Cass. 3 civ., 10 mars 2016, n° 14-15326 Obs

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Cass. 3 civ., 10 mars 2016, n° 14-15326 Obs
Cass. 3e civ., 10 mars 2016, n° 14-15326
Assurance construction- Assurance responsabilité civile décennale – Défaut de souscription –
Faute intentionnelle du gérant – Infraction pénale – Faute séparable des fonctions (oui) –
Responsabilité personnelle à l’égard des tiers
Obs. : Défaut de souscription d’une assurance obligatoire constitutive d’une faute
détachable des fonctions sociales du dirigeant : la Troisième Chambre civile rentre-t-elle
parfaitement dans le rang ?
Une SCI et un couple avaient en l’espèce chargé une société de la construction de plusieurs
chalets. Après constatation de certains désordres de construction, les maîtres de l’ouvrage ont
assigné la société et son dirigeant à titre personnel. Par un arrêt en date du 4 juillet 2013, la
Cour d’appel d’Aix-en-Provence condamne le gérant de la société à verser diverses sommes à
la SCI et aux époux au titre de la démolition et de la reconstruction de l’ouvrage, des pénalités
de retard et du préjudice de jouissance. Cette condamnation se fonde sur les dispositions de
l’article L. 223-22 du Code de commerce selon lesquelles « les gérants sont responsables,
individuellement ou solidairement, selon les cas, envers la société ou envers les tiers, soit des
infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés à
responsabilité limitée, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur
gestion ». Il est précisément reproché au dirigeant social de ne pas avoir souscrit une
assurance de responsabilité, rendue obligatoire conformément à l’article L. 241-1 du Code des
assurances et dont le défaut est pénalement sanctionné par l’article L. 243-3 du même code.
Contestant cette condamnation, le gérant de la société forme un pourvoi en cassation dont le
moyen se borne à affirmer que le défaut de souscription des assurances de dommage et de
responsabilité est, certes, constitutif d’une infraction pénale caractérisant une abstention
fautive imputable au dirigeant mais que cette faute n’est cependant pas séparable des
fonctions sociales.
La faiblesse de cette argumentation s’explique par la position adoptée jusqu’alors sur ce
point par la Troisième Chambre civile ; contrairement à la Chambre commerciale (I), celle-ci
est en effet hostile à assimiler la commission d’une infraction pénale à l’existence d’une faute
détachable des fonctions sociales (Cass. 3e civ., 4 janv. 2006, n° 04-14.731 ; Bull. civ. III, n°
7 ; JCP éd. E 2006, 2035, obs. J.-J. Caussain, F. Deboissy et G. Wicker ; Bull. Joly Sociétés
2006, p. 527, n° 106, note S. Messaï-Bahri ; Rev. sociétés 2006, p. 548, note D. Poracchia ;
D. 2006, p. 231, obs. A. Lienhard ; D. 2007, p. 267, obs. J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles ;
RDI 2006, p. 110, obs. G. Leguay ; RGDA 2006, p. 619, note J. Kullmann ; LPA 19 avr. 2006,
p. 10, note J.-F. Barbieri ; Dr. sociétés 2006, comm. 40, obs. J. Monnet ; RJDA 8-9, n° 916).
S’appuyant sur cette solution isolée de la Troisième Chambre civile, le demandeur au pourvoi
entendait donc simplement réclamer la confirmation de cette position, sans ressentir le besoin
de conforter ses prétentions. Cette stratégie s’avéra désastreuse : l’arrêt du 10 mars 2016
constate en effet le ralliement de la Troisième Chambre à la jurisprudence jusqu’alors érigée
par la Chambre commerciale (II), confortée d’ailleurs par la Chambre criminelle (Cass. crim.,
20 mai 2003, n° 02-84.307 ; JCP éd. E 2003.1013 ; Dr. pén. 2003, comm. 103 ; Bull. Joly
Sociétés 2003, p. 1166, n° 242, note Th. Massart – Cass. crim., 7 sept. 2004, n° 03-86.292).
Ce ralliement, bien qu’essentiel, n’est toutefois pas une parfaite surprise ; la résistance de la
Troisième Chambre civile était en effet établie sur des fondements bien fragiles, que l’arrêt ici
commenté entend abattre.
I. – L’identité de la faute pénale intentionnelle et de la faute détachable : le chemin tracé
par la Chambre commerciale
Depuis l’arrêt Seusse c/ Sati du 20 mai 2003 de la Chambre commerciale de la Cour de
cassation (Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, Bull. civ. IV, n° 84 ; JCP éd. G
2003.II.10178, note S. Reifegerste ; D. 2003, p. 2623, note B. Dondero ; RTD com. 2003, p.
523, obs. J.-P. Chazal et Y. Reinhard ; JCP éd. E 2003, 1203, obs. J.-J. Caussain, F.
Deboissy et G. Wicker ; ibid. p. 1580, note . Hadji-Artinian ; Bull. Joly 2003, § 167, note H.
Le Nabasque ; ibid. § 242, note T. Massart ; Rev. sociétés 2003, p. 478, note . J.-F. Barbieri ;
Dr. sociétés 2003, comm. 148, obs. J. Monnet), les critères d’identification de la faute
détachable du dirigent sont connus. Pour que cette faute permette l’engagement de sa
responsabilité personnelle à l’égard des tiers, il est nécessaire qu’elle soit : 1°) intentionnelle ;
2°) d’une particulière gravité ; 3°) incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales.
Aussi clairs puissent être ces critères, on s’accorde tout de même pour reconnaître que
« déterminer si la faute commise par un dirigeant est séparable de ses fonctions sociales n’est
pas une mince affaire » (C. Benoît-Renaudin, « Infraction pénale intentionnelle et faute
séparable du dirigeant », JCP éd. G 2010.1177).
La Chambre commerciale avait poursuivi son ouvrage jurisprudentiel en confirmant ces
critères ou en précisant que cette faute détachable pouvait raisonnablement – et logiquement –
s’entendre d’une infraction pénale intentionnelle, comme le défaut de souscription d’une
assurance obligatoire (Cass. com., 4 juill. 2006, n° 05-13.930, Bull. civ. IV, n° 166 ; JCP éd.
E 2006.2296; D. 2006, p. 1958, note A. Lienhard ; ibid. 2007, p. 267, obs. J.-C. Hallouin et
E. Lamazerolles ; RTD com. 2006, p. 848, obs. C. Champaud et D. Danet ; Dr. sociétés 2006,
comm. 143,note H. Hovasse ; Bull. Joly 2007, § 10, p. 94, note B. Dondero – Cass. com. 18
mai 2010, n° 09-66.172 ; JCP éd. E 2010, 1793, note M. Roussille ; Gaz. Pal. 6-7 oct. 2010,
p. 16, obs. A.-F. Zattara-Gros – Cass. com. 28 sept. 2010, n° 09-66.255 ; JCP éd. G
2010.1177 note C. Benoît-Renaudin ; Dr. sociétés 2010, comm. 225, M. Roussille ; ConstrUrb. 2010, n° 12, comm. 156, M.-L. Pagès-de-Varenne). La Chambre commerciale prend soin
d’observer que la commission d’une infraction pénale intentionnelle constitue nécessairement
une faute détachable ; sa solution de principe laisse en effet peu de place au doute quant à
l’automaticité du rattachement de ce genre d’infractions pénales à la catégorie de fautes
susceptibles d’engager la responsabilité pénale du dirigeant : « le gérant d’une société à
responsabilité limitée qui commet une faute constitutive d’une infraction pénale
intentionnelle, séparable comme telle de ses fonctions sociales, engage sa responsabilité
civile à l’égard des tiers à qui cette faute a porté préjudice » (Cass. com., 28 sept. 2010, op.
cit. ; c’est nous qui soulignons).
Par cette formule, la Chambre commerciale entendait non pas revenir sur les critères établis
par l’arrêt Seusse mais, plus précisément, s’en dispenser dès lors que la faute détachable prend
les traits d’une infraction pénale intentionnelle. En d’autres termes, la Cour de cassation
instaure une “présomption de détachement des fonctions sociales“ dès lors que le
comportement du dirigeant est pénalement répréhensible au titre de sa malveillance avérée.
Dans ce genre d’hypothèses, il n’est donc plus nécessaire d’apprécier deux des trois
conditions de l’arrêt Seusse, la première condition – l’intentionnalité de l’acte – devant
toujours être caractérisée. S’agissant en revanche de la gravité de l’acte, on estime que
l’infraction pénale intentionnelle possède nécessairement le degré de gravité requis par l’arrêt
du 20 mai 2003. S’agissant de l’incompatibilité de l’acte avec l’exercice normal des fonctions
sociales du dirigeant, on considère là aussi que la commission d’une infraction pénale ne peut
qu’être inconciliable avec le mandat social.
La Chambre commerciale de la Cour de cassation part donc du postulat selon lequel il existe
une identité entre la faute pénale intentionnelle et la faute séparable des fonctions. La
caractérisation de la première conduisant automatiquement à la caractérisation de la seconde.
En d’autres termes, La Chambre commerciale systématise la nature détachable des fonctions
sociales de la faute pénale intentionnelle sans exiger que le dirigeant ait agi activement et
personnellement (Cass. com., 7 juill. 2004, n° 02-17.729) ou que son action soit délibérée et
persistante (Cass. com., 25 janv. 2005, n° 01-10.740) ; ces exigences peu explicites, se
retrouvent mutadis mutandis dans les conditions posées par l’arrêt Seusse.
Si, du point de vue de la Chambre commerciale, le débat semblait donc clos, toute différente
était la situation qui se présentait devant la Troisième Chambre civile.
II. – L’identité de la faute pénale intentionnelle et de la faute détachable : le ralliement
de la Troisième Chambre civile
Sur le problème identique de savoir si le défaut volontaire de souscription d’une assurance
obligatoire – pénalement sanctionné – constitue une faute séparable des fonctions sociales, la
Troisième Chambre civile adopta une position inverse à la Chambre commerciale (Cass. 3e
civ., 4 janv. 2006, n° 04-14.731, op. cit.). On a pu expliquer cette résistance par la
spécialisation de la Troisième Chambre dans le domaine immobilier, acceptant en quelque
sorte que les entrepreneurs puissent ne point souscrire d’assurance pour des chantiers de
faible ampleur (en ce sens, V. spéc. C. Benoît-Renaudin, « Infraction pénale intentionnelle et
faute séparable du dirigeant », JCP éd. G 2010.1177). Cette attitude ne caractérise pas selon
elle une faute civile suffisante pour être considérée comme détachable des fonctions sociales.
Ceci pouvait effectivement constituer une explication ; cela étant, cette justification ne semble
pas pouvoir résister à l’analyse puisqu’elle revient à admettre l’existence d’une infraction
pénale intentionnelle constitutive d’une faute civile mais néanmoins insuffisante pour engager
la responsabilité du dirigeant au titre des conditions de l’arrêt Seusse. Cette perspective est
quelque peu gênante : quel autre type d’infractions pénales – à côté des infractions
intentionnelles – serait susceptible d’engager la responsabilité civile du dirigeant ?
L’infraction pénale intentionnelle ne constitue-t-elle pas au contraire l’archétype de cette
faute détachable ?
La réponse ne peut être qu’affirmative et la Chambre commerciale l’avait parfaitement saisi ;
la position isolée de la Troisième Chambre civile devenait donc intenable.
Par cet arrêt du 10 mars 2016, la Troisième Chambre civile de la Cour de cassation rentre
donc dans le rang et admet la caractérisation d’une faute détachable à partir d’une infraction
pénale intentionnelle. On notera cependant que la formule utilisée ici diffère de celle
initialement établie par la Chambre commerciale. Dans cette décision, la Cour de cassation
estime qu’ « ayant retenu que (…) le gérant de la société (…), qui n'avait pas souscrit
d'assurance décennale, avait commis une faute intentionnelle, constitutive d'une infraction
pénale, la cour d'appel en a exactement déduit qu'il avait commis une faute séparable de ses
fonctions sociales et engagé sa responsabilité personnelle ». On le voit, la Troisième
Chambre civile ne fait pas usage des termes « comme telle », présents dans l’arrêt du 28
septembre 2010 de la Chambre commerciale. Faut-il y voir là la volonté de maintenir une
particularité de sa jurisprudence alors que cet arrêt traduit son ralliement à la position de la
Chambre commerciale ? C’est fort possible. Faut-il y voir une prudence de la Troisième
Chambre estimant peut-être que toutes les infractions pénales intentionnelles ne se valent pas
et ne peuvent dès lors – automatiquement – s’identifier à des fautes détachables des fonctions
sociales ? Si c’est le cas, la difficulté sera alors d’établir les critères de la faute pénale
intentionnelle pouvant être considérée comme une faute détachable des fonctions. Si telle est
la subtilité de la Troisième Chambre civile, il lui appartiendra donc à l’avenir de fixer ces
critères ; la Chambre commerciale ayant eu une position plus franche et finalement plus
simple en termes d’identification des fautes séparables fondées sur des actes de malveillance
pénalement répréhensibles.
En dernier lieu, on ne peut passer sous silence l’opportunisme irriguant la mise en jeu de la
responsabilité personnelle du dirigeant social. Cette responsabilité est en effet parfois
recherchée à défaut de toute autre possibilité du fait, comme en l’espèce, d’une mise en
liquidation judiciaire de la personne morale ; faute de grives, on mange des merles. Faute de
personne morale, on se rabat sur le dirigeant social, parfois guère plus solvable… mais
toujours en vie.
Or, dans le cas d’espèce, la question se posait de savoir qui avait la charge de souscrire une
assurance obligatoire de responsabilité. Aux termes de l’article L. 241-1 du Code des
assurances, il s’agit de « toute personne physique ou morale, dont la responsabilité décennale
peut être engagée sur le fondement de la présomption établie par les articles 1792 et suivant
du Code civil ». De toute évidence, il appartenait donc à la société de procéder à cette
formalité. À défaut, celle-ci pouvait encourir les foudres de l’article L. 243-3 ; étant précisé
d’ailleurs que ces dispositions n’ont pas prévu une quelconque adaptation des peines pour que
celles-ci puissent être raisonnablement prononcées à l’encontre des personnes morales.
Pourtant, l’article L. 243-3 vise « quiconque » suggérant donc que l’auteur fautif finalement
puni puisse revêtir les traits d’une personne physique ou d’une personne morale.
On s’interrogera donc pour terminer sur le point suivant : est-il logique que le dirigeant, sur
lequel a priori ne pèse aucune obligation de procéder à la souscription du contrat d’assurance,
puisse engager sa responsabilité civile sur le fondement d’un manquement qui n’est, de toute
évidence, pas de son fait ?
L. de GRAËVE
L’arrêt :
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 4 juillet 2013), que la société civile
immobilière Z... (la SCI) et M. et Mme Z... ont confié à la société Clé du Sud, ayant pour
gérant M. X..., la construction de cinq chalets ; que, se plaignant de désordres de construction,
les maîtres de l'ouvrage ont, après avoir obtenu la désignation d'un expert et une provision,
assigné en indemnisation la société Clé du Sud, depuis en liquidation judiciaire, et M. X... à
titre personnel ;
Attendu que M. X... fait grief à l'arrêt de le condamner à payer à la SCI diverses sommes,
alors, selon le moyen que le défaut de souscription des assurances de dommage et de
responsabilité constitutives d'une infraction pénale et caractérisant une abstention fautive
imputable au dirigeant de la personne morale n'est pas séparable des fonctions de dirigeant de
cette personne morale ; qu'en déclarant le contraire, la cour d'appel a violé les articles L. 22322 du code de commerce, L. 241-1, L. 242-1 et L. 243.-3 du code des assurances ;
Mais attendu qu'ayant retenu que M. X..., gérant de la société Clé du Sud, qui n'avait pas
souscrit d'assurance décennale, avait commis une faute intentionnelle, constitutive d'une
infraction pénale, la cour d'appel en a exactement déduit qu'il avait commis une faute
séparable de ses fonctions sociales et engagé sa responsabilité personnelle ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne M. X... aux dépens ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

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