La Croix - Anne Sylvestre

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La Croix - Anne Sylvestre
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RELIGION&SPIRITUALITÉ
RENCONTRE
samedi 4, dimanche 5 juin 2011
Un bel album piano-voix de chansons neuves ou à redécouvrir, un spectacle à plusieurs à partir
de chants et cantiques… À 77 ans, la chanteuse s’offre des petits plaisirs, mais sûrement pas un bilan
Les parenthèses enchantées
d’Anne Sylvestre
REPÈRES
QUELQUES DATES
P 20 juin 1934 Naissance.
P Années 1950 Adolescente,
découvre le jazz, la voile
et la guitare. Étudiante en lettres.
Une promenade légère
au cœur de son
répertoire, suggérant
un album proustien
plutôt que balzacien,
à la recherche
des airs enfouis.
Anne Sylvestre a toujours procédé
ainsi. Sans tergiverser. Elle est montée sur scène, au départ, « avec sa
peur, avec la moitié de (son) cœur »
(dans Me voici donc), certaine qu’on
ne l’aimait pas. Contact difficile,
écrivait-on. Mais elle l’a fait, et a
fini par accepter l’idée d’être appréciée. « Ça m’a quand même pris
dix ans. » Depuis, elle a écumé les
salles parisiennes, des Capucines
à l’Olympia, de La Potinière au Trianon, de l’Auditorium Saint-Germain
à l’Européen… Elle s’est mise à produire ses disques, aussi. Elle a célébré son jubilé en 2008, avec une
idée en tête : « Fêter ça et continuer. »
Elle persévère : son dernier album
s’appelle Parenthèses, et elle a toujours bien des choses à dire. « Si
))
COUPS DE CŒUR
UN PERSONNAGE
Emma la Clown
PA S
C
A L GE
LY / AGENCE BERN
A ND
UN LIEU
Au Limonaire
« Un bistrot parisien à vin et à chansons, situé 18 cité Bergère, près
des grands boulevards, qui offre
une programmation audacieuse,
éclectique (site : http://limonaire.
free.fr). J’y vois beaucoup d’artistes
que j’aime : Loïc Lantoine, Manu
Galure ou Claudine Lebègue. J’y ai
découvert Agnès Bihl que j’adore.
On fait passer un chapeau à la fin pour payer les artistes, même si la patronne
préférerait payer au cachet. L’entrée est gratuite, la sortie ne l’est pas. » UN LIVRE
« Aux Serpentines », d’Alice Yonnet-Droux
« Un premier roman sorti
au printemps dans une petite maison d’édition, écrit
par un être cher. Une belle
plume légère. L’histoire parle
avec profondeur de prise de
liberté. L’héroïne m’a fascinée. Je veux lui donner sa
chance… On peut se le procurer, en ligne ou sur
papier, en s’adressant au 09.54.67.19.57 ou sur le
site lediteurenligne.com. » P 24 novembre 1957 Pleine de
P 1987 Création de Gémeaux
trac, débute au cabaret La Colombe.
croisées avec Pauline Julien.
Abandonne la guitare.
P 2007 Mon jubilé ! au Trianon
(disponible en DVD).
CD Bye Mélanco.
P 7 mai 2011 Concert Au plaisir !
P 1961 Premier 25 cm (10 titres).
P 1964 Premières Fabulettes
(livre disque).
P 1973 Fonde son label
Disques Sylvestre.
« Emma est un coup de cœur
permanent. Il faut voir Dieu
est-elle une particule ? son
spectacle sur la science, ou
Emma la Clown et son orchestre. Quel travail ! Je lui
avais demandé, à l’Auditorium de Saint-Germain,
d’apparaître chaque soir dix
minutes en début de spectacle, c’était magnifique. Elle
prépare actuellement Emma
la Clown voyante extralucide,
présenté le 25 juin à Saint-Brieuc.
Allez-y les Bretons ! »
D.R.
comme elle chante. Avec des lueurs, ((
des rires et des emportements, des
tournures qui font mouche, des
silences qui touchent, des pirouettes inattendues. Une dame
comme tout le monde, a-t-on souvent lu à son sujet. Sous-entendu :
pas une chanteuse sur son perchoir.
Elle n’étale pas sa vie, jamais, ni
dans les journaux ni ailleurs. Elle
estime que les chansons n’ont « pas
besoin d’explications démêlant l’autobiographique » (« les gens sont bien
curieux », bisque-t-elle), et sous sa
courte coiffure aux teintes automnales, elle s’agace encore des réactions émues le jour où elle coupa
ses grands cheveux, en 1985 :
« Comme si les cheveux aidaient à
chanter, quel fétichisme ! »
LE LIMONAIRE
E
lle donne rendezvous dans un bistro de son quartier,
aux tables en formica, à deux pas
du Père-Lachaise
où l’on imagine sa
silhouette déambulant parmi les monuments aux
défuntes gloires des lettres. À tort.
Anne Sylvestre, qui a souvent évoqué la mort en chansons (La Chanson de toute seule, Porteuse d’eau…)
n’est pas adepte de la balade des
cimetières, n’en déplaise à Georges
Brassens, à qui on l’a si souvent
comparée. Sa devise à elle tient en
six lettres : « Avance. » Et son chemin
de notes, en 2011, elle l’élabore chez
les vivants. Elle cite Jacques Higelin,
« ma grande passion ». Et tous ceux
qui font vivre la chanson loin des
flux de diffusion, ses amis Agnès
Bihl, Bernard Joyet, Gérard Morel,
Yves Jamait, Xavier Lacouture, Amélie les Crayons… Leur absence sur
les ondes la chagrine : « On les mésestime. Alors on se bat, chacun fait
irruption dans les spectacles des
autres. »
Avance : le mot dit son parcours
sur toutes les scènes francophones,
depuis le cabaret de La Colombe
où, traqueuse, fin novembre 1957,
elle débutait, jusqu’à la salle de La
Cigale où, heureuse, début mai
2011, elle triomphait. De sa propre
mise sur la touche par les programmateurs, elle dit sans colère : « Beaucoup de gens m’aimeraient s’ils savaient que j’existe… Ça en fait des
rendez-vous manqués ! » Avec les
enfants de toutes générations élevés aux Fabulettes (18 CD en tout),
qui ignorent qu’elle fait autre chose :
« Beaucoup me demandent, quand
ils me croisent, pourquoi je ne chante
plus, parce qu’ils ne me voient pas
dans leur lucarne. Ils ne savent pas
qu’on peut se déplacer pour aller
écouter des chanteurs. »
La « femme du vent » parle
à La Cigale, repris le 11 octobre
au Trianon. CD Parenthèses.
P 27 juin-19 juillet Bêtes à Bon
Dieu (chansons et cantiques),
dimanche (17 heures),
lundi et mardi
(20 h 30) à l’Européen,
j’arrête, vous ne me verrez plus, un
point c’est tout. J’y serai forcée ou je
n’en aurai plus envie. Mais je ne
ferai pas d’adieux. »
Elle dit ce qu’elle pense, mais
refuse d’y aller de son couplet sur
l’actualité : « Ça m’est arrivé sur une
impulsion, Un bateau mais demain,
fruit d’une colère après la marée
noire de l’Amoco, ou Berceuse de
Bagdad, parce qu’une information
m’était allée droit au cœur… » Sur
scène, pourtant, le mois dernier à
La Cigale, cette femme « normale »,
engagée, donnait à entendre
d’autres beautés. Les chansons de
Parenthèses. Seulement deux nouveautés sur dix-neuf titres : « Ainsi,
les gens font plus attention, s’amuset-elle. Lorsque j’en sors douze nouvelles d’un coup, beaucoup passent
à la trappe. Je préfère les distribuer
au compte-gouttes ! » Les inédites
s’appellent L’Habitant du château
et Malentendu. La première évoque
la vieillesse et la solitude après les
splendeurs passées. Elle est sauvée
de la profonde tristesse par les derniers vers : « S’il ne vit plus beaucoup
en apparence, une flamme brûle en
dessous. » La seconde est une chanson d’amour à contre-pied de la
passion ravageuse ou de la liaison
tapageuse : « Rien ne les poussait
l’un vers l’autre, rien ne les sépara
non plus. » « Je les trouve attendrissantes. La vieillesse ne me fait pas
peur. Et cette forme d’amour où l’on
s’oblige à s’adapter à l’autre avec
bonne volonté, beaucoup s’y retrouvent. »
Le reste du disque possède la forme
d’une promenade légère au cœur
de son répertoire, suggérant un
album proustien plutôt que balzacien (mais elle a tant dépeint
ailleurs la comédie humaine !), à la
recherche des airs enfouis. Pas les
chansons étendards. Plutôt les
pièces discrètes, joliment écrites,
qui font œuvre et ont droit à une
nouvelle vie. On y croise ppp
3 rue Biot, Paris 17e.
Rens. : 01.43.87.97.13.
P 2012 Entre (dit-on)
dans Le Petit Larousse illustré…
P À suivre…
sur www.annesylvestre.com
samedi 4, dimanche 5 juin 2011
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GUY LE QUERREC/MAGNUM
« Beaucoup de
gens m’aimeraient
s’ils savaient que
j’existe… Ça en fait
des rendez-vous
manqués ! »
ppp
trois prénoms de son univers qui en compte tant. « Que voulez-vous, je suis comme les enfants,
j’ai besoin de savoir comment tu
t’appelles et je pense que les prénoms
recouvrent des personnalités »… Le
choix s’est porté sur l’inoubliable
Clémence (qui « a pris des vacances »), féministe malgré elle, sur
Xavier, ou la tendresse que lui inspire la sensibilité chez un homme.
Enfin sur Richard, son arrièregrand-père, chef de gare qui rêvait
de grand large. Des individus heureux et tristes, décalés et dans la
vie. Beaux. Comme elle.
Et puis il y a ses coups de cœur :
Petit velours, parabole sur la vie
effilochée et rabibochée, C’est
chouette, exercice de style sur les
petits bonheurs, Au bord des larmes,
comme une politesse du désespoir… « J’avais envie de les chanter
depuis si longtemps, alors je le fais. »
Elle avance. Ironie du sort, la veille
de se parler, elle apprenait que sa
Berthe avait une défaillance. Le
public de la chanteuse connaît cet
autre prénom dont elle fit un air
joyeux en 2003. Berthe : un break
« aux grands pneus » qui a écrasé
pas mal de bitume. « La voiture,
c’est la liberté ! » clame celle que des
médisants qualifièrent autrefois de
passéiste, rétive aux progrès, sous
prétexte qu’elle avait commencé
par chanter ses attaches lointaines,
ses références paysannes…
Décor de chansons que tout cela.
Elle les traverse, comme les champs
de colza, sans cultiver le voyage à
tout prix : « Loin de chez moi, je ne
songe qu’à rentrer. » Sourire. Pour
le côté rural, on repassera. Malgré
sa prime enfance provinciale (au
village de Tassin-la-Demi-Lune,
dans le Rhône) et malgré ses fameux
« sabots de bois » qui ont tant fait
couler d’encre, Anne Sylvestre se
revendique parisienne « intra mu-
ros » : « On dit que Paris est sale et
que les gens y sont trop pressés. Eh
bien, j’ai mon pass Navigo et j’en
suis fière. » Son passéisme, on l’a
compris, est aussi un leurre. La
dame tutoie son téléphone mobile.
Et ne jette surtout pas Internet avec
l’eau des ragots qui s’y trouvent.
Elle a son site, et n’hésite pas à dire
SIMON DUBOIS/FASTIMAGE
En concert en
juin 1966
(ci-dessus)
et en janvier 2011
(ci-contre).
Anne Sylvestre
a célébré son jubilé
en 2008, avec une
idée en tête : « Fêter
ça et continuer. »
précier. » C’était son temps des Cathédrales, morceau paru dès 1961,
autre vestige passéiste. « Étudiante,
j’étais passionnée de Moyen Âge. Je
révisais mes cours en haut des tours
de Notre-Dame. Je me suis dit que
j’allais me débarrasser de ce thème
dans une chanson ! » Depuis, on la
lui réclame, encore et toujours. Elle
« Bête à bon Dieu » est né sur une idée partagée
il y a dix ans avec Serge Hureau, après une nuit
à chanter des cantiques : « On s’est amusés,
et on s’est promis qu’un jour on le referait
sur scène. Chiche. On a ressorti nos grégoriens,
nos Alléluias ! »
ce que le succès de ses spectacles
doit aux réseaux sur la Toile : « J’ai
fait cette année cinq soirs complets
sans avoir collé une seule affiche ! »
Son succès n’en finit pas de
l’étonner : « Il m’arrive des choses
sans que je le sache. Au départ,
j’avais mes filles, il fallait les élever,
leur mettre un toit sur la tête, les
nourrir. Je n’ai pas eu le temps d’ap-
assurait jusqu’ici : « Je ne la chanterai que quand j’aurai un orgue ! »
Pourtant, Les Cathédrales feront fin
juin, à l’Européen, leur entrée sur
scène dans le spectacle Bêtes à bon
Dieu, partagé avec Olivier Hussenet,
François Marillier, Cyrille Lehn et
Serge Hureau. Comme les punaises,
La Faute à Ève (« le Bon Dieu est
misogyne, mais le diable il ne l’est
pas »), la Plate prière (« Seigneur
délivre-nous de ces filles sans
fesses »). Pas mal de refrains anticléricaux : «J’ai été élevée à l’école
catho, chez les scouts, j’y ai été heureuse et je détesterais m’en moquer
si tel n’était pas le cas », dit-elle.
D’ailleurs, l’an passé, un séminariste
est venu la voir après un spectacle
pour raconter que tous les samedis,
en passant le balai-brosse, on chantait La Faute à Ève à la communauté. « Alors ça va, hein… » Bête à
bon Dieu, qui agacera cette fois les
bouffeurs de curés (« tant pis pour
eux ! ») est né sur une idée partagée
il y a dix ans avec Serge Hureau,
après une nuit à chanter des cantiques. « On s’est amusés, et on s’est
promis qu’un jour on le referait sur
scène. Chiche. On a ressorti nos grégoriens, nos Alléluias, bref vous
verrez ! » Le portable sonne à ce
moment-là. Ce n’est pas le bon
Dieu. Juste le garagiste : Berthe va
mieux. Tout sourire dehors, il est
temps de filer. Fin de la belle parenthèse.
JEAN-YVES DANA