un critère d`adjudication vraiment étranger au - Gestens

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un critère d`adjudication vraiment étranger au - Gestens
Aktualitäten – Februar 2014 / Bulletin d'actualités – Février 2014
Rechtsprechung / Jurisprudence
Le niveau du salaire des employés: un critère d’adjudication
vraiment étranger au marché?
Le droit des marchés publics n’autorise pas l’adjudicateur à exclure les offres des soumissionnaires qui ne versent pas
un salaire minimum à leurs employés; il ne permet pas non plus de traiter le niveau de leur rémunération comme un
critère d’évaluation. Les critères sociaux ou environnementaux qui n’ont pas de lien avec le marché doivent reposer
sur une base légale expresse.
Im schweizerischen Vergaberecht stellt der Mindestlohn weder ein Kriterium für den Ausschluss noch ein
Zuschlagskriterium dar. Soziale oder umweltrechtliche Kriterien, die keinen engen Zusammenhang mit der
betroffenen Ausschreibung aufweisen, bedürfen einer gesetzlichen Grundlage.
ATF 140 I 285
Jean-Baptiste Zufferey, Professeur à l’Université de Fribourg, Président de l’Institut du droit de la construction
Manuel Jaquier, assistant à l’Université de Fribourg, doctorant en droit des marchés publics
Les faits
Le marché litigieux porte sur des services de nettoyage de bâtiments administratifs et publics. Après que la Chambre
administrative de la Cour de Justice cantonale nia à la Ville de Genève le droit d’exiger des soumissionnaires qu’ils
versent un salaire horaire minimum de CHF 25.00 à leurs employés (2011), 1 la Ville lança un nouvel appel d’offres en
procédure ouverte (2013). Au contraire du premier, celui-ci ne contient plus de conditions particulières de soumission
en lien avec le salaire. La Ville considéra en revanche le niveau de rémunération des agents d’entretien comme un
élément constitutif de la qualité de la prestation attendue: les documents de soumission expliquent que le montant du
salaire contribue à la stabilité du personnel attelé à l’exécution du marché, à la motivation des équipes et qu’il
influence le taux d’absentéisme. La pondération de ce critère suit la règle suivante: le salaire minimum fixé dans la
convention collective n’obtient qu’une note de 0 (il s’élève à CHF 19.35), qui augmente progressivement pour
parvenir à la note maximale de 5, note attribuée lorsque le salaire atteint ou dépasse CHF 25.00. Plusieurs
soumissionnaires potentiels, dont l’Association genevoise des entrepreneurs en nettoyage et de service ont contesté cet
appel d’offres. Ils s’en prenaient essentiellement au critère de la rémunération. Par arrêt du 29 octobre 2013, la Cour
de Justice a admis le recours et a annulé l’appel d’offres. 2 Au contraire de ce qu’avançait la Ville, elle jugea le critère
litigieux étranger au marché et contraire aux buts primaires du droit des marchés publics; la Ville n’avait pas réussi à
établir l’influence du niveau du salaire sur la qualité des prestations de nettoyage. Contre cet arrêt, la Ville de Genève
a déposé un recours constitutionnel subsidiaire auprès du Tribunal fédéral.
Les principaux considérants de l’arrêt
A titre liminaire, le Tribunal fédéral rappelle que le procédé qui revient à pondérer une exigence minimale (en
l’espèce le salaire minimum fixé par la convention collective) par le biais d’un critère d’adjudication, n’est en tant que
tel pas prohibé par la loi. Encore faut-il toutefois que le critère d’adjudication spécifique soit en lui-même admissible.
1
2
Ch. admin. C. J. (KGer) GE ATA/657/2011 du 18 octobre 2011.
Ch. admin. C. J. (KGer) GE ATA/713/2013 du 29 octobre 2013.
A cet égard, le Tribunal fédéral distingue les critères d’adjudication qui ont une incidence sur le marché en cause et
ceux qui y sont étrangers. Pour les premiers, l’adjudicateur dispose d’une grande marge d’appréciation, sous réserve
du respect du principe de l’égalité de traitement entre les concurrents. Cette marge d’appréciation est en revanche
beaucoup plus restreinte pour les seconds, dès lors qu’ils doivent reposer sur une base légale.
Ces éléments rappelés, les juges se demandent s’il existe un lien entre le niveau salarial et la qualité de la prestation
des employés. La Ville est de cet avis. Pour le démontrer, elle s’en remet au «simple bon sens» et se prévaut d’une
règle générale d’expérience («allgemeiner Erfahrungssatz»). Le Tribunal fédéral nie l’existence d’un tel principe,
mais il admet qu’il puisse exister un lien entre le niveau du salaire et la qualité du travail dans un secteur économique
déterminé. Il s’agit donc d’une question de fait et les juges examinent si c’est en conformité avec les règles sur le
fardeau et l’appréciation des preuves ainsi que le droit d’être entendu que la juridiction cantonale de dernière instance
a nié l’existence d’un lien entre la rémunération et la qualité de la prestation. Le Tribunal fédéral admet cette
conformité: la Ville n’a requis aucun acte d’instruction pour démontrer un lien entre la rémunération et la qualité de la
prestation; elle n’invoque pas une violation de la maxime inquisitoire ni ne montre qu’elle aurait collaboré, d’une
quelconque manière, à établir ce lien. Uniquement alléguer que des lacunes dans le nettoyage ont été constatées ne
suffit pas. Pour cette raison, le Tribunal fédéral juge qu’il n’est pas contraire au droit de refuser le postulat de la Ville
selon lequel un nettoyeur payé CHF 19.95 l’heure travaillerait moins bien qu’un salarié payé CHF 22.25, ce dernier
étant lui-même moins performant qu’un salarié rémunéré CHF 25.00. Dès lors que le critère d’adjudication relatif à la
rémunération n’a pas de lien direct avec le marché, le Tribunal fédéral le qualifie de critère d’adjudication «étranger»
et se demande s’il repose sur une base légale. Il y répond par la négative, de sorte qu’il considère ce critère illégal. Il
rejette le recours.
Le commentaire
Même si le Tribunal fédéral doute que l’affaire soulevait une question juridique de principe (art. 83 lit. f LTF) et traite
le cas comme un recours constitutionnel subsidiaire, il se prononce ici sur une question qui à notre connaissance n’a
jamais été examinée et qui a son importance pratique pour tous les pouvoirs adjudicateurs désireux de promouvoir une
politique sociale.
Qu’il s’agisse de la juridiction de dernière instance ou du Tribunal fédéral, aucun des deux n’a admis les solutions que
proposait la Ville pour accroître la rémunération des travailleurs actifs dans le secteur professionnel du nettoyage. 3 En
effet:
1. Un salaire minimum comme critère d’exclusion. Dans le premier arrêt cantonal de 2011 en lien avec le marché de
services de nettoyage litigieux, la Cour de Justice annule l’appel d’offres. Elle juge que c’est une mesure structurelle
et qu’elle vide de son contenu la liberté économique (art. 27 Cst.). 4 La liberté contractuelle concrétise la liberté
économique; le salaire fait partie de la relation contractuelle entre l’employeur et ses employés ; pour restreindre cette
liberté, il faut respecter les conditions de l’art. 36 Cst. En l’espèce, aucune norme n’habilitait l’adjudicateur à imposer
aux entreprises soumissionnaires un salaire minimum supérieur à la rémunération prévue par les normes impératives
de la convention collective. Au surplus, la Cour de Justice écarte l’argument de la Ville comme quoi c’est elle – en
tant qu’adjudicatrice – qui prend en charge le surplus des coûts engendrés par les salaires augmentés. On peut sous cet
angle se demander pourquoi les soumissionnaires et leur association professionnelle s’opposent si fermement à ce
régime ; sans doute qu’ils craignent que par ce biais les salaires de la branche subissent une hausse généralisée.
2. Le revenu comme critère d’adjudication. Ici le salaire des employés des soumissionnaires n’est plus un motif
d’exclusion, mais un élément qualitatif des prestations de nettoyage. La Cour de Justice considère que ce critère
d’adjudication est illicite: il n’existe pas un lien direct entre la rémunération et la qualité des prestations d’entretien.
L’appel d’offres peut certes prévoir un critère d’adjudication étranger au marché, mais à condition que celui-ci ne
contrevienne pas aux buts du droit des marchés publics. Or, le critère litigieux «a pour effet d’augmenter de manière
quasi mécanique le prix des offres», ce qui heurte l’un des buts primaires du droit des marchés publics, à savoir
l’utilisation parcimonieuse des deniers publics.
Dans sa confirmation de l’arrêt cantonal de 2013, le Tribunal fédéral se montre doublement plus nuancé: (1) il
n’exclut pas que le niveau de salaire puisse dans une branche particulière avoir une influence sur la qualité de la
prestation, et donc servir de critère d’adjudication. A notre avis, il appartiendra aux adjudicateurs de le démontrer (par
exemple par une expertise économico-sociologique), puisque c’est eux qui fixent les conditions des appels d’offres.
(2) L’adjudicateur peut recourir à des critères sociaux ou environnementaux, à condition qu’ils reposent sur une base
légale; sur ce point, le Tribunal fédéral confirme ce qu’il avait déjà dit au sujet du critère d’adjudication relatif aux
3
Sur la question des éléments sociaux en droit des marchés publics, cf. J.-B. ZUFFEREY, Les nouveautés en « régulation » des marchés publics et les
tendances, in : Zufferey/Stöckli (édit.), Marchés publics 2014, Genève, Zurich, Bâle 2014, p. 74 ss ; cf. aussi p. 87 s. où l’auteur recense la doctrine
pertinente.
4
Ch. admin. C. J. (KGer) GE ATA/657/2011 du 18 octobre 2011; pour un commentaire de cette décision, cf. J.-B. ZUFFEREY, ibidem, p. 76 s.
apprentis 5 et il s’inscrit dans le même sens que la jurisprudence européenne. 6 Au surplus, nous relevons que le
Tribunal fédéral ne reprend pas l’argument des juges cantonaux selon lequel un critère d’adjudication «étranger» au
marché public n’est admissible que s’il ne contrevient pas aux buts primaires du droit des marchés publics. Il eût été
intéressant que le Tribunal fédéral nous dise jusqu’où il considère qu’une base légale ad hoc autorise la collectivité à
exploiter ses marchés publics comme vecteur pour la mise en œuvre de ses politiques publiques.
5
ATF 129 I 313, consid. 8 et 9, avec note de D. ESSEIVA, BR/DC 2004, p. 68; cf. aussi TF (BGer), 2P_242/2006 du 16 mars 2007, consid. 4.2.1 s.
6
Cf. p.ex. CJUE du 10 mai 2012, Commission européenne c/ Pays-Bas, aff. C-368/10, N. 63 ss et 82 ss, avec note de M. BEYELER, BR/DC 2012, p.
262; CJUE du 4 décembre 2003, EVN AG et Wienstrom GmbH c/ Autriche, aff. C-448/01, N. 34. Dans son commentaire de l’art. 5 LMI, E.
CLERC cite plusieurs autres arrêts européens pertinents (E. CLERC, Commentaire de l’art. 5 LMI, in: Martenet/Bovet/Tercier (édit.), Droit de la
concurrence, Commentaire romand, 2e éd., Bâle 2013, N. 131 ss).
Aus BR/DC 1/15 / Extraits de BR/DC 1/15
Redaktion/Rédaction: Prof. Dr. Jean-Baptiste Zufferey
http://www.unifr.ch/baurecht