Lire en ligne - Laurent Jullier

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This is the end.
Personnages portés disparus et micro-clôtures du récit dans Grey’s
anatomy
Laurent Jullier et Barbara Laborde
Pastichons André Malraux : comme l’essor du cinéma a débarrassé la peinture de la
tâche épuisante d’avoir à ressembler de plus en plus au monde (le cinéma est
contemporain du post-impressionnisme), l’essor des fictions télévisées a débarrassé le
cinéma de la tâche quelque peu scolaire d’avoir à former son public en lui présentant des
histoires édifiantes (les premières grandes séries télé américaines sont contemporaines du
« cinéma de la Modernité » européen, avec ses héros sans projet, que l’expérience ne
parvient plus à changer). C’est donc aujourd’hui la télévision qui se charge de nous aider
à réfléchir à la dimension éthique de nos actions les plus quotidiennes, laissant au cinéma
le soin de nous faire retrouver nos yeux d’enfant devant ses blockbusters ahurissants, ou
de nous amener à nous poser des questions plus directement « artistiques » si nous
préférons les salles de « recherche » aux multiplexes. Certes cette opinion de Malraux est
contestable : la peinture figurative n’a pas disparu depuis que le cinéma s’est répandu, pas
plus que les films édifiants n’ont déserté le grand écran depuis que la télé est là. Ces
formes d’art se sont ajoutées les unes aux autres, et seule une attention typiquement
moderniste à la nouveauté peut laisser penser qu’elles se sont remplacées. Mais force est
de constater que nombre de séries et de téléfilms qui font de l’audience montrent des
personnages s’amender, s’améliorer, s’ouvrir aux autres ou devenir plus tolérants, sur le
modèle des leçons de vie hollywoodiennes et des Bildungsromans romantiques1.
Pour la philosophie pratique, donc, prière d’allumer son téléviseur. Grey’s anatomy est
l’un des parangons de ce succès jamais démenti des fictions d’apprentissage. Créée en
2003 par Shonda Rhimes, cette série médicale propose un modèle de conduite applicable
dans la vie de tous les jours, quand bien même on n’est pas médecin. Ce modèle est celui
du care – l’éthique de la sollicitude : si tout un chacun se souciait un peu plus d’autrui et
incorporait un peu mieux la constatation selon laquelle on n’est rien sans les autres, le
monde tournerait un peu plus rond. C’est ce qui fait de cette série une fiction votive. Le
spectateur qui prend au sérieux le plaisir qu’il a à la suivre est invité à prendre pour lui les
inflexions en direction du care que ses protagonistes imposent à leur conduite quotidienne
au Seattle Grace Hospital en fonction de ce qu’ils vivent, et à les imiter. La plupart des
protagonistes de la série sont d’ailleurs en situation d’apprentissage2.
Qu’est-ce que ces caractéristiques de Grey’s Anatomy impliquent en matière de fins ?
En tant que leçon de vie, fiction votive ou fable édifiante, Grey’s a besoin de proposer des
fins : le téléspectateur ne pourrait pas tirer la leçon de ce qui arrive aux protagonistes si
n’importe quel coup de théâtre était encore susceptible de survenir. Cependant les séries
télé ont, en tant que format audiovisuel, un rapport particulier à la limitation du récit.
D’un côté, il existe un goût du public pour les clôtures, qui servent à apprécier à la fois le
côté fable de l’histoire et le savoir-faire professionnel des scénaristes (éthique et esthétique
vont de pair). De l’autre, les contingences économiques qui entourent la production et la
diffusion de la série sont indépendantes de la logique narrative de la fable, et imposent
1
Voir Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, La Leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, Paris, Vrin,
2008.
2
Voir Laurant Jullier et Barbara Laborde, Grey's Anatomy. Du cœur au care, Paris, PUF, 2012.
1 quelquefois de terminer, ou inversement de prolonger, la série, ou bien seulement la
participation de tel ou tel de ses acteurs. C’est sur ce rapport particulier et potentiellement
conflictuel des séries télé aux fins que nous allons nous concentrer en prenant Grey’s
comme exemple. Trois aspects seront passés en revue (1) Finir la série (2) Faire disparaître
un personnage pour des raisons réelles, liées à l’acteur qui l’incarne (3) Finir un épisode.
FIN DE SÉRIE
Faut-il prolonger une série qui a du succès au risque de voir son audience
s’effriter ? Indépendamment des questions économiques, qui ne sont pas le sujet de cet
article, il existe des limitations à cette prolongation, liées à la vraisemblance
psychologique des personnages, très importante quand on a affaire à des leçons de vie. Le
yo-yo de l’amour, par exemple (« ils sont ensemble » vs. « ils ne sont plus ensemble ») a
une durée de vie limitée : au bout d’un certain nombre de ruptures et de réconciliations,
le spectateur risque de ne plus prendre l’amour du couple de personnages fictifs (Derek et
Meredith, par exemple, s’agissant de Grey’s) comme un moteur narratif, mais comme une
simple composante du décor. Autre technique, faire resurgir des pans du passé du héros,
ou des membres de sa famille, jusqu’ici occultés ne va jamais sans mettre en péril cette
vraisemblance. D’autant plus que les producteurs n’ont plus peur de rien depuis que la
continuité rétroactive est à la mode.
La continuité rétroactive, révision qu’entraîne un épisode ultérieur, se produit
quand de nouvelles informations obligent à réviser un passé dont on croyait connaître
l’essentiel. L’un des exemples les plus fameux de continuité rétroactive – en raison de sa
difficulté à être accepté dans le cadre du pacte d’honnêteté que signe virtuellement tout
spectateur avec tout narrateur – vient justement des séries télé : c’est la « mort de
Bobby », l’un des héros de Dallas. Bobby Ewing est en effet tué par une voiture à la fin de
la saison 7, puis réapparaît au début de la saison 9, prenant tranquillement sa douche du
matin, sous le regard stupéfait de Pam, son épouse, de manière que l’on comprenne que
tout ce qui s’est passé entre son accident et le moment présent « n’était qu’un rêve » puisé
dans la tête de Pam. La continuité rétroactive incluait donc ici l’effacement du décès,
mais surtout l’oubli total de la saison 8, soit 30 épisodes d’une heure farcis de péripéties et
de progression dans la connaissance du caractère des personnages !
Donc la série doit finir. Six feet under, par exemple, finit vraiment. Cela dit, même si
elle est officiellement terminée, la série peut se prolonger autrement, par exemple au
cinéma (Sex in the city) ou avec d’autres protagonistes explorant le même univers de base
(Star Trek Générations). C’est pourquoi une macro-fin définitive, un « ils se marièrent (Derek
et Meredith) et eurent beaucoup d’enfants », ne sera jamais complètement apaisant.
D’autant que l’ère postmoderne est toujours susceptible de refaire ou de prolonger un
récit qu’hier encore on considérait comme une totalité close. Les Misérables et Autant en
emporte le vent ont leur suite, et il existe actuellement un étonnant nombre de variantes de
ces façons de clamer qu’un récit audiovisuel prétendument fini ne l’est pas. Ce nombre en
dit long sur le sentiment très postmoderne d’être “arrivé au bout” de la totalité des récits
possibles et de n’être plus capable d’innover qu’en combinant ce qui a déjà été fait ou en
déclinant des motifs déjà connus. Outre la sequel et le remake, termes d’usage courant
même en France, il y a le reboot (relance d’une franchise à partir de zéro, sans tenir
compte des tentatives préexistantes, cf. Batman begins, Star Trek...), le requel (un remake qui
modifie le scénario original), le spin-off (un dérivé en général basé sur le choix de donner le
premier rôle à un personnage qui n’était que secondaire dans l’original), et le do over (en
2 quelque sorte un palimpseste). Et si ce ne sont pas les producteurs qui mettent en chantier
ces déclinaisons, ce sont les internautes qui proposent des fins alternatives, des univers
parallèles, des suites, etc. (comme dans l’univers Star Wars).
Pour compliquer encore l’affaire, en tant que produit audiovisuel dont la
production s’étale sur des années, et donc est soumise plus qu’un tournage de film aux
vicissitudes de la vie réelle, la série télé est susceptible de proposer des fins à son corps
défendant, parce que le réel a fait irruption dans le diégétique au point d’obliger ce
dernier à intégrer cette irruption. Un acteur vieillit, se drogue, trouve qu’il n’est plus assez
bien payé, part sur un autre tournage, etc. Ou alors les spectateurs écrivent à la chaîne
pour le faire renvoyer, ou bien il se conduit si mal sur le plateau que ce sont les
producteurs qui le renvoient, comme Isaiah Washington dans Grey’s en 2007. Même si la
série prétend que rien ne change diégétiquement – comme quand les producteurs de Ma
sorcière bien-aimée ont remplacé en 1969 Dick York, dans le rôle de Jean-Pierre le mari de
Samantha, par Dick Sargent – cela crée un sentiment de fin (le Jean-Pierre de Dick York
est fini). Les vicissitudes du réel, enfin, modifient la lecture des cliffhangers de fin de saison :
Dark Angel finit ainsi sur une intrigue irrésolue en fin de saison 2, parce que James
Cameron, en 2002, n’a pas obtenu de Fox Television assez d’argent pour faire une saison
3. Ce qui était donc un cliffhanger de fin de saison classique, écrit à l’origine dans la
perspective de lui trouver une solution de clôture à la saison 3, devient alors une « fin
ouverte » telle que l’on en trouve couramment dans le cinéma de la modernité ou dans les
séries B.
Tous ces exemples nous montrent que proposer une « fin de série » aux
téléspectateurs n’est pas quelque chose d’aisé, car ce n’est que rarement une décision qui
obéit aux seuls impératifs de la logique narrative. Voyons comment ces transactions entre
production et réception se déroulent.
LE TÉLÉSPECTATEUR
PERSONNAGE
FACE
À
LA
DISPARITION
D’UN
Dans l’exemple précis de Grey’s, il apparaît que les scénaristes s’adaptent à la fois
aux contingences de la vie réelle et aux souhaits exprimés par les internautes. Le dernier
exemple en date est celui de Katherine Heigl qui interprète Izzie, l’un des personnages
phares de la série. En 2010, l’actrice, qui vient d’adopter une petite fille, souhaite se
consacrer à sa maternité et évoluer dans d’autres sphères cinématographiques que celle
de la série télé. Elle rompt donc le contrat qu’elle avait signé avec ABC. La presse people
se saisit de cet événement, multipliant les interviews de l’actrice, médiatisant ce départ à
l’extrême.
La presse joue, en effet, un rôle non négligeable dans la façon dont le public reçoit
une fin. C’est en effet souvent parce qu’ils en sont avertis par la presse que les spectateurs
savent qu’un personnage va disparaître. C’est ici que se mêlent persona et personnage,
c’est-à-dire l’image du comédien et de sa vie réelle telle qu’elle est véhiculée par les
médias, et le personnage qu’il interprète dans la série. Le spectateur se tient donc au
courant des évolutions de sa série préférée aussi parce qu’il apprend dans les magazines
ou par Internet ce qui arrive aux acteurs qui incarnent ses personnages fétiches. Investi
affectivement, il a son mot à dire sur les événements du réel qui modifient son plaisir. Or,
aujourd’hui, à l’ère du Web 2.0, ses réactions et opinions sont consignées sous la forme
d’échanges internautiques, de blogs, de commentaire divers sur les sites officiels. Le
« courrier des lecteurs » des magazines d’antan a laissé place à l’effervescence des posts
qui, comme leurs prédécesseurs écrits à la plume, sont d’excellents témoignages de la
3 manière dont les spectateurs se positionnent face aux choix des créateurs de séries télé,
fins incluses. Une bonne part de la forte sociabilité que mobilisent les séries peut en effet
s’observer sur le web : site officiel, page Facebook, sites personnels, etc., font partie
intégrante d’une réception « en réseau » qui interfère souvent avec les pratiques
spectatorielles. Dans le cadre de cet article, nous nous sommes appuyés sur le site IMDb3,
sur l’espace réservé aux commentaires sur le site officiel de la série sur TF1.fr4, ainsi que
sur la page Facebook officielle de la série5.
Ainsi peut-on lire des échanges de posts des fans de la série sur le site officiel de
TF1, en réponse à l’annonce du départ d’Izzie :
« jenifferbb9
c dommage que lzzie parte, mais Katherine Heigl veut passer du temps av sa fille. »6
Du côté de la production, Shonda Rhimes ne manque pas une occasion de
s’expliquer dans la presse sur cet événement, et ce qu’elle dit est relayé auprès du public
via le web par le site de TF1 :
02 novembre 2010 sur TF1.fr, dans l’onglet « news »« Nous avons planché sur plusieurs options et celle que nous avions en tête était la
meilleure idée possible. Mais c'était aussi la plus cruelle » révèle Shonda Rhimes à
Entertainment Weekly. Mais quand les scénaristes étaient prêts à inclure cette tragédie,
elle est finalement revenue sur cette conclusion, « Je m'étais fait à l'idée, mais je suis
retournée chez moi et je ne pouvais plus dormir. Ça ne ressemblait pas à une vraie fin,
elle était juste brutale. Alex [Justin Chambers] ne s'en serait jamais remis. Et les fans
d'Izzie auraient été dévastés. Nous ne l'avons donc pas fait. » Et puis, qui nous dit que
Katherine Heigl ne fera pas son grand retour un jour ?7
Ces propos de la scénariste, créatrice et productrice frappent par la tendance
qu’ils connotent à amalgamer les personnages, les spectateurs et les scénaristes, comme si
finalement le personnage pouvait s’autonomiser de l’espace diégétique en vue d’acquérir
d’une psychologie propre, alors même que Shonda Rhimes est sans doute la mieux placée
pour savoir qu’un personnage est un être de papier, principalement conditionné par une
écriture scénaristique. Dire « Alex ne s’en serait jamais remis » est, de toute évidence, une
formule faussement naïve, proche de la rhétorique que pourrait employer un fan et qui
contraste avec le pragmatisme dont doivent parfois faire preuve les scénaristes quand ils
« fabriquent » le destin d’un personnage en étant contraints par des données extérieures
au réalisme diégétique. Il s’agit sans doute aussi d’une formule destinée à entrer en
contact avec les affects de l’audience en montrant un attachement presque excessif et
surtout affectif au personnage, donnant l’impression que celui-ci se joue de son propre
auteur en venant le hanter : « Je ne pouvais plus dormir ». A l’instar des « personnages en
quête d’auteur » de Pirandello, Alex et Izzie sont désignés comme de véritables personnes
3
http://www.imdb.com/title/tt0413573/, consulté le 08/04/2011
4
http://www.tf1.fr/greys-anatomy/, consulté le 08/04/2011
5
http://www.facebook.com/GreysAnatomy?ref=ts, consulté le 08/04/2011
6
http://www.tf1.fr/greys-anatomy/news/katherine-heigl-en-larmes-decouvrez-pourquoi-elle-a-craque-a5866827.html, consulté le 08/04/2011. Nous avons retranscrit fidèlement les posts, y compris leurs
éventuelles incorrections orthographiques.
7
http://www.tf1.fr/greys-anatomy/news/grey-s-anatomy-et-si-katherine-heigl-etait-morte-6124475.html,
consulté le 10/04/2011
4 qu’il faut savoir ménager. Il y a de toute évidence dans cette façon de médiatiser le
devenir, et en l’occurrence la « fin » d’un personnage, quelque chose qui relève aussi de
l’argument promotionnel…
Car des fans réagissent parfois très vivement à ces tours de passe-passe
scénaristiques, et ce sans manifester d’ailleurs cet investissement modal que joue Shonda
Rhimes8. On trouve ainsi en commentaires de cette info postée sur le site de TF1 :
zinsky
si à chaque fois qu'un acteur veut arrêter, il faut le faire mourir ce serait lassant. Par
contre, ainsi, au vu de ses explications, je suis sûre qu'elle reviendra de temps en temps
comme Addisson.
Le 08 Mars 2011 à 13h009 marine-du-51100
Oui départ très décevant et mal fait , fallait la faire mourir ou je ne sais quoi d'autre, mais
pas un licenciement
marine-du-51100
Il est vrai que le départ d'Izzie est décevant enfin surtout mal fait il aurait du la faire
mourir au lieu qu'elle se réveille ou autre chose, mais pas ce départ la ...
Le 13 Février 2011 à 17h4010
Les internautes des sites français et américains consultés ne manifestent pas cette
« naïveté » de lecture qui consiste à amalgamer le personnage et l’acteur qui l’interprète,
ni ne donnent au personnage une quelconque autonomie modale. Ils sont tout à fait
conscients du rôle des scénaristes dans la fabrication de l’univers diégétique. En
l’occurrence, à leurs yeux, la solution scénaristique trouvée n’est pas la bonne ; ils se
permettent donc de la juger comme telle et de le dire. Nombre d’entre eux interpellent
d’ailleurs Shonda Rhimes nominalement dans leur post à propos d’un personnage, ou
s’adressent plus largement à « the writers for Grey’s anatomy », comme dans cet exemple, qui
aborde la relation entre Meredith et George dans la saison 2 :
À l’attention des scénaristes de Grey’s anatomy. La série est géniale et je suis un
spectateur fidèle. Vous avez de toute évidence du talent. Toutefois, si vous persistez à
mettre ensemble Meredith et Georges je crois que je vais définitivement changer de
chaîne.
Je n’ai pas bien senti cet épisode que j’ai trouvé particulièrement difficile à regarder, c’est
même toujours désagréable pour moi d’y repenser une semaine plus tard. Vous savez
bien que le public fantasme sur le couple Derek-Meredith et en regardant cet épisode, ma
sœur et moi, nous en étions malades.
Nous adorons Georges, mais il n’a rien à faire avec Meredith, il ne pourrait que souffrir.
S’il vous plait, ne décevez pas vos fidèles spectateurs et essayez d’utiliser votre créativité
pour écrire autre chose la prochaine fois. Vu ce que vous avez écrit jusqu’ici, je sais que
vous pouvez faire mieux
Pour finir sur une note positive, l’acteur que vous avez choisi pour incarner l’amant
d’Addidon, l’ex-meilleur ami de Derek (Mark ?) est vraiment génial. Il est très sexy !
j’aimerais le revoir dans la série, ça donnerait à Derek un concurrent ! Merci de me
permettre ces commentaires
8
« Investissement modal » désigne ici le fait, dans le discours en tout cas, de doter le personnage d’une
volonté propre.
9
J'aime (3) | Signaler un abus, consulté le 10/04/2011
10
J'aime, consulté le 10/04/2011
5 Bien cordialement, une déçue du Michigan 11
Ce post manifeste à la fois l’investissement « modal » des personnages (« Nous
adorons Georges, mais il n’a rien à faire avec Meredith ») et la conscience du fait que le
sort du personnage est affaire d’écriture (« À l’attention des scénaristes de Grey’s …
essayez d’utiliser votre créativité pour écrire autre chose la prochaine fois »). Une
ambiguïté, si ce n’est un paradoxe, se fait jour dans cette posture spectatorielle : croire en
la psychologie d’un personnage — « il ne pourrait que souffrir —, et en même temps,
conjointement, sans que cela s’oppose, ne voir dans l’issue d’une relation entre les
personnages (la micro-fin) qu’une entière affaire de choix d’écriture ! Ce côté oxymorique
se justifie cependant par la nature de palimpseste du personnage, nourri à la fois par
l’écriture du scénario, l’acteur qui l’interprète — « l’acteur que vous avez choisi (…) est
vraiment génial » — l’épaisseur que constitue le développement du scénario sur plusieurs
années, l’univers extra-diégétique relayé par la presse, les échanges d’internautes, et le
fonctionnement transmédial de la série, autant d’éléments qui contribuent à son
appropriation par les spectateurs. Dans son livre De quoi les séries américaines sont-elles le
symptôme12, François Jost propose cinq modes fictionnels qui permettent de comprendre
l’attachement du spectateur aux personnages de séries. Il souligne l’inflation récente des
personnages « qui nous ressemblent », ce qui « permet à chacun de nous de se
reconnaître dans tel ou tel personnage et de construire leurs relations à l’image de notre
famille. » La proximité ressentie avec eux, dans ce cas, explique aussi sans doute la
profusion des prises de position des spectateurs face au sort que leur réserve le scénario.
Ces personnages à notre image justifient l’investissement modal tout en le (dé)faisant : ils
n’appartiennent plus seulement aux scénaristes, mais aussi au public. Véritables
palimpsestes, ils naissent de plusieurs couches d’écriture qui se superposent, se produisent,
s’alimentent et s’effacent tour à tour.
La lecture des posts montre bien qu’une véritable interaction lie l’espace diégétique
et l’espace médiatique. Si certains spectateurs, d’un point de vue sémio-pragmatique,
lisent l’univers diégétique (et en particulier les fins qu’il propose) au prisme des révélations
médiatiques de la « vraie vie », le régime de croyance de bien des autres (nous ne nous
lancerons pas dans une généralisation abusive) est très subtil. Le degré d’adhésion à la
diégèse s’y montre, en effet, extrêmement variable, non pas tant d’un spectateur à l’autre
qu’à l’intérieur d’un même spectateur qui se présente parfois comme un être très
consciemment clivé face à la sérialité. Un bon outil heuristique pour comprendre cette
posture est celle de la rhétorique délibérative que développe Guillaume Soulez dans
Quand le film nous parle13. La série télé manifeste un passage d’un régime de crédulité à un
régime de crédibilité : tout en activant une lecture fictionnalisante de la fin des épisodes,
l’énonciateur n’est plus considéré comme un énonciateur fictif, mais comme un
« énonciateur rhétorique » (c’est ainsi que l’appelle G. Soulez) auquel on peut s’adresser
directement – au moins dans les paratextes – pour délibérer du sort des personnages.
Cette interactivité « délibérative » avec l’énonciateur est dans une certaine mesure
la conséquence des modalités d’échange rendues possibles par le web 2.0. Elle crée un
contexte qui préexiste à la fiction et du coup la conditionne : la série se situe dans un
espace de discussion. Si les échanges entre la sphère de la production et la sphère de la
11
iamafallgirl, consulté le 10/04/2011.
12
Francois Jost, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? Paris, CRNS éditions, 2011.
Guillaume Soulez, Quand le film nous parle, Rhétorique, cinéma, télévision, Paris, PUF, 2011, p. 69-131.
13
6 réception ont toujours été possibles – on peut penser à l’organisation des previews de l’âge
d’or de Hollywood – la série TV d’aujourd’hui en joue davantage, en particulier via
Internet. L’expertise spectatorielle n’agit plus seulement à titre consultatif, elle s’immisce
dans la création. C’est une des différences fondamentales que le web 2.0 instaure par
rapport aux previews et aux courriers des lecteurs d’antan : le spectateur se donne aussi la
possibilité d’être un producteur de contenu. En témoignent les productions amateurs qui
fleurissent sur les sites de partage et les réseaux sociaux autour des séries TV, sous forme
d’hommages, de réécritures et autres détournements. La porosité entre l’amateurisme et
le professionnalisme s’accentue : la démocratisation des outils de tournage, la diffusion
possible des contenus audiovisuels font que le spectateur se sent aussi (même
potentiellement) créateur, et cette nouvelle possibilité lui donne une légitimité nouvelle et
renforcée dans le dialogue qu’il cherche à nouer avec la sphère de la production. Et les
producteurs en sont bien conscients : la page Facebook de la série est ainsi un véritable
laboratoire de propositions scénaristiques qui laissent aux fans la possibilité d’une
interaction avec les scénaristes. Voici un exemple (parmi beaucoup d’autres) de post sur le
mur :
Callie est confrontée à toutes sortes d’épreuves ces jours-ci, à savoir gérer les querelles
quotidiennes entre Mark et Arizona. Quels conseils lui donneriez-VOUS pour l’aider à
traverser cette période difficile ?14
Ainsi, la fiction qu’est « la fin du personnage » ne se construit-elle pas autour d’un
pacte de lecture, mais plus comme une possibilité de lecture faite par un énonciateur fictif
qui n’est plus considéré comme un démiurge intouchable, mais comme un interlocuteur
que l’on peut venir solliciter dans le réel. On a bien là un changement assez radical des
modalités de la lecture fictionnalisante telle que l’avait définie Roger Odin15. On trouve
même des internautes qui mettent en question la réalité par la fiction comme si tout en
reconnaissant la porosité entre l’espace diégétique et les contraintes de la vie quotidienne,
ils supposaient d’autres types d’interférences entre ces deux espaces. C’est le cas dans le
post suivant, qui concerne toujours le personnage de George. L’acteur a dit publiquement
qu’il voulait quitter la série, et la diégèse prévoit sa mort dans un accident de circulation.
L’internaute réagit alors à « ce qui devait arriver », c’est-à-dire l’épisode 1 de la saison 6,
qui se termine sur l’agonie d’un homme en qui Meredith reconnaît effectivement George,
fauché par un bus :
zyjk, 21 Janvier 2010, 20H30, site de TF1
Je confirme ce qu'a entendu lady-k11, Lexie dit très distinctement : "That's not George.
Look... look at his feet... he 's to taller... that's not George !" Ce qui signifie exactement :
"Ce n'est pas George, Regardez ses pieds... il est trop grand... Ce n'est pas George !" Et a
mon avis ils ont arrêté le début de la saison 6 à ce moment là pour laisser le doute
persister. (c'est pour ça que tout le monde fait la gueguerre à propos de l'avenir de
George)
Après j'ai une hypothèse (même si elle est très peu probable) si ca se trouve, le fait que
T.R. Knight quitte la série n'est qu'un pur ragot qui à pris de l'ampleur !
L’internaute interroge ici la réalité comme si elle était possiblement un fake, un
ragot divulgué ou entretenu sciemment pour changer la lecture de l’histoire diégétique.
On voit bien que l’énonciateur n’est plus considéré comme absolument digne de foi, et
14
15
http://www.facebook.com/GreysAnatomy?ref=ts, consulté le 10/04/2011
Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck, 2000.
7 que la crédibilité de la lecture ne semble jamais totalement acquise : c’est bien un régime de
crédulité qui s’exprime ici, et en l’occurrence d’IN-crédulité puisqu’il est question de
« probabilité ». Ainsi, les affirmations de la presse concernant la « vraie vie » deviennentelles autant sujettes à caution que la lecture de la fiction qu’elles contribuent à construire.
Pas de naïveté non plus, donc, à l’égard du marketing et de la possibilité éventuelle d’une
manipulation de l’audience par la « rumeur » qui pourrait être voulue par les producteurs
de la série16.
Ces interactions entre la fiction, la vie quotidienne et les modes de croyance sont
d’autant plus fortes que la productrice et les acteurs en jouent beaucoup, multipliant les
vraies/fausses annonces dans la presse sur le futur des personnages. C’est aussi la stratégie
des vrais/faux spoilers qui consiste à révéler des fins plus ou moins vérifiées dans la version
finale du scénario afin d’attiser l’attente. Le dernier post cité témoigne de cette
interrogation constante : « ne cherche-t-on pas à me manipuler ?» qui constitue
également, sans doute, un des aspects du plaisir pris à regarder les séries, mais aussi à en
parler, à échanger autour d’elles et des suppositions qu’elles nous invitent à faire,
possibilité qui est sans conteste démultipliée par Internet. Bref, même si ces échanges
entre spectateurs et producteurs autour des fins est loin d’être une nouveauté, il y a fort à
parier que le web 2.0 a contribué à modifier les modes de croyance, la manière dont un
spectateur adhère à une fin qu’on lui propose, et la profusion des échanges que cette fin
suscite.
LES MICRO-CLÔTURES DU RÉCIT
Notre besoin de clôture est fort, si fort que les séries ne peuvent pas se contenter
d’attendre ces irruptions intempestives du réel pour le combler. Elles proposent donc des
micro-clôtures du récit, pour nous consoler de l’absence de macro-fins crédibles. Ces fins
minuscules (surtout quand on les compare au gigantisme d’une série qui, comme Grey’s,
en est à sa huitième saison17 soit à plus de 140 heures de récit) interviennent à la fin de
chaque épisode et clôturent les micro-récits qui se déroulent à l’échelle de cet épisode
(quelquefois à l’échelle de deux épisodes, s’agissant de Grey’s).
Chaque épisode de Grey’s propose ainsi deux, trois ou quatre sous-intrigues
construites sur ce qui arrive à des patients, mêlées à deux, trois ou quatre sous-intrigues
construites sur ce qui arrive aux protagonistes principaux — non pas des événements
importants en ce qui les concerne (savoir de qui ils sont amoureux ou s’ils sont gay ou
straight ou s’ils vont avoir un enfant demande plusieurs épisodes, sinon plusieurs saisons),
mais des petites choses du quotidien (organiser un dîner, rendre un petit service, etc.). Un
épisode de 42 minutes découpe ces sous-intrigues en une quarantaine de scènes, et les
dispose généralement en parallèle, dans une construction en six parties séparées par les
cinq coupures publicitaires usuelles de la télé américaine. Sans qu’il soit nécessaire
d’adhérer à des postulats structuralistes forts, on constate aisément que la structure d’un
épisode est celui d’une « histoire complète » comparable à un long-métrage du cinéma
mainstream, avec une mise en place, des complications et une résolution, les scènes longues
étant réservées à la mise en place et à la résolution, tandis que les scènes courtes, qui
toutes se terminent de façon elliptique par nécessité d’aller voir ailleurs ce qui se passe,
16
C’est une stratégie relativement répandue ces derniers temps : on peut penser au film 2012 de Roland
Emmerich, sorti le 11 novembre 2011, dont la promotion reposait sur un fake qui « faisait croire » aux
lecteurs du quotidien gratuit Métro que la fin du monde était arrivée.
17
Depuis la rédaction de cet article, le nombre est passé à 11.
8 appartiennent aux complications, lesquelles vont crescendo, ce qui rend d’autant plus
pressant le besoin de les voir finir pour pouvoir se relaxer dans son fauteuil :
Type de
scène
Partie 1
(9’, pour
9 scènes)
Scène de
30’’
Partie 2
(6’, pour 7
scènes)
Partie 3
(6’, pour 8
scènes)
Partie 4
(6’, pour 6
scènes)
Partie 5
(6’, pour 8
scènes)
Partie 6
(9’, pour 9
scènes)
4
5
1
5
3
2
4
1
3
1
1
2
Scène de 1’
7
2
Scène de
1’30
2
1
Scène de 2’
1
1
Figure 1 Structure d’un épisode-type, en l’occurrence Sympathy for the devil (Saison 5, épisode 12). La
mise en place demande des scènes d’une minute et une minute et demie. Puis la cadence s’accélère
à mesure que les sous-intrigues nous deviennent familières : le montage parallèle les fait alterner
toutes les 30 secondes. À la fin de l’épisode intervient un nouveau ralentissement pour cause
d’explication, de résolution de conflits et d’épilogue.
Lorsqu’on passe du niveau de la structure du montage alterné à celui des détails
du récit proprement dit, il est aisé de voir que les micro-clôtures du récit sont orchestrées
d’une triple façon :
- via les péripéties du scénario : celui-ci est écrit de façon érotématique (c’est-à-dire
qu’il pose des questions du type qui ? comment ? quand ? pourquoi ?, autant de
déclinaisons du whodunit usuel) et en ce qui concerne les micro-épisodes propose des
réponses dans les 2 ou 3 dernières minutes de l’épisode (de type « c’est le colonel avec le
chandelier dans le salon à minuit ») ;
- via la scénographie : les plans en grande profondeur de champ, qui connectent
les protagonistes entre eux, renvoient à la situation théâtrale où les acteurs viennent saluer
quand la pièce est finie18 ;
- via la musique, notamment les chansons pop qui orchestrent les minutes finales et
proposent des résolutions au sens harmonique du terme, en l’occurrence des accords
parfaits (soucent mineurs) arrivant après des séries d’accords de dominante nous tenant
en haleine (c’est-à-dire en attente de résolution), accords parfaits qui en général renvoient
à l’accord final et apaisant entre les personnages – lesquels étaient « désaccordés » (entre
eux ou avec eux-mêmes) au début de l’épisode19.
Penchons-nous en détail sur cette utilisation des chansons. Non seulement elles
mettent en parallèle la résolution narrative et la résolution harmonique, donc, mais elles
nous invitent quelquefois à considérer comme terminé ce qui en réalité ne l’est pas, en
transformant la séquence où elles figurent en échantillon. Le terme est à prendre au sens de
Nelson Goodman : tout se passe comme si l’épisode nous disait « ce que vous voyez est un
échantillon à détacher de l’espace-temps singulier où il a été prélevé », donc quelque
chose d’autonome, donc de fini. Voyons comment cela se présente dans le final du pilote
18
Voir Du cœur au care, op. cit., pour l’analyse de la mise en scène en profondeur (depth staging) et des
corrections de point « signifiantes » (focus racking).
19
Voir Du cœur au care, op. cit., pour un autre exemple, avec l’analyse de l’épisode 6 de la saison 3, dont
le finale est entièrement construit sur la chanson Life is beautiful, interprétée par le groupe Vega4.
9 de la série20. Sur le visage de Meredith pensive, en gros plan et faible profondeur de
champ, une introduction au piano démarre. L’actrice et la mise en scène, ici, concourent
à nous faire comprendre qu’elle tire les leçons de ce qui vient de se passer. Le piano joue
un anatole de quatre accords sur deux mesures (Mi mineur/Fa dièse mineur/Do dièse
majeur/La mineur), classique dans le domaine de la chanson pop, qui va avoir un rôle
capital ici. Cet anatole produit sur les auditeurs acculturés l’effet suivant : chaque fois
qu’il semble se terminer, il donne l’envie irrépressible de le réécouter à nouveau. La
chanson insiste d’ailleurs sur cet aspect, en accentuant le caractère d’accord de dominante
du dernier accord, qui devient La mineur 5/721.
La mise en scène va aussi dans ce sens, en produisant ce que Christian Metz
appelait dans sa « Grande Syntagmatique de la bande image » un syntagme fréquentatif,
c’est-à-dire une suite de plans qui échantillonnent des actions en suggérant qu’elles ont été
prises au hasard au sein d’événements qui se répètent. Ce sont des moments où le récit
audiovisuel possède un aspect itératif : « voilà ce que c’est que la vie quotidienne du
chirurgien », dit-il en l’occurrence, et non « voilà ce qui s’est passé ce jour-là dans la vie
de cette interne en chirurgie-là prénommée Meredith » (ce qui aurait constitué un aspect
semelfactif, pour continuer le parallèle avec la linguistique). Comment le metteur en scène
et le monteur s’y prennent-ils ? En dé-singularisant, c’est-à-dire en transformant les tokens
filmés en types. On voit des raccords-regards hors de leur contexte, des couples shot-reaction
shots hors de la situation qui nous permettrait de savoir quelle relation de cause à effet ils
accompagnent. On voit des personnages marcher – Izzie marche dans un couloir au
ralenti ; on ne sait où elle va : le plan devient : « tous les jours, Izzie arpentait les couloirs
de l’hôpital ».
Le langage verbal, lui aussi, va dans le même sens. On sait que chaque épisode de
Grey’s porte le titre d’une chanson pop, annonçant par là une transposabilité générale des
situations qui n’est pas sans évoquer la fable ou la parabole. Des Beatles (A Hard Day’s
Night), on passe à Meredith, puis au téléspectateur, lui aussi susceptible d’en avoir plein les
bottes à l’issue d’une longue journée de labeur, quand bien même il ne lui arrivera jamais
d’être de garde quarante-huit heures d’affilée dans un service de chirurgie. Outre le titre,
il y a la voix off de Meredith, qui enchaîne des phrases à l’aspect gnomique, agissant
comme des vérités proverbiales - « On ne sait jamais ce qui peut se produire », « tout le
monde a besoin d’un coup de main de temps en temps », etc. Le langage verbal peut
même s’immiscer à l’intérieur de la séquence-clip fréquentative : ici, à l’occasion d’un
léger fade out de la chanson, Derek déclare à son équipe : « OK tout le monde, c’est une
belle nuit pour sauver des vies ; profitons-en ». Quatrième et dernier effet verbal de désingularisation, la chanson elle-même. Elle a été choisie aussi en fonction de l’écho
susceptible d’être produit au sein de l’épisode par son texte même. « Come on, come on/Put
your hands into the fire » (en gros : « allez, vas-y, jette-toi à l’eau ! ») fait effectivement écho à
ce qui se passe : Izzie, George, Cristina et Meredith « y vont », ils passent outre leur peur
d’échouer, leurs principes moraux les plus obsolètes ou les plus cyniques – ils se lancent.
Mais la chanson ne parle pas de médecine, elle ne parle de rien de singulier. C’est, bien
sûr, à notre tour d’y aller, de nous lancer, au diable tout le reste. On est bien là devant
20
Episode 1 de la saison 1, A Hard Day's Night, diffusé pour la première fois le 27 mars 2005. La partie
chorale du final, avant l’épilogue, se termine sur Into the fire, interprété par le groupe Thirteen Sense
(2004).
21
Il existe même des séries télé qui reprennent dans leur structure narrative d’ensemble le système de
l’anatole : ainsi Mes trois fils (My three sons, douze saisons, 1960-1972) se termine-t-il par la naissance des
trois fils du fils aîné du titre, suggérant comme dans l’anatole un éternel retour des mêmes situations de la
vie quotidienne.
10 une forme de micro-clôture, puisque s’énonce la « morale de l’épisode », dans les
dernières lignes de la fable, comme il se doit.
*
On voit que la tension entre le désir ou (l’obligation) de finir et celui (ou celle) de
continuer, se résout dans une série télé comme Grey’s Anatomy par un jeu entre les
producteurs et les consommateurs. L’impression d’avoir affaire à un jeu est d’autant plus
forte que la série, comme tout produit postmoderne qui se respecte, émarge au rang des
self-conscious images : les producteurs « savent que les consommateurs savent ». En d’autres
termes, la série ne se contente pas de raconter une histoire, elle la raconte en montrant
qu’elle la raconte, à des téléspectateurs qui ont leur idée sur ce que c’est que raconter une
histoire, et qui, de fait, ne s’en laissent pas conter. Cela passe par les personnages,
quelquefois. Ainsi, dès l’épisode-pilote, sont-ils montrés en train de pratiquer
consciemment la « mise en scène de la vie quotidienne » :
- Tu sais, dit Meredith à Derek le lendemain de la nuit où ils ont couché ensemble
sans se connaître, on n’a pas à faire tout ce truc, là. Tu sais, échanger des détails,
prétendre qu’on s’intéresse l’un à l’autre.
- Dis-donc, dit Cristina à Meredith en se rendant compte qu’elles sont sur le point
de se réconcilier après un violent affrontement, on n’a pas à tomber dans ce truc où
d’abord je dis quelque chose sans importance, et après c’est ton tour, et après il y en a une
qui se met à pleurer, et après c’est genre le moment d’émotion.
Ce sont typiquement des scènes où les concepteurs de la série disent à leurs
spectateurs : « OK, on sait que la situation est cliché, mais on sait également que vous le
savez, et on va vous le montrer ». Et comment le montrer, sinon en mettant dans la
bouche des personnages la preuve qu’ils sont conscients de vivre des situations
stéréotypées ?
Finir l’épisode et, à plus large échelle, la série tout entière, devient dans ces
conditions une transaction consciente. Cependant – et contrairement à ce qui se passe
avec la distanciation chère à la Modernité – ce petit jeu postmoderne des mises en abyme
permet tout de même de prendre les péripéties au premier degré et de s’investir
sérieusement, surtout dans le cadre d’une série aussi ostensiblement morale et votive que
Grey’s. C’est ce qui explique que les discussions autour de ses fins – disparition d’un
personnage ou fin générale de la série – provoquent quelquefois des réactions sérieuses et
passionnées, sortant du cadre ludique censé accueillir les transactions entre producteurs et
consommateurs.
Pour citer cet article :
Laurent Jullier & Barbara Laborde, « “This is the end”. Personnages portés disparus
et micro-clôtures du récit dans Grey’s Anatomy », Sociétés & Représentations n°39 : “Écritures
du feuilleton”, P. Goetschel, Fr. Jost & M. Tsikounas dir., Paris, Les Publications de la
Sorbonne, mai 2015, p. 103-118.
NDA Seule la présente version en ligne est valide ; la version parue dans la revue
est un brouillon non validé par les auteurs.
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