PLAINTE CONTRE INCONNU

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PLAINTE CONTRE INCONNU
PLAINTE CONTRE INCONNU (1924)
André Billy
PLAINTE CONTRE INCONNU par Drieu la Rochelle
L’Œuvre – 4 novembre 1924
Quelque chose m’a retenu jusqu’à présent de parler ici de M. Drieu la Rochelle,
et c’était peut-être la crainte de commettre une injustice en signalant trop sévèrement les
défauts de ses premiers ouvrages : Interrogation, Fond de Cantine, Etat civil et
Mesure de la France. Il y a là bien du pathos, bien de l’enflure et de l’obscurité. Mais
aussi un accent de jeunesse et de bravoure extrêmement sympathique. Aujourd’hui,
passé trente ans, M. Drieu la Rochelle entre dans l’âge d’homme. Il a secoué tout le
Claudel et tout le Rimbaud dont il était empêtré ; il a quitté la posture du prophète et du
visionnaire ; il se lance, comme les petits camarades, dans le roman. Pour commencer,
il publie quatre nouvelles, qui sont des études de caractères conduites avec une décision
et, à la fois, une gaucherie indiquant chez l’auteur un observateur réfléchi, maître de son
sujet, mais que la technique embarrasse encore. M. Drieu la Rochelle m’a semblé particulièrement faible dans le dialogue. Dans l’ensemble, ses personnages sont vigoureusement campés, autant, du moins, que le leur permettaient l’inconsistance et le désarroi de
leurs âmes. C’est ce désarroi que l’auteur de Plainte contre Inconnu a voulu mettre en
relief. Son but a été de nous montrer comment les jeunes gens qui avaient vingt ans en
1914 et dont la guerre a détendu ou brisé l’armature morale sont menacés de demeurer
des infirmes toute leur vie. Ce livre constitue sous des allures désinvoltes, auxquelles
l’exemple de MM. Giraudoux et Morand n’est peut-être pas étranger, un témoignage
sérieux et attristant sur cette époque, que seul un écrivain de l’âge de M. Drieu la
Rochelle était en mesure de fournir, mais qui exige d’être approfondi, complété,
« poussé » davantage, comme disent les peintres. Nous attendons M. Drieu la Rochelle
à une œuvre ayant d’autres mérites que ceux d’une esquisse ou d’un essai.
Les Treize
PLAINTE CONTRE INCONNU par Drieu la Rochelle
L’Intransigeant n° 16183 – 25 novembre 1924
Jadis, il y a longtemps, très longtemps, plus d’un demi-siècle, quand on analysait
les tendances de la jeunesse on la découvrait sentimentale ; elle se voulut ensuite toute
intellectuelle ; aujourd’hui on nous la montre abandonnée avec incohérence et génie à la
vaine agitation des jouissances artificielles et éphémères.
Sensuelle et vilainement avec moins d’intelligence que de malice, d’où elle tire
de singuliers raffinements de volupté, elle subit d’incertaines expériences où elle
s’égare.
C’est du moins ce que nous affirme Drieu la Rochelle dans ce livre où il nous
montre quelques exemplaires de cette jeunesse. Il nous fournit surtout des généralités.
Ces récits, bourrés de détails, ne composent pas finalement une vue d’ensemble.
Ces héros vivent un peu trop en fonction de l’imagination de l’écrivain appliquée à
généraliser quelques cas particuliers selon les méthodes littéraires de Marcel Proust et
de Jean Giraudoux. Mais chaque page, au hasard, suffit pour classer Drieu la Rochelle,
puissant, dur et original, parmi les meilleurs de sa génération.
Jacques Porel
PLAINTE CONTRE INCONNU par Drieu la Rochelle
Les Feuilles Libres n° 38 – janvier / février 1925
Il y a dans ce recueil une nouvelle qui est un chef-d’œuvre : La Valise vide.
C’est la description la plus exacte, la plus condensée d’une époque, d’un milieu. C’est
surtout le portrait d’un homme, type très particulier, en partance pour le général, que
nous frôlions, qui vivait dans notre ambiance, qui s’imposait peu à peu comme un membre nouveau mais que personne n’avait encore peint : le velléitaire, l’éternel disponible.
Si l’on met à part l’admirable petit drame de Louis Aragon intitulé La Femme
française, je ne crois pas qu’il y ait, dans la production littéraire de ces dernières années,
un court récit, un simple portrait qui approche de La Valise vide.
Il ne manque rien à ce personnage pour vivre complètement, pas même cette part
d’absurdité, d’absence de but, essentiellement modernes. Tout se trouve dit sur lui, en
moins de temps qu’il n’en faut pour écrire un livre, et nous gardons le souvenir d’une
création spontanée, étrangement naturelle.
Il n’y a, dans ce morceau, rien de ce qui jusqu’ici m’avait empêché devant Drieu
: son entêtement dans une certaine singularité – son verbalisme –, son attitude antiesthétique (donc esthétique) –, son goût exagéré des formes. Cette façon de partir dans
la vie, les deux pieds dans la guerre, et la tête on ne savait trop où… Dans ces soixantedix pages-là, il y a l’essentiel d’un esprit profond et juste, la mesure énorme d’un grand
écrivain.
Cette perfection momentanée, dans laquelle Drieu semble venu comme se reposer, est insuffisante à le définir : un homme est plus et il est moins que cela. Drieu en
est un, extraordinairement varié. On n’a, pour s’en persuader, qu’à lire ses autres nouvelles dont certaines sont, à mon avis, faibles, très faibles.
Si le problème de la personnalité (comme disent les critiques) intéresse à ce
point Drieu, c’est qu’il se pose devant lui comme une question de vie ou de mort. Il a,
aussitôt après la guerre, senti la sienne se troubler, s’égarer, le quitter. Il n’en finit pas
de la rechercher, de l’atteindre, de la manquer, de poursuivre ses recherches. Une
grande partie de son œuvre tiendra dans cette chasse où ce grand garçon efflanqué et
solide, rugueux et mou, doux et volontaire, coquet et renfermé, s’agite silencieusement
devant nous.
Jean-Odilon Périer
Drieu la Rochelle : PLAINTE CONTRE INCONNU
Le Disque vert n° 1 – janvier 1925
Non, rien n’est moins surréaliste que M. Drieu la Rochelle. Je suis, d’ailleurs,
assez content de ne pas connaître l’auteur de la Plainte. Je puis encore le composer à
ma façon. Je m’entends. La seule critique importante est de mauvaise foi. C’est-à-dire
que je peins au vrai par des mensonges ou en parlant d’autre chose (c’est moins facile)
la très réelle admiration que j’éprouve pour un auteur. Ce monstre ne ressemble pas à
l’écrivain que je propose ; mais mon admiration pour lui fait un monstre. Et arrangezvous.
Drieu, d’ailleurs, se porte bien. Cela devient une rareté. Quand je dis bien, c’est
rien de trop. Beaucoup de jeunes gens n’ont plus même apparence de santé ; mais beaucoup d’autres exagèrent (je pense à Montherlant, qui n’est pas plus beau à voir qu’un
malade) – et leur « éclatante » santé est une sorte de chantage. Dans cet ordre d’idée, le
mieux est de cacher ses avantages. Je n’aime pas les contagieux.
Drieu la Rochelle non plus, qui les fréquente d’assez près. Comme je me plaignais, naguère, d’une soirée en habit noir et de la bêtise des gens du monde, par exemple, une dame un peu démodée me prit à part : « Vous vous trompez. On peut s’amuser,
même ici. Je ne céderais pas ma place pour un empire. Observez-les ».
C’est entendu, je ne suis pas observateur ; cela suppose qu’on s’ennuie ou qu’on
regarde par devoir. Il faut que je prenne parti. Les imbéciles me passionnent, mais
c’est bien pour cela que je les néglige de tout mon cœur. Comment observer son prochain ? J’espérais que nous n’avions plus cette lâcheté, cette faiblesse. J’ai eu peur de
trouver Drieu aussi plat que ma vieille dame.
Mais pas du tout, car ce garçon s’emballe, se fâche à bon escient : – « … quelle
déchéance, le sourire de l’homme devenu une petite mécanique ».
Il décrète :
– « La paresse frappe tous nos gestes » ;
– « Les objets ne sont que des prétextes. Nous n’avons pas le sens de la possession. Tous les trésors sont dans nos palais. Il n’y a rien en dehors de nos prisons. Nous
regardons à peine à la fenêtre. Stan est l’un d’entre nous ».
C’est un langage que j’aime.
Il y a de grands écrivains. Les uns m’amusent ou m’intéressent (cela se ressemble toujours) : Daniel Defoë, Balzac, Dostoïevski, plusieurs Anglais. D’autres me font
battre le cœur (il ne s’agit pas d’émotion, mais d’enthousiasme ou de honte, parfois
d’amour) : Shakespeare, Racine, Baudelaire, Rimbaud. D’autres enfin me sauvent, me
font travailler, me guérissent : Nietzsche, quelques Japonais, Villon, Stendhal, Drieu.
Je cite pêle-mêle ces grands noms, quoique vous puissiez en penser, pour simplifier.
D’ailleurs, j’ai relu avec soin les quatre récits de la Plainte. Profits et pertes.
Je retiens, j’aime : ce ton grave mais détaché, d’autorité, de réprimande (on
pourrait encore vous sauver. C’est votre affaire, arrangez-vous. Tant pis. Tant mieux.
Il est trop tard. « La Beauté de Gwen est flétrie. » « Que cette femme s’efface. »
Ainsi). Ces jugements précis, sans recours, sans réserve. (Telle chose est belle. Telle
femme, laide. On perd ou on gagne : – « … ils affirmaient encore plus que la connaissance des choses qu’ils préféraient l’ignorance crasse des autres. C’était une tablée de
gens de lettres ». – « Il était bien agréable en caleçon de bain. ») Le personnage de
Liessies (où je vois Drieu la Rochelle) enfin, de brusques mouvements d’enthousiasme,
et qui retombent : – « ils le chassèrent en le huant et en proférant les raisons les plus
enthousiastes. Ils s’aperçurent qu’ils étaient au milieu des espaces le groupe d’hommes
le plus farouchement attaché à soi-même, comme un peuple qui a perdu son terroir et
qui va errant, une poignée de terre dans un sachet sur la poitrine ».
– Mais je m’étonne, je regrette : que ces récits soient des satires, que Drieu ne
commence pas un gros livre. On me dit qu’il est paresseux, je ne saurais prendre cela
pour une excuse.
Je suis tranquille.
J’oublie Pierre Drieu la Rochelle.
Et je l’attends.
A.D.
Drieu la Rochelle : PLAINTE CONTRE INCONNU
La Semaine Littéraire n° 1620 – 17 janvier 1925
Recueil de quatre nouvelles extrêmement curieuses, à la fois ardentes et détachées, ironiques et pleines de vie, d’une psychologie si complexe qu’elle requiert une
adhésion attentive de la part du lecteur. Il y a du Proust dans ces analyses fouillées ;
mais un Proust qui écrirait un peu comme Cocteau, un peu comme Durtain et un peu
comme Giraudoux. Un Proust plus dense enfin, attentif à ne se point émouvoir, prompt
au sarcasme, ramassant l’analyse en traits brefs et durs. J’ai prononcé le nom de Durtain parce qu’il est, de l’Abbaye, celui qui apporte le plus d’énergie à la sollicitude
humanitaire, celui qui revient au réalisme cru et désabusé. Drieu semble également sans
espoir, et comme brutal ; mais à son réalisme se joint l’imagination la plus paradoxale et
la plus délicieuse fantaisie. En cela il participe du roman moderne, fait tout à la fois
d’observation sérieuse et approfondie (ce qui en mesure l’intelligence) et d’un élément
d’imagination débordant les cadres pour tomber souvent en pleine farce. Plainte contre
Inconnu participe de ce dualisme ; mais c’est l’intelligence qui brille dans la virtuosité
par quoi Drieu jongle avec la conscience. On sent, dans ces inexorables études de
caractère, je ne sais quelle secrète présence du génie. Et l’on songe que le jeune auteur
d’Interrogation et de Mesure de la France, le brillant et sain jeune homme qui incarne si
bien une génération vigoureuse, a su aborder les problèmes les plus troublants de la
personnalité. D’abord, penchant à l’étude physique ; et ceci est un aspect accusé de
notre époque. Puis, cet élément d’incertitude qui révèle si bien l’âge inquiet, et qui,
dans le libre et hardi talent de M. Drieu la Rochelle, laisse pressentir de nouveaux succès et une maturité pleine de promesses ; cette œuvre encore heurtée et mal assise, mais
grondante de désirs, souligne une espèce d’élan riche en surprises. Enfin, notre temps
est là tout entier, caractérisé dans son ensemble par une génération qui répète les hésitations de M. Drieu, par la mentalité de ceux qui ont eu leur jeunesse gâchée par la guerre,
qui sont maintenant à la fois trop jeunes et trop vieux, riches et pauvres d’expériences,
capables d’actes extraordinaires mais inaptes aux gestes de la vie normale, et qu’inquiète le retour à une existence sans héroïsme. Car ils ont pris le pli : ils ont besoin d’héroïsme. L’auteur dépeint avec maîtrise, mais aussi avec cruauté, leur incertitude, cette
mentalité du démobilisé, qui se sent supérieur et gauche tout à la fois, que ses velléités
désespèrent et qui se venge en faisant consciencieusement la noce. Mornes retours, que
M. Drieu a racontés sous quatre formes différentes, mais qui n’en laissent pas moins,
sous leur apparente insouciance, rôder la même neurasthénie, la même désolation. Mais
voilà ! il convient de rire de sa souffrance et de son impuissance, car, comme l’a dit
Heine, quelles que soient les larmes que l’on pleure, on finit toujours par se moucher.
John Charpentier
Les romans
PLAINTE CONTRE INCONNU par Drieu la Rochelle
Le Mercure de France n° 643 – 1er avril 1925
On a reproché à Alphonse Daudet de verser dans ses romans, sans les avoir, au
préalable, assez filtrées, les notes de ses carnets d’observation. On pourrait, également,
faire grief à M. Drieu la Rochelle de ne pas prendre non plus la peine de choisir entre
les documents qu’il accumule, ici, dans chacune de ses quatre nouvelles, ou de ne pas se
résoudre – pour la netteté de l’ensemble des portraits qu’il trace – au sacrifice de quelques détails, intéressants par eux-mêmes, mais, en considération des résultais à obtenir,
plus pittoresques que suggestifs... Moraliste puissant et sévère, psychologue prompt et
aigu, M. Drieu la Rochelle, qui est dans la tradition des Goncourt – et me rappelle aussi,
par certains accents, le vieux d’Aubigné du Baron de Fœneste –, use, en outre, d’un
style elliptique où le concret se mêle curieusement à l’abstrait, les évocations matérielles aux brusques ouvertures sur le monde de l’âme, et dont les effets contrastés achèvent parfois d’aveugler le lecteur par la brièveté même de leur éclat. Mais comme il
connaît la jeunesse présente (celle, du moins, des salons, des bars et des chapelles littéraires), et qu’il dénonce avec force le mensonge de la prétention au génie dont elle pare
son incohérence ou le désordre de sa vaine agitation sensuelle ! Des personnages
médiocres dont il rapporte les propos, pour notre édification, tout est vrai, jusqu’au son
de la voix. Il a surpris les mouvements de ces personnages, leurs moindres gestes
désœuvrés ou ennuyés comme en une série d’instantanés, avec une maîtrise indubitablement supérieure, si leur présentation est un peu confuse.