La réforme du droit des contrats en droit français
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La réforme du droit des contrats en droit français
Congrès de l’IDEF, 22 avril 2016 La réforme du droit des contrats en droit français Denis PHILIPPE Avocat aux Barreaux de Bruxelles et de Luxembourg Professeur Extraordinaire à l’Université catholique de Louvain Chargé de cours invité à l’Université de Paris X Le Code Napoléon est un chef-d’œuvre mais, en deux siècles, la société a bien changé et le droit aussi. L’on pense au droit de la consommation qui a pris une ampleur substantielle et, à la réflexion, certaines notions juridiques doivent être mieux organisées dans le Code Napoléon lui-même. Par ailleurs, la jurisprudence a connu d’importantes évolutions que le nouveau Code civil se veut de refléter. Il est heureux que la France ait mis en chantier une réforme du Code et plus spécifiquement du droit des contrats. Nous évoquerons l’ensemble des dispositions nouvelles mais nous nous attarderons plus spécifiquement sur la cause, la violence économique, les clauses abusives, l’imprévision, l’exécution en nature et les remèdes et plus spécifiquement la résolution unilatérale. 1.La genèse de la réforme Plusieurs professeurs d’université sous la houlette du professeur Catala ont soumis au Ministre de la justice un projet de réforme du droit des obligations et de la prescription en septembre 2005. Un autre projet, préparé sous la présidence du professeur François Terré, s’inspirait davantage de différents modèles européens et internationaux1. Le gouvernement publia le 27 novembre 2013 une loi relative à la modernisation et la simplification du droit des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’article 3 était intitulé « simplification du droit des contrats, du régime et de la preuve des obligations ». 1 B. FAUVARQUE-COSSON, “Towards an important reform of the French Civil Code”, Montesquieu Law Review, Issue 3, octobre 2015. 1 L’objectif de cet article était de permettre au gouvernement de réformer le droit des contrats par voie d’ordonnance. Le Sénat français refusa dans un premier temps le 23 janvier 2014 de procéder à la révision du contrat par voie d’ordonnance. Finalement, l’Assemblée nationale autorisa la réforme du droit des contrats par voie d’ordonnance. L’habilitation a été donnée par l’article 8 de la loi n° 2015-177 du 16 février 2015, relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires d’intérieur2. Une consultation sur le texte du projet a été lancée le 25 février 2015 et les autorités administratives, les académiques, les juges et les praticiens ont été consultés. Le texte a ensuite été soumis au Conseil d’État. Les objectifs de la réforme du droit des contrats sont simplification, rationalisation et volonté d’offrir un modèle législatif auquel les opérateurs économiques et les citoyens, notamment à l’international, peuvent se référer. Désormais, le titre 3 du Code civil s’appellera : « Des sources des obligations ». Le sous-titre 1 sera consacré aux contrats ; le sous-titre 2 à la responsabilité extracontractuelle. Ce sous-titre relatif à la responsabilité n’est quant à lui, pas encore inclus dans le Code civil. Le sous-titre 3 de ce chapitre port sur les autres sources des obligations (gestion d’affaires, paiement d’indu et enrichissement injustifié.). Le titre 4 porte sur le régime général des obligations. Nous étudierons successivement la formation et le contenu du contrat (2), nous nous attacherons ensuite aux clauses abusives (3), l’imprévision (4) pour terminer sur la non exécution ( 5). 2. La formation et le contenu du contrat. a) La formation Le chapitre I du sous-titre 1 du projet consacré aux contrats introduit des dispositions préliminaires, à savoir la définition du contrat (art.1101) l’affirmation du principe de liberté contractuelle et ses limites, à savoir les règles d’ordre public ou les droits et libertés fondamentales (art. 1102). L’article 1103 consacre le principe général de bonne foi, tant dans la formation que l’exécution du contrat. Le chapitre II porte sur la formation du contrat (art. 1111 e.s.). Sa section 1 aborde la conclusion du contrat. La sous-section 1 traite des négociations. Elle comble des lacunes importantes et contient des dispositions jusqu’ores inexistantes, relatives à la période précontractuelle. Ces nouvelles 2 C. ASFAR-CAZENAVE, La réforme du droit français des contrats, Revue Thémis, 2015, volume 49-3 2 dispositions sont plus que bienvenues. En effet, la formation du contrat était une opération assez simple en 1804. Elle est beaucoup plus complexe maintenant, ce qui justifie un laps de temps entre les premiers contacts et le moment de la formation définitive du contrat et cette période doit être juridiquement organisée. L’article 1111 prévoit la liberté de négocier tout en précisant que la négociation doit respecter la bonne foi. L’article 1112 porte sur la confidentialité précisant que toute utilisation d’informations confidentielles, sans l’autorisation du partenaire à la négociation, donne lieu à une responsabilité quasi délictuelle. Ces articles consacrent des normes développées par la jurisprudence. La sous-section 2 du chapitre II contient des règles relatives à l’offre et à la consultation et à l’échange de consentement. Ces règles contiennent une importante dérogation par rapport aux règles actuelles. En effet, lorsqu’un promettant révoque la promesse, qui a été acceptée par l’autre, sans que cela ne soit acté, la jurisprudence estimait que seuls des dommages et intérêts devaient être payés. L’article 1124, § 2, du projet prend le pas opposé parce qu’il prévoit que la révocation de la promesse, pendant la période où le bénéficiaire peut exercer l’option, n’empêche pas la formation du contrat. Le nouveau Code fait ainsi, à juste titre, primer un principe important du Code civil français qui est l’exécution en nature, qui est le principal remède existant en droit français. 3 La section 2 de ce chapitre traite de la validité du contrat. L’article 1127 du projet prévoit que la validité du contrat contient trois éléments constitutifs : 1. consentement valable ; 2. la capacité ; 3. un contenu qui est légal et certain. Le concept de cause, auquel beaucoup de juristes étaient profondément attachés, disparait. 4 L’on connaît la définition de la cause dans son acception classique : « dans les contrats synallagmatiques, la cause d’une obligation d’une partie n’est autre que l’objet de l’obligation de de son cocontractant »5 P. Louis Lucas définissait dans sa thèse, la cause comme « la nécessité compensatoire incluse dans une prestation ou dans un fait qui réalisant un enrichissement suffisant, est la source objective et le fondement quantitatif de l’obligation dont son bénéficiaire est tenu envers celui qui s’en est appauvri » 6 7. En supprimant le concept de cause, le projet s’aligne ainsi sur les instruments européens. Le gouvernement a souligné que les fonctions principales de la cause seraient maintenues à travers 3 B. FAGES, La promesse unilatérale et le pacte de préférence dans le projet d’ordonnance de réforme du droit des obligations, Droit et Patrimoine, Dossier, La réforme du droit des contrats : le débat, 2014, p.42 ; D. MAINGUY, Promesse unilatérale et pacte de préférence : des définitions inopérantes, op.cit., p.44. 4 Voy. sur la cause ,Droit et patrimoine, précité, p. 38 e.s 5 P.WERY, Droit des Obligations, Larcier, 2011, p.283. 6 P. LOUIS LUCAS Volonté et cause, étude sur le rôle respectif des éléments générateurs du lien obligatoire en droit privé, th. Dijon 1913, p. 155. 7 J. GHESTIN, La Cause de l'engagement et la validité du contrat, LGDJ, Paris, 2006 3 le concept d’illégalité et à travers des dispositions destinées à maintenir l’équilibre contractuel. 8 Le Professeur Denis Mazeaud insiste, dans son commentaire sur le projet, sur la fonction de la cause qui consiste à garantir la rationalité des engagements respectifs des contractants visant à protéger l’intérêt privé de chaque contractant contre les seuls déséquilibres structurels. Il faut dire que la cause a connu en France un champ d’application beaucoup plus large qu’en Belgique.9 Le projet opte pour le remplacement de la notion de cause, ainsi appréhendée par le professeur Mazeaud, par une protection généralisée contre les clauses abusives et l’abus de faiblesse.10 Dans la section relative au consentement, l’on souligne l’obligation d’information (article 1129 du projet). Cette obligation suppose que - l’un des contractants détient l’information ; - elle est déterminante pour le consentement du cocontractant ; - Le cocontractant ignore légitimement cette information. Le non-respect de celle-ci donne lieu à la responsabilité quasi délictuelle de son débiteur. Si le consentement est défectueux, le contrat peut être annulé. C’était la notion de bonne foi qui permettait de construire cette obligation sous le régime actuel basée sur les articles 1134, alinéa trois et 1135 du Code civil.11 Le paragraphe 3 aborde les vices de consentement. Attachons-nous à l’article 1142 qui introduit une nouvelle règle dans le Code civil, à savoir la violence économique. Celle-ci est présente lorsqu’une autre partie exploite l’état de nécessité ou de dépendance de l’autre partie pour obtenir de sa part un engagement que celle-ci n’aurait pas souscrit si elle n’avait pas été en situation de faiblesse. Le droit belge ne reconnaît pas la violence économique ; il connaît la lésion qualifiée qui suppose, outre l’abus de la faiblesse du cocontractant, le déséquilibre économique.12 Cette condition de déséquilibre n’est pas requise dans le projet français relatif à la violence économique13. Nous croyons que cette condition est opportune car elle objective un peu plus le concept. Il convient de remarquer que, en droit comparé, la plupart des dispositions prévoient la nécessité d’une disproportion flagrante. L’on pense au paragraphe 138 du B.G.B. allemand, à l’article 1406 du Code civil québécois, au cadre commun de référence européen 14 8 B .FAUVARQUE COSSON, loc.cit. Voy. Cass. 1re civ., 30 oct. 2008, Defrénois,2009, art. 38916, obs. R. Libchaber, JCP, 2009, II, 10000, obs. D. Houtcieff, RDC, 2009, p. 49, RTD civ. 2009, p. 118, obs.B. Fages. 10 Voy. pour l’approbation de cette disparition de la notion de cause, qui apparaît comme trop confuse, L. AYNES, article cité, p. 40. 11 Voy. en droit belge, P. WERY, op.cit., n°111 à 118. 12 P. WERY, op.cit. , N°264 e.s. 13 Voy. sur le débat relatif à cette question, J-P CHAZAL, Violence économique ou abus de faiblesse ?, Droit et Patrimoine, op. cit., p. 47. 14 Voy. draft common framework of reference Selliers, 2009, II. 7 :207, voy pour le rejet de la lésion, le chapitre introductif sous le numéro 44. Selliers 2009. Voy. aussi en droit français sur le rattachement de la contrainte économique à la violence et non à la lésion, Cass., 1e ch. civ., 30 mai 2000, n° 98-15.242, Dalloz, 2000, p. 879 et note J-P CHAZAL ; Voy. en droit anglais américain, la notion d’economic duress, McKENDRICK, Contract Law, 9ème édition, Palgrave Macmillan, 2011, p. 298-299 ; ANSON’’s law of contract, 2010, p.353. 9 4 Au demeurant l’article 1170 du projet français rejette expressément la notion de lésion. Le seul déséquilibre ne suffit pas à remettre en cause la validité du contrat. Ce qui veut dire que la notion de déséquilibre ne sera pas sur le plan conceptuel du moins prise en compte dans l’appréciation de la validité du contrat, sous réserve bien sûr de la notion de clause abusive. Le professeur Chazal déplore lui aussi : « En ôtant du texte le critère de déséquilibre, on a peut-être pleinement ramené le vice de violence économique dans l’esprit des vices de consentement mais on l’a aussi privé d’un point d’ancrage difficile à remplacer ».15 M. Rosher souligne pour sa part que, dans l’appréciation de la violence économique, c’est le déséquilibre économique contractuel qui importe mais sanctionner ce seul déséquilibre n’est-il pas de nature à entraîner une trop grande insécurité juridique ? L’auteur estime que l’on peut sanctionner l’exploitation abusive de la faiblesse d’autrui sans mettre à mal l’économie de marché et que le texte actuel ne fait que couler en termes législatifs la jurisprudence actuelle16. On pourrait en effet estimer que le déséquilibre est implicitement contenu dans le verbe « abuse », mais ce verbe est si équivoque qu’il vaut mieux être explicite. Ainsi, une personne qui serait contrainte de vendre un bien de famille très convoité parce qu’elle n’a plus les moyens d’entretenir, pourrait obtenir ultérieurement la nullité quand bien même elle en aurait obtenu un prix normal. 17. S’agissant de l’abus, il conviendra de caractériser les traces concrètes d’une pression et cette pression doit avoir vicié le consentement. La sous-section 2 est consacrée à la capacité et la représentation. Des nouvelles règles, reprises au paragraphe 2 de cette sous-section, aux articles 1152 et suivants, ont été établies sur la représentation nécessitée par la multiplication des intermédiaires. Le contrat de commission et les effets de la représentation à l’égard des tiers y sont traités. b) Le contenu du contrat. La sous-section 3 est consacrée au contenu du contrat et contient d’intéressantes innovations. L’article 1161 prévoit que le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par son contenu et ni par son but. Cette notion de but remplace en quelque sorte la notion de cause, en son aspect illicéité. 15 Op. cit., p. 52. Voy. P. ROSHER, French Contract Law Reform, Business Law, International Bar Association, Vol. 17, n° 1, p. 59 e.s., spéc. p. 64; Voy. aussi sur l’absence de la notion de disproportion flagrante, H. BARBIER, Le vice du consentement pour cause de violence économique, Droit et Patrimoine précité, p. 50. 17 Droit et Patrimoine, pp. 50 e.s. Plus généralement, retraçant la jurisprudence en ce sens et en faveur de ce critère d’abus , voy. Ph. STOFFEL MUNCK, L’abus dans le contrat, Essai d’une théorie, préf. R. Bout, LGDJ, 2000, n° 577. 16 5 L’on connaît les controverses en droit français sur la détermination du prix. Ces règles peuvent se justifier en matière de contrats de vente mais moins en matière de contrats de prestations de services et les contrats à prestations successives. L’article 1163 règle la détermination du prix par l’une des parties les contrats-cadres ou les contrats à prestations successives. C’est pourquoi l’article 1164 du projet prévoit que, pour ce type de contrats, le prix peut être fixé de manière unilatérale et qu’en cas de désaccord du débiteur, celui-ci peut demander aux cours et tribunaux de fixer le prix en tenant compte des usages du prix du marché et des légitimes attentes des parties. L’article 1166 introduit une nouvelle disposition relative à la qualité de l’exécution du contrat. Celle-ci doit être conforme aux attentes légitimes des parties, tenant compte de la nature, de la prestation, des usages et du prix qui a été convenu. L’article 1167 du projet prévoit l’annulation du contrat lorsque, d’emblée, il n’y a pas de contrepartie. Ce concept codifie l’une des fonctions principales de la cause. L’article 1168, toujours proche de la cause, dispose que toute disposition contractuelle, qui vient à priver de substance l’obligation essentielle du débiteur, est considérée comme non écrite. Ceci rejoint aussi le régime des clauses d’exonération de responsabilité en droit belge notamment qui sont privées d’effet lorsqu’elles viennent à vider l’objet de l’obligation de sa substance.18 c) Sanctions. S’agissant de la nullité, organisée dans un paragraphe premier celle-ci doit être prononcée par le juge mais l’article 1178 spécifie que les parties peuvent convenir de la nullité. La nullité partielle est autorisée par l’article 1185 du projet. La caducité est, il faut le saluer, envisagée par l’article 1186 tandis que l’article 1186, § 2, vise les contrats qui forment un ensemble. 3. Les clauses abusives. Le projet introduit les clauses abusives en droit civil. L’article 1169 dispose : « Une clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties au contrat peut être supprimée par le juge à la demande du contractant au détriment duquel elle est stipulée ». L’alinéa 2 du même article précise : « L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur la définition de l’objet du contrat, ni sur l’adéquation du prix à la prestation ». Ces dispositions se retrouvent dans la directive européenne sur les clauses abusives dans les contrats conclus avec le consommateur, dans les principes européens du droit des contrats ainsi que dans l’outil optionnel en matière de contrats de vente. 19 Rappelons qu’en France, les clauses abusives sont déjà incluses à l’article 442-6 II du Code de commerce puisque la responsabilité d’un opérateur économique peut être mise en cause si elle vise à soumettre ou à tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. 18 19 P. WERY, op.cit., p. 760 à 770. Voy.not. l’article 86 de l’outil optionnel, document du 11 octobre 2011, Com 2011 635 final 6 La sanction des clauses abusives est quelque peu originale dans le projet de réforme puisqu’elle peut être supprimée, il s’agit d’une sanction à la fois inédite et facultative. Dans le Code de la consommation, l’on utilise le terme réputé non écrit. En droit commercial, c’est la responsabilité qui est mise en cause20. L’on peut être un peu sceptique quant au texte traitant des clauses abusives. L’on peut résumer en deux mots la situation en droit belge qui ne connaît pas ce concept ni dans le Code civil, ni dans le Code de commerce ; la clause abusive est uniquement présente dans les contrats de consommation ; quant à la clause léonine, elle est connue mais uniquement de nom, et n’a d’application qu’en droit des sociétés. Bien que, on l’a vu, le projet européen d’outil optionnel en matière de droit de la vente (common european sales law), projet abandonné pour le moment) reconnaisse la clause abusive dans les relations B2B, l’on peut s’interroger sur ce contrôle des clauses dans ce type de relations. 21 Pourquoi ? De notre expérience acquise dans la négociation des contrats, nous avions été impliqué dans la négociation d’un contrat entre l’exploitant d’une centrale nucléaire et un fournisseur de pièces ; le fournisseur de pièces avait très peur de la responsabilité qu’il pouvait encourir en cas d’accident dans la centrale ; la limitation contractuelle de responsabilité était pour lui un élément essentiel ; celle-ci a donc été fixée contractuellement à 3 000 euros même en cas de faute lourde — en droit belge, on peut s’exonérer de sa responsabilité en cas de faute lourde ; ce montant n’était rien par rapport aux conséquences qui pouvaient survenir. Le juge pourrait apprécier cette clause comme abusive en considérant qu’elle introduit une disproportion manifeste. Si la clause n’avait pas été acceptée, ce fournisseur n’aurait tout simplement pas pris l’engagement de fournir cette pièce ; la proposition de texte sur les clauses abusives ne risque-t-elle pas de freiner les échanges en pareille hypothèse ? Le Professeur Stoffel-Munck critique cette disposition. Il écrit : « L’article 77 est, de notre point de vue, le plus important de l’ensemble du projet de réforme et à peu près le seul qui soit dramatiquement malvenu »22. L’auteur insiste sur l’insécurité juridique que va engendrer ce texte et il estime que son premier effet sera de saper la confiance dans la parole donnée23. Il poursuit : la sanction « ne se déduit pas, elle se décide ». Il regrette que l’attractivité du droit français qui était un des objectifs de la réforme, est mise à mal par ce texte : « Si les réponses vérifient notre sentiment, la réforme ne sera pas une victoire mais un nouveau Waterloo… ». C’est dommage, poursuit-il, car le projet de réforme est, dans son ensemble, plutôt bon et heureux. L’article 77 en est la « poison pill ». Nos amis anglais, conclut-il, ne manqueront pas de nous apprendre le sens de cette formule si ce texte devient loi.24 20 N. DISSAUX, Clauses abusives : pour une extension de domaine de la lutte, Droit et Patrimoine, op. cit., p. 53. Voy. sur les clauses abusives, S. WHITTAKER, Les clauses abusives ; Point de vue anglais et européen, Réforme du droit des contrats, op. cit., p. 157. 21 22 P. STOFFEL-MUNCK, Les clauses abusives : on attendait Grouchy, Droit et Patrimoine, op. cit., p. 56. Op. cit., p. 58. 24 Ibid. 23 7 Rosher critique sur le projet de réforme sur les clauses abusives25. Il s’interroge sur l’effet potentiel de cet article sur les contrats modèles internationaux. L’on pense par exemple, dans le domaine de la construction, au contrat fidic. 4. Imprévision Le chapitre IV du projet traite des effets du contrat. Attachons-nous au changement de circonstances bouleversant l’économie contractuelle. S’agissant de l’imprévision, l’article 1196 du projet dispose : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent demander d’un commun accord au juge de procéder à l’adaptation du contrat. À défaut, une partie peut demander au juge d’y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »26 Nous saluons l’introduction d’une disposition qui, à l’instar du droit comparé et des instruments européens, reconnaisse l’imprévision. En effet, dans notre thèse défendue il y a quelques décennies, nous avons déjà plaidé pour l’abolition de la jurisprudence du Canal de Craponne 2728. Nous voyons aussi que le monde des affaires français ne critique pas cette disposition.29 Nous en venons maintenant au texte lui-même ; le projet français subordonne la renégociation du contrat à ce que l’exécution du contrat devienne excessivement onéreuse ; généralement, 25 Voy. P. ROSHER, French Contract Law Reform, op.cit., p. 67. Voy. pour un débat sur la réforme du droit des contrats ; Réforme du droit des contrats : le débat ; Droit et Patrimoine, 2014, n° 240 ; P. DUPICHOT, La nouvelle résiliation judicaire pour imprévision, P. STOFFELMUNCK e.a., p. 75 e.s. 26 28 ,D.PHILIPPE, Changement de circonstances et bouleversement de l’économie contractuelle, Bruylant, Bruxelles, 1986. Voy. D. PHILIPPE, Le juge et la révision du contrat : Le bouleversement de l’économie contractuelle, Le juge et le contrat, La Charte, 2014, pp. 377-407 ; Voy. sur le Common European Sales Law, D. PHILIPPE, « CESL: Change of circumstances and prescription », in I. CLAEYS & R. FELTKAMP, The Draft Common European Sales Law: Towards an Alternative Sales Law? A Belgian Perspective, Intersentia, 2013 ; D. PHILIPPE, Les clauses relatives au changement de circonstances dans les contrats à long terme, La rédaction des contrats internationaux, Bruylant, 2012 ; D. PHILIPPE, Book III performance and non-performance of obligations and corresponding rights, DCFR, V. Sagaert, M.E. Storme, E. Terryn (ed.), "The Draft Common Frame of Reference: National and Comparative Perspectives", Oxford, Intersentia, 2011, pp. 35-52. Pour l’affaire du canal de Craponne, voy. Cass. 6 mars 1876, D. 1876, I, p.193 et note approbative de A.GIBOULOT ; 29 Voy. P. STOFFEL MUNCK ( sous la direction de) Réforme du droit des contrats et pratique des affaires, 2015, Dalloz pp. 81 e.s. 8 notamment dans les textes européens, on parle de déséquilibre contractuel. Nous plaidons plutôt pour la notion de bouleversement de l’économie contractuelle, qui est utilisée notamment par la jurisprudence du Conseil d’État. Pourquoi ? Parce que la notion de caractère excessivement onéreux ne vise que l’hypothèse où les coûts de la prestation ont augmenté. Le professeur Dupichot a exposé que le projet vise également le déséquilibre contractuel, citant à titre d’exemple l’hypothèse de la dépréciation de la monnaie.30Or, dans cette hypothèse, la prestation n’est pas plus onéreuse mais c’est la contre-prestation qui a perdu sa valeur. Il y a un déséquilibre mais qui ne vient pas d’une exécution excessivement onéreuse. Il faut donc, à notre avis, inclure l’hypothèse où le contrat a perdu tout intérêt ; en anglais l’on parle de « frustration of purpose ». Prenons l’exemple suivant ; vous êtes titulaire d’un brevet, dont vous concédez licence ; de manière tout à fait imprévisible de par la découverte d’un nouveau procédé, le brevet perd une bonne partie de sa valeur ; c’est aussi un élément qui devrait pouvoir déclencher la renégociation du contrat parce que, au niveau de l’équité, ce sont les mêmes conditions qui s’appliquent. Or, la disparition de l’intérêt du contrat n’est pas visée par la notion de charge excessive mais bien par celle de bouleversement de l’économie contractuelle. Ensuite, la renégociation est un concept difficile à appréhender par le droit ; il y a peu de jurisprudence portant sur la renégociation ;31 quand on négocie, les juristes d’entreprise le savent pertinemment, il y a une place à l’appréciation qui est très large. Et le juge ne peut réécrire le contrat. Pour nous, c’est la solution qui est défendue en droit italien à l’article 1467 du Code civil : en cas d’imprévision, le juge peut mettre fin au contrat mais le créancier peut alors proposer une solution d’adaptation, et le juge se limitera à vérifier si cette proposition d’adaptation est vraiment équitable. Dans cette perspective, l’intervention du juge se limite à un contrôle d’équité.32 On peut évoquer la tacite reconduction qui posait la question suivante : à quel moment faut-il se placer pour évaluer le changement de circonstances ; à la conclusion du contrat originaire ou au moment où le contrat se reconduit tacitement ? Nous croyons que le critère de prévisibilité est important. En effet les parties peuvent décider ou non de reconduire le contrat, par exemple après une première période contractuelle de neuf ans. Dans la prise de cette décision, pourront être prises en considération les circonstances qui sont survenues pendant cette période de neuf ans et l’évolution prévisible des circonstances futures après cette période ainsi que leur influence sur le contrat si celui-ci est poursuivi. Donc c’est au moment de la reconduction qu’il faut se placer. Il convient de relever cependant que la disposition relative à l’imprévision a été considérée par l’association française des juristes d’entreprises comme une opportunité pour une des parties de se défaire d’un mauvais accord.33 5. La non-exécution. 30 ; D. PHILIPPE, Les clauses relatives au changement de circonstances dans les contrats à long terme, La rédaction des contrats internationaux, Bruylant, 2012 31 D. PHILIPPE, Les clauses relatives au changement de circonstances dans les contrats à long terme, La rédaction des contrats internationaux, Bruylant, 2012 ; 32 D.PHILIPPE, Changement de circonstances et bouleversement de l’économie contractuelle, Bruylant, Bruxelles, 1986, p.405. 33 Groupe de travail ‘ ad hoc’ de l’Association Française des Juristes d’Entreprise ( AFJE) portant sur la révision du projet de loi visant à la réforme du droit des contrats, publié le 17 février 2015. 9 a) La non-exécution des contrats est traitée à la section 4, aux articles 1217 et suivants. Cette partie est fortement inspirée par le droit privé européen et les autres sources internationales de droit des contrats. En premier lieu est organisée, consacrant ainsi dans le texte de loi une institution séculaire, l’exception d’inexécution ; celle-ci permet la suspension de l’exécution du contrat si l’autre partie n’exécute pas son obligation et que cette non-exécution est suffisamment sérieuse. Dans certaines circonstances, l’exécution peut être suspendue s’il est clair que le cocontractant ne va pas exécuter son obligation. Contrairement aux principes européens, la contravention anticipée permet uniquement la suspension mais non la possibilité de terminer immédiatement le contrat34. L’exécution en nature reste le remède premier. Nous croyons qu’il faille saluer le principe de l’exécution en nature qui distingue le droit civil d’inspiration française par rapport à la common law35. Ceci étant, le projet ajoute qu’elle ne sera pas permise lorsqu’elle est impossible ou lorsque son coût est manifestement déraisonnable. L’on peut prendre comme exemple d’exécution déraisonnable, le fait de devoir, pour exécuter en nature, se procurer les matières premières alors que leur prix à substantiellement augmenté. Cette règle a fait l’objet de nombreux commentaires. 36 S’agissant de l’exécution en nature, le Professeur Mainguy considère que l’exécution par équivalent présente parfois plus d’intérêts pratiques que l’exécution en nature37.En effet, c’est un des arguments avancés par celui-ci, lorsque l’obligation doit être personnellement exécutée par une personne, l’exécution par équivalent prime dans notre droit38. Le Professeur Mainguy souligne, à juste titre selon nous, que ce nouvel article ne vise pas à protéger les débiteurs qui ne souhaitent pas exécuter les obligations mais simplement à proposer une solution pour remédier aux cas extrêmes dans lesquels l’exécution en nature serait déraisonnable39. 34 Voy. la Convention de Vienne sur la vente de marchandises, art. 72, Principes européens du droit des contrats, art. 9:304, Principes Unidroit, art. 733, Outil optionnel en matière de vente, article 116. 35 T.GENICON, op. cit., p. 63. 36 Voy. Y.-M. LAITHIER, Le droit d’exécution en nature : extension ou réduction ? La réforme du droit des contrats et pratique des affaires Dalloz, sous la direction de P. STOFFEL-MUNCK, 2015, p. 97 e.s. et les réflexions critiques des intervenants suivants cette intervention qui mettent en exergue le caractère incertain de la notion de « coût manifestement déraisonnable ». Les auteurs insistent aussi sur la relation entre l’imprévision et le coût manifestement déraisonnable. 37 D. MAINGUY, Du « coût manifestement déraisonnable » à la reconnaissance d’un « droit d’option », Droit et Patrimoine, Loc. cit., p. 60-61. 38 Op. cit., p. 61. « Dans la pesée des deux masses, les obligations dans lesquelles la personne du débiteur importent pour l’exécution de l’obligation sont plus nombreuses, plus essentielles que les autres » 39 Op. cit., p. 62. 10 Le Professeur Genicon40 voit, dans cette disposition, de par l’introduction de cette notion de coût manifestement déraisonnable, « un affaissement des droits du créancier contractuel bafoué »41. Il estime qu’en introduisant cette notion de coût manifestement déraisonnable, on procède à une analyse économique du droit, inspirée de la common law et il y voit : « un suivisme culturel, d’autant plus regrettable qu’il se fait à contretemps ». 42 Le Professeur Genicon souligne que cet ajout est d’autant plus inopportun qu’il n’a été sollicité par personne. Quid si le coût de l’exécution en nature devient déraisonnable de manière imprévisible ? Estce un cas d’imprévision ? Il faut, sur le plan théorique, distinguer deux choses : s’il s’agit d’imprévision, l’on se situe au niveau de l’exécution — on réaménage les prestations de sorte qu’on est au niveau de la définition de la prestation. Le régime de l’exécution en nature, c’est un problème qui se situe au niveau de l’inexécution ; on se trouve à deux stades différents ; le coût déraisonnable de la réparation en nature n’est donc pas un problème d’imprévision. De manière très bienvenue, la réduction du prix est désormais organisée à l’article 1223 du projet.43 Le professeur Aynès rappelle que la réduction de prix suppose que le créancier puisse s’en satisfaire et que la réduction puisse être quantifiée de manière proportionnelle. Il souligne aussi qu’il s’agit d’un mécanisme purement facultatif pour le créancier. Le débiteur défaillant n’y a pas droit.44 La sous-section 4 introduit aux articles 1217 et suivants, des règles nouvelles et très détaillées en matière de terminaison du contrat. On peut saluer l’introduction d’une terminaison par notification lorsque l’inexécution apparaît suffisamment sérieuse.45 Cette nouvelle règle va considérablement assouplir les modes de terminaison du contrat. Elle aligne le droit français sur le droit comparé et les instruments internationaux et européens.46Ceci étant, la résiliation unilatérale reste soumise à des contraintes importantes. En premier lieu, une mise en demeure doit être envoyée en joignant l’exécution dans un temps raisonnable et, en deuxième lieu, en cas de non-exécution pendant 40 Contre l’introduction du « coût manifestement déraisonnable » comme exception à l’exécution forcée en nature, Droit et Patrimoine, op. cit., p. 63. 41 Op. cit., p. 64. 42 Op. cit., p. 65. 43 Voy. sur cette question, S. JANSEN, Prijsvermindering, thèse, Intersentia, 2016 ; voy. notre article « L’harmonisation du droit européen des contrats et la pratique : lumières et zones d’ombres. Réflexions à propos de la responsabilité contractuelle », Liber amicorum Georges-Albert Dal, Larcier, 2014, p. 709-724 ; voy.III 3/601 Draft common framework of reference, op.cit. P.249. 44 Voy. A. AYNÈS, op. cit., p. 116. 45 Est consacrée la jurisprudence Tocqueville, Cass. 1re civ., 13 oct. 1998, n° 96-21.485,Bull. civ. I, n° 300, GAJ civ., par F.TERRE etY. LEQUETTE, t. 2, Dalloz, 12e éd., 2008,n° 180, p. 266. 46 Voy. notre article précité dans le Liber Amicorum G.A. DAL. 11 cette période, une notification de terminaison du contrat doit être envoyée et les raisons sur lesquelles cette terminaison se base doivent être exposées. 4748 Dans cette nouvelle disposition, le juge pourra toujours intervenir a posteriori pour ordonner l’exécution en nature du contrat s’il estime que la résolution unilatérale n’est pas valable. Ceci explique les termes « risques » et « périls » qui assortissent la résolution unilatérale. Après s’être interrogé sur le caractère impératif de la disposition précitée, le Professeur StoffelMunck conclut, et c’est aussi notre pensée, que l’on peut déroger à ces dispositions et imposer une résolution judiciaire. Ce n’est qu’une application du principe de l’autonomie de la volonté auquel rien ne fait obstacle à notre avis dans cette hypothèse. Le Professeur Stoffel-Munck a écrit : « On peut se demander pourquoi un remède que la loi offre aux parties ne devrait pas rester à leur disposition »49. Ceci étant, l’auteur plaide pour un maintien de la résolution unilatérale anticipée en cas de comportement grave et d’urgence50. Le Professeur Stoffel-Munck discute ensuite de l’obligation de motiver la lettre notifiant la résolution. La motivation doit permettre un contrôle du juge et va permettre aux destinataires de la notification d’apprécier la solidité de la décision prise à son encontre. Ceci étant, le Professeur Stoffel-Munck insiste, à juste titre, que les motifs pourront être complétés ultérieurement51, le créancier pouvant ainsi résilier sans avoir un dossier complet. Il s’agit cependant d’une exigence assez lourde qui n’est pas requise de manière aussi stricte en droit comparé.52 La sous-section 5 traite de la réparation du préjudice causé par l’inexécution contractuelle. Aux termes de l’article 1231, les dommages sont dus uniquement après mise en demeure. Les clauses pénales peuvent être augmentées ou réduites. Ce pouvoir est confirmé par l’article 1231-5 du Code civil. Par contre, l’obligation de limiter son propre dommage n’est pas reprise dans le Code, contrairement aux solutions retenues en droit comparé.53 Conclusions. Il faut se réjouir que le nouveau Code introduise des solutions cohérentes et modernes qui doivent, de manière générale, contribuer à une mise en oeuvre plus fluide du contrat ; qui plus 47 P. STOFFEL-MUNCK, La résolution par notification : Questions en suspens, Droit et Patrimoine, op. cit., p. 67. 48 Voy. A. AYNÈS, La réforme du droit des contrats, op. cit., p. 113 e.s. 49 Op. cit., p. 68. 50 Op. cit., p. 69. 51 Op. cit., p. 69. 52 Voy. ANSON, op.cit., p. 472 ; notre article précité dans le Liber Amicorum G.A. DAL. 53 Voy. not. article 77 de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises ; article III 3 :705 drat common framework of reference op.cit., p.251 ; ANSON, op.cit., p.505-6. 12 est ; le nouveau droit est, de manière générale, en harmonie avec les solutions dégagées dans les principes européens et en droit comparé. Le rôle du juge va se renforcer par le contrôle sur l’équilibre contractuel ; cette intervention nourrit, surtout dans le milieu des entreprises, un certain scepticisme ou, à tout le moins, certaines interrogations.54 Certains pensent que le pouvoir réservé aux juges est trop important55. Ils estiment que le pouvoir réservé aux juges, peut porter atteinte à la prévisibilité des relations contractuelles. Ainsi, l’on pense au pouvoir du juge en matière de clauses abusives, de violence économique ou même d’imprévision. Remarquons qu’en matière d’imprévision, le pouvoir qui est réservé au juge est plus limité que dans beaucoup d’autres droits56. L’imprévision est reconnue, ce dont il faut se réjouir, mais le juge ne peut réécrire le contrat, ce qu’il convient également de saluer. 54 Voy. A.OUTIN-ADAM, in La réforme du droit des contrats et pratiques des affaires, sous la direction de P. STOFFEL-MUNCK, Dalloz, 2015 ; Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, p.29 et les différents intervenants à ce colloque. 55 Ibidem. 56 Voy. à cet égard, D. PHILIPPE, Changement de circonstances et bouleversement de l’économie contractuelle, Bruylant, 1986. 13