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Mieux comprendre ce qui secoue les familles
Bimestriel #13 / mars – avril 2014
© Martin Dube
Expéditeur : Filiatio – 53 rue de l’Été – 1050 Bruxelles
Ne paraît pas en juillet et août
Édito P. 2
Brèves d’actu P. 3-4
Sélection du net P. 5
Association P. 6
Où sex a fait mal P. 7
Rapts parentaux P. 8-11
Société P. 12
Dossier P. 13-19
Sexe au logis P. 20-21
Hors champ P. 22-23
En regardant P.24-25
En lisant P. 26-27
Fiction P. 28-30
Abonnement P. 31
Humeur humour P. 32
Rapts parentaux
Notre bilan, et ce qu’en pensent les politiques
Société
C’est pour son bien ?
Dossier
Pleins feux sur la fessée
Fiction
Quand le singe était l’avenir de l’homme
Retrouvez-nous sur www.filiatio.be
et sur les réseaux sociaux
P. 08-11
P. 12
P. 13-19
P. 28-30
Édito
Demain – possible – rêve
À Filiatio, l’année s’étire et prend des poses.
La parentalité y éclot en toutes saisons. Nous rêvons
que nous l’arrosons. Et nous arrosons ce que nous rêvons.
À Filiatio nous ne rêvons pas que debout – nous rêvons
le pied à l’étrier en rédigeant nos articles. Nous rêvons
d’accoucher de montagnes désirées et de renverser
les souris réactionnaires qui emplissent les grottes
contre leur gré. Autrement dit, il est temps d’insister,
nous rêvons que l’IVG repasse à l’heure d’été
– et nous rêvons à l’embryon d’une empathie rénovée…
Nous rêvons que la détresse ne soit plus soupesée
ni évaluée. Nous rêvons qu’à défaut de disparaître,
la détresse demeure indiscutable et singulière
– en d’autres termes, INVIOLÉE !
C’est dire si nous rêvons…
À Filiatio nous rêvons même, dans des langues que
nous ne parlons pas, que les enfants retrouvent des droits…
(et les parents)… qu’ils ont déjà !
Nous rêvons que la fessée s’affaisse… Énormément !
Nous rêvons, pieds et poings liés, agenouillés devant
l’obstacle, que nos pensées contournent.
Nous rêvons des rêves pourvoyeurs d’humanité.
Nous rêvons que ni la répétition ni la banalité
ne sont des fatalités.
Enfin, et surtout, nous rêvons que nos rêves parviennent
à vous trouver !
Le Rêveur Définitif 1
1 « L’homme est un rêveur définitif ! » (André Breton)
Au sommaire
du prochain numéro
❱❱ Dossier
Être femme sans être mère
❱❱ Rapts parentaux
Bilan (suite)
❱❱ Enquêtes
Rapport Casman sur l’instauration de l’hébergement égalitaire
❱❱ Fiction
Quand le singe… (deuxième épisode)
Filiatio est un périodique publié par Smala!*. Il est envoyé tous
les deux mois aux parlementaires, aux avocats, aux juges et aux
professionnels en charge de la famille, des rôles parentaux, des
processus d’éducation et de l’égalité hommes-femmes. Il est aussi
disponible pour le grand public par abonnement. Pour plus d’infos,
pour témoigner, réagir ou agir, rendez-vous sur www.filiatio.be
❱❱ Ont collaboré à ce numéro (par ordre alphabétique)
David Besschops, Diane Brison, Gauthier Burny,
Kévin Galasse, Sultana Kouhmane, Céline Lambeau,
Nathalie Mayor, Sabine Panet, Pascale Soudey.
* L’ASBL Smala! soutient la parentalité et la famille au sens
large, l’égalité hommes-femmes au sein de la famille et dans
la société à travers toutes activités d’éducation, d’accompagnement, de plaidoyer, de communication et de recherche.
❱❱ Éditeur responsable
Dominique Brichet
❱❱ Adresse
rue de l’Été 53 – 1050 Bruxelles – Belgique
❱❱ Contact
[email protected] ou www.filiatio.be
Filiatio est imprimé chez JCBGAM
sur Multioffset, papier blanchi sans chlore.
N° d’agr. : P913051
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2
Filiatio #13 / mars – avril 2014
1
Brèves
Le sort du co-parent de l’enfant du couple
homosexuel demeure dans l’expectative
alimentée par les allers-retours des (in)décisions politiques. Dans le Filiatio #12, nous
évoquions l’avant-projet de loi concernant
la filiation automatique entre la co-mère du
couple lesbien et son enfant. Pour rappel, le
texte de loi actuel ne prévoit une présomption
de co-parentalité incontestable que si l’enfant
a été conçu par procréation médicalement
asistée (PMA). Pour les couples non mariés,
une possibilité de reconnaissance de l’enfant
est prévue. Pour le couple masculin, ces règles
sont également en vigueur mais elles restent
inapplicables en l’état puisque la gestation
pour autrui (mère porteuse) n’est pas (encore)
reconnue. Le principe de non-discrimination
justifie toutefois cette prise en compte. Dans le
cas où l’enfant a été conçu hors PMA, le co-parent pourra reconnaître l’enfant à condition
que le premier parent juridique et le donneur
de gamètes aient donné leur accord. En octobre 2013, la ministre de la justice, Madame
Turtelboom, déposait un avant-projet de loi
ayant pour objectif de légaliser le statut de
co-parent à l’égard d’un enfant né au sein d’un
couple homosexuel. Début janvier 2014, cet
avant-projet était enterré par le gouvernement.
Apparamment, ce n’était que partie remise
puisqu’à la mi-janvier le Sénat prenait en considération une proposition de loi émanant du
VLD, du MR, du sp.a et du PS qui allait dans
ce sens. Si le gouvernement Di Rupo a prévu
que les inégalités concernant la parentalité
de couples du même sexe soient éliminées,
la complexité des procédures auxquelles sont
actuellement confrontés les parents concernés
représente une entrave sérieuse à une égalité
factuelle entre les sexes. Évidemment, derrière ces modifications légales, c’est un ordre
sexuel établi depuis longtemps qui tremble
sur ses bases. Alors, patience et longueur de
temps ? En attendant que cette proposition
trouve son chemin, les couples de même sexe
subissent toujours les lourdeurs du recours
à l’adoption lorsqu’ils envisagent d’établir un
lien de filiation entre la femme qui n’a pas
accouché et l’enfant du couple, s’il n’est pas
le fruit d’une PMA.
2
Pas maintenant
L’IVG a fait couler pas mal d’encre les derniers temps. En effet, le droit des femmes à
interrompre une grossesse non désirée est
actuellement remis en débat dans plusieurs
nations européennes. Dans certains cas, le
problème vient d’une remise en cause frontale du droit à l’IVG émanant des pouvoirs en
place, qui génère un mouvement de protestation populaire : le gouvernement espagnol
envisage de faire passer une loi criminalisant
l’IVG, mais une résistance européenne s’organise; un groupe de parlementaires suisses a
demandé la suppression du remboursement
de l’IVG, mais la demande a été rejetée à plus
de 70% des voix. Dans d’autres cas, le combat
contre l’IVG est mené par une portion minoritaire de la population, et ce sont les autorités
qui réaffirment le droit des femmes à être
maîtresses de leur vie : en France, des mouvements anti-avortement ont mis en ligne
des sites d’infos bidons renvoyant vers des
centres d’appel qui s’évertuent à culpabiliser
les femmes souhaitant recourir à l’IVG; mais
le gouvernement français a répondu à cette
prise d’otage de femmes en détresse en créant
son propre site d’information neutre et objectif
sur l’IVG (ivg.gouv.fr).
© Banterist
L’enfant
cache-t-il
la forêt ?
Ces évènements ont l’avantage de nous rappeler que certains droits acquis sont encore
fragiles, et que la vigilance doit rester de mise
pour pérenniser leur existence. Mais la remise
en débat du droit à l’IVG dans une société qui
n’est plus celle des années ‘70 ou ‘90 amène
aussi de nouvelles questions. À Filiatio, on
reste songeur, par exemple, devant un constat
d’inégalité criante en matière de grossesse
débutante : les femmes ont le droit de refuser
une parentalité qui s’impose à elles en des
circonstances inadaptées. Pas les hommes.
Car aucune loi n’autorise actuellement un
homme à se séparer d’un embryon non désiré.
Au contraire, les pères se voient généralement
contraints d’assumer les enfants qu’ils ont
conçus sans le savoir ou sans le vouloir, si les
mères l’exigent. Cette situation a été dénoncée en 2013 dans Paternité imposée par Mary
Plard, avocate : « Aucune disposition de la loi Veil
ne prévoit un droit d’ingérence du père : il n’est
évidemment pas question qu’il puisse contraindre
la mère à poursuivre une grossesse qui la mettrait
en danger ou qu’elle refuserait de mener à terme.
Cette simple idée nous révulse, et elle serait humainement inenvisageable pour la mère et pour
l’enfant. Pourtant, nous sommes prêts à admettre
que, pour un père, être contraint d’assumer un
enfant dans des conditions de contrainte, de violence psychique ou morale, d’abus, n’est pas un
problème. Quant à la question du consentement,
je serais tentée de dire, en parodiant la juge du
Tribunal de Moscou : question rejetée » . À n’en
pas douter, cette question rejetée aujourd’hui
émergera quand même, tôt ou tard, sur la
scène publique, et risque de faire du bruit…
C.LA.
D.B.
Filiatio #13 / mars – avril 2014
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3
Un certain genre
d’égalité
La France s’écharpe sur la « théorie du genre »
– qui n’existe pas, répètent inlassablement les
spécialistes (mais qui les écoute ?). Alors, on
s’interroge. Est-il indispensable d’enseigner
aux enfants que les femmes ne sont pas biologiquement programmées pour repasser des
chemises ? L’égalité entre hommes et femmes
n’est-elle pas presque acquise ?
Non. En réalité, elle n’est même pas balbutiante. Pourquoi ? Parce que les femmes
sont rarement cheffes d’entreprise ? Parce
que leurs salaires restent inférieurs à ceux
des hommes ? Parce qu’elles subissent quotidiennement des insultes et des viols pour
des jupes « trop courtes »? Oui, bien sûr. Mais
surtout : parce que l’égalité se construit à sens
unique. Les droits traditionnels des hommes
(porter un pantalon, voter, gagner de l’argent,
gouverner) sont de plus en plus accordés aux
femmes, alors que les devoirs traditionnels des
femmes (porter une robe, pouponner, nettoyer,
éduquer) restent très largement laissés aux
femmes. Pour une seule excellente raison :
ces « devoirs » restent totalement dévalorisés.
Pour favoriser le travail des femmes (comprenez : une fonction assumée dans la sphère
publique, contre rémunération, sous les ordres
d’un chef), on réclame des crèches et on réinvente la domesticité. Sous couvert, donc,
de libérer certaines femmes, on abandonne
à d’autres femmes – sous-payées – les
trois missions indispensables à la survie de
toute communauté : nourrir, soigner, éduquer.
Comble de la perversion : si ces femmes mal
payées et déconsidérées continuent néanmoins d’assurer ces missions, c’est probablement parce que ce n’est qu’en les assurant pour
les autres qu’elles bénéficient d’un minimum
de considération. Les assumer dans leur propre
maison, auprès de leur propres enfants, ne
leur vaudrait en effet que regards dubitatifs,
soupçons de paresse et accusations de « vivre
aux crochets » de la société ou de leur conjoint.
OUI donc, à l’enseignement de la notion de
genre à l’école - si cela signifie « lutte contre
TOUS les stéréotypes genrés ». L’égalité
connaîtra ses premières heures quand on
trouvera nécessaire que les garçons (et pas
seulement les homos) aient droit aux tissus colorés et fleuris, s’intéressent aux émotions, et
espèrent devenir père à temps plein et homme
au foyer. Sans doute pourront-ils l’envisager
le jour où des adultes - hommes et femmes oseront dire que nettoyer la maison, s’occuper
des personnes âgées, apprendre la propreté
et la lecture aux enfants, c’est beaucoup plus
important et épanouissant qu’accumuler de
l’argent, du pouvoir et du prestige.
C.LA.
Colloque
Courrier des lecteurs
❱❱ Vous êtes un-e professionnel-le de la famille et vous souhaitez réagir à nos articles,
ou bien vous êtes personnellement confronté-e à des situations qui résonnent en
écho à celles que nous présentons dans nos pages… Depuis plusieurs mois, nous
recevons vos mails, vos réactions sur notre site internet et même parfois vos
lettres. Vous nous posez des questions, vous voulez aller plus loin sur un sujet, vous
souhaitez avoir accès à des spécialistes et vous nous demandez de l’aide, bref :
vous êtes de plus en plus nombreux à nous écrire. Soucieux d’optimaliser l’osmose
entre vos préoccupations et nos sujets, nous avons décidé de créer une rubrique
« courrier des lecteurs », qui sera alimentée par vos interventions. De notre côté,
au bout du clavier, nous vous mettrons en contact avec les personnes les plus à
même de répondre à vos demandes. Avec votre accord, nous pourrons publier notre
conversation (au moins en partie) dans les pages de Filiatio, pour que le dialogue
puisse s’ouvrir aux autres lecteurs. Alors, à vos plumes !
Concret et constructif
Bonjour,
Magnifiques, votre projet, votre travail, vos
magazines, votre philosophie ! (…) Cela va
faire bientôt trois années que je navigue
constamment sur tout se qui se dit, s’écrit
au sujet de l’importance du lien parental pour
un enfant, pour une famille… et jamais je ne
suis tombé sur quelque chose d’aussi bien
fait, d’aussi concret et d’aussi constructif. (…)
4
Filiatio #13 / mars – avril 2014
En parcourant vos publications, j’ai découvert
le témoignage de Julie (« Papa je veux rentrer
à la maison », Filiatio n°8) qui m’a profondément touché et ému, tant l’histoire de Julie
est proche de celle de ma fille de 7 ans. Rien
que pour cela, merci.
Alain Van Den Berghe
Cette année, le colloque organisé par l’inusable
asbl liégeoise Parole d’Enfants affiche complet.
Heureusement, pour répondre au désarroi de
nombreux participants, l’asbl a mis en place
un système de vidéo conférence simultanée
dans la salle voisine, Reine Elisabeth. Vous
pourrez ainsi, malgré tout, profiter confortablement des présentations des orateurs
par écran interposé.Inestimable outil de travail pour les intervenants, toutes obédiences
confondues, et pour les autres, les curieux et
les désireux d’apprendre, ce colloque traitera
de thèmes comme :Toutes les familles ne sont
pas de « bonnes familles »; Tous les enfants ne
peuvent pas rester avec leurs parents; Tous
les adolescents pour lesquels on s’investit ne
trouvent pas le bon chemin; Tous les malades
ne guérissent pas; Tout le monde ne bénéficie
pas de la sécurité, la santé, la justice; En dépit
de bonnes intentions, on ne peut pas « sauver
tout le monde; … Ce n’est pas exhaustif !
Formulaire d’inscription sur le site
www.parole.be/liege2014/fr/inscriptions.html
Sélection du net
Belgique
Pérennisation des subventions aux plannings familiaux
Le Parlement wallon a approuvé en janvier 2014 un projet de décret
qui maintient et facilite l’octroi de subventions aux Centres et aux
Fédérations de planning et de consultation familiale et conjugale. Le
même projet soutient l’EVRAS (Éducation à la Vie Affective et Sexuelle,
inscrite dans les missions de l’enseignement obligatoire depuis juin 2012,
mais sans modalités d’application précises). Les centres de plannings
familiaux existent en Belgique depuis 45 ans. Leur mission consiste
à fournir de l’information, des conseils et de l’aide pour permettre
à chacun de jouir de ses droits sexuels et reproductifs (par exemple,
choisir librement ses partenaires familiaux et maritaux, accéder à la
contraception, à l’IVG, à des soins de santé de qualité durant la grossesse, etc…). Au vu des remises en cause nombreuses de ces droits
chez certains de nos voisins européens comme outre-Atlantique, on
ne peut que saluer l’adoption de ce décret par les autorités wallonnes.
www.laligue.be/leligueur/articles/
droits-sexuels-et-reproductifs-kekseksa
France
Travailler avec les mots
Le 21 janvier, le Parlement français a voté en faveur de la suppression
de la notion de « détresse » qui, en France, conditionnait l’accès à l’IVG
depuis 1975, ainsi de la notion de « bon père de famille » présente dans
le Code Civil, à remplacer désormais par l’adjectif « raisonnable ». Agir
sur la langue pour augmenter l’égalité hommes-femmes n’est pas
nouveau pour la France : en 2012, une circulaire ministérielle demandait
la disparition du terme « mademoiselle » dans les documents administratifs. Même démarche en Suède et en Chine, qui permettent, voire
prônent (notamment dans le système scolaire) l’usage d’un pronom
personnel neutre (ni masculin, ni féminin) pour désigner les personnes
sans préciser leur sexe. Une modification comparable serait très difficile
à organiser pour le français, qui sexualise non seulement les pronoms,
mais aussi les déterminants, les adjectifs et les participes passés…
www.francetvinfo.fr/societe/supprimer-bon-pere-de-famille-ducode-civil-fait-il-vraiment-avancer-la-cause-feministe_511481.html
www.www.liberation.fr/vous/2012/03/20/
fille-ou-garcon-meme-pronom_804229l
Russie (Sotchi)
L’arroseur arrosé
L’interdiction édictée par Poutine de faire de la « propagande homosexuelle » à l’occasion des Jeux Olympiques d’Hiver de Sotchi a donné
un grand coup de fouet à la cause LGTB (lesbienne-gay-transgenre-bisexuelle), qui fait la une de l’agenda médiatique depuis des semaines,
détrônant presque la dimension sportive des J.O. Dans un article publié
sur Rue89, la journaliste Renée Greusard passe en revue les diverses
manifestations de soutien à la communauté gay mises en oeuvres
par des instances officielles ou hypermédiatiques. Plus créatives les
unes que les autres, elles projettent l’arc-en-ciel du drapeau gay au
firmament international.
http://rue89.nouvelobs.com/rue89-sport/2014/02/07/
sotchi-sera-gay-gay-gay-les-russes-navaient-qua-provoquer-249725
Emirats Arabes
Prière d’allaiter
Les bienfaits de l’allaitement maternel pour la santé des enfants étant
largement prouvés, les Émirats Arabes Unis considèrent désormais
qu’en bénéficier jusque deux ans est un droit de l’enfant… Une nouvelle
clause légale à la loi émiratie sur les droits des enfants impose donc à
toutes les mères émiraties d’allaiter leurs bébés et autorise un père à
porter plainte contre son épouse si elle contrevenait à cette obligation.
En cas d’empêchement médical (le problème touche autour de 5% des
femmes selon l’OMS), l’allaitement pourra être assuré par une nounou
– mais la loi ne précise pas les conditions de reconnaissance de cet
empêchement. Le conseil a parallèlement opposé une fin de non-recevoir à des requêtes concernant les droits des mères qui travaillent.
www.thenational.ae/uae/government/
fnc-passes-mandatory-breastfeeding-clause-for-child-rights-law
Angleterre, France
Un article a circulé en janvier sur les réseaux sociaux, qui démontrait
la réduction progressive du droit des enfants à se déplacer seuls à
l’aide d’une comparaison intergénérationnelle effectuée au sein d’une
famille de la ville anglaise de Sheffield. Aux deux extrêmes, les 10 km
parcourus par un gamin en 1926 pour aller pêcher, et les 300 m autour
de la maison accordés à son descendant en 2007. Slate.fr profite de
l’occasion pour s’interroger sur la prise en compte de la population enfantine dans les plans urbanistiques français. L’exode vers les banlieues
des familles avec enfants est en effet un phénomène bien connu, qui
confine au cercle vicieux : plus les enfants disparaissent des grandes
villes, moins on prend en compte les besoins et le rôle des familles
dans la transformation de l’espace public.
www.dailymail.co.uk/news/article-462091/How-children-lost-rightroam-generations.html
www.slate.fr/economie/83095/ville-enfants-familles
© www.photodisc.com
Enfants des villes, enfant des champs
Association
Depuis plus de 17 ans, la Porte Ouverte se bat pour améliorer les conditions des familles d’accueil en Belgique.
Active autant dans la sphère familiale que sur la scène publique, cette persistante et tenace ASBL
nous parle du chemin parcouru.
Le soutien qui nous manque …
… comblé par la Porte Ouverte ?
En 1999, Anne et Jean-Pierre, futurs membres
de l’ASBL, parrainent 1 un enfant qui sera
présent dans leur foyer une fois par mois. Ce
rythme est par la suite révisé et le parrainage
se transforme en accueil à long terme. Mais
qui pourra vraiment écouter leur vécu quotidien et leurs difficultés, tout en apportant une
véritable expérience de terrain ?
Marie-Hélène Kluser, un des membres fondateurs de l’association, relate : « Le premier
objectif était de pouvoir échanger entre nous nos
expériences, mais en même temps d’améliorer
les choses ». Très vite, un service d’écoute est
ainsi mis en place par l’ASBL, permettant aux
parents d’accueil de « dire les choses telles qu’ils
les ressentent », sans craindre les jugements
et les conséquences qui peuvent en découler.
Le soutien apporté va ainsi de l’information
à un accompagnement dans la réflexion ou
dans des démarches concrètes et ce, même
lorsque l’enfant a soufflé ses dix-huit bougies.
Des stages « oxygène » sont également créés
afin de proposer un espace de rencontre entre
les enfants. Enfin, l’organisation de colloques
et de rencontres entre les parents, ainsi qu’un
périodique trimestriel, permettent encore
d’informer les parents d’accueil et de tisser
des liens d’entraide.
Anne en témoigne : « La journée, les jeunes sont
à l’école. C’est le soir et le weekend qu’on galère. Et
là, les SAJ et les SPJ sont fermés, on n’a pas de répondant … ». De ce constat, et de l’envie de partager des expériences et des bonnes idées pour
optimiser l’accueil familial, est née, en 1996,
la Porte Ouverte, association des familles
d’accueil en fédération Wallonie-Bruxelles.
En Belgique en effet, accueillir un enfant est
aujourd’hui un véritable parcours du combattant. Premièrement, parce que le congé
parental n’existe pas, à moins de faire appel
au « crédit-temps sans motif », nettement
moins rémunéré par l’Onem et ne constituant
pas, à proprement parler, un droit. Ensuite,
à cause du manque de pouvoir d’initiative
dans certaines décisions de vie quotidienne
relatives à l’enfant, particulièrement en ce
qui concerne les traitements médicaux et les
sorties du cadre familial (dormir ailleurs, partir
à l’étranger, etc.). Par ailleurs, les dispositions
légales considèrent l’accueil de l’enfant comme
une situation à court terme alors que la réalité est généralement toute autre. Enfin, les
autorités mandantes et les services de suivi
abandonnent complètement la famille lorsque
l’enfant atteint sa majorité.
6
Filiatio #13 / mars – avril 2014
En relayant certaines questions vers les
autorités mandantes et en s’adressant au
monde politique, la Porte Ouverte se fait en
outre le porte-parole des familles d’accueil. La
création d’un statut pour le parent d’accueil
dans le code civil, l’accès au congé parental, la
rédaction d’un décret communautaire spécifique à l’accueil familial et, enfin, la nomination
d’un ou d’une ministre intégralement voué(e)
à l’enfance et à la jeunesse, sont autant de
demandes adressées aujourd’hui aux partis
politiques belges.
Destination enfants,
destination parents
En résumé, la Porte Ouverte tente d’apporter
chaque jour du soutien aux familles d’accueil.
Par des stages adaptés, elle permet en effet
aux enfants de se retrouver « entre pairs », de
se sentir rejoints dans leur contexte de vie, et
de pouvoir en parler librement. Mais c’est aussi
et surtout un grand bol d’air pour les parents,
qui grâce à une porte qui ne leur est jamais
fermée, peuvent enfin exploiter pleinement
leur potentiel solidaire.
Kévin Galasse
1 Le parrainage est un projet distinct de l’accueil, quoique
reposant sur le même principe de base : offrir à l’enfant un cadre
de vie plus serein pour s’épanouir. Il vise à construire une relation
affective privilégiée entre un parrain et un filleul (enfant placé en
institution ou vivant au sein d’une famille d’origine en difficulté).
À la différence de l’accueil, où les contacts sont beaucoup plus
fréquents, le parrainage est généralement supervisé par le
SAJ (service d’aide à la jeunesse), et non par un SPF (service de
placement familial).
COORDONNÉES DE L’ASBL
❱❱ La Porte Ouverte ASBL
Rue Thier Martin, 33
4651 Battice
www.laporteouverte.eu
[email protected]
© www.Layoutsparks.com
Accueillir un enfant,
un pari de solidarité
Où Sex a fait mal
Les codes s’étriquent.
À nous de les élargir !
Nombre de nos gestes les plus banals s’avèrent être à notre insu
conditionnés par des injonctions socio-comportementales sexistes.
Et nos tentatives pour les transcender nous condamnent aux yeux de la
société ou nous meurtrissent sans que nous puissions identifier pourquoi.
Afin de rouvrir la réflexion, sur base de courtes synthèses issues de trois
témoignages, nous remettons sur le métier des questions qui, sitôt posées,
© Alain Bachellier
tendent, souvent, à rentrer dans l’oubli ou dans l’omission.
Thibaud, jeune père aux gestes calculés,
éprouve d’immenses difficultés à se rendre
dans les boutiques de vêtements – et plus
précisément dans l’aire « lingerie intime enfant ».
La dernière fois que sa fille lui a demandé de
nouvelles petites culottes, il s’est fait accompagner par une collègue de bureau afin de
donner le change. Donner le change à qui, et
quel « change », est-on tenté de rétorquer. Au
« monde », évidemment ! Aux autres clients,
aux caméras de surveillance et, surtout, à
lui-même. Depuis sa séparation, il éprouve de
la peine à se considérer père et se comporter
comme tel hors du cercle de la vigilance féminine sans immédiatement se sentir suspect.
Face aux petites culottes, il n’ose zyeuter les
minis strings (que font-ils là ?), il sue abondamment et éprouve une incompréhensible
culpabilité. Dans les rayons, pourtant, personne ne le scrute. L’indifférence règne. Alors,
d’où lui vient ce malaise et cette sensation
d’être sous surveillance ?
Ailleurs, c’est Gégé, un papa gigantesque, en
comparaison des enfants minuscules de la
plaine de jeu, qui s’ébat joyeusement en compagnie de sa môme de huit ans. Trois fois plus
haut que le toboggan, il la poursuit, l’attrape
ou la projette vers le ciel comme si elle était un
jouet hilare, devant d’autres parents horrifiés
à l’idée qu’il pourrait la casser. Prenant peu à
peu conscience du poids de leurs regards, Gégé
s’interroge. N’est-il pas impudique de la part
d’un père d’être constamment en train de toucher sa fille et de la manipuler comme il le fait ?
Ne risque-t-il pas de déchirer la membrane de
l’enfance de ses gestes brusques ? Et n’estce pas là faire de la concurrence déloyale ou
égratigner l’image de ces parents placides
qui lisent, discutent ou tricotent solennellement sur les bancs accotés au bac à sable,
que d’exprimer et partager ses élans ludiques
avec une gamine ?
L’opprobre silencieux pesant sur lui, Gégé s’est
mis à divaguer qu’un père, c’était un homme
auquel on avait fixé pour un temps indéfini des
petites roues semblables à celles qu’on visse
aux premiers vélos des enfants. Autrement dit,
il ne pouvait pas rouler seul comme un « grand »…
Devant la Fnac de Liège, il existe un banc sur
lequel se réunissent ceux qu’on appelle communément des marginaux. Un jour, ce banc
étant désoccupé, Jérémy s’y assied. Et quelle
n’est pas alors sa surprise de découvrir que les
gens passent sans le voir. Comme si, soudainement, un imperceptible mur s’était dressé
entre lui et eux. Qu’il leur fasse des signes du
bras ou qu’il reste coi, le résultat est identique :
ils demeurent imperturbables. Se coulent sans
modifier leur rythme dans le flux de la foule.
Après plusieurs tentatives pour attirer leur
attention, Jérémy comprend qu’il s’est installé
à la place des invisibles. Un endroit dont la particularité, voire la fonction (?) est d’escamoter
l’humain qui l’occupe.
En considérant ces trois situations, nous nous
sommes demandé si ne se dessinaient pas
quelque part dans l’air des silhouettes prédéterminées qui nous attendraient et dans
lesquelles, en vertu de notre statut, rang ou
activité, nous serions tenus de nous glisser afin
d’être identifiables. Ce qui expliquerait alors
qu’un homme s’imaginant contrevenir à ces
règles tacites pour acquérir la lingerie de sa
fillette, sans nécessairement se croire devenu
pédophile, puisse néanmoins ressentir la sensation diffuse d’être un violeur de constructions sociales. D’où, vraisemblablement, la
culpabilité imprécise qui l’imprègne. Et cela
illustrerait en outre comment la contradiction
entre l’impulsion d’un devenir parent et les
codes sexistes le déterminant au préalable
peut produire dans le psychisme de l’individu
qui la subit un impact d’un big-bang.
Autant de fausses questions, (et de fausses
réponses !), simples comme « Bonjour ! » (mais
qui dit « Bonjour ! » ?) qui vous invitent à des
réactions innovantes ou porteuses de sens
inédit(s).
David Besschops
Filiatio #13 / mars – avril 2014
7
Rapts parentaux
En Belgique, +/- 400 enfants sont, tous les ans, conduits illicitement
à l’étranger par l’un de leurs parents. Sur la base des témoignages recueillis
au fil de nos précédents numéros, résumés ci-dessous, nous avons invité
quelques partis politiques à faire le point et à se positionner quant
# 8
Papa, je veux
rentrer dans
ma vraie maison
À huit ans, Julie a été kidnappée par sa mère qui,
après l’avoir manipulée, a fini par l’abandonner.
À l’époque du jugement, Julie n’avait pas été
consultée. Rétrospectivement, elle se dit que
si on l’avait écoutée, elle aurait pu donner un
avis pertinent quant à l’hébergement le plus
en adéquation avec ses besoins de l’époque.
Quand elle évoque son père, Julie décrit un
homme simple qui, bien qu’ayant accès aux
mêmes droits que son ex-compagne, ne sut
pas comme elle les instrumentaliser à son
avantage. L’inégalité de ses parents devant la
justice a valu à Julie une année d’enfer – suivie
d’une perte du lien avec sa mère.
au phénomène du rapt parental.
# 10
Un mois trop tôt
Après un mariage au Maroc d’où il est natif et
des péripéties relationnelles l’ayant conduit
au divorce, Monsieur Abdelouahid voit son
fils Oussama, né en Belgique, emmené sans
son consentement vers leur terre d’origine
par sa mère. Pendant deux ans, il sollicitera
régulièrement le SPF Justice sans y trouver
le réconfort dont il a besoin ni le sentiment
que tous les moyens sont mis en œuvre pour
résoudre son problème. Apprenant que son
fils a été rapté un mois avant la signature de
la convention de rapatriement entre les deux
pays, Monsieur Abdelouahid a fini par mener
sa propre enquête. Ce n’est qu’au terme de
deux années d’angoisse qu’il a retrouvé son fils.
Suite à l’appréhension de la mère d’Oussama
par Interpol.
# 9
Dix minutes
par mois
Issue d’un mariage précoce la petite Mennana
a été emmenée au Maroc par son père, contre
le gré de Véronique, sa mère. Après avoir été
elle-même, momentanément, victime d’un
rapt de la part de son mari, Véronique a commencé à aller rendre visite à sa fille, dix minutes
par mois, à la faveur des récréations, dans ses
écoles successives. Ce n’est que quatre ans
après l’enlèvement, grâce à l’intercession d’une
avocate marocaine soutenue par la pression
médiatique de ses passages à l’écran et le poids
de certains acteurs politiques belges, que la fille
de Véronique a pu revenir passer une semaine
chez sa mère. Dix ans après le rapt, Véronique
l’a enfin retrouvée de façon plénière.
8
Filiatio #13 / mars – avril 2014
# 11
Samedi peut-être
Depuis plus de deux ans, Guillaume, citoyen
belge, subit avec bienveillance le report quasi
hebdomadaire de la pratique de sa paternité, prescrite et administrée par Kate, mère
de leur fils et ressortissante allemande. Dès
que Guillaume se fait plus pressant et se propose d’entamer les démarches de reconnaissance de leur fils, Kate le menace de rentrer
en Allemagne et de le priver de l’accès à leur
enfant.
# 12
Étudie ou le juge
t’enverra chez
ta mère !
Pour la justice italienne, Sylvie, d’origine belge,
a commis l’indélicatesse de se séparer de
Domenico, italien de souche. Dès lors, sous
le coup d’un jugement défavorable la tenant
à l’écart de leur fille et biaisant chacune de ses
démarches ou de ses intentions, elle a lutté
pour conserver et entretenir le lien qui l’unit
à son enfant. Et ce en dépit de la distance et
des nombreuses embûches rencontrées au
fil des années.
RESSOURCES
Nous vous proposons ici les réactions et propositions du Parti Socialiste.
Au fur et à mesure que nous les recevrons, nous publierons celles
d’autres partis politiques dans les numéros à venir.
Filiatio :
Parti Socialiste :
1)De votre point de vue, l’ensemble
des témoignages correspond-il à votre
vision de la réalité des rapts parentaux
en Belgique ?
Le PS est très sensible à cette problématique
au sujet de laquelle vous portez plusieurs témoignages représentatifs. Les rapts parentaux
ne peuvent laisser insensible. Il est évident
qu’un enfant a besoin de l’encadrement de ses
parents pour pouvoir se construire. Cependant,
bien que nous en soyons conscients et que
notre préoccupation rejoigne une inquiétude
collective, la solution n’est ni aisée, ni unique.
2)Que pensez-vous de la phrase suivante
de Sultana Kouhmane (extraite d’un article
reçu) « Enfin, si le père de Julie n’était
pas habitué aux démarches juridiques
et était d’une origine modeste, il ne faut
pas oublier que des gens d’origine plus
aisée et/ou d’un bon niveau intellectuel
se font ‘rouler dans la farine’... [par l’autre
parent] ».
3)Comment prévenir (et quelles
alternatives ou institutions créer ou
modifier) pour diminuer ce genre de
configurations humaines dramatiques ?
Il nous semble que la résolution de ce genre
de situation familiale dramatique doit nécessairement débuter par un meilleur dialogue
entre les parents car l’intervention de la justice,
même lorsqu’elle est nécessaire au vu des
agissements de certains parents, convertit la
situation initiale en un cadre où des relations
humaines autour d’un enfant sont judiciarisées. Et la justice, si elle peut répondre à un
drame familial comme un rapt parental, ne
remplacera malheureusement jamais, nous
le répétons, le nécessaire dialogue entre des
parents. Dans l’intérêt de leur enfant.
La judiciarisation dans des affaires familiales
est un processus qui, une fois enclenché, enlève aux personnes impliquées toute marge
de manœuvre. Elle est toutefois nécessaire
lorsqu’un parent nie manifestement à l’autre
parent tous ses droits en rapport à l’enfant
commun.
La législation et l’accès à la justice en Belgique
sont tels qu’il ne nous apparaît pas qu’une
modification législative soit la meilleure solution pour prévenir ce genre de situation.
Nonobstant, des contacts étroits entre les
responsables politiques doivent se poursuivre
pour qu’en pratique ce genre de situation
prenne au maximum en compte l’intérêt de
l’enfant et le dialogue entre les parents.
❱❱ Une brochure
du Service Public Fédéral Justice
destinée aux familles confrontées
à l’enlèvement de leur enfant
à l’étranger : http://justice.
belgium.be/fr/publications/
internationale_kinderontvoeringen.
jsp?refer=tcm:421-138697-64
❱❱ Mon enfant… Notre enfant !
Guide de prévention
« Enlèvement international d’enfants »
un guide réalisé par Child Focus
avec l’aide, notamment, du SPF Justice
qui peut être téléchargé gratuitement
via le site www.childfocus.be
❱❱ « Mes enfants volé »
par Sultana Khoumane
avec Jean-Paul Procureur,
aux éditions de l’arbre.
L’histoire de Sultana Khoumane,
Fondatrice de l’asbl SOS Rapts
Parentaux. Elle avait 25 ans quand son
ex-mari a enlevé leurs trois enfants
âgés de 4, 6 et 8 ans. Pendant 13 ans,
elle s’est battue pour les retrouver.
EN CAS D’URGENCE
❱❱ SPF Justice
Point de contact fédéral
« Enlèvement international
d’enfants »
Boulevard de Waterloo 115
1000 Bruxelles
Tél. +32 2 542 67 00 (24/24, 7/7)
[email protected]
❱❱ SPF Affaires Étrangères
Cellule Rapts parentaux
Rue des Petits Carmes 15
1000 Bruxelles
Tél. +32 2 501 81 11 [email protected]
❱❱ Child Focus
Avenue Houba de Strooper 292
1020 Bruxelles
Tél. urgences 116
Tél. standard +32 2 475 44 99
[email protected]
Filiatio #13 / mars – avril 2014
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Rapts parentaux
Particulièrement sensible au drame du rapt parental qui toucherait 150 à 400 enfants par an en Belgique, Filiatio
offre un espace d’expression à des parents ayant subi le rapt de leur(s) enfant(s) ou à des adultes victimes de rapts
alors qu’ils étaient enfants. Sultana Kouhmane, fondatrice de l’asbl SOS Rapts Parentaux propose un décryptage
de ces récits dramatiques.
Ton père, c’est de l’histoire ancienne !
Son enfance, Isabelle l’a vécue dans un home et dans la méconnaissance
quasi totale de son père. Pour elle, il ne fut pas question de présence ou
d’absence mais tout bonnement d’inexistence. Excepté en de très rares
occasions où il était évoqué comme un conte de fée par sa mère, cet homme
n’a pas laissé de traces dans sa mémoire. Éludé par sa génitrice et rayé des
cartes par son beau-père, il lui a néanmoins légué le charme qu’on prête aux
inconnus et, en contrepartie, instillé la tristesse que génèrent les disparus.
« J’ai quarante ans, et j’ignore à quoi ressemble
mon père. Je ne le connais même pas en photo…
Évidemment, aujourd’hui, je sais où il habite
mais ce n’est pas chose aisée que de franchir
le pas. Je suis déjà passée plusieurs fois devant
chez lui mais sans frapper à la porte… Un jour,
j’aurai cette audace, j’en suis sûre !
La genèse
Pour situer mon origine, je suis issue d’une
relation « à côté » que ma mère a eue soit pendant son mariage avec le monsieur dont je
porte le nom, soit très peu de temps après sa
séparation d’avec celui-ci. Pour des questions
légales, je porte le patronyme de l’homme dont
elle était l’épouse. Après s’en être séparée,
elle a rencontré Manoubi, avec qui elle s’est
mise en ménage.
Placement
J’avais à peine un an et demi quand Manoubi a
convaincu ma mère qu’un enfant les empêcherait de travailler et qu’ils ont pris la résolution
de me placer en institution. Nous avons donc
quitté Malmedy et je suis rentrée dans un
home à Bruxelles, ville où ma mère et Manoubi
se sont également installés puisqu’ils y avaient
trouvé du boulot.
Lors de mes premières années en institution,
ils ont procréé et j’ai eu deux frères, dont un
qui fut placé avec moi.
À mes sept ans, Manoubi a décidé que les
enfants pouvaient être « récupérés » et nous
avons alors quitté le home pour nous en aller
10
Filiatio #13 / mars – avril 2014
tous ensemble deux mois en Tunisie, sa terre
natale.
L’enfer sur terre
Pendant cinq ans, j’ai donc vécu avec ma mère
et Manoubi. J’en ai un souvenir de torture mentale prégnant. Manoubi m’obligeait à l’appeler
papa. Par ruse, je cédais à son caprice mais,
intérieurement, je le récusais. Mon papa, ça
n’était pas lui. Mon papa était un monsieur de
deux mètres de haut originaire de Saint-Trond
et moi j’apprenais le flamand. Mon papa, je
ne l’avais jamais vu. Ce que je savais de lui,
c’est ma mère qui me le racontait à l’occasion
des quelques sorties à deux durant lesquelles
nous nous rendions de manière clandestine à
l’église – ce culte lui étant interdit par Manoubi.
La bulle d’oxygène
À ces occasions, elle me parlait de mon père
comme d’un rêve éveillé ou d’un prince charmant. J’avais la sensation qu’il était pour elle
une secrète bulle d’oxygène. Une respiration
secrète. Pour moi, il se convertissait peu à peu
en père imaginaire. Un père inventé qui, au
fil du temps, grandissait dans l’absence. Elle
l’avait quitté presque sur un coup de tête. Une
gifle reçue au cours d’un différend et elle était
partie sans demander son reste.
pardon ensuite. Lui promettait monts et
merveilles et elle tombait dans le panneau.
Manoubi poussait le vice jusqu’à nous faire ses
excuses à nous aussi, les enfants. Mais que
nous les acceptions ou pas lui importait fort
peu. C’était une comédie destinée à récupérer
ma mère, sans plus. À plus d’une reprise, elle
a fugué. Laps de temps, jours ou semaines,
durant lesquels j’étais considérée par Manoubi
comme la maîtresse de maison. Dans tous les
sens du terme. À huit ans, il m’a contraint de lui
faire une fellation. À onze, il m’a sodomisée sur
la machine à lessiver. Je ne me plaignais pas.
Avec lui, il fallait la jouer finaude. Par contre,
en mon for intérieur, je continuais à penser
que mon père à moi, il ne me ferait jamais des
cochoncetés pareilles. Les abus de ce genre
ont eu également lieu lorsque ma mère allait
faire les courses. Où, bien que je la supplie de
m’emmener avec elle, elle refusait systématiquement que je l’accompagne.
Réflexion
Rétrospectivement, je considère que le rapt,
c’est quand un adulte essaye ou parvient à voler son enfance à un enfant. Ou qu’il lui montre
qu’il en est tellement jaloux qu’il invite l’enfant
à devenir adulte avec lui. Pour lui tenir compagnie ou atténuer sa propre détresse.
Paradoxe et monstruosité
Une fugue qui tourne court
mais mène loin
Évidemment, moi je ne comprenais pas pourquoi une gifle avait pu provoquer son départ
alors qu’à la maison, Manoubi l’utilisait comme
un punching-ball. Bien sûr, il lui demandait
Plus tard, à l’époque de ma première secondaire, à l’issue d’une fugue en Allemagne
que j’ai faite avec une camarade de classe,
j’ai été rattrapée et interrogée pendant neuf
heures par la police qui m’a fait avouer les abus
sexuels que je subissais et le climat délétère
dans lequel je vivais. Au fil de l’interrogatoire,
j’ai compris que ma mère était consciente et
fermait les yeux sur les exactions et maltraitances de Manoubi à mon égard.
Le flash
Je me revois, comme si j’y étais, descendre
l’escalier en colimaçon du commissariat et,
sur la dernière marche, découvrir Manoubi qui
venait d’être arrêté et ma mère, qui l’escortait
et qui, lorsqu’elle m’a aperçu, s’est précipitée
vers moi et m’a giflée à toute volée.
Elle me frappait non pas pour avoir fugué mais
pour avoir dénoncé Manoubi.
Je n’étais pas tellement étonnée. Je n’avais jamais eu l’impression qu’elle se souciait de moi.
Je me souviens par exemple de mon affolement
lors de mes premières règles. Atterrée par ce
qui m’arrivait, je l’ai rejointe pour lui annoncer la nouvelle. Elle conversait avec Manoubi.
J’ai discrètement essayé d’attirer son attention. Elle n’avait pas le temps pour moi, à ce
moment-là. J’ai insisté et elle m’a repoussée,
jusqu’à se fâcher et à me contraindre à lui
expliquer mon problème à voix basse. Quand
elle su de quoi il s’agissait, elle a déclaré sans
ambages que c’était banal et qu’il n’y avait pas
de quoi en faire tout un plat. Par contre pour
Manoubi, je devenais une femme…
Retour au home
À treize ans, ma mère ayant été déchue de ses
droits parentaux et Manoubi purgeant une
peine de prison, je suis retournée au home. Ce
genre d’endroit, sans être la panacée, restait
le « moins pire » par rapport à ma situation
de l’époque. Ce fut pour moi un lieu fondateur.
J’y ai appris à marcher et j’en suis sortie sur
deux jambes à dix-huit ans… Ce n’est pas si
mal. Lorsqu’on n’a pas pu compter sur ses
parents, tenir sur ses jambes, c’est déjà un
beau succès. Ce sont les seuls membres qui
comptent vraiment… Et ainsi avec son corps,
on se fabrique une famille. L’inestimable richesse du home, c’étaient les éducateurs. Ils
ont véritablement trouvé la manière adéquate
de m’encadrer, dans tous les sens du terme.
La lettre
Même si je ne m’en rendais pas compte alors,
certains événements analysés avec le recul me
démontrent combien persistait pour moi une
espèce de père en creux. Pour exemple, un jour,
une condisciple du home a reçu une lettre de
son père, pratiquement analphabète. D’emblée,
j’étais émue par l’effort de cet homme qui,
ne sachant pas écrire, s’adressait à elle de
façon pratiquement phonétique. Il avait inscrit
en en-tête : « TUA ». Par ailleurs, le fait que
ce message soit personnalisé et dirigé d’un
père à sa fille, ça me bouleversait. Et moi qui
n’avais pas de papa, cette lettre, je l’ai reçue
avec elle – et à chaque fois que je la lisais, je
sentais qu’elle m’était un peu destinée…
Le carnet de poésie
Les années ont passé comme ça – avec ce
père quelque part glissé dans mon imagination. Avec un cortège de rencontres aussi.
Des professeurs qui ont émaillé mon existence d’événements positifs. Je garde d’eux
une mémoire d’autant plus vive que j’entretenais à l’époque un carnet de poésie et
qu’ils furent quelques-uns à y dédicacer des
dessins ou à me rédiger des messages très
encourageants. Car eux croyaient en moi et
en mes capacités et ne se lassaient pas de
me le faire savoir.
Ce carnet n’est pas dénué d’importance. J’y
ai par exemple une brève note de ma mère.
Ce qui prévaut dans son contenu, c’est le fait
qu’elle me demande de lui conserver une page
vierge afin de pouvoir y faire un dessin pour
moi un weekend où je rentrerais à la maison.
Nous étions en 1987. Aujourd’hui, en 2014, la
page est toujours vierge – et j’attends.
Manoubi
Il y a quelques années, j’ai revu Manoubi. Nous
nous sommes fréquentés quelques temps
avant que je décide de mettre un terme définitif à cette relation. J’avais besoin de le revoir
pour rompre. Aussi abject ait-il été, il incarne
la seule figure paternelle réelle que j’ai eue
dans ma vie.
Seul le présent
Quant à ma mère, j’éprouve des difficultés à
garder le contact avec elle. Elle n’y met pas
beaucoup du sien. À trente ans, j’avais besoin
de voir la tête de mon père, ne fut-ce qu’en
photo. J’aurais voulu avoir des indices ou des
éléments qui me mettraient sur sa piste. Elle
a refusé tout net de m’aider, argumentant
que c’était le passé, que je n’avais qu’à laisser
tomber et tirer un trait sur cette vieille histoire.
À trente-cinq, je l’ai croisée dans la rue. Elle ne
m’a pas reconnue. Ou alors j’étais transparente
et elle aurait pu passer à travers moi. J’estime
que quand une mère ne reconnait plus son
enfant, ce n’est plus une mère !
Un père derrière les sapins
À présent, j’ai fait des recherches pour retrouver mon père et j’ai repéré sa maison. Je
sais qu’il habite une bâtisse dissimulée par de
hauts sapins, comme s’il voulait être à l’abri
des regards. C’est d’ailleurs pourquoi j’hésite à
l’aborder. Peut-être qu’il ne désire pas être vu.
Mais qu’à cela ne tienne : un jour, je franchirai
le pas. Et je lui dirai : ‘Bonjour monsieur, je suis
votre fille, au revoir monsieur, ravie d’avoir vu
à quoi vous ressembliez…’ »
Propos recueillis David Besschops
DÉCRYPTAGE
❱❱ Sans voie mais cent paroles
Devant le témoignage
d’Isabelle qui inventorie un
condensé d’atrocités que
des parents et beaux-parents
peuvent infliger à leurs enfants, je suis pétrifiée et les
mots qui me viennent sont de stupéfaction
et d’effroi. Mais, surtout, je ressens une
profonde admiration pour cette femme
qui en dépit d’un tel vécu, en plus de nous
le transmettre avec brio, conserve en permanence un souci réel d’objectivité et, le
plus souvent, s’évertue à s’en tenir aux faits.
Par contre, la lecture de la réaction du PS ne
me convainc pas de leur engagement ni de
l’efficacité de leurs propositions. Je pense,
au contraire, que laisser le problème du «
rapt parental » dans la sphère privée évite
aux responsables politiques de mettre en
place des modifications structurelles ou
d’apporter des innovations à ce qui existe
déjà. Le plus inquiétant, comme je l’ai déjà
souligné lors de précédents décryptages,
ce sont les similitudes entre leur positionnement actuel et celui qu’ils avaient en
1995. En réalité, s’il y a des changements,
ils doivent se situer dans le domaine de
l’imperceptible car moi je ne distingue ici
aucune amélioration notable. Ni dans leurs
moyens de porter assistance ni dans leur
façon de s’impliquer.
J’estime que pour les parents qui appellent
au secours ou/et subissent les douleurs
de l’attente et de l’incertitude, le type de
réponse qu’ils nous donnent est fade et
inconsistant. Et presque une insulte pour
les parents dans la souffrance.
Sultana Kouhmane
Filiatio #13 / mars – avril 2014
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Société
C’est pour son bien ?
Aux USA, depuis deux ans, un jeu médiatique mobilise
des centaines de téléspectateurs et d’internautes au
moment des fêtes de fin d’année. La règle du jeu est
simple : 1. annoncer à son enfant qu’on a mangé tous
ses bonbons (à Halloween) ou lui offrir un cadeau
tout pourri (à Noël), 2. filmer sa réaction, 3. envoyer la
vidéo à l’inventeur de ce jeu charmant, un animateur et
humoriste américain, en espérant qu’il la diffusera lors
de son show télévisé. Proposé pour la première fois en
octobre 2011, le jeu a eu un tel succès qu’il a été réitéré
dès décembre 2011. Les réseaux sociaux facilitant la
diffusion des vidéos à grande échelle, il est aujourd’hui
en passe de devenir un nouveau rituel de fin d’année, et
les parents sont toujours plus nombreux à y participer.
Rigolo ? Ça reste à voir…
Nous avons visionné un grand nombre de ces
vidéos produites pour amuser la galerie – donc
censées être drôles. Certaines provoquent
effectivement le sourire : on y découvre de
jeunes yeux écarquillés d’étonnement, des
réparties pleines d’humour, des raisonnements tâtonnants, ou des décisions de faire
contre mauvaise fortune bon cœur – comme
cette gamine de 4 ans qui s’apprête à éplucher
joyeusement la banane toute noire trouvée
dans un paquet chatoyant. D’autres vidéos
font monter la moutarde au nez : celles qui
montrent de grands enfants (10-12 ans) piquer
des colères homériques en découvrant qui une
chaussette, qui un jouet « de fille », qui une
tartine au jambon. Et d’autres encore serrent
le cœur et scandalisent, car elles livrent des
scènes de désarroi profond, des larmes silencieuses, des sentiments de trahison évidents.
Derrière l’invention de ce petit jeu de surenchère entre adultes, il pourrait y avoir une
vidéo virale de 2008, qui avait généré pas mal
d’indignation sur la planète internet. Un garçon d’une dizaine d’année y déballe un grand
paquet, se pétrifie littéralement de bonheur
en reconnaissant la boite d’une console de
jeux dont il rêvait, poursuit le déballage le visage illuminé… puis découvre dans la boite
un pull assez moche, lève les yeux vers ses
parents pour essayer de comprendre, et reçoit
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Filiatio #13 / mars – avril 2014
des rires gras. La suite de la vidéo n’est que
regards, traduisant un cheminement émotionnel peu soutenable pour tout être doué
d’empathie : incompréhension, espoir, appel à
l’aide, solitude, lucidité, sentiment de trahison,
colère, désespoir, hébétude. Impossible de s’y
tromper : ce n’est pas la console absente, qui
blesse ce jeune garçon, mais la conscience que
son faux espoir a été orchestré sciemment
pour aggraver la frustration que la caméra
enregistre avidement.
Accusé de cruauté sur les réseaux sociaux, le
grand frère de la victime a précisé que l’enfant
avait finalement reçu la console espérée, et
que le cadeau piégé était une réponse à son
obsession insupportable pour cette console.
Qu’importe, a-t-on envie de rétorquer, car le
mal était fait : en l’espace de 2’33 minutes, un
enfant est passé de l’autre côté du miroir, a été
jeté dans un monde où la souffrance des uns
fait le bonheur des autres. Et cinq ans plus tard,
des centaines de parents rejouent la scène
avec leur propres enfants, dans le but d’amuser
d’autres adultes qu’ils ne connaissent même
pas personnellement, pour en tirer une gloriole
aussi vaine qu’éphémère.
On ne sait trop ce qui est le plus condamnable
dans ce jeu, entre l’exploitation d’images
intimes à des fins médiatiques sans consentement des intéressés, l’incitation à la cruauté
envers les enfants de la part d’un animateur
de télé célèbre, l’instrumentalisation d’une
relation essentielle (parent-enfant) au profit
d’une relation artificielle (célébrité éphémère
d’un pseudonyme), ou encore la non-considération des signes de détresse nettement
exprimés par des êtres faibles envers les êtres
forts qui devraient prendre soin d’eux.
Le pire réside sans doute dans les arguments
employés par certains de ces parents joueurs
(ou par leurs défenseurs dans les commentaires des vidéos sur Youtube) pour justifier
leurs actes. C’est éducatif ! clament-ils, les enfants d’aujourd’hui sont trop gâtés, et horriblement consuméristes; ils croient que les bonbons
et les cadeaux sont un dû ! Ça leur apprendra à
modérer leurs attentes, et à se rendre compte
qu’ils ont bien de la chance d’être aussi choyés
alors que d’autres enfants n’ont rien du tout.
Et soudain, on redécouvre C’est pour ton bien !
dans sa bibliothèque, cet ouvrage immense
et tragique d’Alice Miller, où l’on apprend que
faire mal à un enfant « pour son bien », c’est
de la « pédagogie noire » : une forme particulièrement perverse de maltraitance.
Céline Lambeau
Dossier
Pleins feux
sur la fessée
Depuis quelques années, la rédaction de Filiatio
observe et s’interroge à propos de ce geste dit
ancestral : la fessée. Doté d’un historique et d’une
symbolique pesants, il ne laisse généralement
personne indifférent et suscite débats, réflexions
et controverses dès qu’il est évoqué. De fait vingt
deux nations européennes sur vingt-sept ont inscrit
l’interdiction de la fessée dans leur loi. La Belgique,
© Diane Brison
elle, ne s’y est pas encore résolue.
Filiatio #13 / mars – avril 2014
13
Dossier
Motivé à la fois par
nos regards de parents,
nos questionnements de
© Diane Brison
citoyens, et nos pratiques
professionnelles,
ce dossier se propose
d’étudier quelques unes
des hésitations, opinions,
décisions les plus récurrentes
aujourd’hui, à propos de
ce geste devenu problème
de société : la fessée.
Frapper les enfants a été très longtemps une
pratique banale, commune, socialement acceptable, voire recommandée. Mais depuis les
années septante, un nouveau type de rapport
entre adulte et enfant fondé sur le dialogue
et la libre expression se diffuse et détrône
progressivement l’éducation à la dure.
Comme toute évolution touchant aux mœurs,
le bouleversement des méthodes éducatives
ne va pas sans heurts. Le problème des sanctions corporelles est donc régulièrement à
l’agenda médiatique et scientifique, depuis
plus de trente ans. De très nombreux documents (extraits de JT et de documentaires, essais, articles de journaux, témoignages écrits
et oraux, études sociologiques ou psychologiques, …) gardent la trace du cheminement
collectif sur cette question. Leur examen permet de mesurer la progression des discours
et des pratiques relativement aux punitions
corporelles, et d’y trouver matière à se réjouir
autant qu’à s’interroger.
14
Filiatio #13 / mars – avril 2014
Se réjouir, par exemple, de la disparition du
martinet, instrument punitif encore en vente
il y quelques décennies, souvent glissé sous le
sapin par le Père Noël ou le Père Fouettard, et
pas seulement avec des visées symboliques :
« Commerçant, j’ai possédé un magasin de jouets
de 1952 à 1985. Des martinets figuraient parmi
les articles en ventes. Dans les années cinquante
et soixante, les martinets se vendaient très bien.
On achetait un martinet comme on achète une
baguette de pain » (Patrick, 86 ans).« C’était un
instrument très dissuasif dans les années soixante,
il y en avait un dans pratiquement tous les foyers;
il était très souvent pendu dans la cuisine près des
torchons à vaisselle. Il était d’autant plus dissuasif
que les mamans n’hésitaient pas à s’en servir »
(Sophie)1. Inimaginable aujourd’hui, le martinet
« éducatif » ? Oui, trois fois oui. Qui oserait encore
défendre l’usage d’un tel objet, en Europe ?
1 témoignages lisibles sur :
http://jouetsdupasse.centerblog.net
Cette belle unanimité est loin d’être acquise,
en revanche, en ce qui concerne la fessée : on
la défend ici, on la stigmatise là ; certains états
l’autorisent, d’autres l’interdisent ; on l’emploie
avec conviction chez les uns, avec culpabilité
chez les autres. À l’analyse, la fessée se présente comme un « cas-limite ». Mieux : une
frontière. Comme une frontière, elle sépare
deux populations : ceux qui tolèrent qu’un
geste soit porté sur autrui sans son consentement, ceux qui ne l’admettent pas. Comme
une frontière, elle permet de passer d’un état
à un autre : de la surexcitation à l’immobilité
contrite, de la provocation à la soumission,
ou encore de l’insouciance à la honte (côté
enfant)… ou de l’exaspération à l’apaisement,
ou à la culpabilité (côté adulte). Comme une
frontière, elle trace une limite entre deux
mondes : celui de l’éducation « violente » et
celui de l’éducation « respectueuse »… si l’on
en croit nombre des détracteurs de la fessée.
Mais les choses sont-elles aussi simples ?
Pour conduire notre réflexion, offrons-nous
quelques questions simples, et pourtant rarement posées : c’est quoi, une fessée ? qui
fesse qui ? avec quels effets ?
« La » fessée ?
Les médias ont pris l’habitude de parler de « la »
fessée. Cette utilisation du singulier entraîne
une forme d’illusion, puisqu’elle range sous
une bannière unifiée une infinité de gestes,
de personnes, de contextes et d’objectifs qu’il
conviendrait peut-être de réexaminer séparément avant de légiférer. Le terme fessée
renvoie en effet, à première vue, à un geste,
plus précisément à un contact entre une main
et un postérieur. Mais une fois cela dit, on n’a
encore rien dit. Car elles sont nombreuses, les
variations possibles sur le thème du contact
main-fesses !
Il y a la correction méthodique-systématique-déculottée-cuisante qu’un père est prié
d’infliger à ses enfants à son retour du travail,
à la demande de la mère, en représailles différées de désobéissances sévères ou répétées
– tu verras, quand ton père sera là !
Il y a les tapes distribuées au petit bonheur,
quotidiennement, presque machinalement,
pour ramener au calme une marmaille trop
agitée et prompte à la chamaillerie, comme
on séparerait de jeunes chiots quand leurs
glapissements indiquent une excitation excessive, donc un risque de blessure pour les
plus faibles – mais c’est fini, oui ? t’entends pas
qu’il pleure, le petit ?
Il y a le geste qui part comme en réflexe, dans
un moment de peur panique : l’enfant court,
déborde le trottoir, des pneus crissent, l’enfant
est rattrapé in extremis, violemment tiré par
le bras, et la fessée jaillit par la main du parent
qui vient de frôler la crise cardiaque – je t’ai
dit mille fois de faire attention !!!
Il y a cette fessée qui arrive un soir d’épuisement parental, alors que l’enfant transgresse
sciemment une règle justifiée, clairement formulée, expliquée, mille fois répétée sur tous les
tons, depuis des semaines - et qui est confessée ensuite à l’un ou l’autre proche – je m’étais
juré de ne jamais lever la main sur mes gosses…
Il y a les mains employées pour faire mal et
manifester sa puissance, arme parmi d’autres
d’un arsenal diversifié comprenant aussi la
gifle, le coup de poing, la poussée dans l’escalier, les coups de pieds, les objets contondants,
le mégot incandescent – je vais t’apprendre à
me tenir tête !
Il y a la fessée vers laquelle on dévie à la dernière seconde, plutôt que de laisser sortir des
mots bien plus destructeurs qu’on sait mensongers – « t’as bousillé ma vie, je voudrais que
tu disparaisses ! ».
Il y a la première fessée, qu’on donne sans
trop s’interroger parce qu’on en a reçu au
même âge et qui peut enclencher un processus délétère – l’escalade dans les châtiments
corporels… tout comme son contraire – prise
de conscience, résilience, rupture avec la répétition transgénérationnelle.
Il y a la soi-disant fessée, celles des fourbes,
capables d’arguer que les traces de sévices, sur
des parties du corps de leur enfant bien éloignées des fesses, sont des accidents – c’était
juste une fessée, mais il s’est débattu et comme
j’avais la cigarette en main…
Il y a…
… un jour, la dernière fessée ?
© Diane Brison
Le terme fessée
renvoie à
un contact
entre une main
et un postérieur.
Mais une fois
cela dit, on n’a
encore rien dit.
Dossier
UN FESSEUR SACHANT FESSER…
Lors d’une discussion à bâtons rompus sur la fessée en salle de
rédaction, des opinions divergentes ont surgi quant à l’identité des
fesseurs : les uns percevaient la fessée comme un geste typiquement masculin, signalant la persistance de tendances patriarcales
dans la société contemporaine, les autres comme une sanction
employée préférentiellement par les mères en charge d’enfants
encore petits et turbulents. D’autres encore, évoquant des châtiments corporels reçus à l’école de la part d’instits des deux sexes,
liaient le problème de la fessée à la question du pouvoir plutôt qu’à
celle du genre. Nous avons donc interrogé la littérature scientifique,
espérant y découvrir quel type d’adulte se trouve aujourd’hui au
bout des bras ornés de mains fesseuses. Et nous y avons trouvé,
disons, des bribes de réponses.
Il paraît sain de prévenir
et de sécuriser, en Belgique
aussi, le périmètre
de l’enfance
Selon un sondage effectué en ligne par l’Union des Familles en
Europe (UFE) en 2006-2007, 77% des parents admettaient alors
qu’il y a une part de défoulement dans le fait d’infliger une fessée.
C’étaient les mères au foyer qui exprimaient la culpabilité la plus
prononcée à ce sujet. Plus inattendu : près la moitié des enfants
vivant avec leur mère seule estimaient qu’elle se défoulait en fessant,
tandis qu’un quart seulement des enfants de pères seuls évoquaient
ce défoulement. Un tel constat fait fuser les questions : les mères
sont-elles plus enclines à s’excuser ou à verbaliser la « vertu » défoulante de la fessée ? les pères recourent-ils plus souvent à des
fessées rationnelles qu’à des fessées incontrôlées ? les enfants
sont-ils d’une manière générale plus critiques envers leur mère
qu’envers leur père ? etc…
Quant aux autres différences entre hommes et femmes révélées
par ce sondage UFE : d’une manière générale, les (grands-)pères
défendent plus la fessée que les (grands-)mères, se disent moins
souvent opposés à toute forme d’atteinte physique de leurs (petits-)
enfants par quiconque, et acceptent moins bien l’idée d’une interdiction légale de ce geste. Et les enfants de pères seuls subissent
plus de moqueries et d’humiliations que les enfants de parents en
couple ou de mères seules… mais sont pourtant les plus satisfaits
de l’éducation qu’ils reçoivent ! Preuve, s’il en fallait, que le ressenti
après sanction/fessée mérite d’être interrogé au moins autant que
le geste lui-même.
16
Filiatio #13 / mars – avril 2014
© Diane Brison
Qui fesse ? Des parents, principalement, et une minorité de
grands-parents. Les enseignants européens n’en ont plus le droit
(sauf en Angleterre). Ces parents fesseurs sont femelles et mâles,
un peu plus de mâles selon les uns, un peu plus de femelles selon
les autres. Christine Barras explique dans sa Sociologie de la fessée
(2012) que « traditionnellement, l’homme détenait le pouvoir de frapper
son enfant. La fessée était ritualisée, solennelle, terrifiante. Aujourd’hui,
c’est surtout l’adulte qui s’occupe de l’enfant au quotidien qui est amené
à punir. Autrement dit, c’est souvent la maman qui pose ce geste ». Et
l’économiste Bernard Girard proposait ceci en 2002 : les parents de
milieux économiquement défavorisés recourraient plus à la fessée,
parce qu’il ne peuvent exploiter les sanctions dissuasives telles que
la privation de sorties, de télé ou de jouets, déjà rares dans leur foyer.
Les effets de la fessée
Pas de stress
Plus intéressant encore : pour bien des chercheurs, c’est le stress engendré par les sanctions corporelles qui mènerait à des fragilités
physiques et psychologiques. C’est un bon
argument pour interdire toute atteinte physique des enfants… mais ne faudrait-il pas
alors légiférer dans la foulée sur toutes les
autres causes de stress qui pourrissent la vie
des familles d’aujourd’hui ? Et interdire, par
exemple, les engueulades tonitruantes, les déplacements en voiture, bus ou train aux heures
de pointe, les bureaux et les cours de récréation mal insonorisés, les images criardes, les
musiques aux tempos effrénés, les disputes
conjugales et le divorce, les déménagements,
le chômage, les injonctions contradictoires
aux apprentis parents… ou tout simplement
l’obligation d’arriver « à l’heure » à l’école, qui
provoque un stress intense, prolongé et quotidien dans la plupart des foyers modernes !
On ne peut évidemment que souhaiter aller
vers un monde sans fessée. Si l’interdire définitivement n’est pas aisé, l’autoriser explicitement serait tout simplement ridicule. Vous
imaginez le texte de loi ? « Les coups portés
sur les fesses sont autorisés à condition d’être
donnés 1. à des enfants âgés de 4 à 11 ans, 2.
habillés, 3. pas plus d’une fois d’affilée, 4. le geste
jaillissant spontanément dans un contexte de
danger ou de provocation avérée de l’enfant en
période d’épuisement nerveux du parent (merci
de fournir une photo du regard provocant, ou à
défaut une déclaration de l’enfant admettant
le désir de provocation, et un certificat médical
attestant l’épuisement). Une confession immédiate auprès d’un proche, d’un prêtre ou sur un
forum public pourra valoir comme circonstance
atténuante. Les délations entre parents divorcés,
séparés ou en instance de divorce ne seront pas
prises en compte ».
Il semblerait que
la fessée soit déjà,
pour bien des
parents, l’unique
sanction physique
encore employée
dans un cadre
éducatif
Mais que les plus inquiets se rassurent : il semblerait que la fessée soit déjà, pour bien des
parents, l’unique sanction physique encore
employée dans un cadre éducatif. « Le passage
par des châtiments corporels, bien plus doux
aujourd’hui, relève bien d’une fessée considérée
comme un dernier recours et non comme un instrument éducatif essentiel » explique en effet le
sociologue Julien Damon. Si ce geste est effectivement une limite au-delà de laquelle une
majorité de parents ne s’aventure déjà plus, il
y a fort à parier que le petit effort nécessaire à
son déplacement en amont (arrêter l’escalade
juste avant la fessée, plutôt que juste après)
leur apparaîtra prochainement souhaitable
et, en fait, peu coûteux.
© Diane Brison
De nombreuses études scientifiques cherchent
à établir des liens de causalité entre des sanctions reçues dans l’enfance et des problèmes
de santé physique et psychologique à l’âge
adulte. On apprend ainsi par une étude britannique de 2012 que « les coups et les insultes
reçus dans l’enfance accroissent les risques de
cancer, de troubles cardiaques et d’asthme à l’âge
adulte », et la responsable d’un laboratoire
de génétique comportementale signale que
« les personnes qui ont subi des traumatismes
dans leur enfance ne souffrent pas seulement
du point de vue psychologique. Leur cerveau est
véritablement altéré ». Une lecture attentive de
travaux de ce type montre cependant que les
raccourcis que certains en tirent doivent être
considérés avec la plus grande prudence : bien
souvent, ce type d’étude porte sur « les châtiments corporels » en général, sans faire de
distinction entre une tape sur des fesses habillées de jeans et une raclée administrée avec
les poings. Employer ce type de recherche pour
conclure que « la fessée » (entendue comme
main portée une seule fois sur les fesses habillées) engendre des traumatismes graves est
donc une véritable supercherie scientifique ou
médiatique, dont certains lobbys anti-fessée
ne se privent pas.
DISPOSITIONS LÉGALES
CONTRE LES SÉVICES
CORPORELS MINEURS
En Belgique
Deux lois ont été promulguées successivement contre les châtiments corporels
mais l’Observatoire de la violence éducative ordinaire émet des doutes quant aux
mesures permettant leur application.
En Europe
Des mesures contre les châtiments
corporels mineurs commis sur les enfants
ont été adoptées en Finlande (1983),
Autriche (1989), Chypre (1994),
Danemark (1997), Lettonie (1998),
Bulgarie (2000), Allemagne (2000),
Roumanie (2004), Hongrie (2005),
Grèce (2006), Pays-Bas (2007),
Portugal (2007), Pologne (2010).
Hors Europe
Seuls le Venezuela et le Costa-Rica ont
interdit les sévices corporels mineurs sur
les enfants, respectivement en 2007 et
2008. Le Chili, qui avait annoncé une loi en
2007, a finalement renoncé à la promulguer. Sur d’autres continents, des pays ont
pris la décision isolée d’interdire la fessée,
comme Israël en 2000 et la Tunisie et le
Kenya en 2010.
Filiatio #13 / mars – avril 2014
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Dossier
Et le retournement va son chemin
© Diane Brison
Très souvent, via différents
moyens de communication,
le problème de la fessée
est inversé et observé
par le mauvais bout
de la lorgnette. D’où
le rejet, le tollé, la
mauvaise foi populaire. Lorsque
l’abolition de la
fessée est présentée comme
une interdiction,
pa ssible d’une
peine administrative, financière ou
pénale, la plupart
de ses détracteurs
font valoir leur droit
au respect de la sphère
privée et au règlement des
transactions qui s’y effectuent.
Ils clament à la déresponsabilisation parentale et à l’infantilisation.
Certains vont jusqu’à feindre de croire que la
seule alternative éducationnelle à la fessée
sera le harcèlement moral ou des attitudes
psychologiquement dissonantes. Vu sous cet
angle, évidemment, l’ingérence de l’État dans
l’intime paraît suffocante et se profile comme
un danger quasi mortel à l’égard des individus.
Or, véritablement, la question n’est pas là. Il
est question, en réalité, non pas d’interdire
quelque chose aux parents mais d’octroyer
ou de rendre un droit à des enfants qui ne
disposent d’aucun autre moyen de défense
face à des bourreaux… lorsque leurs parents
le sont. Mais en priorité, il s’agit de reconsidérer l’enfant comme un être humain à part
entière dès sa naissance et non pas seulement
à partir de sa majorité. Un être humain enfant
jouissant des mêmes droits que les êtres
humains adultes.
Ces mêmes détracteurs, ou d’autres – ils
sont légion – arguent encore du fait que les
questions relatives à l’intégrité physique de
l’enfant sont déjà traitées par la Convention
Internationale des Droits de l’Enfant 2 . On
rappellera alors que c’est exactement pour
Quelques dates dans l’histoire des droits
Suède, 1957
Abolition d’une disposition du code pénal
excusant les parents d’avoir commis
des sévices corporels mineurs
sur leurs enfants
Antiquité romaine jusque 4e siècle PCN
Pouvoir de vie et de mort d’un père sur
son enfant, hérité du droit romain.
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Filiatio #13 / mars – avril 2014
France, 1958
Passage de la « puissance paternelle »
à l’« autorité parentale », déléguée au
parent ou au tuteur par l’État, à des
fins de santé, de sécurité et d’éducation
des enfants. Gifle et fessée parentales
tolérées si elles ne laissent pas de trace.
1979, Suède
Ajout d’une clause au code de parentalité
et de tutelle: « Les enfants doivent être
traités dans le respect de leur personne
et de leur individualité et ne peuvent être
soumis à un châtiment corporel ou à tout
autre traitement humiliant ».
cela qu’il faut inviter la fessée à prendre la
porte : parce qu’elle constitue bien souvent la
première atteinte à cette intégrité, et pourra,
aussi longtemps qu’elle sera tolérée, devenir
le masque derrière lequel se cachent les maltraitants, ou l’accès qu’ils empruntent, eux qui
présentent des sévices annexes comme des
« fessées qui ont mal tourné » – des fessées
à dérapage incontrôlé… des fessées victimes
d’un « aquaplanage ».
Communiquer largement sur les alternatives
à la fessée, en rappelant ainsi l’interdiction de
porter des coups et blessures à autrui déjà
inscrite dans le code pénal belge, pourrait cependant être une stratégie aussi efficace que
de légiférer explicitement sur « la fessée ». Ce
fut l’option choisie en 1979 par la Suède, pionnière en matière de réduction de la violence
exercée physiquement sur les enfants, comme
l’explique Julien Damon : « La loi suédoise édicte
que ‘les enfants ont droit à la protection, à la
sécurité et à l’éducation. Les enfants doivent
être traités avec respect pour leur personne et
leur individualité, et ils ne doivent pas être soumis à des punitions corporelles ni à des actes
humiliants’. Sitôt ce texte – à visée éducative plus
que punitive – adopté, le Ministère de la Justice
a financé une vaste campagne d’information et
présenté la loi dans les écoles, où toute forme de
châtiment corporel est aboli depuis 1958. Chaque
famille a reçu une brochure dans laquelle étaient
présentées des solutions alternatives à la punition
corporelle. Pendant quelques mois des conseils
ont été imprimés sur des boîtes de lait. (…) Ce sont
des dispositions à portée symbolique qui ont été
édictées pour orienter les comportements et non
pas pour punir les parents. (…) »
Sécurisation du périmètre
Suivant cet exemple, et celui des parents précautionneux qui ajoutent des « cache-prises »
à chaque point électrique et des garde-fous
au sommet des escaliers dans le domicile où
leur bambin déambule et mène ses explorations, il paraît sain de prévenir et sécuriser, en
Belgique aussi, le périmètre de l’enfance plutôt
que de se lamenter. Notamment en lui ajoutant ce garde-fou que représente la loi, et qui
aura la vertu presque palpable de séparer les
maltraitants des enfants. Bien entendu, il est
probable, et à espérer, que pour une majorité
de parents, le garde-fou soit superflu. Car, si
nous restons dans la logique de la comparaison, tous les enfants ne fourrent pas leurs
doigts dans les prises ni ne se jettent tête
la première dans la cage d’escaliers. Comme
tous les parents n’infligent pas à leurs rejetons des fessées qui se muent en torgnoles
d’envergure. Les « fesseurs respectueux », en
tout état de cause, ne devraient pas se sentir
concernés ou menacés par une loi votée pour
promouvoir les Droits Fondamentaux des
enfants et s’interposer, le cas échéant, en
garde-fou entre les bambins et leur(s) éventuel(s) tortionnaire(s). Quant aux autres, ils
trouveront plus d’obstacles sur les chemins
qui mènent au pays de la maltraitance : qui
s’en plaindra ?
Céline Lambeau & David Besschops
2
Article 6 : « Tout enfant a droit à la vie »;
Article 19 : « Les États doivent protéger l’enfant contre
toute négligence ou violence familiale, qu’elle soit physique
ou mentale, y compris la violence sexuelle ».
POUR ALLER PLUS LOIN
parentaux
France, 2009
Dépôt par Edwige Antier, pédiatre
et députée UMP, d’une proposition
de loi inscrivant l’interdiction
de la fessée au code civil.
France, 1990
Adoption des termes de la Convention
Internationale des Droits de l’Enfant.
Discussion quant à un passage
de la notion d’autorité parentale
à celle de responsabilité parentale,
restée sans suite.
France, 2013
L’affaire d’un père fesseur (voir
Filiatio #12)dénoncé par son ex-femme
et puni pour son geste soulève un tollé
populaire et médiatique. Des groupes
aux relents patriarcaux défendent
le sacro-saint droit à corriger sa
progéniture, d’autres s’y opposent au
nom d’un respect de l’intégrité physique
des individus dès leur plus jeune âge. Les
adeptes de la nuance font valoir le pour
et le contre et l’impérieuse nécessité
de remettre ces agissements dans un
contexte précis. Quelquefois, ils se font
les chantres de la fessée nécessaire et
éducative, opposée, à les entendre, à
une fessée non justifiée, incorrectement
appliquée ou surgissant dans un
contexte inadéquat. L’empoignade, aux
conséquences parfois délicates, révèle
un processus démocratique à l’œuvre.
C’est souvent à la suite d’actions sociales
de cette ampleur que les gouvernements
étudient le bien fondé de légiférer sur le
éléments qui déchaînent les passions
du peuple. Si actuellement le législateur
français se tâte, son homologue belge,
en élève distrait, demande que soit
répétée la question.
❱❱ Barras Christine,
Sociologie de la fessée. Réflexion sur
la violence ordinaire dans la famille,
Genève : Eclectica, 2012
❱❱ Damon Julien,
« Vers la fin des fessées ? »,
Futuribles, n° 305, 2005, pp 28-46.
http://eclairs.fr/wp-content/
uploads/2012/06/Futuribles-fessee.
pdf
❱❱ Clément Marie-Ève,
Bernèche Francine,
Chamberland Claire
et Fontaine Catherine,
« La violence familiale dans la vie
des enfants du Québec »,
in Les attitudes parentales et les
pratiques familiales, Québec : Institut
de la statistique du Québec, 146 p.
www.ledevoir.com/documents/pdf/
violencefam2013.pdf
❱❱ Union des Familles en Europe,
« Pour ou contre les fessées ? »,
Synthèse d’une enquête réalisée
en ligne, 2007
www.uniondesfamilles.org/
enquete-fessees.pdf
Filiatio #13 / mars – avril 2014
19
Sexe au logis
La fessée érotique :
Un phénomène qui suscite de l’engouement
En regard du dossier « Pleins feux sur la fessée », Nathalie offre en
la matière un contrepoint sexologique aussi nécessaire que surprenant.
La facette qu’elle explore et l’éclairage qu’elle diffuse soulignent
une nouvelle fois, si besoin en était, la nécessité de mettre un terme
à cette pratique inscrite dans le flou éducatif et dans la banalité
de la répétition.
En 2013, l’institut de sondage IFOP révélait
qu’une femme sur quatre avait déjà été fessée
par son partenaire lors de relations sexuelles
(24 % de répondantes contre 8 % en 1985), et
la société « Fun Factory », vendeuse de sextoys en Europe, signalait une hausse de 300 %
des achats de « tapettes à fesses » en France.
Même si cette pratique n’est pas neuve (le
Kâma-Sûtra l’évoquait déjà), elle semble faire
de plus en plus d’émules. Le succès planétaire
de « 50 nuances de Grey » a probablement
joué un rôle important dans la banalisation
de mœurs qui jusqu’ici paraissaient réservés
à une frange minoritaire de la population.
Des sites internet (purement pornographiques
ou non) aux manuels de conseils (comme le
petit livre « Osez… la fessée » vendu au grand
public), la flagellomanie est érigée en Art et
quitte le champ de la perversion pour entrer dans celui des pratiques amoureuses de
Monsieur et Madame Toulemonde afin de
mettre du piment, du jeu et de la complicité
dans leurs ébats.
Comment et pourquoi un acte
au départ punitif, douloureux
et humiliant peut-il être un plaisir
sexuel et physiquement ressenti ?
Les fesses, du fait de leur proximité avec les
organes génitaux et l’anus constituent des
parties du corps très érogènes et très excitantes. Italo Baccardi, auteur de « Osez… la
fessée » écrit que la fessée « active une partie
du corps riche en zones érogènes. L’anus en est
la plus évidente, car la plus proche. De plus, les
coups portés irradiant vers le ventre stimulent
également, par les vibrations impulsées, le clitoris
ou le pénis. Selon les cas, la fessée provoque très
rapidement une excitation sexuelle troublante. »
Nul ne peut d’ailleurs contester la charge érotique attribuée à cette partie de l’anatomie
20
Filiatio #13 / mars – avril 2014
Certains adultes
ayant subi
des châtiments
corporels durant
leur enfance
apprennent
à convertir la
douleur en plaisir
en l’érotisant
humaine, ainsi que la place que nous leur accordons au sein de notre intimité et de notre
pudeur. Les exposer dans toute leur nudité en
public ou toucher les fesses d’une femme sans
son consentement dans un métro par exemple
sont considérés comme des atteintes à la pudeur et sont punissables. On comprend mieux
dès lors l’acharnement actuel à vouloir bannir
le recours à la fessée sur les enfants car il est
évident que celle-ci constitue une violation de
leur intégrité, l’intrusion d’une région sexuelle
et intime du corps et que cette pratique se
rapproche donc d’un délit à caractère sexuel.
Et la douleur ?
Certains adultes ayant subi des châtiments
corporels durant leur enfance apprennent à
convertir la douleur en plaisir en l’érotisant et
ne cesseront de la rechercher dans leur vie
pour sa valeur érogène.
D’ailleurs, Jean-Jacques Rousseau dans ses
« Confessions » n’hésite pas à raconter comment, lorsqu’il était enfant, les fessées reçues
de sa gouvernante lui ont procuré du plaisir,
alimenté ses fantasmes érotiques et guidé sa
vie sexuelle d’adulte : « car j’avais trouvé dans
la douleur, dans la honte même, un mélange de
sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de
crainte de l’éprouver derechef par la même main. …
Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit
ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes
goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour
le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens
contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ».
D’autres personnes ayant reçu des messages
parentaux culpabilisant sur une sexualité
« sale » et « honteuse » ne peuvent s’octroyer
le droit de jouir que s’ils subissent un châtiment douloureux et une humiliation dans une
position de passivité.
Mais en général, les couples qui pratiquent la
fessée font « comme si », et la douleur n’est
pas réellement recherchée pour elle-même.
Le plaisir vient plutôt du contexte, de la mise
en situation, du rapport de pouvoir.
Un plaisir
de domination-soumission…
La fessée place la personne qui la reçoit dans
une position physique de soumission (ne pouvant plus se mouvoir à sa guise) et d’humiliation (surtout si elle est déculottée), dévoilant
ses parties intimes quand elle est penchée en
avant et l’exposant à la merci du flagellant qui
peut donc, s’il le souhaite, dériver vers la zone
génitale et abuser sexuellement de sa victime.
Cette éventualité peut provoquer de la honte,
de la peur et de l’humiliation lorsqu’elle est
utilisée en tant que châtiment mais, dans le
cadre d’une relation amoureuse, lors de jeux
sexuels consentis, complices et respectueux,
elle peut se révéler excitante.
une punition… excitante !
Il est fréquent que la sexualité s’appuie sur
un rapport de pouvoir qui l’érotise davantage.
D’ailleurs, le sondage IFOP montrait également que 6 femmes sur 10 étaient disposées
à s’ébattre en étant dominées ou dominantes.
Pas dans la vie courante bien sûr, mais dans
une relation de respect, de confiance, de complicité ludique.
Être dominée (car il s’agit souvent des femmes)
permet de se dédouaner, de lâcher prise (ce
n’est pas moi, c’est l’autre), d’exprimer des désirs et du plaisir inhibés, d’avoir une sexualité
plus sauvage sans culpabiliser, sans avoir peur
du jugement moral de la société.
Il y a aussi des hommes qui fantasment à
l’idée d’être fustigés mais qui, craignant que
ce désir ne semble trop féminin, se placent
alors dans la position du fesseur pour ressentir
l’excitation et le plaisir en s’identifiant à leur
victime. Dominer pour certains hommes peut
être également un moyen de confirmer une
virilité dont ils doutent et de se rassurer ainsi
sur leur orientation sexuelle.
Enfin, devenir châtieur à son tour quand on a subi
des sévices durant l’enfance permet de transcender le traumatisme en inversant les rôles.
Entre perversion
et curiosité sexuelle
Les couples qui choisissent d’inclure la fessée
(pratique souvent associée au sadomasochisme) dans leurs jeux sexuels ne sont pas
forcément pervers si cela relève d’une sexualité
ludique et curieuse entre adultes consentants.
Le danger vient quand cet exercice devient l’exclusif moyen de parvenir au plaisir et constitue
le seul mode excitatoire de la personne qui
se retrouve alors prisonnière d’un imaginaire
érotique restreint.
Les mises en scène élaborées par certains
adeptes du flagellantisme, accessoires et
accoutrements qui y sont associés (petite
culotte (blanche de préférence), couettes et
accessoires de petite fille dans les cheveux,
socquettes ou uniforme d’écolière, rapport
professeur-élève ou père (mère)-enfant)
laissent perplexes. Les scénarios érotiques,
tout en nourrissant l’imaginaire et en stimulant
le désir, permettent aussi l’expression de désirs inconscients, la transgression de certains
interdits ou de projections inconscientes sur
le partenaire découlant de situations traumatisantes vécues lors de l’enfance.
Cependant, si les fantasmes érotiques sont
le fruit d’une histoire personnelle, il n’est cependant pas nécessaire d’avoir été fessé dans
l’enfance pour en avoir le désir à l’âge adulte.
On peut être également influencé par la culture
au travers des romans, récits de vie, images
érotiques, films, etc.
© Pyrogenic
Le danger vient quand cet exercice
devient l’exclusif moyen de parvenir
au plaisir et constitue le seul mode
excitatoire de la personne
inconscients, parois de traumatismes vécus
dans l’enfance qui se rejouent dans la sexualité.
Pour certains, la réalisation de leurs fantasmes
devient un moyen de contrôler des pulsions,
d’évacuer une pression, de s’exprimer à travers
la sexualité et de trouver ainsi un équilibre
psychique. Le danger vient quand un fantasme
devient récurrent et exclusif pour parvenir
au plaisir. Un homme qui ne parvient à faire
l’amour à sa femme que si elle se déguise en
petite fille et qui doit la fesser à chaque fois
risque d’en souffrir…ainsi que sa partenaire.
D’où l’importance de la communication au sein
du couple, d’une bonne dose de complicité, de
respect mais aussi de curiosité, de créativité et
de jeux. Car la relation sexuelle est d’abord une
interaction entre deux individus avec chacun
leur vécu, leur univers, leurs désirs et leurs
limites et il est nécessaire d’en tenir compte.
Nathalie Mayor
L’avis de la sexologue
La sexualité peut être amoureuse, tendre,
fusionnelle, douce, mais aussi bestiale, pulsionnelle, ludique… Encore aujourd’hui, les
gens font la distinction entre « faire l’amour »
et « baiser ». Le premier n’étant pas réservé
qu’aux couples amoureux qui peuvent (selon
les contextes, les désirs de chacun, l’état d’esprit dans lequel ils se trouvent, le moment du
coït, et cætera) aussi s’adonner à une sexualité
plus animale.
Les fantasmes augmentent le désir et l’excitation sexuelle nécessaires à l’accomplissement
de l’acte sexuel. Certains passent à l’acte en
les scénarisant, sous forme de jeux.
On ne peut juger des rêves érotiques des gens
car ils sont propres à chacun et résultent d’une
histoire personnelle, d’une culture, de conflits
POUR ALLER PLUS LOIN
❱❱ Jacques Serguine, L’éloge de la fessée,
Gallimard, 1973
❱❱ Jean Feixas, Histoire de la fessée,
de la sévère à la voluptueuse,
éd. Gawsewitch, 2010
❱❱ Italo Baccardi, Osez… la fessée,
Guide, éd. La Mussardine, 2005
❱❱ Milo Mannara (dessinateur)
et Jean-Pierre Enard (scénariste),
L’art de la fessée, Bande dessinée,
éd « Vents d’Ouest », 2001
❱❱ Luce, La fessée, chanson 2011
Filiatio #13 / mars – avril 2014
21
Hors champ
Le quartier des femmes
Au Sénégal, des détenues en détresse
Les infanticides sont devenus un problème de société au Sénégal : en toile de fond, le manque d’éducation
et de contraception ainsi que l’interdiction de l’avortement. Aïssata Kebe se bat pour la dignité et la réinsertion
des femmes inculpées parce qu’elles ont tué leur enfant à la naissance. Nous l’avons suivie en prison,
où des détenues tentent d’échapper à leur malédiction.
Marie-Jo a le minois d’une adolescente, un
visage en forme de cœur et une démarche
mi-gracieuse, mi-rebelle, épaules en avant et
jambes de ballerine. Elle a vingt ans. « Ici, en
prison, je participe aux classes de Tostan 1. J’ai appris le droit à un jugement équitable : c’est le droit
le plus important. » Depuis un an et neuf mois,
elle est en préventive pour infanticide, comme
plus de la moitié de ses codétenues. Elle risque
de passer les huit prochaines années ici, dans
la Maison d’Arrêt et de Correction de Thiès, la
deuxième ville du Sénégal. Marie-Jo est une
«détenue de confiance» : pendant la journée,
elle a l’autorisation de sortir du quartier des
femmes et de se déplacer dans la cour principale. Elle se balance, en équilibre instable
sur une chaise en plastique. « Mes parents ne
veulent plus me voir, glisse-t-elle en gardant
les yeux rivés au sol. C’est difficile. »
Quand
elles sortiront
de la maison
d’arrêt,
elles n’auront plus
de réputation,
plus d’honneur,
plus de famille
Elles accouchent toutes seules,
en mode survie
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Filiatio #13 / mars – avril 2014
Régulièrement, les journaux font leurs gros
titres sur les bébés découverts dans la fosse
septique, dans les poubelles, corps sans vie
dont on retrouve très vite les génitrices. Elles
cachent leur grossesse à leur entourage et
accouchent toutes seules, en mode survie. Ce
sont des jeunes femmes, souvent illettrées,
qui ne connaissent ni la contraception ni leur
corps. Au Sénégal, seulement une femme
sur dix se protège contre une grossesse non
désirée. « Lorsqu’elles réalisent qu’elles sont
enceintes, c’est trop tard, explique Aïssata.
L’avortement est interdit par la loi et puni de six
mois à deux ans de prison. » Pourtant, la moitié
des femmes qui se présentent aux urgences
des maternités sénégalaises souffrent des
conséquences d’un avortement, spontané
ou provoqué. Cela représente, chaque année,
quatorze mille femmes, sans compter celles
qui consultent un médecin ou une sage-femme
de manière « discrète ». Et sans compter celles
qui s’en sortent seules.
«Je n’ai pas osé pleurer
devant elles»
© Sabine Panet
L’histoire de Marie-Jo est tristement banale.
Au Sénégal, depuis 2001, plus de 500 femmes
ont été inculpées parce qu’elles avaient tué
leur enfant à la naissance. Le code pénal prévoit, pour les infanticides, les travaux forcés à
perpétuité : en réalité, elles prennent quatre
ou cinq ans de prison, mais la peine vient
d’être doublée par le ministère de la Justice.
« Les femmes qui passent des années en préventive vont être jugées avec cette nouvelle règle »,
murmure Aïssata Kebe, responsable de l’ONG
Tostan, en poussant la lourde porte de la prison. Elle franchit la frontière entre liberté et
détention sans y penser, elle en a tellement
l’habitude. « Celles qui sont ici n’avaient aucune
idée de la loi ! D’un autre côté, l’enfant n’y est
pour rien… et parfois, elles regrettent… » Aïssata
salue le directeur de la prison, son adjoint, les
gardiens. Tout le monde la connaît et plaisante
avec elle. Elle a la réplique facile et l’humour
décapant, en guise de protection contre la
détresse des femmes qui l’attendent avec
impatience. Lorsqu’elles sortiront de la maison
d’arrêt, elles n’auront plus de réputation, plus
d’honneur, plus de famille. « Les détenues ont
besoin d’être soutenues, constate le chef de
cour Yero Ndiaye en hochant la tête, mais leurs
parents les rejettent. Ce sont des jeunes filles qui
commettent cela par mégarde, avec la jeunesse… »
Photo Sabine Panet
Aïssata Kebe (foulard bleu) supervise la qualité
des sachets de mil que les détenues des classes Tostan
pilent, produisent et commercialisent.
Elle est fière du travail des femmes !
Assise à côté de Marie-Jo, Aïssata attrape le
plat qu’une détenue lui apporte. Entre deux
bouchées de riz au poisson, elle félicite la cuisinière, qui sourit discrètement sous le compliment. Aïssata est venue superviser le travail de
la facilitatrice qui dispense les classes chaque
après-midi. Les détenues apprennent leurs
droits, le fonctionnement de leur corps, la
gestion d’activités génératrices de revenus.
Aïssata est entrée ici pour la première fois
il y a dix ans, à la demande d’un juge. « J’ai
vu une cellule où les femmes étaient allongées
avec leurs enfants, du matin au soir, comme des
animaux. Elles étaient à même la terre, il n’y avait
pas de matelas. Les toilettes étaient ouvertes,
© Sabine Panet
❱❱ Khady est en préventive depuis
trois ans pour infanticide. Après le
jugement, elle passera peut-être les
sept prochaines années de sa vie à la
maison d’arrêt de Thiès. Khady a trois
grands enfants au village. Alors qu’elle
travaillait dans sa famille en ville, un
cousin de sa mère l’a séduite. Au
départ, elle refusait ses avances, de
peur de tomber enceinte. Il lui a alors
expliqué qu’il prenait des comprimés
pour éviter toute conception. «J’ai
rapidement réalisé que j’attendais un
enfant mais quand j’ai averti le cousin,
il a refusé de porter la responsabilité
et il a dit que je couchais avec d’autres
hommes.» Khady raconte alors qu’elle
a caché sa grossesse, morte de honte.
Elle explique qu’elle a donné naissance
à un enfant mort-né, toute seule,
dans les toilettes. En état de choc,
elle a enterré le petit corps derrière
la maison familiale, mais un de ses
oncles l’a aperçue et l’a dénoncée à
la police, qui est venue l’arrêter. Elle
n’a aucune preuve de sa bonne foi.
Il y a quelques mois, Aïssata, alors
qu’elle supervisait les classes, a eu
mal à la tête et a sorti des comprimés
d’aspirine de son sac. « Je me suis mise
à pleurer. J’ai reconnu les médicaments
que le cousin de ma mère prenait pour
éviter la grossesse. »
Khady Diop, photographiée dans le poulailler qu’Aïssata
a aidé à construire, est en préventive depuis trois ans,
pour infanticide.
Lorsqu’elles
réalisent qu’elles
sont enceintes,
c’est trop tard.
L’avortement
est interdit par
la loi et puni
de six mois
à deux ans
de prison
sans aucune intimité. Je n’ai pas osé pleurer devant elles. Cette nuit-là, je n’ai pas fermé l’œil. »
Aïssata a ensuite obtenu des financements
pour venir en aide aux détenues et pour leur
proposer un programme d’éducation, de réinsertion économique et de médiation familiale.
Aujourd’hui, elle coordonne les activités de
Tostan dans cinq prisons à Dakar, à Rufisque
et ici, à Thiès.
«À croire que les femmes
sont toutes seules pour
concevoir un enfant !»
« Les femmes qui ont commis un infanticide ne
connaissent pas leur corps, insiste Aïssata en
répartissant équitablement les morceaux de
poisson dans le plat. Elles sont souvent mal
payées, exploitées, et elles cherchent un petit ami
pour les aider. Sans le faire exprès, elles tombent
enceintes et elles ont honte de rentrer chez elles,
alors elles attendent la fin de la grossesse. » C’est
le cas de Marie-Jo. Elle n’avait jamais entendu
parler de contraception et ne savait pas comment on « attrapait une grossesse ». « Quant
aux pères des enfants, lorsque la fille est enceinte,
s’indigne Aïssata, ils refusent systématiquement
la paternité et disent que ce n’est pas de leur responsabilité. À croire que les femmes sont toutes
seules pour concevoir un enfant ! »
« À la sortie, dit Marie-Jo, je veux continuer mes
études et devenir rappeuse. Je chante et j’écris sur
la vie dans la prison. » Elle fredonne un rap, timidement, et puis elle lève le menton et chante
un peu plus fort. « Tu étais enceinte pendant neuf
mois, rejetée par la société, insultée… » À la fin
du morceau, elle s’arrête et regarde la ligne
© Sabine Panet
TÉMOIGNAGE
À l’entrée de la Maison d’Arrêt et de Correction de Thiès
règne une atmosphère pesante. L’étroite frontière entre
détention et liberté est dans tous les esprits.
de fuite, derrière les hauts murs de la prison
et les barbelés. Il est bientôt dix-sept heures,
l’heure de rentrer dans la pièce que MarieJo partage avec vingt-cinq codétenues et la
poignée d’enfants nés en prison, qui seront
retirés à leur mère lorsqu’ils auront deux ans.
Pour aller où ? Le soleil, encore haut dans le ciel,
chauffe les briques à blanc, la tôle ondulée du
toit dégage une moiteur accablante. À vingt
heures, les gardiennes éteindront la lumière
jusqu’à demain matin.
Sabine Panet
SOUTENIR LE PROJET
❱❱ Aïssata Kebe, responsable du
programme prison de l’ONG Tostan,
peut être contactée via Tostan France
(www.tostanfrance.fr). Très difficiles
à financer, les classes en prison sont
la seule chance de réinsertion des
femmes à leur sortie.
❱❱ Ce reportage a été initialement
publié dans le magazine axelle
(www.axellemag.be ou
www.facebook.com/axellemagazine)
et il est reproduit avec l’autorisation
de sa rédaction.
Filiatio #13 / mars – avril 2014
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En regardant
À l’heure où la procréation est brandie comme un droit inaliénable de
l’adulte, deux films viennent nous rappeler que la parentalité est d’abord
un engagement à tenir auprès d’un enfant. « Françoise Dolto parlait toujours
du devoir de garde, plutôt que du droit de garde. Il s’agit d’un devoir,
d’une responsabilité d’adulte et pas d’un droit à jouir de l’enfant comme
d’un bien de consommation, ‘ si on veut ’ »*. Un tel basculement sémantique
(remplacer la notion de droit par celle de devoir) permettrait-il d’enrayer
les situations dénoncées avec élégance par What Maisie knew
et Papa Vient Dimanche ?
Papa vient dimanche
Radu Jude
avec Serban Pavlu (Marius),
Sofia Nicolaescu (Sofia),
Mihaela Sîrbu (Otilia),
Roumanie, 2013, drame, 1h48
Marius, la trentaine, technicien dentaire, vit dans
un minuscule studio aux fenêtres ouvertes sur le
vacarme de la circulation. Il s’en extrait un matin,
équipé d’un sac à dos très rempli et d’une gigantesque pieuvre en peluche, pour aller chercher
chez son ex-femme sa fille Sofia qu’il a prévu
d’emmener quelques jours à la mer.
À son arrivée, Sofia est encore couchée, aucun
bagage n’a été préparé et la mère de l’enfant s’est
absentée, laissant à son nouveau compagnon et
à sa propre mère le soin d’empêcher le départ
de l’enfant, qui aurait été « fiévreuse » la veille.
Marius prend son mal en patience, puis va réveiller
l’enfant qu’il trouve en pleine forme, et prépare un
sac pour partir avec elle comme prévu. Devant son
entêtement à faire respecter son droit de visite
déjà minimal, le ton monte, les corps s’agitent, et
une porte heurte au front le nouveau compagnon,
institué garant des diktats maternels.
Au retour de celle-ci, les choses s’enveniment
encore, et tournent à la prise d’otage à domicile :
empêché, humilié, nié, Marius insulte, hurle, brise,
bâillonne et ligote. Il parle aussi… et le passé
ricane des plaies ouvertes deux années plus tôt…
et le présent aggrave leur pourriture.
Sofia voit tout, entend tout. La police est derrière
la porte, envahit la rue. Marius pleure, panique, et
livre à sa fille des mots doux, et des mots sales,
et des promesses pour « un jour »… Avant de
s’échapper, blessé, loin du manège infernal…
* Catherine Dolto dans Pour ou contre la garde alternée,
Éditions Mordicus, 2010.
24
Filiatio #13 / mars – avril 2014
What Maisie knew
Scott Mc Gehee et David Siegel
d’après un roman de Henry James,
avec Onata Aprile (Maisie), Julianne Moore (Susanna),
Steve Coogan (Beale), Alexander Skarsgård (Lincoln),
Joanna Vanderham (Margo),
USA , 2013, drame, 1h40
Entre réalisme quasi-documentaire et dramatisation assumée, What Maisie knew et Papa
vient dimanche dansent autour d’un même
pivot : un visage tendre, peuplé de deux grands
yeux en attente.
Côté réalisme, un foisonnement de micro-situations et d’attitudes caractéristiques. La
pêche aux infos d’un parent à propos de l’autre
par le biais de l’enfant… La confiance totale
offerte par un enfant pour deux attentions
reçues… Ses grimaces affectivement provocantes au moment des retrouvailles avec
« l’autre parent »... Sa posture d’écoute inquiète
quand les voix des grands s’entrechoquent
au-dessus de sa tête...
Maisie a six ans, des chaussures un peu trop
grandes, une maman rockeuse sur le retour, un
papa marchand d’art déjà un peu vieux. Elle sait
où trouver des sous pour payer le livreur de pizzas
quand ses parents se disputent trop pour songer
à la nourrir. Maisie a aussi Margo, une excellente
baby-sitter, qu’elle découvre avec étonnement et
plaisir dans le nouvel appartement de son papa
peu après le divorce et l’instauration d’une résidence alternée. Puis Margo devient une belle-mère,
alors Maisie reçoit aussi un beau-père, en la personne de Lincoln, vague ami de sa mère, épousé
par elle en représailles. Lincoln se tient bizarrement
et il a l’air stone, mais c’est un vrai gentil.
Papa, Maman, Papa, Maman, Papa… L’alternance
laisse Maisie devant des portes fermées, l’envoie
dans des appartements vides, la laisse longtemps
dans un couloir d’école désert. Margo et Lincoln
rattrapent le coup, chaque fois. Peu à peu, les
parents de Maisie se dissolvent dans l’air newyorkais. Alors, le trio fait comme il peut, entre
sortie au parc, resto et séjour à la mer. Et dans
leur petite bulle d’impuissance s’installe comme
un parfum de bonheur simple. Redoutant aussitôt
qu’on ne lui vole sa fille, la mère intermittente
tempête un peu... avant de comprendre que Maisie
l’aime et l’aimera, mais se trouvera mieux avec ces
deux adultes fiables que dans l’autocar enfumé
qui emmène les rockers en tournée.
Côté dramatisation, deux « solutions » passablement irréalistes aux problèmes d’hébergement. Dans Papa vient dimanche, la réalisation
d’un fantasme courant chez les parents désunis : prendre définitivement le pouvoir sur
l’ex, cet empêcheur de parenter en rond. Et
dans What Maisie knew, la concrétisation d’un
fantasme courant chez les parents égoïstes
ou débordés : pouvoir s’appuyer sur le dévouement miraculeux de parents de substitution
trouvés sous un caillou. Dans la réalité, la dispute se mue généralement en prise d’otage
symbolique plustôt que physique… et les enfants négligés, hélas, le restent.
Ils dérangent, ces deux films, en imposant
une question : qui est coupable, qui est le plus
coupable ? Et la réponse n’est pas belle à voir :
chacun des parents est coupable, il n’y en a
pas un pour rattraper l’autre. On pardonne à
Marius sa colère – pas les torrents d’insultes
crues assénées à la mère devant l’enfant.
On plaint Otilia et Aurel de se voir violentés –
pas de refuser au père le droit de rester père
après séparation. Et on ne plaint pas du tout
la rockeuse et le marchand d’art, si autocentrés
qu’ils abandonnent leur fille à qui voudra bien
la ramasser, tout en exigeant qu’elle les aime,
les reconnaisse et les respecte.
à la relation avec leur enfant, de la prochaine
humiliation subie devant lui… et du geste de
colère qu’ils ont de plus en plus de mal à retenir,
ce coup tant attendu que l’ex s’empressera de
rebaptiser « coups et blessures » pour sceller définitivement leur sort. Car peu de juges
considéreront la violence psychologique chronique qu’ils auront subie jour après jour, des
années durant, avant d’en arriver à ce geste
malheureux. Ce sont toujours les femmes, les
victimes, n’est-ce pas ?
What Maisie knew propose, lui, un happy end
très américain et plutôt moralisateur, mais
qui sonne tout aussi juste - éthiquement. Car
Maisie est confiée à deux jeunes adultes responsables, attentifs et altruistes. Délirant ?
Il y a pourtant, effectivement, des adultes
qui entrent en lien avec les enfants pour ce
qu’ils sont : de drôles de petits humains, peu
rationnels mais riches d’imaginaire, qui livrent
en un regard et une main agrippée ce que les
grands humains diluent dans les mots. Des
êtres dont il faut s’occuper – les occuper et
les nourrir ne suffit pas. Des petites vies
équipées d’oreilles, d’yeux et de voix qui ne
demandent qu’à apprendre et sentir. Certains
adultes trouvent plus de sens que d’autres à
la rencontre avec ces petites vies. Ils savent
donner de leur personne pour que les petites
vies deviennent grandes et mettre leur personne en retrait quand la sérénité des petites
vies l’exige.
N’est-il pas juste de souhaiter à tout enfant
de trouver de tels parents sur sa route ? Et
de souhaiter à tout parent de tendre vers cet
idéal ? Nul ne s’en trouverait appauvri. Car
elle est clairvoyante, la leçon de What Maisie
Knew : la sécurité affective rendue à un enfant
restaure son droit d’être un enfant – confiant,
joyeux, curieux. Et se lève alors autour de lui
ce petit vent printanier, parfumé, si propice
à alléger les cœurs adultes pétris de soucis.
Donnant-donnant…
Céline Lambeau
Papa vient dimanche finit sans se terminer.
Marius fuit – et après ? Un no-end qui sonne
juste : il livre l’expérience quotidienne de la
grande majorité des pères privés d’une parentalité sereine par leur ex-conjointe. Pour
eux, il y a toujours un « à venir » : ils vivent dans
l’attente du prochain coup de couteau porté
Filiatio #13 / mars – avril 2014
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En lisant
Roman
Les vies parallèles de Greta Wells
Andrew Sean Greer
Éditions de l’Olivier
Pour ceux qui lisent tous seuls
Chouette divorce!
Isabelle Minière
Le Rouergue
Pour les pitchouns
Loup un jour
Céline Claire et Clémence Pollet
Le Rouergue
Un joli album, moderne et coloré, où se promènent un loup, représenté par une mouvante
et terrifiante touffe de poils, et une série de
personnages de littérature jeunesse que les
lecteurs reconnaîtront en gloussant : Pierre
(celui de « et le loup »), les trois petits cochons,
le petit chaperon rouge, le meunier qui dort,
la chèvre (de M. Seguin ?), et tutti quanti. Le
loup leur chipe les ingrédients nécessaires à
la concoction d’un dessert goûteux… Mais il
n’est pas la gentille bestiole, édentée et inoffensive, de La Soupe au caillou (Anaïs Vaugelade,
l’École des Loisirs), dont Loup Toujours pourrait
représenter un miroir inversé. Attention, fin
méchante. À partir de 3 ans.
S.P.
26
Filiatio #13 / mars – avril 2014
Léo est censé trouver que le divorce
de ses parents est
« super sympa »,les
nouveaux amoureux de ses parents
« adorables », leurs
enfants respectifs
« des amours », la
nouvelle logistique
« ultra pratique ».
Euh… attendez, y’a pas quelque chose qui
cloche là-dedans ? La mélodie du bonheur,
c’est un peu excessif non ? Un peu excessif
en effet… de quoi faire sortir de ses gonds ce
môme gentil, mais pas cloche. Après lecture
de ce court texte, il est probable que vous bannissiez l’adjectif « sympa » de votre vocabulaire
pendant quelques temps… À partir de 9 ans.
S.P.
Le classique
Dans moi
Alex Cousseau et Kitty Crowther
Éditions MeMo
Deux magiciens aux
manettes, l’une pour
les images, l’autre
pour les mots, Dans
Moi il y a un ogre qu’il
faut affronter aux
ricochets, un ogre
grand et gros aux
lèvres bleues. « Je
n’ai pas toujours été
moi. Avant d’être moi,
je n’étais pas dans moi. J’étais ailleurs. Ailleurs,
c’est tout sauf moi. » Mille et une lectures possibles de ce livre beau et puissant à la facture
parcheminée : la route psychanalytique, la
route poétique, la route magique, la route
de l’émergence des territoires intérieurs, de
la révolte, de l’éternelle conscience et de la
genèse. À couper le souffle.
S.P.
Milieu des années 1980; Greta Wells perd son
Félix, son frère jumeau, double et meilleur ami,
éreinté par le sida qui commence à laminer la
population gay des États-Unis. Las d’attendre
que Greta retrouve l’envie de se lever le matin
et amoureux d’une autre, son compagnon,
Nathan, la quitte. Greta s’enfonce dans une
déprime sinistre et sa tante Ruth la convainc
de tenter un traitement par électrochocs. Le
court-circuit qui s’ensuit projette l’héroïne
dans des vies parallèles; elle devient la Greta
Wells de 1918, puis celle de 1941. Dans une
série d’allers-retours fascinants et déroutants,
elle retrouve tous les siens pendant que les
Greta de 1918 et de 1941, également « soignées », ou plutôt étourdies, aux électrochocs,
se partagent sa vie lorsqu’elle part vivre la
leur. « Une fois au moins », raconte Greta Wells,
« il nous est arrivé l’impossible ». Dans son cas,
l’impossible ressemble à un millefeuilles où
chaque couche est une ouverture, un peutêtre assez terrifiant, une porte ouverte que
l’on peut prendre, une décision que l’on a fuie.
Chacune de ses vies parallèle donne à Greta
l’occasion d’entrevoir ce qu’elle aurait pu être,
ce qu’elle est devenue, la mère qu’elle a été,
l’amante, l’amie, la femme. La tentation de
rester dans une autre vie est parfois forte;
quelle est la vie qui lui convient ?
L’auteur de L’Histoire d’un mariage propose une
fable philosophique en même temps qu’un
roman captivant, que l’on referme doucement
en se demandant bien où, nous aussi, nous
nous retrouverons demain matin.
S.P.
Exquise Louise
Eugène Savitzkaya
Les Éditions de minuit
Comme on le dirait
d’un météorite ayant
chuté dans le champ
de betteraves sucrières du voisin qui
nous insupporte, ce
livre n’est pas tombé loin de l’enfance.
En cette enfance est
campée Louise – elle
est exquise. Et les
mots pour la dire – en plus de venir aisément
– collent à la langue telles des confiseries orientales. « Louise n’est pas disparate. Elle s’encorde
à sa mère et sa mère à elle est encordée. Ce qui
manque à l’une est en l’autre ». À partir de là, il
n’est plus nécessaire de tourner autour du
pot ou d’en parler : juste de tenir l’ouvrage
devant soi et de suivre l’enfant dans ses pérégrinations à travers la mythologie domestique
du quotidien. Lire alors équivaut à renaître
avec Louise, arpenteuse aux pas d’insectes.
Fouler le monde et les myrtilles à sa suite ou
se faufiler entre les branches des mélèzes au
rythme de son poney Tequila. Et s’approprier
les nombreuses métamorphoses grâce auxquelles elle fonde son royaume sur « l’écorce
de la terre ». Lecteurs de tous les horizons, à
vos marques…
D.B.
Nouvelles
Benny, Samy, Lulu et autres nouvelles
Geneviève Damas
Éditions Luce Wilquin
Marin mon cœur
Eugène Savitzkaya
Les Éditions de minuit
Ici, d’emblée, le ton
est donné par l’entête : « Roman en mille
chapitres dont les neuf
dixièmes sont perdus ».
Marin, l’enfant, y est
décrit lors de son
investiture de la vie
et du silence : « Il ne
mange pas de chair
crue. Il ne s’intéresse
pas au vin mais simplement aux récipients qui le
contiennent et à ses couleurs. Il dort uniquement
sur le ventre comme une tortue sous sa carapace.
Il mord les livres. Il ne sent pas l’ail, ni l’oignon, ni
la sueur rance. Il craint le poivre. Il n’est pas poilu.
Ses talons ne sont pas rugueux. Ses cheveux sont
intacts. On ne voit pas ses os. Ses orteils ne puent
pas. Rien ne le surprend. Il n’aime pas le vacarme.
Il ne hait personne et personne ne le hait ». Au gré
de la lecture, nous aurons la chance d’assister à
des scènes où Marin se frotte à la température
ambiante et aux intempérances journalières.
Nous découvrirons aussi en quel recoin du
sommeil il établit ses empires. Et comment
il se mêle aux éléments de l’univers par le
biais de déambulations microscopiques. Il est
observé par un individu, possiblement son
père, qui rapporte minutieusement ses faits,
gestes et escarmouches durant nonante-trois
pages de stupeur émerveillée. À vos besicles !
D ouze n ou velle s
conçues autour des
crevasses du quotidien, de ces fuites
dans l’espace-temps
o ù t o u t b a s c ule.
Élis a b e t h f ui t le
déjeuner familial;
sa couverture – la
quête du wasabi – la
découvre, et plus rien
ne compte. Anita et son fils Gaspard refont
un jour surface dans la belle-famille d’Anita;
pendant que les adultes s’étripent au salon,
Gaspard découvre le goût du sabayon, et reconstruit en une bouchée une figure paternelle douce et sucrée. Animaux, nourritures
et instantanés déclenchent chez les personnages de ces nouvelles un élan irrésistible…
Geneviève Damas, dont nous avions tant aimé
le roman « Si tu passes la rivière » (Filiatio #5),
prix Victor Rossel 2011, nous livre ici un recueil
aux tiroirs multiples, comme une commode
de magicienne.
S.P.
D.B.
Filiatio #13 / mars – avril 2014
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Fiction © Diane Brison
Quand le singe était l’avenir de
Jamais en mal d’innovation, Filiatio a contacté un reporter du futur et lui a passé commande d’un article
rétrospectif sur les compétences parentales et, plus exactement, paternelles. Depuis l’Avenir, le bien nommé
Thierry Lumière, le professionnel qui a accepté cette mission, a aussitôt braqué son œil exercé sur les susdites
compétences en l’an de grâce 2014. Nous vous invitons à prendre connaissance de son compte-rendu.
Zoom arrière
Études empiriques & Cie
« Naguère, en 2014, la société réclamait à tout bout de champ le cadre
Ces questions apparurent suite à une longue étude de terrain, et ses bien
légal. Les lois n’étaient jamais assez nombreuses et le vide juridique,
nommées expériences empiriques (on ne craignait guère la redondance en ce
quelle que soit sa nature, était un facteur d’insécurité pour nombre de
temps-là), au cours desquelles des experts détachés au sein des familles
citoyens. Alors, ayant à cœur de le remplir, on votait à tout-va. Et de fil
avaient conclu que même le sexisme, qui jusque là avait porté ses fruits
en aiguille, de réglementation en législation, à force d’ausculter la vie
vénéneux et assuré aux femmes une formation maternelle s’étalant sur des
sous toutes ses coutures, des spécialistes en vinrent à se demander
siècles, n’était plus suffisant pour certifier qu’une fois mères, ces femmes
si de simples humains, femmes ou hommes avaient la capacité innée
exerçaient les susdites compétences parentales dans l’intérêt de l’enfant. Quant
d’assumer leur parentalité ou s’il ne s’avérerait pas plus prudent qu’ils
aux hommes, dépourvus de bagage transgénérationnel autant que de
la démontrent en réussissant des épreuves légales préalables. Pas
subversives montées de lait, critères alors incontournables, les experts
nécessairement éliminatoires mais néanmoins coercitives.
ne parvenaient même pas à se les imaginer articulant le mot B-É-B-É.
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Filiatio #13 / mars – avril 2014
l’homme
Dubitatif
Évidemment, juché sur votre avenir comme sur un promontoire, je
– Bonjour, Monsieur le Juge !
m’interroge : ces experts méconnaissaient-ils les travaux des bio-
– Hum…
logistes qui, avec dix ans d’antériorité, avaient montré que le mâle
– Voilà, mon ex-femme et moi, nous vous sollicitons pour entériner
humain, autrement dit l’homme, comme dans toutes espèces pratiquant
notre séparation. Nous avons également besoin de vous pour légi-
l’élevage coopératif, lorsqu’il est en contact étroit avec le bébé, subit une
timer la garde alternée de notre petite Alice qui est âgée de un an et
transformation hormonale 1 ? L’Histoire ne nous le révèle pas.
quart, pèse 1/17 de son poids terminal et…
– Alice sera hébergée chez sa maman !
Femmes et hommes se trouvèrent donc, à des degrés divers, égaux
– Co…Co… Comment ?
devant l’incapacité – et par extension, devant la Loi. S’ils étaient jugés
– Cela ne coule-t-il pas de source ? Éloigneriez-vous la terre du soleil
aptes à copuler sans assistance, voire à procréer, ils étaient considé-
ou la rivière de son lit sous prétexte que d’autres soleils existent
rés comme pratiquement inopérants à partir de la naissance de leur
ailleurs ou que les cours d’eau aiment découcher ?
progéniture. L’inertie aidant, ils conservaient toutefois leurs enfants.
– Non mais, je, nous…
– Qu’entends-je ? Vous objectez ?
Par contre, lorsque le couple éclatait, ce qui en cette période de troubles
–…
divers était monnaie courante, le statut des parents se précarisait
– Vous fumez ? Buvez ? Travaillez ? Fessez ? Habitez à plus de six
davantage. Et évalués sur base des rapports précités, ils n’en menaient
cents mètres l’un de l’autre ? Déménagez fréquemment ?
pas large à l’heure de faire valoir leurs droits à l’éducation de leurs
–…
rejetons. Les pères moins encore que les mères…
– Qu’en déduire ? Vous êtes inapte ! Paternellement parlant, bien
sûr ! Alice ira chez sa mère ! Qu’à cela ne tienne… Et vous, faitesvous aider, mon vieux ! Formez-vous, que diable !
Depuis la nuit des temps les jeux étaient faits
– Comment ?
et il était trop tard pour les défaire !
– Chez les singes !
Allez voir chez les grands singes, puis vous reviendrez me voir !
De fait, les Juges sommés d’établir des jugements lors des séparations,
Ils ont le tour, eux ! Vous finirez par l’attraper… Ensuite, recontac-
sous l’influence des rapports d’experts en compétence parentale et
tez-moi. On en rediscutera…
poussés par un pragmatisme de circonstances, étaient amenés à
– Attraper quoi ?
prendre des décisions iniques. Décisions qui émanaient d’une connais-
– La Compétence Paternelle !
sance obsolète des particularités et rôles attachés à chaque sexe.
– Je… Je…
– SUIVANT !
Au Tribunal, les échanges étaient généralement caricaturaux (autant
dans les grandes lignes que dans les petites) ou, dans le meilleur des
cas, tragiques. Afin de vous en donner un échantillon représentatif,
voici l’enregistrement des propos d’un magistrat confronté à un jeune
père prénommé Serge.
1 D’après les travaux de Sarah Hrdy.
Filiatio #13 / mars – avril 2014
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Fiction Une parenthèse s’impose
Arrivée au camp et pied à l’étrier
Comme je vous le signalais plus tôt, les séances au Tribunal variaient
Donc, en respectant cette logique, quelques semaines plus tard, nous re-
du caricatural au tragique. Nous avons eu affaire ici au second cas de
trouvons Serge debout avec en toile de fond l’un ou l’autre Kilimandjaro
figure et à un juge relativement « évolué » qui, assurément, avait lu ou
et dans les mains un singe artificiel face à un primate sur le point de
eu écho des assertions des biologistes concernant les modifications
l’évaluer. De quoi bouleverser les représentations mentales et, pour
hormonales des hommes au contact des enfants. Cependant, rien
lui qui projetait de devenir père tout naturellement par le biais des in-
n’étant parfait, le juge de ce dossier, au vu de sa conclusion, semble
teractions avec sa fille, de quoi entamer sa confiance en lui.
avoir confondu les comportements et les effets de ces comportements.
Puisqu’il a prescrit à Serge une formation qui, comme vous vous en
D’autant qu’aux abords du camp « Lianes et Liens », il avait lu sur un
rendrez bientôt compte, était loin de posséder les qualités inhérentes
écriteau fiché en terre : « Vous trouverez le berceau de l’humanité
à une relation père-enfant.
dans les yeux des grands singes. Il leur suffit de se balancer pour qu’un
enfant soit bercé. »
Quant à la compétence paternelle à proprement parler, elle demeurait
un domaine obscur. En quoi consistait-elle, comment l’acquérir et
Par chance, il n’avait pas vraiment eu l’occasion de s’attarder sur cette
l’appliquer concrètement, mystère ! Par contre, saisissant la balle au
sentence, juste de songer que la barre était haut placée, que déjà des
bond, nos cousins les primates qui de notoriété publique possédaient
mégaphones l’invitaient à se diriger vers l’ouest du campement où
une longueur d’avance sur l’homme dans tous les domaines, avaient
allait débuter un cours intitulé « Papa singe et bébé en nocturne ».
commencé à organiser des stages au cours desquels les prétendants
pères pourraient à loisir les suivre dans les méandres de leur paternité
Premier geste…
et copier leurs gestes dans un but d’apprentissage.
À croire qu’une course contre la montre était entamée car à peine eut-il
Par conséquent, déboutés au Tribunal mais s’accrochant à l’unique
le temps de foncer ventre à terre au point indiqué que Serge était pris à
perspective heureuse qu’ils entrevoyaient, les hommes voyageaient
partie par un singe instructeur qui le désigna du doigt en marmonnant
« Aux Singes » avec layette et barda. Ils débarquaient là-bas, souvent
qu’à partir de là il faudrait agir vite.
l’été 2 , se présentaient à l’accueil puis s’engouffraient dans un fond
sonore de vagissements couverts par le concert des bruits de la jungle
Ensuite, assimilé contre son gré à la démonstration, Serge, hagard et
(il s’agissait là de leur première leçon mais à ce stade ils l’ignoraient. Ce
maladroit, à la lueur d’une bougie, imita sur un petit singe en caoutchouc
n’est que plus avant dans l’écolage qu’ils découvriraient que les tous
les gestes nourriciers du formateur. Un mâle qui apparemment savait
petits avaient besoin d’être entourés d’une mélopée. Et qu’en milieu
comme personne se relever la nuit pour biberonner le nouveau-né
urbain, ils pourraient se procurer des bruissements de jungle, préen-
s’agrippant encore aux mamelles taries dans le pelage de sa mère
registrés, sur cd. Un singe logisticien leur fournirait d’ailleurs à la fin
endormie…
du séjour un dossier comprenant adresses utiles et recommandations
d’usage. Enfin, ne brûlons pas les étapes et retournons à notre récit !)
2 La courte durée des nuits diminuant le nombre de réveils
nocturnes des bambins, les participants au stage bénéficient
d’une remise de 10% sur les frais du séjour.
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Filiatio #13 / mars – avril 2014
(Suite au prochain épisode)
David Besschops
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du conflit ? Belgique, état des lieux.
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❱❱ Société – L’homme hippocampe
❱❱ Rapt parental : notre bilan et ce qu’en pensent
les politiques
❱❱ Dossier – Noël sous tension
Filiatio #13 / mars – avril 2014
31
© Claire Bouilhac & Jake Raynal / Cornélius
La planche de Claire Bouilhac & Jake Raynal
32
Filiatio #13 / mars – avril 2014

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