L`Esprit des jeux

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L`Esprit des jeux
Magie des cartes
L‘origine des cartes est très controversée. Depuis longtemps les chercheurs s’interrogent au sujet de leur provenance exacte et tentent de fixer la date approximative de
leur naissance. A cet égard, il est évident qu’elles n’ont pas
été créées en un jour, elles sont le fruit d‘une lente et patiente
gestation qui mit quelques siècles avant de parvenir à maturité. En fait, les cartes sont à la croisée des cultures ; sur ces
humbles morceaux de carton rigide s’inscrivent en filigrane
les données souvent conflictuelles de l’histoire. Les premiers
jeux apparaissent en Extrême-Orient au début de notre ère
(Chine et Inde) ; le texte le plus ancien attestant de leur
utilisation en Occident est une chronique italienne, elle
signale qu’en l’an 1379 < fut introduit à Viterbe le jeu de
cartes, qui vint du pays des Sarrasins et qui s’appelle chez
eux Naib ».S’il faut en croire ce document, la prééminence
de l’Orient ne fait aucun doute. En vérité, cette influence,
aujourd’hui admise mais invérifiable, n’est pas aisée à
déterminer. On rencontre les Naibi ou carticelles en Italie
dès le XV” siècle où elles étaient données aux enfants afin de
parfaire leur instruction en leur proposant un large éventail
de connaissances. On retrouve aux Indes un usage analogue
des jeux de cartes alors en vigueur, ce sont des instruments
pédagogiques destinés à la caste des guerriers, les Krshatriyas.
Les prêtres occidentaux recommandent d’ailleurs leur emploi
alors qu’ils interdisent, déjà, les tarots. Très tôt, les cartes
obéissent donc à une triple fonction, enseigner et jouer,
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mais aussi interroger l'avenir par des modes de consultation
singuliers.
Les Naibi sont constituées de cinq séries de lames : les
états de la vie, les muses, les sciences, les vertus, les planètes.
La première reflète les structures de la société médiévale en
suivant une courbe hiérarchique : le mendiant, le serviteur,
l'artisan, le marchand, le gentilhomme, le chevalier, le docteur, .le roi, l'empereur, le pape. Ces carticelles obéissent
à une prétention en quelque sorte encyclopédique qui existe
déjà dans le jeu chinois appelé Mille fois dix mille cartes :
trois séries de neuf lames, et trois atouts, dont le mélange
et l'ordonnance circonscrivent l'univers, le réduisent à l'état
de microcosme emblématique. Cartes terrestres et célestes,
points cardinaux et vertus humaines, telles que bienveillance,
ordre, justice, sagesse, il est aisé de repérer ici l'influence
prépondérante de la philosophie confucéenne.
Le génie indien s'exerça également à classer, répertorier,
inscrire et peindre les dix avatars ou incarnations successives
du dieu Vishnou, ornées de leurs symboles. Ce jeu, le desavatara, est toujours pratiqué par les hindous, peuple éminemment conservateur. I1 propose 120 cartes, décorées d'un
véritable foisonnement d'emblèmes : tortue, poisson, coquillage, lotus, cruche, hache, arc, sabre, éléphant, singe, vache,
chevaux, lion, femme, naja ... L'Inde n'a cessé d'observer un
certain rituel, que la manipulation profane des cartes n'est
jamais venue entamer. Ainsi la valeur des signes change
selon qu'on y joue la nuit ou le jour. Dès le coucher du
soleil, c'est Krishna qui devient la plus forte lame mais la
journée tout entière appartient à Rama. Akbar, un célèbre
empereur mogol fasciné par le desavatara entreprit tout de
même de l'alléger de quelques lames et modifia quelque peu
sa symbolique. Le jeu émigra ensuite vers la Perse où il prit
le nom de ganjifa.
Tout porte à croire que ce sont ces jeux, le Mille fois
dix mille cartes, le desavatara et le ganjifa, qui ont pénétré
.les premiers en Occident, selon des voies malaisément identifiables. En vérité, les thèses qui fournissent une hypothèse
d'origine strictement européenne (certaines donnent à l'Allemagne la priorité, d'autres à la France, l'Italie ou l'Espagne,
seuls les Anglais admettent que ce sont les Français qui leur
DES CARTES AU GO
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ont enseigné ce jeu) indiquent plutôt les différentes routes
d'introduction des cartes à jouer.
Les Bohémiens et les Tziganes (dont l'origine hindoue
semble aujourd'hui attestée, ils appartiendraient à une caste
d'intouchables chassés de l'Inde par des persécutions) sont
arrivés en Europe par l'Italie et l'Allemagne. Une seconde
tribu passa par l'Egypte et l'Afrique du Nord avant d'entrer
en Espagne. Ces peuplades, auxquelles nombre de légendes
et de contes prêtent la paternité des cartes à jouer et du
tarot divinatoire, ont pu modifier au cours de leur diaspora le
desavatara selon leurs propres croyances et l'introduire en
Occident par différentes voies d'accès : ports, marchés,
foires... Les Arabes, toujours curieux et avides de nouveautés
etd'inventions techniques et culturelles, se sont certainement
intéressés, eux aussi, aux jeux de cartes (et plus spécialement
au ganjifa que la culture islamique, alors en pleine expansion, n'a pas manqué de diffuser un peu partout). I1 reste, et
ce n'est pas rien, la fameuse route de la soie qui couvrait tout
l'Orient, reliant Venise et Samarkand. En dépit des guerres,
les caravanes ont acheminé des denrées alimentaires, des
produits de culture dont les cartes à jouer comme le Mille fois
dix mille qui a pu pénétrer en Italie sous sa forme originelle
ou déjà tronquée et modifiée. On voit que les modes de
pénétration des jeux orientaux sont nombreux et tous crédibles. I1 faut d'ailleurs souligner qu'à la différence des
manuscrits, les cartes, grâce à leurs dessins emblématiques,
à leurs couleurs vives, aux répétitions de signes permettant
immédiatement de reconstituer des séries, parlent à l'individu,
éveillent son imagination. Leur principe - reconstituer un
microcosme du monde à l'aide de séries de neuf ou dix
lames, faire un inventaire des connaissances, des vertus religieuses - fut aussitôt repris par les artistes occidentaux. Les
Naibi ou carticelles étaient nées. Mais ce jeu, peut-être
d'essence pédagogique, est rapidement augmenté de cartes
dites de points (à la différence des figures) ; leur combinaison
donne les premiers tarots puis les autres cartes dont l'usage,
non plus didactique, est voué à la compétition, à l'enjeu, au
gain et à la perte de sommes d'argent importantes.
L'Occident ne pouvait se contenter des symboles orientaux,
qu'il reconnaissait peu ou prou, il se devait d'inventer une
classification propre au génie de sa culture. Cette classifica-
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L'ESPRIT DES JEUX
tion, à l'instar des signes indiens ou chinois, témoigne de la
structure hiérarchique de la société, recoupe les valeurs du
monde médiéval. Ainsi culture et jeu deviennent inséparables
grâce à la diffusion des cartes à travers l'Europe. C'est
l'invention de la xylographie, la gravure sur bois, et de l'imprimèrie qui donne un essor extraordinaire à la fabrication des
jeux. Ils essaiment immédiatement et connaissent un succès
sans précédent (les dés eux-mêmes ne connurent jamais une
telle fortune). On va le voir, les analogies entre les dessins
reproduits sur les cartes et les types fondamentaux sociopolitiques sont fort nombreuses. Mais il faut d'abord distinguer les enseignes des figures - différenciation qui date de
l'association des Naibi et des cartes de points. L'enseigne
est le signe commun à chaque série, le repère nécessaire à leur
ordonnance hiérarchique et à leur classification. Nous
connaissons en France quatre enseignes qui n'ont pas varié
depuis leur invention : cœur, carreau, trèfle, pique. Les
figures, elles, ont varié à l'infini durant des siècles, seules des
conventions relativement récentes (elles datent de ce siècle)
les ont définitivement stabilisées. Ces figures sont chez nous,
roi, dame, valet, auxquels s'ajoute le cavalier pour le tarot
espagnol et italien (tandis que la dame se voit retrancher du
jeu à son profit). Les figures du roi et de la reine, dont il est
aisé de saisir la nature structurale (semblable au jeu d'échecs
par ailleurs), sont déjà mentionnées en relation avec les
cartes par le synode de Worcester, tenu en 1240, qui s'empresse de les prohiber (ces faits sont rapportés fort tard, par
un érudit du XVIII" siècle nommé Du Cange).
Les enseignes françaises, qui prévalent aujourd'hui partout dans le monde, de Macao à Las Vegas, semblent dater
du règne de Charles VII,vers le milieu du xve siècle. Elles éliminèrent rapidement leurs concurrentes allemandes et
suisses ; seules les enseignes espagnoles et italiennes, qui
subsistent dans le jeu de tarot destiné à la divination, mirent
longtemps à s'effacer.
La signification individuelle des enseignes est sujette à
de nombreuses interprétations où les héraldistes et les hermétistes se disputent un savoir bien enfoui. Autant le roi, la
dame, le chevalier et le valet sont peu susceptibles de contresens, autant le cœur, le trèfle, le pique et le carreau se révèlent
doublement ou triplement signifiants.

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