Olifants et épées : Les reliques comme relais de la
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Olifants et épées : Les reliques comme relais de la
Journée d’étude : « Mort et mémoire au Moyen Âge » 18 avril 2014 – Institut Ausonius (UMR 5607) – Pessac. Olifants et épées : Les reliques comme relais de la mémoire de Roland Florent PASQUET Les différents écrits constituant la Geste de Roland font mention de l’olifant de ce dernier, donnée par Charlemagne à Saint-Seurin de Bordeaux. Le Guide et PT, livrent quant à eux une version différente où l’objet aurait été placé aux pieds de Roland à Saint-Romain de Blaye, avant d’être transféré à Saint-Seurin de Bordeaux. PT précise également le sort de l’épée du neveu de Charles, placée au niveau de sa tête toujours à Saint-Romain de Blaye : « Charles arriva à Bordeaux, la cité renommée, et sur l’autel du noble saint Seurin il fait l’offrande de l’olifant, plein d’or et de mangons ; ceux qui y vont en pèlerinage le voient »1. « Ce cor d’ivoire désormais fendu se trouve à Bordeaux dans la basilique de Saint-Seurin … »2. « Charles le fit ensevelir solennellement dans l’église de Saint-Romain que Roland avait fait jadis édifier lui-même et où il avait placé des chanoines réguliers. Il fit déposer son épée près de sa tête et son olifant à ses pieds, pour la gloire de Jésus-Christ et sa fidèle chevalerie. L’olifant a depuis lors été transféré en grande pompe dans l’église de Saint-Seurin à Bordeaux »3. Ce type de relique non corporelle, dit représentatif ou de contact, constitue une grande partie, voire la majorité, des cas existants à cette époque4. Elles étaient autant habitées par la praesensia du saint que n’importe reste physique5. Les deux éléments liés à Roland possédaient une importante valeur symbolique, dans une chrétienté du XIIe siècle de plus en plus marquée par le mythe de la guerre sainte menée par Charlemagne et de son neveu. 1. L’olifant 1.1. Définition et symbolique de l’olifant Ces cornes d’ivoire qui étaient à l’origine, destinées à servir de trompe, de corne à boire ou de cor de chasse, pouvaient aussi être les instruments de transactions légales, en tant qu’objet symbole, lors des transferts de terres ou de propriétés et on les appelait alors, cornes de « tenure ». On doit surtout leur préservation au fait qu’ils devinrent possession ecclésiastique comme des reliquaires6. Leurs sonneries pouvaient remplacer celles des cloches, tandis que, dans d’autres cas, on les remplissait d’huile sacrée utilisée par exemple Abréviations utilisées Oxf. : Manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland. PT. : Chronique dite du Pseudo-Turpin. Guide : Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle 1 Short éd. 1990, 24, v. 3684-3687. 2 Gicquel éd. 2003, 622. 3 Gicquel éd. 2003, 576. 4 Voir Herrmann-Mascard 1975, 45-49 ; et Sigal 1985, 40-60. 5 Brown 1984, 116. 6 Swarzenski 1966, 7. 1 pour l’extrême-onction et lors du baptême7. Le cor a aussi une fonction militaire clairement mise en avant dans Oxf. Il marque les mouvements du combat, galvanise les troupes et sème la peur chez l’adversaire8. Les travaux d’O. von Falke9 et d’E. Kühnel10 sur les matériaux et les décors ont permis de mettre en évidence quatre principaux groupes d’olifants : un groupe fatimide originaire d’Égypte, un groupe italien imitant le premier, un groupe sarrasin d’Italie du sud (particulièrement à Amalfi), et les olifants byzantins. Il est important de relever l’origine italienne d’une grande partie de ces olifants, le parallèle pouvant être fait avec la tradition de commerce de reliques pratiqué par certains marchands transalpins dans le reste de l’Europe11. Ces fabrications, qui avaient lieu pour les plus précoces au début du Xe siècle, auraient atteint l’Occident latin au début du XIe siècle12. Cependant, si le Guide atteste le fait que le cor de Roland soit réalisé en ivoire, cela n’est à aucun moment évoqué dans Oxf 13. Si le cor était un instrument très répandu, le noble et luxueux olifant d’ivoire l’était beaucoup moins. Concernant sa présence dans les sources, G. Paris émit l’idée d’un ajout tardif inspiré par l’olifant fendu de Saint-Seurin de Bordeaux, qui inverserait ainsi les rôles14. Cette hypothèse, confortée par la datation tardive des olifants conservés, est depuis reprise par plusieurs auteurs15. L’Olifant n’est cependant pas un symbole propre à la mémoire de Roland. Comme le montre l’étude d’A.-R. Magnúsdóttir, cet instrument récurant dans la tradition indo-européenne16, imprègne l’imaginaire médiéval d’Érec et Énide au Lion de Bourges, en passant par les sagas scandinaves17. Le cor de Roland n’en reste pas moins la figure la plus emblématique, et même une source clé pour comprendre leur signification18. 1.2. Les olifants dits de Roland Il reste aujourd’hui environ 75 de ces Olifants d’ivoire. En reprenant les mots d’A.-R. Magnúsdóttir, « il semblerait que la vie "séculière" des olifants était courte puisque de nombreux inventaires des XIe-XIIe siècles les mentionnent, ce qui signifie qu'ils furent rapidement donnés aux églises après leur arrivée en Occident »19. Quand on évoque le cas du « cor de Roland », on pense bien sûr d’abord à l’olifant girondin mentionné dans les sources. Ce dernier est attribué à Saint-Seurin de Bordeaux, mais aussi parfois décrit comme étant originaire de Saint-Romain de Blaye20. Bien qu’ayant aujourd’hui disparu, il est également cité dans plusieurs récits de voyages et de pèlerinages de l’Époque moderne21, dans les archives liées à la visite de François Ier à Bordeaux22 et dans un inventaire du début du XVIIe 7 Magnúsdóttir 1998, 9 ; Bock 1860, 127-143. Ibid, 12. 9 Falke 1929, 511-517 ; 1930, 39-44. 10 Kühnel 1959 ; 1971. 11 Geary [1990] 1993, 75-80. 12 Shalem 1996. 13 Magnúsdóttir 1998, 8. 14 Paris 1882, 504-506. 15 Riquer 1956, 26-27 ; Short 1975, 259-261. 16 Sergent 1995, 265-266. 17 Magnúsdóttir 1998. 18 Shalem 1996, 107 : « a key source for understanding their meaning ». 19 Magnúsdóttir 1998, 13 ; Shalem 1996. 20 Voir infra. 21 Manier Guillaume, éd. Henry & Vialle [1726] 2002, 56 ; et Coulon 1643, 603 ; La fiabilité de ces deux témoignages est cependant plus qu’incertaine. L. Coulon avoue clairement ne se baser que sur les dires des Blayais, et les similitudes existantes entre les écrits des deux hommes laissent plus penser à une éventuelle copie de L. Coulon par G. Manier, qu’au récit d’une visite des lieux évoqués. G. Manier mentionne d’ailleurs cet olifant dans le passage consacré à Blaye et ne lui consacre pas un mot dans celui décrivant Bordeaux. 22 Braquehaye éd. 1898, 9. 8 2 siècle23. Si les sources n’évoquent qu’un seul cor, dans les faits, il en est tout autrement. La relique, associée au prestige croissant de la mémoire rolandienne, a suscité un important intérêt dans l’Europe du Moyen Âge central. D’après D. Péricard-Méa, il y aurait à ce jour, sept mentions connues d’olifant « dit de Roland »24. Ce phénomène de multiplication des reliques était loin d’être exceptionnel et, en restant dans le cadre du pèlerinage de Compostelle, le parallèle peut être fait avec les multiples corps de saint Jacques qui pouvaient être révérés en France25. Après celui de Bordeaux, le plus célèbre est sans doute celui de Saint-Sernin de Toulouse, connu sous la mention olifant « dit de Roland ». Ce dernier, daté de la fin du XIIe siècle26, est, avec celui d’Auch27 et celui du trésor de Sainte-Trophime d’Arles28, l’un des trois olifants « dit de Roland » que les pèlerins pouvaient révérer sur la Via Tolosana. Bien que celui d’Arles ne figure pas sur la liste proposée par A.-R. Magnúsdóttir, il est tout de même associé à la mémoire rolandienne dans la notice de l’olifant d’Auch29. La présence d’un autre cor sur les axes de pèlerinages compostellans est attestée pour Roncevaux. Si ce dernier a aujourd’hui disparu, plusieurs récits de pèlerinage de l’Époque moderne en font mention30. Les grands lieux de la mémoire de Charlemagne ne dérogent pas à la tradition et Saint-Denis comme Aix-la-Chapelle31 possèdent également leurs olifants. Si celui du trésor de Saint-Denis possède clairement la mention « cor de Roland », celui d’Aixla-Chapelle est, lui, généralement désigné comme étant le cor de Charlemagne. Cependant la légende plus tardive de Morgante fait d’Aix-la-Chapelle le lieu de sépulture de Roland. A. Moisan32 et A.-R. Magnúsdóttir33 évoque la possibilité que l’objet ait pu être associé à la mémoire Rolandienne. Comme en témoignent certains textes tels que la Karlamagnus Saga, la légende de Roland passe rapidement les frontières du monde franc, le culte de son olifant suivant le même chemin. C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouvel exemplaire à Prague34 dans le trésor de l’ancienne cathédrale Saint-Guy. Fr. Bock associe ce « cor de Roland » (cornua sufflatilia) à la dynamique instaurée par Charles IV qui voulait faire de cette ville une « Rome allemande »35. Enfin, M. Boudet évoque le cas d’un cor de Roland toujours présent à Notre-Dame de Rocamadour en 189936. Ce dernier est également mentionné par J. Bédier une trentaine d’années plus tard37. Cependant, dans son étude sur la Durandal, L. de Valon effectua un important travail de recherche sur l’histoire de cette localité et quand il mentionne le cas de l’olifant de Roland, il le place à Saint-Seurin de Bordeaux en n’évoquant à aucun moment celui de Rocamadour38. Plus récemment, dans son étude sur les olifants romans, J.-C. Roc avoue ne pas avoir pu retrouver sa trace39. Si avec l’ajout de l’olifant d’Arles, nous connaissons aujourd’hui huit cors d’ivoire associés au nom de Roland40, il est probable que 23 Delpit éd. 1874, 293-301. « … L’un des sept cors de Roland, … », Péricard-Méa 2010, 213 ; Magnúsdóttir 1998, 363. 25 Péricard-Méa 2000, 106-113. 26 Golvin 1978, 54-63; figure 1. 27 Anonyme (a) ; figure 2. 28 Golvin 1973, 413-436 ; figure 3 ; « Dans cette version islandaise de l’histoire de Charlemagne, les douze Pairs sont inhumés dans la crypte des Alyscamps d’Arles. Plus tard le Poème de Galiens place également le tombeau de Turpin dans la nécropole. » ; Moisan 1992, 140-141. 29 Anonyme (a). 30 Bédier 1912, 309. 31 Figures 4-5. 32 Moisan 1981, 141, note 114. 33 Magnúsdóttir 1998, 363. 34 Figure 6. 35 Ibid. 36 Boudet 1899, 72. 37 Bédier 1927, 19-22. 38 De Valon 1936, 23. 39 Roc 2006, 29. 40 Le cas d’Aix-la-Chapelle restant incertain. 24 3 leur nombre ait pu être plus important durant le Moyen Âge. Il était courant qu’ils passent dans les anciens inventaires pour le cor de Roland41. Reste à savoir si ce succès s’explique par l’arrivée d’olifants méditerranéens dans l’Europe chrétienne du XIIe siècle, ou si c’est au contraire la demande crée par la légende de Roncevaux qui encouragea cette production. 2. Durandal L’autre objet associé à la mémoire de Roland est sa célèbre épée, Durandal. Le sort de cette dernière n’étant mentionné ni dans la Oxf, ni dans le Guide, elle a suscité un intérêt moins important que celui que put avoir l’olifant. Néanmoins, son évocation durant l’inhumation de Roland à Blaye dans PT 42 lui donna une notoriété suffisante pour être revendiquée par plusieurs localités. 2.1. La symbolique de l’épée Au Moyen Âge, l’épée est un objet incontournable et synonyme de pouvoir. Arme du noble par excellence, c’est aussi celle du saint. En effet, avec la christianisation, elle devient le signe de la protection accordée par Dieu43. La plupart des personnages sur lesquels une légende s’est formée possédaient une épée remarquable44. Roland ne fait pas exception à cette règle avec sa mythique Durandal, instrument de la création de la célèbre « Brèche de Roland » dans la région de Roncevaux. Huon de Bordeaux attribue même la forge de Durendeau, l’épée jumelle de Durandal, au forgeron légendaire, Galand45. Cette image surnaturelle de l’épée est, entre autres, popularisée par la littérature – plus particulièrement par le cycle arthurien – mais aussi par les écrits hagiographiques qui mettent en avant les miracles attribués aux saintes épées. Si son usage pratique reste restreint, ses usages symboliques sont eux presque illimités46. Dans les faits, les épées de renom sont conservées dans les trésors des églises, comme dans ceux des princes, et jouissent généralement d’un culte au même titre que les autres reliques majeures47. Cette fonction d’« objet de vénération » concerne directement l’épée Durandal placée – toujours selon PT – près de la tête de Roland à Saint-Romain de Blaye. Oxf précise également que plus qu’une épée, l’arme de Roland est aussi un reliquaire, statut amplifiant ainsi le caractère sacré de l’objet : « Dans ton pommeau à or, il y a bien des reliques : de Basile, du sang, une dent de saint Pierre, et des cheveux de monseigneur saint Denis, et du vêtement de sainte Marie »48. L’épée possède un large champ symbolique, mais parmi eux celui de la mémoire entre particulièrement dans le cadre de la problématique de cette étude. Comme le souligne A. Blasco, quels que soient son type et son utilisation, l’épée constitue « un emblème de la mémoire que partagent l’Orient et l’Occident »49. Le meilleur exemple reste sans doute la fameuse Tizona du Cid, véritable « emblème de la mémoire », au même titre que Durandal, devenue aussi célèbre que son propriétaire. 41 Swarzenski 1966, 8. Voir supra. 43 Cluzel et Taburet-Delahaye 2011, 11-12. 44 Huyn 2011, 82. 45 Maillefer 1997, 343. 46 Huyn 2011, 74. 47 Ibid, 83. 48 Short éd. 1990, 166-167, v. 2345-2348. 49 Blasco 2011, 34-36 42 4 2.2. Les Durandals La principale est sans aucun doute celle de Rocamadour50. Le bourg, qui est déjà un lieu de pèlerinage dédié à la madone du Quercy depuis le XIe siècle, prend une grande importance en 1166 avec la découverte du corps de son fondateur, saint Amadour51. C’est à partir de cette date que la destination commence à gagner en popularité52. La première mention de la présence de l’épée en ce lieu remonte au XVIe siècle, où en 1574 Jean le Bon écrit ces quelques lignes sur Rocamadour : « Roquemador est une église collégiale sujecte à l’Evesque de Tule, assise en Querci : là est le corps de sainct Amador, disciple de JésusChrist, et aussi l’espée de Roland, Durandal, comme j’ay veu et tenu, d’un merveilleux poix 53 (…) » . L’épée et le corps du saint fondateur sont mis sur le même plan, témoignant ainsi de l’importance accordée à la relique. L. de Valon attire également l’attention sur le fait que Jean le Bon n’évoque pas les pillages et destructions de 1562 et en conclut que ce dernier y était venu avant cette date, voyant ainsi que l’épée était vénérée avant les guerres de Religion54. Durandal est à nouveau mentionnée à deux reprises au XVIIe siècle, une première fois par l’historien Dupleix en 1627, et une seconde par Odo de Gissey en 1666 : « L’on tient par tradition sur les lieux que l’épée de Roland fut mise au-dessus de son chef et sa trompe d’ivoire à ses pieds laquelle a été depuis traduite en l’église collégiale de Saint-Seurin de Bordeaux et son épée à Roquemadour en Quercy »55 ; « Il y a à la chapelle Saint-Michel, où se voit un vieux coutelas de fer, mal façonné, lourd et pesant, appelé l’épée de Roland, laquelle n’est pas l’épée de Roland, mais une lame mal forgée à l’instar et à la mode de celle de Roland, lequel étant venu rendre des vœux à Notre-Dame de Roc-Amadour, offrit à la Mère de Dieu autant d’argent que son épée pourrait peser, comme je l’ai appris à RocAmadour lorsque je vis cette grossière épée »56. Les deux témoignages diffèrent mais ne sont cependant pas contradictoires. La légende de Dupleix est une reproduction du Speculum historiale de Vincent de Beauvais57 – reprenant lui-même PT – ajoutant cependant quelques passages, comme la translation de Durandal. L. de Valon en conclut que l’épée était bien originaire de Blaye58. Il émet l’hypothèse d’un don de l’épée par Henri II Plantagenêt – alors duc d’Aquitaine, et propriétaire du trésor de Blaye – lors de l’un de ses pèlerinages à Rocamadour, après 117059 ; hypothèse que cependant aucune source ne permet de vérifier. Concernant l’authenticité de l’épée, en 1183, Henri-au-Cout-Mantel, qui était en conflit avec son père Henri II Plantagenêt, s’empare des richesses de l’oratoire et des chapelles et profane les reliques60. Quelques siècles plus tard, les Anglais font capituler le bourg en 136961 et, en 1562, Bessonies, à la tête des troupes protestantes, pille la chapelle miraculeuse et les églises du pèlerinage62. Au XVIIIe siècle, la réputation de l’épée suscite l’intérêt du prince de Condé, très désireux de posséder « une telle relique »63. Les chanoines de Rocamadour la lui offrent – non sans résistances et avec regret – avant 1785, et l’épée est immédiatement remplacée par celle que l’on voit de nos 50 Figure 7. Pour plus d’informations sur l’exaltation des saints fondateurs : Lauwers 2005, 251-263. 52 Valon de 1928, 6-18. 53 Jean le Bon, éd. Valon de 1928, 10. 54 Valon de 1928, 10. 55 Dupleix 1627-1632, 337. 56 Gissey de 1666, 19 ; Rupin 1904, 73-74. 57 Vincent de Beauvais, éd. Brun [1284] 2010. 58 Valon de 1928, 11-13. 59 Ibid, 30-33. 60 Ibid, 101. 61 Ibid, 138-139. 62 Ibid, 162. 63 Rupin 1904, 273. 51 5 jours64. Que l’épée de Rocamadour soit ou non, comme le pense L. de Valon, la Durandal de Blaye, elle fut remplacée avec certitude à la fin du XVIIIe siècle, et possiblement à une ou plusieurs dates antérieures. En dehors de Rocamadour, L. Colas fait mention d’une épée de Roland qui serait présente à la chapelle du Saint-Esprit de Roncevaux et évoque, sans le citer, le récit de Domenico Laffi pour appuyer son affirmation65. Seulement si l’on se réfère au texte mentionné, Domenico Laffi ne décrit, pour Roncevaux, que le cor, et : « deux masses ferrées, l’une de Roland et l’autre de Renaud, dont ils se servaient dans les batailles et qu’ils portaient attachées à leurs arçons… Il y a aussi un étrier de Roland, et ses brodequins, qu’on dit que chausse le vicaire quand il chante la messe aux grandes solennités »66. Ce dernier évoque bien Durandal, mais en la plaçant à Madrid dans la galerie du roi d’Espagne, et non à Roncevaux67. La présence de cette épée madrilène est confirmée en 1869, au moins par l’écrivain et voyageur R. Ford68. J.-M. Gómez-Tabanera cite, quant à lui, le cas d’une épée de Roland présente dans les Pyrénées, mais malheureusement sans apporter plus de précisions69. 3. Du saint à la relique 3.1. Du culte à la politique des reliques L’épée Durandal et l’olifant de Roland étaient donc deux reliques de grand prestige, et fortement convoitées. Le culte des reliques est un phénomène d’abord réservé aux martyrs, premiers saints des temps chrétiens, et qui dure depuis l’époque de « la paix de l’Église » en 31370. Au VIe siècle, dessinant la géographie sacrée de la Gaule, Grégoire de Tours attribua la protection des villes et lieux de culte à une série de saints, agissant par la virtus de leurs restes71. Ces dernières acquirent des fonctions spécifiques dans la vie sociale et politique72. PT comme le Guide évoquent clairement cette dimension protectrice73. On utilise dès l’époque mérovingienne la formule de stabilitas regni, concept donnant entre autres aux reliques la fonction de garantes de l’équilibre, du bon ordre et de la paix74. Cependant comme le souligne E. Bozòky : « Avec la dislocation progressive de l’empire carolingien, le rôle des reliques dans la fixation du pouvoir des princes territoriaux change progressivement de caractère : il reflète leur prétention à l’autonomie. À ce stade, la plupart des reliques transportées à l’initiative des princes sont celles de saints indigènes, considérés comme les patrons naturels du pays »75. Le lien se fait facilement entre la mémoire de la légende de Roland et les cas de Bordeaux et surtout de l’église Saint-Romain de Blaye qui, selon PT, aurait été fondée par ce dernier76. Néanmoins, cette attache existe aussi pour les autres reliques précédemment mentionnées. En 64 Ibid, 274. Colas 1911, 119. 66 Paris éd. 1903, 13 ; Ces objets dateraient du XVIe siècle selon Lambert 1935, 432. 67 Ibid, 14-15. 68 Ford 1869. 69 Gómez-Tabanera 1968. 70 Bozóky 2007, 16. 71 Ibid, 36. 72 Ibid, 17. 73 PT : « une protection si glorieuse » Gicquel éd. 2003, 576-577 ; Guide : « une odeur très suave qui en émane qui guérit les malades. » Gicquel éd. 2003, 622. 74 Bozóky 2007, 41 et 51-54. 75 Ibid, 180. 76 PT : « Charles le fit ensevelir solennellement dans l’église de Saint-Romain que Roland avait fait jadis édifier lui-même et où il avait placé des chanoines réguliers ». Gicquel éd. 2003, 576 ; PT transforme ainsi la tradition qui attribue le rôle saint fondateur à l’évêque Romain de Tours. 65 6 effet, beaucoup d’entre elles se situent sur des chemins de Saint-Jacques, itinéraires de pèlerinages liés à l’idéologie de la Reconquista77 et au souvenir de la « guerre sainte » menée par Charlemagne et son neveu. La vénération de ces étapes de pèlerinage est indissociable de la naissance du culte des reliques78. Cette célébration et la mise en avant de la mémoire du mort étaient souvent liées à des motivations politiques car « le contrôle des morts participait à l’enrichissement et à la justification des institutions établies »79. Il n’était pas rare que de véritables politiques d’acquisition et de concentration des reliques soient menées pour augmenter le rayonnement de certains centres de pouvoir. Les cas des deux hauts lieux de la mémoire de Charlemagne, que sont Saint-Denis et Aix-la-Chapelle, sont d’ailleurs révélateurs de cette dynamique de politisation associée aux reliques. Frédéric Barberousse, après avoir obtenu la canonisation de Charlemagne, place en 1165 le corps de l’empereur dans un reliquaire d’or à Aix-la-Chapelle. Cet évènement a une double signification. Il révèle d’abord la volonté de Frédéric de s’installer dans la continuité de l’empire de Charlemagne, mais il est aussi à replacer dans le contexte de rivalité qui existait avec le roi de France80. Pour reprendre les mots de R. Folz, « il s'agissait donc de grandir Aix aux dépens de St-Denis »81. Il n’est donc pas impossible que les olifants présents dans ces deux lieux aient été associés à Roland dans ce contexte, instrumentalisant ainsi sa mémoire à des fins politiques. Cette rivalité rappelle la translation de l’olifant de Blaye à Bordeaux, décrite comme étant « indigne » par PT, et pouvant donc témoigner d’éventuelles tensions entre les deux lieux. Même si, faute de détails, rien ne peut être affirmé, il est connu que les vols de reliques étaient choses courantes à cette époque82. L’importance de ces objets associés à Roland reste cependant à relativiser83. Dans ce contexte de cumul des reliques, c’est à la figure du saint patron que revient la primauté. En effet, au XIe et au XIIe siècles, les institutions religieuses « reposaient moins sur les reliques de saint Pierre ou de saint Paul (dont elles avaient à leurs origines acquis des fragments) que sur les corps de leurs fondateurs »84. 3.2. Reliques et reliquaires : l’épée et l’olifant, « nouveaux corps de Roland » Une relique est un élément « détaché d’un corps entier »85, idée qui renvoie aux mots de Victrice, « vous voyez des reliques minuscules, une petite goutte de sang »86. Les reliques et leurs reliquaires, extraits du contexte de mort physique, présentent le saint de manière plus abstraite, laissant ainsi libre cours au développement d’une dimension imaginative87. Les matières précieuses sont étroitement liées aux saints car ce sont les seules à être dignes de contenir les précieux dépôts88. Si l’on pense généralement à l’or et aux pierres précieuses, l’étude d’H. Swarzenski insiste sur la « rareté et la préciosité de l’ivoire », ainsi que sur le travail du décor des olifants89, confirmant ainsi le statut privilégié de ces objets. Si la Durandal actuellement à Rocamadour est une « grossière épée »90, il n’est pas exclu que ses prédécesseurs aient été d’une qualité supérieure. Ces matières précieuses tiennent la place de 77 Herbers 1994, 177-275. Bozòky 2007, 17. 79 Lauwers 1997, 249. 80 Bozòky 2007, 152. 81 Folz 1950, 203. 82 Pour plus d’informations voir Geary [1990] 1993. 83 La Durandal de Rocamadour, constitue peut-être la seule exception (voir supra). 84 Lauwers 1997, 263. 85 Brown 1984, 105. 86 Victrice de Rouen, éd. Lafry 1963. 87 Brown 1984, 105. 88 Schmitt 1999, 152. 89 Swarzenski 1966, 6-10. 90 Gissey 1666, 19 ; Rupin 1904, 73-74. 78 7 nouvelle peau, voire de nouvelle chair, pour ces reliques, intronisant ainsi l’image d’un « corps glorieux » pour le saint91. Au Moyen Âge les saints sont métaphoriquement désignés comme étant des « pierres vives » (lapis vivi)92, « plus précieux que l’or »93. La relique noncorporelle comme le reliquaire permettent de mettre en lumière « l’iconographie du saint » en affichant un ou plusieurs de ses attributs94. Si le saint est éternellement vivant à travers ses reliques, un reliquaire peut donc également faire office de nouveau corps dans cette deuxième existence. L’olifant et Durandal, à la fois reliques et reliquaires, entretiennent doublement ce statut de nouveau corps du saint, offert à la vue des fidèles. Il n’est d’ailleurs pas rare que par contact avec les restes du saint, certains reliquaires deviennent eux même reliques95. Faute de corps dans le cas de Roland, ce sont ses effets légendaires qui prennent le relais de son image, en symbolisant à travers eux l’expression de sa vie éternelle96. Comme l’explique R. Recht dans sa thèse, le christianisme devient une « religion du visible » avec une exigence du « voir pour croire », qui se développe dès la fin du XIIe siècle97. Avec ce besoin nouveau de « visibilité », la relique sort de l’ombre pour être mise en scène. Cela est d’autant plus vrai pour celles révérées sur les grands lieux de pèlerinages, comme ceux de Compostelle ou de Rocamadour. 3.3. Les reliques : relais de l’âme et de la mémoire du saint Les trésors des églises au Moyen Âge étaient donc « une sorte de musée de souvenirs collectifs qui, lors d’occasions spéciales, étaient exposés au regard des fidèles »98. Si ces reliques faisaient vivre à travers elles l’image du saint en lui donnant une nouvelle forme, elles étaient également le relais de sa mémoire. Plusieurs des olifants portent la mémoire de leur ancien propriétaire jusque dans leur appellation, avec la mention « olifant de Roland ». Les pièces de Toulouse, Saint-Denis, d’Arles99 et – d’après les sources – de Bordeaux possèdent jusqu’à la fissure qu’aurait provoquée le souffle de Roland, mettant en exergue l’empreinte de leur ancien propriétaire et authentifiant ainsi la mémoire qui leur est associée. Quant à l’épée, l’image de Durandal reste à jamais liée à celle de son propriétaire, cette dernière le suivant jusque dans la tombe. Dans le processus de memoria, la prière pour les morts associée à ces reliques était rattachée à l’Eucharistie100. Si l’Eucharistie est une relique, d’autres peuvent partager la même caractéristique : celle de « pain vivant descendu du ciel »101. Le culte des saints martyrs est fondé sur son individualisation, créant ainsi une hiérarchie entre les morts. Si comme nous l’avons vu le culte du saint fondateur tenait la première place, saint Roland, comme tous les saints, était tout de même placé dans la sphère supérieure de la communauté des morts. L’enjeu du processus de memoria associé au saint est de faire en sorte qu’il n’oublie pas « d’intercéder auprès de Dieu pour les vivants placés sous leur protection »102. Les enjeux étaient certes politiques, mais donc également religieux. Multiplier les intercesseurs qui agissent en leur nom donnait aux fidèles comme aux hommes 91 Schmitt 1999, 153 ; Legner 1995, 257. Ibid. 93 Legner 1995. 94 Dierkens 1999, 245. 95 Ibid, 249. 96 « L’imagerie des reliques ne sera donc en aucun cas une imagerie de memento mori, mais s’efforcera par tous les moyens dont elle disposera de proclamer la suppression de la mort. », Grabar 1946, 39. 97 Recht 1999, 13. 98 Shalem 1996. 99 Bien que d’après L. Golvin, celle d’Arles soit accidentelle ; Golvin 1973, 413. 100 Andrieu 2006, 361. 101 Geary [1990] 1993, 181. 102 Ibid, 371. 92 8 d’Église, l’espoir d’accéder plus facilement au ciel103. Cette idée de saint protecteur, que Grégoire de Nysse nommait « amis invisibles » (aortatos philos)104, est clairement mise en avant dans les sources. Le monumentum, qui pouvait être relique et parfois reliquaire, est indissociable du concept de memoria, il est ce qui « consacre un souvenir »105. Cependant, bien que dans la cérémonie liée au culte des morts la lecture du martyrologue soit associée à celle du nécrologue, la différenciation entre les deux met en avant le statut particulier du saint. Dans son cas, plus que sa mémoire, c’est sa vie éternelle qui est célébrée. P. Geary développe l’idée de « reliques vivantes » qui étaient traitées comme une personnification du saint luimême : « Par le biais d’agents humains, elles circulaient à volonté, changeant même de résidences, passant d’une église à l’autre à leur gré. Elles faisaient connaître leur plaisir ou leur déplaisir en des termes qui n’avaient rien d’incertain et, comme l’Eucharistie, elles ne souffraient pas le moindre manque de respect. Les reliques avaient même des droits juridiques ; elles recevaient les présents et les offrandes qui leur étaient personnellement adressés et possédaient les églises et les monastères qui, d’un point de vue technique, étaient le bien des saints reposant dans leurs cryptes. Dans les occasions solennelles, elles étaient témoins 106 des prestations de serment et assistaient aux conciles » . 4. Conclusion En suivant ce constat, l’épée et l’olifant seraient l’incarnation de Roland dans sa nouvelle vie de saint martyr, créant ainsi une mémoire vivante qui a suscité l’envie, des seigneurs comme des établissements ecclésiastiques, de jouir du prestige et de la virtus liée à cette dernière. En tant qu’instruments de la passion de Roland et des autres martyrs de Roncevaux durant la lutte contre les païens, ces reliques ont également servie de support à une mémoire politisée, tant dans les enjeux locaux que dans la promotion de la croisade. Trop souvent oubliées dans l’ombre des sources écrites107, ces dernières, présentes sur les grands lieux de pèlerinages, ont été un important relais de la mémoire de Roland et des évènements de Roncevaux, donnant ainsi chair à ce passé. 103 Brown 1984, 91. Ibid, 74. 105 Andrieu 2006, 369. 106 Geary [1990] 1993, 182. 107 George 1999, 229-237. 104 9 Annexes 108 108 Figure 1 : Golvin 1978, 63 ; Figure 2 : Roc 2006, 14 ; Figure 3 : Golvin 1973, 421 ; Figure 4 : GaboritChopin 1991, 142-143 ; Figure 5 : Lepie & Minkenberg 2010 ; Figure 6 : Roc 2006, 20 ; Figure 7 : Huynh 2011, 98. 10 11 Sources éditées • • • • • • • • Braquehaye Ch., éd. 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