Musique traditionnelle et modernité

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Musique traditionnelle et modernité
Musique traditionnelle et modernité
Extrait du IRMA : Centre d'information et de ressources pour les musiques actuelles
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1994
Musique traditionnelle et
modernité
- CIMT - Ressources -
Date de mise en ligne : mardi 18 avril 2006
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Musique traditionnelle et modernité
Contribution au colloque "Musiques et sociétés", 1994
Il peut paraître singulier d'associer les musiques traditionnelles à la notion de modernité. Si délaissant l'acception
usuelle du terme nous choisissons de le considérer en tant que concept esthétique, l'association devient un
paradoxe. La modernité définit ici une forme ou une expression du contemporain, à la recherche d'une adéquation
pertinente avec l'époque où elle se situe. Elle identifie une recherche inventive qui, quoique située dans le
prolongement des formes précédentes, postule qu'elle est novatrice, voire en contradiction ou en révolte avec les
démarches anciennes. Cette vision d'une modernité qui constamment anticipe même les capacités du public
contemporain à appréhender les formes nouvelles prévaut depuis le siècle dernier. Elle s'est constituée en mythe au
cours du mouvement romantique. Le créateur vraiment "moderne" ne saurait être qu'un précurseur.
De son côté le terme de traditionnel renvoie à un concept délibérément ancré dans le passé. Il se développe autour
d'un héritage et donc d'un patrimoine transmis scrupuleusement - ou du moins dans l'illusion de cette transmission
scrupuleuse. La mémoire intervient pour fixer les formes, et la tradition, au-delà des formes, se manifeste par la
prégnance des coutumes et des mSurs, par la contrainte que l'ensemble de la société traditionnelle fait peser sur
l'expression individuelle et donc sur l'expression artistique.
Du point de vue esthétique, les formes traditionnelle apparaissent essentiellement normatives. Elles seront
appréciées ou rejetées par rapport à une norme implicite ou enseignée : la tradition. En face de la modernité dont
l'essence se situe dans le mouvement et le futur, la tradition réfère au passé et donc à l'histoire. Et pourtant, l'étude
des mouvements intellectuels et artistiques occidentaux montre une propension constante à chercher une grande
part de ses modèles dans les formes traditionnelles. Ce trait récurrent apparaît de façon visible à partir de la
deuxième moitié du XVIIIe siècle, il est flagrant au cours du XIXe, il parcourt notre époque. Le paradoxe devient un
trait pertinent si on l'étend à l'ensemble des expressions artistiques dites traditionnelles. Ainsi, par exemple, nous
rangerons dans ce phénomène l'engouement pour les "arts nègres" au début de notre siècle.
Or précisément, ce sont bien les temps modernes qui ont inventé le concept même de musique traditionnelle, selon
l'expression en usage aujourd'hui. Le qualificatif a évolué avec les époques : nous sommes passés successivement
du champêtre, au populaire, du populaire au folklorique, puis du folk au traditionnel. Chacun de ces termes recouvre
un épisode de l'histoire de la culture et obéit aux préoccupations propres à la période qui les utilise. D'abord
strictement limité aux expressions anciennes populaires le terme consacré par chaque période s'est élargi
aujourd'hui à un concept plus hétérogène. Il englobe maintenant ces traditions orales populaires, mais aussi les
traditions savantes extra-occidentales - et tout autant les traditions indigènes que les expressions exogènes venues
d'autres pays et transportées dans un contexte social différent par les contraintes de l'émigration.
Naissance du champêtre
Que s'est-il donc passé à la fin du XVIIe-début XVIIIe pour que les milieux artistiques et intellectuels daignent enfin
s'intéresser, à leur façon, à la musique et à la chanson populaires ? Auparavant, elles étaient à ce point évidentes ou
négligeables qu'il ne paraissait guère utile de les distinguer ou de chercher à les désigner. Il n'est pas certain,
d'ailleurs, que la distance entre les différentes pratiques musicales ait été si éloignée qu'il nous paraisse aujourd'hui,
ni surtout qu'on les eût vécues de façon contradictoire. Bien des témoignages portent au contraire à penser qu'on ne
les ignorait pas, voire même qu'il arrivait qu'on les pratiquât [1]. Par contre, les préoccupations esthétiques de
l'époque se situaient bien loin des modestes formes de la musique populaire. Pourtant cela ne voulait pas dire qu'on
ne puisse pas parfois daigner prêter l'oreille à quelques unes de ses manifestations.
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Voici, par exemple, ce que nous raconte Antoine Terrasson en 1741 [2] : "Quoiqu'il en soit, la représentation des
premiers opéra en France en l'année 1671 ayant augmenté le goût que l'on avait déjà pour la musique & les
instruments, il parut successivement deux personnages qui réveillèrent aussi dans l'esprit de la cour & du public le
goût que l'on avoit eu pour la vielle. L'un se nommoit la Roze : Il n'était pas grand musicien, & la plus grande partie
de son talent consistait à joüer les Menuets, Entrées, Contredanses & Vaudevilles de ce tems-là : mais il les jouait de
manière qu'on l'entendoit avec plaisir. Il joignoit à ce talent, celui de chanter les Vaudevilles, & de s'accompagner en
même-tems avec son Instrument : Toute la Cour voulut entendre la Roze, & je ne doute pas que la manière dont il
joüoit de la Vielle n'ait contribué à former dès lors un grand nombre de partisans de cet Instrument. Peu de tems
après on vit paroître un autre Joüeur de Vielle qui s'acquit encore plus de réputation : Celui-ci se nommoit Janot
[…]. Ce fut pour la Roze & Janot, & peut-être par eux-mêmes, que furent composées plusieurs Chansons dans
le caractère de la Vielle joüée par les Aveugles […]." Cette citation confirme par ailleurs le fait, maintes fois
attesté, que les milieux cultivés connaissaient parfaitement certaines formes de musique populaire - ne serait-ce que
cette musique des musiciens de rue, chanteurs-chansonniers du Pont-Neuf ou vielleux itinérants, dont Boileau ou
Couperin se gausseront. Mais il y a loin de cette connaissance à l'accueil et à l'intérêt que manifeste l'extrait de
Terrasson. Il nous apprend par la suite que ces deux musiciens ont formé des disciples parmi les membres de la
cour de Louis XIV.
L'intérêt que l'on porte soudain à ces musiciens ne saurait être dû au hasard. Un mouvement est en gestation qui va
provoquer une modification dans l'oganisation des divertissements et des pratiques artistiques. Le début du XVIIIe
invente le champêtre. En effet, on étouffe dans l'atmosphère de plus en plus oppressante de Versailles. Voici venu le
temps des "fêtes galantes" et du plein air. Et ce n'est pas un hasard si l'on retrouve au détour d'un tableau de
Watteau, un joueur de vielle parmi les musiciens cachés dans les bosquets ou auprès d'une statue. Dès lors, le
champêtre appelle son personnage emblématique : le berger - et le berger est censé jouer d'un instrument rustique.
La musette et la vielle en tiendront lieu. On composera pour ces deux instruments une littérature importante, on
intégrera dans l'ordonnance de la Suite française, quelque "Musette" imitant par un ostinato le bourdon de
l'instrument. La "Loure" (autre nom de la cornemuse) deviendra soit un genre de pièce musicale soit encore un
"agrément" - nous dirions aujourd'hui un ornement. N'oublions pas que les Indes Galantes de Rameau comporte un
duo de musettes et que Vivaldi a composé un concerto entier, Il Pastor Fido, pour la vielle ou la musette. Les
méthodes fleurissent. La première méthode de musette est l'Suvre de Borjon de Scellery et paraît en 1672 c'est-à-dire à la même époque que l'apparition à la cour des deux vielleux décrit par Terrasson. Par contre, il faut
attendre 1732 pour la publication de la première méthode de vielle [3].
Ainsi le "champêtre" devient un genre musical à part entière qui connaît son apogée vers le milieu du siècle.
Chédeville, Naudot, Bodin de Boismortier, Buterne multiplient les duos et des sonates. Les frontispices de leurs
éditions s'ornent de scènes de campagne et de bergerades. Cette littérature s'astreint aux contraintes des
instruments populaires : tonalités limitées imposées part les bourdons présents aussi bien sur la musette que la
vielle, modulations quasiment inexistantes, ambitus étroit. Les difficultés techniques sont peu fréquentes afin de
convenir à un public de dilettantes. On vielle dans les plus hautes couches de la société : Madame Adélaïde, fille de
Louis XV est une joueuse acharnée. C'est donc la rencontre entre un besoin social et des instruments
emblématiques qui préside à la naissance et à l'existence de ce genre nouveau.
Vers la même époque, un phénomène identique intervient dans le domaine de la chanson. La société se prend
brusquement d'intérêt pour les chansons légères inspirées par les formes populaires. Ce sont d'abord les vaudevilles
et les brunettes. Issues à la fois du répertoire des musiciens de rue et des chanteurs populaires, ces nouvelle formes
lyriques deviennent la coqueluche des milieux aristocratiques et bourgeois. Un éditeur, J.-B.-Christophe Ballard,
publie à la suite d'un recueil de brunettes quelques rondes à danser. Le succès est tel, qu'il se lance, selon ses dires,
dans une entreprise de collecte dans les milieux populaires et publie un premier recueil de Rondes à danser en
1724. Parmi ces dernières figurent un nombre important de chansons que l'on retrouvera plus tard, sous des formes
très proches, dans les grandes collectes du XIXe. Patrice Coirault les a désignées du terme de pré-folklorique [4].
Nous savons que Ballard les a amplement retouchées afin de ne pas choquer son public. Cependant, il crée du
même coup plusieurs genres nouveaux de chansons dont les échos seront encore présents dans les collectes des
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folkloristes. Ainsi les genres dérivés ou inspirés par la musique et la chanson traditionnelles participent bel et bien, à
cette époque, du renouvellement du goût et des formes des arts savants.
La recomposition du populaire
Le champêtre nous amène progressivement vers le grand bouleversement de la sensibilité et des arts que l'on
rassemblera sous les termes de préromantisme et de romantisme. Jusqu'à présent, l'intérêt pour la musique
traditionnelle demeure limité et fonctionne à travers le filtre de l'évolution du "goût" dans la société cultivée. C'est plus
un jeu, une "pantomime" aurait dit Diderot, qu'une attirance véritable. La vie rustique de ces nobles et de ces grands
bourgeois est un simulacre bien éloigné des réalités de la paysannerie française. La laiterie de la Reine que l'on peut
encore admirer à Rambouillet est la vision idyllique d'une véritable ferme.
Etrangement, ce caractère idyllique - cette vision naïve d'une réalité ignorée - nous allons le retrouver dans la
conception que les romantiques se feront de la chanson populaire. Le mouvement romantique naît en Angleterre
avant de se répandre en Allemagne puis à travers toute l'Europe. Il prendra des allures radicalement différentes
selon l'intensité du problème identitaire. Les musiques traditionnelles - pour être plus précis, la chanson populaire seront au centre de ce problème. Le préromantisme anglais se dresse contre le goût français, contre la doctrine
classique, contre l'hégémonie de la raison. Le Sturm und Drang des allemands empruntera cette même position. On
renie la culture gréco-latine et l'on part à la recherche d'un autre corpus littéraire, à la recherche de "monuments
nationaux" . Et dans cette recherche et cette construction d'une autre culture, d'un autre passé, d'un autre substrat
artistique, les romantiques découvrent la chanson populaire et l'intègrent à leur entreprise. Certes, elle ne sera pas la
seule à jouer ce rôle : l'ancienne littérature épique, la poésie du Moyen Age participeront de ce même élan - qui ira
d'ailleurs jusqu'à confondre parfois tous ces genres [5].
Les élites cultivées choisissent précisément la période où débute la révolution industrielle qui provoquera la
destruction des anciennes traditions populaires pour s'intéresser aux expressions artistiques qu'elles avaient
élaborées. Tous s'emparent de la chanson populaire, tous se lancent dans la collecte et la publication de leurs
découvertes, tous réécrivent, recomposent, - rêvent la chanson populaire à l'image de leur quête d'identité. Un
répertoire se distingue parmi tous, il correspond le mieux à l'attente des romantiques, aux présupposés qu'ils ont
ébauchés quant à la nature de l'art populaire [6]. Il s'agit des chansons à caractère dramatique et épique que les
romantiques vont annexer et transformer en inventant un genre nouveau la "ballade".L'analyse de la fortune de ce
genre et de l'utilisation qui en est faite est révélatrice de leur pensée profonde.
La publication en 1765 par Percy de ses Reliques of ancient English poetry marque l'essor du genre. Les poètes
allemands seront vivement impressionnés par ce recueil hétéroclite où figurent quelques ballades traditionnelles.
Voici que surgit brusquement à la lumière le filon merveilleux de la chanson populaire. Un monde ancien
miraculeusement préservé par la mémoire du peuple se découvre devant les yeux de ces poètes partis à la
recherche de formes nouvelles dans une révolte fracassante contre les "lumières". Cette quête de sources vives est
indissociable d'une volonté exacerbée de mettre à jour les expressions anciennes d'un art nordique afin d'édifier une
culture nationale. Sur ce point, il existe une communauté de pensée entre l'ensemble du monde anglo-saxon.
Britanniques et Allemands, reniant la culture gréco-latine, portent toute leur passion vers ce que l'on peut exhumer
des anciennes épopées germaniques et scandinaves et de la littérature médiévale. Le genevois Paul-Henri Mallet
fait découvrir au monde lettré les merveilles du panthéon scandinave [7]. Voici une constellation de mythes et de
divinités que l'on pourra opposer aux dieux grecs et romains.
Les jeunes poètes du Sturm und Drang, fascinés par les découvertes de Percy partiront dans les campagnes à la
recherche de ces chants archaïques. Leur collecte sera rapide et superficielle. Bien sûr, parmi la multitude de
chansons que connaît le peuple, leur attention se porte essentiellement vers les longs récits dramatiques où passe le
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souffle de l'épopée, vers ces histoires étranges d'amour malheureux qui se teintent parfois d'une touche de
fantastique. Ainsi la "ballade" va-t-elle devenir le répertoire favori de ces artistes jusqu'à se muer en genre littéraire.
Les trois volumes des Minstrelsy of the Scottish border que Walter Scott publie de 1802 à 1803 manifestent l'attrait
considérable des poètes romantiques pour les chansons traditionnelles et tout particulièrement pour les ballades.
Son impact se prolongera tout au long du XIXe siècle et nous en relevons encore la trace aujourd'hui. Arnim et
Brentano publient de leur côté, en deux volumes, Des Knaben Wunderhorn de 1805 à 1808. On cherchera en vain
une démarche rigoureuse dans cette compilation de textes d'origines diverses et que les collecteurs ont pris soin de
retoucher. L'Allemagne part à la recherche des fondements de sa culture à travers l'évolution de sa langue. Cet
intérêt pour la chanson populaire est aussi liée à l'émergence de la philologie allemande née en partie de la
nécessité de porter à la connaissance de tous les monuments de l'ancienne littérature germanique. Le malheur veut
que l'on ait pris soin de considérablement retoucher les chansons recueillies dans le souci d'édifier les fondements
d'une poésie nationale. Remises en circulation après cette restauration, elles remplaceront le fonds véritable et cette
action contribuera à faire disparaître rapidement en Allemagne toute trace de chanson traditionnelle [8].
Les romantiques allemands vont développer un ensemble de théories autour de la chanson populaire. Cette chanson
apparaît comme l'expression primitive de la poésie. Elle sourd de la bouche du peuple rassemblée, elle est
l'expression même de la nature. Comme telle, elle est donc l'âme du peuple allemand. Les recueils paraissent en
cascade dans cette Europe du début du siècle traversée par la montée de nationalismes. L'Etat allemand entre en
gestation, la nation italienne pointe à l'horizon. Polonais, Hongrois, Espagnols publient à leur tour les chansons
traditionnelles de leur peuple. En se penchant sur ce répertoire, c'est leur histoire et leur langue qu'ils réinvestissent.
Les Français réagiront tout autrement. Il faut attendre Nerval et la parution de son article, Vieilles ballades
françaises, dans le magazine La Sylphide le 10 juillet 1842 pour que l'on s'inquiète sérieusement de l'existence de
chansons populaires francophones. Les Bretons, notamment grâce à La Villemarqué et à son Barzaz-Breiz, l'avaient
précédé de quelques années. L'emploi du terme "ballade" dans le titre de cet article fondateur n'est pas indifférent.
Outre le fait qu'il montre qu'il est encore en usage dans les milieux littéraires près d'un siècle plus tard, il place
d'entrée de jeu, le texte de Nerval sous l'éclairage des exemples étrangers. Or précisément, les premières lignes de
l'introduction restituent cette étude dans son contexte européen : "Avant d'écrire, chaque peuple a chanté : toute
poésie s'inspire à ces sources naïves et l'Espagne, l'Allemagne, l'Angleterre citent chacune avec orgueil leur
romancero national. Pourquoi la France n'a-t-elle pas le sien ? On nous citera les gwerz bretons, les noëls
bourguignons et picards, les rondes gasconnes, mais aucun chant des vieilles provinces où s'est toujours parlée la
vraie langue française nous a été conservé" [9]. La problématique identitaire s'affiche ici comme renversée mais elle
est bien présente. Nerval craint que l'attrait de la "couleur locale" ne conduise le public à délaisser les chansons du
fonds francophone au profit des répertoires vernaculaires. L'identité française, éclatée en intérêts régionaux,
demeure encore rétive vis à vis de ce chansonnier francophone dont les grandes enquêtes qui verront le jour - en
grande partie grâce à l'impulsion donnée par Nerval - quelques années plus tard révéleront l'extraordinaire
foisonnement et sa dispersion jusqu'au Canada. D'ailleurs, les lecteurs de ces recueils ne manqueront pas de
s'étonner régulièrement de l'existence d'une chanson francophone au sein de populations dont le français n'est que
rarement la langue usuelle. Ce phénomène, attesté par tous les grands collecteurs, ne trouvera son explication que
lorsque les études de Patrice Coirault auront permis de démonter la genèse de ce répertoire [10]. Suivant en grande
partie l'exemple de ses aînés allemands - de ces écrivains qu'il aime et dont il a traduit les Suvres - Nerval convoque
la chanson afin de servir au renouvellement de la poésie savante française, qu'il juge essoufflée et coupée du
peuple. Les règles par trop rigides de la prosodie française - héritées d'uns classicisme qui n'a su produire, selon lui,
que des "poésies fugitives, si incolores, si gourmées" - ont interdit que l'on puisse prêter quelque intérêt à ces
"charmantes et naïves productions". Le mouvement romantique a balayé ce parti-pris académique, il est temps
maintenant de les accueillir parmi l'ensemble des créations poétiques françaises. Certaines de ces ballades dont il
offre, pour la première fois dans l'histoire de la littérature, des exemples importants et non retouchés, ne se
hissent-elle pas au rang des plus "touchantes ballades allemandes" ? Il ne manque aux Français que des écrivains
comme Goethe et Bürger pour accomplir en France l'Suvre de renouvellement poétique que les autres peuples
européens ont mis en chantier. C'est à cette vaste entreprise que Nerval convie les poètes français, à la fin de son
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article : "Il serait à désirer que de bons poètes modernes missent à profit l'inspiration naïve de nos pères et nous
rendissent, comme l'ont fait les poètes d'autres pays, une foule de petits chefs d'Suvres qui se perdent de jour en
jour avec la mémoire et la vie des bonnes gens du temps passé".
L'ére du folk
Sautons maintenant par-dessus plus d'un siècle pour analyser rapidement ce qu'il convient d'appeler le "mouvement
folk". Celui-ci, en opérant une sélection dans le répertoire traditionnel, en créant de toutes pièces une forme
d'accompagnement et de pratique inconnue dans la tradition, en l'accompagnant d'un discours idéaliste, propose un
répertoire populaire de chansons et de danses totalement reconstruit pour les besoins d'une époque. Il les remet à
jour dans tous les sens du terme en proposant une relecture que sous-tendent en partie l'idéologie du "tout politique"
et les premières manifestations de l'écologie.
A la fin des années 60, dans le sillage du folk-song américain, la jeunesse française redécouvre ses propres
musiques traditionnelles. Paris est alors le lieu de séjour de nombreux musiciens américains, souvent en rupture
avec leur pays en raison de leur opposition avec la guerre du Viêt-nam. Ils véhiculent tout un répertorie de chansons
traditionnelles et de chansons à caractère politique, les protest-songs, qui sont l'Suvre d'une école de jeunes
chanteurs parmi lesquels émergent Bob Dylan, Tom Paxton et Phil Ochs. Tous subissent l'influence de leurs aînés
dans le combat politique, ces chanteurs issus du socialisme américain comme Cisco Houston et Pete Seeger,
regroupés autour de la figure emblématique de Woody Guthrie qui, cloué sur son lit au Brooklyn State Hospital
depuis 1956 par la Chorée de Huntington, reçoit les visites de ses disciples. Dans un même élan, ces chanteurs
mêlent les anciennes chansons populaires qui racontent la vie des pionniers, le labeur harassant des cow-boys et
des mineurs ou la misère des déshérités et leurs amours malheureuses avec les créations récentes qui décrivent la
guerre absurde au Viêt-nam, les luttes syndicales, les injustices et le racisme ou encore la violence politique. Les
campus frémissent à l'écoute de ces textes subversifs dénonçant ces "masters of war" qui massacrent la jeunesse
pour leurs intérêts immédiats. Ils ont leur madone en la personne de Joan Baez dont la voix chaude interprète aussi
bien les anciennes ballades britanniques retrouvées dans le Kentucky que les derniers couplets de Dylan. Le combat
politique de la jeunesse américaine se confond bientôt avec la redécouverte de la chanson traditionnelle.
Dès lors, cette chanson est investie d'un parfum de révolte qui va séduire la jeunesse française en proie à l'asphyxie
dans une société menacée d'un blocage social et moral total. Les musiciens américains de Paris se retrouvent à
l'American Center où Lionel Rocheman anime tous les mardis soir une sorte de scène ouverte, le hootenanny. La
jonction s'opère très vite avec de jeunes musiciens français qui, bientôt regroupés autour du Bourdon, seront à
l'origine du mouvement.. La fréquentation des musiciens américains et l'exemple du développement des folk-clubs
dans les îles britanniques contribuent à l'apparition d'un nouveau style d'interprètes et d'interprétation.
Le bouillonnement culturel qui agite Paris dans les années qui précèdent et qui suivent immédiatement Mai 68
favorise la multiplication des rencontres et l'émergence des projets autour des musiques traditionnelles. La fin de
1969 voit la création à Paris du Bourdon, le premier folk-club français. Dans les mois qui suivront, d'autres verront le
jour et les grands festivals du début des années 70, ainsi que les réseaux de tournées qui s'ébauchent, vont
propager cette musique à travers la France.
Le mouvement bénéficie d'un contexte social exceptionnel. La chanson traditionnelle est d'abord perçue comme
populaire. On ne s'arrête guère à son contenu, attaché avant tout à mettre en avant le fait que l'on exhume un
authentique art du peuple. Cette expression populaire est d'autant plus estimée qu'elle provient de toutes les régions
de France et s'oppose donc à la culture centralisatrice et "bourgeoise". Plus encore, son origine rurale renvoie au
mythe de la nature, au mouvement de retour vers les campagnes et à l'émergence du courant écologique. C'est
l'époque où des hordes de citadins investissent de paisibles hameaux d'Ardèche ou des Cévennes, où l'on se prend
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à élever des chèvres ou à tisser à la main. L'artisanat envahit les marchés locaux et les "communautés" fleurissent
dans toutes les campagnes françaises. Le retour à la nature et la liberté sexuelle cohabitent avec les instruments
traditionnels remis au goût du jour et les anciennes ballades chantées autour du feu.
L'ambiance générale de revendication libertaire s'étend à la musique. Le mouvement folk revendique sa distance à
l'égard de l'écriture et du solfège. L'apprentissage se fait d'oreille dans la convivialité des "ateliers" et des stages. On
met en avant sa facilité d'accès et de pratique. C'est enfin une vraie pratique populaire débarrassée des canons de la
musique bourgeoise et de sa notation obligée. Le solfège est vécu comme un barrage à la musique. On privilégie
une pratique de groupes dont les arrangements musicaux sont le produit d'une création collective revendiquée hors
de l'écriture. On ne cherche pas à proposer un produit achevé et policé, bien au contraire l'exécution en concert doit
absolument conserver une part d'imprévue et d'impréparé qui sera le gage de sa spontanéité. De la même façon, le
concert n'est pas considéré comme une suite ordonnée de pièces musicales. Son déroulement est souvent
improvisé et confié au hasard de la combinaison d'un stock de chansons et de pièces instrumentales disponibles. Le
public est poussé à intervenir directement en participant aux chansons ou bien encore en dansant et ses réactions
immédiates déterminent, elles-aussi, l'ordonnancement du spectacle. C'est bien une notion d'anti-concert qui
prédomine, reliant ainsi le mouvement folk aux recherches du théâtre contemporain de l'époque - souvenons-nous
du travail mené par le Living Theater - ainsi qu'à la mode de ces spectacles complets, les happenings, qui mélangent
musique, théâtre, arts plastiques, light shows, danse et cinéma.
Ce qui caractérise aussi, d'un point de vue musical, le mouvement folk peut se résumer dans quelques idées et
principes suffisamment efficaces pour avoir provoqué l'adhésion de milliers de personnes. Tout d'abord, on cherche
à retrouver les traces de la musique traditionnelle dans les campagnes par le biais du collectage. Cette activité est
conçue à la fois comme un retour aux formes "authentiques" de l'interprétation, au travers d'une rencontre avec les
anciens musiciens traditionnels, mais aussi comme une source de répertoires nouveaux. Enfin, on met l'accent sur la
pratique collective. On voit alors apparaître les stages et surtout un intense développement des bals. Il n'est plus
question de danser en costumes sur une scène mais bien de faire danser. Les concerts débouchent presque
invariablement sur un bal et des groupes se spécialisent bientôt dans ce domaine.
Mais au-delà du phénomène de mode, un travail de fond est accompli sur les répertoires et les instruments. C'est
grâce à ce mouvement que resurgissent pêle-mêle, sur le devant de la scène, l'épinette des Vosges et la cornemuse
des Landes, la tradition de violon en Auvergne et les cornemuses du centre de la France. Les luthiers vont
perfectionner les instruments traditionnels pour répondre à une demande nouvelle en quantité et en qualité. Lorsque
les flots de la mode se retireront, ils mettront à découvert un immense travail de recherches et d'innovation dont les
conséquences perdurent. Les pratiques d'aujourd'hui, quoiqu'on en puisse dire, en conservent une empreinte
indélébile.
La création du monde
Dans les années 80, on abandonne le terme de "folk", pour le remplacer par celui de "traditionnel", inspiré par la
terminologie des ethnomusicologues. Mais le mouvement des musiques traditionnelles est alors rattrapé par la
naissance d'un nouveau genre musical venu des pays anglo-saxons et tout particulièrement d'Angleterre : la world
music. Ce genre forme à l'origine un concept économique, une opération de commercialisation menée par des
compagnies phonographiques décidées à ouvrir et à protéger un nouveau marché [11]. Les musiques traditionnelles
sont happées par le phénomène et se retrouvent très vite classées sous l'appellation de "musiques du monde". Cette
notion encore plus hétérogène que toutes celles définies auparavant, relève d'une invention totale. Elle charrie
pêle-mêle musiques ethniques et musiques traditionnelles, musiques de tradition savante extra-européennes, genres
dérivés des formes traditionnelles, musiques populaires urbaines des cinq continents, variétés et chanson teintées
par les traditions locales… tout cet imbroglio musical rangé par origine géographique. Ce genre n'existe en fait
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que par opposition à la prédominance des variétés nord-américaines ou des variétés nationales le plus souvent
décalquées de ce modèle.
Désormais l'émulation est planétaire. Genres et formes circulent d'un bout à l'autre de la terre par le biais des
tournées, des disques et des émissions de télévision retransmises par satellite. Le phénomène des "musiques du
monde" transporte avec lui l'apologie du "métissage". Mélange des styles et des genres, des répertoires et des
formes, à l'image d'une société qui rêve l'abolition de ses conflits dans une fusion des cultures. Or les musiques
traditionnelles demeurent fortement imprégnées par la thématique identitaire. Noyés dans l'anonymat des grandes
métropoles, les originaires d'une même communauté utilisent souvent leurs musiques et leurs danses traditionnelles
pour perpétuer le souvenir du pays d'origine et resserrer le lien social. Les traditions sont préservées afin de freiner
le mouvement centrifuge de la communauté. Grande est la tentation de se replier sur ce songe éveillé, de se couper
alors de la réalité sociale et économique, voire de réveiller de vieilles hostilités. Formidable outil de cohésion social,
les musiques traditionnelles peuvent aussi se révéler comme un facteur aggravant d'isolement au lieu de servir de
levier à une intégration dans la société d'accueil.
Nous n'oublierons pas que l'apparition des premiers groupes folkloriques dans les grandes villes françaises est liée
au développement des "solidarités" régionales, ces sociétés d'entraide entre originaires d'une même province [12].
Le risque d'enfermement que je soulignais ci-dessus a pour pendant celui de dilution de la culture traditionnelle dans
une adaptation servile aux formes musicales imposées par le marché. Certains promoteurs de la world music
semblent par moments succomber à la tentation de récupérer toutes les richesses des musiques traditionnelles du
monde pour les exploiter à leur profit en les coulant de force dans le format musical de la variété occidentale.
Gommant les aspérités de leurs échelles, rabotant les rugosités des instruments et de voix et les enrobant dans une
nappe harmonique éloignée de leur fonctionnement, ils ne font que recréer, dans un simulacre d'opposition à
l'hégémonie des variétés, un autre modèle tout aussi insipide et standardisé.
Ces variétés tant décriées - qui, d'ailleurs, ne produisent pas que des horreurs - sont constamment à la recherche de
genres nouveaux afin de les mettre à la disposition du marché. Cette soif de nouveauté, nous l'avons déjà maintes
fois rencontrée, notamment chez les romantiques. Elle saisit périodiquement l'une ou l'autre des expressions
artistiques de la culture occidentale. Pour produire, cette dernière a constamment besoin de matériaux neufs. Elle va
souvent les chercher en dehors de son domaine. Hier, ce monde extérieur a pu se trouver dans ses propres peuples.
Aujourd'hui, c'est le monde entier qui est mis à contribution.
Retour à la modernité
Il n'est donc pas indifférent de constater qu'une fois encore, les musiques traditionnelles apparaissent au devant de
la scène dès qu'il s'agit de construire un objet culturel moderne. Mais la contribution essentielle qu'elles peuvent
apporter à la création contemporaine n'a d'intérêt, à mon sens, que si elle s'opère dans le respect de ses formes
originelles et authentiques. C'est dans cette démarche que gît la modernité. Se contenter de la standardisation que
j'évoquais précédemment conduit à l'éphémère - or l'acte créateur se construit dans la durée, il est une résistance au
temps. Ce n'est pas la réduction d'une mélodie traditionnelle au tempérament uniforme d'un synthétiseur, à une grille
d'accords conforme aux traités d'harmonie ou encore à un rythme binaire qui constitue un fait de modernité. La
modernité des musiques traditionnelles repose au cSur même des formes et des leçons qu'elles nous proposent.
C'est bel et bien la variété phénoménale de ses rythmes, des polyrythmies africaines aux rythmes asynchrones de
l'Europe centrale qui peut fracasser notre sage battue classique. C'est la modalité universellement répandue,
systèmes millénaires aux combinatoires inégalées, qui peut faire éclater l'uniformité de nos deux uniques modes.
C'est la richesse somptueuse des polyphonies populaires et extra-occidentales, des paghjella corses aux savants
contrepoints des pygmées qui peut bouleverser cette harmonie savante qui, il y encore peu de temps vivait dans
l'illusion que la polyphonie était l'apanage et la marque distinctive de la "musique classique" européenne. C'est
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Musique traditionnelle et modernité
encore l'inattendu des multiples tempéraments et échelles musicales qui peut distordre enfin le tempérament
toujours égal et sans surprise qui enchaîne tous nos instruments.
Les musiques traditionnelles prennent place parmi les "musiques actuelles" et leur présence, à côté du jazz ou du
rock, renseigne à la fois sur les revendications de ceux qui les pratiquent et sur la conception qui prévaut aujourd'hui.
Bien quelles soient porteuses d'héritages séculaires et de traits archaïques, elles demeurent ressenties comme une
source unique de revivification des formes et des pratiques artistiques. Dans le même temps, elles apparaissent
comme la manifestation la plus claire de l'identité de chaque culture sans pour autant renoncer à l'universel. Et c'est
précisément cet ancrage dans le passé et cet investissement dans le présent qui leur confèrent un caractère
résolument moderne.
[1] GUILCHER (Jean-Michel), La Chanson traditionnelle de langue française, Créteil, Atelier de la Danse Populaire, 1985, 185 p.
[2] TERRASSON (Antoine), Dissertation historique sur la vielle, Paris, J.-B. Lamesle, 1741.
[3] ***, Pièces choisies pour la vièle à l'usage des commençants avec des instructions pour toucher, & pour entretenir cet instrument, Paris,
J.-B.-Christophe Ballard, 1732.
[4] Voir surtout COIRAULT (Patrice), Recherches sur notre ancienne chanson populaire traditionnelle (Exposé V), Paris, Librairie E. Droz, 368 p.
[5] DUTERTRE (Jean-François), "L'Herbe sauvage - perspective cavalière sur le romantisme et les traditions populaires", Modal, vol. "L'Air du
temps", Parthenay, FAMDT Editions, 1993, 64 p.
[6] GUILCHER (Yvon), "Les Romantique allemands et la chanson populaire (Volkslied)", Modal, vol. "L'Air du temps", Parthenay, FAMDT Editions,
1993.
[7] MALLET (Paul-Henri), Les Monuments de la mythologie et de la poésie des Celtes, et particulièrement des anciens Scandinaves, Genève,
1756.
[8] GUILCHER (Yvon), op. Citat.
[9] BENICHOU (Paul), Nerval et la chanson folklorique, Paris, Librairie José Corti, 1970, 390 p.
[10] COIRAULT (Patrice), Formation de nos chansons folkloriques, 4 vol., Paris, Editions du Scarabée, 1953-1959.
[11] BENSIGNOR (François), "Le Phénomène World Music", Modal, vol. "L'Air du temps", Parthenay, FAMDT Editions, 1993.
[12] DUFLOS-PRIOT (Marie-Thérèse), "Quelques jalons pour l'histoire des groupes folkloriques", Modal, vol.. "L'Air du temps", Parthenay, FAMDT
Editions, 1993.
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