Allocution prononcée par l`honorable Marc Noël, Juge en chef de la

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Allocution prononcée par l`honorable Marc Noël, Juge en chef de la
Allocution prononcée par l’honorable Marc Noël,
Juge en chef de la Cour d’appel fédérale
Tournée annuelle du bâtonnier du Barreau du Québec
Le vendredi 6 mars, 2015 à 11 h
Hall d’honneur, l’Édifice de la Cour suprême du Canada
Introduction :
Monsieur le juge en chef Crampton, chers collègues de la magistrature,
Me Legault, sous-ministre délégué du ministère de la Justice du Canada,
Me Synnott, bâtonnier du Barreau du Québec, Me Gagné, bâtonnier du
Barreau de l’Outaouais et membres du Barreau.
Il me fait grand plaisir de vous recevoir dans ce merveilleux édifice marqué
par l’art déco des années trente. Eh bien oui, cet édifice est partiellement le
nôtre. Les juges de la Cour de l’Échiquier l’ont occupé à partir du moment
de sa construction jusqu’à la fin des années 1970. À compter de ce moment,
les membres de la Division de première instance de ce qui était devenue la
Cour fédérale furent mutés à nos locaux actuels au 90 rue Sparks, faute
d’espace. Les juges de la Cour d’appel ont continué à occuper leurs bureaux
sur cet étage jusqu’en 2002, moment auquel nous avons été bannis de façon
définitive.
Le terme « banni » est peut-être un peu fort. Si vous regardez à l’extrême est
et ouest du Hall d’honneur, vous y verrez deux salles d’audiences qui sont
les nôtres et qui continuent à être utilisées par les Cours fédérales. Celle à
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ma droite par la Cour d’appel et celle à ma gauche par la Cour fédérale. Sauf
pour une brève période pendant laquelle les juges de la Cour suprême ont
utilisé la salle de l’ouest pour entendre des requêtes pour permission d’en
appeler, elles ont toujours été l’apanage des Cours fédérales.
Nos locaux à Ottawa ne sont pas les seuls lieux où nous siégeons. En tant
que cours itinérantes, les Cours fédérales entendent des litiges en anglais et
en français dans dix-huit centres urbains de Vancouver à St. John’s, en
passant par les agglomérations du Grand Nord.
Cette vocation pancanadienne a pour but d’assurer que les lois fédérales
soient appliquées de façon constante et uniforme à travers le pays tout en
tenant compte des particularités juridiques de la province où survient le
litige, notamment au Québec, le droit civil.
C’est cette affinité québécoise et civiliste des Cours fédérales qui fait l’objet
de mon propos ce matin. Initialement composée de six juges lors de sa
création en 1875, la Cour de l’Échiquier, dont les juges étaient aussi
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membres de la Cour suprême, devait compter deux juges du Québec. Les
deux premiers furent Jean-Thomas Taschereau et Télésphore Fournier.
Après une réforme en 1887, la Cour de l’Échiquier devint une cour
autonome. C’est Louis Arthur Audette, après avoir occupé le poste de
Registraire pendant plusieurs années, qui fut le premier juge francophone de
la Cour réformée. Il fut remplacé en 1931 par un avocat montréalais du nom
d’Eugène-Réal Angers.
En 1957, trois des six membres de la Cour de l’Échiquier sont des
québécois. Cette tradition québécoise et civiliste s’est perpétuée, et en 1971,
la Loi sur la Cour fédérale prévoit de façon obligatoire la présence de
québécois au sein des Cours fédérales en exigeant que le tiers des juges
soient issus du Québec. Aujourd’hui, le nombre de juges devant provenir du
Québec se situe à dix pour la Cour fédérale et 5 chez nous, à la Cour
d’appel.
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Aucun juge québécois n’a été appelé à mener la destinée de la Cour de
l’Échiquier. Cela a changé en 1972 avec la création de la Cour fédérale,
alors que le québécois Camil Noël devient le premier juge en chef adjoint de
cette Cour. Allan Lutfy, un autre québécois rempli ce rôle à compter de
1999. À la Cour d’appel fédérale, c’est Pierre Blais qui en 2009 devient le
premier juge en chef québécois. Je lui ai succédé en octobre dernier.
Depuis la création de la Cour de l’Échiquier en 1875, quarante-quatre juges,
originaires du Québec, ont siégé au sein de ce que sont maintenant les Cours
fédérales. La liste qui est adjointe à mon discours illustre, par les noms
qu’elle comporte, la qualité des juristes québécois qui ont contribué au cours
des années, à la réputation dont jouissent les Cours fédérales.
Incidemment, on a laissé croire dans les médias lorsque le Renvoi Nadon
faisait les manchettes que les juges québécois nommés aux Cours fédérales
devaient s’exiler en Ontario pour occuper leur poste. C’est inexact. Selon
l’exigence législative, les juges des Cours fédérales doivent résider dans la
région de la Capitale-Nationale ou dans une zone périphérique de quarante
kilomètres (paragraphe 7(1) de la Loi sur les Cours fédérales), ce qui
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comporte un vaste territoire québécois. D’ailleurs, bon nombre d’entre nous
ont choisi de demeurer dans la belle région de la Gatineau après avoir été
nommés et y résident toujours.
Cette présence québécoise au sein des Cours fédérales a toujours eu pour but
de donner au droit civil toute sa place dans l’application des lois fédérales.
Au début ce sont les juges, sans l’assistance de textes de loi, qui ont donné
au droit civil sa vocation de droit supplétif dans l’application des lois
fédérales. Je note à titre d’exemple la décision du juge Raymond Décary
dans l’affaire Lagueux en 1974 (R. c. Lagueux et Frères Inc., 74 DTC 6659
(C.F. 1ère inst.)); et celle de son neveu, le juge Robert Décary dans l’affaire
St-Hilaire vingt-cinq ans plus tard (Canada (Procureur général) c. StHilaire, 2001 FCA 63, [2001] 4 C.F. 289).
C’est suite à ces décisions et bien d’autres allant dans le même sens, que le
Parlement fédéral est intervenu afin de reconnaître de façon formelle le rôle
du droit civil dans l’application des lois fédérales. On peut lire en effet dans
le préambule de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit
civil, L.C. 2001, ch. 4, que tous […] doivent avoir accès à une législation
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fédérale conforme aux traditions de droit civil qui trouve sa principale
expression dans le Code civil du Québec.
Cette loi fait en sorte qu’il est dorénavant difficile sinon impossible de bien
comprendre et interpréter le droit fédéral sans avoir à l’esprit les deux
traditions juridiques canadiennes. Depuis l’adoption de cette Loi, il est de
mise que toute citation d’un texte législatif fédéral devant notre Cour soit
effectuée dans les deux langues officielles, de façon à ce que les juges aient
accès au vocable législatif susceptible de rattacher le texte au droit civil, à la
common law ou aux deux systèmes de droit, selon le cas.
Soulignons également l’article 8.1 de la Loi sur l’interprétation, lequel
reconnaît depuis 2001 que le droit civil, comme la common law, font
autorité au Canada et que s’il est nécessaire de recourir à des règles de droit,
en vue d’assurer l’application d’un texte fédéral dans une province, il faut
recourir aux règles applicables dans la province.
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Dans le même esprit, les Règles des Cours fédérales renvoient au droit
provincial, donc au droit et à la procédure civile du Québec, et ce de diverses
manières. Ainsi, en cas de silence des Règles, les procédures seront
déterminées par analogie avec le droit provincial (Règle 4); la preuve de
signification d’un document peut être établit de la manière autorisée par le
Code de procédure civil (Règle 196); le délai de vente aux termes d’un bref
d’exécution est celui prévu par le droit provincial (Règle 446) et les règles
relatives à la saisie et la vente des biens sont celles du droit provincial
(Règle 448).
Au-delà de ces règles explicites, celle qui veut que le silence du législateur
ait pour effet d’adopter le droit provincial applicable est fondamentale. En
effet, il faut savoir que, pour la plupart, les lois fédérales se superposent au
droit privé existant. C’est donc que les Cours fédérales sont des cours de
droit civil dans tous ces domaines où le législateur fédéral, par son silence,
fait appel à des concepts de droit privé. C’est ce qui explique pourquoi les
Cours fédérales depuis leur création ont constamment conclu, sans grande
discussion, qu’elles devaient se référer aux concepts de droit civil québécois
pour caractériser, au Québec, les rapports juridiques entres les personnes
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(Jean-Maurice Brisson et André Morel, Droit fédéral et droit civil :
complémentarité, dissociation).
C’est aussi ce qui explique pourquoi un décompte rapide nous a permis de
répertorier plus de soixante-dix décisions rendues par les Cours fédérales au
cours des vingt dernières années qui comportent des applications de notions
pures de droit civil.
Les praticiens québécois sont, je l’espère, de plus en plus conscients des
domaines de juridiction des Cours fédérales et de la place qu’occupe le droit
civil dans l’exercice de leurs compétences.
Par ailleurs, que ce soit dans le domaine de l’immigration, la sécurité
nationale, le domaine pharmaceutique, le co-voisinage avec les peuples
autochtones, les menaces environnementales, le secteur énergétique, le
monde du travail, les Cours fédérales ont un impact croissant sur le vécu des
gens.
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Il y a cinquante ans, ces domaines attiraient peu d’attention. Mais les choses
ont changées. Au-delà de ces domaines, je souligne le rôle primordial joué
par les Cours fédérales en matière de droit public. Le contentieux de droit
administratif devant les Cours fédérales est le plus important au pays,
conséquence directe de l’envergure du gouvernement fédéral en sa qualité
du plus grand organisme d’administration publique au Canada.
Avec cette importance accrue des compétences des Cours fédérales,
s’impose, selon moi, un devoir d’accessibilité accru. Nous ne pouvons rien
changer au fait que nos domaines de compétence sont pour la plupart
compliqués et spécialisés. Nous pouvons cependant peut-être penser à rendre
nos règles de pratique plus invitantes surtout dans la perspective des
praticiens québécois.
Les articles 45.1 et 46 de la Loi sur les Cours fédérales prévoient que les
règles de pratique sont établies par un Comité des Règles. Ce Comité, sur
lequel siègent des représentants du Barreau du Québec, a présentement dix
sous-comités qui travaillent à améliorer le contenu des Règles, toujours dans
le but de permettre un aboutissement juste, rapide et économique aux litiges
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qui aboutissent devant nous. C’est par le biais de ce Comité que je vous
invite
à
faire
valoir
toutes
suggestions
susceptibles
d’améliorer
l’accessibilité à notre Cour dans une perspective québécoise.
Je conclu en rappelant que les Cours fédérales doivent répondre aux attentes
de tous les canadiens incluant celles des québécois, animés par leur culture
et leur tradition juridique distinctes : à cette fin, je vous demande en tant que
membres du Barreau du Québec, de nous aider à convier l’idée que nous, les
juges du Québec au sein des Cours fédérales, sommes des québécois au
service de québécois, que le droit civil joue un rôle majeur dans nos
décisions et que la réalité québécoise fait partie de notre vécu.
Je vous remercie pour l’attention que vous avez portée à mes propos et
encore une fois bienvenue dans cette merveilleuse enceinte, symbole de la
primauté du droit.
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Juges du Québec au sein de la Cour de l’échiquier
et des Cours fédérales à compter de 1875
ainsi que leur date de nomination
Jean-Thomas Taschereau
Télésphore Fournier
Henri-Elzéar Taschereau
Louis-Arthur Audette
Eugène-Réal Angers
John Kearney
Alphonse Fournier
Jacques Dumoulin
Camilien Noël
Allison Walsh
Louis Pratte
Raymond Décary
Louis Marceau
James Knatchbull Hugessen
Pierre Denault
Yvon Pinard
Bertrand Lacombe
Max Teitelbaum
Alice Desjardins
Robert Décary
Gilles Létourneau
Marc Noël
Marc Nadon
Danièle Tremblay-Lamer
Allan Lutfy
Pierre Blais
Michel Beaudry
Luc Martineau
Simon Noël
Johanne Gauthier
Sean Harrington
Michel M.J. Shore
Yves de Montigny
Johanne Trudel
Robert Mainville
12
1875
1875
1878
1912
1932
1951
1953
1955
1962
1962
1971
1973
1975
1983
1984
1985
1985
1985
1987
1990
1992
1992
1993
1993
1996
1998
2002
2002
2002
2002
2003
2003
2004
2007
2009
Richard Boivin
Marie-Josée Bédard
André F. Scott
Jocelyne Gagné
Yvan Roy
René LeBlanc
Martine St-Louis
George R. Locke
Denis Gascon
13
2009
2010
2010
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