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GLOTTOPOL Revue de sociolinguistique en ligne n° 10 – juillet 2007 Regards sur l’internet, dans ses dimensions langagières. Penser les continuités et discontinuités En hommage à Jacques Anis SOMMAIRE Françoise Gadet : A la mémoire de Jacques Anis Isabelle Pierozak : Prendre internet pour terrain Florence Mourlhon-Dallies : Communication électronique et genres du discours Olli Philippe Lautenbacher : Hypertexte et réception : pour une approche trajectographique Michel Marcoccia et Nadia Gauducheau : L’Analyse du rôle des smileys en production et en réception : un retour sur la question de l’oralité des écrits numériques Rémi Adam van Compernolle et Lawrence Williams : De l'oral à l'électronique : la variation orthographique comme ressource sociostylistique et pragmatique dans le français électronique Valentin Feussi : A travers textos, courriels et tchat : des usages de français au Cameroun Gudrun Ledegen et Mélissa Richard : « jv me prendre un bois monumental the wood of the century g di ». Langues en contact dans quatre corpus oraux et écrits « ordinaires » à la Réunion Raluca Moise : Les SMS chez les jeunes : premiers éléments de réflexion, à partir d’un point de vue ethnolinguistique Hassan Atifi : Continuité et/ou rupture dans l’Internet multilingue : quelles langues parler dans un forum diasporique ? Christine Develotte et François Mangenot : Discontinuités didactiques et langagières au sein d’un dispositif pédagogique en ligne Ida Rebelo et Helena Araujo e Sá : Ni au bûcher, ni au podium : Le clavardage en classe de langue Joanna Jereczek-Lipinska : Le blog en politique - outil de démocratie électronique participative ? Patrick Rebollar : (Dis)continuités d’un lieu d’écriture virtuelle Compte rendu Rada Tirvassen : Babault Sophie (préface de Pierre Dumont), 2006, Langues, école et société à Madagascar. Normes scolaires, pratiques langagières, enjeux sociaux, Paris, L’Harmattan, 320 p. http ://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol DISCONTINUITES DIDACTIQUES ET LANGAGIERES AU SEIN D’UN DISPOSITIF PEDAGOGIQUE EN LIGNE Christine Develotte E.N.S. Lettres et Sciences Humaines, Lyon – UMR CNRS 5191 ICAR François Mangenot Université Stendhal-Grenoble 3 – Lidilem Depuis septembre 2002, l’utilisation du réseau Internet est fortement intégrée à la formation des futurs enseignants de FLE, dans le cadre d’un projet international intitulé « Le français en (première) ligne ». Grâce au réseau, des étudiants de FLE de Besançon puis de Grenoble ont pu se former, de manière très concrète, à la « pédagogie en ligne », en concevant des tâches multimédias et en communiquant avec de « vrais » apprenants de divers pays. L’objectif de cet article est d’une part de faire ressortir un certain nombre de discontinuités qu’un tel projet apporte dans la formation didactique et technologique par rapport au modèle classique consistant à alterner cours à l’université et stages de terrain (partie 2), d’autre part de repérer certaines évolutions des discours pédagogiques entraînées par ce dispositif, en comparaison avec la classe de langue présentielle (partie 3). Une première partie présentera rapidement le projet en lui-même, afin d’en préciser le contexte, ainsi que la démarche de recherche ici adoptée. 1. Contexte et démarche d’investigation 1.1 Le dispositif du « français en (première) ligne » L’idée fondatrice du projet consiste à faire communiquer via Internet des étudiants en master de FLE en France (désormais « étudiants de FLE ») avec des étudiants distants fréquentant des cours de français à l’université, en général à un niveau licence, le français étant pour eux une matière parmi d’autres (désormais « apprenants »). A la différence de la plupart des projets de télécollaboration, les deux publics en contact n’ont donc pas le même statut, ni les mêmes objectifs. Pour les étudiants de FLE, le but est d’une part d’avoir une occasion de pratiquer l’enseignement parallèlement aux cours plus théoriques qu’ils suivent à l’université, d’autre part de se former à l’utilisation des TICE. Pour les apprenants étrangers, il s’agit de leur permettre un contact avec des natifs (ou quasi natifs) de la langue qu’ils 128 apprennent ; ce contact a pour but de leur faire pratiquer la langue dans une situation plus authentique que celle de la classe, en leur fournissant, par le truchement des étudiants de FLE, un accès aux réalités francophones d’aujourd’hui. Il est important de noter encore que les deux publics participent au projet dans le cadre d’unités d’enseignement (UE) universitaires dûment encadrées et évaluées et que les enseignants de ces cours sont en contact régulier. Pour susciter les échanges en ligne, on a adopté une approche fondée sur les tâches (Louveau et Mangenot, 2006) : les étudiants de FLE conçoivent des tâches communicatives ouvertes, appuyées sur des sites Internet non pédagogiques ou bien sur des documents multimédias qu’ils réalisent eux-mêmes (par exemple, des micro-trottoirs, cf. partie 3), puis ils assurent le suivi par Internet de ces tâches, à travers une plateforme ou un collecticiel. En dehors de quelques rares clavardages, les échanges en ligne se déroulent pour la plupart en mode asynchrone et au sein de petits groupes d’apprenants, encadrés par deux tuteurs ; l’outil de communication principal est le forum, chaque groupe ayant son espace, qu’il peut structurer librement, néanmoins accessible aux autres apprenants et étudiants. Jusqu’en 2005, les échanges ayant lieu avec l’Australie, un semestre était consacré à la création des tâches par les étudiants de FLE (en liaison avec l’enseignant australien), tâches mises ensuite en ligne sur un site Internet, puis un second semestre à leur suivi. A partir de 2005-2006, le rythme a changé, dans la mesure où les partenaires (Espagne et USA) se trouvaient dans l’hémisphère Nord et avaient donc le même rythme universitaire : la conception et l’animation des tâches sont devenues presque simultanées, alternant selon un rythme hebdomadaire. On reviendra plus loin sur ces questions de temporalités, importantes dans le cas d’une communication essentiellement asynchrone. Le niveau linguistique des apprenants a varié d’année en année, selon le tableau cidessous. Année Partenaire 2002-2003 Sydney 2003-2004 Sydney 2003-2004 (Faux)débutants Intermédiaire Tempo 1 Nombre d’apprenants 19 Pas de manuel 21 2 Melbourne Avancés Pas de manuel 34 2 2004-2005 Melbourne Avancés Pas de manuel 24 2 2005-2006 Espagne, Leon USA, Virginia Taxi ! 1 20 1 Personnages 20 1 2005-2006 Niveau (Faux)débutants Intermédiaire Manuel Durée en semestres 2 Etudiants de FLE1 Maîtrise, Besançon Maîtrise, Besançon Maîtrise, Besançon Master 2, Grenoble Master 2, Grenoble Master 2, Grenoble Tableau 1 : provenance, niveau et nombre des apprenants de français 1.2 Démarche d’investigation Globalement, la question de recherche posée est celle de la discontinuité provoquée par Internet sur la formation d’enseignants de FLE et sur les discours pédagogiques liés à l’enseignement-apprentissage d’une langue. Le projet présenté ne peut certes être considéré que comme une étude de cas, mais sa durée et les variations qu’il a subies permettent de repérer des constantes et des évolutions. La démarche, que l’on pourrait qualifier d’ethnographique, s’appuie sur une analyse qualitative des discours auxquels le projet a donné 1 Parmi les étudiants de FLE, au nombre de 16 à 18 selon les années, se trouvaient chaque année de deux à quatre étrangers venus étudier en France et souvent déjà enseignants de FLE dans leur pays. GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 129 lieu : discours tenus par les étudiants de FLE lors d’enquêtes ou dans leurs carnets de bord réflexifs d’une part, consignes des tâches multimédias et interactions pédagogiques en ligne d’autre part. On peut détailler les données sur lesquelles s’appuient les analyses. Des synthèses réflexives (SR2) ont été demandées en 2003-2004 et en 2005-2006 et rédigées par les trentequatre étudiants de FLE de ces années ; en 2005-2006 ces synthèses ont pu s’appuyer sur un blog tenu par chaque étudiant au fil du semestre. Huit entretiens semi-directifs (ESD) ont été réalisés en 2002-2003 et six en 2005-2006. Des questionnaires (QST) à réponses ouvertes ont été distribués les deux premières années : onze réponses ont été recueillies en 2002-2003 et trois en 2003-2004. Deux entretiens focalisés (EF) (Abric, 2004 : 52), menés chacun avec cinq étudiants, ont été réalisés en 2002-2003 et un en 2004-2005, avec quatre étudiantes. Toutes les tâches conçues par les étudiants de 2002 à 2005 ont été sauvegardées et sont disponibles en ligne sur le site du projet : http://w3.u-grenoble3.fr/fle-1-ligne. Enfin, les échanges en ligne (qui, pour l’année 2005-2006, incluent les tâches) ont été intégralement sauvegardés également, quelques échantillons étant fournis, à titre d’illustration, sur le site. La méthodologie d’analyse de ces données se fonde sur l’analyse du discours, au sens large (Charaudeau et Maingueneau, 2002), avec un versant sociolinguistique quand il s’agit de repérer des représentations et des variations de normes langagières. 2. Discontinuités apportées à la formation didactique et technologique Dans cette partie, nous allons tenter de pointer les principales discontinuités apportées à la formation didactique et technologique des étudiants de FLE, du fait de leur participation au projet. La référence implicite sera bien sûr la formation FLE classique, dans le domaine de la méthodologie d’enseignement et dans celui de la formation à l’intégration des TIC. Trois dimensions seront abordées successivement, correspondant chacune à un type de rupture provoquée par Internet : rupture spatiale, tout d’abord, puisqu’on ne se trouve plus en face des apprenants ; rupture médiatique, ensuite, puisque médiatisation et médiation pédagogiques deviennent totalement instrumentées ; ruptures temporelles, enfin, puisque la communication se fait presque toujours en temps différé et que la conception des tâches pédagogiques a même parfois eu lieu plusieurs mois avant leur réalisation par les apprenants. Le point de vue privilégié ici sera les représentations que se font les étudiants de ces ruptures, telles qu’elles transparaissent dans les entretiens ou les travaux réflexifs. 2.1 Rupture spatiale Classiquement, les étudiants de FLE ont l’occasion de se rendre sur le terrain lors des stages professionnels, stage d’un mois dans le cadre de l’ancienne maîtrise, de quatre mois dans le cadre du master 2. Ils se trouvent alors face à des apprenants en chair et en os. On pouvait se demander, au début du projet, quelles seraient leurs réactions par rapport à des apprenants avec lesquels ils n’auraient de contact qu’à travers Internet, le plus souvent en mode asynchrone. Un premier paradoxe peut être relevé : deux étudiantes de 2002-2003 utilisent les notions de virtualité et de simulation, qui relèvent du champ lexical de l’informatique, non pas pour caractériser leur relation avec les étudiants avec lesquels elles ont communiqué via Internet, mais au contraire pour décrire les cours classiques de méthodologie : [1] Et il y avait quand même le fait qu’il y a des personnes au bout3 qui vont avoir ces exercices. Donc ce n’est pas négligeable, ce n’est pas comme quand on prépare une fiche 2 3 Ce codage, associé à l’année concernée (par ex., SR 2003-2004), sera associé aux extraits cités dans l’article. L’expression « au bout » revient souvent pour caractériser le lien établi via Internet. GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 130 pédagogique virtuelle, pour des étudiants virtuels qu’on n’aura jamais. Et voilà, quoi, c’était intéressant, c’était une mini expérience d’enseignement, parce qu’on n’a jamais enseigné pour la plupart. [ESD 2002-2003] [2] Pour une fois ce n’était pas simulé, imaginer un public auquel vous allez vous adresser, pour la première fois c’était vraiment du concret. [ESD 2002-2003] Ces témoignages d’étudiants font écho aux théories de l’apprentissage situé (« situated learning ») : rappelons qu’il s’agit d’une approche qui pose que l’on n’apprend bien que dans un contexte ressemblant le plus possible aux conditions dans lesquelles ce qui est appris devra ensuite être mis en œuvre ; l’accent est donc mis sur le contexte, sur l’authenticité des activités, sur le travail collectif (Brown, Collins et Duguid, 1989). Pour les tenants de cette approche, apprendre, c'est participer aux pratiques sociales d'une communauté, dite « communauté de pratiques » (Wenger, 2005). On passe d’une vision essentiellement individuelle de la cognition à une vision beaucoup plus sociale et culturelle (Legros et Crinon, 2002 : 57). La motivation due au fait d’avoir un vrai public pour les tâches multimédias conçues en cours et le sentiment de responsabilité vis-à-vis de ce public est manifeste dans les extraits suivants : [3] Ce que cette expérience a modifié chez moi, c’est surtout le fait que je me suis mise de l’autre côté de la barrière, du côté des professeurs. [SR 2003-2004] [4] Sachant que le public était réel, j’avais envie de créer des activités attrayantes. [SR 2005-2006] [5] Avoir des responsabilités et un groupe à charge m’a investie de devoirs et m’a plongée dans une véritable mise en situation […] [SR 2005-2006] De nombreux étudiants soulignent ainsi le caractère concret et situé du projet ; ils expriment par ailleurs une certaine angoisse initiale (« stressée », « beaucoup d’appréhension », « aventure », « inquiétude », « nerveuse »), angoisse typique des premières expériences professionnelles porteuses de nombreuses inconnues, notamment sur le plan humain ; on retrouve ce champ lexical de l’appréhension dans la plupart des entretiens et synthèses, mêlé à l’idée de mise en situation (terme utilisé dans l’extrait 5) : [6] C’était mon module préféré et aussi c’était celui qui m’a le plus stressée. C'est-à-dire, j’en dormais pas la nuit à force de réfléchir, quoi […] Mais c’était intéressant parce qu’on mettait en pratique en fait ce qu’on apprenait en théorie, ce qu’on faisait en didactique. [ESD 2002-2003] [7] On était chargées de s’occuper du groupe D. Celui-ci était composé de quatre apprenantes, âgées de 18 ans. Ce qui m’a plu dans ce projet de tutorat, c’est le caractère concret de notre travail : derrière l’écran, nous avions affaire à de vraies apprenantes. J’avais beaucoup d’appréhension avant de commencer mais tout s’est finalement bien passé. [SR 2005-2006] [8] Je ne sais pas si j’aurai l’occasion de recommencer cette aventure. Toujours est-il que cette formation m’a permis de me familiariser avec cette nouvelle technique. Nous nous sommes formés en situation et je trouve cela très professionnalisant. Nous nous sommes tous confrontés à nos inquiétudes, nos méconnaissances des plateformes pour apprendre de nous-mêmes et l’expérience a été concluante. [SR 2005-2006] [9] Tout en relisant mon blog, j’ai remarqué que ma façon de voir les choses avait évolué tout au long de ces semaines de tutorat : au début de cette aventure on retrouve un mélange d’appréhension, d’angoisse, d’excitation et d’incertitude… pour passer par la frustration et finir par la joie d’avoir réussi ce défi et de s’en être bien sortie. [SR 20052006] [10] Au début de cette expérience j’étais nerveuse et incertaine, mais progressivement je me sentais plus compétente. [SR 2005-2006] GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 131 Concernant la question de l’entrée dans une « communauté de pratique » (sensible déjà dans l’extrait 3), il convient de signaler que les étudiants de FLE sont en contact permanent avec les enseignants partenaires, afin d’ajuster au mieux les activités aux apprenants. A une question sur l’utilité de ce contact (avec les enseignants de Sydney et Melbourne), une étudiante de FLE répond : [11] Ça nous a permis de nous mettre encore plus dans le bain « des enseignants » parce qu'ils parlaient avec nous comme si on était des enseignants. J'avais l'impression qu'ils ne nous voyaient pas comme des étudiants mais plutôt des collègues avec qui ils collaborent à un projet. Enfin j'ai l'impression qu'on était pris au sérieux. [QST 20032004] L’emploi des guillemets, de « comme si », de « pas comme des étudiants » montre que l’étudiante est encore peu sûre de son statut d’enseignante en formation, tandis que celui de « collègues » et du verbe « collaborer » (avec leur préfixe englobant) ainsi que de la métaphore du « bain » souligne à l’inverse le sentiment d’une entrée dans la « communauté de pratique » des enseignants de FLE. Cette observation amène à insister sur l’importance de l’implication dans le projet des enseignants de FLE se trouvant « à l’autre bout » (cf. note 3) : les années où cette implication a été moindre, cette dimension « collégiale » (Nault et Nault, 2003), psycho/sociologiquement importante pour les étudiants de FLE, était moins forte. Une dernière dimension, et pas la moindre, visée par le projet consiste à former de futurs enseignants de FLE capables de gérer un enseignement / apprentissage partiellement ou complètement à distance. Or comment assurer une telle formation sans offrir un minimum de pratique ? [12] J’ai choisi le module FOAD parce que l’enseignement à distance m’intéresse beaucoup et il me semblait que ce module pourrait être très formateur puisqu’on aurait du « vrai » travail à faire, c’est-à-dire qu’on serait amené à donner des cours en ligne avec des vrais apprenants au bout. Ce module a tout à fait répondu à mes attentes et je pense que l’expérience de tuteur en ligne que j’ai vécu ce semestre m’a bien montré ce qu’est de donner des cours de français à distance avec ordinateur et internet comme médias supports du cours. [SR, 2005-2006] On constate donc que, paradoxalement, le réseau Internet, souvent associé à une certaine déréalisation des relations humaines, a au contraire permis de rendre une formation didactique plus ancrée dans le réel. De manière parallèle à ce projet, qui fait « entrer » des apprenants dans les cours universitaires de didactique, d’autres formateurs « déplacent » l’université sur le terrain, en accompagnant les stages professionnels par une réflexion collective via Internet, qu’il s’agisse de forums (Martin, 2003 ; Nault et Nault, 2003) ou de blogs (Soubrié, 2006). On peut en conclure qu’à travers certains usages d’Internet, le lien théorie-pratique peut se trouver revisité par l’intrication des activités dans lesquelles les étudiants sont engagés. 2.2 Rupture médiatique Deux dimensions de l’utilisation des ordinateurs dans la formation en ligne ont occupé un poids relatif différent selon les années : la médiatisation, consistant à concevoir des tâches d’apprentissage accessibles à distance via Internet, et la médiation, consistant à assurer le suivi de ces tâches à travers des outils de communication (Glikman, 2002 ; Mangenot, 2002). Les compétences médiatiques à acquérir ne sont pas les mêmes dans les deux cas : la médiatisation demande plus de maîtrise technologique (par exemple, la gestion des sons et des images, de logiciels générateurs d’activités, voir plus loin extrait 15), tandis que la médiation exige seulement une appropriation des outils de communication (forum, chat, blogs, etc.). Au plan pédagogique, la clarté des consignes et des rétroactions est fondamentale sur le premier plan, tandis que le second plan nécessite la maîtrise d’un certain discours pédagogique en GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 132 ligne, discours mêlant le cognitif et l’affectif (Develotte et Mangenot, 2004). Un étudiant résume bien ces contraintes : [13] […] dans un enseignement à distance, il faut être bien plus vigilant que dans l’enseignement traditionnel, sur deux aspects : - La précision des consignes : elles doivent être claires d’emblée car on ne peut pas les reprendre ou les expliquer comme dans un cours en présentiel […] - L’aspect socio-affectif et la façon de parler : on est amené à développer davantage cet aspect de façon à compenser le côté « froid » des échanges par ordinateur, et le fait qu’on ne voit pas la personne. [SR, 2005-2006] Au début du projet, la part de la médiatisation était particulièrement importante ; dans les extraits suivants, deux étudiants de la première année expriment la motivation que suscite ce travail, le second soulignant le caractère ludique que peut prendre la manipulation multimédia : [14] Ah, la création, là, c'était vraiment intéressant, et aussi avoir la possibilité de créer des activités que vous pouvez utiliser à distance […]. Là, à partir des ordinateurs vous créez des exercices ici et il y a des personnes à l'autre bout du monde qui peuvent tout de suite les regarder. [ESD 2002-2003] [15] J’ai trouvé ça très sympa, je ne me suis jamais autant accrochée à mon ordinateur depuis ça, vraiment je cherchais à me servir du logiciel Hot Potatoes, je cherchais tout ce qu’on peut faire avec, les liens hypertexte, des choses comme ça que je ne connaissais pas du tout. On a beaucoup travaillé sans que ça semble difficile, ça venait de nousmême… Oui, on était motivées, quoi. C’était ludique, oui, c’était assez ludique. Le ludique, c’est les supports visuels, aller prendre des photos, enregistrer des sons. [ESD 2002-2003] Cependant, cet accent mis sur la médiatisation en 2002-2003 a débouché sur une communication décevante (Zourou, 2006), dans la mesure où trop peu de tâches incitaient à une production ouverte susceptible de susciter des échanges en ligne. Les leçons en ont donc été tirées dès l’année suivante (2003-2004) : au lieu de s’adresser à des étudiants australiens débutants en français, on a choisi de travailler en direction d’étudiants de troisième année, ce qui devait permettre une communication plus fluide ; et on a insisté beaucoup plus sur la création de tâches ouvertes que sur celle d’activités autocorrectives. Les étudiants français ont ainsi moins manipulé le multimédia, mais ils ont également consacré moins de temps à l’UE du premier semestre. La communication avec les Australiens au second semestre, par contre, au lieu de se faire sur une base de volontariat comme la première année, a été incluse dans une UE, ce qui a permis de lui consacrer à la fois plus de temps et surtout plus de réflexivité4, à travers des discussions en cours et une synthèse réflexive demandée à l’issue du semestre. En 2004-2005, avec des étudiants de master 2, le travail de médiatisation a pris à nouveau plus d’ampleur, mais il s’est surtout orienté vers une scénarisation plus poussée des tâches proposées plutôt que vers la création d’activités auto-correctives informatisées (voir les scénarios produits sur le site du projet). Le tutorat a de nouveau dû se faire sur une base de volontariat, le second semestre du master 2 étant consacré au stage professionnel. Le cas de l’année 2005-2006, déjà évoqué, sera analysé dans la partie suivante. Concernant les échanges en ligne et la médiation, plusieurs étudiants ne pensaient pas, au départ, qu’il soit possible d’établir une relation uniquement à travers les outils Internet : [16] Je dois avouer que j’étais assez sceptique, je ne concevais pas que l’on puisse enseigner à des apprenants dans un dispositif tel que celui-ci : hors de la classe et à travers un écran d’ordinateur. [SR 2003-2004] 4 Comme l’écrit Develotte (2006 : 107), « l’objectif du formateur en didactique des langues est double : donner les moyens aux étudiants d’objectiver la réalité et d’en traiter les éléments recueillis par une approche réflexive ». GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 133 A l’issue des échanges, tous les étudiants, même ceux qui étaient sceptiques au départ, constatent qu’il est possible d’établir un lien à travers Internet, lien comportant la double dimension déjà évoquée : [17] Il me semble donc que nous sommes arrivées à créer un lien socio-cognitif et socioaffectif avec nos apprenants. Je dois avouer que j’étais un peu étonnée par cette réussite parce que je croyais que l’un des grands problèmes de l’enseignement en ligne était de créer et de garder un vrai contact entre les apprenants et les tuteurs d’une part et entre les apprenants d’autre part. [SR 2005-2006] [18] J’ai pu voir que malgré un contexte virtuel, il est possible de « construire » un lien, d’interagir et faire de l’humour et que ce lien ne se limite pas uniquement à la transmission de savoirs mais qu’il peut aussi avoir un aspect affectif. [SR 2005-2006] Une étudiante risque même un début d’analyse sémio-pragmatique : [19] En résumé, je dirai que l’aspect socio-cognitif se trouve dans le contenu alors que l’aspect socio-affectif se trouve dans la forme car les marques socio-affectives sont présentes à travers les messages bien évidemment mais aussi à travers les binettes, les couleurs du texte et la ponctuation. [SR 2005-2006] Le degré de proximité avec les apprenants, le rôle à adopter, pouvant osciller entre celui de pair (étudiant), de tuteur ou d’enseignant5, sont considérés différemment selon les individus et, apparemment, selon le niveau linguistique et l’âge des apprenants, comme le montrent Dejean-Thircuir et Mangenot (2006) et Mangenot et Zourou (2007). Deux attitudes opposées peuvent être repérées quant à la dimension de parité (ou de symétrie) des échanges, la seconde étant moins fréquente : [20] Communiquer, échanger avec des personnes d’un autre continent était très important pour moi, je ne voulais pas juste me limiter au travail scolaire, c’est pourquoi j’ai essayé de discuter avec eux sur différents points tels que la musique, les voyages, le cinéma… [SR 2003-2004] [21] Une des étudiantes nous a envoyé un e-mail sur ma boîte personnelle pour s’excuser de son manque de participation, mais c’est la seule fois que cela s’est produit. Je pense que je n’aurais pas beaucoup aimé avoir une correspondance par mail avec les étudiants. La plateforme nous permettait de travailler sur le tutorat quand nous l’avions décidé ; une correspondance plus personnelle m’aurait fait me sentir « prisonnière » du projet. [SR 2005-2006] Bien sûr, plusieurs étudiants relèvent un certain nombre de difficultés. Parmi celles-ci, le manque de réaction de la part des apprenants distants par rapport aux remarques métalinguistiques : [22] Je n’avais aucun moyen pour vérifier l’efficacité de la correction que je faisais et si les apprenantes saisissaient ce que je leur expliquais, car je n’avais pas de retour de leur part. [SR 2003-2004] Certains regrettent la durée trop brève du projet (trois mois en 2005-2006) : [23] C’était important pour moi de rendre ces échanges via Internet un peu plus humains. Il fallait créer une bonne ambiance pour que les gens participent. Il y avait de vraies apprenantes « derrière » mais je n’ai pas eu le temps de les connaître pendant ces trois mois de tutorat et aujourd’hui je regrette beaucoup. Cela est dû au manque de temps. [SR 2005-2006] Une dernière dimension médiatique importante est liée aux possibilités de mise en commun et de soutien au travail collectif des étudiants de FLE qu’offrent les outils de travail 5 La plupart des étudiants considèrent le rôle de tuteur comme différent de celui d’enseignant ; certains le voient comme un intermédiaire entre pair et professeur. Mais cette représentation peut être due au dispositif, dans lequel les apprenants ont toujours un enseignant attitré sur place. GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 134 en ligne. Zourou (2006) a étudié de manière approfondie les dynamiques collectives liées à l’utilisation d’un collecticiel par les binômes d’étudiants de l’année 2002-2003. Cette « philosophie » des espaces de travail toujours visibles par tous, inspirée des pratiques pionnières du Tecfa6 de Genève, constitue une dimension du projet qui est restée constante et n’a jamais été remise en cause par les étudiants. Au contraire, les extraits d’entretiens ou de synthèses réflexives mentionnant l’avantage de cette pratique sont nombreux ; on n’en citera que deux, tirés des données les plus récentes, et renvoyant pour le premier à la notion d’émulation et pour le second à celles de mutualisation et d’auto-évaluation : [24] Je pense que le fait que les activités soient visibles par tous les tuteurs, cela pousse encore plus à faire de bonnes activités. [SR 2005-2006] [25] Ce qui a été très profitable, c’est de pouvoir avoir accès au travail des autres tuteurs, car nous pouvions ainsi mutualiser nos trouvailles. C’est aussi par la confrontation avec les autres groupes que nous avons pu relativiser nos propres activités et estimer leur degré de réussite. [SR 2005-2006] La mise en commun des blogs réflexifs individuels - une nouveauté introduite en 20052006 - a également été jugée positive : [26] I : et est ce que tu trouves que cet outil [le blog] a vraiment servi pour le cours ? E : pour le cours en lui-même, non, mais après, une fois que l’on a fait l’analyse, j’ai pu me rendre compte de mon cheminement au niveau de la pensée. Par quelles étapes j’étais passée, par quels doutes… de ce côté-là, j’ai trouvé que c’était intéressant, parce que j’ai pu voir une certaine progression de mon travail, de mon propre travail. [ESD 20052006] Mais cette pratique est également utile pour l’enseignant de l’UE, car elle lui permet d’avoir, au fil du déroulement du projet, un aperçu de l’état d’esprit des étudiants, ce qui permet d’éventuelles remédiations. 2.3 Rupture temporelle Deux dimensions méritent d’être analysées au titre de la représentation de la temporalité que se sont construit les étudiants de FLE : la temporalité du projet, tout d’abord, qui a subi une modification majeure la dernière année ; la temporalité des outils, ensuite, outil asynchrone en ce qui concerne le forum, synchrone en ce qui concerne le clavardage. Comme cela a déjà été évoqué, le fait de ne plus consacrer un semestre à la conception puis un semestre au tutorat a modifié assez profondément le projet. Il est alors intéressant d’examiner les dires des étudiants de la dernière année, qui ont pu comparer les deux dispositifs en analysant les réalisations et échanges des années précédentes7. Les seuls regrets exprimés par certains (un tiers environ des synthèses) concernent la réalisation multimédia, moins approfondie et moins technologique que les années précédentes ; mais ces étudiants reconnaissent qu’ils n’auraient pas disposé d’assez de temps pour faire mieux et que s’il avait fallu choisir, ils auraient privilégié le nouveau dispositif. Celui-ci présente pour tous les étudiants le grand avantage de l’adaptabilité au public : [27] I : alors, tu as dû analyser des anciens scénarios, pendant le cours, ce qui a été fait les années avant, et est-ce que tu peux comparer leur conception des tâches et la vôtre ? E.: oui, la leur était beaucoup plus élaborée, parce qu’ils ont eu tout un semestre pour les faire, les nôtres elles étaient plus adaptées au niveau des apprenants, je pense par rapport au projet de l’année dernière. I : plus adaptée au niveau des apprenants ? c'est-à-dire ? 6 « Technologies de formation et apprentissage », unité rattachée à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Genève. http://tecfa.unige.ch 7 Cette analyse était un travail demandé pour l’évaluation de l’UE. GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 135 E : c'est-à-dire que de semaine en semaine, on voyait le niveau des apprenants, on voyait leurs lacunes, leurs progrès, ce qu’ils étaient capables de faire, donc on a adapté les tâches en fonction de leur niveau, ce que eux n’ont pas pu faire, parce que la tâche, elle était toute faite. [ESD 2005-2006] [28] J’aimais bien être conceptrice et tutrice. De cette manière j’avais l’occasion de m’apercevoir des erreurs que nous avons faites et de faire les changements dans un délai assez court. Je pense que cette manière de faire permet d’apprendre davantage. [SR, 2005-2006] Deux étudiants vont jusqu’à considérer que leur travail de tutorat s’est effectué en mode synchrone, alors qu’ils n’avaient communiqué que par forum, ce qui montre bien que les représentations associées à la notion de synchronie sont susceptibles de fluctuations : [29] Le tutorat des quatre étudiants a été agréable, stimulant. Il m’aura également permis de comparer le travail en synchronie et en asynchronie (travail des années précédentes), de prendre conscience en temps réel de mes erreurs et des capacités d’adaptation et de réajustement indispensables pour pouvoir réagir efficacement et que la notion de rythme était difficile à maîtriser à distance. [SR 2005-2006] [30] Les réajustements (reformuler la consigne, relancer le sujet, modifier la tâche, changer la progression didactique) auraient été impossibles si nous avions été en interaction asynchrone, comme nos collègues des années précédentes qui concevaient leurs scénarii avant de connaître leur public et avant d’entrer en interaction avec eux. [SR 2005-2006] Certains estiment enfin que le nouveau rythme était plus exigeant : [31] La situation de cette année – conception et animation des tâches simultanées – était sans doute plus exigeante au niveau de gestion du temps, car il fallait garder un rythme constant, parfois difficile à tenir. [SR, 2005-2006] Concernant le forum, on remarquera tout d’abord qu’il s’agit de l’outil de communication de loin le plus utilisé depuis le début du projet ; la raison en est sa commodité en termes d’accès temporel, aucun rendez-vous préalable ne devant être fixé, à l’inverse des outils synchrones. On espérait également que le caractère collectif de l’outil favorise l’établissement d’un lien social. Enfin, l’archivage de toutes les contributions, y compris celles qui comprenaient des fichiers sonores attachés, permettait à chacun, apprenant ou tuteur, de revenir à loisir sur telle ou telle dimension des échanges (Mangenot, 2004). Mais l’asynchronie du forum, de même que la nécessité d’aller le consulter (technologie « pull ») plutôt que de recevoir les messages automatiquement (technologie « push »), n’a pas été sans poser de problèmes aux étudiants, ce qui ressort de nombreux entretiens ou synthèses. La plus grande difficulté consistait à ajuster les rythmes respectifs : [32] Nous nous attendions à avoir moins de contraintes temporelles. En effet, il faut surveiller le site au moins deux fois par semaine, ce qui nous a forcées à redescendre à l’université quand on n’a pas Internet à la maison et ceci nous a pris plus de temps. Il est difficile d’ajuster le rythme entre les Australiens et nous. Quelquefois, ils font trois ou quatre productions en une semaine [exemple] et c’est difficile de suivre pour les corrections. D’autres fois, nous avons eu des silences d’une quinzaine de jours pendant les vacances de Pâques, là où nous aurions eu plus de temps pour faire des corrections détaillées [exemple]. On a continué à surveiller régulièrement, mais il n’y avait rien de nouveau. En réponse, instinctivement, on relâche le rythme, car nous aussi nous avions des périodes plus ou moins lourdes dans nos études, et là les productions affluent de nouveau ! Nous avons trouvé cela un peu difficile à gérer, mais c’est compréhensible car les Australiens ont aussi un emploi du temps et des obligations. [SR 2003-2004] Perriault (1998 : 148) a souligné l’importance de la « question de la temporalité chez les étudiants dans les enseignements à distance », insistant notamment sur les compétences GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 136 requises « dans les processus asynchrones, temps illimité » : « Savoir adopter un comportement régulier, savoir rédiger des questions concises. La pratique montre que certaines personnes ont un sens de la temporalité dans les échanges qui est beaucoup mieux calé que d’autres. Une autre compétence qui est aussi liée au temps est d’informer de ses périodes de présence sur le réseau. » Certains étudiants semblent avoir pris conscience de l’effet de leur rythme de connexion sur l’impression de « présence » qu’ils donnaient : [33] Je me suis rendu compte également qu’il fallait que je sois beaucoup plus présente que je ne croyais car nos apprenants attendaient des réponses ou des réactions dans un délai très court. […] Si c’était à refaire, j’organiserais mon temps un peu mieux pour pouvoir être plus disponible aux Australiens. [SR 2003-2004] [34] Ne connaissant ni leur âge, ni leur niveau, les premiers échanges ont été cruciaux. Il fallait dès le départ capter leur attention et susciter la motivation de revenir sur le forum de façon régulière. De ce fait, je venais régulièrement sur la plateforme, en dehors des deux jours réservés au tutorat. Je regardais s’il y avait quelque chose de nouveau. Que je sois contente de leur participation ou au contraire déçue, je postais un message pour les féliciter ou les relancer. Le but de cette démarche n’était pas de les « suivre à la trace » ni de les étouffer, mais uniquement qu’ils constatent que j’étais présente, que je prenais mon rôle de tutrice à cœur. A distance, on doit accentuer les marques affectives si l’on veut que « de l’autre côté de l’écran », il y ait une réponse. J’avais donc pris cette habitude de me promener sur Webboard. [SR 2005-2006] [35] Le temps mis pour répondre, les marques d’affectivité (binettes, modaux, etc., rituels de salutation initial et final), l’exactitude de ses réponses par rapport aux requêtes, etc. Autant d’indices de l’autre qui viennent construire sa présence en ligne. Sa personnalité pourrait-on dire. [SR 2005-2006] D’autres estiment qu’un contrat plus explicite aurait dû être établi : [36] Je trouve important de dire aux étudiants à quel rythme nous nous connectons. Cela les encouragerait à réaliser leurs travaux pour une certaine date et à se rendre sur Quickplace les jours annoncés. Je regrette de ne pas l’avoir fait. [SR 2003-2004] Une étudiante établit un parallèle entre la chronologie des échanges et l’établissement du lien socio-affectif : [37] Certains groupes étaient bien plus liés que d’autres. Cela est probablement dû à l’investissement fourni de chaque côté : plus les échanges étaient fréquents, plus les liens étaient forts. Certains apprenants australiens étaient très actifs, ils finissaient et rendaient leurs travaux assez vite. D’autres, au contraire, étaient plus lents et moins productifs. [SR 2003-2004] Certains extraits montrent enfin une des principales limites du forum en ce qui concerne l’apprentissage d’une langue, sa moindre interactivité par rapport aux outils synchrones ou au face à face : [38] C’était difficile pour nous de savoir s’ils avaient compris, ou même acquis de manière durable, à cause du décalage dans le temps. A une semaine ou deux d’intervalle, on oublie ce qu’on a pu écrire, ce qui était ciblé dans le message précédent. Pour cela, le chat était un bon moyen d’évaluation […]. [SR 2003-2004] [39] Les échanges asynchrones impliquent un délai de réponse beaucoup plus important qu’en situation d’échanges synchrones, ce qui réduit considérablement la progression par rapport à un cours traditionnel. De ce fait, nous n’avons pas réellement pu vérifier si les étudiants s’étaient améliorés, si les contenus étaient acquis ou non. [SR 2005-2006] L’utilisation du clavardage est restée relativement rare, pour des raisons également liées à la temporalité : décalage horaire quand les échanges avaient lieu avec l’Australie, difficulté de trouver des plages communes, avec accès à des ordinateurs connectés, dans tous les cas. Seule l’année 2003-2004 a vu l’organisation de séances de clavardages planifiées ; quelques GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 137 étudiants ont pris l’initiative de proposer un clavardage au petit groupe qu’ils tutoraient les autres années, comme cette tutrice de 2004-2005 : [40] E. : Là vraiment, j’ai trouvé que c’était les meilleurs moments, je me suis bien régalée. I : Alors précisez pourquoi ? E : Parce que c’est synchrone, c’est vraiment comme une discussion, quoi, c’était vraiment sympathique, en plus je leur avais demandé de mettre leur photo, ils l’ont presque tous fait, donc c’était… c’était vivant, c’était… par rapport à ouvrir sa boîte et trouver un texte, c’est quand même très différent, quoi. C’est vraiment très proche d’une discussion réelle. [EF 2004-2005] Après avoir vécu une séance de clavardage, les étudiants regrettent souvent de ne pas en avoir organisé plus tôt : [41] Le « chat » a été un moment fort du semestre car il a permis de communiquer en temps réel avec les étudiants australiens. L’interaction était plus forte parce que les réponses étaient immédiates, j’avais l’impression de voir la personne en face de moi bien qu’il s’agisse d’une communication virtuelle. Je voulais juste préciser qu’il aurait été intéressant de faire un « chat » plus tôt dans le semestre afin de découvrir nos étudiants et faciliter le dialogue, leur demander par exemple comment ils envisagent nos rapports « tuteur-étudiant » et s’ils veulent bien être corrigés. [SR 2003-2004] L’interactivité plus grande du clavardage semble enfin faciliter le rôle de l’enseignant de langue : [42] Par le chat on peut beaucoup mieux se rendre compte du niveau de l’étudiant car on sait que c’est en direct et qu’il n’y a pas de possibilité de recourir au dictionnaire. En tout cas, elles me répondaient avec une telle rapidité que je savais que c’était leur niveau réel de langue. [SR 2003-2004] Pour conclure sur cette question de la temporalité, on peut affirmer qu’il s’agit d’une dimension absolument cruciale pour les échanges pédagogiques en ligne. Les outils synchrones, plus interactifs, imposent néanmoins une organisation complexe si l’on a affaire à de nombreux apprenants, ce qui était par exemple le cas en 2003-2004, avec 55 apprenants australiens qui ont dû être répartis sur deux séances et de nombreux petits groupes. Les outils asynchrones sont plus souples, mais ils posent des problèmes d’ajustement de la fréquence à laquelle les forums sont consultés. Les extraits d’entretiens et de synthèses montrent en tout cas que le projet a permis aux étudiants de FLE de prendre conscience de cette dimension importante de l’usage des outils de communication. 3. Discontinuités au niveau langagier Quel français enseigne-t-on dans un tel dispositif ? Cette situation de communication pédagogique spécifique qui met en relation des étudiants engagés, de part et d’autre, dans une démarche d’apprentissage suscite des pratiques langagières également spécifiques, tant au niveau de la langue d’enseignement, qu’à celui des interactions entre tuteurs et apprenants. La discontinuité en termes de norme langagière constituera donc le second pôle de réflexion de cet article et visera principalement à mettre en évidence l’élargissement de la palette des variantes sociolinguistiques proposées aujourd’hui comme support à l’enseignement du français au travers de ce dispositif énonciatif à distance. Nous allons chercher à décrire, sous différents traits, la langue française diffusée par les documents (authentiques ou fabriqués) proposés par les étudiants en France à leurs « apprenants » étrangers. Du point de vue méthodologique, en fonction de l’importance du nombre des documents élaborés par les étudiants français depuis 2002 (plusieurs centaines), nous nous en tiendrons à des repérages qui n’ont pas l’ambition d’être représentatifs du GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 138 corpus dans son ensemble mais cherchent à mettre au jour des écarts, décalages ou discontinuités par rapport aux propriétés que l’on est habitué à associer au français langue d’enseignement. Dans cette optique nous avons choisi des entrées descriptives qui permettent d’étudier la variation, afin de chercher à décrire l’éventail des réalisations linguistiques proposées dans ce type de dispositif d’enseignement à distance. Afin de s’appuyer sur les dimensions multimodales des documents pédagogiques, nous examinerons successivement les caractéristiques de la langue orale puis celles de la langue écrite. 3.1 Le français oral Au cours des quatre années, on a pu observer une exploitation croissante des documents sonores dans les activités créées par les étudiants. Vont être répertoriées ci-dessous les variations qui peuvent être repérées dans l’utilisation de la langue parlée par les étudiants. Variations d’accent Elles sont présentes par le biais des personnes interviewées par les étudiants : ainsi des commerçants de Besançon d’origine marocaine, cap verdienne et cambodgienne donnent à entendre des accents diversifiés (Tâches 2003-2004, La France multiculturelle8). On peut également noter la présence des accents canadien et américain par le biais d’interview d’étudiants étrangers alors à l’université. Enfin, les étudiants français sont dépositaires de leur accent régional et on identifie ainsi, par exemple, les accents bisontin, alsacien et martiniquais. Variations mélodiques dans l’intonation Elles renvoient soit au « parler jeune » et à ses caractéristiques prosodiques particulières, soit au ton mal assuré de la lecture d’un texte par un étudiant qui oralise en « récitant » sur un ton peu naturel. Dans ce dernier cas et à la différence du premier, ce sont des variations « non recherchées » qui sont perceptibles pour le locuteur francophone et qui renvoient au fait que les étudiants-acteurs-intervieweurs ne sont pas des professionnels dans ce domaine9. Ces variations posent tout de même la question (que l’on retrouvera d’ailleurs pour l’écrit) de l’exposition des apprenants étrangers à une langue approximative du fait de l’impossibilité de contrôler à tous les niveaux les productions langagières des étudiants. Variations morphosyntaxiques par rapport à la norme C’est sous cette catégorie très générale que sont regroupés différents décalages par rapport aux formes standard de français. Elles peuvent être représentatives d’un état de l’interlangue d’un étudiant étranger, par exemple, anglophone : « Je suis vraiment contente que je suis restée plus d’une année parce qu’au début les premiers deux trois mois tu vois que des stéréotypes ». Elles peuvent également relever du langage parlé quand il s’agit d’énoncés d’étudiants francophones : « des gens qu’on se connaissait quand on était gamins ». Discontinuités en termes de lexique, variations de registre Nous revenons ici encore à l’âge des locuteurs pour expliquer la présence de lexèmes tels que « la quotidienne », « le prime », « la starac’ ». Ces introductions lexicales liées à des référents très contemporains, comme la télé-réalité, posent une question à laquelle il faudrait 8 Ces précisions sont fournies pour permettre au lecteur de retrouver les extraits cités en contexte, sur le site du projet. 9 A l’inverse, l’année 2005-2006 a vu une étudiante adopter un ton très « professionnel » d’animateur radio dans ses interviews, prenant ainsi son rôle au sérieux, mais de manière ludique. Cette dimension ludique revient d’ailleurs de façon récurrente dans nombre des productions des étudiants de FLE. GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 139 chercher à répondre : les étudiants français cherchent-ils à « être eux-mêmes » et à privilégier les thèmes et le lexique qui y est associé en fonction de leurs goûts (et de ceux présumés de leurs apprenants) ou bien légitiment-ils explicitement ce type de lexique dans sa vocation à être langue d’enseignement ? On peut repérer toute une gamme de sous-registres dans le langage parlé mis en scène : du langage jeune (Trimaille, 2005) avec des expressions telles que « Je suis dix fois plus adepte », « il m’énerve grave »10 en passant par le registre relâché « le beaujolais, je trouve ça dégueulasse […] tout le monde est bourré » (Tâches 2004-2005, Le Beaujolais nouveau), « les Américains, ils ont pas tilté » (Tâches 2003-2004, L’Alsace) jusqu’au verlan (Bachmann et Brasier, 1984) qui renvoie aux pratiques langagières des banlieues (Dannequin, 1997) par le biais d’un dialogue « fabriqué » entre deux locuteurs à l’occasion d’un scénario sur le parler jeune (réalisé sur la suggestion du professeur australien, qui traitait cette question dans son cours) : Julien : Ouèche mec, ça gaze ? Fred : Ouais tranquille. Julien : J’peux te taxer une clope ? Fred : Tiens gars. C’est la galère en ce moment c’est clair, j’ai plus une tune. j’ai déjà en plus j’ai déjà tout craqué tout ce que mes parents m’ont donné. Et toi mec ça roule ? Julien : Ouais j’ai trouvé du taf dans un magasin, j’ai un peu de tune et je peux m’acheter de la sape, pas besoin de mon rep, tranquille quoi… [Tâches 2003-2004, La langue des jeunes] En dehors du lexique propre au verlan, aussi bien la prosodie particulière que l’intonation montante en fin de phrase ou l’insistance sur certaines syllabes confèrent à ce dialogue des marques différentielles par rapport à ce qui est communément présenté en matière de langue française dans la classe de langue étrangère. Les échanges autour de ce scénario sur le parler jeune ont d’ailleurs débouché sur des comparaisons avec l’équivalent australien (l’aussie slang dont les formes proposées par les apprenants australiens ne faisaient pas consensus entre eux). On retrouve le caractère frondeur des étudiants qui ne s’encombrent pas de « politiquement correct » dans leur choix de textes et privilégient l’amusement et le ludique au sérieux dans l’apprentissage du maniement de la langue. L’insertion de virelangues faisant largement usage de l’argot et des implicites égrillards en sont un exemple : Ta Cathy t’a quitté T’es cocu qu’attends-tu ? T’as plus qu’à te cuiter Et quitter ton quartier11 L’assassin sur son sein suçait son sang sans cesse. La pipe au papa du pape Pie pue. [Tâches 2002-2003, unité 4] Nous allons voir que l’écrit, en reprenant certains des traits mis au jour pour l’oral, détient d’autres caractéristiques qui le différencient également de la langue d’enseignement traditionnelle. Ce sont principalement les interactions tuteurs-apprenants produites lors du tutorat des activités linguistiques qui fourniront le corpus de cette analyse de la langue française écrite. 10 11 Et autres formules avec changement de classe grammaticale. Extrait d’une chanson de Bobby Lapointe. GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 140 3.2 Le français écrit Les quatre premières années de productions pédagogiques réalisées par les étudiants dans le cadre du français en (première) ligne que l’on a pris en compte ici montre que l’écrit est largement dominant (plus de 90% des documents proposés). Langage parlé L’usage du langage parlé se retrouve à l’écrit par exemple dans l’emploi de formes abrégées à travers une petite leçon lexicale, proposée en 2003-2004 au sein des activités proposées sous le thème « la langue des jeunes » et destinée à initier les étudiants étrangers à ces troncations largement utilisées dans la communauté étudiante : *Fac=faculté *Amphi=amphithéâtre *Socio=sociologie *Prof = professeur Si l’on passe maintenant aux interactions entre tuteurs et apprenants, on pourrait penser que l’on a encore davantage l’occasion de trouver des marques de français parlé. Or, la plupart des tuteurs, sans doute désireux d’assumer leur rôle d’enseignant de FLE, s’appliquent à employer un registre assez formel ; il arrive cependant que l’on trouve des façons plus spontanées de s’exprimer12, sorte de transcription de la forme orale correspondante : Merci pour votre invitation en document attaché. Il n'y a pas de texte. C'est normal ou j'ai un problème d'ordinateur ? [échanges 2003-2004] Comme on sait que vous avez un examen sur table le 24 octobre on va vous laisser 15 jours pour mettre votre avis sur le web-board. [échanges 2005-2006, avec les USA] Nous reviendrons sur les emprunts à l’anglais dans la suite de l’article. Registre amical Créer une ambiance de communication sympathique entre dans les stratégies discursives des tuteurs et certains d’entre eux, s’autorisant une certaine proximité avec leurs apprenants, n’hésitent pas à user de formules amicales, familières ou affectueuses pour doter d’épaisseur affective la relation pédagogique établie : A vous de jouer les filles ! Si vous pouviez mettre votre photo sur le forum, (ou me l'envoyer et je la déposerai...) ce serait vraiment sympa ! Je vous l'ai déjà dit : je suis curieuse comme une fouine. [échanges 2004-2005] L’introduction de cette dernière expression permet d’enclencher sur une autre « tête de linotte » : A très bientôt, "petite fouine" ! (ou "petite tête de linotte" ! Je dis ça parce que vous aviez oublié de m'envoyer le document de votre invitation dans votre e-mail !... ;-))) L’émoticon final vient désambiguïser un énoncé qui pourrait être mal interprété par son destinataire et on le retrouve employé par la même tutrice en fin de session : Un dernier e-mail ("courriel" en français !) pour vous dire que nos échanges prendront fin dimanche soir (sniff !... : -(( ). On retrouve ici les caractéristiques de ce que l’on a appelé la cyberl@ngue (Dejond, 2002) ou la langue d’écran (Develotte et Gee, 2002), à savoir une langue qui mêle les spécificités techniques de l’écriture informatique (graphiques ou autres) à la langue écrite « classique », 12 Sur cette question des variations de registre, parfois à l’intérieur d’un même message, voir Dejean-Thircuir et Mangenot (2006), qui attribuent ces variations au double positionnement adopté par les étudiants de FLE. GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 141 occasionnant des contacts de (variétés de) langues sur lesquels nous allons maintenant nous attarder. Contacts de langues Un aspect spécifique à cet écrit est celui des contacts de langues qui sont d’une part liés à la prise en compte du public cible et d’autre part à celui de l’anglais en tant que langue de l’informatique. Relèvent du premier cas de figure des activités liées à la culture anglosaxonne telle : « Baudelaire in Wonderland », proposée aux apprenants américains en 20052006, activité qui a suscité le commentaire suivant de la part d’une tutrice : Merci d’avoir fait cette activité. Votre Wonderland est vraiment très agréable ! La prise en compte de la langue de l’interlocuteur étranger est également en jeu dans les formules de clôture choisies par une tutrice à la fin de la formation : « Thank you so much ! Soyez heureux ! Take care ! M..... pour vos examens !.... See you ! ». D’une autre visée pragmatique procèdent les nombreux énoncés intégrant l’anglais en tant que langue de la technologie. On trouve de tels usages par exemple dans les consignes données par le tuteur : Ecrivez votre commentaire, puis tapez le "username" et le password" que vous avez choisi quand vous vous êtes inscrit sur Blogger.com. Cliquez ensuite sur "login and publish". Votre commentaire apparaîtra après quelques minutes. [échanges 2004-2005] Dans un tel énoncé, quel que soit le public-cible, les mots entre guillemets sont probablement conservés dans la forme qui est la leur sur le site « Blogger.com ». Mais le contact de langues peut également venir s’intégrer « tout naturellement » dans les interactions, si tant est que le tuteur connaisse la langue de l’apprenant. Ainsi en 2005-2006, plusieurs étudiants étaient hispanophones, et des formules en espagnol émaillaient les propos, comme une marque supplémentaire de connivence avec l’apprenant (dans la citation cidessous les propos du tuteur sont en noir et en bleu) : Aimez-vous regarder des films ? OUI, BEAUCOUP. C’est un des mes hobbies. Super ! moi aussi ! Vous préférez lire un bon livre ou voir un bon film ? Je ne peux pas choisir parce que j’aime BEAUCOUP les deux choses ¡ lo mismo para mì ! Par ailleurs, on peut relever des écarts opérés par rapport à la langue française elle-même, puisque l’on peut passer de l’enseignement du français à l’exposition au « patois canadien » : dans le cadre d’une réponse à ses apprenants, une des tutrices eut en effet un jour l’idée de sensibiliser ses étudiants australiens au québécois : En guise de réponse à L. (sur le blog) et pour ceux que ça intéresse (peut-être D. qui souhaite aller au Canada !), une petite leçon de "québécois" (elle dure 6'25)! […] Maintenant que vous avez compris la leçon, voici la phrase de Linda Lemay à la fin de son disque "Les Lettres Rouges" : "J'aimerais ben mieux rester assise sur mon steak à (l)a maison devant un vidéo avec une poutine pis une liqueur que de me ramasser dans un trou à me faire crouser par un raisin de la pire espèce qui me collerait comme une mouche à marde toute l'estifi de veillée. Mais qu'est-ce c'est que tu veux ça a de l'air que je pogne qu'avec des colons pas de classe qui ont même pas assez de bacon pour me payer un drink qui a de l'allure. Pis de toutes façons tout ce qu'ils veulent les calik d'épais c'est de faire des cochonneries avec moi sur la banquette toute décalissée d' leu' vieille minoune de BS." Bonne lecture ! [échanges 2004-2005] Du français au « patois canadien » il n’y a donc qu’un pas, allègrement franchi par la tutrice qui n’hésite pas à exposer ses étudiants à une langue que l’on peut légitimement trouver quelque peu éloignée du « français standard »… Certes, certains lexèmes anglais peuvent faciliter la compréhension de ce texte à un public anglophone mais on peut penser qu’ici l’amusement, lié à son contenu osé, a prévalu sur la perspective strictement GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 142 pédagogique… Les frontières définissant ce qui peut être ou non objet d’enseignement ont toujours été à géométrie variable en fonction de l’enseignant : quand celui-ci est jeune, espiègle et à distance, ces frontières dessinent de petites enclaves en terrains linguistiques étrangers. Les formes linguistiques qui ont été pointées, pour être jusqu’alors peu convoquées dans le cadre de l’enseignement de la langue (bien qu’elles soient bien connues des élèves en France), pourraient bien relever d’une tendance plus générale qui tend à faire entrer dans un espace social discursif spécifique (ici l’enseignement à distance du français) des formes jusqu’alors réservées à d’autres espaces sociaux. On se rend compte en effet que dans d’autres études comme celle effectuée par Sonia Branca-Rosoff (1999 : 125) autour des journaux scolaires, cette même tendance se retrouve : « On n’observe pas l’apparition soudaine d’un nouveau registre de langue mais plutôt la montée progressive de formes jusqu’alors stigmatisées à l’intérieur de réseaux professionnels (une association de professeurs de français, des auteurs de manuels…) […] D’une façon ou d’une autre ces reconfigurations légitiment des usages jadis exclus. Elles font entrer les stéréotypes du français familier comme valeurs dans le français commun de référence. Ce ne sont pas les catégories linguistiques prises en elles-mêmes qui font sens mais le fait que telle ou telle forme de parler s’emploie dans un lieu public social : le journal scolaire qui porte à la connaissance de la société la façon dont l’école met en œuvre l’identité du français. » 4. Conclusions Au terme de ce premier repérage des discontinuités induites par le passage en ligne de l’enseignement, il apparaît que la communauté discursive des enseignants de langue à distance se différencie de celle des enseignants « en présentiel », autant par l’utilisation de l’informatique et des fonctions qui y sont associées que par les relations interpersonnelles particulières qui s’y établissent et les pratiques langagières qui y sont générées. Des études plus spécifiques concernant par exemple l’influence de l’outil de communication (par exemple l’usage de blog, de chat, de wiki) sur les pratiques langagières restent à effectuer, si l’on forme comme Anis (2003) l’hypothèse que « les conditions matérielles de la communication modèlent fortement la forme linguistique des messages ». Le développement prochain du projet avec l’université de Berkeley (2006-2007), par l’accent mis sur les échanges synchrones, va permettre par exemple de travailler plus spécifiquement l’apport de la multimodalité dans la relation pédagogique (chat écrit/oral, vidéo). Il faut cependant souligner que l’évolution rapide des techniques associées à l’enseignement, qui amène à tester des protocoles de communication toujours différents et donc à engendrer des discontinuités, va de pair avec celle des outils utilisés pour la recherche. Des aides informatiques de plus en plus en relation avec les besoins des chercheurs en didactique (souvent en co-conception entre les partenaires) viennent étayer les recherches. Ainsi les recueils de traces indiquant fréquences de connexion et temps de consultation des participants peuvent par exemple venir nourrir une analyse centrée sur la gestion des variables temporelles sur un forum. On peut donc penser que les ruptures induites par la mise en œuvre de nouveaux dispositifs de communication pédagogique vont être accompagnées par une meilleure connaissance de leurs spécificités techno-pragmatiques en particulier. On peut en outre se rendre compte que chaque nouvelle façon d’analyser, au niveau informatique, des données pédagogiques ouvre de nouvelles voies de recherche à la didactique. Pour conclure enfin sur cet apport mutuel qui s’opère entre sciences du langage, didactique et informatique, on pointera une des caractéristiques du projet « Le français en (première) ligne », qui consiste à intégrer la réflexion théorique à la réalisation pédagogique qui est GLOTTOPOL – n° 10 – juillet 2007 http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol 143 demandée. On peut faire l’hypothèse en effet que nombre de notions employées par les étudiants dans les entretiens ou synthèses réflexives proviennent des articles écrits sur le projet qui leur ont été proposés à la lecture. Par ailleurs, les étudiants sont amenés, dans le cadre de l’évaluation de l’UE qu’ils suivent, à effectuer une analyse d’échanges en ligne s’étant produits antérieurement. La recherche-action effectuée les années précédentes sert donc directement la formation présente qui elle-même servira de terrain de recherche pour les suivantes. Il semble que cette récursivité entre les deux temps de réflexion (pratique et méta) puisse être également comptée au nombre des discontinuités d’avec un enseignementapprentissage uniquement présentiel, c’est en tout cas ainsi qu’elle peut être ressentie. Bibliographie ABRIC J.-C., 2004 (rééd.), Psychologie de la communication, Paris, Armand Colin. ANIS J., 2003, « Communication électronique scripturale et formes langagières : chat et SMS », dans Actes des quatrièmes rencontres « Réseaux humains, réseaux technologiques » (RHRT 4 - 2002), université de Poitiers. http://edel.univpoitiers.fr/rhrt/document.php?id=547. BACHMANN C., BASIER L., 1984, « Le verlan, argot d’école ou langue des keums », Mots, 8, pp. 169-187. 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Comité scientifique : Claudine Bavoux, Michel Beniamino, Jacqueline Billiez, Philippe Blanchet, Pierre Bouchard, Ahmed Boukous, Louise Dabène, Pierre Dumont, Jean-Michel Eloy, Françoise Gadet, Marie-Christine Hazaël-Massieux, Monica Heller, Caroline Juilliard, Jean-Marie Klinkenberg, Suzanne Lafage (†), Jean Le Du, Jacques Maurais, Marie-Louise Moreau, Robert Nicolaï, Lambert Félix Prudent, Ambroise Queffelec, Didier de Robillard, Paul Siblot, Claude Truchot, Daniel Véronique. Comité de lecture pour ce numéro : Hillary Bays (Université de Cergy-Pontoise), MarieMadeleine Bertucci (Université de Cergy-Pontoise, IUFM), Fabien Liénard (Université du Havre), Charlotte Lindgren (Université d'Uppsala, Suède), Rachel Panckhurst (Université Montpellier 3). Laboratoire CNRS DYALANG – Université de Rouen http ://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol ISSN : 1769-7425