Elêves difficiles, enseignants en difficultë fëv07
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Elêves difficiles, enseignants en difficultë fëv07
http://www.strauss-raffy.com Elèves difficiles, enseignants en difficulté1 Carmen Strauss-Raffy Maître de conférences en sciences de l’éducation IUFM d’Alsace ! " $ % # & ' ! De nombreux enseignants rencontrent des situations très délicates avec certains élèves au comportement gravement perturbateur. Je propose un moment de réflexion et d’échange pour tenter de penser ce qui se passe pour ces élèves aux comportements dérangeants et souvent incompréhensibles si l’on s’en tient aux apparences, et pour tenter d’inventer et de bricoler des manières de les accueillir à l’école ou de trouver pour eux des solutions adaptées. 1. Des constats, une situation qui change… comment comprendre ? Elèves difficiles/élèves en difficulté enseignant et parfois J’entends par élèves difficiles2 ceux qui rendent la vie scolaire difficile à l' aussi aux autres élèves. Parler d' élève difficiles suppose en effet une difficulté partagée : l' enseignant est en difficulté pour exercer son métier, et dans certains cas, les autres élèves sont parasités, perturbés, par la manière d' être de cet élève, par son refus ou son impossibilité à accepter les règles du jeu et le cadre scolaires. Il s' agit d’enfants dont l' équilibre psychique est tel qu' ils sont empêchés d' être élèves ou le refusent, pour des raisons diverses liées à leur histoire personnelle, à leur problématique, à leur structure psychique (enfants psychotiques par exemple), au positionnement de leurs parents, à des accidents de la vie qui n' ont pas pu être métabolisés, des traumatismes du début de la vie, mais aussi parfois à des mauvaises rencontres dans le cadre de l' école, des échecs, des conflits. "Il ne s'agit plus seulement, en effet, d'un refus d'apprendre à l'école, comme les cancres de jadis le pratiquaient, mais, plus systématiquement, d'un refus des règles mêmes du jeu scolaire".3 Je ne vais pas énumérer les types d' enfants difficiles, car au fond, chaque cas renvoie à des problématiques différentes dont la généralisation n' aurait pas beaucoup de sens. Retenons simplement ce refus ou cette impossibilité d' entrer dans les règles du jeu scolaire. Francis Imbert parle d' enfant ou adolescent bolide dans ses écrits. Il s' agit de ces enfants qui sont en dehors de ce qu' on appelle l' ordre symbolique : l' ordre du langage comme condition de la culture, l' ordre des règles, des lois, des places dans un réseau d' échanges, des systèmes symboliques, de l' alliance, du pacte, de la convention, etc. Il s' agit de ces enfants qui sont en dehors des règles et lois, 1 Conférence donnée dans le cadre d’une animation pédagogique de la circonscription de Mme Arlette Laugel, Strasbourg 9, le 7 février 2007. 2 De difficile, le dictionnaire nous dit : Qui n'est pas aisé, agréable à fréquenter (acariâtre, contrariant, exigeant, intraitable, irascible). Enfant difficile à élever (capricieux, dur, mauvais, ombrageux. Qui n' est pas facilement satisfait, qui a des goûts exigeants (exigeant, délicat, raffiné). 3 PROST A., Eloge des pédagogues, Paris, Seuil, 1985, p. 33. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 1 http://www.strauss-raffy.com enfants sans foi ni loi, comme l' indique le livre de Christian Combaz1. Des enfants dont l' appareillage symbolique est défaillant, qui sont dans la confusion entre virtuel et réel, qui sont peu structurés, mal repérés dans leur filiation, au niveau des places, des fonctions, de la différence des sexes ; ce sont aussi des enfants en difficulté dans leur confrontation avec l' autre et qui n' ont pas renoncé à la toute puissance. Reprenons ce que dit Francis Imbert : « En grec, la bolê ou la bolis (bolidos au génitif) – termes construits sur la racine du verbe ballein, « lancer, jeter » – signifient le « jet d'un projectile », l’« arme de trait ». Un jet, un « bolide » dont la rencontre peut être mortelle. Extraordinaire travail de la langue : si à ce ballein on associe le préfixe sun – « ensemble et en même temps » – on obtient le sumballein : le « mettre ensemble, réunir, rapprocher, échanger », lequel exprime l'essence de la dimension du symbolique. Tout de même, la bolê se transforme en sumbolê : en « rencontre, convention, contrat ». En somme, si l'on soumet le ballein, le bolis ou la bolè, à l'ordre du sun, du « avec et en même temps », le « jeter » qui peut être mortel se transforme en une « rencontre » pacifique. […] L'enfant bolide est par essence privé de sun, déconnecté de tout circuit d'échanges et de partages : il se jette ou encore, erre, hors toute rencontre, tout contrat possibles ; « libéré » de toute inscription symbolique ; voguant « pareil à des morceaux de continents […] soumis au gré du vent et des courants, [ses] sentiments à la dérive »2 ; endormi, sidéré, comme Narcisse, dans quelques pièges à images. […] […] une des origines de la violence :la désintégration des circuits symboliques – des tiers, des médiations, des « entre-deux » -garants de la distance, de la séparation nécessaire à un possible vivre-ensemble. D’où il résulte que le véritable travail du pédagogue, dans ce chaos où les places s’emmêlent, est de réarticuler du sun : des lieux-temps de rencontre, d’échange et de partage. […] »3 « Pour vivre-ensemble, souligne Mireille Cifali, il y a des règles, des interdits, des mots dits, des assurances des sécurités, une place à préserver même à celui qui débarque en angoisse et attaque pour n’être pas attaqué. Il importe de perdre cet espoir que l’on peut vivre-ensemble en bonne entente simplement par notre bonne volonté. »4 Je distinguerai les élèves difficiles de ceux qu' on nomme des élèves en difficulté qui peinent pour apprendre. Les élèves difficiles sont aussi souvent des élèves en difficulté scolaire, mais pas toujours. Et le partage des deux n' est pas aussi simple qu' il y paraît au premier regard. L' analyse de ce que recouvre l' être élève nous montrera que de la difficulté peut surgir à divers niveaux. Etre élève Etre élève, c' est pouvoir soutenir, un rôle social, ce qui suppose tout un important travail psychique à différents niveaux5 : - Pour devenir élève, l' enfant doit pouvoir se séparer de l' institution familiale dont il connaît les codes, les valeurs, les modes de fonctionnement, le langage, pour entrer dans une autre institution dont il devra aussi intégrer les codes. Il y a toujours de l' écart, un écart variable, un fossé parfois... L' enfant doit pouvoir gérer cette conflictualité dont il n' est pas victime mais qui le fait grandir. - Il lui faut socialiser son corps selon des modalités différentes : En récréation, il bouge, se confronte aux autres, les rencontre, les heurte. C' est aussi la découverte de l' autre sexe. En classe, il doit contenir son corps, maîtriser ses mouvements, laisser sa sexualité en veilleuse, « ne plus bouger le corps pour bouger les idées dans sa tête » dit Jacques Constant. Le corps doit être mis à distance, normalement ignoré. 1 COMBAZ C., Enfants sans foi ni loi, Editions du Rocher, 2002. SIMON Y., La dérive des sentiments, Grasset, 1991. 3 IMBERT F. Vivre ensemble, un enjeu pour l’école, 1998, p. 30-31. 4 CIFALI M., Le lien éducatif, contre-jour psychanalytique, PUF, 1994, p. 128. 5 Je reprends ici des éléments d’un document audiovisuel sur le métier d’élève. Il s’agit d’un entretien de Jacques Constant, pédopsychiatre avec Alain Bouvarel , cassette produite par le CNASM de Lorquin 2 Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 2 http://www.strauss-raffy.com - Il doit organiser sa pensée. Pour cela, il lui faut sortir du monde imaginaire pour faire des liens. Il lui faut surtout quitter la toute puissance pour pouvoir accéder à la pensée, aux catégories de pensée. Il lui faut quitter la spontanéité de la petite enfance. C' est une perte qui devient un gain parce qu' elle lui donne les moyens de penser les objets du monde. C' est une perte de liberté qui s' échange contre un gain de pouvoir. Et ces processus participent à la construction de la personnalité de l' enfant. - L' enfant doit pouvoir entrer dans le langage de l' école : on y parle une sorte de nouvelle langue1, et y entrer apporte de nouveaux avantages, de nouveaux pouvoirs. Mais là encore, si l' écart entre les deux institutions est insurmontable, on peut imaginer les effets produits par cette mise en marge. Lorsque la parole n' est pas le moyen privilégié pour communiquer (soit qu' on est plutôt des coups ou du corps à corps des câlins), le langage n' a pas valeur de distancier les affects, alors le travail psychique pour devenir élève sera plus difficile. Entrer dans le langage lui donnera accès à l' altérité, lui permettra de plaire au maître et rencontrer les copains. Il pourra aussi peu à peu maîtriser son agressivité. - Pour être élève, il faut aussi pouvoir supporter, accepter de vivre ensemble, ce qui suppose l' acceptation des règles, l' intégration de la Loi. Les apprentissages eux-mêmes supposent l' acceptation des règles dans les diverses disciplines. - L' enfant va aussi apprendre à l' école, évidemment. Apprendre repose sur un certain nombre de conditions : Cela suppose que le désir de savoir qui prend sa source dans la curiosité sur les origines ne se soit pas éteint. que l’enfant renonce à un certain savoir privé constitué dans la famille pour accéder au savoir commun. que l’enfant puisse reconnaître qu' il ne sait pas, accepter les réponses de l' autre et s' engager dans ces réponses. On apprend tous différemment, car le savoir c' est quelque chose que l' apprenant se crée. Le sujet pour le conquérir doit nourrir l' illusion que c' est lui qui l' a créé ou recréé. C' est un acte qui est clivé. Une partie du sujet est consciente, volontaire. Le sujet est à l' extérieur, il se fixe les objectifs et le sens de ce qu' il fait. Une autre partie du sujet est à l' intérieur de l' acte, engagée dans l' acte, présente mais plus entièrement consciente. Quelque chose échappe à la volonté du sujet et à sa maîtrise. Apprendre engage le sujet dans une rencontre interactive avec le savoir comme réalité hors sujet, inconnue, non maîtrisable et qui peut lever des angoisses comme le montre Boimare. Quand on apprend, on ne sait pas à quoi on s' engage, quels risques on prend, ce qu' on va découvrir. La manière dont se sont déroulés les liens et la progressive séparation d' avec la mère (les phénomènes transitionnels) est déterminante dans cette affaire. Apprendre suppose pouvoir s' organiser, entrer dans un monde ordonné, structuré, pouvoir mettre de l' ordre dans les informations qu' on reçoit, les hiérarchiser, etc. Désir de savoir et désir d' apprendre ne sont pas toujours conjoints et tous les liens possibles existent. Les savoirs sont multiples et rencontrent diversement le désir d' apprendre, les limites à nos capacités d' apprendre, nos projets, nos idées. "Apprendre implique que l'enfant comme l'adolescent, puisse trouver et prendre sa place à l'école. Faute de quoi – faute de pouvoir s'ancrer, de disposer d'une halte qui lui permette de séjourner, d'être-là, "présent" – il risque de ne rien pouvoir saisir, comprendre, apprendre ; de rester en rade ; échoué – en souffrance. Exclu."2 Beaucoup d' enfants placés en position d' élèves ne sont pas en état d' exister à cette place. Etre élève suppose certaines contraintes, le franchissement de certains passages qui à chaque niveau peuvent présenter des ratages, des empêchements, des obstacles aux causes multiples. 1 Cf. les romans d’Annie Ernaux, La place, les armoires vides, où l’écart entre la langue familiale et la langue de l’école est longuement décrit. 2 IMBERT F., Enfants en souffrance, élèves en échec, Paris, ESF, 2004, p. 12. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 3 http://www.strauss-raffy.com Des phénomènes nouveaux ? Les enfants d’aujourd’hui sont-ils devenus plus terribles qu’autrefois ? Platon écrivait au V° siècle avant J-C.: « Lorsque les pères s'habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu'ils ne voient plus au-dessus d'eux l'autorité de rien ni de personne, c'est le début de la tyrannie et la fin de la pédagogie. » En 720 avant J.-C., Hésiode écrivait : « Je n'ai plus aucun espoir pour l'avenir dans notre pays si la jeunesse d'aujourd'hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est devenue insupportable, sans retenue, tout simplement terrible ». Au musée du Louvre, sur une poterie babylonienne datant de 3000 ans avant J.-C., on peut lire : « Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d'autrefois... » Ce bref détour par ces auteurs très anciens atteste que le phénomène de changement d’une génération à l’autre a toujours existé et qu’il est peut-être nécessaire d’accepter ou en tout cas de prendre en compte ou relativiser ces mouvements, ces transformations au niveau éducatif, qui donnent l’impression que d’une génération à l’autre les choses se compliquent. Les enfants d' aujourd' hui ne sont plus ceux d' hier, on ne peut plus s' en cacher. Les enseignants sont les premiers à constater ces transformations sociales. Ils ne sont pas les seuls, les psys constatent aussi l' apparition de nouveaux "symptômes". Ainsi les motifs de consultation évoluent-ils : décrochage scolaire, hyperkinétisme, augmentation de l' obésité infantile, des passages à l' acte, de la haine chez les adolescents, des addictions à la drogue mais aussi aux jeux vidéo, à l' internet, difficulté des parents à se sentir légitimés à dire non à leurs enfants. Quelque chose de fondamental s’est modifié quant à la place des enfants dans notre société, et la relation que les adultes entretiennent avec eux. On pourrait dire pour aller vite que les adultes s' infantilisent, tandis que les enfants s' adultisent. Les adultes donnent une place très importante, voire démesurée aux enfants et se tiennent dans une position qui les amène à vouloir les combler, les hyper-protéger contre tous les dangers potentiels. Bien des enfants ont pour mission de prendre une revanche sur les échecs et frustrations des adultes. Bien des adultes s' identifient à ces chers petits, et sont fous d' eux. A.Raffy1 parle de « pédofolie ». L' idée d' enfant roi indique aussi bien la place à laquelle les adultes l' ont mis que celle où il se soutient. Une société malade des limites Or pour s' humaniser, entrer dans la vie en société, le petit enfant a besoin d' accepter de perdre la possibilité de satisfaction immédiate, il doit apprendre à attendre, à supporter les frustrations. Il a besoin de repères, de limites, d' interdits. Il doit pouvoir supporter de ne pas avoir tout tout de suite, supporter une certaine perte de jouissance. Autrefois ces opérations humanisantes étaient plus facilement accessibles parce que représentées dans l' imaginaire collectif à travers le discours religieux par exemple. Actuellement, plus rien ne vient soutenir cela dans l' imaginaire collectif, et les parents se retrouvent seuls face à cette tâche. On assiste à une confusion très grande qui tend à gommer toutes les différences. Les différences entre les sexes, entre les générations, entre l' élève et le maître s' estompent. Les places deviennent interchangeables, les rôles réversibles, le fantasme d' une symétrie se fait prégnant. Combien de parents, voire d' enseignants s' autorisent encore sereinement à remettre l' enfant à sa place lorsqu' il est sorti des limites pensables ? Les adultes sont en proie au doute, à l' indécision, à la culpabilité lorsqu' il s' agirait de soutenir cette inscription des limites, des places qui ne sont pas équivalentes ni interchangeables. D' autres phénomènes se développent, allant dans le même sens. Ainsi l' hypersexualisation des enfants par les adultes, soutenue par la télévision, les émissions de téléréalité, mais surtout toutes les émissions de variété, les clips de chanteurs, etc. Les phénomènes de mode et de clientélisation y participent aussi. On y voit des petites filles déguisées en Lolita qui font la fierté pas même cachée de leurs parents. L' enfant est clientélisé à outrance, il faut à tout prix acheter, et le sentiment de 1 RAFFY A., La pédofolie, De l’infantilisme des grandes personnes, De Boeck, 2004. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 4 http://www.strauss-raffy.com frustration de ne pas pouvoir le faire peut conduire à la délinquance. Ainsi Daniel Pennac1 voit-il de manière à peine caricaturale deux sortes d' enfants, ceux qui peuvent acheter et le font, et ceux qui ne le peuvent pas et rackettent. En parallèle à cela, évidemment, le savoir scolaire ne s' achète pas. Cette impuissance des adultes à assumer leur part dans le soutien de la fonction paternelle, à aider les enfants à repérer de la limite, de la différenciation, à savoir quelle est leur place, est renforcée par des phénomènes de société, certaines modifications législatives sur la famille, en particulier qui ont conduit à l' affaiblissement de l' autorité paternelle au bénéfice de l' épouse et des enfants. L' émergence des Droits de l' Enfant s' inscrit dans la continuité de ces modifications. La Convention Internationale des Droits de l' Enfant promulguée en 89 aux Nations Unies participe de la confusion généralisée. Il y est dit en préambule que « L'enfant doit grandir dans le milieu familial, dans un climat de bonheur, d'amour et de compréhension. » Mon propos n' est pas d' analyser cette convention, mais de questionner son impact par rapport à la question qui nous occupe, celle de la difficulté de notre société avec la question des limites. N' offre-t-elle pas aux enfants de quoi mettre l' adulte à mal dans ses positions éducatives ? Ne contribue-t-elle pas au gommage des différences générationnelles puisque tout le monde possède les mêmes droits (devoirs en moins pour les enfants), et à un travail de sape de l' autorité des adultes ? Ce n' est pas ainsi que l' enfant rencontrera de la limite à sa toute puissance imaginaire... Par ailleurs les avancées scientifiques font voler en éclats la notion d' impossible et les repères vacillent. On tend peu à peu à évacuer les limites considérées jusqu' ici comme inhérentes à la condition humaine : le sexe, le vieillissement, l' ordre des générations, la mort. Nous ne sommes pas loin d' un fantasme d' auto-engendrement. Cette transgression des lois biologiques pousse à une transgression des lois morales. Simone Sausse en donne une illustration intéressante : « Puisque c'est possible, il n'y a pas de raison de l'interdire, telle semble être la tendance qui gouverne les sociétés contemporaines. L'opposition du permis/défendu, qui a marqué le XX° siècle, cède peu à peu la place à celle du possible/impossible. (...) Bob Edwards, le "père" de Louise Brown, premier bébé né par fécondation in vitro en 1978, a fait à un congrès international la déclaration suivante : "Bientôt ce sera un péché pour les parents d'avoir un enfant qui porte le lourd poids d'une maladie génétique. Nous entrons dans un monde où nous devons penser à la qualité de nos enfants." Avec le progrès des techniques de diagnostic prénatal, dit ce chercheur de renom, les parents portent la responsabilité morale de mettre au monde un enfant handicapé... Ainsi, en vingt ans, entre 1978 et 1999, on voit s'opérer le glissement d'une conquête scientifique vers sa dangereuse dérive idéologique, où la possibilité technologique l'emporte sur la valeur morale. »2 La famille ne devrait-elle pas préparer l’enfant à l’école ? Une telle position ne manque pas d' avoir des effets. Ainsi dans ce contexte, éduquer ses enfants, les humaniser, devient quelque chose de bien compliqué. En effet, le processus éducatif suppose évidemment que le jeune enfant bénéficie de ce qui se déploie sur le versant de la fonction maternelle, cette instance nourricière et protectrice qui contient, équilibre, accueille, organise, filtre et pacifie les agressions du monde extérieur comme les angoisses intérieures de l' enfant. Instance intermédiaire entre le monde intérieur et la réalité extérieure, qui assure les soubassements de la confiance en soi lorsque la mère a pu être « suffisamment bonne ». Mais le processus éducatif suppose aussi que l' enfant rencontre la fonction paternelle, représentée par le père, le compagnon de la mère ou tout autre qui compte pour elle et fait tiers entre elle et ses enfants, et par la suite, tous ceux qui occupent une position de relais de cette fonction et que l' enfant va rencontrer, les enseignants en particulier. Il s' agit de ce tiers empêchant qu' une relation exclusive ne s' installe entre la mère et son enfant, « obstétricien qui coupe le cordon » dit Maria Teresa Araujo e Sa3, c' est-à-dire celui qui pousse l' enfant vers le monde extérieur, l' inconnu, le futur, le social. Il ouvre au détachement, à la séparation. Il invite à la « domestication des pulsions », il apprend à savoir différer une satisfaction immédiate pour découvrir d' autres modes de satisfaction à travers les objets de la culture en particulier. Ce tiers qui invite l' enfant à prendre place et rang dans sa famille et dans le 1 PENNAC D., "La question du contact", in Les entretiens Nathan, Elève et enfant, Nathan, 2001. SAUSSE S., Le miroir brisé ; Calmann-Lévy, 1996. 3 AUROJO SA M.T., Ces instances qui nous habitent, Colloque de l’AGSAS, 2003. 2 Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 5 http://www.strauss-raffy.com monde, à grandir, le confronte nécessairement à de la limite, il nomme les interdits structurants, impose la loi et le renoncement à la toute puissance. Il soumet son enfant à une violence symbolique, celle de la nécessaire séparation d' avec la mère pour pouvoir aller vers les autres, celle de l' intériorisation d' une loi humanisante. Sans cette violence symbolique, l' enfant ne pourra pas accéder à l' intériorité, il n' aura pas d' intérêt pour ce qui exige de la réflexion, ne sera pas prêt à respecter les règles. Dans ce contexte, la fonction maternelle est souvent assurée, voire surinvestie, tandis que quelque chose défaille du côté de la fonction paternelle. En effet, les parents sont de plus en plus en difficulté pour donner des limites à leurs enfants, en difficulté pour leur dire non, en difficulté pour apporter les castrations1 nécessaires à leur humanisation. Certains parents culpabilisent lorsqu' ils sont amenés à punir leur enfant, ils sont saisis de la honte d' être de mauvais parents. Tout autour d' eux fait d' ailleurs pression dans ce sens2. Comment ne pas être étonné de ces enfants aux comportements tyranniques ou oppositionnels, qui obligent « les parents à réaménager leur existence en fonction des désirs de l'enfant, inversant ainsi les rôles traditionnels de chacun à l'intérieur de la famille »3 ? On ne sait plus dire non, on n' ose plus poser de limites, la frilosité à poser des interdits dont l' enfant a pourtant besoin pour se structurer gagne du terrain. Les parents disent parfois clairement qu' ils ne peuvent rien refuser à leur enfant, sinon celui-ci ne les aimerait plus ou penserait que ses parents ne l' aiment pas. C’est le monde à l' envers où les positions s’inversent. N' oublions pas que la liberté générale est proche de la tyrannie. Jacques Lévine et Michel Develay4 parlent quant à eux de déparentalisation des enfants. Cela recouvre plusieurs choses. D' une part, ils se désolidarisent de ce qui pouvait constituer l' instance parentale et ses valeurs. D' autre part, ils s' instaurent parents d' eux-mêmes et se donnent un statut d' auto-procréateurs, revendiquant l' égalité avec le monde des adultes, dans une sorte d' auto-suffisance et l' idée qu' ils ne seraient redevables à l' égard de personne. Ils refusent de se sentir moins forts que les adultes et cultivent le sentiment de toute puissance. Les enfants sont dans une prestance à laquelle les adultes donnent consistance. Une médicalisation des difficultés… Je voudrais souligner encore un autre élément qui concerne les enseignants. Le développement d’un certain nombre de nouvelles « pathologies ». Elles nous viennent d’Amérique. On peut en prendre connaissance dans le DSM4, manuel de diagnostic psychiatrique. Il y a les troubles qu' on nomme « Troubles Hyperkinétiques Avec Déficit de l' Attention » (THADA) qui se manifestent par de l' hyperactivité, des troubles de l' attention et de l' impulsivité. Il y a aussi ceux qui sont classés sous la rubrique « Troubles des conduites » : « Ensemble de conduites, répétitives et persistantes, dans lequel sont bafoués les droits fondamentaux d’autrui ou les normes et règles sociales correspondant à l’âge du sujet, comme en témoigne la présence de trois critères suivants (ou pus) au cours des 12 derniers mois, et d’au moins un de ces critères au cours des 6 derniers mois ». S’en suivent des listes correspondant aux catégories suivantes : agression envers des personnes ou des animaux, destruction de biens matériels, fraude ou vol, violations graves de règles établies… La sévérité des troubles de la Personnalité antisociale sera spécifiée en fonction de l’âge et de l’intensité des problèmes. Un dernier 1 Françoise Dolto définit le terme de castration comme cette “opération de rupture” dont l’enfant va tirer profit comme “l’interdit radical opposé à la satisfaction recherchée et auparavant connue” Si dans le langage courant, la castration renvoie à la mutilation des glandes sexuelles, en psychanalyse, le terme “rend compte du processus qui s’accomplit chez un humain lorsqu’un autre être humain lui signifie que l’accomplissement de son désir, sous la forme qu’il voudrait lui donner, est interdit par la Loi. Cette signification passe par le langage, que celui-ci soit gestuel, mimique ou verbal.” 2 Imaginez ce qui se passe dans les grands magasins aux heures d' affluence lorsque le petit s' est mis en tête d' obtenir les bonbons mis en évidence à proximité des caisses. Le refus parental entraîne les pleurs, la colère, la crise du cher petit. Si le parent tient bon ou sévit, c' est la réprobation générale, et le parent honteux ne sera tranquille que lorsqu' il aura cédé et par là-même rapporté le calme dans les rangs de tous ces consommateurs prêts à dénoncer la maltraitance des adultes envers les pauvres petits. 3 COMBAZ C., Enfants sans foi ni loi, Editions du Rocher, 2002, p. 68. 4 LEVINE J., DEVELAY M., Pour une anthropologie des savoirs scolaires, de la désappartenance à la réappartenance, Paris, ESF, 2003. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 6 http://www.strauss-raffy.com trouble tout à fait remarquable est nommé « Trouble oppositionnel avec provocation ». Il s’agit là des comportemens « négativistes, hostiles ou provocateurs » dont les manifestations sont décrites. Il en faut 4 pendant au moins 6 mois pour être classé TOP. Ces catégories correspondent à ceux des élèves qu' on pourrait dire « difficiles ». La médecine en a fait une nouvelle maladie et a trouvé un médicament efficace, la ritaline ou ses dérivés. Sans vouloir nier les bienfaits de telles médications pour certains enfants et leurs parents au bord de la dépression, voire pour les enseignants qui peuvent à nouveau faire leur travail, il me paraît alarmant qu' on ne s' interroge pas sur la dimension du sens des troubles de l' enfant et qu' on préfère les faire taire efficacement pour avoir la paix. Or cette agitation des enfants a du sens, elle signe un malaise dans notre société. Beaucoup de psys l' entendent comme le signe d' un mal-être de l' enfant, voire d' une dépression qui serait l' effet « d'une série cumulative d'échecs : incapacité à répondre aux attentes des adultes (scolaires, aptitude à supporter efforts et frustrations), mésestime de soi et découragement, colère, voire haine face à ce monde exigeant de lui ce qu'on n'a pas été en mesure de lui transmettre. »1 Ainsi, avec la caution scientifique, on a fabriqué une pathologie à bon compte, qui alimente nourrit l' industrie pharmaceutique. Je signale au passage que le THADA est devenu un handicap aux USA depuis 1990, et qu’actuellement, certains établissements spécialisés se transforment en ITEP2 qui accueillent des enfants présentant des troubles des conduites… et leur admission est soumise à l’aval de la Maison Départementale des Personnes Handicapées… 2. Que peut l'école ? Face à ces phénomènes qui feraient facilement glisser vers la tentation du découragement, les enseignants ont des réactions diverses. Mais généralement, on peut dire qu’ils sont habités par le désarroi, parfois la colère ou le désespoir ; ils ont aussi l’impression de se sentir lâchés par leurs responsables, l’impression qu’on ne les écoute pas, qu’on veut minimiser les problèmes et surtout ne pas faire de vague. Pourtant, il me semble que l’école reste encore un des seuls lieux qui puisse soutenir quelque chose d’essentiel pour l’entrée des enfants dans la culture et la vie en société. L'enseignant jamais seul Une première chose me paraît essentielle lorsqu' un enseignant est confronté à des élèves difficiles : ne jamais rester seul. Souvent, les enseignants se sentent coupables de l’indiscipline de leurs élèves, ils ont l’impression qu’elle est la conséquence d’une faute personnelle, le signe d’un manque de professionnalité, ils y voient la négation de leur autorité. Ils se sentent menacés dans leur identité professionnelle. Et du coup, ils ont du mal à oser dire ce qui leur arrive, de peur qu’on les juge. Et dieu sait si dans notre système le jugement va bon train. Dommage pourtant, car seul, l’enseignant se trouve bien limité et désemparé. Partager ses difficultés avec ses collègues lui permettrait probablement de trouver un appui auprès d’eux et peut-être d’envisager des solutions. Un autre recours possible pour l' enseignant est l' équipe de RASED dont il dépend. Tout enseignant peut demander que le psychologue scolaire rencontre un de ses élèves. Il a aussi la possibilité de faire appel aux équipes de psychiatrie infanto-juvénile ou à d’autres structures de soin comme le CMPP par exemple. Jusqu’à l’an passé on aurait ajouté qu’il peut aussi recourir à la CCPE lorsqu' il rencontre des problèmes avec un élève. Mais ce dispositif n’existe plus et il y a là assurément un vide dommageable, car les prises de décisions en conseil d’école n’ont pas la même fonction d’extériorité et ne bénéficient pas de regards pluridisciplinaires (l’avis d’un psychiatre, de parents, d’enseignants d’établissements spécialisés, etc.). L' école a aussi ses limites et peut se trouver dépassée par certaines situations d' enfants dont le comportement, le rejet, l' agressivité constituent un véritable danger pour eux-mêmes, pour leurs camarades et un empêchement pour le maître à faire sont travail. Les phénomènes dépassent l’école et supposeraient des aides extérieures, du côté des services sociaux ou psychiatriques, de médiateurs, 1 2 RAFFY A., La pédofolie, essai sur l'infantilisme des grandes personnes, De Boeck, (à paraître). Instituts Educatifs, Thérapeutiques et Pédagogiques. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 7 http://www.strauss-raffy.com d’autres instances. Je pense en particulier à certains cas tout à fait pathologiques ou à des situations qui se sont sévèrement cristallisées, mêlant à la fois les dimensions scolaires, éducatives et sociales. Il y a là à inventer sans doute et à solliciter les responsables de l’école. Mais rien ne peut s’inventer si l’enseignant ne parle pas de ce qui se passe. La mission éducative et socialisante de l'école Les enseignants disent souvent que si les parents n' ont pas fait leur travail éducatif, ils se sentent démunis et impuissants. Ils estiment qu’ils ne peuvent pas et n' ont pas à les remplacer. Certes. En 1975, Lévi-Strauss disait déjà ceci : « Que, dans ce monde de facilité et de gaspillage, l'école reste le seul lieu où il faille prendre de la peine, subir une discipline, essuyer des vexations, progresser pas à pas, vivre, comme on dit, "à la dure", les enfants ne l'admettent pas parce qu'ils ne peuvent plus le comprendre. D'où la démoralisation qui les gagne, à souffrir toutes sortes de contraintes auxquelles la société et le milieu familial ne les ont pas préparés, et les conséquences parfois tragiques de ce dépaysement. »1 Les enseignants n' ont pas la tâche facile ; ils restent cependant en même temps les seuls acteurs d’une institution qui peut encore faire bouger les choses. Mais au-delà de ces constats pessimistes, il y a bien à prendre la réalité actuelle en compte, et l' école ne peut se cantonner à sa mission d' instruction, qui nécessite un certain nombre de conditions pour être opérante. Je ne dirai pas que ces conditions sont préalables, mais qu' elles s' articulent étroitement à la mission d' instruction de l' école. Ainsi certains des élèves dits difficiles sont en souffrance du côté de ces fonctions maternelle ou paternelle que j' évoquais. Paternelle surtout, mais parfois aussi maternelle. Les enseignants peuvent être amenés à étayer l' instance maternelle lorsque par exemple des angoisses n' ont pas pu être contenues, apaisées dans la famille, ou lorsque des liens ont été rompus. Sans être ni en place de thérapeute, ni à la place des parents, un enseignant peut écouter un enfant, l' aider à élaborer, à mettre des mots sur ce qui est difficile, à créer des liens, ou lui permettre de rencontrer un autre professionnel qui pourra poursuivre ce qui se sera engagé avec lui dans un climat de confiance. L' enseignant peut aider l' enfant à retisser des liens, à trouver ou retrouver confiance en lui, à constituer l' estime de soi nécessaire pour apprendre. Pour cela, il lui faut se rappeler que rien n’est jamais définitivement clos et que la confiance, le regard, la considération que l’adulte porte à l’enfant sont essentiels dans cet accompagnement, de même que l’appui sur sa partie saine, sur ses intérêts. L’expérience de la pouponnière de Loczy2 à Budapest pourrait nous accompagner dans notre manière de penser la posture de l’enseignant surtout avec des petits en maternelle. Elle n’est évidemment pas transposable telle quelle, mais on pourrait en tirer l’idée qu’il serait utile que chaque enfant puisse bénéficier d’un court échange personnalisé avec l’enseignant au moins une fois par jour. A Loczy, les nurses s’occupent des soins de chacun avec une attention et une présence incomparable. Pendant ce temps, les autres enfants jouent ou attendent très paisiblement, parce qu’ils savent que leur tour viendra. Et pourtant, ce sont au départ des enfants gravement carencés puisque orphelins ou abandonnés. Un autre élément du côté de cet étayage de la fonction maternelle, serait celui d’une attention à la transitionnalité entre les différents passages que l’enfant va connaître dans sa vie d’écolier. Jacques Lévine insiste sur la brutalité des passages, des ruptures que l' enfant doit vivre pour grandir, et le manque de transitionnalité qui les accompagne. Il manque un accompagnement qui prenne en compte et soutienne ce travail psychique que l' enfant doit accomplir notamment dans son métier d' élève : lors du passage des petits de la famille au groupe, lors du passage à l' écrit et lors de différents autres passages. Eirick Prairait suggère quant à lui de ritualiser les espaces éducatifs, ce qui pourrait aussi aller dans le sens de soutenir la transitionnalité tout en rappelant à chacun quelle est sa place. Il suggère d’inventer des rituels de tous genres : rituels d’appel, d’entrée en classe, de remise des travaux, d’accueil, de politesse… 1 2 LEVI-STRAUSS C., Le regard éloigné, "Propos retardataires sur l' enfant créateur", Paris, Plon, 1983, p. 369. On peut trouver des informations sur Internet en cherchant Loczy sur Google. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 8 http://www.strauss-raffy.com Mais l' école devrait surtout œuvrer du côté de la fonction paternelle pour mettre en place des dispositifs qui soutiennent cette dimension, des dispositifs qui instaurent chez l' enfant un rapport à la loi, qui l' inscrivent dans la loi, qui l' aident à sortir du chaos ; bref, des lieux où la parole soit mobilisée, où fonctionne l' interdit et la limite. Il s' agit de réinventer des lieux où les enfants puissent venir risquer leur toute puissance et trouver quelques repères. Travailler du côté de l' invention de machines symboliques, en particulier les institutions de la Pédagogie Institutionnelle. Des lieux d' échanges, de partage, où la dimension symbolique soit relancée1, des temps de parole institutionnalisés. La Pédagogie Institutionnelle nous en donne des exemples2. Elle vise à « remplacer l'action permanente et l'intervention du Maître par un système d'activités, de médiations diverses, d'institutions qui assurent d'une façon continue l'obligation et la réciprocité des échanges, dans et hors du groupe »3. Il s’agit d’inventer des lieux où se produisent des règles, avec « d’un côté des interdits et obligations, et de l’autre des permissions, des licences, des droits »4 Eirick Prairat5 a écrit des choses fort intéressantes sur la question de la sanction. C’est un sujet un peu tabou à l’école. Pour lui, l’usage de la sanction peut devenir un moment pertinent dans le processus éducatif, à condition de poursuivre trois visées : - Réhabiliter l’instance de la loi, sa centralité. Montrer qu’on ne peut vivre avec les autres que si on vit ensemble devant la loi. - Responsabiliser un sujet. « La sanction vise à responsabiliser un sujet en lui imputant les conséquences de ses actes », écrit-il. - Réorienter un comportement qui dérive. La sanction marque un coup d’arrêt, elle signifie que certaines choses ne sont pas possibles, elle fait limite. Il s’agira donc d’inventer des sanctions qui ne soient pas une copie conforme de la transgression de l’enfant, qui ne soient pas humiliantes mais qui prennent en compte ces trois visées. Et Prairat reprend aussi l’idée d’un québécois, Charles Coté qui utilise l’écriture lorsqu’un élève commet un manquement ou une faute. Il lui demande de s’isoler et de noter sur une petite fiche ce qu’il a fait, ce que l’autre a pu ressentir, ce qu’il est prêt à faire pour s’amender. Ou bien, si un élève veut taper sur un autre, il doit prévenir par écrit 24 heures avant ! Quelle place pour les parents ? Il paraît évident que l' enseignant a besoin de travailler avec les parents, qu' il y a nécessité d' instaurer un dialogue permettant d' assurer cette transitionnalité souvent en défaut dans la scolarité des enfants. Les parents sont en effet les premiers éducateurs, il est important de les reconnaître à cette place, même si l' enseignant est amené à considérer qu' ils ne la tiennent pas. Compte tenu de l' évolution de la place de l' enfant dans notre société, il est évident que toute difficulté de l' enfant à l' école, toute critique, tout repérage d' un quelconque dysfonctionnement sont vécus comme des atteintes personnelles, comme une blessure narcissique. A cet égard, les enseignants ne mesurent pas toujours l' impact de leurs paroles ou des remarques sur les bulletins ou cahiers. Dans les relations avec les parents de ces élèves dits difficiles, il me semble important que l' enseignant ne se positionne pas en tant que juge, qu' il se rappelle combien le métier de parent est difficile, que personne ne nous l' apprend, et qu' il vaudrait mieux être modeste face aux parents. Combien de parents se plaignent de l’humiliation et de la souffrance que représente pour eux le fait de devoir affronter les enseignants lorsque leur enfant est pointé du doigt… Il importe que l’enseignant ait une position bienveillante d' accueil, d' écoute et use de beaucoup de doigté pour parler de l' enfant. 1 Voir l' exemple de cet enfant qui se montre insupportable et à qui l' enseignant peut dire : "Ce que tu montres là n'est pas toi mais l'emprise sur toi de quelques images dont tu as à te défaire car tu es ailleurs, au-delà de cette gesticulation et de ce cinéma." Permettre que le sujet apparaisse, au-delà du moi coincé dans ses images. 2 Cf. Erik p. 85 dans Imbert, Enfants en souffrance, élèves en échec. 3 OURY (F.) et VASQUEZ (A.), De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, FM Fondations, p. 681. 4 PRAIRAT Eirick, (2002), Le désordre scolaire, texte disponible sur internet. 5 PRAIRAT Eirick, (2003), La sanction en éducation, PUF, Que sais-je ?. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 9 http://www.strauss-raffy.com Les parents veulent généralement bien faire, ils font ce qu' ils peuvent, pas toujours ce qu' ils veulent. Convoqués ou invités à l' école, ils sont toujours fragilisés puisqu' il s' agit de leurs enfants, ils sont atteints dans leurs rêves, dans ce qu' ils ont voulu transmettre, dans leur fonction de parents. Les difficultés de leur enfant ne sont pas à banaliser, et il y faut beaucoup de doigté pour en parler. On sait aussi que souvent les parents des élèves difficiles ont eu eux-mêmes une scolarité perturbée et ont des comptes à régler avec l' école. Aucun dialogue ne sera possible si l' enseignant ne fait pas un pas vers ce parent blessé par l' échec de son enfant qui peut aussi le renvoyer au sien propre. La patience serait encore une autre vertu nécessaire aux enseignants dans leur relation avec les parents. Il faut du temps aux parents pour accepter, comprendre, analyser les difficultés de leur enfant. Il faut beaucoup de temps pour que quelque chose puisse changer, il faut du temps aussi pour accepter par exemple d' aller consulter un spécialiste lorsque c' est nécessaire. Des relations pacifiées avec les parents sont assurément un atout pour le travail de l' enseignant avec leur enfant. Ce n' est qu' ainsi que l' enfant peut se sentir autorisé à s' inscrire dans la scolarité proposée. Ceci dit, l' absence de relations avec les parents n' empêche pas forcément un enfant de trouver sa place à l’école. Ce qui compte, c' est qu' il sente que ses parents sont respectés, reconnus dans leur rôle par les enseignants. Et parfois aussi, l’école peut être un havre de paix qu’il convient de protéger de trop d’intrusions familiales… Tout est question de nuances. L’enseignant et sa classe Une des premières tâches de l’enseignant est de constituer un groupe à partir du rassemblement aléatoire des élèves de la classe. Il s’agit « d’inventer une parole adaptée à tous » comme le dit Carole Diamant1, que tous puissent comprendre. Rechercher ce qu’il y a de commun entre les enfants, prendre appui sur ce qui peut les lier, plus que s’attarder sur les différences, se fabriquer des repères communs pour élaborer un véritable tissu social. Bref, « fabriquer » sa classe, œuvrer à ce que ce groupe d’individus placés là de manière généralement aléatoire, devienne une communauté de travail. Œuvrer à ce qui peut relier les enfants, à ce qui peut les faire tenir ensemble, travailler au « sun », l’ensemble et maintenant dont parle Imbert. L’accueil de chacun, la place qui lui est faite sont des éléments essentiels. Que l’enseignant ait un regard. Carole Diamant raconte sa scolarité assombrie par de mauvais résultats en mathématiques et comment le regard « mieux-veillant » d’un professeur attentif l’a soudain rendue à son énergie de travail. La volonté de traduire constamment le message à transmettre sous toutes les formes possibles, pour se faire comprendre de tous est aussi une des conditions de la possibilité de l’échange entre l’enseignant et ses élèves. Et puis l’acceptation que les enfants ne travaillent pratiquement jamais pour eux-mêmes. Ils le font souvent pour faire plaisir à leurs parents. Si ce n’est pas le cas, c’est aux enseignants de remplir ce vide, de se faire destinataires du désir d’apprendre des élèves, de le soutenir. L'enseignant et les savoirs Les savoirs présentés à l' école peuvent aussi le lieu d' un travail de reconstruction du lien entre l' élève et les apprentissages, l' élève et les autres, l' élève et la vie en société. J' ouvrirai trois pistes de réflexion dans ce sens. Chercher l' enfance dans l' élève. Pennac lors d' un exposé aux Entretiens Nathan postulait qu' il y a « une cachette où se réfugie l'enfance chez l'enfant, l'adolescence chez l'adolescent, la permanence de l'enfance et de l'adolescence [...] Cette cachette de l'enfance se trouve quelque part sous les couches successives des déterminismes familiaux, culturels, sociaux, économiques et consommatoires. L'effort que doit faire le professeur – lui-même acteur de cette société continuellement changeante et consommante -, c'est de peler cet oignon pour aller au contact de l'enfance. Pas pour faire du sentiment, entendons-nous bien (le sentiment reste l'affaire de la famille, quelle qu'elle soit, c'est une cause entendue), mais parce que 1 Diamant C., Ecole, terrain miné, Liana Levi, 2005, p. 23. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 10 http://www.strauss-raffy.com la soif et l'énergie d'apprendre se trouvent cachées là, dans l'enfance, en dessous de tout le reste ! » Il dit aussi que les années 80 ont vu apparaître « l' enfant client » qui a revendiqué ses droits propres, mais que les années 2000 sont en passe de perdre le contact avec l'enfance chez cet enfant. Mais aussi avec la maturité chez l'adulte !"1 Au fond, nous dit Pennac, il y a fondamentalement chez tout enfant un désir de savoir, une curiosité qu' il s' agit de retrouver au-delà de tout ce derrière quoi il se barricade. A l’enseignant d’être véritablement « présent » et de prêter attention à l' enfant pour retrouver le contact avec ce noyau essentiel. Plus facile à dire qu' à faire, certes ! Faire signe de son propre passage et de son propre plaisir à "sublimer" Un autre auteur, Jacques Birouste, professeur de psychologie clinique et pathologique, s' interroge sur la difficulté d' être à l' école : « D'où vient qu'il soit devenu si difficile d'être là, tant pour les élèves que pour les enseignants ? Et pourquoi le havre de paix que devrait constituer l'école ou bien dérive vers l'idéologie du spectacle, ou bien devient terrain de rivalités violentes et de raptus haineux ou morne plaine ravagée par l'ennui ? »2 Birouste assigne aux enseignants le rôle de « passeurs vers la sublimation ». Il rappelle que « si l'éducation passe par l'apprentissage scolaire de l'attente, pour accepter d'attendre et de viser plus loin et plus haut – autrement dit pour croire au gain de la sublimation -, l'enfant doit recevoir la preuve des bienfaits de la privation. » Pour accepter de renoncer à la haine, accepter d' être patient en échange de la satisfaction à sublimer et à entrer dans les joies de la culture, il faut que les élèves rencontrent des enseignants qui « signifient, à travers leur manière d'être présents, comment ils ont eux-mêmes franchi le cap et continuent à en être satisfaits une fois devenus des adultes cultivés. Que l'enseignant fasse signe par la qualité de sa présence. » Il convient que l' enseignant donne des preuves en quelque sorte, de son propre plaisir à ces activités intellectuelles dans lesquelles il veut entraîner ses élèves. Des médiations culturelles pour ceux qui ont peur d' apprendre Serge Boimare a une double formation d' enseignant (il a enseigné à l' école élémentaire) et de psychologue. Il rend compte de ses réflexions à partir de son expérience d' enseignant et de psychopédagogue en CMPP, dans un livre - L'enfant et la peur d'apprendre3 - où il est question de sa rencontre avec des enfants et adolescents particulièrement brouillés avec les apprentissages, voire en rupture scolaire, bref des élèves difficiles. Tout a commencé avec les contes de Grimm... Devenu instituteur spécialisé, Serge Boimare s' est retrouvé confronté à des enfants violemment rebelles au système scolaire, et en refus de tout apprentissage. Dans son désarroi, il a eu l' idée de lire des contes de Grimm dans un livre trouvé dans la classe. Peu à peu, les enfants se sont rassemblés autour de lui pour l' écouter. Il a lu et relu ces histoires parfois cruelles, de dévoration, d' abandon, de mort, que les enfants avaient rebaptisées « contes de crimes ». Etonné par les effets pacifiants de ces lectures, par la diminution de la violence et de l' impatience, et par l' amorce nouvelle d' un travail intellectuel à partir des histoires, l' auteur s' est interrogé sur ce qui s' était joué. Il livre un questionnement qui se déploie autour de plusieurs situations cliniques. Il y est question d' enfants intelligents, qui n' utilisent pas les moyens intellectuels dont ils disposent et sont submergés par des pulsions de destruction, parasités par leur angoisse ; ils sont dans le refus, manifestent d' importants blocages, sont empêchés de penser. Dans la suite de sa première expérience avec les contes de Grimm, Serge Boimare va les mettre au contact des médiations culturelles que sont les mythes, contes, légendes, récits bibliques et romans comme ceux de Jules Verne ; il les invite à voyager avec les héros de ces récits, et à se représenter les épreuves qu' ils ont à traverser. Les enfants entrent avec un vif intérêt dans les histoires, accompagnant les personnages à la recherche de solutions dans leurs épreuves. Et leur activité de pensée se réamorce. Pourquoi ces récits fondateurs ont-ils un tel impact sur les enfants ? Ils sont porteurs d' images parlant précisément des sentiments qui les habitent, ils évoquent et figurent les conflits souvent 1 PENNAC D., "La question du contact", in Les entretiens Nathan, Elève et enfant, Nathan, 2001. BIROUSTE J., "L' ennui plutôt que la haine", in L'ennui à l'école, Débats du CNP, Paris, Albin Michel, 2003. 3 BOIMARE (S.), L'enfant et la peur d'apprendre, Paris, Dunod, 1999. 2 Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 11 http://www.strauss-raffy.com violents qui les préoccupent. Quelle que soit la cruauté et la violence des thèmes évoqués dans ces histoires, « il faut savoir qu'elles ne font que proposer une forme, donner une cohérence à des émotions qui de toute façon seront présentes, qui vont enfin pouvoir être côtoyées sans que cela débouche sur l'explosion »1. Les temps d' apprentissage représentent en effet pour ces jeunes des épreuves particulièrement aiguës : ils nécessitent de pouvoir supporter le doute, la frustration, ces moments de flottement qui accompagnent toute recherche, tout travail intellectuel. L' auteur montre que les enfants se trouvent envahis par des craintes archaïques et coupent le fil de leur pensée pour se protéger. C' est là que contes et mythes peuvent entrer en concurrence avec les thèmes angoissants qui font disjoncter leur pensée. Les angoisses primaires y trouvent une forme, des images, des représentations, elles sont nommées et peuvent être affrontées psychiquement. Le fonctionnement intellectuel peut se remettre en route. Ainsi l’utilisation de la culture permet-elle « de se rapprocher de ce qui inquiète tout en donnant le fil pour s’en éloigner » nous dit Serge Boimare. Elle devient un formidable médiateur face aux contraintes des apprentissages, en particulier avec ces élèves dits « difficiles ». Et la cour de récréation ? Un dernier point qui constitue une ouverture à une réflexion future, propos d’une autre rencontre possible : la question de la cour de récréation… Eirick Prairat suggère de réfléchir sur ces lieux de violence, ces zones de non droit que sont pour lui certaines cours de récréation. C’est alors le type de présence de l’adulte qui est questionné. Quelle présence de l’adulte permettrait de maintenir cet espace temps comme un moment nécessaire de liberté, de jeu, d’agressivité qui aident à grandir ? Nous laisserons la question ouverte pour aujourd’hui. Elle mérite à elle seule une vraie réflexion que le temps imparti ne nous permet pas d’engager. 1 Ibid., p. 124. Elèves difficiles, enseignants en difficulté, C. Strauss-Raffy 12 http://www.strauss-raffy.com BIBLIOGRAPHIE BIROUSTE J., "L' ennui plutôt que la haine", in L'ennui à l'école, Débats du CNP, Paris, Albin Michel, 2003. BOIMARE S., L'enfant et la peur d'apprendre, Paris, Dunod, 1999. CIFALI M., Le lien éducatif, contre-jour psychanalytique, PUF, 1994. COMBAZ C., Enfants sans foi ni loi, Editions du Rocher, 2002. CRDP de Bourgogne, coordination A. Picquenot, Il fait moins noir quand quelqu'un parle, Education et psychanalyse aujourd'hui, Scéren, 2002. DEVELAY M., Donner du sens à l’école, ESF, 1996. DIAMANT C., Ecole, terrain miné, Liana Levi, opinion, 2005. 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