L`emploi précaire en Suisse
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L`emploi précaire en Suisse
Économie suisse L’emploi précaire en Suisse Les emplois précaires se caractérisent par une insécurité particulièrement importante sur le plan temporel ou économique, ou encore par une absence de protection. En 2002, il y avait en Suisse environ 150 000 emplois précaires. Ce phénomène touche 3,8% des actifs, mais seulement 2,1% du volume de travail, car la plupart de ceux qui exercent un emploi de ce type travaillent moins de 40 heures par semaine. Les années nonante ne montrent pas de tendance générale à la hausse, mais suivent, avec un décalage d’un an, les chiffres du chômage. Les femmes sont environ fois trois plus souvent touchées par le travail précaire que les hommes. Les jeunes ainsi que Photo: Keystone les personnes disposant d’un faible niveau d’instruction sont également menacés. Encadré 1 Les trois principaux types d’insécurité qui affectent les emplois précaires L’insécurité temporelle: – caractéristique: insécurité accrue face à l’avenir; – exemples: le travail temporaire, les contrats de travail à durée déterminée. Les différences en qualité des différents emplois sont devenues, ces dernières années, un sujet récurrent dans les médias: à la question de savoir pourquoi les créations d’emploi étaient beaucoup plus nombreuses aux États-Unis que dans les pays d’Europe continentale, il était fréquemment répondu qu’il s’agissait là d’emplois de moindre qualité, souvent qualifiés de «Mac Jobs». Les emplois peuvent différer sur le plan qualitatif à plusieurs égards. Une nouvelle catégorie, l’emploi précaire, est apparue depuis quelques années dans la littérature spécialisée. Toutefois, la plupart des études qui lui ont été jusqu’ici consacrées sont de nature qualitative et L’insécurité économique: – caractéristique: revenu incertain; – exemples: le travail sur appel, le travail à domicile sans précision contractuelle d’un nombre d’heures à effectuer. L’insécurité quant à la protection: – caractéristique: dispositions de protection inexistantes ou insuffisantes; – exemple: la pseudo-indépendance. Michael Marti Chef de projet, consultant, Ecoplan, Berne Stephan Osterwald Consultant, Ecoplan, Berne 43 La Vie économique Revue de politique économique 2-2004 ne fournissent pas de définition empirique utilisable. Aussi avons-nous commencé par là, en nous appuyant sur la littérature spécialisée. Nous avons ensuite analysé le travail précaire au moyen des données de l’Enquête suisse sur la population active (Espa) de l’Office fédéral de la statistique (OFS) pour les années 1992 à 2002. Les emplois précaires sont marqués par l’insécurité Selon les diverses définitions trouvées dans la littérature, c’est l’insécurité qui caractérise le mieux la précarité, la notion étant à prendre au sens relatif. Lorsque, dès lors, nous évoquerons l’«emploi précaire», nous désignerons toujours par là un emploi présentant un déficit de sécurité par rapport à un autre de type normal. Ce point de vue relatif est indispensable, car, dans une économie de marché, aucun emploi n’est garanti et donc exempt d’insécurité. Nous distinguerons trois types principaux d’insécurité: l’insécurité temporelle, économique et celle qui concerne la protection (voir encadré 1). Économie suisse Tableau 1 Tous les emplois marqués par l’insécurité ne sont pas précaires Critères mesurables et non mesurables Type d’insécurité Critères mesurables (par l’Espa) Critères non mesurables (par l’Espa) Insécurité temporelle – Contrats de travail à durée déterminée de douze mois au maximum – Mission d’intérim par l’intermédiaire d’une agence de travail temporaire – Contrats en chaîne – Plans de mission communiqués au dernier moment Insécurité économique – Travail sur appel (recensé depuis 2001) – Travail à domicile (y.c. le télétravail) sans précision contractuelle d’un nombre d’heures à effectuer – Travail à temps partiel lorsque le travailleur souhaite un taux d’occupation plus élevé et que le contrat de travail prévoit un horaire de travail irrégulier – Salaire variable, bas revenu fixe Insécurité quant – Pseudo-indépendance à la protection (recensé depuis 2001) – Violation des disposition de protection – Insécurité concernant la représentation syndicale – Contrats de travail n’offrant aucune sécurité Source: Marti, Osterwald / La Vie économique Jusqu’ici, l’insécurité, comparée à la sécurité d’un emploi normal, a toujours été considérée comme l’élément-clé des formes de travail non traditionnelles. Ce postulat s’appuie sur le fait que, dans les formes de travail non traditionnelles, l’employeur transfère souvent sa propre insécurité sur le travailleur. Certains travailleurs voient ce transfert d’un bon œil, s’il est compensé par une prime de risque. La compensation peut être pécuniaire (salaire supérieur) ou revêtir une forme individuelle non matérielle, comme des conditions de travail moins rigides (horaire libre). Aussi certaines personnes choisissent-elles volontairement de travailler dans un contexte relativement incertain. La définition de l’emploi précaire comporte donc, à côté de l’aspect d’insécurité relative, une composante de libre choix (voir encadré 2). Les formes d’emplois précaires observées sur le marché du travail: une évaluation Encadré 2 Définition de la notion d’emploi précaire Définition générale Les emplois précaires sont définis par la conjugaison de deux éléments: l’insécurité et le caractère volontaire ou non. Un emploi est réputé précaire lorsqu’il engendre une relative insécurité non souhaitée ni compensée financièrement. Cette définition est très générale. Pour étudier empiriquement le phénomène, les restrictions «voulu» ou «compensation financière» ont été définies par rapport au salaire. Nous partons de l’idée que lorsque le salaire dépasse un certain seuil, l’insécurité est compensée financièrement et qu’un travailleur qui bénéficie d’un salaire élevé peut trouver des solutions de rechange sur le marché du travail, possède une bonne employabilité et ne se trouve donc pas en situation de travail précaire. Définition détaillée La définition générale mentionnée ci-dessus peut être précisée de la manière suivante: un emploi est réputé précaire lorsqu’il comporte une insécurité majeure (économique, quant à l’avenir ou la protection) et procure un revenu annuel net inférieur à 36 000 francs sans la prime de risque ou lorsqu’il comporte deux insécurités majeures ou plus et procure un revenu annuel net inférieur à 60 000 francs sans la prime de risque. Nous avons choisi un salaire plancher de base de 36 000 francs net parce que c’est le montant sur lequel porte actuellement les débats politiques. À celuici s’ajoute une prime de risque à titre de dédommagement pour l’insécurité de l’emploi. Dans la variante principale, nous avons fixé la prime de risque à 6000 francs par an; le salaire plancher s’élève ainsi à 42 000 francs (base 2002) pour une insécurité majeure et à 66 000 francs pour deux insécurités majeures ou plus. Pour fixer la prime de risque, nous avons effectué une analyse de sensibilité. 44 La Vie économique Revue de politique économique 2-2004 Les emplois potentiellement précaires revêtent différentes formes. Elles peuvent être classées selon les trois types d’insécurité majeure précités (insécurité temporelle, économique et quant à la protection). Les critères ne sont pas tous mesurables. Le tableau 1 recense les différents types de travail précaire, pour chaque type d’insécurité, en les divisant, selon l’Espa, en critères mesurables et non mesurables, ainsi qu’en fonction du type d’insécurité. Environ 150 000 emplois précaires en Suisse Si l’on rapporte le nombre des emplois précaires au total des actifs de la population résidante permanente, la proportion d’actifs touchés est de 3,8%. Cependant, comme une grande partie de ces emplois offrent un taux d’occupation de moins de quarante heures, ils ne représentent que 2,1% du volume de travail (calculé en nombre d’heures effectuées). Toutes les catégories étudiées n’ont pas la même importance: quatre emplois précaires sur dix concernent le travail sur appel; viennent ensuite,pour l’année 2002,les contrats de travail à durée déterminée, la pseudo-indépendance et le travail à domicile sans précision du nombre d’heures (voir graphique 1). De fortes disparités entre les branches économiques L’analyse par branches montre que les emplois précaires sont beaucoup plus fréquents que la moyenne dans les services domestiques (par ex. aide-ménagère), l’hôtellerie, l’agriculture et les autres services (en- Économie suisse L’analyse par branches montre que les emplois précaires sont beaucoup plus fréquents que la moyenne dans l’hôtellerie et l’agriculture. Photo: RDB tre autres l’élimination des déchets, la branche divertissement/culture/sports, les services personnels). La fréquence exceptionnelle des emplois précaires dans les services domestiques s’explique certainement par la difficulté à syndicaliser les travailleurs de cette branche. Inversement, la forte généralisation des conventions collectives de travail explique la proportion relativement faible d’emplois précaires, en particulier dans la construction et les industries manufacturières. Ce type d’emploi est, enfin, extrêmement rare dans le secteur des banques et des assurances. Graphique 1 Comment les 150 000 emplois précaires se répartissent-ils en 2002? Contrats à durée déterminée, 21% Travail temporaire, 4% Travail à domicile sans précision contractuelle d’un nombre d’heures à effectuer, 16% Travail à temps partiel (définition général), 8% Travail sur appel, 38% Pseudo-indépendance, 13% Source: Espa (2002) / La Vie économique 45 La Vie économique Revue de politique économique 2-2004 Sont particulièrement exposés les femmes, les jeunes et les personnes au niveau d’instruction inférieur à la moyenne Quelques critères socio-démographiques influencent de manière significative la probabilité d’avoir un emploi précaire. Ce sont d’abord, comme l’a démontré une analyse Probit, le sexe, l’âge et le niveau de formation. Si ce constat était en soi attendu, sa netteté est par contre surprenante. Les femmes sont environ fois trois plus souvent touchées par le travail précaire que les hommes. Il existe différentes raisons à cela: certains y voient une conséquence de la situation qui prévaut sur le marché du travail et où les femmes bénéficient généralement de conditions moins favorables que les hommes; d’autres arguent que les emplois précaires touchent surtout les personnes qui apportent un second salaire; or, la majorité d’entre elles sont encore des femmes. Les résultats ne sont pas surprenants non plus en ce qui concerne le critère de formation: les personnes possédant un diplôme universitaire risquent nettement moins d’exercer un emploi précaire que celles qui n’ont même pas un certificat d’apprentissage. Pour ce qui est de l’âge, il apparaît clairement que les jeunes de moins de 25 ans présentent une probabilité supérieure à la moyenne d’avoir un emploi précaire. L’analyse n’a pas décelé de différences significatives selon la région linguistique ou la Économie suisse Graphique 2 Évolution du nombre d’emplois précaires et de chômeurs, 1992–2000 Emplois précaires (année t) Chômeurs (année t-1) Nombre d’emplois précaires Nombre de chômeurs 140000 200000 180000 120000 160000 100000 140000 120000 80000 100000 60000 80000 60000 40000 40000 20000 20000 une corrélation de 0,89 pour les années 1992 à 2000, pour autant que l’évolution du nombre d’emplois précaires suive celle des chômeurs avec un décalage d’un an. L’hypothèse d’un lien décalé entre le premier et le second est parfaitement plausible: lorsque le chômage augmente, les travailleurs sont davantage disposés à prendre des emplois qui ne les intéressent pas à première vue. D’un autre côté, lorsque la conjoncture va mal,le risque d’entreprise s’accroît; les employeurs tenteront donc de multiplier les contrats qui les engagent le moins possible (par ex. des contrats à durée déterminée), de manière à reporter le risque d’entreprise sur les travailleurs. Inversement, lorsque la conjoncture s’améliore, la position des travailleurs, en termes de négociations, se renforce et les emplois précaires deviennent moins nombreux. 0 0 1992 1993 1994 1995 1996 1997 Remarque: Le système de relevé ayant été modifié en 2001, il est impossible de comparer l’évolution de l’emploi précaire au-delà des années 1992 à 2000. 1998 1999 2000 Source: Espa / La Vie économique nationalité. Le pourcentage d’emplois précaires est assurément plus bas chez les Suisses allemands que chez les Romands et les Tessinois, mais la différence est minime, et elle a même diminué en 2002. La comparaison entre Suisses et étrangers donne des résultats analogues: les emplois précaires sont, certes, légèrement moins fréquents chez les Suisses que dans la population résidante permanente étrangère, mais l’écart n’est pas statistiquement significatif. Le nombre d’emplois précaires n’a pas augmenté dans les années nonante Encadré 3 À lire Étude: Prekäre Arbeitsverhältnisse in der Schweiz, étude effectuée à la demande de la Commission de surveillance du fonds de compensation de l’assurance-chômage, publications du seco: Arbeitsmarktpolitik n°9 (9.2003). Comment a évolué, au cours du temps, le nombre des emplois précaires? Le graphique 2 qui retrace cette évolution montre que leur nombre n’a pas augmenté durant les années nonante.La forte progression des emplois précaires entre 2000 et 2001 n’apparaît pas dans ce graphique. Elle est due principalement à un affinement des critères de l’Espa: l’enquête 2001 s’est en effet, pour la première fois, intéressée au travail sur appel et à la pseudo-indépendance. Il est de ce fait quasi impossible de comparer les chiffres des années 2001 et 2002 avec ceux des années précédentes; c’est la raison pour laquelle le graphique couvre uniquement les années 1992 à 2000. En période de mauvaise conjoncture, le nombre d’emplois précaires augmente Y a-t-il un lien entre les emplois précaires et le cours de la conjoncture? Nous avons vérifié s’il existait une corrélation entre le nombre des emplois précaires et celui des chômeurs fourni par la statistique officielle. Le graphique 2 donne 46 La Vie économique Revue de politique économique 2-2004 L’État doit-il intervenir? Dans le cadre de notre étude, nous avons posé cette question à plusieurs représentants de syndicats de travailleurs et d’employeurs. Comme il fallait s’y attendre, leurs avis divergent. La formulation de recommandations politiques n’entrait pas dans le mandat de l’étude.Deux constats s’imposent,néanmoins,d’un point de vue économique. Premièrement, toutes les personnes qui exercent un emploi entaché d’une insécurité non désirée, donc un emploi précaire, n’ont pas besoin du revenu de cet emploi pour vivre: environ 30% d’entre elles vivent dans des ménages pour lesquels le revenu supplémentaire apporté par l’emploi précaire n’est pas vital. Deuxièmement, les emplois précaires sont un épiphénomène de la flexibilité du marché du travail en Suisse. Or, cette flexibilité est aussi l’une des raisons pour lesquelles le taux de chômage y est comparativement bas. Quant à savoir s’il faut que l’État intervienne pour réduire l’insécurité des emplois précaires, la décision relève du politique. Elle devra néanmoins prendre en compte les réalités suivantes: la très faible proportion du volume de travail produit en emploi précaire (2,1%) et la forte sensibilité des emplois précaires à la conjoncture. La première implique que les mesures prises pour protéger ces 2,1% de volume de travail devront être conçues de manière à ne pas avoir d’impact négatif sur les 97,9% restants. La seconde nécessite un examen plus approfondi pour déterminer si les emplois précaires servent en premier lieu de palliatif du chômage en période de mauvaise conjoncture et l’empêche de monter encore plus haut, ou si les employeurs exploitent un pouvoir de négociation renforcé.