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Mieux comprendre ce qui secoue les familles Bimestriel #13 / mars – avril 2014 © Martin Dube Expéditeur : Filiatio – 53 rue de l’Été – 1050 Bruxelles Ne paraît pas en juillet et août Édito P. 2 Brèves d’actu P. 3-4 Sélection du net P. 5 Association P. 6 Où sex a fait mal P. 7 Rapts parentaux P. 8-11 Société P. 12 Dossier P. 13-19 Sexe au logis P. 20-21 Hors champ P. 22-23 En regardant P.24-25 En lisant P. 26-27 Fiction P. 28-30 Abonnement P. 31 Humeur humour P. 32 Rapts parentaux Notre bilan, et ce qu’en pensent les politiques Société C’est pour son bien ? Dossier Pleins feux sur la fessée Fiction Quand le singe était l’avenir de l’homme Retrouvez-nous sur www.filiatio.be et sur les réseaux sociaux P. 08-11 P. 12 P. 13-19 P. 28-30 Édito Demain – possible – rêve À Filiatio, l’année s’étire et prend des poses. La parentalité y éclot en toutes saisons. Nous rêvons que nous l’arrosons. Et nous arrosons ce que nous rêvons. À Filiatio nous ne rêvons pas que debout – nous rêvons le pied à l’étrier en rédigeant nos articles. Nous rêvons d’accoucher de montagnes désirées et de renverser les souris réactionnaires qui emplissent les grottes contre leur gré. Autrement dit, il est temps d’insister, nous rêvons que l’IVG repasse à l’heure d’été – et nous rêvons à l’embryon d’une empathie rénovée… Nous rêvons que la détresse ne soit plus soupesée ni évaluée. Nous rêvons qu’à défaut de disparaître, la détresse demeure indiscutable et singulière – en d’autres termes, INVIOLÉE ! C’est dire si nous rêvons… À Filiatio nous rêvons même, dans des langues que nous ne parlons pas, que les enfants retrouvent des droits… (et les parents)… qu’ils ont déjà ! Nous rêvons que la fessée s’affaisse… Énormément ! Nous rêvons, pieds et poings liés, agenouillés devant l’obstacle, que nos pensées contournent. Nous rêvons des rêves pourvoyeurs d’humanité. Nous rêvons que ni la répétition ni la banalité ne sont des fatalités. Enfin, et surtout, nous rêvons que nos rêves parviennent à vous trouver ! Le Rêveur Définitif 1 1 « L’homme est un rêveur définitif ! » (André Breton) Au sommaire du prochain numéro ❱❱ Dossier Être femme sans être mère ❱❱ Rapts parentaux Bilan (suite) ❱❱ Enquêtes Rapport Casman sur l’instauration de l’hébergement égalitaire ❱❱ Fiction Quand le singe… (deuxième épisode) Filiatio est un périodique publié par Smala!*. Il est envoyé tous les deux mois aux parlementaires, aux avocats, aux juges et aux professionnels en charge de la famille, des rôles parentaux, des processus d’éducation et de l’égalité hommes-femmes. Il est aussi disponible pour le grand public par abonnement. Pour plus d’infos, pour témoigner, réagir ou agir, rendez-vous sur www.filiatio.be ❱❱ Ont collaboré à ce numéro (par ordre alphabétique) David Besschops, Diane Brison, Gauthier Burny, Kévin Galasse, Sultana Kouhmane, Céline Lambeau, Nathalie Mayor, Sabine Panet, Pascale Soudey. * L’ASBL Smala! soutient la parentalité et la famille au sens large, l’égalité hommes-femmes au sein de la famille et dans la société à travers toutes activités d’éducation, d’accompagnement, de plaidoyer, de communication et de recherche. ❱❱ Éditeur responsable Dominique Brichet ❱❱ Adresse rue de l’Été 53 – 1050 Bruxelles – Belgique ❱❱ Contact [email protected] ou www.filiatio.be Filiatio est imprimé chez JCBGAM sur Multioffset, papier blanchi sans chlore. N° d’agr. : P913051 ❱❱ Suivez-nous aussi sur www.facebook.com/Filiatio http://twitter.com/Filiatio 2 Filiatio #13 / mars – avril 2014 1 Brèves Le sort du co-parent de l’enfant du couple homosexuel demeure dans l’expectative alimentée par les allers-retours des (in)décisions politiques. Dans le Filiatio #12, nous évoquions l’avant-projet de loi concernant la filiation automatique entre la co-mère du couple lesbien et son enfant. Pour rappel, le texte de loi actuel ne prévoit une présomption de co-parentalité incontestable que si l’enfant a été conçu par procréation médicalement asistée (PMA). Pour les couples non mariés, une possibilité de reconnaissance de l’enfant est prévue. Pour le couple masculin, ces règles sont également en vigueur mais elles restent inapplicables en l’état puisque la gestation pour autrui (mère porteuse) n’est pas (encore) reconnue. Le principe de non-discrimination justifie toutefois cette prise en compte. Dans le cas où l’enfant a été conçu hors PMA, le co-parent pourra reconnaître l’enfant à condition que le premier parent juridique et le donneur de gamètes aient donné leur accord. En octobre 2013, la ministre de la justice, Madame Turtelboom, déposait un avant-projet de loi ayant pour objectif de légaliser le statut de co-parent à l’égard d’un enfant né au sein d’un couple homosexuel. Début janvier 2014, cet avant-projet était enterré par le gouvernement. Apparamment, ce n’était que partie remise puisqu’à la mi-janvier le Sénat prenait en considération une proposition de loi émanant du VLD, du MR, du sp.a et du PS qui allait dans ce sens. Si le gouvernement Di Rupo a prévu que les inégalités concernant la parentalité de couples du même sexe soient éliminées, la complexité des procédures auxquelles sont actuellement confrontés les parents concernés représente une entrave sérieuse à une égalité factuelle entre les sexes. Évidemment, derrière ces modifications légales, c’est un ordre sexuel établi depuis longtemps qui tremble sur ses bases. Alors, patience et longueur de temps ? En attendant que cette proposition trouve son chemin, les couples de même sexe subissent toujours les lourdeurs du recours à l’adoption lorsqu’ils envisagent d’établir un lien de filiation entre la femme qui n’a pas accouché et l’enfant du couple, s’il n’est pas le fruit d’une PMA. 2 Pas maintenant L’IVG a fait couler pas mal d’encre les derniers temps. En effet, le droit des femmes à interrompre une grossesse non désirée est actuellement remis en débat dans plusieurs nations européennes. Dans certains cas, le problème vient d’une remise en cause frontale du droit à l’IVG émanant des pouvoirs en place, qui génère un mouvement de protestation populaire : le gouvernement espagnol envisage de faire passer une loi criminalisant l’IVG, mais une résistance européenne s’organise; un groupe de parlementaires suisses a demandé la suppression du remboursement de l’IVG, mais la demande a été rejetée à plus de 70% des voix. Dans d’autres cas, le combat contre l’IVG est mené par une portion minoritaire de la population, et ce sont les autorités qui réaffirment le droit des femmes à être maîtresses de leur vie : en France, des mouvements anti-avortement ont mis en ligne des sites d’infos bidons renvoyant vers des centres d’appel qui s’évertuent à culpabiliser les femmes souhaitant recourir à l’IVG; mais le gouvernement français a répondu à cette prise d’otage de femmes en détresse en créant son propre site d’information neutre et objectif sur l’IVG (ivg.gouv.fr). © Banterist L’enfant cache-t-il la forêt ? Ces évènements ont l’avantage de nous rappeler que certains droits acquis sont encore fragiles, et que la vigilance doit rester de mise pour pérenniser leur existence. Mais la remise en débat du droit à l’IVG dans une société qui n’est plus celle des années ‘70 ou ‘90 amène aussi de nouvelles questions. À Filiatio, on reste songeur, par exemple, devant un constat d’inégalité criante en matière de grossesse débutante : les femmes ont le droit de refuser une parentalité qui s’impose à elles en des circonstances inadaptées. Pas les hommes. Car aucune loi n’autorise actuellement un homme à se séparer d’un embryon non désiré. Au contraire, les pères se voient généralement contraints d’assumer les enfants qu’ils ont conçus sans le savoir ou sans le vouloir, si les mères l’exigent. Cette situation a été dénoncée en 2013 dans Paternité imposée par Mary Plard, avocate : « Aucune disposition de la loi Veil ne prévoit un droit d’ingérence du père : il n’est évidemment pas question qu’il puisse contraindre la mère à poursuivre une grossesse qui la mettrait en danger ou qu’elle refuserait de mener à terme. Cette simple idée nous révulse, et elle serait humainement inenvisageable pour la mère et pour l’enfant. Pourtant, nous sommes prêts à admettre que, pour un père, être contraint d’assumer un enfant dans des conditions de contrainte, de violence psychique ou morale, d’abus, n’est pas un problème. Quant à la question du consentement, je serais tentée de dire, en parodiant la juge du Tribunal de Moscou : question rejetée » . À n’en pas douter, cette question rejetée aujourd’hui émergera quand même, tôt ou tard, sur la scène publique, et risque de faire du bruit… C.LA. D.B. Filiatio #13 / mars – avril 2014 3 3 Un certain genre d’égalité La France s’écharpe sur la « théorie du genre » – qui n’existe pas, répètent inlassablement les spécialistes (mais qui les écoute ?). Alors, on s’interroge. Est-il indispensable d’enseigner aux enfants que les femmes ne sont pas biologiquement programmées pour repasser des chemises ? L’égalité entre hommes et femmes n’est-elle pas presque acquise ? Non. En réalité, elle n’est même pas balbutiante. Pourquoi ? Parce que les femmes sont rarement cheffes d’entreprise ? Parce que leurs salaires restent inférieurs à ceux des hommes ? Parce qu’elles subissent quotidiennement des insultes et des viols pour des jupes « trop courtes »? Oui, bien sûr. Mais surtout : parce que l’égalité se construit à sens unique. Les droits traditionnels des hommes (porter un pantalon, voter, gagner de l’argent, gouverner) sont de plus en plus accordés aux femmes, alors que les devoirs traditionnels des femmes (porter une robe, pouponner, nettoyer, éduquer) restent très largement laissés aux femmes. Pour une seule excellente raison : ces « devoirs » restent totalement dévalorisés. Pour favoriser le travail des femmes (comprenez : une fonction assumée dans la sphère publique, contre rémunération, sous les ordres d’un chef), on réclame des crèches et on réinvente la domesticité. Sous couvert, donc, de libérer certaines femmes, on abandonne à d’autres femmes – sous-payées – les trois missions indispensables à la survie de toute communauté : nourrir, soigner, éduquer. Comble de la perversion : si ces femmes mal payées et déconsidérées continuent néanmoins d’assurer ces missions, c’est probablement parce que ce n’est qu’en les assurant pour les autres qu’elles bénéficient d’un minimum de considération. Les assumer dans leur propre maison, auprès de leur propres enfants, ne leur vaudrait en effet que regards dubitatifs, soupçons de paresse et accusations de « vivre aux crochets » de la société ou de leur conjoint. OUI donc, à l’enseignement de la notion de genre à l’école - si cela signifie « lutte contre TOUS les stéréotypes genrés ». L’égalité connaîtra ses premières heures quand on trouvera nécessaire que les garçons (et pas seulement les homos) aient droit aux tissus colorés et fleuris, s’intéressent aux émotions, et espèrent devenir père à temps plein et homme au foyer. Sans doute pourront-ils l’envisager le jour où des adultes - hommes et femmes oseront dire que nettoyer la maison, s’occuper des personnes âgées, apprendre la propreté et la lecture aux enfants, c’est beaucoup plus important et épanouissant qu’accumuler de l’argent, du pouvoir et du prestige. C.LA. Colloque Courrier des lecteurs ❱❱ Vous êtes un-e professionnel-le de la famille et vous souhaitez réagir à nos articles, ou bien vous êtes personnellement confronté-e à des situations qui résonnent en écho à celles que nous présentons dans nos pages… Depuis plusieurs mois, nous recevons vos mails, vos réactions sur notre site internet et même parfois vos lettres. Vous nous posez des questions, vous voulez aller plus loin sur un sujet, vous souhaitez avoir accès à des spécialistes et vous nous demandez de l’aide, bref : vous êtes de plus en plus nombreux à nous écrire. Soucieux d’optimaliser l’osmose entre vos préoccupations et nos sujets, nous avons décidé de créer une rubrique « courrier des lecteurs », qui sera alimentée par vos interventions. De notre côté, au bout du clavier, nous vous mettrons en contact avec les personnes les plus à même de répondre à vos demandes. Avec votre accord, nous pourrons publier notre conversation (au moins en partie) dans les pages de Filiatio, pour que le dialogue puisse s’ouvrir aux autres lecteurs. Alors, à vos plumes ! Concret et constructif Bonjour, Magnifiques, votre projet, votre travail, vos magazines, votre philosophie ! (…) Cela va faire bientôt trois années que je navigue constamment sur tout se qui se dit, s’écrit au sujet de l’importance du lien parental pour un enfant, pour une famille… et jamais je ne suis tombé sur quelque chose d’aussi bien fait, d’aussi concret et d’aussi constructif. (…) 4 Filiatio #13 / mars – avril 2014 En parcourant vos publications, j’ai découvert le témoignage de Julie (« Papa je veux rentrer à la maison », Filiatio n°8) qui m’a profondément touché et ému, tant l’histoire de Julie est proche de celle de ma fille de 7 ans. Rien que pour cela, merci. Alain Van Den Berghe Cette année, le colloque organisé par l’inusable asbl liégeoise Parole d’Enfants affiche complet. Heureusement, pour répondre au désarroi de nombreux participants, l’asbl a mis en place un système de vidéo conférence simultanée dans la salle voisine, Reine Elisabeth. Vous pourrez ainsi, malgré tout, profiter confortablement des présentations des orateurs par écran interposé.Inestimable outil de travail pour les intervenants, toutes obédiences confondues, et pour les autres, les curieux et les désireux d’apprendre, ce colloque traitera de thèmes comme :Toutes les familles ne sont pas de « bonnes familles »; Tous les enfants ne peuvent pas rester avec leurs parents; Tous les adolescents pour lesquels on s’investit ne trouvent pas le bon chemin; Tous les malades ne guérissent pas; Tout le monde ne bénéficie pas de la sécurité, la santé, la justice; En dépit de bonnes intentions, on ne peut pas « sauver tout le monde; … Ce n’est pas exhaustif ! Formulaire d’inscription sur le site www.parole.be/liege2014/fr/inscriptions.html Sélection du net Belgique Pérennisation des subventions aux plannings familiaux Le Parlement wallon a approuvé en janvier 2014 un projet de décret qui maintient et facilite l’octroi de subventions aux Centres et aux Fédérations de planning et de consultation familiale et conjugale. Le même projet soutient l’EVRAS (Éducation à la Vie Affective et Sexuelle, inscrite dans les missions de l’enseignement obligatoire depuis juin 2012, mais sans modalités d’application précises). Les centres de plannings familiaux existent en Belgique depuis 45 ans. Leur mission consiste à fournir de l’information, des conseils et de l’aide pour permettre à chacun de jouir de ses droits sexuels et reproductifs (par exemple, choisir librement ses partenaires familiaux et maritaux, accéder à la contraception, à l’IVG, à des soins de santé de qualité durant la grossesse, etc…). Au vu des remises en cause nombreuses de ces droits chez certains de nos voisins européens comme outre-Atlantique, on ne peut que saluer l’adoption de ce décret par les autorités wallonnes. www.laligue.be/leligueur/articles/ droits-sexuels-et-reproductifs-kekseksa France Travailler avec les mots Le 21 janvier, le Parlement français a voté en faveur de la suppression de la notion de « détresse » qui, en France, conditionnait l’accès à l’IVG depuis 1975, ainsi de la notion de « bon père de famille » présente dans le Code Civil, à remplacer désormais par l’adjectif « raisonnable ». Agir sur la langue pour augmenter l’égalité hommes-femmes n’est pas nouveau pour la France : en 2012, une circulaire ministérielle demandait la disparition du terme « mademoiselle » dans les documents administratifs. Même démarche en Suède et en Chine, qui permettent, voire prônent (notamment dans le système scolaire) l’usage d’un pronom personnel neutre (ni masculin, ni féminin) pour désigner les personnes sans préciser leur sexe. Une modification comparable serait très difficile à organiser pour le français, qui sexualise non seulement les pronoms, mais aussi les déterminants, les adjectifs et les participes passés… www.francetvinfo.fr/societe/supprimer-bon-pere-de-famille-ducode-civil-fait-il-vraiment-avancer-la-cause-feministe_511481.html www.www.liberation.fr/vous/2012/03/20/ fille-ou-garcon-meme-pronom_804229l Russie (Sotchi) L’arroseur arrosé L’interdiction édictée par Poutine de faire de la « propagande homosexuelle » à l’occasion des Jeux Olympiques d’Hiver de Sotchi a donné un grand coup de fouet à la cause LGTB (lesbienne-gay-transgenre-bisexuelle), qui fait la une de l’agenda médiatique depuis des semaines, détrônant presque la dimension sportive des J.O. Dans un article publié sur Rue89, la journaliste Renée Greusard passe en revue les diverses manifestations de soutien à la communauté gay mises en oeuvres par des instances officielles ou hypermédiatiques. Plus créatives les unes que les autres, elles projettent l’arc-en-ciel du drapeau gay au firmament international. http://rue89.nouvelobs.com/rue89-sport/2014/02/07/ sotchi-sera-gay-gay-gay-les-russes-navaient-qua-provoquer-249725 Emirats Arabes Prière d’allaiter Les bienfaits de l’allaitement maternel pour la santé des enfants étant largement prouvés, les Émirats Arabes Unis considèrent désormais qu’en bénéficier jusque deux ans est un droit de l’enfant… Une nouvelle clause légale à la loi émiratie sur les droits des enfants impose donc à toutes les mères émiraties d’allaiter leurs bébés et autorise un père à porter plainte contre son épouse si elle contrevenait à cette obligation. En cas d’empêchement médical (le problème touche autour de 5% des femmes selon l’OMS), l’allaitement pourra être assuré par une nounou – mais la loi ne précise pas les conditions de reconnaissance de cet empêchement. Le conseil a parallèlement opposé une fin de non-recevoir à des requêtes concernant les droits des mères qui travaillent. www.thenational.ae/uae/government/ fnc-passes-mandatory-breastfeeding-clause-for-child-rights-law Angleterre, France Un article a circulé en janvier sur les réseaux sociaux, qui démontrait la réduction progressive du droit des enfants à se déplacer seuls à l’aide d’une comparaison intergénérationnelle effectuée au sein d’une famille de la ville anglaise de Sheffield. Aux deux extrêmes, les 10 km parcourus par un gamin en 1926 pour aller pêcher, et les 300 m autour de la maison accordés à son descendant en 2007. Slate.fr profite de l’occasion pour s’interroger sur la prise en compte de la population enfantine dans les plans urbanistiques français. L’exode vers les banlieues des familles avec enfants est en effet un phénomène bien connu, qui confine au cercle vicieux : plus les enfants disparaissent des grandes villes, moins on prend en compte les besoins et le rôle des familles dans la transformation de l’espace public. www.dailymail.co.uk/news/article-462091/How-children-lost-rightroam-generations.html www.slate.fr/economie/83095/ville-enfants-familles © www.photodisc.com Enfants des villes, enfant des champs Association Depuis plus de 17 ans, la Porte Ouverte se bat pour améliorer les conditions des familles d’accueil en Belgique. Active autant dans la sphère familiale que sur la scène publique, cette persistante et tenace ASBL nous parle du chemin parcouru. Le soutien qui nous manque … … comblé par la Porte Ouverte ? En 1999, Anne et Jean-Pierre, futurs membres de l’ASBL, parrainent 1 un enfant qui sera présent dans leur foyer une fois par mois. Ce rythme est par la suite révisé et le parrainage se transforme en accueil à long terme. Mais qui pourra vraiment écouter leur vécu quotidien et leurs difficultés, tout en apportant une véritable expérience de terrain ? Marie-Hélène Kluser, un des membres fondateurs de l’association, relate : « Le premier objectif était de pouvoir échanger entre nous nos expériences, mais en même temps d’améliorer les choses ». Très vite, un service d’écoute est ainsi mis en place par l’ASBL, permettant aux parents d’accueil de « dire les choses telles qu’ils les ressentent », sans craindre les jugements et les conséquences qui peuvent en découler. Le soutien apporté va ainsi de l’information à un accompagnement dans la réflexion ou dans des démarches concrètes et ce, même lorsque l’enfant a soufflé ses dix-huit bougies. Des stages « oxygène » sont également créés afin de proposer un espace de rencontre entre les enfants. Enfin, l’organisation de colloques et de rencontres entre les parents, ainsi qu’un périodique trimestriel, permettent encore d’informer les parents d’accueil et de tisser des liens d’entraide. Anne en témoigne : « La journée, les jeunes sont à l’école. C’est le soir et le weekend qu’on galère. Et là, les SAJ et les SPJ sont fermés, on n’a pas de répondant … ». De ce constat, et de l’envie de partager des expériences et des bonnes idées pour optimiser l’accueil familial, est née, en 1996, la Porte Ouverte, association des familles d’accueil en fédération Wallonie-Bruxelles. En Belgique en effet, accueillir un enfant est aujourd’hui un véritable parcours du combattant. Premièrement, parce que le congé parental n’existe pas, à moins de faire appel au « crédit-temps sans motif », nettement moins rémunéré par l’Onem et ne constituant pas, à proprement parler, un droit. Ensuite, à cause du manque de pouvoir d’initiative dans certaines décisions de vie quotidienne relatives à l’enfant, particulièrement en ce qui concerne les traitements médicaux et les sorties du cadre familial (dormir ailleurs, partir à l’étranger, etc.). Par ailleurs, les dispositions légales considèrent l’accueil de l’enfant comme une situation à court terme alors que la réalité est généralement toute autre. Enfin, les autorités mandantes et les services de suivi abandonnent complètement la famille lorsque l’enfant atteint sa majorité. 6 Filiatio #13 / mars – avril 2014 En relayant certaines questions vers les autorités mandantes et en s’adressant au monde politique, la Porte Ouverte se fait en outre le porte-parole des familles d’accueil. La création d’un statut pour le parent d’accueil dans le code civil, l’accès au congé parental, la rédaction d’un décret communautaire spécifique à l’accueil familial et, enfin, la nomination d’un ou d’une ministre intégralement voué(e) à l’enfance et à la jeunesse, sont autant de demandes adressées aujourd’hui aux partis politiques belges. Destination enfants, destination parents En résumé, la Porte Ouverte tente d’apporter chaque jour du soutien aux familles d’accueil. Par des stages adaptés, elle permet en effet aux enfants de se retrouver « entre pairs », de se sentir rejoints dans leur contexte de vie, et de pouvoir en parler librement. Mais c’est aussi et surtout un grand bol d’air pour les parents, qui grâce à une porte qui ne leur est jamais fermée, peuvent enfin exploiter pleinement leur potentiel solidaire. Kévin Galasse 1 Le parrainage est un projet distinct de l’accueil, quoique reposant sur le même principe de base : offrir à l’enfant un cadre de vie plus serein pour s’épanouir. Il vise à construire une relation affective privilégiée entre un parrain et un filleul (enfant placé en institution ou vivant au sein d’une famille d’origine en difficulté). À la différence de l’accueil, où les contacts sont beaucoup plus fréquents, le parrainage est généralement supervisé par le SAJ (service d’aide à la jeunesse), et non par un SPF (service de placement familial). COORDONNÉES DE L’ASBL ❱❱ La Porte Ouverte ASBL Rue Thier Martin, 33 4651 Battice www.laporteouverte.eu [email protected] © www.Layoutsparks.com Accueillir un enfant, un pari de solidarité Où Sex a fait mal Les codes s’étriquent. À nous de les élargir ! Nombre de nos gestes les plus banals s’avèrent être à notre insu conditionnés par des injonctions socio-comportementales sexistes. Et nos tentatives pour les transcender nous condamnent aux yeux de la société ou nous meurtrissent sans que nous puissions identifier pourquoi. Afin de rouvrir la réflexion, sur base de courtes synthèses issues de trois témoignages, nous remettons sur le métier des questions qui, sitôt posées, © Alain Bachellier tendent, souvent, à rentrer dans l’oubli ou dans l’omission. Thibaud, jeune père aux gestes calculés, éprouve d’immenses difficultés à se rendre dans les boutiques de vêtements – et plus précisément dans l’aire « lingerie intime enfant ». La dernière fois que sa fille lui a demandé de nouvelles petites culottes, il s’est fait accompagner par une collègue de bureau afin de donner le change. Donner le change à qui, et quel « change », est-on tenté de rétorquer. Au « monde », évidemment ! Aux autres clients, aux caméras de surveillance et, surtout, à lui-même. Depuis sa séparation, il éprouve de la peine à se considérer père et se comporter comme tel hors du cercle de la vigilance féminine sans immédiatement se sentir suspect. Face aux petites culottes, il n’ose zyeuter les minis strings (que font-ils là ?), il sue abondamment et éprouve une incompréhensible culpabilité. Dans les rayons, pourtant, personne ne le scrute. L’indifférence règne. Alors, d’où lui vient ce malaise et cette sensation d’être sous surveillance ? Ailleurs, c’est Gégé, un papa gigantesque, en comparaison des enfants minuscules de la plaine de jeu, qui s’ébat joyeusement en compagnie de sa môme de huit ans. Trois fois plus haut que le toboggan, il la poursuit, l’attrape ou la projette vers le ciel comme si elle était un jouet hilare, devant d’autres parents horrifiés à l’idée qu’il pourrait la casser. Prenant peu à peu conscience du poids de leurs regards, Gégé s’interroge. N’est-il pas impudique de la part d’un père d’être constamment en train de toucher sa fille et de la manipuler comme il le fait ? Ne risque-t-il pas de déchirer la membrane de l’enfance de ses gestes brusques ? Et n’estce pas là faire de la concurrence déloyale ou égratigner l’image de ces parents placides qui lisent, discutent ou tricotent solennellement sur les bancs accotés au bac à sable, que d’exprimer et partager ses élans ludiques avec une gamine ? L’opprobre silencieux pesant sur lui, Gégé s’est mis à divaguer qu’un père, c’était un homme auquel on avait fixé pour un temps indéfini des petites roues semblables à celles qu’on visse aux premiers vélos des enfants. Autrement dit, il ne pouvait pas rouler seul comme un « grand »… Devant la Fnac de Liège, il existe un banc sur lequel se réunissent ceux qu’on appelle communément des marginaux. Un jour, ce banc étant désoccupé, Jérémy s’y assied. Et quelle n’est pas alors sa surprise de découvrir que les gens passent sans le voir. Comme si, soudainement, un imperceptible mur s’était dressé entre lui et eux. Qu’il leur fasse des signes du bras ou qu’il reste coi, le résultat est identique : ils demeurent imperturbables. Se coulent sans modifier leur rythme dans le flux de la foule. Après plusieurs tentatives pour attirer leur attention, Jérémy comprend qu’il s’est installé à la place des invisibles. Un endroit dont la particularité, voire la fonction (?) est d’escamoter l’humain qui l’occupe. En considérant ces trois situations, nous nous sommes demandé si ne se dessinaient pas quelque part dans l’air des silhouettes prédéterminées qui nous attendraient et dans lesquelles, en vertu de notre statut, rang ou activité, nous serions tenus de nous glisser afin d’être identifiables. Ce qui expliquerait alors qu’un homme s’imaginant contrevenir à ces règles tacites pour acquérir la lingerie de sa fillette, sans nécessairement se croire devenu pédophile, puisse néanmoins ressentir la sensation diffuse d’être un violeur de constructions sociales. D’où, vraisemblablement, la culpabilité imprécise qui l’imprègne. Et cela illustrerait en outre comment la contradiction entre l’impulsion d’un devenir parent et les codes sexistes le déterminant au préalable peut produire dans le psychisme de l’individu qui la subit un impact d’un big-bang. Autant de fausses questions, (et de fausses réponses !), simples comme « Bonjour ! » (mais qui dit « Bonjour ! » ?) qui vous invitent à des réactions innovantes ou porteuses de sens inédit(s). David Besschops Filiatio #13 / mars – avril 2014 7 Rapts parentaux En Belgique, +/- 400 enfants sont, tous les ans, conduits illicitement à l’étranger par l’un de leurs parents. Sur la base des témoignages recueillis au fil de nos précédents numéros, résumés ci-dessous, nous avons invité quelques partis politiques à faire le point et à se positionner quant # 8 Papa, je veux rentrer dans ma vraie maison À huit ans, Julie a été kidnappée par sa mère qui, après l’avoir manipulée, a fini par l’abandonner. À l’époque du jugement, Julie n’avait pas été consultée. Rétrospectivement, elle se dit que si on l’avait écoutée, elle aurait pu donner un avis pertinent quant à l’hébergement le plus en adéquation avec ses besoins de l’époque. Quand elle évoque son père, Julie décrit un homme simple qui, bien qu’ayant accès aux mêmes droits que son ex-compagne, ne sut pas comme elle les instrumentaliser à son avantage. L’inégalité de ses parents devant la justice a valu à Julie une année d’enfer – suivie d’une perte du lien avec sa mère. au phénomène du rapt parental. # 10 Un mois trop tôt Après un mariage au Maroc d’où il est natif et des péripéties relationnelles l’ayant conduit au divorce, Monsieur Abdelouahid voit son fils Oussama, né en Belgique, emmené sans son consentement vers leur terre d’origine par sa mère. Pendant deux ans, il sollicitera régulièrement le SPF Justice sans y trouver le réconfort dont il a besoin ni le sentiment que tous les moyens sont mis en œuvre pour résoudre son problème. Apprenant que son fils a été rapté un mois avant la signature de la convention de rapatriement entre les deux pays, Monsieur Abdelouahid a fini par mener sa propre enquête. Ce n’est qu’au terme de deux années d’angoisse qu’il a retrouvé son fils. Suite à l’appréhension de la mère d’Oussama par Interpol. # 9 Dix minutes par mois Issue d’un mariage précoce la petite Mennana a été emmenée au Maroc par son père, contre le gré de Véronique, sa mère. Après avoir été elle-même, momentanément, victime d’un rapt de la part de son mari, Véronique a commencé à aller rendre visite à sa fille, dix minutes par mois, à la faveur des récréations, dans ses écoles successives. Ce n’est que quatre ans après l’enlèvement, grâce à l’intercession d’une avocate marocaine soutenue par la pression médiatique de ses passages à l’écran et le poids de certains acteurs politiques belges, que la fille de Véronique a pu revenir passer une semaine chez sa mère. Dix ans après le rapt, Véronique l’a enfin retrouvée de façon plénière. 8 Filiatio #13 / mars – avril 2014 # 11 Samedi peut-être Depuis plus de deux ans, Guillaume, citoyen belge, subit avec bienveillance le report quasi hebdomadaire de la pratique de sa paternité, prescrite et administrée par Kate, mère de leur fils et ressortissante allemande. Dès que Guillaume se fait plus pressant et se propose d’entamer les démarches de reconnaissance de leur fils, Kate le menace de rentrer en Allemagne et de le priver de l’accès à leur enfant. # 12 Étudie ou le juge t’enverra chez ta mère ! Pour la justice italienne, Sylvie, d’origine belge, a commis l’indélicatesse de se séparer de Domenico, italien de souche. Dès lors, sous le coup d’un jugement défavorable la tenant à l’écart de leur fille et biaisant chacune de ses démarches ou de ses intentions, elle a lutté pour conserver et entretenir le lien qui l’unit à son enfant. Et ce en dépit de la distance et des nombreuses embûches rencontrées au fil des années. RESSOURCES Nous vous proposons ici les réactions et propositions du Parti Socialiste. Au fur et à mesure que nous les recevrons, nous publierons celles d’autres partis politiques dans les numéros à venir. Filiatio : Parti Socialiste : 1)De votre point de vue, l’ensemble des témoignages correspond-il à votre vision de la réalité des rapts parentaux en Belgique ? Le PS est très sensible à cette problématique au sujet de laquelle vous portez plusieurs témoignages représentatifs. Les rapts parentaux ne peuvent laisser insensible. Il est évident qu’un enfant a besoin de l’encadrement de ses parents pour pouvoir se construire. Cependant, bien que nous en soyons conscients et que notre préoccupation rejoigne une inquiétude collective, la solution n’est ni aisée, ni unique. 2)Que pensez-vous de la phrase suivante de Sultana Kouhmane (extraite d’un article reçu) « Enfin, si le père de Julie n’était pas habitué aux démarches juridiques et était d’une origine modeste, il ne faut pas oublier que des gens d’origine plus aisée et/ou d’un bon niveau intellectuel se font ‘rouler dans la farine’... [par l’autre parent] ». 3)Comment prévenir (et quelles alternatives ou institutions créer ou modifier) pour diminuer ce genre de configurations humaines dramatiques ? Il nous semble que la résolution de ce genre de situation familiale dramatique doit nécessairement débuter par un meilleur dialogue entre les parents car l’intervention de la justice, même lorsqu’elle est nécessaire au vu des agissements de certains parents, convertit la situation initiale en un cadre où des relations humaines autour d’un enfant sont judiciarisées. Et la justice, si elle peut répondre à un drame familial comme un rapt parental, ne remplacera malheureusement jamais, nous le répétons, le nécessaire dialogue entre des parents. Dans l’intérêt de leur enfant. La judiciarisation dans des affaires familiales est un processus qui, une fois enclenché, enlève aux personnes impliquées toute marge de manœuvre. Elle est toutefois nécessaire lorsqu’un parent nie manifestement à l’autre parent tous ses droits en rapport à l’enfant commun. La législation et l’accès à la justice en Belgique sont tels qu’il ne nous apparaît pas qu’une modification législative soit la meilleure solution pour prévenir ce genre de situation. Nonobstant, des contacts étroits entre les responsables politiques doivent se poursuivre pour qu’en pratique ce genre de situation prenne au maximum en compte l’intérêt de l’enfant et le dialogue entre les parents. ❱❱ Une brochure du Service Public Fédéral Justice destinée aux familles confrontées à l’enlèvement de leur enfant à l’étranger : http://justice. belgium.be/fr/publications/ internationale_kinderontvoeringen. jsp?refer=tcm:421-138697-64 ❱❱ Mon enfant… Notre enfant ! Guide de prévention « Enlèvement international d’enfants » un guide réalisé par Child Focus avec l’aide, notamment, du SPF Justice qui peut être téléchargé gratuitement via le site www.childfocus.be ❱❱ « Mes enfants volé » par Sultana Khoumane avec Jean-Paul Procureur, aux éditions de l’arbre. L’histoire de Sultana Khoumane, Fondatrice de l’asbl SOS Rapts Parentaux. Elle avait 25 ans quand son ex-mari a enlevé leurs trois enfants âgés de 4, 6 et 8 ans. Pendant 13 ans, elle s’est battue pour les retrouver. EN CAS D’URGENCE ❱❱ SPF Justice Point de contact fédéral « Enlèvement international d’enfants » Boulevard de Waterloo 115 1000 Bruxelles Tél. +32 2 542 67 00 (24/24, 7/7) [email protected] ❱❱ SPF Affaires Étrangères Cellule Rapts parentaux Rue des Petits Carmes 15 1000 Bruxelles Tél. +32 2 501 81 11 [email protected] ❱❱ Child Focus Avenue Houba de Strooper 292 1020 Bruxelles Tél. urgences 116 Tél. standard +32 2 475 44 99 [email protected] Filiatio #13 / mars – avril 2014 9 Rapts parentaux Particulièrement sensible au drame du rapt parental qui toucherait 150 à 400 enfants par an en Belgique, Filiatio offre un espace d’expression à des parents ayant subi le rapt de leur(s) enfant(s) ou à des adultes victimes de rapts alors qu’ils étaient enfants. Sultana Kouhmane, fondatrice de l’asbl SOS Rapts Parentaux propose un décryptage de ces récits dramatiques. Ton père, c’est de l’histoire ancienne ! Son enfance, Isabelle l’a vécue dans un home et dans la méconnaissance quasi totale de son père. Pour elle, il ne fut pas question de présence ou d’absence mais tout bonnement d’inexistence. Excepté en de très rares occasions où il était évoqué comme un conte de fée par sa mère, cet homme n’a pas laissé de traces dans sa mémoire. Éludé par sa génitrice et rayé des cartes par son beau-père, il lui a néanmoins légué le charme qu’on prête aux inconnus et, en contrepartie, instillé la tristesse que génèrent les disparus. « J’ai quarante ans, et j’ignore à quoi ressemble mon père. Je ne le connais même pas en photo… Évidemment, aujourd’hui, je sais où il habite mais ce n’est pas chose aisée que de franchir le pas. Je suis déjà passée plusieurs fois devant chez lui mais sans frapper à la porte… Un jour, j’aurai cette audace, j’en suis sûre ! La genèse Pour situer mon origine, je suis issue d’une relation « à côté » que ma mère a eue soit pendant son mariage avec le monsieur dont je porte le nom, soit très peu de temps après sa séparation d’avec celui-ci. Pour des questions légales, je porte le patronyme de l’homme dont elle était l’épouse. Après s’en être séparée, elle a rencontré Manoubi, avec qui elle s’est mise en ménage. Placement J’avais à peine un an et demi quand Manoubi a convaincu ma mère qu’un enfant les empêcherait de travailler et qu’ils ont pris la résolution de me placer en institution. Nous avons donc quitté Malmedy et je suis rentrée dans un home à Bruxelles, ville où ma mère et Manoubi se sont également installés puisqu’ils y avaient trouvé du boulot. Lors de mes premières années en institution, ils ont procréé et j’ai eu deux frères, dont un qui fut placé avec moi. À mes sept ans, Manoubi a décidé que les enfants pouvaient être « récupérés » et nous avons alors quitté le home pour nous en aller 10 Filiatio #13 / mars – avril 2014 tous ensemble deux mois en Tunisie, sa terre natale. L’enfer sur terre Pendant cinq ans, j’ai donc vécu avec ma mère et Manoubi. J’en ai un souvenir de torture mentale prégnant. Manoubi m’obligeait à l’appeler papa. Par ruse, je cédais à son caprice mais, intérieurement, je le récusais. Mon papa, ça n’était pas lui. Mon papa était un monsieur de deux mètres de haut originaire de Saint-Trond et moi j’apprenais le flamand. Mon papa, je ne l’avais jamais vu. Ce que je savais de lui, c’est ma mère qui me le racontait à l’occasion des quelques sorties à deux durant lesquelles nous nous rendions de manière clandestine à l’église – ce culte lui étant interdit par Manoubi. La bulle d’oxygène À ces occasions, elle me parlait de mon père comme d’un rêve éveillé ou d’un prince charmant. J’avais la sensation qu’il était pour elle une secrète bulle d’oxygène. Une respiration secrète. Pour moi, il se convertissait peu à peu en père imaginaire. Un père inventé qui, au fil du temps, grandissait dans l’absence. Elle l’avait quitté presque sur un coup de tête. Une gifle reçue au cours d’un différend et elle était partie sans demander son reste. pardon ensuite. Lui promettait monts et merveilles et elle tombait dans le panneau. Manoubi poussait le vice jusqu’à nous faire ses excuses à nous aussi, les enfants. Mais que nous les acceptions ou pas lui importait fort peu. C’était une comédie destinée à récupérer ma mère, sans plus. À plus d’une reprise, elle a fugué. Laps de temps, jours ou semaines, durant lesquels j’étais considérée par Manoubi comme la maîtresse de maison. Dans tous les sens du terme. À huit ans, il m’a contraint de lui faire une fellation. À onze, il m’a sodomisée sur la machine à lessiver. Je ne me plaignais pas. Avec lui, il fallait la jouer finaude. Par contre, en mon for intérieur, je continuais à penser que mon père à moi, il ne me ferait jamais des cochoncetés pareilles. Les abus de ce genre ont eu également lieu lorsque ma mère allait faire les courses. Où, bien que je la supplie de m’emmener avec elle, elle refusait systématiquement que je l’accompagne. Réflexion Rétrospectivement, je considère que le rapt, c’est quand un adulte essaye ou parvient à voler son enfance à un enfant. Ou qu’il lui montre qu’il en est tellement jaloux qu’il invite l’enfant à devenir adulte avec lui. Pour lui tenir compagnie ou atténuer sa propre détresse. Paradoxe et monstruosité Une fugue qui tourne court mais mène loin Évidemment, moi je ne comprenais pas pourquoi une gifle avait pu provoquer son départ alors qu’à la maison, Manoubi l’utilisait comme un punching-ball. Bien sûr, il lui demandait Plus tard, à l’époque de ma première secondaire, à l’issue d’une fugue en Allemagne que j’ai faite avec une camarade de classe, j’ai été rattrapée et interrogée pendant neuf heures par la police qui m’a fait avouer les abus sexuels que je subissais et le climat délétère dans lequel je vivais. Au fil de l’interrogatoire, j’ai compris que ma mère était consciente et fermait les yeux sur les exactions et maltraitances de Manoubi à mon égard. Le flash Je me revois, comme si j’y étais, descendre l’escalier en colimaçon du commissariat et, sur la dernière marche, découvrir Manoubi qui venait d’être arrêté et ma mère, qui l’escortait et qui, lorsqu’elle m’a aperçu, s’est précipitée vers moi et m’a giflée à toute volée. Elle me frappait non pas pour avoir fugué mais pour avoir dénoncé Manoubi. Je n’étais pas tellement étonnée. Je n’avais jamais eu l’impression qu’elle se souciait de moi. Je me souviens par exemple de mon affolement lors de mes premières règles. Atterrée par ce qui m’arrivait, je l’ai rejointe pour lui annoncer la nouvelle. Elle conversait avec Manoubi. J’ai discrètement essayé d’attirer son attention. Elle n’avait pas le temps pour moi, à ce moment-là. J’ai insisté et elle m’a repoussée, jusqu’à se fâcher et à me contraindre à lui expliquer mon problème à voix basse. Quand elle su de quoi il s’agissait, elle a déclaré sans ambages que c’était banal et qu’il n’y avait pas de quoi en faire tout un plat. Par contre pour Manoubi, je devenais une femme… Retour au home À treize ans, ma mère ayant été déchue de ses droits parentaux et Manoubi purgeant une peine de prison, je suis retournée au home. Ce genre d’endroit, sans être la panacée, restait le « moins pire » par rapport à ma situation de l’époque. Ce fut pour moi un lieu fondateur. J’y ai appris à marcher et j’en suis sortie sur deux jambes à dix-huit ans… Ce n’est pas si mal. Lorsqu’on n’a pas pu compter sur ses parents, tenir sur ses jambes, c’est déjà un beau succès. Ce sont les seuls membres qui comptent vraiment… Et ainsi avec son corps, on se fabrique une famille. L’inestimable richesse du home, c’étaient les éducateurs. Ils ont véritablement trouvé la manière adéquate de m’encadrer, dans tous les sens du terme. La lettre Même si je ne m’en rendais pas compte alors, certains événements analysés avec le recul me démontrent combien persistait pour moi une espèce de père en creux. Pour exemple, un jour, une condisciple du home a reçu une lettre de son père, pratiquement analphabète. D’emblée, j’étais émue par l’effort de cet homme qui, ne sachant pas écrire, s’adressait à elle de façon pratiquement phonétique. Il avait inscrit en en-tête : « TUA ». Par ailleurs, le fait que ce message soit personnalisé et dirigé d’un père à sa fille, ça me bouleversait. Et moi qui n’avais pas de papa, cette lettre, je l’ai reçue avec elle – et à chaque fois que je la lisais, je sentais qu’elle m’était un peu destinée… Le carnet de poésie Les années ont passé comme ça – avec ce père quelque part glissé dans mon imagination. Avec un cortège de rencontres aussi. Des professeurs qui ont émaillé mon existence d’événements positifs. Je garde d’eux une mémoire d’autant plus vive que j’entretenais à l’époque un carnet de poésie et qu’ils furent quelques-uns à y dédicacer des dessins ou à me rédiger des messages très encourageants. Car eux croyaient en moi et en mes capacités et ne se lassaient pas de me le faire savoir. Ce carnet n’est pas dénué d’importance. J’y ai par exemple une brève note de ma mère. Ce qui prévaut dans son contenu, c’est le fait qu’elle me demande de lui conserver une page vierge afin de pouvoir y faire un dessin pour moi un weekend où je rentrerais à la maison. Nous étions en 1987. Aujourd’hui, en 2014, la page est toujours vierge – et j’attends. Manoubi Il y a quelques années, j’ai revu Manoubi. Nous nous sommes fréquentés quelques temps avant que je décide de mettre un terme définitif à cette relation. J’avais besoin de le revoir pour rompre. Aussi abject ait-il été, il incarne la seule figure paternelle réelle que j’ai eue dans ma vie. Seul le présent Quant à ma mère, j’éprouve des difficultés à garder le contact avec elle. Elle n’y met pas beaucoup du sien. À trente ans, j’avais besoin de voir la tête de mon père, ne fut-ce qu’en photo. J’aurais voulu avoir des indices ou des éléments qui me mettraient sur sa piste. Elle a refusé tout net de m’aider, argumentant que c’était le passé, que je n’avais qu’à laisser tomber et tirer un trait sur cette vieille histoire. À trente-cinq, je l’ai croisée dans la rue. Elle ne m’a pas reconnue. Ou alors j’étais transparente et elle aurait pu passer à travers moi. J’estime que quand une mère ne reconnait plus son enfant, ce n’est plus une mère ! Un père derrière les sapins À présent, j’ai fait des recherches pour retrouver mon père et j’ai repéré sa maison. Je sais qu’il habite une bâtisse dissimulée par de hauts sapins, comme s’il voulait être à l’abri des regards. C’est d’ailleurs pourquoi j’hésite à l’aborder. Peut-être qu’il ne désire pas être vu. Mais qu’à cela ne tienne : un jour, je franchirai le pas. Et je lui dirai : ‘Bonjour monsieur, je suis votre fille, au revoir monsieur, ravie d’avoir vu à quoi vous ressembliez…’ » Propos recueillis David Besschops DÉCRYPTAGE ❱❱ Sans voie mais cent paroles Devant le témoignage d’Isabelle qui inventorie un condensé d’atrocités que des parents et beaux-parents peuvent infliger à leurs enfants, je suis pétrifiée et les mots qui me viennent sont de stupéfaction et d’effroi. Mais, surtout, je ressens une profonde admiration pour cette femme qui en dépit d’un tel vécu, en plus de nous le transmettre avec brio, conserve en permanence un souci réel d’objectivité et, le plus souvent, s’évertue à s’en tenir aux faits. Par contre, la lecture de la réaction du PS ne me convainc pas de leur engagement ni de l’efficacité de leurs propositions. Je pense, au contraire, que laisser le problème du « rapt parental » dans la sphère privée évite aux responsables politiques de mettre en place des modifications structurelles ou d’apporter des innovations à ce qui existe déjà. Le plus inquiétant, comme je l’ai déjà souligné lors de précédents décryptages, ce sont les similitudes entre leur positionnement actuel et celui qu’ils avaient en 1995. En réalité, s’il y a des changements, ils doivent se situer dans le domaine de l’imperceptible car moi je ne distingue ici aucune amélioration notable. Ni dans leurs moyens de porter assistance ni dans leur façon de s’impliquer. J’estime que pour les parents qui appellent au secours ou/et subissent les douleurs de l’attente et de l’incertitude, le type de réponse qu’ils nous donnent est fade et inconsistant. Et presque une insulte pour les parents dans la souffrance. Sultana Kouhmane Filiatio #13 / mars – avril 2014 11 Société C’est pour son bien ? Aux USA, depuis deux ans, un jeu médiatique mobilise des centaines de téléspectateurs et d’internautes au moment des fêtes de fin d’année. La règle du jeu est simple : 1. annoncer à son enfant qu’on a mangé tous ses bonbons (à Halloween) ou lui offrir un cadeau tout pourri (à Noël), 2. filmer sa réaction, 3. envoyer la vidéo à l’inventeur de ce jeu charmant, un animateur et humoriste américain, en espérant qu’il la diffusera lors de son show télévisé. Proposé pour la première fois en octobre 2011, le jeu a eu un tel succès qu’il a été réitéré dès décembre 2011. Les réseaux sociaux facilitant la diffusion des vidéos à grande échelle, il est aujourd’hui en passe de devenir un nouveau rituel de fin d’année, et les parents sont toujours plus nombreux à y participer. Rigolo ? Ça reste à voir… Nous avons visionné un grand nombre de ces vidéos produites pour amuser la galerie – donc censées être drôles. Certaines provoquent effectivement le sourire : on y découvre de jeunes yeux écarquillés d’étonnement, des réparties pleines d’humour, des raisonnements tâtonnants, ou des décisions de faire contre mauvaise fortune bon cœur – comme cette gamine de 4 ans qui s’apprête à éplucher joyeusement la banane toute noire trouvée dans un paquet chatoyant. D’autres vidéos font monter la moutarde au nez : celles qui montrent de grands enfants (10-12 ans) piquer des colères homériques en découvrant qui une chaussette, qui un jouet « de fille », qui une tartine au jambon. Et d’autres encore serrent le cœur et scandalisent, car elles livrent des scènes de désarroi profond, des larmes silencieuses, des sentiments de trahison évidents. Derrière l’invention de ce petit jeu de surenchère entre adultes, il pourrait y avoir une vidéo virale de 2008, qui avait généré pas mal d’indignation sur la planète internet. Un garçon d’une dizaine d’année y déballe un grand paquet, se pétrifie littéralement de bonheur en reconnaissant la boite d’une console de jeux dont il rêvait, poursuit le déballage le visage illuminé… puis découvre dans la boite un pull assez moche, lève les yeux vers ses parents pour essayer de comprendre, et reçoit 12 Filiatio #13 / mars – avril 2014 des rires gras. La suite de la vidéo n’est que regards, traduisant un cheminement émotionnel peu soutenable pour tout être doué d’empathie : incompréhension, espoir, appel à l’aide, solitude, lucidité, sentiment de trahison, colère, désespoir, hébétude. Impossible de s’y tromper : ce n’est pas la console absente, qui blesse ce jeune garçon, mais la conscience que son faux espoir a été orchestré sciemment pour aggraver la frustration que la caméra enregistre avidement. Accusé de cruauté sur les réseaux sociaux, le grand frère de la victime a précisé que l’enfant avait finalement reçu la console espérée, et que le cadeau piégé était une réponse à son obsession insupportable pour cette console. Qu’importe, a-t-on envie de rétorquer, car le mal était fait : en l’espace de 2’33 minutes, un enfant est passé de l’autre côté du miroir, a été jeté dans un monde où la souffrance des uns fait le bonheur des autres. Et cinq ans plus tard, des centaines de parents rejouent la scène avec leur propres enfants, dans le but d’amuser d’autres adultes qu’ils ne connaissent même pas personnellement, pour en tirer une gloriole aussi vaine qu’éphémère. On ne sait trop ce qui est le plus condamnable dans ce jeu, entre l’exploitation d’images intimes à des fins médiatiques sans consentement des intéressés, l’incitation à la cruauté envers les enfants de la part d’un animateur de télé célèbre, l’instrumentalisation d’une relation essentielle (parent-enfant) au profit d’une relation artificielle (célébrité éphémère d’un pseudonyme), ou encore la non-considération des signes de détresse nettement exprimés par des êtres faibles envers les êtres forts qui devraient prendre soin d’eux. Le pire réside sans doute dans les arguments employés par certains de ces parents joueurs (ou par leurs défenseurs dans les commentaires des vidéos sur Youtube) pour justifier leurs actes. C’est éducatif ! clament-ils, les enfants d’aujourd’hui sont trop gâtés, et horriblement consuméristes; ils croient que les bonbons et les cadeaux sont un dû ! Ça leur apprendra à modérer leurs attentes, et à se rendre compte qu’ils ont bien de la chance d’être aussi choyés alors que d’autres enfants n’ont rien du tout. Et soudain, on redécouvre C’est pour ton bien ! dans sa bibliothèque, cet ouvrage immense et tragique d’Alice Miller, où l’on apprend que faire mal à un enfant « pour son bien », c’est de la « pédagogie noire » : une forme particulièrement perverse de maltraitance. Céline Lambeau Dossier Pleins feux sur la fessée Depuis quelques années, la rédaction de Filiatio observe et s’interroge à propos de ce geste dit ancestral : la fessée. Doté d’un historique et d’une symbolique pesants, il ne laisse généralement personne indifférent et suscite débats, réflexions et controverses dès qu’il est évoqué. De fait vingt deux nations européennes sur vingt-sept ont inscrit l’interdiction de la fessée dans leur loi. La Belgique, © Diane Brison elle, ne s’y est pas encore résolue. Filiatio #13 / mars – avril 2014 13 Dossier Motivé à la fois par nos regards de parents, nos questionnements de © Diane Brison citoyens, et nos pratiques professionnelles, ce dossier se propose d’étudier quelques unes des hésitations, opinions, décisions les plus récurrentes aujourd’hui, à propos de ce geste devenu problème de société : la fessée. Frapper les enfants a été très longtemps une pratique banale, commune, socialement acceptable, voire recommandée. Mais depuis les années septante, un nouveau type de rapport entre adulte et enfant fondé sur le dialogue et la libre expression se diffuse et détrône progressivement l’éducation à la dure. Comme toute évolution touchant aux mœurs, le bouleversement des méthodes éducatives ne va pas sans heurts. Le problème des sanctions corporelles est donc régulièrement à l’agenda médiatique et scientifique, depuis plus de trente ans. De très nombreux documents (extraits de JT et de documentaires, essais, articles de journaux, témoignages écrits et oraux, études sociologiques ou psychologiques, …) gardent la trace du cheminement collectif sur cette question. Leur examen permet de mesurer la progression des discours et des pratiques relativement aux punitions corporelles, et d’y trouver matière à se réjouir autant qu’à s’interroger. 14 Filiatio #13 / mars – avril 2014 Se réjouir, par exemple, de la disparition du martinet, instrument punitif encore en vente il y quelques décennies, souvent glissé sous le sapin par le Père Noël ou le Père Fouettard, et pas seulement avec des visées symboliques : « Commerçant, j’ai possédé un magasin de jouets de 1952 à 1985. Des martinets figuraient parmi les articles en ventes. Dans les années cinquante et soixante, les martinets se vendaient très bien. On achetait un martinet comme on achète une baguette de pain » (Patrick, 86 ans).« C’était un instrument très dissuasif dans les années soixante, il y en avait un dans pratiquement tous les foyers; il était très souvent pendu dans la cuisine près des torchons à vaisselle. Il était d’autant plus dissuasif que les mamans n’hésitaient pas à s’en servir » (Sophie)1. Inimaginable aujourd’hui, le martinet « éducatif » ? Oui, trois fois oui. Qui oserait encore défendre l’usage d’un tel objet, en Europe ? 1 témoignages lisibles sur : http://jouetsdupasse.centerblog.net Cette belle unanimité est loin d’être acquise, en revanche, en ce qui concerne la fessée : on la défend ici, on la stigmatise là ; certains états l’autorisent, d’autres l’interdisent ; on l’emploie avec conviction chez les uns, avec culpabilité chez les autres. À l’analyse, la fessée se présente comme un « cas-limite ». Mieux : une frontière. Comme une frontière, elle sépare deux populations : ceux qui tolèrent qu’un geste soit porté sur autrui sans son consentement, ceux qui ne l’admettent pas. Comme une frontière, elle permet de passer d’un état à un autre : de la surexcitation à l’immobilité contrite, de la provocation à la soumission, ou encore de l’insouciance à la honte (côté enfant)… ou de l’exaspération à l’apaisement, ou à la culpabilité (côté adulte). Comme une frontière, elle trace une limite entre deux mondes : celui de l’éducation « violente » et celui de l’éducation « respectueuse »… si l’on en croit nombre des détracteurs de la fessée. Mais les choses sont-elles aussi simples ? Pour conduire notre réflexion, offrons-nous quelques questions simples, et pourtant rarement posées : c’est quoi, une fessée ? qui fesse qui ? avec quels effets ? « La » fessée ? Les médias ont pris l’habitude de parler de « la » fessée. Cette utilisation du singulier entraîne une forme d’illusion, puisqu’elle range sous une bannière unifiée une infinité de gestes, de personnes, de contextes et d’objectifs qu’il conviendrait peut-être de réexaminer séparément avant de légiférer. Le terme fessée renvoie en effet, à première vue, à un geste, plus précisément à un contact entre une main et un postérieur. Mais une fois cela dit, on n’a encore rien dit. Car elles sont nombreuses, les variations possibles sur le thème du contact main-fesses ! Il y a la correction méthodique-systématique-déculottée-cuisante qu’un père est prié d’infliger à ses enfants à son retour du travail, à la demande de la mère, en représailles différées de désobéissances sévères ou répétées – tu verras, quand ton père sera là ! Il y a les tapes distribuées au petit bonheur, quotidiennement, presque machinalement, pour ramener au calme une marmaille trop agitée et prompte à la chamaillerie, comme on séparerait de jeunes chiots quand leurs glapissements indiquent une excitation excessive, donc un risque de blessure pour les plus faibles – mais c’est fini, oui ? t’entends pas qu’il pleure, le petit ? Il y a le geste qui part comme en réflexe, dans un moment de peur panique : l’enfant court, déborde le trottoir, des pneus crissent, l’enfant est rattrapé in extremis, violemment tiré par le bras, et la fessée jaillit par la main du parent qui vient de frôler la crise cardiaque – je t’ai dit mille fois de faire attention !!! Il y a cette fessée qui arrive un soir d’épuisement parental, alors que l’enfant transgresse sciemment une règle justifiée, clairement formulée, expliquée, mille fois répétée sur tous les tons, depuis des semaines - et qui est confessée ensuite à l’un ou l’autre proche – je m’étais juré de ne jamais lever la main sur mes gosses… Il y a les mains employées pour faire mal et manifester sa puissance, arme parmi d’autres d’un arsenal diversifié comprenant aussi la gifle, le coup de poing, la poussée dans l’escalier, les coups de pieds, les objets contondants, le mégot incandescent – je vais t’apprendre à me tenir tête ! Il y a la fessée vers laquelle on dévie à la dernière seconde, plutôt que de laisser sortir des mots bien plus destructeurs qu’on sait mensongers – « t’as bousillé ma vie, je voudrais que tu disparaisses ! ». Il y a la première fessée, qu’on donne sans trop s’interroger parce qu’on en a reçu au même âge et qui peut enclencher un processus délétère – l’escalade dans les châtiments corporels… tout comme son contraire – prise de conscience, résilience, rupture avec la répétition transgénérationnelle. Il y a la soi-disant fessée, celles des fourbes, capables d’arguer que les traces de sévices, sur des parties du corps de leur enfant bien éloignées des fesses, sont des accidents – c’était juste une fessée, mais il s’est débattu et comme j’avais la cigarette en main… Il y a… … un jour, la dernière fessée ? © Diane Brison Le terme fessée renvoie à un contact entre une main et un postérieur. Mais une fois cela dit, on n’a encore rien dit. Dossier UN FESSEUR SACHANT FESSER… Lors d’une discussion à bâtons rompus sur la fessée en salle de rédaction, des opinions divergentes ont surgi quant à l’identité des fesseurs : les uns percevaient la fessée comme un geste typiquement masculin, signalant la persistance de tendances patriarcales dans la société contemporaine, les autres comme une sanction employée préférentiellement par les mères en charge d’enfants encore petits et turbulents. D’autres encore, évoquant des châtiments corporels reçus à l’école de la part d’instits des deux sexes, liaient le problème de la fessée à la question du pouvoir plutôt qu’à celle du genre. Nous avons donc interrogé la littérature scientifique, espérant y découvrir quel type d’adulte se trouve aujourd’hui au bout des bras ornés de mains fesseuses. Et nous y avons trouvé, disons, des bribes de réponses. Il paraît sain de prévenir et de sécuriser, en Belgique aussi, le périmètre de l’enfance Selon un sondage effectué en ligne par l’Union des Familles en Europe (UFE) en 2006-2007, 77% des parents admettaient alors qu’il y a une part de défoulement dans le fait d’infliger une fessée. C’étaient les mères au foyer qui exprimaient la culpabilité la plus prononcée à ce sujet. Plus inattendu : près la moitié des enfants vivant avec leur mère seule estimaient qu’elle se défoulait en fessant, tandis qu’un quart seulement des enfants de pères seuls évoquaient ce défoulement. Un tel constat fait fuser les questions : les mères sont-elles plus enclines à s’excuser ou à verbaliser la « vertu » défoulante de la fessée ? les pères recourent-ils plus souvent à des fessées rationnelles qu’à des fessées incontrôlées ? les enfants sont-ils d’une manière générale plus critiques envers leur mère qu’envers leur père ? etc… Quant aux autres différences entre hommes et femmes révélées par ce sondage UFE : d’une manière générale, les (grands-)pères défendent plus la fessée que les (grands-)mères, se disent moins souvent opposés à toute forme d’atteinte physique de leurs (petits-) enfants par quiconque, et acceptent moins bien l’idée d’une interdiction légale de ce geste. Et les enfants de pères seuls subissent plus de moqueries et d’humiliations que les enfants de parents en couple ou de mères seules… mais sont pourtant les plus satisfaits de l’éducation qu’ils reçoivent ! Preuve, s’il en fallait, que le ressenti après sanction/fessée mérite d’être interrogé au moins autant que le geste lui-même. 16 Filiatio #13 / mars – avril 2014 © Diane Brison Qui fesse ? Des parents, principalement, et une minorité de grands-parents. Les enseignants européens n’en ont plus le droit (sauf en Angleterre). Ces parents fesseurs sont femelles et mâles, un peu plus de mâles selon les uns, un peu plus de femelles selon les autres. Christine Barras explique dans sa Sociologie de la fessée (2012) que « traditionnellement, l’homme détenait le pouvoir de frapper son enfant. La fessée était ritualisée, solennelle, terrifiante. Aujourd’hui, c’est surtout l’adulte qui s’occupe de l’enfant au quotidien qui est amené à punir. Autrement dit, c’est souvent la maman qui pose ce geste ». Et l’économiste Bernard Girard proposait ceci en 2002 : les parents de milieux économiquement défavorisés recourraient plus à la fessée, parce qu’il ne peuvent exploiter les sanctions dissuasives telles que la privation de sorties, de télé ou de jouets, déjà rares dans leur foyer. Les effets de la fessée Pas de stress Plus intéressant encore : pour bien des chercheurs, c’est le stress engendré par les sanctions corporelles qui mènerait à des fragilités physiques et psychologiques. C’est un bon argument pour interdire toute atteinte physique des enfants… mais ne faudrait-il pas alors légiférer dans la foulée sur toutes les autres causes de stress qui pourrissent la vie des familles d’aujourd’hui ? Et interdire, par exemple, les engueulades tonitruantes, les déplacements en voiture, bus ou train aux heures de pointe, les bureaux et les cours de récréation mal insonorisés, les images criardes, les musiques aux tempos effrénés, les disputes conjugales et le divorce, les déménagements, le chômage, les injonctions contradictoires aux apprentis parents… ou tout simplement l’obligation d’arriver « à l’heure » à l’école, qui provoque un stress intense, prolongé et quotidien dans la plupart des foyers modernes ! On ne peut évidemment que souhaiter aller vers un monde sans fessée. Si l’interdire définitivement n’est pas aisé, l’autoriser explicitement serait tout simplement ridicule. Vous imaginez le texte de loi ? « Les coups portés sur les fesses sont autorisés à condition d’être donnés 1. à des enfants âgés de 4 à 11 ans, 2. habillés, 3. pas plus d’une fois d’affilée, 4. le geste jaillissant spontanément dans un contexte de danger ou de provocation avérée de l’enfant en période d’épuisement nerveux du parent (merci de fournir une photo du regard provocant, ou à défaut une déclaration de l’enfant admettant le désir de provocation, et un certificat médical attestant l’épuisement). Une confession immédiate auprès d’un proche, d’un prêtre ou sur un forum public pourra valoir comme circonstance atténuante. Les délations entre parents divorcés, séparés ou en instance de divorce ne seront pas prises en compte ». Il semblerait que la fessée soit déjà, pour bien des parents, l’unique sanction physique encore employée dans un cadre éducatif Mais que les plus inquiets se rassurent : il semblerait que la fessée soit déjà, pour bien des parents, l’unique sanction physique encore employée dans un cadre éducatif. « Le passage par des châtiments corporels, bien plus doux aujourd’hui, relève bien d’une fessée considérée comme un dernier recours et non comme un instrument éducatif essentiel » explique en effet le sociologue Julien Damon. Si ce geste est effectivement une limite au-delà de laquelle une majorité de parents ne s’aventure déjà plus, il y a fort à parier que le petit effort nécessaire à son déplacement en amont (arrêter l’escalade juste avant la fessée, plutôt que juste après) leur apparaîtra prochainement souhaitable et, en fait, peu coûteux. © Diane Brison De nombreuses études scientifiques cherchent à établir des liens de causalité entre des sanctions reçues dans l’enfance et des problèmes de santé physique et psychologique à l’âge adulte. On apprend ainsi par une étude britannique de 2012 que « les coups et les insultes reçus dans l’enfance accroissent les risques de cancer, de troubles cardiaques et d’asthme à l’âge adulte », et la responsable d’un laboratoire de génétique comportementale signale que « les personnes qui ont subi des traumatismes dans leur enfance ne souffrent pas seulement du point de vue psychologique. Leur cerveau est véritablement altéré ». Une lecture attentive de travaux de ce type montre cependant que les raccourcis que certains en tirent doivent être considérés avec la plus grande prudence : bien souvent, ce type d’étude porte sur « les châtiments corporels » en général, sans faire de distinction entre une tape sur des fesses habillées de jeans et une raclée administrée avec les poings. Employer ce type de recherche pour conclure que « la fessée » (entendue comme main portée une seule fois sur les fesses habillées) engendre des traumatismes graves est donc une véritable supercherie scientifique ou médiatique, dont certains lobbys anti-fessée ne se privent pas. DISPOSITIONS LÉGALES CONTRE LES SÉVICES CORPORELS MINEURS En Belgique Deux lois ont été promulguées successivement contre les châtiments corporels mais l’Observatoire de la violence éducative ordinaire émet des doutes quant aux mesures permettant leur application. En Europe Des mesures contre les châtiments corporels mineurs commis sur les enfants ont été adoptées en Finlande (1983), Autriche (1989), Chypre (1994), Danemark (1997), Lettonie (1998), Bulgarie (2000), Allemagne (2000), Roumanie (2004), Hongrie (2005), Grèce (2006), Pays-Bas (2007), Portugal (2007), Pologne (2010). Hors Europe Seuls le Venezuela et le Costa-Rica ont interdit les sévices corporels mineurs sur les enfants, respectivement en 2007 et 2008. Le Chili, qui avait annoncé une loi en 2007, a finalement renoncé à la promulguer. Sur d’autres continents, des pays ont pris la décision isolée d’interdire la fessée, comme Israël en 2000 et la Tunisie et le Kenya en 2010. Filiatio #13 / mars – avril 2014 17 Dossier Et le retournement va son chemin © Diane Brison Très souvent, via différents moyens de communication, le problème de la fessée est inversé et observé par le mauvais bout de la lorgnette. D’où le rejet, le tollé, la mauvaise foi populaire. Lorsque l’abolition de la fessée est présentée comme une interdiction, pa ssible d’une peine administrative, financière ou pénale, la plupart de ses détracteurs font valoir leur droit au respect de la sphère privée et au règlement des transactions qui s’y effectuent. Ils clament à la déresponsabilisation parentale et à l’infantilisation. Certains vont jusqu’à feindre de croire que la seule alternative éducationnelle à la fessée sera le harcèlement moral ou des attitudes psychologiquement dissonantes. Vu sous cet angle, évidemment, l’ingérence de l’État dans l’intime paraît suffocante et se profile comme un danger quasi mortel à l’égard des individus. Or, véritablement, la question n’est pas là. Il est question, en réalité, non pas d’interdire quelque chose aux parents mais d’octroyer ou de rendre un droit à des enfants qui ne disposent d’aucun autre moyen de défense face à des bourreaux… lorsque leurs parents le sont. Mais en priorité, il s’agit de reconsidérer l’enfant comme un être humain à part entière dès sa naissance et non pas seulement à partir de sa majorité. Un être humain enfant jouissant des mêmes droits que les êtres humains adultes. Ces mêmes détracteurs, ou d’autres – ils sont légion – arguent encore du fait que les questions relatives à l’intégrité physique de l’enfant sont déjà traitées par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant 2 . On rappellera alors que c’est exactement pour Quelques dates dans l’histoire des droits Suède, 1957 Abolition d’une disposition du code pénal excusant les parents d’avoir commis des sévices corporels mineurs sur leurs enfants Antiquité romaine jusque 4e siècle PCN Pouvoir de vie et de mort d’un père sur son enfant, hérité du droit romain. 18 Filiatio #13 / mars – avril 2014 France, 1958 Passage de la « puissance paternelle » à l’« autorité parentale », déléguée au parent ou au tuteur par l’État, à des fins de santé, de sécurité et d’éducation des enfants. Gifle et fessée parentales tolérées si elles ne laissent pas de trace. 1979, Suède Ajout d’une clause au code de parentalité et de tutelle: « Les enfants doivent être traités dans le respect de leur personne et de leur individualité et ne peuvent être soumis à un châtiment corporel ou à tout autre traitement humiliant ». cela qu’il faut inviter la fessée à prendre la porte : parce qu’elle constitue bien souvent la première atteinte à cette intégrité, et pourra, aussi longtemps qu’elle sera tolérée, devenir le masque derrière lequel se cachent les maltraitants, ou l’accès qu’ils empruntent, eux qui présentent des sévices annexes comme des « fessées qui ont mal tourné » – des fessées à dérapage incontrôlé… des fessées victimes d’un « aquaplanage ». Communiquer largement sur les alternatives à la fessée, en rappelant ainsi l’interdiction de porter des coups et blessures à autrui déjà inscrite dans le code pénal belge, pourrait cependant être une stratégie aussi efficace que de légiférer explicitement sur « la fessée ». Ce fut l’option choisie en 1979 par la Suède, pionnière en matière de réduction de la violence exercée physiquement sur les enfants, comme l’explique Julien Damon : « La loi suédoise édicte que ‘les enfants ont droit à la protection, à la sécurité et à l’éducation. Les enfants doivent être traités avec respect pour leur personne et leur individualité, et ils ne doivent pas être soumis à des punitions corporelles ni à des actes humiliants’. Sitôt ce texte – à visée éducative plus que punitive – adopté, le Ministère de la Justice a financé une vaste campagne d’information et présenté la loi dans les écoles, où toute forme de châtiment corporel est aboli depuis 1958. Chaque famille a reçu une brochure dans laquelle étaient présentées des solutions alternatives à la punition corporelle. Pendant quelques mois des conseils ont été imprimés sur des boîtes de lait. (…) Ce sont des dispositions à portée symbolique qui ont été édictées pour orienter les comportements et non pas pour punir les parents. (…) » Sécurisation du périmètre Suivant cet exemple, et celui des parents précautionneux qui ajoutent des « cache-prises » à chaque point électrique et des garde-fous au sommet des escaliers dans le domicile où leur bambin déambule et mène ses explorations, il paraît sain de prévenir et sécuriser, en Belgique aussi, le périmètre de l’enfance plutôt que de se lamenter. Notamment en lui ajoutant ce garde-fou que représente la loi, et qui aura la vertu presque palpable de séparer les maltraitants des enfants. Bien entendu, il est probable, et à espérer, que pour une majorité de parents, le garde-fou soit superflu. Car, si nous restons dans la logique de la comparaison, tous les enfants ne fourrent pas leurs doigts dans les prises ni ne se jettent tête la première dans la cage d’escaliers. Comme tous les parents n’infligent pas à leurs rejetons des fessées qui se muent en torgnoles d’envergure. Les « fesseurs respectueux », en tout état de cause, ne devraient pas se sentir concernés ou menacés par une loi votée pour promouvoir les Droits Fondamentaux des enfants et s’interposer, le cas échéant, en garde-fou entre les bambins et leur(s) éventuel(s) tortionnaire(s). Quant aux autres, ils trouveront plus d’obstacles sur les chemins qui mènent au pays de la maltraitance : qui s’en plaindra ? Céline Lambeau & David Besschops 2 Article 6 : « Tout enfant a droit à la vie »; Article 19 : « Les États doivent protéger l’enfant contre toute négligence ou violence familiale, qu’elle soit physique ou mentale, y compris la violence sexuelle ». POUR ALLER PLUS LOIN parentaux France, 2009 Dépôt par Edwige Antier, pédiatre et députée UMP, d’une proposition de loi inscrivant l’interdiction de la fessée au code civil. France, 1990 Adoption des termes de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant. Discussion quant à un passage de la notion d’autorité parentale à celle de responsabilité parentale, restée sans suite. France, 2013 L’affaire d’un père fesseur (voir Filiatio #12)dénoncé par son ex-femme et puni pour son geste soulève un tollé populaire et médiatique. Des groupes aux relents patriarcaux défendent le sacro-saint droit à corriger sa progéniture, d’autres s’y opposent au nom d’un respect de l’intégrité physique des individus dès leur plus jeune âge. Les adeptes de la nuance font valoir le pour et le contre et l’impérieuse nécessité de remettre ces agissements dans un contexte précis. Quelquefois, ils se font les chantres de la fessée nécessaire et éducative, opposée, à les entendre, à une fessée non justifiée, incorrectement appliquée ou surgissant dans un contexte inadéquat. L’empoignade, aux conséquences parfois délicates, révèle un processus démocratique à l’œuvre. C’est souvent à la suite d’actions sociales de cette ampleur que les gouvernements étudient le bien fondé de légiférer sur le éléments qui déchaînent les passions du peuple. Si actuellement le législateur français se tâte, son homologue belge, en élève distrait, demande que soit répétée la question. ❱❱ Barras Christine, Sociologie de la fessée. Réflexion sur la violence ordinaire dans la famille, Genève : Eclectica, 2012 ❱❱ Damon Julien, « Vers la fin des fessées ? », Futuribles, n° 305, 2005, pp 28-46. http://eclairs.fr/wp-content/ uploads/2012/06/Futuribles-fessee. pdf ❱❱ Clément Marie-Ève, Bernèche Francine, Chamberland Claire et Fontaine Catherine, « La violence familiale dans la vie des enfants du Québec », in Les attitudes parentales et les pratiques familiales, Québec : Institut de la statistique du Québec, 146 p. www.ledevoir.com/documents/pdf/ violencefam2013.pdf ❱❱ Union des Familles en Europe, « Pour ou contre les fessées ? », Synthèse d’une enquête réalisée en ligne, 2007 www.uniondesfamilles.org/ enquete-fessees.pdf Filiatio #13 / mars – avril 2014 19 Sexe au logis La fessée érotique : Un phénomène qui suscite de l’engouement En regard du dossier « Pleins feux sur la fessée », Nathalie offre en la matière un contrepoint sexologique aussi nécessaire que surprenant. La facette qu’elle explore et l’éclairage qu’elle diffuse soulignent une nouvelle fois, si besoin en était, la nécessité de mettre un terme à cette pratique inscrite dans le flou éducatif et dans la banalité de la répétition. En 2013, l’institut de sondage IFOP révélait qu’une femme sur quatre avait déjà été fessée par son partenaire lors de relations sexuelles (24 % de répondantes contre 8 % en 1985), et la société « Fun Factory », vendeuse de sextoys en Europe, signalait une hausse de 300 % des achats de « tapettes à fesses » en France. Même si cette pratique n’est pas neuve (le Kâma-Sûtra l’évoquait déjà), elle semble faire de plus en plus d’émules. Le succès planétaire de « 50 nuances de Grey » a probablement joué un rôle important dans la banalisation de mœurs qui jusqu’ici paraissaient réservés à une frange minoritaire de la population. Des sites internet (purement pornographiques ou non) aux manuels de conseils (comme le petit livre « Osez… la fessée » vendu au grand public), la flagellomanie est érigée en Art et quitte le champ de la perversion pour entrer dans celui des pratiques amoureuses de Monsieur et Madame Toulemonde afin de mettre du piment, du jeu et de la complicité dans leurs ébats. Comment et pourquoi un acte au départ punitif, douloureux et humiliant peut-il être un plaisir sexuel et physiquement ressenti ? Les fesses, du fait de leur proximité avec les organes génitaux et l’anus constituent des parties du corps très érogènes et très excitantes. Italo Baccardi, auteur de « Osez… la fessée » écrit que la fessée « active une partie du corps riche en zones érogènes. L’anus en est la plus évidente, car la plus proche. De plus, les coups portés irradiant vers le ventre stimulent également, par les vibrations impulsées, le clitoris ou le pénis. Selon les cas, la fessée provoque très rapidement une excitation sexuelle troublante. » Nul ne peut d’ailleurs contester la charge érotique attribuée à cette partie de l’anatomie 20 Filiatio #13 / mars – avril 2014 Certains adultes ayant subi des châtiments corporels durant leur enfance apprennent à convertir la douleur en plaisir en l’érotisant humaine, ainsi que la place que nous leur accordons au sein de notre intimité et de notre pudeur. Les exposer dans toute leur nudité en public ou toucher les fesses d’une femme sans son consentement dans un métro par exemple sont considérés comme des atteintes à la pudeur et sont punissables. On comprend mieux dès lors l’acharnement actuel à vouloir bannir le recours à la fessée sur les enfants car il est évident que celle-ci constitue une violation de leur intégrité, l’intrusion d’une région sexuelle et intime du corps et que cette pratique se rapproche donc d’un délit à caractère sexuel. Et la douleur ? Certains adultes ayant subi des châtiments corporels durant leur enfance apprennent à convertir la douleur en plaisir en l’érotisant et ne cesseront de la rechercher dans leur vie pour sa valeur érogène. D’ailleurs, Jean-Jacques Rousseau dans ses « Confessions » n’hésite pas à raconter comment, lorsqu’il était enfant, les fessées reçues de sa gouvernante lui ont procuré du plaisir, alimenté ses fantasmes érotiques et guidé sa vie sexuelle d’adulte : « car j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main. … Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ». D’autres personnes ayant reçu des messages parentaux culpabilisant sur une sexualité « sale » et « honteuse » ne peuvent s’octroyer le droit de jouir que s’ils subissent un châtiment douloureux et une humiliation dans une position de passivité. Mais en général, les couples qui pratiquent la fessée font « comme si », et la douleur n’est pas réellement recherchée pour elle-même. Le plaisir vient plutôt du contexte, de la mise en situation, du rapport de pouvoir. Un plaisir de domination-soumission… La fessée place la personne qui la reçoit dans une position physique de soumission (ne pouvant plus se mouvoir à sa guise) et d’humiliation (surtout si elle est déculottée), dévoilant ses parties intimes quand elle est penchée en avant et l’exposant à la merci du flagellant qui peut donc, s’il le souhaite, dériver vers la zone génitale et abuser sexuellement de sa victime. Cette éventualité peut provoquer de la honte, de la peur et de l’humiliation lorsqu’elle est utilisée en tant que châtiment mais, dans le cadre d’une relation amoureuse, lors de jeux sexuels consentis, complices et respectueux, elle peut se révéler excitante. une punition… excitante ! Il est fréquent que la sexualité s’appuie sur un rapport de pouvoir qui l’érotise davantage. D’ailleurs, le sondage IFOP montrait également que 6 femmes sur 10 étaient disposées à s’ébattre en étant dominées ou dominantes. Pas dans la vie courante bien sûr, mais dans une relation de respect, de confiance, de complicité ludique. Être dominée (car il s’agit souvent des femmes) permet de se dédouaner, de lâcher prise (ce n’est pas moi, c’est l’autre), d’exprimer des désirs et du plaisir inhibés, d’avoir une sexualité plus sauvage sans culpabiliser, sans avoir peur du jugement moral de la société. Il y a aussi des hommes qui fantasment à l’idée d’être fustigés mais qui, craignant que ce désir ne semble trop féminin, se placent alors dans la position du fesseur pour ressentir l’excitation et le plaisir en s’identifiant à leur victime. Dominer pour certains hommes peut être également un moyen de confirmer une virilité dont ils doutent et de se rassurer ainsi sur leur orientation sexuelle. Enfin, devenir châtieur à son tour quand on a subi des sévices durant l’enfance permet de transcender le traumatisme en inversant les rôles. Entre perversion et curiosité sexuelle Les couples qui choisissent d’inclure la fessée (pratique souvent associée au sadomasochisme) dans leurs jeux sexuels ne sont pas forcément pervers si cela relève d’une sexualité ludique et curieuse entre adultes consentants. Le danger vient quand cet exercice devient l’exclusif moyen de parvenir au plaisir et constitue le seul mode excitatoire de la personne qui se retrouve alors prisonnière d’un imaginaire érotique restreint. Les mises en scène élaborées par certains adeptes du flagellantisme, accessoires et accoutrements qui y sont associés (petite culotte (blanche de préférence), couettes et accessoires de petite fille dans les cheveux, socquettes ou uniforme d’écolière, rapport professeur-élève ou père (mère)-enfant) laissent perplexes. Les scénarios érotiques, tout en nourrissant l’imaginaire et en stimulant le désir, permettent aussi l’expression de désirs inconscients, la transgression de certains interdits ou de projections inconscientes sur le partenaire découlant de situations traumatisantes vécues lors de l’enfance. Cependant, si les fantasmes érotiques sont le fruit d’une histoire personnelle, il n’est cependant pas nécessaire d’avoir été fessé dans l’enfance pour en avoir le désir à l’âge adulte. On peut être également influencé par la culture au travers des romans, récits de vie, images érotiques, films, etc. © Pyrogenic Le danger vient quand cet exercice devient l’exclusif moyen de parvenir au plaisir et constitue le seul mode excitatoire de la personne inconscients, parois de traumatismes vécus dans l’enfance qui se rejouent dans la sexualité. Pour certains, la réalisation de leurs fantasmes devient un moyen de contrôler des pulsions, d’évacuer une pression, de s’exprimer à travers la sexualité et de trouver ainsi un équilibre psychique. Le danger vient quand un fantasme devient récurrent et exclusif pour parvenir au plaisir. Un homme qui ne parvient à faire l’amour à sa femme que si elle se déguise en petite fille et qui doit la fesser à chaque fois risque d’en souffrir…ainsi que sa partenaire. D’où l’importance de la communication au sein du couple, d’une bonne dose de complicité, de respect mais aussi de curiosité, de créativité et de jeux. Car la relation sexuelle est d’abord une interaction entre deux individus avec chacun leur vécu, leur univers, leurs désirs et leurs limites et il est nécessaire d’en tenir compte. Nathalie Mayor L’avis de la sexologue La sexualité peut être amoureuse, tendre, fusionnelle, douce, mais aussi bestiale, pulsionnelle, ludique… Encore aujourd’hui, les gens font la distinction entre « faire l’amour » et « baiser ». Le premier n’étant pas réservé qu’aux couples amoureux qui peuvent (selon les contextes, les désirs de chacun, l’état d’esprit dans lequel ils se trouvent, le moment du coït, et cætera) aussi s’adonner à une sexualité plus animale. Les fantasmes augmentent le désir et l’excitation sexuelle nécessaires à l’accomplissement de l’acte sexuel. Certains passent à l’acte en les scénarisant, sous forme de jeux. On ne peut juger des rêves érotiques des gens car ils sont propres à chacun et résultent d’une histoire personnelle, d’une culture, de conflits POUR ALLER PLUS LOIN ❱❱ Jacques Serguine, L’éloge de la fessée, Gallimard, 1973 ❱❱ Jean Feixas, Histoire de la fessée, de la sévère à la voluptueuse, éd. Gawsewitch, 2010 ❱❱ Italo Baccardi, Osez… la fessée, Guide, éd. La Mussardine, 2005 ❱❱ Milo Mannara (dessinateur) et Jean-Pierre Enard (scénariste), L’art de la fessée, Bande dessinée, éd « Vents d’Ouest », 2001 ❱❱ Luce, La fessée, chanson 2011 Filiatio #13 / mars – avril 2014 21 Hors champ Le quartier des femmes Au Sénégal, des détenues en détresse Les infanticides sont devenus un problème de société au Sénégal : en toile de fond, le manque d’éducation et de contraception ainsi que l’interdiction de l’avortement. Aïssata Kebe se bat pour la dignité et la réinsertion des femmes inculpées parce qu’elles ont tué leur enfant à la naissance. Nous l’avons suivie en prison, où des détenues tentent d’échapper à leur malédiction. Marie-Jo a le minois d’une adolescente, un visage en forme de cœur et une démarche mi-gracieuse, mi-rebelle, épaules en avant et jambes de ballerine. Elle a vingt ans. « Ici, en prison, je participe aux classes de Tostan 1. J’ai appris le droit à un jugement équitable : c’est le droit le plus important. » Depuis un an et neuf mois, elle est en préventive pour infanticide, comme plus de la moitié de ses codétenues. Elle risque de passer les huit prochaines années ici, dans la Maison d’Arrêt et de Correction de Thiès, la deuxième ville du Sénégal. Marie-Jo est une «détenue de confiance» : pendant la journée, elle a l’autorisation de sortir du quartier des femmes et de se déplacer dans la cour principale. Elle se balance, en équilibre instable sur une chaise en plastique. « Mes parents ne veulent plus me voir, glisse-t-elle en gardant les yeux rivés au sol. C’est difficile. » Quand elles sortiront de la maison d’arrêt, elles n’auront plus de réputation, plus d’honneur, plus de famille Elles accouchent toutes seules, en mode survie 22 Filiatio #13 / mars – avril 2014 Régulièrement, les journaux font leurs gros titres sur les bébés découverts dans la fosse septique, dans les poubelles, corps sans vie dont on retrouve très vite les génitrices. Elles cachent leur grossesse à leur entourage et accouchent toutes seules, en mode survie. Ce sont des jeunes femmes, souvent illettrées, qui ne connaissent ni la contraception ni leur corps. Au Sénégal, seulement une femme sur dix se protège contre une grossesse non désirée. « Lorsqu’elles réalisent qu’elles sont enceintes, c’est trop tard, explique Aïssata. L’avortement est interdit par la loi et puni de six mois à deux ans de prison. » Pourtant, la moitié des femmes qui se présentent aux urgences des maternités sénégalaises souffrent des conséquences d’un avortement, spontané ou provoqué. Cela représente, chaque année, quatorze mille femmes, sans compter celles qui consultent un médecin ou une sage-femme de manière « discrète ». Et sans compter celles qui s’en sortent seules. «Je n’ai pas osé pleurer devant elles» © Sabine Panet L’histoire de Marie-Jo est tristement banale. Au Sénégal, depuis 2001, plus de 500 femmes ont été inculpées parce qu’elles avaient tué leur enfant à la naissance. Le code pénal prévoit, pour les infanticides, les travaux forcés à perpétuité : en réalité, elles prennent quatre ou cinq ans de prison, mais la peine vient d’être doublée par le ministère de la Justice. « Les femmes qui passent des années en préventive vont être jugées avec cette nouvelle règle », murmure Aïssata Kebe, responsable de l’ONG Tostan, en poussant la lourde porte de la prison. Elle franchit la frontière entre liberté et détention sans y penser, elle en a tellement l’habitude. « Celles qui sont ici n’avaient aucune idée de la loi ! D’un autre côté, l’enfant n’y est pour rien… et parfois, elles regrettent… » Aïssata salue le directeur de la prison, son adjoint, les gardiens. Tout le monde la connaît et plaisante avec elle. Elle a la réplique facile et l’humour décapant, en guise de protection contre la détresse des femmes qui l’attendent avec impatience. Lorsqu’elles sortiront de la maison d’arrêt, elles n’auront plus de réputation, plus d’honneur, plus de famille. « Les détenues ont besoin d’être soutenues, constate le chef de cour Yero Ndiaye en hochant la tête, mais leurs parents les rejettent. Ce sont des jeunes filles qui commettent cela par mégarde, avec la jeunesse… » Photo Sabine Panet Aïssata Kebe (foulard bleu) supervise la qualité des sachets de mil que les détenues des classes Tostan pilent, produisent et commercialisent. Elle est fière du travail des femmes ! Assise à côté de Marie-Jo, Aïssata attrape le plat qu’une détenue lui apporte. Entre deux bouchées de riz au poisson, elle félicite la cuisinière, qui sourit discrètement sous le compliment. Aïssata est venue superviser le travail de la facilitatrice qui dispense les classes chaque après-midi. Les détenues apprennent leurs droits, le fonctionnement de leur corps, la gestion d’activités génératrices de revenus. Aïssata est entrée ici pour la première fois il y a dix ans, à la demande d’un juge. « J’ai vu une cellule où les femmes étaient allongées avec leurs enfants, du matin au soir, comme des animaux. Elles étaient à même la terre, il n’y avait pas de matelas. Les toilettes étaient ouvertes, © Sabine Panet ❱❱ Khady est en préventive depuis trois ans pour infanticide. Après le jugement, elle passera peut-être les sept prochaines années de sa vie à la maison d’arrêt de Thiès. Khady a trois grands enfants au village. Alors qu’elle travaillait dans sa famille en ville, un cousin de sa mère l’a séduite. Au départ, elle refusait ses avances, de peur de tomber enceinte. Il lui a alors expliqué qu’il prenait des comprimés pour éviter toute conception. «J’ai rapidement réalisé que j’attendais un enfant mais quand j’ai averti le cousin, il a refusé de porter la responsabilité et il a dit que je couchais avec d’autres hommes.» Khady raconte alors qu’elle a caché sa grossesse, morte de honte. Elle explique qu’elle a donné naissance à un enfant mort-né, toute seule, dans les toilettes. En état de choc, elle a enterré le petit corps derrière la maison familiale, mais un de ses oncles l’a aperçue et l’a dénoncée à la police, qui est venue l’arrêter. Elle n’a aucune preuve de sa bonne foi. Il y a quelques mois, Aïssata, alors qu’elle supervisait les classes, a eu mal à la tête et a sorti des comprimés d’aspirine de son sac. « Je me suis mise à pleurer. J’ai reconnu les médicaments que le cousin de ma mère prenait pour éviter la grossesse. » Khady Diop, photographiée dans le poulailler qu’Aïssata a aidé à construire, est en préventive depuis trois ans, pour infanticide. Lorsqu’elles réalisent qu’elles sont enceintes, c’est trop tard. L’avortement est interdit par la loi et puni de six mois à deux ans de prison sans aucune intimité. Je n’ai pas osé pleurer devant elles. Cette nuit-là, je n’ai pas fermé l’œil. » Aïssata a ensuite obtenu des financements pour venir en aide aux détenues et pour leur proposer un programme d’éducation, de réinsertion économique et de médiation familiale. Aujourd’hui, elle coordonne les activités de Tostan dans cinq prisons à Dakar, à Rufisque et ici, à Thiès. «À croire que les femmes sont toutes seules pour concevoir un enfant !» « Les femmes qui ont commis un infanticide ne connaissent pas leur corps, insiste Aïssata en répartissant équitablement les morceaux de poisson dans le plat. Elles sont souvent mal payées, exploitées, et elles cherchent un petit ami pour les aider. Sans le faire exprès, elles tombent enceintes et elles ont honte de rentrer chez elles, alors elles attendent la fin de la grossesse. » C’est le cas de Marie-Jo. Elle n’avait jamais entendu parler de contraception et ne savait pas comment on « attrapait une grossesse ». « Quant aux pères des enfants, lorsque la fille est enceinte, s’indigne Aïssata, ils refusent systématiquement la paternité et disent que ce n’est pas de leur responsabilité. À croire que les femmes sont toutes seules pour concevoir un enfant ! » « À la sortie, dit Marie-Jo, je veux continuer mes études et devenir rappeuse. Je chante et j’écris sur la vie dans la prison. » Elle fredonne un rap, timidement, et puis elle lève le menton et chante un peu plus fort. « Tu étais enceinte pendant neuf mois, rejetée par la société, insultée… » À la fin du morceau, elle s’arrête et regarde la ligne © Sabine Panet TÉMOIGNAGE À l’entrée de la Maison d’Arrêt et de Correction de Thiès règne une atmosphère pesante. L’étroite frontière entre détention et liberté est dans tous les esprits. de fuite, derrière les hauts murs de la prison et les barbelés. Il est bientôt dix-sept heures, l’heure de rentrer dans la pièce que MarieJo partage avec vingt-cinq codétenues et la poignée d’enfants nés en prison, qui seront retirés à leur mère lorsqu’ils auront deux ans. Pour aller où ? Le soleil, encore haut dans le ciel, chauffe les briques à blanc, la tôle ondulée du toit dégage une moiteur accablante. À vingt heures, les gardiennes éteindront la lumière jusqu’à demain matin. Sabine Panet SOUTENIR LE PROJET ❱❱ Aïssata Kebe, responsable du programme prison de l’ONG Tostan, peut être contactée via Tostan France (www.tostanfrance.fr). Très difficiles à financer, les classes en prison sont la seule chance de réinsertion des femmes à leur sortie. ❱❱ Ce reportage a été initialement publié dans le magazine axelle (www.axellemag.be ou www.facebook.com/axellemagazine) et il est reproduit avec l’autorisation de sa rédaction. Filiatio #13 / mars – avril 2014 23 En regardant À l’heure où la procréation est brandie comme un droit inaliénable de l’adulte, deux films viennent nous rappeler que la parentalité est d’abord un engagement à tenir auprès d’un enfant. « Françoise Dolto parlait toujours du devoir de garde, plutôt que du droit de garde. Il s’agit d’un devoir, d’une responsabilité d’adulte et pas d’un droit à jouir de l’enfant comme d’un bien de consommation, ‘ si on veut ’ »*. Un tel basculement sémantique (remplacer la notion de droit par celle de devoir) permettrait-il d’enrayer les situations dénoncées avec élégance par What Maisie knew et Papa Vient Dimanche ? Papa vient dimanche Radu Jude avec Serban Pavlu (Marius), Sofia Nicolaescu (Sofia), Mihaela Sîrbu (Otilia), Roumanie, 2013, drame, 1h48 Marius, la trentaine, technicien dentaire, vit dans un minuscule studio aux fenêtres ouvertes sur le vacarme de la circulation. Il s’en extrait un matin, équipé d’un sac à dos très rempli et d’une gigantesque pieuvre en peluche, pour aller chercher chez son ex-femme sa fille Sofia qu’il a prévu d’emmener quelques jours à la mer. À son arrivée, Sofia est encore couchée, aucun bagage n’a été préparé et la mère de l’enfant s’est absentée, laissant à son nouveau compagnon et à sa propre mère le soin d’empêcher le départ de l’enfant, qui aurait été « fiévreuse » la veille. Marius prend son mal en patience, puis va réveiller l’enfant qu’il trouve en pleine forme, et prépare un sac pour partir avec elle comme prévu. Devant son entêtement à faire respecter son droit de visite déjà minimal, le ton monte, les corps s’agitent, et une porte heurte au front le nouveau compagnon, institué garant des diktats maternels. Au retour de celle-ci, les choses s’enveniment encore, et tournent à la prise d’otage à domicile : empêché, humilié, nié, Marius insulte, hurle, brise, bâillonne et ligote. Il parle aussi… et le passé ricane des plaies ouvertes deux années plus tôt… et le présent aggrave leur pourriture. Sofia voit tout, entend tout. La police est derrière la porte, envahit la rue. Marius pleure, panique, et livre à sa fille des mots doux, et des mots sales, et des promesses pour « un jour »… Avant de s’échapper, blessé, loin du manège infernal… * Catherine Dolto dans Pour ou contre la garde alternée, Éditions Mordicus, 2010. 24 Filiatio #13 / mars – avril 2014 What Maisie knew Scott Mc Gehee et David Siegel d’après un roman de Henry James, avec Onata Aprile (Maisie), Julianne Moore (Susanna), Steve Coogan (Beale), Alexander Skarsgård (Lincoln), Joanna Vanderham (Margo), USA , 2013, drame, 1h40 Entre réalisme quasi-documentaire et dramatisation assumée, What Maisie knew et Papa vient dimanche dansent autour d’un même pivot : un visage tendre, peuplé de deux grands yeux en attente. Côté réalisme, un foisonnement de micro-situations et d’attitudes caractéristiques. La pêche aux infos d’un parent à propos de l’autre par le biais de l’enfant… La confiance totale offerte par un enfant pour deux attentions reçues… Ses grimaces affectivement provocantes au moment des retrouvailles avec « l’autre parent »... Sa posture d’écoute inquiète quand les voix des grands s’entrechoquent au-dessus de sa tête... Maisie a six ans, des chaussures un peu trop grandes, une maman rockeuse sur le retour, un papa marchand d’art déjà un peu vieux. Elle sait où trouver des sous pour payer le livreur de pizzas quand ses parents se disputent trop pour songer à la nourrir. Maisie a aussi Margo, une excellente baby-sitter, qu’elle découvre avec étonnement et plaisir dans le nouvel appartement de son papa peu après le divorce et l’instauration d’une résidence alternée. Puis Margo devient une belle-mère, alors Maisie reçoit aussi un beau-père, en la personne de Lincoln, vague ami de sa mère, épousé par elle en représailles. Lincoln se tient bizarrement et il a l’air stone, mais c’est un vrai gentil. Papa, Maman, Papa, Maman, Papa… L’alternance laisse Maisie devant des portes fermées, l’envoie dans des appartements vides, la laisse longtemps dans un couloir d’école désert. Margo et Lincoln rattrapent le coup, chaque fois. Peu à peu, les parents de Maisie se dissolvent dans l’air newyorkais. Alors, le trio fait comme il peut, entre sortie au parc, resto et séjour à la mer. Et dans leur petite bulle d’impuissance s’installe comme un parfum de bonheur simple. Redoutant aussitôt qu’on ne lui vole sa fille, la mère intermittente tempête un peu... avant de comprendre que Maisie l’aime et l’aimera, mais se trouvera mieux avec ces deux adultes fiables que dans l’autocar enfumé qui emmène les rockers en tournée. Côté dramatisation, deux « solutions » passablement irréalistes aux problèmes d’hébergement. Dans Papa vient dimanche, la réalisation d’un fantasme courant chez les parents désunis : prendre définitivement le pouvoir sur l’ex, cet empêcheur de parenter en rond. Et dans What Maisie knew, la concrétisation d’un fantasme courant chez les parents égoïstes ou débordés : pouvoir s’appuyer sur le dévouement miraculeux de parents de substitution trouvés sous un caillou. Dans la réalité, la dispute se mue généralement en prise d’otage symbolique plustôt que physique… et les enfants négligés, hélas, le restent. Ils dérangent, ces deux films, en imposant une question : qui est coupable, qui est le plus coupable ? Et la réponse n’est pas belle à voir : chacun des parents est coupable, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. On pardonne à Marius sa colère – pas les torrents d’insultes crues assénées à la mère devant l’enfant. On plaint Otilia et Aurel de se voir violentés – pas de refuser au père le droit de rester père après séparation. Et on ne plaint pas du tout la rockeuse et le marchand d’art, si autocentrés qu’ils abandonnent leur fille à qui voudra bien la ramasser, tout en exigeant qu’elle les aime, les reconnaisse et les respecte. à la relation avec leur enfant, de la prochaine humiliation subie devant lui… et du geste de colère qu’ils ont de plus en plus de mal à retenir, ce coup tant attendu que l’ex s’empressera de rebaptiser « coups et blessures » pour sceller définitivement leur sort. Car peu de juges considéreront la violence psychologique chronique qu’ils auront subie jour après jour, des années durant, avant d’en arriver à ce geste malheureux. Ce sont toujours les femmes, les victimes, n’est-ce pas ? What Maisie knew propose, lui, un happy end très américain et plutôt moralisateur, mais qui sonne tout aussi juste - éthiquement. Car Maisie est confiée à deux jeunes adultes responsables, attentifs et altruistes. Délirant ? Il y a pourtant, effectivement, des adultes qui entrent en lien avec les enfants pour ce qu’ils sont : de drôles de petits humains, peu rationnels mais riches d’imaginaire, qui livrent en un regard et une main agrippée ce que les grands humains diluent dans les mots. Des êtres dont il faut s’occuper – les occuper et les nourrir ne suffit pas. Des petites vies équipées d’oreilles, d’yeux et de voix qui ne demandent qu’à apprendre et sentir. Certains adultes trouvent plus de sens que d’autres à la rencontre avec ces petites vies. Ils savent donner de leur personne pour que les petites vies deviennent grandes et mettre leur personne en retrait quand la sérénité des petites vies l’exige. N’est-il pas juste de souhaiter à tout enfant de trouver de tels parents sur sa route ? Et de souhaiter à tout parent de tendre vers cet idéal ? Nul ne s’en trouverait appauvri. Car elle est clairvoyante, la leçon de What Maisie Knew : la sécurité affective rendue à un enfant restaure son droit d’être un enfant – confiant, joyeux, curieux. Et se lève alors autour de lui ce petit vent printanier, parfumé, si propice à alléger les cœurs adultes pétris de soucis. Donnant-donnant… Céline Lambeau Papa vient dimanche finit sans se terminer. Marius fuit – et après ? Un no-end qui sonne juste : il livre l’expérience quotidienne de la grande majorité des pères privés d’une parentalité sereine par leur ex-conjointe. Pour eux, il y a toujours un « à venir » : ils vivent dans l’attente du prochain coup de couteau porté Filiatio #13 / mars – avril 2014 25 En lisant Roman Les vies parallèles de Greta Wells Andrew Sean Greer Éditions de l’Olivier Pour ceux qui lisent tous seuls Chouette divorce! Isabelle Minière Le Rouergue Pour les pitchouns Loup un jour Céline Claire et Clémence Pollet Le Rouergue Un joli album, moderne et coloré, où se promènent un loup, représenté par une mouvante et terrifiante touffe de poils, et une série de personnages de littérature jeunesse que les lecteurs reconnaîtront en gloussant : Pierre (celui de « et le loup »), les trois petits cochons, le petit chaperon rouge, le meunier qui dort, la chèvre (de M. Seguin ?), et tutti quanti. Le loup leur chipe les ingrédients nécessaires à la concoction d’un dessert goûteux… Mais il n’est pas la gentille bestiole, édentée et inoffensive, de La Soupe au caillou (Anaïs Vaugelade, l’École des Loisirs), dont Loup Toujours pourrait représenter un miroir inversé. Attention, fin méchante. À partir de 3 ans. S.P. 26 Filiatio #13 / mars – avril 2014 Léo est censé trouver que le divorce de ses parents est « super sympa »,les nouveaux amoureux de ses parents « adorables », leurs enfants respectifs « des amours », la nouvelle logistique « ultra pratique ». Euh… attendez, y’a pas quelque chose qui cloche là-dedans ? La mélodie du bonheur, c’est un peu excessif non ? Un peu excessif en effet… de quoi faire sortir de ses gonds ce môme gentil, mais pas cloche. Après lecture de ce court texte, il est probable que vous bannissiez l’adjectif « sympa » de votre vocabulaire pendant quelques temps… À partir de 9 ans. S.P. Le classique Dans moi Alex Cousseau et Kitty Crowther Éditions MeMo Deux magiciens aux manettes, l’une pour les images, l’autre pour les mots, Dans Moi il y a un ogre qu’il faut affronter aux ricochets, un ogre grand et gros aux lèvres bleues. « Je n’ai pas toujours été moi. Avant d’être moi, je n’étais pas dans moi. J’étais ailleurs. Ailleurs, c’est tout sauf moi. » Mille et une lectures possibles de ce livre beau et puissant à la facture parcheminée : la route psychanalytique, la route poétique, la route magique, la route de l’émergence des territoires intérieurs, de la révolte, de l’éternelle conscience et de la genèse. À couper le souffle. S.P. Milieu des années 1980; Greta Wells perd son Félix, son frère jumeau, double et meilleur ami, éreinté par le sida qui commence à laminer la population gay des États-Unis. Las d’attendre que Greta retrouve l’envie de se lever le matin et amoureux d’une autre, son compagnon, Nathan, la quitte. Greta s’enfonce dans une déprime sinistre et sa tante Ruth la convainc de tenter un traitement par électrochocs. Le court-circuit qui s’ensuit projette l’héroïne dans des vies parallèles; elle devient la Greta Wells de 1918, puis celle de 1941. Dans une série d’allers-retours fascinants et déroutants, elle retrouve tous les siens pendant que les Greta de 1918 et de 1941, également « soignées », ou plutôt étourdies, aux électrochocs, se partagent sa vie lorsqu’elle part vivre la leur. « Une fois au moins », raconte Greta Wells, « il nous est arrivé l’impossible ». Dans son cas, l’impossible ressemble à un millefeuilles où chaque couche est une ouverture, un peutêtre assez terrifiant, une porte ouverte que l’on peut prendre, une décision que l’on a fuie. Chacune de ses vies parallèle donne à Greta l’occasion d’entrevoir ce qu’elle aurait pu être, ce qu’elle est devenue, la mère qu’elle a été, l’amante, l’amie, la femme. La tentation de rester dans une autre vie est parfois forte; quelle est la vie qui lui convient ? L’auteur de L’Histoire d’un mariage propose une fable philosophique en même temps qu’un roman captivant, que l’on referme doucement en se demandant bien où, nous aussi, nous nous retrouverons demain matin. S.P. Exquise Louise Eugène Savitzkaya Les Éditions de minuit Comme on le dirait d’un météorite ayant chuté dans le champ de betteraves sucrières du voisin qui nous insupporte, ce livre n’est pas tombé loin de l’enfance. En cette enfance est campée Louise – elle est exquise. Et les mots pour la dire – en plus de venir aisément – collent à la langue telles des confiseries orientales. « Louise n’est pas disparate. Elle s’encorde à sa mère et sa mère à elle est encordée. Ce qui manque à l’une est en l’autre ». À partir de là, il n’est plus nécessaire de tourner autour du pot ou d’en parler : juste de tenir l’ouvrage devant soi et de suivre l’enfant dans ses pérégrinations à travers la mythologie domestique du quotidien. Lire alors équivaut à renaître avec Louise, arpenteuse aux pas d’insectes. Fouler le monde et les myrtilles à sa suite ou se faufiler entre les branches des mélèzes au rythme de son poney Tequila. Et s’approprier les nombreuses métamorphoses grâce auxquelles elle fonde son royaume sur « l’écorce de la terre ». Lecteurs de tous les horizons, à vos marques… D.B. Nouvelles Benny, Samy, Lulu et autres nouvelles Geneviève Damas Éditions Luce Wilquin Marin mon cœur Eugène Savitzkaya Les Éditions de minuit Ici, d’emblée, le ton est donné par l’entête : « Roman en mille chapitres dont les neuf dixièmes sont perdus ». Marin, l’enfant, y est décrit lors de son investiture de la vie et du silence : « Il ne mange pas de chair crue. Il ne s’intéresse pas au vin mais simplement aux récipients qui le contiennent et à ses couleurs. Il dort uniquement sur le ventre comme une tortue sous sa carapace. Il mord les livres. Il ne sent pas l’ail, ni l’oignon, ni la sueur rance. Il craint le poivre. Il n’est pas poilu. Ses talons ne sont pas rugueux. Ses cheveux sont intacts. On ne voit pas ses os. Ses orteils ne puent pas. Rien ne le surprend. Il n’aime pas le vacarme. Il ne hait personne et personne ne le hait ». Au gré de la lecture, nous aurons la chance d’assister à des scènes où Marin se frotte à la température ambiante et aux intempérances journalières. Nous découvrirons aussi en quel recoin du sommeil il établit ses empires. Et comment il se mêle aux éléments de l’univers par le biais de déambulations microscopiques. Il est observé par un individu, possiblement son père, qui rapporte minutieusement ses faits, gestes et escarmouches durant nonante-trois pages de stupeur émerveillée. À vos besicles ! D ouze n ou velle s conçues autour des crevasses du quotidien, de ces fuites dans l’espace-temps o ù t o u t b a s c ule. Élis a b e t h f ui t le déjeuner familial; sa couverture – la quête du wasabi – la découvre, et plus rien ne compte. Anita et son fils Gaspard refont un jour surface dans la belle-famille d’Anita; pendant que les adultes s’étripent au salon, Gaspard découvre le goût du sabayon, et reconstruit en une bouchée une figure paternelle douce et sucrée. Animaux, nourritures et instantanés déclenchent chez les personnages de ces nouvelles un élan irrésistible… Geneviève Damas, dont nous avions tant aimé le roman « Si tu passes la rivière » (Filiatio #5), prix Victor Rossel 2011, nous livre ici un recueil aux tiroirs multiples, comme une commode de magicienne. S.P. D.B. Filiatio #13 / mars – avril 2014 27 Fiction © Diane Brison Quand le singe était l’avenir de Jamais en mal d’innovation, Filiatio a contacté un reporter du futur et lui a passé commande d’un article rétrospectif sur les compétences parentales et, plus exactement, paternelles. Depuis l’Avenir, le bien nommé Thierry Lumière, le professionnel qui a accepté cette mission, a aussitôt braqué son œil exercé sur les susdites compétences en l’an de grâce 2014. Nous vous invitons à prendre connaissance de son compte-rendu. Zoom arrière Études empiriques & Cie « Naguère, en 2014, la société réclamait à tout bout de champ le cadre Ces questions apparurent suite à une longue étude de terrain, et ses bien légal. Les lois n’étaient jamais assez nombreuses et le vide juridique, nommées expériences empiriques (on ne craignait guère la redondance en ce quelle que soit sa nature, était un facteur d’insécurité pour nombre de temps-là), au cours desquelles des experts détachés au sein des familles citoyens. Alors, ayant à cœur de le remplir, on votait à tout-va. Et de fil avaient conclu que même le sexisme, qui jusque là avait porté ses fruits en aiguille, de réglementation en législation, à force d’ausculter la vie vénéneux et assuré aux femmes une formation maternelle s’étalant sur des sous toutes ses coutures, des spécialistes en vinrent à se demander siècles, n’était plus suffisant pour certifier qu’une fois mères, ces femmes si de simples humains, femmes ou hommes avaient la capacité innée exerçaient les susdites compétences parentales dans l’intérêt de l’enfant. Quant d’assumer leur parentalité ou s’il ne s’avérerait pas plus prudent qu’ils aux hommes, dépourvus de bagage transgénérationnel autant que de la démontrent en réussissant des épreuves légales préalables. Pas subversives montées de lait, critères alors incontournables, les experts nécessairement éliminatoires mais néanmoins coercitives. ne parvenaient même pas à se les imaginer articulant le mot B-É-B-É. 28 Filiatio #13 / mars – avril 2014 l’homme Dubitatif Évidemment, juché sur votre avenir comme sur un promontoire, je – Bonjour, Monsieur le Juge ! m’interroge : ces experts méconnaissaient-ils les travaux des bio- – Hum… logistes qui, avec dix ans d’antériorité, avaient montré que le mâle – Voilà, mon ex-femme et moi, nous vous sollicitons pour entériner humain, autrement dit l’homme, comme dans toutes espèces pratiquant notre séparation. Nous avons également besoin de vous pour légi- l’élevage coopératif, lorsqu’il est en contact étroit avec le bébé, subit une timer la garde alternée de notre petite Alice qui est âgée de un an et transformation hormonale 1 ? L’Histoire ne nous le révèle pas. quart, pèse 1/17 de son poids terminal et… – Alice sera hébergée chez sa maman ! Femmes et hommes se trouvèrent donc, à des degrés divers, égaux – Co…Co… Comment ? devant l’incapacité – et par extension, devant la Loi. S’ils étaient jugés – Cela ne coule-t-il pas de source ? Éloigneriez-vous la terre du soleil aptes à copuler sans assistance, voire à procréer, ils étaient considé- ou la rivière de son lit sous prétexte que d’autres soleils existent rés comme pratiquement inopérants à partir de la naissance de leur ailleurs ou que les cours d’eau aiment découcher ? progéniture. L’inertie aidant, ils conservaient toutefois leurs enfants. – Non mais, je, nous… – Qu’entends-je ? Vous objectez ? Par contre, lorsque le couple éclatait, ce qui en cette période de troubles –… divers était monnaie courante, le statut des parents se précarisait – Vous fumez ? Buvez ? Travaillez ? Fessez ? Habitez à plus de six davantage. Et évalués sur base des rapports précités, ils n’en menaient cents mètres l’un de l’autre ? Déménagez fréquemment ? pas large à l’heure de faire valoir leurs droits à l’éducation de leurs –… rejetons. Les pères moins encore que les mères… – Qu’en déduire ? Vous êtes inapte ! Paternellement parlant, bien sûr ! Alice ira chez sa mère ! Qu’à cela ne tienne… Et vous, faitesvous aider, mon vieux ! Formez-vous, que diable ! Depuis la nuit des temps les jeux étaient faits – Comment ? et il était trop tard pour les défaire ! – Chez les singes ! Allez voir chez les grands singes, puis vous reviendrez me voir ! De fait, les Juges sommés d’établir des jugements lors des séparations, Ils ont le tour, eux ! Vous finirez par l’attraper… Ensuite, recontac- sous l’influence des rapports d’experts en compétence parentale et tez-moi. On en rediscutera… poussés par un pragmatisme de circonstances, étaient amenés à – Attraper quoi ? prendre des décisions iniques. Décisions qui émanaient d’une connais- – La Compétence Paternelle ! sance obsolète des particularités et rôles attachés à chaque sexe. – Je… Je… – SUIVANT ! Au Tribunal, les échanges étaient généralement caricaturaux (autant dans les grandes lignes que dans les petites) ou, dans le meilleur des cas, tragiques. Afin de vous en donner un échantillon représentatif, voici l’enregistrement des propos d’un magistrat confronté à un jeune père prénommé Serge. 1 D’après les travaux de Sarah Hrdy. Filiatio #13 / mars – avril 2014 29 Fiction Une parenthèse s’impose Arrivée au camp et pied à l’étrier Comme je vous le signalais plus tôt, les séances au Tribunal variaient Donc, en respectant cette logique, quelques semaines plus tard, nous re- du caricatural au tragique. Nous avons eu affaire ici au second cas de trouvons Serge debout avec en toile de fond l’un ou l’autre Kilimandjaro figure et à un juge relativement « évolué » qui, assurément, avait lu ou et dans les mains un singe artificiel face à un primate sur le point de eu écho des assertions des biologistes concernant les modifications l’évaluer. De quoi bouleverser les représentations mentales et, pour hormonales des hommes au contact des enfants. Cependant, rien lui qui projetait de devenir père tout naturellement par le biais des in- n’étant parfait, le juge de ce dossier, au vu de sa conclusion, semble teractions avec sa fille, de quoi entamer sa confiance en lui. avoir confondu les comportements et les effets de ces comportements. Puisqu’il a prescrit à Serge une formation qui, comme vous vous en D’autant qu’aux abords du camp « Lianes et Liens », il avait lu sur un rendrez bientôt compte, était loin de posséder les qualités inhérentes écriteau fiché en terre : « Vous trouverez le berceau de l’humanité à une relation père-enfant. dans les yeux des grands singes. Il leur suffit de se balancer pour qu’un enfant soit bercé. » Quant à la compétence paternelle à proprement parler, elle demeurait un domaine obscur. En quoi consistait-elle, comment l’acquérir et Par chance, il n’avait pas vraiment eu l’occasion de s’attarder sur cette l’appliquer concrètement, mystère ! Par contre, saisissant la balle au sentence, juste de songer que la barre était haut placée, que déjà des bond, nos cousins les primates qui de notoriété publique possédaient mégaphones l’invitaient à se diriger vers l’ouest du campement où une longueur d’avance sur l’homme dans tous les domaines, avaient allait débuter un cours intitulé « Papa singe et bébé en nocturne ». commencé à organiser des stages au cours desquels les prétendants pères pourraient à loisir les suivre dans les méandres de leur paternité Premier geste… et copier leurs gestes dans un but d’apprentissage. À croire qu’une course contre la montre était entamée car à peine eut-il Par conséquent, déboutés au Tribunal mais s’accrochant à l’unique le temps de foncer ventre à terre au point indiqué que Serge était pris à perspective heureuse qu’ils entrevoyaient, les hommes voyageaient partie par un singe instructeur qui le désigna du doigt en marmonnant « Aux Singes » avec layette et barda. Ils débarquaient là-bas, souvent qu’à partir de là il faudrait agir vite. l’été 2 , se présentaient à l’accueil puis s’engouffraient dans un fond sonore de vagissements couverts par le concert des bruits de la jungle Ensuite, assimilé contre son gré à la démonstration, Serge, hagard et (il s’agissait là de leur première leçon mais à ce stade ils l’ignoraient. Ce maladroit, à la lueur d’une bougie, imita sur un petit singe en caoutchouc n’est que plus avant dans l’écolage qu’ils découvriraient que les tous les gestes nourriciers du formateur. Un mâle qui apparemment savait petits avaient besoin d’être entourés d’une mélopée. Et qu’en milieu comme personne se relever la nuit pour biberonner le nouveau-né urbain, ils pourraient se procurer des bruissements de jungle, préen- s’agrippant encore aux mamelles taries dans le pelage de sa mère registrés, sur cd. Un singe logisticien leur fournirait d’ailleurs à la fin endormie… du séjour un dossier comprenant adresses utiles et recommandations d’usage. Enfin, ne brûlons pas les étapes et retournons à notre récit !) 2 La courte durée des nuits diminuant le nombre de réveils nocturnes des bambins, les participants au stage bénéficient d’une remise de 10% sur les frais du séjour. 30 Filiatio #13 / mars – avril 2014 (Suite au prochain épisode) David Besschops Abonnement Commandez nos anciens numéros ! Nos anciens numéros sont toujours disponibles en format papier en échange d’un don à convenir. Pour deux numéros acquis, vous en recevrez un de plus. Pour trois numéros acquis, vous en recevez un de plus ET une carte postale signée par la rédaction. Si vous acquérez toute la collection, vous recevrez un éléphant d’Inde ET une invitation à venir dîner avec nous ! Pour commander un ancien numéro : 02 265 43 58 Nos anciens numéros sont également gratuitement téléchargeables sur le site www.filiatio.be/category/journal N°1 ❱❱ Hommes-femmes, drôles de genres ! ❱❱ Filiatio revient sur les différences hommes / femmes ❱❱ Vers un congé de paternité européen ? N°2 ❱❱ Saint Nicolas : des livres dans nos petits souliers ❱❱ Le genre des clichés dans la littérature jeunesse ❱❱ L’Allemagne, pays des superpapas ? N°3 ❱❱ Accouchement sous X ❱❱ France / Belgique : anonymat ou discrétion ? ❱❱ Une politique familiale européenne N°4 N°5 ❱❱ Travail, famille, crèches : l’équation du progrès social ? ❱❱ France : l’hébergement égalitaire en débat N°6 ❱❱ Les priorités du secrétaire d’État aux familles ❱❱ Antigone toujours pas dévoilée ❱❱ Inégalités femmes-hommes en Belgique ❱❱ Recherche de paternité : qui est le père ? N°7 ❱❱ Frédéric Jannin sur le chemin du bonheur ❱❱ Rapt parental : état des lieux et témoignages ❱❱ La famille, une clé de lecture sociopolitique ❱❱ Ce que les belges pensent de la famille après séparation N°8 Abonnez-vous ! ❱❱ 02 265 43 58 ❱❱ www.filiatio.be/abonnez-vous N°9 ❱❱ Edith Goldbeter Merinfeld : « De nouvelles configurations familiales » ❱❱ Mères porteuses, progrès social ou ventres à louer ? ❱❱ Hébergement égalitaire en Belgique : enquête au tribunal N°10 ❱❱ Serge Hefez : « Vers un nouvel ordre sexuel ? » ❱❱ Hébergement des enfants après la séparation : les alternatives ❱❱ Témoignage rapt parental : « Un mois trop tôt » N°11 ❱❱ Interview – Serge Tisseron : Vers l’empathie ❱❱ Société – Filles et garçons à l’école des punitions ❱❱ Dossier – L’inceste : «Ni tout à fait les mêmes ni tout à fait des autres...» N°12 ÉPUISÉ ❱❱ Parents séparés et hébergement des enfants : que fait-on des moins de trois ans ? ❱❱ Sécurité, autorité, rôles parentaux et stéréotypes ❱❱ Royaume-Uni : les dérives de la protection de l’enfance ❱❱ Diane Drory : « Il faut du lien et le lien prend du temps » ❱❱ Ernest et Célestine : parentalité, complicité, authenticité ❱❱ Le pari de la médiation : peut-on quitter la logique du conflit ? Belgique, état des lieux. ❱❱ Comment penser la violence des femmes ? ❱❱ Société – L’homme hippocampe ❱❱ Rapt parental : notre bilan et ce qu’en pensent les politiques ❱❱ Dossier – Noël sous tension Filiatio #13 / mars – avril 2014 31 © Claire Bouilhac & Jake Raynal / Cornélius La planche de Claire Bouilhac & Jake Raynal 32 Filiatio #13 / mars – avril 2014