore distillato / Coeur distillé Antonio Bertoli & Marco Parente .
Solo de Amor Alejandro Jodorowsky . Démocratie Totalitaire Lawrence
Ferlinghetti . 100 bonnes raisons de “faire” de la poésie
Jean-Sébastien Gallaire & Philippe Krebs (Collectif Hermaphrodite) .
Vers les cieux qui n’existent pas Marianne Costa . Que tu sois
Evrahim Baran . Philtre Martin Bakero . Poudre d’ange Adanowsky .
Encyclique des nuages caraïbes Anatole Atlas . Passer le temps ou lui
casser la gueule Serge Noël . Mémoires d’un cendrier sale Kenan
Görgün . Cantique des hauteurs Rodolphe Massé . Brooklyn : Sketches
Thierry Clermont . Amen Damien Spleeters . Incantations barbares ODM
que les livres circulent... la photocopie ne tue que ce qui est déjà mort...
che circolino i libri... la fotocopia uccide solo ciò che è già morto...
© Nicolas Ancion, 2006
© Maelström éditions, Bruxelles, 2006
www.maelstromeditions.com
ISBN 2-930355-44-1 - Dépôt légal - 2006- D/2006/9407/44
Photocopié en Belgique : Fac Diffusion LLN