l`objet perdu
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l`objet perdu
BORIS RYBAK L'OBJET PERDU « Au revenant s'oppose le devenant. » René CREVEL THE à la fois vivant et observateur du vivant n'est pas sans entretenir une ambiguïté d'où naît la confosion J quand notre vanité est en jeu, mais où s'édifie l a eonscience quand notre lucidité prédomine. Lentement nous nous libérons de notre gangue de superstitions et de préjugés, lentement ce qui semblait l'évidence apparaît dans son impalpable complexité, et ce qui paraissait obscur devient clairement perçu. Notre vie sexuelle est peut-être l'ensemble phénoménal où cette dialectique se fait le mieux sentir. Mais cette belle matière verbale elle-même, que nous pétrissons avec volupté ou perplexité, nous pétrifie dans son argile; le verbe fluide devient statue, et l'on peut craindre de ne jamais trouver eu aucun lecteur un Pygmabon. Je proteste, mais ma protestation n'est-elle pas déjà un consentement ? Avions-nous besoin de Babel pour ne pas nous comprendre ? Chaque mot pose ses traquenards : l'opium du peuple, l'opium des intellectuels, l'opium du pharmacien, l'opium d'Artaud, l'opium et sa vertu dormitive... J e dis opium, j e perçois fumée; j'ai peut-être conçu botanique, vous avez compris drogue. Tout à notre paradoxale nature de bestialité sous-jacente et de conscience émergente — la première colossale par rapport à la seconde — nous jugeons souvent emportés par la passion d'une nécessité immédiate, pris au dépourvu, appréciant à partir de ce que nous présumons plus qu'à partir de ce que nous savons. Injustes avec nous-mêmes plus souvent qu'avec les autres, nous participons à l'illusion : stupéfiant-œillère, stupéfiant-doctrine, stupéfiant - anthropocentrisme, stupéfiant - génuflexion. L a 472 BORIS R Y B A K science ne détruit pas le mystère, peut-être ne fait-elle que le renouveler. Mais elle est notre seule chance. C'est pourquoi on ne saurait tenter de se soustraire aux combats de la connaissance qu'il nous reste à livrer si ce n'est aux seidesfins,p e u avouables, de se distinguer de la rigueur et de se confondre du même coup avec le néant. Isolés dans l'espace, nous n'avons pas le sentiment d'y être perdus, c'est-à-dire remisés intentionnellement par une puissance omniprésente, disposant de tout. Isolés comme u n homme au milieu d'une foule plus que comme Crusoë dont l'extraordinaire intérêt vient en grande partie de sa symbolique adamique. Hors de la Terre nous ne trouvons qu'effigies, et si l'homme est destiné à coloniser les espaces —^ Lune, Mars, Vénus... — notre angoisse vient plutôt de ce que ces planètes pourraient servir de bases stratégiques pour « tenir » la Terre que de l'éventualité d'y rencontrer quelque objet vivant. La probabilité de création de la vie, si faible, réduit d'adleurs, sans l'exclure, la plausibilité d'une pluralité des mondes habités. Si donc le problème est purement humain, c'est l'homme qu'il faut maîtriser, rendre libre. Il faut en conséquence nous en tenir aux limites du concret. M. Maurice Frechet vient nous assurer encore dans cette attitude^. Rassemblant un certain nombre d'articles sur les Mathématiques, son ouvrage se présente comme l'exposé d'ensemble d'une pensée cohérente qui s'était dispersée dans des manifestations publiques — conférences e t études de revues — pour affirmer sa présence. Ces propos, d'une lecture aisée, devraient être médités par tous ceux qui ont des valeurs à estimer, des décisions à prçndre, des rêves à réaliser. Entretenir de Mathématiques des hommes habitués aux seules joies et peines qualitatives n'est pas sans constituer une gageure. Pourtant, sans tomber dans quelque mysticisme pythagoricien, chacun est bien obligé de reconnaître que le nombre et les symboles algébriques nous conditionnent, consciemment ou non, dans toute l'étendue de nos désirs, de nos pensées et de nos réalisations. II n'est pas possible de réfléchir aujourd'hui sur des problèmes comme ceux de l'amour ou de la mort comme on pouvait y réfléchir il y a un siècle, mille ans. Peut-être même ne fait-on pas exactement l'amour ou le mort comme nos ancêtres. Gageons qu'un homme du moyen âge plongé dans notre siècle y mourrait rapidement 1. Les mathématiques et le concret. Coll. a Philosophie de la matière ». {P.U.F.,_1955.) L'OBJET PERDU 473 par inadaptation. Cet homme essentiellement terrorisé — par les épidémies, par la dogmatique religieuse, par la pluie, par la sécheresse, par la guerre — s'ignorait totalement. De nos jours, entamant toujours plus, d'aiUeurs, le capital énergétique de la lignée humaine et, plus généralement, amenuisant par notre différenciation nos disponibilités biologiques, nous aTons au moins cette compensation de réduire aussi notre obscurité. Nous disons téléphone, avion, atome, et ce sont autant de modaUtés de l'algorithme qui parlent par notre bouche. Le signe mathématique est le compagnon de notre émancipation. Cette libération nous interdit cependant le regard d'Orphée. Civilisé [conditionné, il n'y a réellement que la civilisation qui me soit naturellement intelHgible. Comme nous ne pouvons lutter contre le courant évolutif, il nous faut l'utiUser. Je ne peux plus regretter hier si même demain m'effraie; je suis impliqué et mon déterminisme est la conséquence de cet état de choses. Mais ce déterminisme n'est que direction. Tout est hasard. J'ai beau chercher, je ne vois que hasard orienté par la nécessité et celle-ci à son tour ordonnée par le hasard. Hasard d'être sur terre, hasard d'être viable, difforme, génial, paysan, verrier, de rencontrer cet inconnu, qu'il soit précisément inconnu avec tous ses hasards derrière lui... L'insolite naît à chaque pas et dépasse par sa généraUté l'insolite provoque, comme celui qu'André Breton préconisait dans Point du jour et qui consistait dans la mise en circulation d'objets oniriques ou non, distribution prodigue à des fins subversives de la production humaine. L'insolite de la présence et de l'absence humaine peut être traité rigoureusement et il faut alors s'en référer à Cournot {Théorie des chances), à Michel Pétrovitch {Mécanismes communs aux phénomènes disparates), au grand Laplace {Essai philosophique sur les probabilités)^ à Henri Poincaré {La Science et VHypothèse, le chapitre X I sur le calcul des probabilités), à Emile Borel {Le hasard), à Edmond Goblot {Traité de Logique). Mais de notre affective expérience quotidienne le fortuit apparaît déjà dans toute son évidence. Nous existons, et cela suffit pour que des événements se produisent et pour que nous ayons la certitude qu'il s'en produira, puisque nous les provoquons par nos seuls besoins organiques. I l faut s'attendre à tout. Nous vivons parce que nous nous adaptons : aux heurts, aux échecs, à l'inattendu. Nous survivons par des suppléances et nous pouvons être assurés que si tel événement ne se produit pas, un autre se produira en ses lieu et place. La rencontre des êtres est un phénomène automatique dîins lequel, pour son 474 BORIS RYBAK interprétation, nous mettons beaucoup d e nous-mêmes. Yseult était-elle, e t elle seulement, la femme de la vie de Tristan ? Aux confins de notre démarcbe de compréhension, dans les limites de notre vie individuelle, frappant à tous les murs, nos « sésame » se perdent dans l'infinie rumeur du temps, et cet homme, orphelin de ses espérances mêmes, s'accroche en se persuadant de sa signification, entraîné par une inexorable et aveugle force évolutive, s'accroche à son prochain, s'accroche à ses objets, s'accroche à ses souvenirs. Inconnus, semblables et étrangers, que n'avons-nous la possibilité de nous rendre mutuellement accessibles ? Aujourd'hui, si le savant n'affirme pas encore le poète dans sa totalité, il donne corps à son message allant en certains points jusqu'à le dépasser : l'homme sait construire de très concrètes machines à explorer le temps, concentrant ainsi toujours plus la grande famille humaine présente et disparue. « ... A l'instar de Cuvier, je pourrai, quelque jour, étudier l'art théâtral à partir de son architecture, retrouver la fonction eschylienne, grâce au squelette de Dionysos ou d'Epidaure, celle de Shakespeare dans les traces de cet animal disparu qu'était le théâtre du Globe, celle de MoUère dans ce Versailles où il fut joué, bref, faire jaillir d'une pierre comme d'une vertèbre le grand corps vivant d'un mystère passé. » (Louis Jouvet, in Le Théâtre élisabêthain.) Ce n'est pas seulement par le verbe que nous pouvons atteindre les inconnus d'hier, s'arrêter à leur rencontre, les faire parler. Libby, Laming, Zeuner nous montrent cette voie matérielle, Lacape aussi ^; et Albert Ducrocq s'en fait l'écho persuasif^. La plus grande partie de son ouvrage est consacrée à la spectaculaire technique de datation par le carbone 14, radioactif, qui constitue un bon calendrier allant jusqu'à — 45.000 ans environ; mais il est fait aussi état des techniques à l'uranium 238, au thorium, au rubidium qui permettent l'établissement d'une chronologie absolue des diff'érentes époques de l'histoire entière de la Terre — aux alentours de 3.350 millions d'années... On y lit encore la fabuleuse histoire du thermomètre à oxygène (isotopes 16 et 18) de Urey, qui sert à mesurer la température des mers de temps révolus... On y apprend à saisir le magnétisme terrestre, à connaître le climat de la dernière glaciation par l'examen des varves des glaciers (de Geer), à estimer le temps par les anneaux des troncs d'arbre. On regrettera toutefois que 2, R.-S. Lacape : A la recherche du temps vécu {Hermann, édit., 1935). 3. La Science à la conquête du Passé [Pion, 1956). L'OBJET PERDU 475 l'auteur n'ait pas développe les méthodes de datation astronomi<jues qui aboutissent notamment aux tables de Milankovitch (1939) oii sont données les variations de l'insolation au 65*^ degré de latitude Nord pendant les 600 derniers millénaires (le Quaternaire). Ce problème de l'information latente était évidemment u n sujet pour u n cybernéticien, mais M. Ducrocq en élargit le contour, enfonçant le clou dans l'éthique : nos gestes s'inscrivent d'une façon ou d'une autre dans notre milieu de vie et peuvent en conséquence être déchiffrés dans l'avenir... Je souhaite qu'une telle éventuaUté se réalise rapidement, mais cette comptabilité de l'humanité devra pouvoir se faire en quahté et en quantité avec la précision suffisante qui permettrait une mise à nu des morts à un degré de certitude excluant l'établissement de réputations approximatives. Il semble que de tels sérums de vérité rétroactifs aient quelque chance d'être valables pour l'homme célèbre, pour lequel on dispose d'un grand nombre de repères; l'homme public doit être intègre... L'évoquer sans guéridon dans les soirées futures, scabieuse corrompue ou laurier intact. Mais l'inconnu d'aujourd'hui ou d'hier, l'inconnu de la rue, de sa famille même, passe au travers du filet ; il constitue un « bruit » aux mille interférences... Ne pourra-t-on jamais l'atteindre ? Sommes-nous vraiment seuls, perdus les uns pour les autres ? A quel bureau des soufiiranees l'homme peut-il retrouver son semblable ? Que la rencontre se fasse de telle sorte que l'être rencontré soit ou non à sa place — s'il détonne, — qu'il y ait dépaysement ou non, une mise à la limite méthodologique lui restitue cependant sa présence. Il en va de même des objets quelconques qui se perdent et que l'on trouve. Dans un univers seulement statistique, ces objets peuvent être affranchis de leur nature (pipe, mouchoir, pierre...) et du lieu de leur aventure {Heu désert, lieu marchand) mais ils prennent une résonance affective pour eelm qm a perdu et pour celui qui a trouvé et surtout ils permettent de dessiner une morphologie sociale. D'une part, au regard de l'axiomatique lyrique, les objets trouvés peuvent servir à une objectivation quotidienne précise et symbohque par confection d'objets authentiquement aléatoires; d'autre part, le faciès topographique d'un lieu recensé peut se caractériser par le type d'objets perdus et réclamés ou retrouvés, nécessairement par un tiers, dans ce lieu. Voici une liste d'objets trouvés ; « une pompe de bicyclette, un chapelet, un billet de banque, un porte-monnaie contenant une petite somme, une paire de lunettes, une boucle d'oreille, 476 BORIS R Y B A K un stylo, une paire de gants pour femme, un porte-monnaie, une pèlerine pour dame, une paire de lunettes, un parapluie poitr dame, un porte-monnaie contenant une petite somme et divers objets, une poide, une petite somme en billets de banque, un portefeuille contenant une certaine somme et des papiers, un soulier à semelle de bois, un battant de persiennes, un sac à main en cuir, des billets de banque renfermés dans une enveloppe, un parapluie pour dame, une carte de tabac, un chapeau pour dame, une boîte de carbonésie, un coÛier paraissant en or, une carte d'identité, un étui de rouge à lèvres, un gant en cuir pour enfant, quelques clés, une feuille pour suralimentation ». n s'agit d'un communiqué du Bureau des épaves de Limoges, du vendredi 28 août au vendredi 3 septembre 1943 inclus. Évidemment, une étude systématique de telles listes constituerait une méthode sociologique permettant particulièrement de situer avec une bonne approximation, sans connaissance du lieu, à quel type de civilisation et à quelle époque on peut rattacher la société tributaire de tels objets. Les objets perdus sont donc des indices sociologiques, des marqueurs. Il y a une osmose entre chacun de nous et son environnement humain, animal, végétal et objectai. J'ai beau chercher à fuir mon monde, tout m'y ramène, et l'aventure et l'exotisme ne peuvent me libérer. J'emporte mon univers à la pointe de mes soidiers.