Untitled - Région Réunion

Transcription

Untitled - Région Réunion
! Vi Voi ?
Locution en créole qui signifie « Tu vois ? »,
interjectée au cours de la conversation
pour indiquer la relation sociale
et pour relancer la conversation. Peut
aussi s’entendre comme « Vive Voix ».
Des textes pour comprendre une terre de
créolisation dans l’océan Indien,
lieu millénaire d’échanges et de rencontres,
et les défis et mutations contemporains.
! Vi Voi ? est l’une des collections que publie
la Maison des civilisations et de l’unité
réunionnaise. Cette collection accueille
des actes de colloque, des conférences,
des essais, des entretiens.
Actes du colloque
Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise,
dans le cadre de la préfiguration de la MCUR,
La Réunion, 17-18 décembre 2003.
RACINES ET
ITINÉRAIRES
DE L’UNITÉ
RÉUNIONNAISE
ACTES DE COLLOQUE
Textes réunis par Françoise Vergès
et Carpanin Marimoutou
! Vi Voi ?
Collection dirigée par
Françoise Vergès et
Carpanin Marimoutou
Relecture/ Correction
Marianne Fernel
Traduction des abstracts
Marie Lèbre/Françoise Vergès
Éditorial , design
et réalisation
Lawrence Bitterly, Paris
[email protected]
Cartographie
Service géographique
de la Région Réunion
Impression
Graphica, Saint-André, La Réunion
[email protected]
(Communauté européenne)
Dépôt légal : septembre 2007
ISBN 2-9525337-3-3
© 2007, Maison des civilisations et
de l’unité réunionnaise/ conseil régional
de La Réunion. Tous droits réservés.
Auteurs
© Christian Barat, © Monique Couderc,
© Axel Gauvin, © Ivan Hoarau, © Carpanin Marimoutou,
© Laurence Pourchez, © Jean-François Reverzy,
© Françoise Rivière, © Radjah Veloupoulé,
© Françoise Vergès, © Paul Vergès.
Diffusion : MCUR/conseil régional
de La Réunion
Prix : 20 €
Remerciements
Nous remercions les auteurs des communications
publiées dans ce volume ainsi que les services
du conseil régional de La Réunion.
Pour avoir plus d’information sur la MCUR
www.regionreunion.com, page MCUR.
Contributions
Éditeurs
Françoise Vergès,
Chargée de mission à la direction
de la Maison des civilisations
et de l’unité réunionnaise.
professeur au Center for Cultural
Studies, Goldsmiths College,
à l’université de Londres.
Ses publications portent
principalement sur l’esclavage
et l’abolition, sur les politiques
de prédation, sur Frantz Fanon,
les formations indo-océaniques
et les processus de créolisation.
Carpanin Marimoutou,
Chargé de mission
pour la Maison des civilisations
et de l’unité réunionnaise.
professeur de littérature à
l’université de La Réunion,
poète et écrivain.
Ses publications portent
principalement sur le roman
colonial, les littératures créoles
et celles de l’océan Indien,
les processus de créolisation
littéraire, les modalités des
réécritures vernaculaires des
textes épiques et mythologiques
de l’Inde.
Christian Barat,
anthropologue, professeur à
l’université de La Réunion.
Monique Couderc,
infirmière, militante de la
Confédération générale des
travailleurs réunionnais
(CGTR), militante des droits de
l’homme ; travaille beaucoup
avec les émigrés comoriens et
malgaches de La Réunion.
Axel Gauvin,
auteur dramatique, essayiste, poète,
romancier en créole réunionnais
et en français ; militant culturel,
il s’intéresse aux problèmes de
l’équipement linguistique, notamment
graphique, du créole réunionnais ainsi
qu’aux problèmes de la traduction.
Ivan Hoarau,
secrétaire général de la
Confédération générale des travailleurs
réunionnais (CGTR) ; vice-président
du CESR (Comité économique et
social de La Réunion), délégué à
la coopération régionale.
Laurence Pourchez,
anthropologue, membre de l’UMR
8098 CNRS, Muséum national
d’histoire naturelle, et UMR 306,
Centre d’ethnologie française.
Jean-François Reverzy,
éditeur, psychiatre et psychanalyste.
Françoise Rivière,
économiste, associée au
MATISSE-CNRS, université Paris I
Panthéon/Sorbonne.
Radjah Veloupoulé,
doctorant en philosophie à Paris IV ;
président de la Commission de
l’épanouissement humain du
conseil régional de La Réunion.
Paul Vergès,
président du conseil régional
de La Réunion.
Sommaire
Avant-propos
Introduction aux Actes
du colloque,
Françoise Vergès et
Carpanin Marimoutou
10
Actes du colloque
Fondations et créolisation,
Christian Barat
26
Réunionnais :
entre être et devenir,
Radjah Veloupoulé
30
Les dits et les non-dits
d’une action de santé
publique : le quartier du
Bas-de-la-Rivière à Saint-Denis,
Monique Couderc
36
Le soi réunionnais,
Jean-François Reverzy
44
Pauvres et riches
à La Réunion,
Françoise Rivière
62
Le mouvement ouvrier.
Unité et diversité,
Ivan Hoareau
74
L’énigme d’une disparition,
Françoise Vergès
78
Racines et itinéraires
de l’unité réunionnaise,
Paul Vergès
206
Corps de femmes,
corps d’enfants et
variation culturelle,
Laurence Pourchez
106
Créolité de certains
textes réunionnais
d’expression française,
ou La littérature
réunionnaise d’expression
française et la langue
créole réunionnaise
Axel Gauvin
142
Langues étrangères,
voix originaires,
Carpanin Marimoutou
Postface
150
Annexes
Discours de
Cheikh Tidiane Sy
216
Intervention de
Luis Antonio Covane
219
Abstracts
Index
Glossaire
La MCUR
Quelques dates
Carte de La Réunion
Bibliographie
222
244
250
256
257
258
259
Les termes et expressions « en gris »
sont expliqués dans un glossaire
en fin de volume ainsi que les sigles.
Les noms des personnes suivis d’un «*»
sont indexés en fin de l’ouvrage.
Les références des citations
sont données en bibliographie.
« Notre héritage n’est
précédé d’aucun
testament. »
[René Char, 1946]
Réunionnisation
Formes et modalités particulières
des processus de créolisation
appliquées aux réalités
réunionnaises. Processus de
construction de l’identité/
des identités réunionnaise(s).
Le fait de devenir réunionnais.
A performative processus whereby
one becomes Reunionnese;
the forms and modalities
describing the processes of
creolization on Reunion island;
the processus of becoming
Reunionnese.
Introduction aux
ns le cadre des actions de préfiguration de
la Maison des civilisations et de l’unité réunion-
naise (MCUR), le colloque Racines et itinéraires de
l’unité réunionnaise s’est tenu en décembre 2003 ;
il fait suite à celui tenu en 2001 sur Diversité
et identité dont les actes ont été publiés en 2002.
Son titre renvoie à un thème central pour la MCUR :
faire apparaître l’extrême complexité des réseaux
Françoise Vergès &
D
a
Actes du
de signification à l’œuvre dans une société postcoloniale, née du projet colonisateur français dans l’océan
Indien et de l’esclavagisme colonial européen. Sur cette île,
deux siècles d’esclavage, un siècle de colonialisme et soixante
ans de démocratie postcoloniale ont forgé une société
des racines et itinéraires réclame une approche
multidisciplinaire. La Maison des civilisations
et de l’unité réunionnaise est un projet initié
depuis 1999 par Paul Vergès. Dans ce futur
colloque
musée seront restituées l’histoire et la
culture d’une société
sans passé précolonial, construite par 200 000
Carpanin Marimoutou
profondément hybride, où démêler l’entremêlement
esclaves, en majorité capturés à Madagascar
et en Afrique orientale, par des dizaines de milliers de
travailleurs engagés venus surtout du sud de l’Inde, mais
aussi des Comores, de Madagascar, du Mozambique et de
Chine du Sud, par des milliers d’immigrés musulmans du
Gujarãt, par des paysans, des colons venus de France
et d’Europe, des marins, des pirates… Dès le départ,
île de l’hétérogène, pluriculturelle, plurireligieuse et plurilingue, La Réunion incarne
une singularité qui la situe aujourd’hui au cœur
des enjeux contemporains : faire de la diversité la
condition de l’unité et de la démocratie.
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Interculturalité dans la colonisation
1 2
L’ouverture de la MCUR est prévue en 2010 sur le site de PlateauCaillou, près de Saint-Paul, lieu historique du premier peuplement de
l’île. C’est là qu’en 1663 des femmes et des hommes malgaches, serviteurs de quelques colons français venus de Fort-Dauphin, à Madagascar,
s’établirent. L’histoire veut qu’aussitôt les hommes malgaches se soient
enfuis parce que les Français voulaient à la fois s’approprier les femmes
et faire travailler les hommes. Ce furent les premiers « marrons » de
l’île. Cet acte de rébellion est contemporain d’un métissage fondateur,
issu des relations entre femmes noires malgaches et hommes blancs
français. Ces éléments – arrivée sur l’île, déséquilibre du nombre de
femmes et d’hommes, relations profondément inégalitaires doublées
d’une inégalité raciale – entraînent des effets différents : rébellion,
« marronnage », métissage, colonisation. Rébellion et rencontres étant
produits tous deux par les mêmes structures, ils fondent la société
réunionnaise. La colonisation, c’est toujours un événement violent dont
l’objectif initial est de coloniser une terre, asservir des hommes. Elle
entraîne cependant de multiples conséquences, qui en excèdent l’objectif. Les déportations, les spoliations, l’asservissement, le déni de la
culture de l’autre, se heurtent au vivant, à ce que les hommes produisent pour survivre et demeurer humains. Ainsi, pour l’esclavage, forme
la plus accomplie de l’asservissement : les captifs, coupés de leur langue,
de leur culture, de leur famille, de leur terre, exilés sur une terre inconnue où rien ne leur était familier, furent capables de créer une nouvelle
langue, une nouvelle culture, de nouvelles pratiques. Même dans cette
situation de violence, il y a échange ; le camp de travail reste un espace
social, seul le camp de la mort a une finalité, la mort. Aucune culture
ne fait que recevoir ou donner ; à l’insu souvent des groupes et des
individus, des formes se glissent, s’interpénètrent. À partir de fragments
et de traces des cultures et des langues auxquelles ils avaient été
arrachés, dans la rencontre avec les pratiques du lieu nouveau et avec
d’autres esclaves, et avec la culture des colons, ils construisirent un
espace commun d’échanges, tout en préservant, dans le secret, leurs
pratiques et leurs croyances. Gardés en mémoire pendant le trajet, ces
fragments étaient inévitablement transformés par le traumatisme de la
capture, du voyage et à l’arrivée par le choc des mises en scène et des
M C U R l AVA N T- P R O P O S
pratiques de l’esclavage colonial. Ce qu’ils connaissaient de la liberté et
de l’asservissement sur leurs terres natales était confronté à de nouvelles logiques. Obligés à une traduction constante des gestes, des mots,
des demandes, car ne pas comprendre pouvait entraîner l’isolement ou
la mort, les esclaves ont gagné des espaces contre l’ordre binaire esclavagiste (un monde divisé en deux : maîtres et esclaves). À leur tour, ils
ont forcé le maître à la traduction. Chaque nouvel arrivant, chaque
groupe, devait à son tour engager ce travail de traduction et, dans le
même temps, il revivifiait les formes et les contenus de l’échange. C’est
cette pratique, constamment renouvelée, constamment négociée, qui
produit de l’interculturel.
Pendant trois cents ans, un régime d’exception et d’exclusion, qui prend
les formes de l’esclavage, de « l’engagisme », du colonialisme, organise
la société réunionnaise. La violence, la brutalité, le racisme, le déni, le
mépris constitutifs du rapport colonial ne peuvent cependant pas maîtriser tout le champ social, symbolique et culturel. Au cours des siècles, des
vagues successives de migration forcée ou volontaire (ces dernières
ininterrompues jusqu’à aujourd’hui) conduisent sur cette île des groupes
issus d’aires de civilisation diverses, qui ont elles-mêmes été en contact
avec d’autres cultures. Ces groupes sont amenés à se rencontrer et à
négocier leur coexistence sur un même lieu. Mais il faut aussi ne pas
oublier que chaque groupe ethnoculturel est traversé par des différences
de classe et de genre. À ces différences qui existent déjà dans les
terres natales s’ajoutent, sur l’île, de nouvelles lignes de fracture et de
solidarité, qui, parfois, dépassent les loyautés internes à un groupe.
Comprendre les itinéraires de ces formations exige une approche multifocale. On peut avoir été citadin de Madras, artisan et libre, et devenir
esclave, engagé ou ouvrier agricole ; on peut avoir été prince africain
et devenir asservi et artisan ; on peut avoir été paysanne picarde et
devenir propriétaire d’esclaves ; et aujourd’hui, on peut avoir été fonctionnaire progressiste et accepter, profiter des inégalités issues du
monde colonial. Mais aussi on peut devenir, sur le sol réunionnais, un
créateur de syndicat, d’association, de parti politique anticolonial, et,
dans ces pratiques sociales de lutte et de solidarité, abandonner des
préjugés raciaux et sexistes. Ainsi, pour analyser les identités politiques
qui se sont forgées à La Réunion, il ne suffit pas d’essayer de retrouver
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sur l’île la traduction ou l’imitation d’idéologies venues d’Europe – socialistes, colonialistes, communistes, fascistes… –, mais comprendre comment elles sont adoptées en fonction des itinéraires propres aux acteurs.
Itinéraires et transformations
1 4
L’itinéraire est plus important que la racine réelle ou fantasmée car il
montre l’être humain dans un parcours et non pas dans une essence. Il n’y
a pas assignation à résidence. On ne peut donc adhérer entièrement à
la théorie de Michel Foucault* pour qui l’individu est toujours déjà structuré par le discours et la place que lui assigne le pouvoir. Pour Foucault,
il n’y a pas d’endroit neutre, nul endroit où échapper à la déformation du
pouvoir. Son apport théorique à la compréhension des logiques discursives du pouvoir colonial est fondamental. Ses travaux, repris et développés par Edward Saïd* qui s’appuyait aussi sur les travaux d’Aimé
Césaire* et de Frantz Fanon*, ont ouvert le champ des études postcoloniales. Mais tous ces travaux ont parfois trop souffert d’une tendance
à minimiser les apports des esclaves et des colonisés à la pensée et aux
pratiques interculturelles. La résistance contre l’ordre esclavagiste et
colonial ne se résume pas à leur renversement, elle se forge aussi dans
des espaces interstitiels, repoussant les frontières, transgressant les
interdits. Dans ces espaces, on emprunte, on s’approprie les idées du
maître, du pouvoir, on les transforme, on les met en pratique selon ses
propres logiques. Ces armes miraculeuses transforment aussi le monde
du maître et ses idées. Il faut donc, pour comprendre les pratiques sociales, culturelles et politiques qui naissent sur ces sols, cesser de les considérer comme des extensions des formes européennes. Ce sont des
créations. De même, il ne faut pas appréhender les pratiques interculturelles comme une mosaïque d’apports déconnectés mais comme une
transformation négociée. Le mimétisme, car il y a toujours mimétisme
dans toute société humaine, l’imitation, l’adaptation en sont des éléments. Mais l’analyse de ces éléments se fait en tenant compte de leurs
modalités et de leurs effets. Ainsi la notion d’égalité, fondatrice de la
pensée révolutionnaire française, se heurte aux colonies à une création
de l’État français et à une contradiction de la République : le régime
M C U R l AVA N T- P R O P O S
d’exception qui accompagne silencieusement la formule : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » de la restriction :
« sauf quelques-uns ». Cette idée des Lumières est pourtant présente
dans l’espace colonial et les colonisés s’en saisissent pour retourner la
formule et en faire apparaître l’aporie : « Si tous les hommes naissent
et demeurent libres et égaux en droit, et si nous sommes des hommes,
qui donc êtes-vous, vous qui nous refusez l’égalité ? » L’itinéraire de la
notion d’égalité suit une route aux multiples origines : Révolution française, luttes antiesclavagistes sur l’île, en Afrique, aux Amériques et en
Europe, luttes anticoloniales. L’esclave « marron », le révolutionnaire
haïtien, le révolutionnaire français en sont des figures au même titre.
Les scènes de serment de fraternité révolutionnaire où se dit l’égalité
de tous contre le pouvoir de l’un, tyran, roi ou maître, s’imitent et s’inventent à la fois, trouvant sur chaque territoire une expression propre.
Luttes et résistances
À La Réunion, compte tenu du passé esclavagiste et colonial, la notion
d’égalité sera fondatrice des luttes. L’esclavage nie l’égalité ; l’abolition de
l’esclavage fait des Réunionnais des citoyens et les maintient sous statut
colonial, donc inégalitaire. Toute l’histoire de La Réunion dit l’aspiration à
l’égalité. Le vocabulaire de l’égalité structure l’imaginaire. C’est dans ce
vocabulaire et cet imaginaire que les Réunionnais trouvent les fondations
d’une solidarité, d’un espace public commun à tous, et se situent par rapport à la France. Être français signifie être égal à n’importe quel citoyen.
La notion et le mot venus d’Europe connaissent un itinéraire singulier à La
Réunion. Ils y trouvent une force symbolique qui excède le propos initial
du législateur. Sur ce territoire français par son histoire, les habitants,
esclaves, « engagés », colonisés, pensent une extension de la citoyenneté, qui ne se contente pas du principe mais en fait une ligne d’horizon
de leurs luttes, toujours renouvelée. Ce n’est pas une citoyenneté ultramarine, une manière d’être français aux colonies, qui s’élabore et se met
en acte, mais une citoyenneté qui se joue dans l’histoire coloniale, qui y
travaille singularité et universalité. Certes elle est en partie imitation,
elle est mimétique, mais cette imitation, ce mimétisme ne se réduisent
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pas à une pâle copie de l’original. Du mimétisme, de l’imitation, surgissent
des productions, des discours, des pratiques sociales et politiques singulières qui sont induites par l’histoire et l’imaginaire de l’île. Cette singularité n’est cependant pas un produit tropical ; elle questionne l’histoire
de la démocratie et de la citoyenneté telles qu’elles se sont écrites.
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On le voit, ce qu’il faut restituer ce ne sont pas seulement les racines
et les itinéraires des pratiques, des objets, des rites, ce que des anthropologues ont commencé à faire, mais aussi les racines et itinéraires des
idées, des images, des imaginaires, des philosophies, des idéologies,
des discours. Mais que cela soit clair : pour nous, retracer des racines
et des itinéraires ne signifie pas retracer uniquement les routes du bien
et du beau. Ce qui voyage, c’est aussi la haine, les idéologies racistes
et fascistes. Elles ont aussi été à l’œuvre à La Réunion, et y ont pris,
elles aussi, des formes singulières. Il nous faudra en ce sens étudier de
près les formes que la réaction a prises et prend à La Réunion ; ainsi,
les formes de conservatisme social que l’on peut observer aujourd’hui
à La Réunion ne peuvent s’expliquer exclusivement par une adhésion à
l’idéologie assimilationniste des années 1960-1970. Elles prennent
racine dans le sol colonial, prenant même à contre-pied le discours
républicain auquel elles se réfèrent explicitement. C’est une vieille contradiction du monde colonial, souvent mal comprise : les colons se veulent
les premiers défenseurs de la métropole mais en violant les lois de la
République. Avançons une hypothèse, à la suite d’Aimé Césaire, Paul
Vergès, Ferhat Abbas* et d’autres : la conception de la démocratie et
de la citoyenneté s’enrichirait par la prise en compte de ce que lui ont
apporté esclaves et colonisés dans leurs luttes contre la distorsion que
leur faisaient subir les maîtres et les colons. Là où le maître, le colon
impose un espace d’affrontement binaire dont l’issue est la mort, l’esclave,
le colonisé réclame un espace agonistique donc de négociation où émerge
du tiers, donc de l’autre, donc de l’histoire. Dans cette approche, France
et métropole ne se recouvrent pas : la métropole est une assignation
de la France, et la France, dans son histoire complexe et conflictuelle,
excède une métropole figée dans un espace sans histoire. L’espace
démocratique gagnerait à donner droit de cité aux paroles et aux voix
qui viennent du monde postcolonial. À une époque où l’ethnicisation des
mémoires et des identités laisse peser une menace sur les solidarités
M C U R l AVA N T- P R O P O S
transnationales, transcontinentales, l’étude des racines et des itinéraires
des idées de justice sociale, d’égalité, de fraternité suggérerait des
alternatives pour inventer un autre futur que celui promis par la fureur
meurtrière d’une racine unique et d’un itinéraire qui fait du terrestre le
lieu de perdition, et du ciel, celui de la rédemption.
Inventions de la tradition
Cette conception de la racine et de l’itinéraire ne s’applique pas seulement
à ces deux espaces réels et fictionnels que sont la métropole et la colonie. Elle vaut pour toute racine et tout itinéraire. Toute tradition, on le sait,
est soumise à des réélaborations. Il en est de même pour les traditions
réunionnaises. Ainsi, les traditions, qui s’inventent à l’époque postcoloniale
à la fois comme réaction à l’assimilation et comme désir d’affirmation identitaire, peuvent à la fois ouvrir de nouveaux itinéraires de solidarité comme
ériger de nouvelles barrières entre les groupes, affaiblissant l’unité réunionnaise en formation. Le chemin est donc périlleux entre racines mortifères
et nouvelles négociations interculturelles. La racine n’est pas par essence
une impasse, elle est nécessaire à l’individu et au groupe. Elle devient mortifère quand elle assigne à résidence, quand elle enferme l’individu dans
une identité qui exclut toute permutation et tout jeu. Il faut se garder des
écueils identifiés ailleurs : fixer la tradition, considérer le passé comme
pur et authentique, insister sur la différence sans mettre en lumière les
aspects régressifs et sexistes de certaines coutumes et traditions. Il s’agit
de penser à la fois le multiculturel et l’interculturel, à la fois l’unité et les
différences dans le même lieu, lieu commun, mais que chacun arpente
à sa manière tout en respectant les manières des autres. C’est pour
répondre à cette difficulté que rencontre tout être humain que nous avons
parlé ailleurs d’amarres [Vergès & Marimoutou, 2003] : métaphore de l’ancrage et
du mouvement. Ancrage, car il nous permet de penser l’exil et le déplacement, le mouvement et le flux, sans ignorer le territoire d’où nous sommes partis. Mouvement, pour retracer des itinéraires où l’échange et la
rencontre adviennent. Il s’agit de restituer à La Réunion la pluralité des
régimes de signification et d’identification qui ont fondé la population, la
culture et la société… Il s’agit d’éviter de rendre hégémonique un régime
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M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
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de signification pour donner à voir et à penser la pluralité de ces régimes.
Tous ces niveaux contribuent à la perception de l’identité commune,
résultat d’une communauté d’identifications à des formes culturelles qui
sont le produit de relations sociales. Elle est donc liée à une culture, non
au sang. L’identité ne repose pas sur un socle immobile, elle répond à des
situations, des moments, où s’affrontent des mémoires, des vocabulaires,
des représentations, des structures d’identification. Il nous faut reconnaître la complexité et la contextualisation des formes de représentation et
d’identification. Les routes et les itinéraires des groupes, des individus,
de leurs pratiques, de leurs croyances, de leurs idées, resituent l’île dans
un réseau complexe de liens et de signes, et la rencontre conflictuelle ou
négociée de ces pratiques, croyances, idées, construit la culture réunionnaise. C’est donc un processus constant de créolisation à l’œuvre qui
en est le paradigme.
La MCUR se propose de traduire visuellement les mécanismes et les
conséquences imprévisibles, déroutantes et étonnantes des processus
de créolisation à l’œuvre dans le monde de l’océan Indien. Elle revisitera
les rituels, les croyances, les pratiques et l’énigme de la rencontre de
mondes divers sur un seul lieu.
Sur l’île, le processus de rencontre se traduit par les phénomènes de
créolisation, dynamique double de la perte, de la préservation et de la
modification de croyances et pratiques. Chaque Réunionnais vit ce
processus au quotidien. La cuisine, la musique, la langue, les rites, les
manières de faire, les jeux, les expressions artistiques et littéraires en
sont des exemples. Les routes et itinéraires de la culture réunionnaise
sont retracés pour en restituer la singularité et l’universalité. L’approche
rejette l’illusion de l’authenticité. L’espace de l’océan Indien est présenté
comme un chemin, un carrefour d’échanges, de rencontres et de conflits,
un espace d’itinéraires.
Créolisations des racines et des itinéraires
La créolisation ne saurait produire de la nostalgie, ni une fiction de
l’authentique. C’est une notion à la fois très radicale et très difficile à
défendre aujourd’hui. Radicale, car elle questionne tous les discours
M C U R l AVA N T- P R O P O S
identitaires qui glorifient la racine, le lien du sang, l’immuabilité des
références identitaires. Difficile à défendre, car l’époque conduit à des
replis identitaires et la notion d’une identité soumise à de constantes
dynamiques semble illusoire, ou alors elle renvoie à une conception
anhistorique de la flexibilité du soi.
Dans le premier cas, l’inquiétude devant des transformations mondiales qui semblent inévitables mais qui bouleversent le monde familier
de millions de personnes conduit ces dernières à se replier sur ce
qu’elles connaissent, ce qu’elles peuvent défendre, sur une idéalisation
de la tradition. Dans le second cas, on est dans l’illusion que l’on peut
vivre sans liens ni relations.
La créolisation ne renvoie pas à un nomadisme permanent, mais à la possibilité d’emprunter à des pratiques, à des croyances, à des idées lointaines tout en maintenant la familiarité du monde. En d’autres termes,
devenir réunionnais est un acte créatif, s’exprimant dans l’action . On
deviendrait réunionnais en donnant du sens à ces pratiques – création
culturelle – et ces significations créeraient l’individu réunionnais qui n’existe
que pris dans des réseaux sociaux et culturels. Mais l’hétérogénéité de
la société réunionnaise entraîne un questionnement sur ce qui fonde
l’identité partagée. L’absence de marqueurs ethniques ou nationaux forts,
visibles pour l’extérieur, rend floue la perception de l’identité dans un
monde dominé par les catégories civilisationnelles fortes fondées sur des
primordia , la langue, la couleur de peau, l’ethnicité… Comment être
réunionnais ? Or, ce que montrent nombre de Réunionnais, c’est un
attachement au territoire et à des pratiques et à des mémoires partagées. C’est là que le travail se fait, dans cette articulation des emboîtements de loyautés, l’expression de ces dernières s’organisant en fonction
des interactions. L’unité réunionnaise n’est donc pas exclusive, elle prend
en compte ce mouvement d’articulations et de tensions. Mais cette unité
reste liée à un processus de résistance à tout impérialisme. Autrement
dit, elle s’appuie sur l’aspiration à la liberté et à l’égalité des esclaves,
des « engagés », des ouvriers, des planteurs, des intellectuels... Cette
unité se souvient de cette histoire, comme elle se souvient des conflits
et des unions, et des liens avec les peuples qui partout se sont mobilisés
contre l’agression, l’injustice, la haine et la culture de mort. Être réunionnais, ce serait donc à la fois se souvenir et oublier, une manière de
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négocier les conflits et d’en faire la matrice de la vie commune. Encore
une fois, ce n’est pas une identité de foi ou d’origine, mais une identité
qui se crée chaque jour tout en s’appuyant sur des mémoires.
2 0
Retracer des racines et des itinéraires n’est pas partir à la recherche
des origines perdues, chercher à restituer une authenticité qui relève en
grande partie du fantasme, défendre une nostalgie du « c’était mieux avant ».
Rien, dans nos héritages, aussi douloureux soient-ils, ne nous autorise à
nous prévaloir d’une supériorité morale ; rien dans nos héritages ne nous
enlève le droit de nous affirmer différents. Il s’agit de mettre en lumière
les contingences, les accidents de l’histoire afin de questionner la fiction
d’un itinéraire présenté comme inévitablement progressif sous le signe
d’une modernité définie par l’Europe où tous les événements s’expliquent
par des liens de cause à effet. Il faut éviter un cheminement de… à…
vers une fin de l’histoire qui nie la permanence et l’aspect créatif des
conflits et des tensions. Au contraire, il faut faire place à la prolifération
des régimes de signification, des moyens par lesquels les Réunionnaises
et Réunionnais se réapproprient leur histoire et leur culture.
En ces débuts du XXIe siècle, La Réunion et les Réunionnais rencontrent
des défis majeurs. Citons par exemple : la fin de l’hégémonie de la canne
à sucre, le déclin du monde agricole, l’augmentation du chômage, des
personnes dépendant pour leur survie de l’aide sociale, de l’économie
informelle. Dans le même temps, on assiste à l’apparition de nouvelles
figures et formations : le citoyen avant tout consommateur, une dépolitisation de la société et de l’action culturelle mise en place dans les
années 1980, dépolitisation renforcée par des médias qui obéissent aux
logiques marchandes de la communication, développement de l’industrie
des services et tertiaire (services marchands et services non marchands,
c’est-à-dire les services publics et les associations). S’y ajoutent un multiculturalisme toléré et encouragé tant qu’il se limite à de la consommation,
de nouvelles formes de racisme, de sexisme, d’homophobie et de xénophobie,
la perte d’influences des syndicats et des mouvements politiques, et une
tentation de l’ethnique couplée d’un réenchantement des origines. L’analyse
des formations culturelles, elles-mêmes liées à des industries, devra
s’accompagner d’une analyse des réalités socioéconomiques. Ainsi, à La
Réunion, la classe des grands propriétaires blancs terriens s’est, à
M C U R l AVA N T- P R O P O S
quelques rares exceptions près, reconvertie dans le capitalisme de rente
(import-export, grande consommation) qui repose sur l’argent des fonds
publics qu’il recycle. Cette même classe a freiné le développement de tout
autre type de capitalisme entreprenarial et productif. Pour comprendre
l’évolution du capital à La Réunion, il faut se souvenir que l’accumulation
du capital sous l’esclavage repose sur l’exclusif qui garantit aux maîtres
prix et protection de la métropole ; qu’à l’abolition, les maîtres reçoivent
compensation financière pour leur perte et que l’État crée pour eux une
banque entièrement à leur usage. Cette banque, gérée par cette classe
et pour elle, n’accordera aucun prêt d’investissement à qui n’appartient
pas à cette classe, en particulier les Réunionnais d’origine chinoise,
hindoue ou musulmane. Dès lors, une très grande partie de l’activité de
type capitaliste à La Réunion s’apparente à ce capitalisme de rente.
À partir des années 1990, on note cependant une expansion particulièrement marquée du tertiaire marchand, dont la grande distribution.
L’économie s’appuie alors sur un triptyque aux effets particulièrement
négatifs à long terme pour un développement qui réponde aux défis et
aux mutations du monde : l’argent public (salaires des fonctionnaires,
prestations familiales, minima sociaux… sans compter parfois aides
publiques des collectivités) contribue largement à l’expansion de la grande
distribution, des commerces de toutes sortes (marchands de meubles,
concessionnaires auto…) et des intermédiaires (transitaires, compagnies
de transport). Cette économie marchande dégage des marges énormes
par rapport à celles réalisées par l’industrie, même si un effet d’entraînement peut se produire sur l’industrie agroalimentaire et l’industrie de
consommation locales. Tout cela entretient un capitalisme de rente,
décourageant toute initiative entrepreneuriale de la part des anciens propriétaires terriens qui sont parfois en association avec des capitaux d’entreprises métropolitaines (Carrefour, Danone…) dont les bénéfices ne sont
pas forcément réinvestis dans l’île. Ce cycle – argent public, consommation,
bénéfices exorbitants, capitalisme de rente – se traduit alors par une
augmentation des importations qui alimente à son tour le déficit du
commerce extérieur qui n’aurait aucun sens pour une région de France
métropolitaine. Ce capitalisme fait écho à l’atonie d’une partie de la
société qui, loin de vouloir se confronter aux défis présents, se réfugie
dans la défense d’acquis hérités de l’époque coloniale. Souvenons-nous
que les deux dernières grandes mobilisation drainant des milliers de jeunes
2 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
2 2
portaient uniquement sur le statu quo : maintien du sursalaire des fonctionnaires et du statut administratif. Loin de nous ici l’idée de défendre la flexibilité du travail et la soumission au marché, mais nous voulons avec ces
exemples pointer une contradiction : ces luttes en demeurant catégorielles
donnent en dernière analyse au capital et à l’État un rôle progressiste.
Expliquons-nous : cela fait de nombreuses années qu’audits et rapports
de hauts fonctionnaires du gouvernement comme syndicats et partis
politiques ont proposé des alternatives à cette situation bloquée. En
effet, on ne peut justifier de tels avantages pour une seule catégorie
alors qu’il existe un taux de chômage de 31,9 % [IEDOM, 2005] et que
400 000 personnes sont assujetties à la CMU. Le seul vrai bénéficiaire
de la situation est l’industrie de consommation. La perversion du système,
dénoncée depuis longtemps, est en train d’étouffer la société, bloquant
initiative et créativité. Elle est à un point critique, au moment où les
conflits internationaux ont des effets comme sur le prix du pétrole, donc
du transpor t. Car même si les économies des DOM sont encore
protégées par la France, elles y sont aussi liées à un point tel qu’elles
sont de plus en plus sensibles à la politique macroéconomique menée
par la France et aux chocs et perturbations qu’elle subit mais sans avoir
ses capacités de réponse.
Rappelons une évidence, si évidente qu’elle en est oubliée : La Réunion
est une petite île, sur un axe afro-asiatique dans une région en plein bouleversement. C’est folie que de croire qu’elle peut y échapper. Pour que la
perversion du système n’apparaisse pas comme telle mais comme naturelle,
normale, il faut dénier l’angoisse, l’inquiétude d’une grande partie de la
population, qui se lisent dans la violence domestique, les conduites suicidaires, la surconsommation compensatoire. La solidarité exige une remise
en question. Tous ces éléments requièrent un renouveau de l’analyse des
contradictions. On ne peut pas se contenter de désigner la métropole ni
l’histoire coloniale comme seules coupables. Le dénigrement et la haine
de soi sont d’autres lignes de fuite. Ainsi, l’image négative des Réunionnais,
renvoyée par des professionnels de la santé, de l’éducation, des médias,
par des hauts fonctionnaires, des magistrats, (violeurs, paresseux,
assistés, incultes, superstitieux, violents, mauvais pères et mauvaises
mères, mauvais fils et filles faciles…), reprise par les Réunionnais euxmêmes quand ils ne surenchérissent pas sur elle, permet à ceux qui la
M C U R l AVA N T- P R O P O S
véhiculent de maintenir une haute estime d’eux-mêmes, d’éviter l’analyse
de leur propre responsabilité dans cette situation, de culturaliser et psychologiser le social, l’histoire et l’économique. Par ailleurs, la nouvelle mondialisation à l’œuvre produit de nouvelles régionalisations, de nouvelles lignes
de conflit, d’échanges et de rencontres. L’océan Indien se reconfigure,
et voit apparaître de nouvelles puissances régionales. De nouvelles cartographies émergent : nouvelles routes d’épidémies, de migrations, de richesse,
d’imitation, d’idéologies, de philosophies, d’imaginaires, de loyautés. Nous
devons prendre en compte tous ces éléments à la fois dans leur complexité
et leur interaction. La Réunion est prise dans ces réseaux. De nouvelles
difficultés et possibilités s’annoncent. Dans des associations à La Réunion
et dans la diaspora, dans des syndicats et des par tis, s’élaborent,
s’appuyant sur la généalogie des luttes sur l’île, avec les luttes en France
et dans le monde, les prémices d’un nouvel espace agonistique. Notre
compréhension de la racine et de l’itinéraire comme amarres, ancrage
et mouvement indissociables l’un de l’autre peut nous aider à affronter
ces nouveaux enjeux. L’unité réunionnaise n’est pas une incantation, elle
se pense et se construit dans le débat démocratique avec tous les
Réunionnais et avec les peuples avec qui ils sont liés historiquement et
culturellement. L’unité réunionnaise ne fait pas appel à l’ethnos mais au
demos et à l’agon.
Ce colloque est une contribution à la réflexion sur l’avenir et la place de
cette île et de ses habitants dans le monde. Il regroupe des artistes,
des chercheurs, des syndicalistes, des hommes politiques, des travailleurs
sociaux, pour mettre en pratique un des principes de la MCUR : rien ne
s’inventera à La Réunion sans un débat public et critique autour des
propositions et des intérêts divergents pour réinventer chaque fois le
bien commun et l’espace public.
2 3
Actes du colloque
L
orsque Carpanin Marimoutou m’a demandé d’intervenir
dans ce colloque de la Maison des civilisations et de l’unité
réunionnaise, Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise,
je dois avouer que j’ai hésité à dire oui. Je lui ai dit que mes
mots mille fois redits n’allaient rien apporter de nouveau à
Fondations
tous ces passionnés présents pour ce débat, qui
et
compréhension de notre société. Le moment était
venu pour moi de moins parler et de les écouter.
J’ai finalement été convaincu qu’il fallait une fois
encore donner un coup de main pour la construction de notre MCUR. Et me voici contraint, en
préambule, de demander à celle ou à celui qui lira
cet article de me pardonner de parfois redire une
Christian Barat
depuis longtemps s’intéressent à l’histoire et à la
fois de plus ce que j’ai déjà écrit. Nous vivons
tous dans un environnement naturel, au sein d’une
société qui hérite et participe au développement d’un monde
matériel et idéel. Notre perception de ce qui est proche ou
lointain est commandée par un filtre culturel. La croyance
en une surnature, à des dieux, l’intégration dans des systèmes
de parenté, des symboles de toute sorte sont autant d’exemples du poids de la culture. La langue a évidemment une
importance fondamentale. Considérant que tout est « taken
for granted » (« pris pour argent comptant ») nous parlons
et nous agissons le plus souvent en pilotage automatique .
créolisation
L’école anthropologique des années
1930 a beaucoup
influencé la critique de l’idée de la culture définie comme
une sor te de patrimoine qui préexisterait aux individus.
Margaret Mead* a développé l’idée que chaque individu
interprète le modèle que lui transmet le groupe auquel il
appartient en fonction de son histoire singulière et de sa
personnalité. Nous interprétons subjectivement les patterns
(structures) objectifs de la réalité. Un problème qui surgit
dans les activités routinières ou une
rupture d’attention à l’intérieur de la vie
quotidienne peuvent nous amener à
nous poser la question de notre liberté.
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Qui peut oser affirmer aujourd’hui que la culture réunionnaise ne
s’enracine pas dans l’humanité ? Qui peut encore douter que le créole
soit une langue ? Considérée comme faisant partie du monde créole,
né de l’expansion coloniale française au XVIIe et au XVIIIe siècle dans la mer
des Caraïbes et dans le sud-ouest de l’océan Indien, La Réunion abrite,
après trois siècles d’immigration de Madagascar, d’Europe, d’Afrique,
de l’Inde, de la Chine, une société complexe. Nombreux sont ceux qui,
découvrant cette société, expriment leur étonnement devant la diversité
des apparences des gens qu’ils rencontrent et les traits communs de
leurs comportements. « Yab, Kaf, Malbar, Tamoul, Zarab, Zorey, Komor,
Malgash, Moun déor… » sont autant de qualificatifs qui disent l’étrangeté
de l’autre qui diffère de soi. Ici, en pays réunionnais, comme partout
ailleurs, dans la quête de son identité, chacun cultive sa différence au
point que certains essaient parfois de revenir aux sources. Du dehors
comme du dedans beaucoup se laissent encore trop souvent piéger par
les
classifications
stéréotypées,
approximatives.
2 8
En fait si le Réunionnais ou la Réunionnaise a la liberté de choisir ses
croyances, son style de vie, de jouer son rôle dans telle ou telle situation
sociale, en puisant dans différents répertoires culturels, il ⁄elle n’est pas
pour autant réductible à une catégorie qui le ⁄ la distinguerait totalement
de l’autre. Il ⁄ elle est membre d’une société insulaire multiculturelle
engagée depuis plus de trois siècles dans un processus de créolisation
globale qui crée des traits communs aux modes de pensée, aux conduites,
aux réalisations de tous. Autrement dit, les recréations d’identités, en
référence aux origines ancestrales qui fondent la société réunionnaise,
et la créolisation, qui, dans le même temps, permet une interaction
culturelle qui va au-delà des pièges des typifications stéréotypées,
favorisent l’émergence de la réunionnisation et le développement d’une
identité réunionnaise complexe.
Faut-il forger de nouveaux outils qui viendraient compléter la panoplie de
ceux qui existent déjà en sociologie, en anthropologie, voire en psychologie
sociale pour comprendre cette complexité réunionnaise ? Les approches
classiques de l’anthropologie sont suffisamment efficaces pour s’appliquer
à une société, en tout lieu et en tout temps, pour favoriser le nécessaire
décentrement du regard et permettre la compréhension d’une culture.
M C U R l F O N D AT I O N S E T C R É O L I S AT I O N
Il est important de se les approprier et de prendre le temps d’apprendre
à les utiliser correctement. Il est aussi fondamental de se mettre au
travail pour apprendre les langues qui véhiculent les civilisations qui
génèrent et marquent les traces de la culture réunionnaise, sans
négliger celle de leurs rencontres : le créole. Chacun d’entre nous, après
avoir accumulé des connaissances et des expériences, doit néanmoins
relativiser et prendre le recul nécessaire par rappor t aux théories
classiques de l’ethnologie, de la sociologie ou de la psychologie sociale.
La réalité perçue doit permettre immédiatement, comme le rappelait
Paul Ottino*, de faire la part entre les éléments utilisables et ceux qu’il
serait peu productif de vouloir à tout prix appliquer. Le moment est venu
par exemple d’abandonner la notion peu opératoire d’ethnie. Il faut aussi
s’efforcer de remettre les données recueillies dans des perspectives
relevant d’une anthropologie cognitive et émotionnelle en relation plus
étroite avec les cadres socioculturels objectifs dans lesquels elles ont
été observées.
2 9
Je ne doute pas que les passionnés de la culture réunionnaise qui militent
au sein de la MCUR nous conduisent vers l’universel dans le respect de
notre spécificité.
Q
ue
Réunionnais :
faut-il entendre par le terme
entre
complexe. De l’aube des civilisations (Confucius*,
Zoroastre* et Aristote*) jusqu’à nos jours, les
êtres humains n’ont cessé de se poser de nombreuses interrogations sur les normes et les
valeurs qui les guident ou qui devraient guider leur
comportement. Sur le plan purement terminologique, on peut ne pas faire de distinctions entre
les termes morale et éthique, on utilise couram-
Radjah Veloupoulé
éthique ? La question est vaste et
ment ces mots l’un pour l’autre comme des quasisynonymes. Cette équivalence se justifie par l’usage autant
que par l’origine étymologique. Ce fut en effet Cicéron*
qui proposa le premier de traduire le mot grec éthica (les
mœurs) par le mot latin mores . En ce sens, la morale ou
l’éthique sont concernées, en première approximation, par
être et devenir
tout ce qui touche les mœurs, le respect des personnes ou
des choses qui caractérise un individu ou une collectivité
humaine. Lorsqu’on parle d’éthique il y a en revanche
une distinction fondamentale qu’il faut noter dès le
départ : l’éthique comme état de fait et comme discipline
philosophique ou scientifique. Pour ce qui est du mot
éthique comme état de fait, il s’agit d’un système de
convictions sui generis , qui oriente les êtres humains vers
l’accomplissement d’actes qu’ils considèrent bons de façon
obligatoire (inspirée par Durkheim* qui critique à ce sujet la position kantienne*, l’idée
d’éthique inclut les notions de devoir [norme
qu’il faut suivre] et de bien [idéal, valeurs
à désirer et à promouvoir].
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Pour ce qui est du mot éthique comme discipline philosophique ou
scientifique, il s’agit alors de l’étude critique de ces systèmes de conviction
et de jugements qui donnent une valeur morale aux actes humains ;
cette étude permet ainsi de juger tout acte humain et de le considérer
par conséquent comme étant moral, immoral ou amoral.
3 2
La question de la diversité culturelle, phénomène majeur à La Réunion,
induit celle de la rencontre, de la rencontre avec soi et de la rencontre
avec l’Autre, elle introduit donc l’expérience de l’altérité. Or, aujourd’hui,
l’altérité se complexifie, se multiplie, ce qui relativise toute production
artificielle d’altérité, à travers notamment les approches culturelles
normatives. La reconnaissance des cultures, non pas selon un modèle
déterministe et causaliste, mais en liaison avec l’individualisation de plus
en plus grande des processus de socialisation, d’ enculturation 1 et
d’ acculturation 2 , justifie la résurgence des questions ontologiques.
Comment concilier le respect de la diversité dans la société réunionnaise et la nécessaire reconnaissance de l’universel ? Quelle place pour
l’éthique entre un relativisme absolu par excès de différence et une
vision globalisante ou totalisante par indifférenciation ? Il semble que la
philosophie puisse émettre, sur ces questions, certaines hypothèses.
En ce début du XXI e siècle, l’accentuation du principe de différenciation
des individus réintroduit la question des valeurs comme condition de
la structuration identitaire individuelle et collective, et consacre le
retour de l’ Autre pour en faire un sujet de préoccupation. La relation
aux autres est devenue au
du moins, où elles lui ont
1. On appelle enculturamoins aussi importante que
été présentées par l’intertion ou endoculturation
médiaire de la famille, l’école
la connaissance des cultures.
l’ensemble des processus
et autres voies et moyens
conduisant à l’appropriaL’enjeu consiste donc à conjuformels et informels existion par l’individu de la
tant dans le groupe.
culture de son groupe.
guer altérité et pluralité, et le
L’enculturation n’est qu’un
problème de la diversité cultu2. L’acculturation est l’enaspect et ne livre qu’une
semble des phénomènes
partie d’un processus plus
relle ne saurait se réduire à
résultant du contact direct
général, celui de la sociaune simple gestion des rapet continu entre des groulisation, par lequel l’indipes d’individus de cultuvidu est mis en relation
ports, à une sorte de technires différentes, avec des
avec l’ensemble des signicisation du social. On se situe
changements subséquents
fications collectives de ce
dans les types de cultures
groupe, y compris celles
donc dans la question du sens,
originaux de l’un ou des
extérieures au patrimoine
groupes.
de l’être, non de l’avoir.
culturel, dans la mesure,
MCUR l RÉUNIONNAIS : ENTRE ÊTRE ET DEVENIR
À La Réunion comme ailleurs, les individus sont susceptibles d’être pris
entre une tentation communautariste et un impératif de mondialisation,
confrontés à la fois à une altérité réduite et à une altérité exponentielle,
tension entre la singularité des situations et l’universalité des valeurs.
La Réunion représente, à mon sens, un troisième terme dans cette
bipolarité. Ma relation envers autrui ne relève plus seulement d’un ordre
juridique, mais aussi d’une responsabilité morale, dérivant d’une éthique personnelle, qui ne se pense plus dans la logique du Même, mais
de l’Autre, envisagé dans une totale liberté. Il ne s’agit pas de la culture,
ni des appartenances, mais bien d’un Sujet, au sens où Alain Touraine*
le définit comme
« l’exigence d’être lui-même, de donner sens à
l’ensemble de ses expériences vécues, de se
défendre contre toutes les formes de domination,
que ce soit celle du marché ou celle du communautarisme. Le sujet est toujours singulier, individuel, mais son contenu universel vient seulement
de ce qu’il ne peut exister dans son individualité
qu’en reconnaissant le même droit à tous les
autres individus ; qu’en refusant de les définir par
leurs appartenances ou leurs attributs, que ceuxci soient biologiques, en dehors du sexe, sociaux
ou culturels ». [2001]
Emmanuel Levinas*, dans Éthique et Infini, a aussi abordé cette question.
En effet, la connaissance d’autrui, à par tir de ses caractéristiques
culturelles, psychologiques ou sociologiques présente le risque de n’être
que la somme d’attributions, de catégories, d’artefacts, qui peuvent
constituer des filtres, faisant obstacle à la rencontre et à la compréhension. Ces informations ne doivent pas être premières dans la rencontre, elles ne permettent éventuellement que de mieux comprendre,
et ne peuvent servir d’éléments d’analyse que l’on plaquerait sur telle
ou telle situation. L’éthique serait donc cette rencontre, presque une
coïncidence, qui s’appuie sur une exigence de liberté, sur le respect
d’une complexité, d’une non-transparence, de contradictions irréductibles.
L’éthique de la diversité a ceci de particulier, qu’elle possède comme lieu
propre la relation entre des sujets, et non pas l’action sur l’Autre. Même
3 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
si l’action est juste, généreuse, charitable, toute dissymétrie dans la
relation transforme les uns en acteurs, les autres en agents, et entraîne
une relation de pouvoir, réel ou symbolique, source en retour de violence,
potentielle ou exprimée. Il s’agit d’agir avec et non pas sur autrui. Une
solidarité en acte, exercice difficile, toujours à reconstruire.
L’approche cognitive de l’altérité pose donc le problème du discours
d’adjectivation de l’ Autre, insuffisant et spécieux. La connaissance n’est
pas la compréhension et la découverte n’est pas l’obligation de transparence. Que devient donc l’éthique dans une société marquée par la
diversité culturelle ? Toute vie collective repose sur la reconnaissance
de normes et de valeurs communes. Que devient cet accord dans une
société plurielle ? La reconnaissance des différences ne risque-t-elle pas
de provoquer un éclatement du consensus social ?
3 4
On peut rationnellement affirmer qu’il y a problème, non pas lorsqu’il y
a écart, voire désaccord dans l’application des normes, mais quand les
valeurs éthiques et le respect dû aux personnes ne sont pas respectés.
L’extrême diversité culturelle ne présente pas de risque de dissolution identitaire mais au contraire conduit à un repositionnement de
l’humain au cœur de l’action, ce qu’on pourrait appeler une activité
communicationnelle.
Il s’agit autant d’un travail sur soi que d’un travail avec autrui. Ce ne
sont pas les actes qui fondent l’éthique mais, au contraire, l’accord sur
les valeurs qui fonde la validité des actes, accord qui repose sur l’élaboration d’un consensus élaboré dans la communication et dans la
discussion.
La démocratie présuppose en effet un consensus conflictuel, une
délibération qui s’enracine dans la pluralité des visées et des points de
vue. Faire émerger des valeurs communes, construire le lien social,
donner du sens sont fondamentaux dans une société civile laïque, et
nécessitent une élaboration permanente.
Il ressort qu’il est urgent de rendre plus visibles et lisibles les références
et les valeurs communes et de se débarrasser des limitations héritées
d’une vision du monde dépassée. Faute de cadrage ontologique, la logique
du contrat social réunionnais ne saurait remplacer le vouloir-vivre
ensemble ainsi que l’ordre symbolique. Le déficit éthique entraîne une
hypertrophie de la logique instrumentale au détriment d’une logique
MCUR l RÉUNIONNAIS : ENTRE ÊTRE ET DEVENIR
axiologique, autrement dit un développement du légal au détriment du
social. Le discours sur les valeurs, longtemps enfermé dans des formes
variées de moralisation, dans l’affectif et l’idéologique, doit être renouvelé
par une approche objective.
Il est clair que chercher à prendre en compte la différenciation culturelle,
c’est aussi répondre de manière objectivée et rationnelle aux valeurs
sous-tendues par l’exigence de l’altérité dans la diversité.
Pour conclure, nous pouvons affirmer que l’éthique a une valeur universelle
alors que les morales sont singulières et spécifiques. Je me permettrai
d’affirmer qu’après avoir bénéficié de la libération, il nous faut maintenant
expérimenter la liberté en tant que Sujet.
Cependant l’universel est à réinventer, débarrassé des oripeaux d’une
volonté de puissance qui a montré ses limites, conjuguant les valeurs
de toutes les civilisations, reflétant un vivre-ensemble conscient, donnant
un sens plein à un nouveau mode d’appréhension de notre condition.
Les droits de l’Homme restent la seule tentative pour traduire, hors du
sacré, une visée éthique. La laïcité, par essence, permet de transcender
les particularismes, en tant que valeur, et non comme idéologie. La laïcité
s’est imposée par le pluralisme, elle ne pourra se renouveler et être
affirmée qu’au nom de la pluralité. En tout état de cause, la société réunionnaise contemporaine, traversée de cultures intenses et variées, est
en train de révéler des combinaisons inattendues qu’il serait imprudent
d’enfermer à l’avance à l’intérieur de quelconques limites. Les situations
d’hétérogénéité multiforme qui y prolifèrent annoncent de nouvelles
conceptions, dans le domaine éthique comme dans bien d’autres sans
équivalence dans le monde. Mais rappelons-nous qu’il faut éviter que
« l’unité disparaisse quand les diversités apparaissent et que les diversités disparaissent quand
l’unité apparaît ». [Touraine, 2001]
3 5
Les dits et les non-dits
C
ette commu-
d’une action
une étude effectuée en collaboration avec
l’université de Nancy dans le cadre d’un diplôme
universitaire de santé publique, à travers une
démarche de santé communautaire. Ce travail a
été mené dans la ruelle Géringère située dans le
quartier du Bas-de-la-Rivière à Saint-Denis, dans
le but d’améliorer les conditions d’habitat d’une
Monique Couderc
nication présente
population d’origine « mahoraise » et comorienne
à 70 %, et réunionnaise à 30 %. Cette étude date de juin
1992, ce qui permet de prendre du recul dans son exploration. L’enquête conduit à s’interroger sur l’éventuelle
de santé publique :
prise en compte des spécificités culturelles et des modes
de vie des populations concernées, par l’action des aménageurs et des décideurs, dans
le quartier
du Bas-dela-Rivière à
Saint-Denis
un contexte réglementaire,
légal d’un département français. À l’origine, la situation
a été signalée grâce aux interventions à domicile d’un
travailleur social, préoccupé par les habitats précaires
et l’insalubrité à l’extrême de
ce quartier.
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
La visite à domicile est l’outil essentiel du travailleur social, et elle doit
en principe permettre d’appréhender toute relation d’aide avec les
usagers. Dans cette démarche, la rencontre passe par le voir. Il ne s’agit
pas de limiter cet acte à la simple satisfaction d’un désir introspectif dont
les connotations sont souvent péjoratives, voyeuristes ou intrusives –
ces arguments fréquemment évoqués par celui qui ne pratique pas ou
ne voit pas l’intérêt primordial de cette manière de procéder.
Le aller voir implique un aller, un mouvement actif du soignant, du travailleur social qui se décide, se réalise souvent dans la solitude, dans
ce milieu de transfert extra-institutionnel, face à la détresse de l’autre.
Les dits
3 8
C’est à partir de cet outil que nous avons pu, durant trois mois, observer,
pratiquer des entretiens semi-directifs pour avoir une connaissance plus
approfondie de la population de ce quartier, afin d’établir une étude des
besoins et un diagnostic de santé communautaire.
Le recueil des données s’est effectué à partir d’une enquête sur l’habitat
et l’environnement. Il faut savoir qu’une seule action antérieure
d’amélioration des conditions d’hygiène du quartier (nettoyage du quartier)
avait été réalisée avec la fondation France Libertés en partenariat avec
la mairie à l’occasion de la venue de Mme Danielle Mitterrand* en 1991.
Des contacts avaient alors été pris avec les principaux partenaires, élus
et administratifs de la ville.
Dans les années 1980, des enquêtes sur le logement à La Réunion ont
été conduites avec le même type de grille d’obser vation utilisé en
métropole sur l’habitat (ex. : mode de chauffage, appréciation du froid
dans l’habitat…). C’est la raison pour laquelle nous avons réalisé un
questionnaire adapté au contexte réunionnais. Ce questionnaire a
é t é testé à plusieurs reprises. Il y a toujours, en effet, un risque
de subjectivité, et le regard des enquêteurs peut être influencé par
leur propre conception de l’habitat et leur propre rappor t à la
modernité.
MCUR l LES DITS ET LES NON-DITS D’UNE ACTION DE SANTÉ PUBLIQUE
L’enquête réalisée dans ce quartier du Bas-de-la-Rivière est une enquête
descriptive, transversale, exhaustive, réalisée en janvier, février et mars
1992 auprès de la population.
Cette population était composée principalement de deux communautés,
l’une est « mahoraise » et comorienne (le pourcentage des Comoriens
a été évalué à environ 5 %) et l’autre réunionnaise. C’est une population
stable de 156 personnes qui avaient déjà, en 1992, entre dix et quinze
ans de résidence fixe sur ces lieux.
Avec :
19 familles « mahoraises » ou comoriennes,
18 familles réunionnaises,
comptant 38 adultes par communauté ;
70 % des enfants (56 enfants) étaient « mahorais » et comoriens,
30 % (24 enfants) étaient réunionnais.
La plupart des familles disposaient de ressources régulières de type
prestations sociales (salaire, RMI, APJE, ASSEDIC, retraite, AAH) et
d’une couverture sociale. On a noté également que 5,4 % de la population n’avaient aucun revenu, ce qui semble correspondre au pourcentage d’immigrants d’origine comorienne en situation irrégulière. Ceux-là
exerçaient occasionnellement des petits travaux. Du fait de l’insalubrité
de leur logement, ces familles ne pouvaient accéder à la prestation d’allocation logement.
La quasi-totalité de ces familles, soit 97,3 %, vivaient dans un logement
totalement insalubre :
les salles d’eau étaient quasiment inexistantes ;
il n’y avait pas de W-C individuels, mais il existait quelques W-C collectifs
en très mauvais état et saturés, que 19 familles se partageaient ;
4 familles « mahoraises » partageaient le même W-C avec d’autres
membres de leur communauté ;
37 personnes ne disposaient donc pas de W-C et déversaient tous les
soirs leurs déjections dans le lit de la rivière.
Le système d’évacuation des eaux usées faisant défaut et, pendant la
saison des pluies, les nappes phréatiques de ce quartier étant saturées,
toutes les eaux usées (+ les eaux des W-C) remontaient à la surface,
3 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
provoquant des odeurs nauséabondes nuit et jour. Le ramassage des
ordures s’effectuait régulièrement mais n’empêchait pas des dépôts
sauvages d’ordures n’importe où, aussi bien dans la ruelle que dans les
cours intérieures, avec des dépôts d’encombrants sur les toits pour
tenir les toitures en cas de cyclone.
À travers cette étude, nous avons donc pu établir un diagnostic de santé
communautaire et constater que les priorités ressenties par la population et les services de santé que nous représentions étaient globalement les mêmes (les familles souhaitaient des blocs sanitaires,
l’évacuation des eaux usées et une dératisation).
4 0
Un programme de résorption de l’habitat insalubre (RHI) était alors confié
à un organisme de logements sociaux, la Semader. Mais en attendant
la construction de logements, il fallait remédier dans l’urgence à toutes
ces insalubrités. Quelques actions participatives ont été alors menées
avec la mairie et la population du quartier, telles que :
la destruction des bidonvilles abandonnés ;
des opérations de nettoyage et de dératisation du quartier ;
la réparation des canalisations d’adduction d’eau ;
la construction de toilettes et de douches publiques.
Pour effectuer ces différentes actions, nous avons été assistée d’un
informateur ⁄ leader venant de chaque communauté, qui servait de relais,
voire de traducteur dans les familles
Les non-dits
Dans le déroulement de ces actions, nous ne nous sommes imposée à
aucun moment. Nous avons assuré un rôle d’orientation et d’articulation avec les différentes institutions, pour une meilleure adéquation
des besoins spécifiques de cette population. C’était du moins l’objectif
initial. Pourtant les blocs sanitaires ont été construits à l’entrée du
quar tier, sur un monticule, les por tes d’accès des W-C donnant
directement sur la rue principale. L’installation de cuvettes W-C à la
MCUR l LES DITS ET LES NON-DITS D’UNE ACTION DE SANTÉ PUBLIQUE
française pour une population de culture musulmane n’était évidemment pas sans poser problème. La construction des blocs sanitaires
avait été prise en charge par la mairie. Ce partenaire cependant n’a
respecté ni le lieu ni le mode de construction choisi par ces deux groupes
et ce malgré les conclusions de l’enquête. Il se posait là un problème
réel de choix au niveau des priorités entre l’élu du quartier et la population désireuse, elle, de voir ces blocs sanitaires installés plutôt dans
un endroit discret.
La précipitation mise par les services de la mairie dans l’exécution de
ces travaux, sans respecter le choix de cette population, a été la cause
d’un double échec :
le nombre insuffisant de sanitaires par rapport au nombre d’habitants
(2 W-C construits pour 160 personnes) ;
le mauvais emplacement choisi pour la construction de ces sanitaires.
Beaucoup d’habitants n’ont donc pas utilisé les blocs sanitaires trop
exposés à la vue du voisinage et ont continué de déverser leurs déjections dans la rivière pendant un an jusqu’à la livraison des logements
prévus dans le plan de résorption.
Le second non-dit est d’ordre institutionnel.
Si mon étude a interpellé l’université de Nancy en matière de santé
communautaire, elle n’a pu être publiée localement. La légitimité de
mon travail social a en effet été mise à mal par les décisions prises
par les aménageurs et les décideurs de la municipalité qui allaient à
l’encontre de certaines recommandations et surtout de l’esprit général
de notre enquête. Cette légitimité a aussi été questionnée par des
pressions administratives et institutionnelles : il m’a été for tement
suggéré de ne pas rendre publics les véritables pourcentages de
catégorisation des populations du quar tier. Il semblait en effet que
pour certains élus, il était mal vu de réclamer des mesures d’aide à
l’habitat destinées à une par tie de la population d’origine non
réunionnaise, et a fortiori pour une petite partie en situation irrégulière. Rappelons qu’il s’agissait d’une communauté stable et à résidence
fixe depuis quinze ans. L’argument avancé était la crise qui frappait
l’économie réunionnaise.
4 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Conclusion
Si cette étude date de dix années, force est de constater que la manière
de traiter certains problèmes sociaux et humains reste, quant à elle,
inchangée.
Aujourd’hui, les non-dits en matière de désignation des différents groupes,
y compris dans les actions officielles, concernent encore les populations
dites étrangères qui vivent dans l’île.
4 2
Cette communauté « mahoraise » et comorienne subit de la part de
toutes les instances de notre société réunionnaise, qu’elles soient
politiques, administratives et autres, l’exclusion au quotidien. Ce groupe
social invisible est aussi une composante de notre société plurielle,
multiethnique, elle fait partie intégrante de la population de notre île.
Nul ne saurait nier que Comoriens et « Mahorais » ont participé dès le
début, au même titre que les Malgaches, au peuplement de La Réunion.
Aussi comment pouvons-nous parler de société réunionnaise, d’unité
réunionnaise ? Comment entamer une démarche volontariste d’intégration
des immigrés dans la société réunionnaise, quand on sait que la tendance
collective est d’occulter, de gommer l’histoire, l’existence et la singularité
de ce groupe humain résidant dans l’île ?
Les non-dits de cette opération de rénovation du quartier du Bas-de-laRivière à Saint-Denis, relevés dans un travail social de terrain, illustrent
cette problématique que l’on peut, plus que jamais, considérer d’actualité
aujourd’hui.
P
eut-on parler d’un inconscient
créole ? D’un soi ou d’un ça
réunionnais, pour reprendre ici
les concepts de la psycha-
Le soi
pertinents et, dans ce cas, le sont-ils toujours dans
l’outre-mer européen ? Je ferai trois remarques
pour commencer. La seule position qui permet
d’aborder ce sujet est celle du transfert
insulaire, ce lien que toute personne entretient
avec un territoire, un topos, et celle plus singulière qui se constitue à partir de son caractère
insulaire. Toute personne ou sujet signifie bien
Jean-François Reverzy
nalyse ? Ceux-ci sont-ils toujours
deux positions différentes : celle de l’étranger et
celle de l’autochtone. Mais, dans les îles, les autochtones
ont tous été, à un moment donné ou à un autre de l’histoire
de l’île et de leur propre histoire, des étrangers – à leur territoire d’origine, et à l’île qu’ils rencontraient, qu’ils y aient été
réunionnais
déportés où s’y soient volontairement installés... Parlant
de moi-même, dans mon propre transfert insulaire,
j’évoquerai ici un anniversaire, celui de ma première rencontre avec La Réunion en décembre 1983. Vingt ans
plus tard, La Réunion peut sembler, en 2003, avoir perdu
son âme, abrasée par la métamorphose de son paysage,
de son économie, de ses rôles
sociaux. La découvrant aujourd’hui, ici et maintenant, éprouverais-je en moi la même fascination, le même amour ?
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
4 6
2003 a célébré un autre anniversaire, celui de la mort de Paul Gauguin*
il y a un siècle aux Marquises. Ce qui fait le charme d’une île ce sont
sans doute ces trois attributs sculptés par l’artiste, en frontispice de
sa Maison du jouir, son faré d’Hiva Oa (que l’on peut admirer à Paris au
Grand Palais dans la superbe exposition3 qui lui est consacrée à l’occasion
de ce centenaire) : Soyez mystérieuses, Soyez amoureuses, et vous
serez heureuses... La Réunion a-t-elle perdu son mystère ? le bonheur
d’un temps non mesuré ? de ses amours immémoriales ? Sa culture
peut sembler ainsi s’être évanouie, par les effets conjugués d’un mieuxvivre apparent de sa population, porté par la dépendance (le fruit de la
solidarité nationale et des emplois artificiels : AAH, RMI, RMA, CES,
CIA, ARTT), et de l’inflation d’une consommation massive. Elle a pu résister à cet écrasement par un marché mondialisé grâce à un mécanisme
que j’avais qualifié, dans un essai non publié, de simulacre ou de semblant,
qui est le moteur essentiel de la société du spectacle. Son âme culturelle, comme sa langue, n’est-elle pas aujourd’hui l’objet d’une mise en
musée ou dans les manuels scolaires ? Ces réalisations – et elles sont
louables et je les défends – n’interviendraient-elles pas, cependant, trop
tard ? Et uniquement comme sauvegarde ou monument de la mémoire ?
Mais j’espère me tromper. Mon transfert insulaire se serait-il résolu
avec le temps ? Ou me serais-je éloigné ? Aurais-je vieilli avec les saisons, les cyclones et les merveilles ? L’âme de La Réunion est présente
toujours et ailleurs – occultée dans le creux des ravines, le message des
remparts, les cavernes et les gouffres… et dans les replis de la mémoire
de l’insu, de l’inconscient des vivants… Il existe toujours, aux yeux des
visiteurs, un miracle réunionnais : mais ne serait-il pas déjà un mythe ?
un folklore ? L’île-laboratoire ne serait-elle pas devenue une réserve
indienne ou un Never Land, ce pays de Peter Pan et du capitaine Crochet,
forgé par la fiction de Barrie* et qu’analysait en écho Kathleen KelleyLainé* dans son intervention aux journées L’Espoir transculturel en 1988
[Reverzy, Marimoutou & Barat, 1990] ?…
La question de son âme perdue – soit du noyau vivant, qui nourrit le lien
social – pose de fait la question de la légitimité de vouloir l’enfermer
pour la sauver dans un musée. Le musée, pour reprendre le propos déjà
ancien des futuristes italiens, est toujours un tom3. L’exposition Gauguin/
beau, un mausolée. C’est d’ailleurs par le terme de
Tahiti a eu lieu du 4 octobre
2003 au 19 janvier 2004.
sépulcre rutilant que fut qualifié le dernier musée
MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS
construit ici il y a une dizaine d’années avec une débauche de financements dispendieux, Stella Matutina, à l’heure où l’économie de la canne
et du sucre avait déjà amorcé son déclin. Certes, la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise relève d’un autre projet, a une autre
visée et elle doit être affirmée et revue sans cesse : mais attention à
ne jamais devenir un musée ou un panthéon… !
La seconde remarque est celle du concept idéologique d’identité réunionnaise ou de réunionnisation, qui semble aussi né de l’histoire des revendications identitaires qui ont animé les mouvements insurrectionnels du
XIXe et du XXe siècle à l’ère en particulier des décolonisations... Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale, où la revendication des
citoyens porterait davantage sur des inclusions politiques et économiques,
soit la sécurité des dépendances : Mayotte, Anjouan, la Polynésie française
en témoignent. Le concept à ce titre doit être reformulé.
La troisième remarque se situe dans la même logique que le concept
lui-même : nous nous sommes attaché, depuis notre inscription dans ce
territoire, à dépasser ces problématiques dans deux sens : pointer les
identifications et non les identités, et identifier ce qui est la part commune, lémurienne ou indo-océanique des cultures de la souffrance
psychique et de son traitement.
À ce titre, notre travail actuel tente de rendre compte de ce que pourrait
être, au plan institutionnel, l’identité ou la spécificité de la santé mentale
d’outre-mer et en particulier à La Réunion, en regard des cultures et des
représentations culturelles : cet abord ne peut qu’être global autour
des mondes tropicaux et créoles, africains et polynésiens, mais il réclame
aussi un inventaire spécifique de chaque région et plus loin de chaque île.
Réunionnisation ?
Le concept de réunionnisation renvoie à une figure particulière – chiffre
ou signature, nom propre, élu de La Réunion – et l’on pourrait retrouver
la même différence dans la mahorisation, la mauricianisation ou la
4 7
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malgachisation, chacun de ces phénomènes pouvant revendiquer quelque
part le mythe indo-océanique de territoire multiculturel de paix et de tolérance des différences. Une lettre. La question controversée de la graphie
du créole réunionnais est d’abord une question de lettre… Notre propos
se propose de situer ce qui, dans notre domaine propre, celui de la souffrance psychique et de ses représentations, dans ses cliniques et ses
thérapeutiques, porte cette signature. Pour cela il suffit de déchiffrer
ce que nous livre la clinique quotidienne.
4 8
J’évoquerai donc quelques exemples datant de ma consultation d’hier.
Une patiente d’une cinquantaine d’années de la communauté noire du
Sud. Elle évoque ainsi son état actuel. Deux semaines plus tôt elle avait
été internée suite à des actes violents qu’elle avait commis, comportant en particulier la destruction d’une cinquantaine de statuettes de
saint Expédit, dans des chapelles avoisinant son domicile. Elle se présente ainsi :
« Moin la gingn zespri malbar, zespri Sitarane.
Saint Expedit lè un sin katolik. Pèr Damyen la géri
a moin. Sint Espri la géri à moin. Zespri Sitarane
la été anvoiyé par ma bel sèr. Zot i envi mon zoli
“kaz” ; Madam X mon voisine lé zalouz ossi. Li
veu kozé ek mon bononm. Tout va krevé. Moin lé
katolik. Hamilkaro i protez a moin kont Vergès.
Tout va krevé. Raffarin va krevé ossi 4. »
4. « J’ai été possédée par
des esprits “malbar”, par
l’esprit de Sitarane. Saint
Expédit est un saint catholique. Le père Damien
m’a guérie. Le Saint-Esprit
m’a guérie. C’est ma bellesœur qui m’a envoyé l’esprit de Sitarane. Ils désirent
ma belle maison. Mme X,
ma voisine, me jalouse elle
aussi. Elle veut avoir une
histoire avec mon homme.
Ils vont tous mourir. Je
suis catholique. Hamilcaro
me protège contre Vergès.
Ils vont tous mourir. Raffarin
aussi va mourir. »
Joanna met ainsi en scène son histoire autour de
sa maison, de sa famille et de ses divisions. Elle
invoque comme cause de sa souffrance l’intervention
d’un esprit étranger et termine par l’invocation des
« bondié » politiques – maires ou élus – pour
terminer sa profération sur la scène nationale.
Augustin, lui, rédige dans la salle d’attente une
sorte de grimoire sur lequel il établit une liste de
noms de voisins ou de connaissances de sa commune. Cette longue liste d’une cinquantaine de noms
se termine par des louanges, des vœux de Noël et
MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS
des invocations à Bruce Lee, Tarzan, la police, au maire de la commune
et des remerciements au corps médical et aux infirmières, le tout
accompagné d’un drapeau tricolore. Il commente vertement cette liste
dont nul ne réchappe, qui n’encense personne : « bann kouyon », salauds,
etc. Les épithètes disqualifient un environnement hostile. Ici, peu de
références métaphysiques : l’espace humain et celui du territoire
opposent les bons et les mauvais que dominent le maire de la commune
et le Dieu du ciel. Dans cette grande famille se trouve incluse l’équipe
de santé mentale – effet du transfert positif.
Yvon vient d’être réintégré à l’hôpital dans des conditions dramatiques
après des menaces de mort sur une voisine et d’incendies à prendre au
sérieux en raison de ses activités régulières de pyromane. Sa décompensation est directement liée aux événements d’Irak et à l’arrestation
récente de Saddam Hussein. Il a d’ailleurs mis en scène un scénario
analogue puisqu’il est retranché dans la cave de sa case, sabre en main.
Le lien d’Yvon à son territoire, la référence au feu comme symbole permanent s’intrique avec une histoire plus lointaine puisque ses troubles ont
commencé au moment où, engagé volontaire dans l’armée, il pensait
être mobilisé pour la guerre du Golfe.
Élyette a 19 ans. Lycéenne, elle vit dans l’univers de la bourgeoisie
blanche. Pourtant elle ramène l’origine de ses troubles à un état crépusculaire vécu il y a trois ans lors d’une soirée, soit le sentiment angoissant
d’être envahie par une présence oppressante. Elle s’était peu avant
disputée avec son petit ami. L’interprétation donnée par celui-ci à cette
crise est d’ordre métaphysique – possession transitoire par un esprit
diabolique –, interprétation reprise par la famille.
Je pourrai ainsi allonger la liste d’exemples cliniques, notamment de
sujets réunionnais ayant présenté des épisodes analogues en métropole,
que le retour au pays par contre apaise et auxquels il permet de recouvrer leur équilibre. Ou bien commenter l’actualité judiciaire qui renvoie
à la même problématique et en particulier l’affaire de Fleurimont (crime
familial lié aux excès violents d’une séance de désenvoûtement et
pour lequel huit membres de la famille viennent d’être condamnés à de
lourdes peines).
4 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Une constante de ces épisodes : leur représentation, leur espace scénique, qui part du corps propre, du corps familial et de la maison, de la continuité de cet espace de proximité avec celui de l’île et, plus loin, de celui
d’un territoire national imaginaire au travers de ses figures historiques et,
plus loin encore, du monde. Une autre constante est l’interprétation religieuse et ses figures comme réassurance, dans la classique opposition des
croyances dominantes à La Réunion : la religion chrétienne et catholique
est souvent revue et corrigée dans ses formes charismatiques d’intercession de l’Esprit-Saint. Le religieux recrée du lien social quand celui-ci
est éclaté ou menacé : c’est là une constante réunionnaise partagée
avec les îles sœurs dans des formes et avec des références variables.
Le self et le faux self
5 0
Ce qui importe ici, c’est la marque ou la lettre du sujet : celui qui permet
de s’affirmer ou se réaffirmer dans un discours autour d’attributs et
d’objets attributifs. C’est à ce propos que l’on voudrait ici tenter
d’esquisser une métapsychologie du sujet réunionnais en souffrance
en reprenant le vieux concept de soi – selbst ou self – repris ensuite
par l’école anglaise – Winnicott*, Bion*, Bowlby*, Hartmann*, Edith
Jacobson* –, dans l’opposition entre le self et le faux self, en particulier
dans les épisodes psychotiques. Dans une réflexion initiée dès 1985
nous avions pointé, comme effet permanent de psychotisation ou de
clivage du lien social à La Réunion, les poussées identificatoires à
des objets, à la fois inscrits culturellement dans l’espace psychique
comme soubassement humain matriciel, soit la culture européenne et
française, et leurs remaniements ou métamorphoses, induits par la
consommation et la mondialisation. Nous avions alors évoqué un effet
de semblant et de simulacre projeté en permanence sur la socialité
réunionnaise par cette identification artificielle et son intrusion dans
l’espace familier. Clivé entre cette identification à des objets reconnus
pourtant comme faisant partie de sa maison – de son intimité – et celle
de son désir propre, le sujet peut ainsi s’égarer ou construire une
existence de semblant – aggravée par les dépendances assistantielles
et l’artificialité d’une économie elle-même productrice de simulacres
MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS
d’emplois : RSMA, RMI ⁄ RMA, CIA, CES, etc. À ce titre, le symptôme,
la souffrance psychique ou sociale, apparaît surtout comme un effet
de résistance, de quête même désespérée de solution, comme ce qui
peut par ailleurs s’élaborer dans le champ culturel ou politique.
Esquisse d’un traité provisoire et elliptique de
psychopathologie créole
Une clinique de la division du sujet
On peut situer la souffrance psychique dans ses formes premières et
selon les mêmes axes. Comme une clinique de la division du sujet et de
son écartèlement autour des phénomènes primaires qui affectent l’économie de la parole et de la langue. Le bilinguisme, le plurilinguisme et
leurs dysfonctionnements constituent une constante étiologique des
psychopathologies insulaires tant à La Réunion qu’à Mayotte, Maurice
ou Madagascar. L’accès à la parole, la maîtrise du langage y sont mis
à l’épreuve en permanence et rendent douloureux ou difficile l’accès
au symbolique et l’apprentissage du sujet. Le français ou l’anglais,
langues dominantes parlées et surtout écrites, l’arabe, langue sacrée,
s’opposent aux langues de communication quotidienne : le créole, le
malgache, le swahili. L’apprentissage de ces langues officielles, instruments de savoir et de pouvoir, est difficile : les pédagogies inadaptées, les horaires et les rythmes scolaires difficiles rencontrent aussi
la misère, l’acculturation et les conflits internes des groupes familiaux.
Parlons ici d’histoire de l’océan Indien et des signifiants qu’elle porte
dans le lien social des origines jusqu’à nos jours pour y poser clairement
quelle économie de la lalangue 5 et des langues peut s’en déduire.
Cela vaut, pour l’île de La Réunion en particulier, qui
offre à notre sens le paradoxe d’être le territoire de
la zone où le haut niveau de développement économique et social contraste avec la misère intérieure
produite par l’intrusion brutale et massive de la postmodernité. Pour parler simplement, que peut nous
5. Néologisme forgé par
Jacques Lacan, qui rapproche psychanalyse et
linguistique. La « lalangue » serait la langue
particulière de chacun,
une langue « maternelle »,
dans laquelle s’inscrit
l’inconscient.
5 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
révéler ici une praxis ? Celle de la médecine mentale, soit de la psychiatrie
sociale, et celle de la psychanalyse et des thérapies qui en dérivent ?
Elles nous révèlent quelques points cardinaux à ne pas oublier : une
mémoire effacée ou forclose, une parole étouffée, un langage du
symptôme comme signe d’une souffrance collective, une faille vivante
de l’identité, pouvant permettre d’évoquer avec prudence une véritable
psychotisation du lien social.
5 2
Les champs du langage et de la parole se situent, on le voit, au cœur de
ce débat. Pour aller du général au particulier et nous situer d’abord dans
l’univers du signe il faudrait alors évoquer la manière dont va se formaliser le lexique de la souffrance psychique comme symptôme : symptôme
donc signifiant où se retient la jouissance dans le corps propre et dont
la décharge du passage à l’acte représente la forme la plus ordinaire.
Resterait à déchiffrer ce lexique du quotidien qui oscille entre le vide de
la tête et l’angoisse de la crise, du saisissement et de la persécution où
la négativité de l’autre vient menacer les bords du corps propre (le regard
ou la « mauvaise bouche », la mauvaise parole, le maléfice). Il faut ici un
tableau global de la souffrance psychique globale telle qu’elle surgit dans
le creuset historique et socioculturel indo-océanique, avant toute catégorisation nosographique. Ce n’est là qu’une esquisse panoramique.
Dans le premier registre, celui du Thanatos, un groupe de déterminants
jouerait autour du poids répétitif du passé : ce qui a été rejeté du symbolique et dans la mémoire transgénérationnelle y ferait retour dans le
réel. Cette fixation au passé, le poids mortifère de la violence auto ou
hétérodestructrice expliciterait en partie cet éternel retour de la mort
imposée et cette fascination des identifications négatives qui s’avère
très prégnante à La Réunion : « Une histoire n’a pas été construite dans
un récit et ne s’est énoncée encore qu’à demi-mot ou ne se parle qu’en
silences. » [Reverzy, 1990]
Ce qui vaut pour La Réunion vaut en partie pour l’île Maurice ou les
Comores mais surtout pour Madagascar dont l’un des non-dits fondamentaux touche à l’esclavage, à son abolition tardive voire à sa persistance sous des formes équivalentes à l’ère contemporaine.
MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS
L’isolement et l’îlettisation pourraient constituer un autre phénomène
rencontré dans la plupart de ces îles, soit le tropisme des groupes
humains à s’organiser dans des espaces fermés, peu communicants,
pouvant conduire à de véritables isolats. On aboutit ainsi à de véritables
mosaïques humaines qui coexistent ou cohabitent sans avoir forcément
de références culturelles ou ethniques à cet isolement.
Une clinique de la dissociation psychique
Le second niveau, celui d’une clinique de la dissociation psychique, est
corollaire du premier, soit le non-sens ou la non-valeur de la parole
quand elle s’échange en explicitant des positions de dissociation ou
d’ambivalence quasiment quotidiennes dans bon nombre de situations
d’interlocutions. Il existe une véritable psychotisation du sujet pris dans
les clivages et les contradictions écrasantes entre différents mondes
– ceux d’une société un peu plus duelle ici qu’ailleurs, mais qui se
rapporte aussi au registre des identifications. C’est dans ce registre
que se situent à notre sens les effets de décomposition éthique de la
vie institutionnelle et politique, ses errements et passages à l’acte :
reniements, détournements de fonds, conquête ou attachement insensé
à des pouvoirs d’abord fantasmatiques.
Une clinique de l’écrasement du sujet
Une clinique de l’écrasement du sujet, soit de la dépression et des
logiques de l’adversité, qui préside au choix du symptôme, dont l’acte
manqué est le plus spectaculaire sur la scène sociale.
Posons la dépression avec son impossibilité de construire un projet dans
le temps, son inhibition douloureuse du désir, sa dévalorisation narcissique comme une condition première de l’insulaire – cela surtout à La
Réunion et dans une moindre mesure à Maurice ou à Madagascar.
Posons comme dépression au sens psychopathologique du terme ce qui
vient renforcer cet état à la faveur d’événements vitaux. Les passages
à l’acte – crime, suicide, alcoolisation, addiction médicamenteuse ou
toxique – représentent la symptomatologie la plus ordinaire et trouvent
fondamentalement leur origine dans un dysfonctionnement de l’espace
5 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
psychique dans une communauté de population que l’on pourrait dire
sacrifiée par l’histoire : celle des ruines de la société de plantation. Nous
laisserons à l’horizon les causes et les modalités de cet état de fait.
L’acte, mortifère, et l’incorporation du toxique sont des mécanismes de
fuite, d’évitement de la parole de la communication négative où le désir
se porte vers le mirage de la jouissance absolue. Ce qui a fait trace est
la mémoire négative. Elle devient pôle de fascination mimétique. Cette
fascination se renforce des modèles imaginaires que renvoie au sujet la
consommation de l’impossible objet du désir érigé dans sa réalité à la
hauteur d’un universel symbole.
5 4
Quelle est la Loi ? Ne serais-je pas moi-même ma Loi ? Telle est la
question de fond de la criminologie réunionnaise qui explicite ce syndrome
de Caïn qui se rencontre quotidiennement dans les faits divers.
L’impossibilité du sujet à introjecter la Loi, à la faire vivre dans le réseau
familial répond, plus collectivement, aux errances du politique et de
l’histoire comme l’ont révélé en 1991 les émeutes du Chaudron où une
banlieue entière s’est embrasée pour un motif apparemment insignifiant :
les poursuites engagées par les pouvoirs publics contre une chaîne de
télévision pirate aux couleurs de la liberté (Télé Freedom).
En cela, La Réunion est exemplaire d’une rature du lien social, telle qu’ont
pu la provoquer les bévues successives des pouvoirs politiques de la
France d’outre-mer.
Il existe une Réunion manquée comme il existe sans doute ailleurs des
décolonisations manquées et ce manque tient quelquefois à peu de
chose : entre autres de n’avoir pas tenu compte plus tôt de la langue
et de la culture, de n’avoir pas laissé une plus large place aux innovations,
d’avoir privilégié la consommation et l’assistance sur la production et les
capacités d’autonomisation des sujets et des groupes.
On a laissé ainsi plus du tiers de la population s’installer dans la non-vie
d’un non-sens où ne prévaut qu’une économie de l’objet et de la
jouissance, et, l’acculturation aidant, où tend à se constituer, comme
il est énoncé plus haut, une psychotisation des modes de communication – précisons que « psychotisation » ne signifie ici qu’un processus
externe de clivage et non une quelconque et consubstantielle déstructuration psychique.
MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS
Une clinique de l’effraction de l’espace psychique
Une clinique de l’effraction de l’espace psychique et de la solution du
délire : désintégration – reconstruction – projection. Il s’agit de se
retrouver dans ses attributs culturels et les traces de son histoire. Face
au souffrir, à l’événement maladie, à La Réunion comme ailleurs, vont
se chercher des interprétations causales du Mal et du malheur et des
voies ou des itinéraires comme solutions. Ces solutions sont précaires
et se conjuguent ou enchaînent des significations inscrites dans une
mémoire ou plutôt un inconscient collectif. Le métissage renvoie ici, par
sa partition identitaire, à la question même des origines et de la part
qui en est enfouie ou dérobée, disloquée, séquestrée… Si le symptôme
comme le rêve ou le mot d’esprit travaille, et cela non seulement dans
la névrose hystérique, s’il vient battre en brèche les systèmes de maîtrise, ses itinéraires d’errance ou d’aberrance se résolvent quelquefois
dans la relation thérapeutique quand elle vient y redonner du sens. C’est
là l’œuvre de cet autre travail, symétrique du premier, celui du transfert
et d’un transfert lui aussi quelquefois morcelé.
L’art du thérapeute, populaire ou médical, est de pouvoir travailler sur
ces points d’ancrage. Médicale ou non, l’opération du transfert repose
avant tout sur le transfert positif : le thérapeute y est par avance, au
travers des discours qui l’ont identifié, des projections imaginaires dont
il est l’objet, le support d’un savoir sur le patient, son symptôme et l’insu
de ce symptôme : il se positionne donc dans l’idéal du moi du sujet,
s’incorpore à son appareil psychique. D’où des effets négatifs ou iatrogènes si le travail accompli ne coïncide pas avec son objet.
Le transfert insulaire
Une fois posée cette clinique, soit ces points d’articulation, ou ces nœuds
entre le sujet et le territoire, il convient de revenir à son itinéraire entre
Éden et géhenne, salut ou perdition et de chercher ce qui vient y donner
du sens, du surcroît de sens ou du non-sens et tout le poids dans le réel
d’une chaîne signifiante.
5 5
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5 6
La relation du sujet à l’ île est de l’ordre d’un transfert : L’ île – espace
clos d’un réel – s’objective dans le désir du sujet mais vient aussi s’inscrire
dans un texte ou former une lettre : ce en quoi, dans son inhumaine topographie géographique et humaine, elle offre un cadre d’élaboration d’un
transfert du sujet exote6 ou autochtone. Le transfert insulaire est rencontre et mouvement : il se noue au territoire dans la rencontre première,
il fluctue, se dénoue ou se renoue, se fixe ou étrangle le sujet dans son
emprise. Analogiquement à la cure analytique, il est demande de savoir,
quête d’un insu : ancestral pour certains, parental pour d’autres, répétition des mêmes événements, des mêmes situations vitales pour les
troisièmes… Le paradoxe est que le territoire ou l’île ne répond que par
ses silences ou par les actes ou la bouche de l’autre : volcan, sirène ou
charmeuse de serpents. Plus que le territoire exotique en général, colonial
ou ultramarin, l’île renvoie une forme-personne : un masque, une
apparence dont la mimésis fascinante structure l’imaginaire de celui qui
la vit et l’inclut en son sein, face à une mer ou un océan qui résonne de
manière immémorielle des accents des origines.
Notre première approche s’est située dans la cure analytique ou psychanalytique d’exotes en perdition et nous a permis d’y décoder cette aventure
singulière de sujets rivés à une île comme à une personne : île thérapeute
et maternelle, menaçante ou persécutrice, aliénante et porteuse de
mirages. L’archétype en serait le syndrome des chasseurs de primes,
soit des fonctionnaires de l’outre-mer venus chercher un objet : richesse
potentielle et réparatrice d’un sursalaire qu’ils ne trouvaient pas chez
eux, solution imaginaire à des failles sous-jacentes. Le réel du territoire
quand il vient émerger, s’imposer en force, fait déchoir le fantasme qui
a supporté l’exil. Le transfert insulaire évolue : il est symbiose avec l’île
porteuse de messages – paranoïa organisée à l’insu du sujet. Il s’incarne
dans ses personnages résidentiels. Identification
où il se retrouve exote réunionnisé, malgachisé...
6. Mot forgé par l’écrivain
Victor Segalen* pour déPour reprendre le modèle de Jacques Lacan*, des
signer « le voyageur idéal,
trois registres du Réel, du Symbolique et de
éternellement étranger et
inlassablement xénophile »,
l’Imaginaire (RSI) et des nœuds où s’y articule le
celui qui, « voyageur-né,
sujet, proposons ici comme hypothèse que ce qui
dans les mondes aux
diversités merveilleuses,
se produit dans le lien social de La Réunion subit
sent toute la saveur du
divers ».
une poussée permanente de l’imaginaire et des
MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS
contraintes du réel qui mettent en danger la position symbolique du
sujet : d’où ces moments de désêtre, de désarroi auxquels sont sujets
autant les exotes que les autochtones.
La guérison
La guérison comme pierre d’achoppement
C’est bien la question de la pertinence ou de la légitimité de l’appareil
psychiatrique, qu’il soit public ou libéral, qui est posée. On peut en effet se
demander si la carte n’a pas ici précédé le territoire et s’il ne s’est pas
imposé, sur un mode médiocre, sans doctrine cohérente, un dispositif
qui était bien loin de répondre aux demandes de la population réunionnaise
des cinquante dernières années (qui a pratiquement doublé en nombre).
L’application bureaucratique et réglementaire du système psychiatrique
a suivi la départementalisation de la vieille colonie puis, vingt ans plus tard,
le passage de la société de plantation à la société de consommation. La psychiatrie aura accompagné l’essor de la consommation médicale et de la
dépendance assistantielle. Elle aura servi entre autres à dispenser une
alternative aux ASSEDIC par l’extension démesurée de l’invalidité et de
l’AAH de 1975 à 1990, avant que la mise en place du RMI et des emplois
artificiels des CES et CIA ne vienne masquer les réalités de la misère et
du chômage. La psychiatrie réunionnaise s’est édifiée en vrac, avec la
bonne volonté des équipes de base, mais sans véritable pensée ni communauté, ni implication politique. Ultrapériphérique, anesthésiée par les
privilèges coloniaux de ses acteurs (surrémunérations liées au statut des
DOM), elle n’aura pas connu les révolutions de la psychanalyse et des psychothérapies systémiques, ni les étapes de la psychiatrie désaliéniste ou citoyenne.
Enfin aucune intégration des données culturelles de base – ne serait-ce que
de la langue créole – n’aura jamais été à l’ordre du jour des pouvoirs publics
et aucune incitation à la mise en place d’expériences originales allant dans
ce sens. La révolution transculturelle et anthropologique aura là aussi été
évitée sinon ratée. C’est dire que l’on peut poser comme hypothèse une
inadéquation de la psychiatrie réunionnaise actuelle à ses objectifs, douter
de ses résultats et imaginer d’autres réponses et d’autres scénarios.
5 7
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
5 8
Il existe un contraste saisissant entre le monde de la médecine et celui
de la santé mentale d’une part, et entre celui de la médecine et de la
santé mentale et celui des médecines parallèles ou traditionnelles
d’autre part. Ce contraste repose sur les objectifs thérapeutiques et
l’idée de guérison. Ce débat est mondial, mais il a une plus grande visibilité dans une île. L’idée de guérison, souvent prévalente dans le discours médical, a singulièrement déser té l’univers psychiatrique et
psychanalytique. La médecine mentale semble marquée par un singulier pessimisme. Hormis le marché des thérapies miracles béhavioristes, cognitivistes ou humanistiques qui garantissent à leurs
clients la disparition rapide du symptôme ou le bien-être retrouvé, ni
les traitements biologiques, ni les psychothérapies individuelles ou
institutionnelles n’affirment de preuves tangibles de guérison des
pathologies mentales. Ce discours contraste avec le monde ordinaire
des médecines douces et surtout avec celui des thérapies religieuses
ou traditionnelles où se proclame par contre l’affirmation triomphale
du guérir et la position même du guérisseur. Cette situation s’exalte
dans les zones où le tissu social inclut encore ces praticiens ou leur
donne une expansion certaine sur un mode concurrent de celui de la
psychiatrie et de son modèle biomédical mondialisé.
État des psychothérapies
La Réunion, ultrapériphérie de la métropole, à l’instar d’autres zones
intérieures de celle-ci, les dépar tements ruraux et dépeuplés par
exemple, n’aura jamais connu de grand développement des psychothérapies techniquement codifiées : un ou deux praticiens ont mis en
place des centres d’inspiration systémique, la psychanalyse n’y aura
eu qu’un faible impact : ce sont plutôt les surplus frelatés du monde
psy qui font ici la fortune des charlatans. En revanche, comme il a été
rappelé plus haut, le monde des thérapies traditionnelles ou religieuses
a été toujours la référence première et se trouve en plein essor sur un
mode souvent paradoxal.
À ce titre, avant ou pendant l’acte de consommation d’actes médicaux
ou psychiatriques, les usagers ont recours à ces ressources. Celles-ci
reposent sur quatre systèmes bien étudiés par des anthropologues
MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS
comme Jean Benoist*, ou des ethnopsychanalystes comme Tobie
Nathan*, Yolande Govindama* ou Jacqueline Andoche* après les premières explorations du linguiste Robert Chaudenson*. Le système de
guérissage créole est syncrétique à dominance chrétienne, ses
pratiques vont de la tisanerie et de la prière aux exorcismes et
conjurations. Le système indien complexe repose sur l’intercession et
la transe ainsi que l’organisation de services collectifs sacrificiels, le
système afro-malgache est souvent métissé d’apports des précédents
et suppose également une batterie de réponses qui vont de l’échange
d’objets symboliques à l’organisation de services. Le dernier système,
comorien, repose sur le cadre de l’islam et ne connaît à La Réunion
que des consultations individuelles, sans grande cérémonie cathartique
comme c’est le cas aux Comores ou à Mayotte. Il est à noter que les
consultants, en fonction de leurs origines et de leurs préjugés de race
ou de croyance, consultent à fin d’efficacité symbolique supposée les
guérisseurs les plus éloignés de leurs origines. À ces quatre systèmes
classiques se superpose l’hégémonie des praticiens venus d’ailleurs :
marabouts venus d’Afrique de l’Est ou de l’Ouest, magnétiseurs, voyants
et cartomanciennes, etc. Il faut y ajouter l’impact des thérapies religieuses des renouveaux charismatiques catholiques ou protestants,
mais aussi de groupements hindous ou musulmans. Des communautés
ou églises émanent des individualités ou des groupes qui peuvent prendre quelquefois des allures de secte.
De fait deux réponses peuvent être apportées après l’identification du
mauvais objet et de son contexte qui est l’acte du guérisseur ou du
sorcier : soit l’expulsion exorcistique, soit le pacte qui utilise l’adorcisme7
ou des objets thérapeutiques antagonistes. Les objets sont multiples :
« bondié », poudres, tisanes et garanties. Le médi7. Terme proposé par
cament psychiatrique est souvent vécu par nos
l’anthropologue Luc de
clients comme analogues à ceux-ci. Dans tous les
Heusch pour désigner la
« possession heureuse ». À
cas, l’affirmation de la guérison du symptôme est
l’inverse de l’exorcisme ce
exaltée par les praticiens, soit la restitution ad
rituel a pour but d’agréger
un esprit à une personne,
integro de l’état psychique du sujet.
de rendre bénéfique la
Il faut cependant pointer que, depuis vingt ans, la
cohabitation entre l’esprit
d’un défunt et un vivant,
culture traditionnelle créole s’est abrasée par défaut
ou de se réapproprier l’identité perdue.
de transmission et que le réseau de thérapeutes
5 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
traditionnels s’est appauvri et occulté. On ne rencontre plus en 2002
de ces figures célèbres comme Mme Visnelda*, le père Dijoux*, le père
Caroff*, Mme Thérincourt*, dont la célébrité médiatique faisait partie
d’une certaine image de La Réunion. Les ressources de la créolité et du
métissage offrent aux usagers un carrefour de représentations et de
solutions : elles proposent de plus des solutions miracles. Sont-elles
pourtant des solutions suffisantes ?
Le devenir du transfert insulaire
6 0
Revenons à la clinique pour conclure. Ce que nous enseigne le transfert
insulaire, c’est l’importance du cadre au sens de René Kaës* et des
objets transitionnels chers à Winnicott : le pacte conclu avec l’île délivre
une carte et ses points cardinaux, terre d’enfouissement, maison, mer
du pontos ou pays des origines et des fins dernières. Il crée des événements ou navigue en ses marées l’existence de la personne : son soi
n’est plus le même déjà en cette permanente métamorphose. Il peut
certes s’égarer en quête du proton pseudos : de ce mensonge premier
dont il pense qu’il guide ses pas. Dénoué, le transfert, du sujet revenu
au pays, en son retour sera tatoué de cette marque, de cette nostalgie :
l’île aussi enseigne ses secrets aux limites du dicible, ce qui peut se
pointer comme l’ aïda 8 mis en exergue par le psychanalyste japonais Bin
Kimura* et l’école de Kyoto*, soit ce qui fait lien entre les hommes au
moment de ⁄ avant l’émergence de la parole.
De plus l’île c’est l’homme en son corps propre et dans sa globalité biologique et psychique : l’image du corps, celle où se façonne l’image de
soi et celle de la maison. Relisons notre corporéité comme l’histoire
d’une île charnelle, archipélisée en nos semblables
8. Terme japonais qui signiavec ses littoraux de bordures et ses orifices. Cette
fie « entre » et qui s’applique à l’espace ou au temps
leçon du cadre, du futur antérieur de la discursiqui sépare des choses,
vité constitue l’épopée du transfert insulaire entre
notamment aux relations
interpersonnelles. Pour
thalassa et aïda. S’ouvre là un portail vers des pisKimura, le moi (l’aïda intétes de réflexion autour de ce qui constitue le sujet
rieur) se constitue à partir
des échanges avec le miéconomique et politique en son cadre de reconlieu, les autres (l’aïda internaissance par une terre et une généalogie.
personnel) ou soi-même.
MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS
Nul doute que ne s’y opposent les figures des tours et des murailles de
la Polis et de ses pouvoirs concentriques, et le vent du large ou des
steppes de l’esprit nomade…
Le transfert insulaire apporte du monde ouvert, d’un lien avec l’arché à
partir d’un objet clos, au-delà des langues, dans un énoncé antérieur
dont le don thérapeutique renvoie au soubassement même de l’être au
monde de la personne humaine.
Nous deviendrons tous ainsi l’étranger immor talisé par Charles
Baudelaire* [1862] :
« Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique,
dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole dont le sens
m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
– Ta patrie ?
– J’ignore sous quelle latitude elle est située.
–
–
–
–
La beauté ?
Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
L’or ?
Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages… les nuages qui passent…
là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »
6 1
L’
Pauvres et
économie et la société
riches à
des mutations rapides et profondes depuis
la départementalisation. Nous sommes passés
en moins de deux décennies d’une économie de
plantation fondée sur la monoculture de la canne et
l’industrie sucrière à une économie dominée par
les services (qui représentent plus de 80 % de la
valeur ajoutée produite et regroupe plus de 80 %
Françoise Rivière
réunionnaises ont connu
des emplois aujourd’hui). Il s’agit des services non
marchands (regroupant essentiellement les services publics)
mais également des ser vices marchands, secteur qui a
connu la plus forte croissance au cours de la décennie 1990.
Parallèlement s’est développée une industrie de
substitution aux importations, mais les perspectives
d’expansion de l’industrie sont limitées pour les raisons
La Réunion
suivantes : l’insularité, l’éloignement,
l’étroitesse du mar-
ché local et la quasi-absence de relations commerciales avec
les pays voisins. Si on considère le parcours des
économies en développement depuis la Seconde
Guerre mondiale, les régions d’outre-mer sont les seules
économies où le progrès social n’a pas reposé sur un développement économique générant à lui seul une augmentation
du niveau de vie. L’origine de cette augmentation est en
grande partie exogène, puisqu’elle
provient pour une large part des
transferts en provenance de la
France métropolitaine.
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Comment la transformation des structures socioéconomiques a-t-elle
influé sur la société réunionnaise ? Comment est maintenue la cohésion
sociale dans une société qui connaît un chômage massif et ce dès les
années 1970 ? Le chômage touche aujourd’hui entre 30 et 40 % de la
population en âge de travailler selon les estimations. Plus de la moitié
des jeunes de moins de 25 ans est privée d’emploi. Quelles en sont les
conséquences ? Quelles sont les perspectives ? Telles sont les questions
auxquelles nous tenterons de répondre.
Croissance économique, chômage et sous-emploi
6 4
La Réunion a connu une croissance économique élevée, fortement créatrice d’emplois depuis 1975, puisque le taux de création de ces emplois
est supérieur à celui observé en France continentale et dans les départements français d’Amérique. Pourtant, l’augmentation de la productivité due au progrès technique d’une part, à l’amélioration du niveau de
qualification de la main-d’œuvre d’autre part, n’est pas en la matière un
facteur favorable. On a donc d’un côté une économie fortement créatrice d’emplois : certains indicateurs (notamment les indicateurs de
productivité) rappellent ceux d’économies dynamiques telle l’Irlande.
De l’autre côté, on note une forte augmentation de la population active
qui s’explique en premier lieu par la pression démographique, due localement au fait que la transition démographique a été plus tardive qu’ailleurs
(qu’aux Antilles notamment). 44 % de la population réunionnaise a moins
de 25 ans en 2003. Ajoutons à ce constat deux facteurs :
un phénomène social : la forte augmentation du taux d’activité 9 des
femmes (aujourd’hui encore inférieur à celui qui s’observe en Europe),
signe d’une mutation profonde de la société réunionnaise. Le taux d’activité féminin est en effet passé de 23 % en 1967
9. Le taux d’activité est le
à 50 % en 1999. Le désir d’autonomie, le besoin
rapport entre le nombre
d’actifs (actifs occupés et
d’apporter un second salaire au sein du couple ou
chômeurs à la recherche
de compenser le chômage d’un conjoint, ainsi que
d’un emploi) et la population totale correspondante
la croissance des emplois tertiaires ont favorisé
(ici, au sens du recensecette tendance ;
ment de l’INSEE).
M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N
un solde migratoire positif depuis deux décennies, qui s’explique par
une diminution du nombre des départs (par rapport aux décennies précédentes) et une augmentation sensible de l’immigration.
Cette accumulation de facteurs dans le temps explique qu’en moyenne,
au cours de cette période, le nombre d’actifs supplémentaires est chaque
année supérieur de 4 000 au nombre d’emplois générés par l’économie.
La Réunion est de fait la région européenne où le taux de chômage est le
plus élevé : plus de 30 % de la population active au sens du Bureau international du travail (33 % en 2003). C’est le taux de chômage observé dans
les pays industrialisés au plus profond de la crise des années 1930 (et il
s’agissait d’un chômage conjoncturel), c’est le taux observé aujourd’hui dans
certains pays en développement parmi les moins avancés de la planète.
Concernant l’emploi et le chômage, il me semble nécessaire de préciser
deux points. Le premier est que les statistiques de l’emploi ne rendent
pas compte de la réalité. Le chômage n’est pas seulement la privation
d’emploi pour un grand nombre, c’est aussi un moyen de pression sur les
conditions de travail et d’embauche. Dans l’inventaire des dégâts collatéraux du chômage, on observe à La Réunion, comme en Europe, le développement de ce que l’on appelle pudiquement en France les formes particulières
d’emploi. On y trouve les contrats à durée déterminé (CDD), l’intérim,
les stages divers, le temps partiel imposé (qui représentent les trois
quarts des offres d’emplois enregistrées à l’ANPE de La Réunion). Ces
formes particulières d’emplois concernent avant tout les gens peu qualifiés
mais elles touchent de plus en plus des personnes très qualifiées. Un
nombre de plus en plus important de personnes alternent entre chômage,
CDD, intérim… Les statistiques sous-évaluent en particulier le phénomène
de paupérisation d’une partie du salariat (notamment du salariat féminin),
c’est-à-dire l’apparition d’une frange de travailleurs pauvres, ces working
poors 10 qui ne sont ni au chômage ni exclus mais sont en situation de
sous-emploi et perçoivent un revenu mensuel inférieur au minimum légal.
La seconde série de remarques concerne les statistiques du chômage. Comme c’est le cas ailleurs,
le taux de chômage est plus élevé chez les jeunes
(il touche 51 % des 15-24 ans en 2002) et les
10. Travailleurs pauvres,
ceux qui bien qu’ils aient
un emploi (salarié ou non),
vivent au-dessous du seuil
de pauvreté.
6 5
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
11. Si le taux de scolarisation dans le primaire atteint les 100 % dès 1968,
il faudra attendre les années 1980 pour que soit
généralisé l’enseignement
secondaire, de même que
l’enseignement supérieur
et préélémentaire. Le taux
d’accès d’une génération
au niveau baccalauréat
est passé de 18 % en 1985
à 57 % en 1999. Le pourcentage de la population
titulaire du baccalauréat
est passé de 23 % en
1990 à 52 % en 1999.
[voir le dossier réalisé par l’ODR,
2001]
6 6
femmes (on note en 2003 une différence de trois
points entre le taux de chômage des hommes et
celui des femmes et cet écart tend à se réduire
sur la période récente). Cependant, les deux tiers
des jeunes inscrits à l’ANPE n’ont aucune qualification (or l’essentiel des offres d’emploi enregistrées
au cours de la décennie 1990 concerne des emplois
qualifiés, nécessitant de plus en plus le baccalauréat)
et ce malgré la systématisation de l’enseignement
secondaire dans les années 198011. Parallèlement,
les demandeurs d’emploi diplômés du supérieur
sont de plus en plus nombreux (on en compte
environ 6 000 aujourd’hui).
Autre caractéristique du chômage à La Réunion, la majorité des chômeurs
sont des chômeurs de longue durée (72 % sont au chômage depuis plus
d’un an en 2002), et parmi eux, la moitié l’est depuis plus de trois ans.
On observe dans ce contexte une perte de qualification et une démotivation évidentes. Ce sont des personnes pour lesquelles la probabilité
de retour à l’emploi est faible. Elles s’éloignent de plus en plus de la
sphère de l’emploi. Il n’est pas inutile de préciser que ces chiffres ne
prennent pas en compte les chômeurs découragés, ceux qui ont abandonné toute forme de démarche.
12. Le taux de chômage
était de 13 % en 1967. Il
approche les 20 % en
1974 et connaît une augmentation quasi constante depuis.
Ce sont des tendances que l’on observe également en Europe mais ce qui interpelle l’observateur à La Réunion, c’est à la fois la durée 12 et
l’ampleur du phénomène.
13. Contre 17 % dans
l’Hexagone.
Le nombre d’allocataires du Revenu minimum
d’insertion (RMI) et de bénéficiaires de la Couver ture maladie universelle (CMU, 58 % de la population 13 ) est le
symptôme criant de cette précarité.
Le marché du travail exclut un actif sur trois ; un Réunionnais sur
cinq dépend du RMI (qu’il soit lui-même allocataire ou bien conjoint
ou enfant d’allocataire).
M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N
Inégalités, pauvreté, exclusion sociale
Conséquence de la situation de l’emploi et de la segmentation du marché
du travail : une société fragmentée
Une première frange de la population occupe un emploi stable dans
l’économie formelle (secteur marchand ou non marchand), est bien
insérée professionnellement et socialement, et bénéficie d’un salaire
horaire à peine inférieur à celui observé dans l’Hexagone. Il y a d’ailleurs
peu de différences en moyenne entre le salaire des hommes et celui des
femmes : 2 % contre 20 % en moyenne en Europe, ce qui ne signifie
pas, loin s’en faut, que la parité existe à La Réunion. Cela est dû au fait
que ces Réunionnaises travaillent plutôt dans des secteurs où les différences salariales sont inexistantes (fonction publique) ou faibles (services
bancaires, immobiliers, services aux entreprises…) et qu’elles sont
également en moyenne plus qualifiées que les hommes.
Une deuxième frange de la population est en situation précaire ou de
sous-emploi. Cette précarité recouvre des réalités économiques et
sociales très différentes. Elle peut être dans le meilleur des cas une
étape transitoire et constituer un tremplin vers un emploi stable (pour
les diplômés), mais elle peut également rapprocher les plus vulnérables,
les moins qualifiés, de la situation de chômage permanent.
Enfin une troisième frange de la population (que je qualifierai de durablement éloignée de la sphère de l’emploi) est guettée inéluctablement par ce
que les économistes appellent la « trappe de l’inactivité ». Les érémistes
sont les personnes les plus éloignées du marché du travail, notamment les
femmes et les jeunes. Les trois quarts n’ont pas atteint le niveau du BEPC
et on compte parmi eux 60 % d’illettrés14 [INSEE, 2003]. L’insertion professionnelle durable ne peut concerner qu’une faible partie des postulants. L’alternance emploi aidé ⁄ RMI ⁄ indemnités de chômage
constitue pour certains une stratégie de survie.
14. L’article a été écrit fin
Réduction globale des inégalités, mais
appauvrissement des plus pauvres
Une étude récente de l’INSEE [n°117, 2003], montre
que le revenu disponible moyen des ménages
2003, il y a eu d’autres
études sur la pauvreté
depuis comme celle de
Nadia Alibay et Gérard
Forgeot, « Pauvres à moins
de 5 000 euros par an »,
Économie de La Réunion,
INSEE, n° 126, juillet 2006.
(N. d. A.)
6 7
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6 8
réunionnais a augmenté entre 1995 et 2001. Cette augmentation est
imputable d’une par t à la croissance économique (c’est-à-dire aux
créations d’emplois), et d’autre part aux emplois aidés et à l’alignement
du SMIC et des prestations sociales sur les minima hexagonaux. C’est
le résultat du processus de rattrapage dans lequel nous sommes engagés
depuis la départementalisation. Les revenus des 20 % les plus pauvres
ont toutefois augmenté à un rythme plus faible. En tout cas, 10 % de
la population vivent au-dessous du seuil de pauvreté (3 700 euros par
an – 50 % du revenu médian à La Réunion – ce qui représente la moitié
du seuil de pauvreté de la France continentale).
Si on considère le référentiel hexagonal (6 960 euros ⁄an), c’est 40 %
de la population réunionnaise qui vivrait au-dessous du seuil de pauvreté
alors que 6,5 % de la population hexagonale répondent à ces critères.
Si la tendance est plutôt à une réduction des inégalités entre les composantes d’une certaine classe moyenne (entre les catégories ouvriers qualifiés, techniciens, employés et cadres), on note une augmentation des
inégalités entre les 10 % les plus pauvres et les autres, et même une
diminution du niveau de vie des 10 % les plus pauvres entre 1995 et
2001 [INSEE, n° 117, 2003]. Ce sont les familles monoparentales qui sont en
premier lieu concernées, la mère étant la personne de référence dans
90 % des cas. Le revenu de ces familles est composé à 50 % de prestations sociales mais un tiers des mères travaille. On retrouve ici les
travailleurs pauvres que j’évoquais précédemment.
Une pauvreté multidimensionnelle
Il me paraît fondamental avant de poursuivre de préciser que, dans le
temps et l’espace, la pauvreté est, à l’évidence, une notion relative. Être
pauvre n’a pas la même signification à La Réunion en 1946 et en 2003 ;
que dire alors de pays où la majorité de la population n’a pas accès aux
sécurités essentielles en matière de nutrition et de santé ! Il est donc
nécessaire de relativiser la notion même de pauvreté et d’employer plutôt le terme de pauvreté relative.
Si la pauvreté n’est mesurée qu’en termes monétaires (en termes de
revenu et de consommation), elle occulte son aspect multidimensionnel.
Elle revêt en effet bien d’autres aspects, tels que l’accès à la santé, au
logement, l’échec scolaire, l’affaiblissement de liens sociaux, le manque
M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N
de confiance en soi, le sentiment d’impuissance. Ce sont des processus
cumulatifs qui tendent à perpétuer les handicaps de certains groupes
sociaux d’une génération à l’autre. La pauvreté peut déboucher in fine
sur l’exclusion sociale, qui recouvre plus largement, pour reprendre
l’expression de la sociologue Dominique Schnapper*, « les questions de
la participation réelle ou symbolique à la vie sociale ». [2002]
Une étude relativement récente [Parrain, 1997] montre que, malgré le recul de
l’analphabétisme chez les générations plus âgées, les jeunes en situation
d’exclusion désapprennent à lire et à écrire à La Réunion. L’illettrisme toucherait les moins de 30 ans ayant abandonné l’école au niveau secondaire,
et ceux de la tranche d’âge des 35-44 ans ayant quitté l’école à la fin du primaire. L’illettrisme est dans cette société un facteur indéniable d’exclusion.
Travail informel, solidarités : comment est maintenue la cohésion sociale ?
La question qui se pose dans un tel contexte est de
15. Le secteur informel
est un ensemble très hétésavoir comment est maintenue la cohésion sociale.
rogène, aux contours flous,
qui désigne toutes les acUne hypothèse est que le travail informel 15 est
tivités qui ne se rattachent
présent à La Réunion, à l’égal de ce qu’on observe
pas au champ des entreprises structurées. Plusieurs
dans les pays européens, dans une bien moindre
définitions coexistent, qui
mesure cependant. L’économie réunionnaise se
privilégient soit le critère
de taille (très petites enrapprocherait à cet égard des économies du Sud
treprises, voire entreprises
(en Amérique latine et en Afrique notamment où
se limitant à l’auto-emploi
ou à l’emploi de la famille
l’économie officielle est incapable d’absorber le
proche), soit un critère d’ensurplus de travailleurs et où on estime que l’éconoregistrement (unités non
déclarées).
mie informelle représente une part conséquente du
produit intérieur brut : entre 20 et 60 % du PIB officiel). Le travail informel
en raison même de sa nature est difficile à évaluer. L’enquête sur l’emploi
de l’INSEE comporte depuis peu un volet sur le travail informel. L’INSEE
estimait en 1995 à 27 000 le nombre de travailleurs informels à La Réunion
(chiffre de fait sous-évalué et qui représenterait 15 % de la population
active occupée). Mais au-delà des tentatives (vaines) d’estimation, il suffit
de discuter avec les travailleurs sociaux pour s’apercevoir que le travail
informel est non seulement répandu mais socialement accepté à La Réunion.
Ces activités sont socialement sexuées : pour les femmes, il s’agit plutôt
d’activités comme le travail à domicile, la garde d’enfants, l’artisanat ou
la vente de la production domestique ; on retrouve les hommes dans le
6 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
7 0
bâtiment et l’entretien du logement, la réparation automobile, le jardinage
ou la pêche. Ce travail informel constitue une source de revenus, parfois
complémentaire aux sources formelles (salaires et prestations sociales),
et joue sans doute encore un rôle d’amortisseur des tensions sociales
dans une société aussi fortement marquée par le chômage.
Cette cohésion est par ailleurs encore maintenue grâce à des formes
de solidarité familiale et de proximité alors que dans les pays du Nord,
le souci de l’autre semble être de moins en moins la règle. Une étude
récente [INSEE, n° 118, 2003] réalisée dans des quartiers du sud de l’île montre
que les solidarités prennent la forme d’échanges (monétaires ou non
monétaires) déterminés par la qualité des relations de parenté ou de
connaissance, la logique du don et du contre-don et le principe selon
lequel l’aide doit être orientée en priorité vers les plus nécessiteux. Les
solidarités familiales et communautaires sont toutefois plus importantes
dans les quartiers traditionnels que dans les cités nouvelles de type HLM
dans lesquelles on note un nombre croissant de personnes isolées.
Cette situation nous conduit inévitablement à nous interroger sur le rapport
qu’entretiennent les Réunionnais avec le travail. Le travail informel est
certainement une réponse à l’incapacité de l’économie locale à créer des
emplois dans le secteur formel, mais les activités ponctuelles et non
déclarées ont toujours existé à La Réunion (quoi qu’il en soit, l’expression
« bèk la klé » n’est pas née avec l’apparition du chômage massif). Nul
doute que les formes de salarisation actuelles portent, ici peut-être plus
qu’ailleurs, les traces des anciens rapports de production, l’empreinte
des formes spécifiques de mise au travail marquées par la domination et
héritées de l’esclavage et de « l’engagisme ». Les rapports de production
se caractériseraient par la faveur et le salaire ne serait pas seulement
un échange de valeur mais aussi et surtout un échange de faveur. Selon
Pierre Salama*, économiste spécialiste de l’Amérique latine, la dimension
historique expliquerait une salarisation incomplète, la persistance de
formes d’emplois informels et le fait qu’ « on ne peut réduire l’informalité
à l’illégalité, surtout lorsqu’elle repose sur des mécanismes de légitimation
non marchands, pour les opposer à la légitimation marchande issue de
l’essor des rapports capitalistes, anonymes. C’est dire combien l’essor de
ce type d’emploi, loin d’être un accident, a des racines historiques profondes et fait partie intégrante de la reproduction de ces sociétés profondément inégalitaires dès l’origine de la colonisation ». [Destremau & Salama, 2001]
M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N
Perspectives : entre Nord et Sud, un espace en quête d’identité
De la nécessité de l’ouverture…
Les projections démographiques à l’horizon 2030 montrent que quelles
que soient les hypothèses retenues en matière de croissance économique
et de solde migratoire, le taux de chômage continuera à augmenter [INSEE,
n° 112, 2002]. Le caractère dual de la société risque de s’accentuer avec d’un
côté une industrie et des services modernes qui emploieront une maind’œuvre de plus en plus qualifiée, voire de plus en plus spécialisée, et
de l’autre une part de plus en plus importante de la population se trouvera
reléguée dans la sphère de l’inactivité professionnelle et de l’assistance,
à moins qu’elle n’opte pour l’émigration.
Mais revenons à la situation de l’emploi à La Réunion, car malgré
l’étroitesse du marché local, il ne s’agit pas d’abandonner les possibilités
de création d’emplois, y compris dans le secteur marchand ou concurrentiel. Il existe encore des potentialités dans les secteurs produisant
pour le marché local, et nous devons poursuivre l’effort de prospection
en direction des marchés de la zone. La Réunion se trouve aujourd’ hui
exclue des accords commerciaux régionaux et du processus d’intégration
régionale ( Southern African Development Community [SADC], Common
Market for Eastern and Southern Africa, Association of South-East Asian
Nations …) dans lequel sont engagés la plupart des pays voisins. Si on
considère l’angle strictement économique et commercial, force est de
constater que les obstacles à l’ouver ture sont nombreux (relations
historiques – entre les pays du Commonwealth par exemple –, faible solvabilité, protectionnisme, accords préférentiels avec l’Union européenne pour
les pays ACP dans le cadre des accords de Lomé…). Les négociations
en cours avec l’une des provinces de Chine et le Mozambique, par exemple, se situent dans cette perspective d’ouverture.
Il va de soi que si le poids des déterminismes historiques et collectifs est
important, il ne faut pas pour autant négliger l’initiative individuelle et la
créativité. Les stratégies de développement des exportations dans les pays
du bassin india-océanique ne sont pas seulement le fait de grands groupes
mais également de petites structures. Par ailleurs, le taux de créations
d’entreprises est élevé à La Réunion (4 000 créations d’entreprises par
7 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
16. Voir le rapport 1999 de
l’Association pour le droit
à l’initiative économique
(ADIE), organisme chargé
du soutien à la création et
au développement d’entreprises créées par les
chômeurs (dont 40 % par
des érémistes). Ce rapport
met en évidence l’importance des mesures d’accompagnement dans la
réussite de ces entreprises.
7 2
an, même si la moitié des entreprises a une durée
de vie inférieure à trois ans). Ce dynamisme
entrepreneurial, quelquefois d’ailleurs à l’initiative
de chômeurs16, a permis de créer des emplois, de
façon marginale, certes, c’est un début.
… et d’une réflexion sur les grilles d’analyse et
la pertinence des référentiels
Avant de conclure, je tiens à souligner que La
Réunion est un espace économique régional appartenant à un espace
économique national, la France, un espace supra national, l’Union
européenne. Elle est également une entité territoriale appartenant à la
Commission de l’océan Indien (COI). Or les grilles d’analyse, les outils
que l’on applique pour analyser cette économie ne sont pas, comme on
pourrait s’y attendre, ceux utilisés pour des économies régionales mais
(ironie de l’Histoire !) ceux que l’on utilise pour des économies nationales,
des États-nations, et dont l’interprétation nécessite une prudence
particulière. De là découlent en partie les représentations négatives qui
sont véhiculées, les analyses se faisant souvent en termes dysfonctionnels
et de déséquilibres économiques et sociétaux, avec en filigrane la question
du coût suppor té par la métropole. On dispose paradoxalement
d’informations statistiques pour les économies des régions d’outre-mer
qui n’existent pas pour les 96 autres départements de l’Hexagone (pour
des raisons liées à l’insularité et à la présence de services statistiques
régionaux). On serait sans doute étonné si on appliquait (si on pouvait
appliquer) ces mêmes référentiels à certaines régions de l’Hexagone 17.
Il n’en reste pas moins que tout chercheur en sciences sociales
s’intéressant à La Réunion se trouve confronté à cette question de la
pertinence des référentiels. La sociologie des pratiques de la réunionnisation devra rappeler la spécificité et la complexité de la société
réunionnaise face aux interprétations réductrices que peuvent suggérer
les paradigmes et catégories socioéconomiques actuels. Une démarche
inductive, fondée sur une référence systématique au terrain et privilégiant
par exemple la restitution des analyses et représentations que les milieux
sociaux donnent de leurs situations, constitue une protection contre les
extrapolations approximatives.
M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N
17. Citons pour exemple
deux types de déséquilibres pointés de façon récurrente dans la plupart des
rapports parlementaires
ou certaines analyses économiques : le déséquilibre
commercial et le déficit public. Le déficit commercial,
ou le faible taux de couverture des importations
par les exportations, n’a
pourtant aucun sens pour
les régions hexagonales
(la part des échanges effectués en interrégional sur le
territoire national n’est pas
quantifiable). Pour ce qui
est du déséquilibre régional
des finances publiques, la
norme de l’équilibre est
également absurde si on
considère le rôle de la dépense publique dans l’économie de la Nation (surtout
lorsqu’on considère les différences énormes de contribution productive à la valeur
ajoutée nationale selon les
régions françaises). Cette
remarque vaut d’autant plus
que l’économie réunionnaise est encore sous-administrée (si on considère le
taux d’encadrement dans
le secteur hospitalier ou
éducatif par exemple)…
Faute de norme concernant
le déficit soutenable des
comptes publics régionaux, l’analyse doit se centrer sur leurs évolutions.
Étant donné les contraintes structurelles, l’ouverture est donc incontournable et dans ce domaine,
l’action à mener semble plutôt être de l’ordre de
l’information et de la formation que de la (simple)
réglementation. Les résultats d’une étude 18 que
nous menons avec une équipe de recherche pluridisciplinaire sur les parcours des jeunes diplômés
montrent que dans leurs projets, formation ou
devenir professionnel, les jeunes Réunionnais
commencent à penser qu’il existe un ailleurs en
dehors de la métropole. Les représentations ne
seraient donc plus aussi figées.
Par ailleurs, par son statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne, La Réunion est rattachée (institutionnellement) au Nord. Elle s’apparente
également par bien des aspects (culturels, économiques, sociaux…) à certaines sociétés du Sud.
L’ouverture ne saurait ignorer cette dualité et il
s’agit d’envisager l’ouver ture vers les pays de
l’océan Indien au sens large, non pas sur une base
strictement économique, mais en insérant le projet
de développement de ces échanges (marchands
et non marchands), et notamment des échanges
de services réunionnais, dans la perspective de
rapports Nord ⁄ Sud à réinventer.
L’île fait incontestablement figure de pays riche
dans la Zone. Certains économistes évoquent l’émer18. Le rapport final a été
gence d’une nouvelle division internationale du trarendu en mai 2005 sous le
titre « L’enseignement suvail fondée non plus sur des activités à faible coût
périeur dans les départede main-d’œuvre mais sur des activités cognitives,
ments d’outre-mer : bilan,
spécificités et devenir ».
à haute intensité de savoir (tels les logiciels, les
nouvelles technologies de l’information, la formation, la recherche-développement). La Réunion dispose d’avantages comparatifs évidents en matière d’infrastructures, de formation et de recherche,
mais cette coopération impose d’abord, de notre part, l’humilité de
l’écoute et une compréhension active des pays environnants.
7 3
Le mouvement ouvrier.
E
n 1663 débarquent à La Réunion douze
personnes, deux Français (Payen et un
compagnon), dix Malgaches dont deux
femmes. Au début du
XVIII e
siècle [1715], l’ère du
café nécessite des besoins importants en maind’œuvre. Le
XIX e
Ivan Hoareau
Repères historiques
siècle correspond à l’apogée du
sucre. Ces deux productions appellent une impor tation
massive d’esclaves et d’engagés. Les sources d’approvisionnement sont diverses et multiples. Les esclaves et les
Unité et diversité
travailleurs engagés viennent de Madagascar,
notamment de Tamatave et de Fort-Dauphin. Notons que
sont concernées des tribus différentes. Plus tard, l’Afrique
orientale (Tanzanie, Mozambique dont 200 000 esclaves
et engagés partiront du port de Quelimane), la Malaisie,
l’Indochine, la Chine… Il nous faut noter cette spécificité
très forte de l’histoire du peuplement de La Réunion :
appor t de populations d’origines très diverses dans un
temps historique relativement court. Est-ce un cas unique ?
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Une communauté d’intérêts
Tous ces esclaves et « engagés » connaissent la même exploitation de
l’homme par l’homme sur leurs lieux de travail. Malgré l’application par
les maîtres du « diviser pour mieux régner », les oppositions factices ou
réelles, spontanées ou organisées, visant à empêcher une réelle prise de
conscience globale de l’iniquité de cette exploitation et de leurs conditions
de travail communes, certains de ces travailleurs prendront peu à peu
conscience d’une communauté d’intérêt de fait. De celle-ci surgiront des
batailles revendicatives, certes sporadiques, telle la grève de 1883. Notons
que « l’engagisme » renvoyait à un contrat contenant des éléments de
salariat (durée du contrat, conditions de travail, rémunération égale contre
partie d’un travail...). On a pu ainsi parler de salariat contraint.
Sur une période plus récente
7 6
Les luttes revendicatives se sont construites du port, en passant par le
chemin de fer, aux usines sucrières (du port aux champs). C’est ainsi
que, le 23 août 1936, est créée la Fédération réunionnaise du travail,
regroupant trois syndicats : les haleurs de pioche, les dockers et les
travailleurs du chemin de fer et du Port. Cette convergence syndicale
contribuera à la construction de l’unité des travailleurs sur la base
d’intérêt de classe, et ce, indépendamment des origines très diverses
de ces travailleurs. Les années 1930, avec l’avènement du Front populaire notamment, voient le développement des luttes solidaires. Mises
en sommeil pendant la Seconde Guerre mondiale, elles repartiront à
l’issue de celle-ci. En 1981, la CGTR (Confédération générale des
travailleurs réunionnais), le PCR (Parti communiste réunionnais), le PS,
le SNES, le SNES-SUP et le Mouvement des travailleurs chrétiens
seront à l’origine du Comité préparatoire pour la commémoration du
20 décembre, fête réunionnaise de la liberté. S’ensuivra la loi de 1983
reconnaissant le 20 décembre comme jour férié... mais aujourd’hui
encore travaillé.La CGTR s’est, par ailleurs, toujours prononcée pour
que le choix des jours fériés prenne en compte toutes les religions
présentes à La Réunion. Des revendications telles que l’égalité du SMIC
et du RMI portent en elles des liens d’unité de l’ensemble des salariés.
MCUR l LE MOUVEMENT OUVRIER. UNITÉ ET DIVERSITÉ
Notre politique de coopération syndicale régionale participe aussi de
cette problématique unité ⁄ diversité. Celle-ci ne peut s’inscrire dans le
seul cadre réunionnais, mais également dans celui de la région océan
Indien, et notamment dans sa partie du Sud-Ouest.
Unité et diversité
Cette problématique unité ⁄diversité doit s’appréhender aujourd’hui à la
lumière des attaques contre le salariat, le syndicalisme et ses valeurs de
solidarité. La question du double système de rémunération public ⁄ privé
doit être résolue... Par le haut ! L’intégration des fonctionnaires du cadre
local obtenue dans les années 1960 est le fruit de batailles syndicales
unitaires public ⁄ privé. Mais on ne peut passer sous silence un certain volontarisme du gouvernement de l’époque qui poursuivait alors trois objectifs :
administratif : répondre au manque criant de compétences locales,
économique : constitution d’une couche sociale consommatrice de produits importés de France métropolitaine,
politique : diviser la classe ouvrière. Force est de constater une certaine
réussite du gouvernement sur ce point, bien que la situation ait quelque
peu changé depuis.
Les politiques néolibérales d’aujourd’hui attaquent de façon sans précédent
les valeurs d’unité et de solidarité du syndicalisme. La précarité et le
chômage massif, l’individualisation du rapport salarial, la flexibilisation
des horaires de travail, la remise en cause des conventions collectives
nationales et de branches, du rôle de la loi dans la production du droit
social au profit de l’entreprise ne peuvent que renforcer les particularismes et l’individualisation. Les transformations sociologiques du salariat
(du salarié de la production au salarié des services) appellent des réponses renouvelées du syndicalisme, afin de fortifier la conscience de classe
des salariés, bien mise à mal aujourd’hui. Les politiques d’intégration
régionale s’inscrivent aujourd’hui, non en contrepoint de la mondialisation
néolibérale, mais bien dans une mise en concurrence des territoires et
des salariés. Le syndicalisme est aujourd’hui confronté à la nécessité
de renouveler son corpus théorique et ses pratiques afin de sauvegarder
et de conforter ses valeurs initiales de solidarité du monde du travail
face à un capitalisme prédateur et liberticide.
7 7
L’énigme
énigme se résumerait
ainsi : si en 1848, à La Réunion, 60 000
esclaves deviennent libres, si, sur ces
60 000 esclaves, on compte 31,3 % de femmes
pour 68,7 % d’hommes et que cette proportion,
1⁄3 de femmes et 2⁄3 d’hommes, a toujours été
la même sous le régime de l’esclavage, que sont
Françoise Vergès
L’
d’une
devenus les milliers d’hommes esclaves déportés
sur cette île ? Où sont leurs tombes ? Où est inscrite
la trace de ces milliers d’hommes qui n’ont connu ni femme,
ni enfant, ni famille, qui ne furent ni des pères ni des fils,
mais des hommes seuls, sans descendance ni sépulture ?
Peut-on parler de famille-esclave ? Quelle société purent-ils
construire ? Arrachés à leur terre, à leur monde, à leur
culture, à tout ce qui constituait leur familier, des milliers
d’hommes, souvent très jeunes, se sont retrouvés sur cette
île, isolés, condamnés à l’esclavage, sans espoir de voir leur
sort changer, d’échapper à la servitude. Ils sont morts seuls.
disparition
Ils se sont perdus dans
la nuit de l’exil, oubliés
des leurs,
disparus .
C’est de cette disparition et de son énigme que je
parlerai ici. Une énigme, parce que les conséquences de
cette disparition posent un problème : comment expliquer
la création des liens sociaux quand on sait que toute culture
nécessite l’altérité ? Peut-on continuer à parler de l’esclavage
comme si cette disparité n’était qu’un détail ? Peut-on
continuer à parler ou écrire sur l’esclavage réunionnais sans
aborder cette singularité ? Comment cette communauté
d’hommes assujettis a-t-elle su créer une culture, un monde ?
Et cette disparition ne questionne-t-elle pas, à partir de cette
énigme, bon nombre de vérités sur la
famille, la transmission, la fonction paternelle dans la société réunionnaise ?
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Plus encore, cette disparité des sexes se perpétue après l’abolition :
tous les groupes – Chinois, Indiens (Gujarãt et Tamil Nadu), Africains,
Blancs – seront touchés par cette disproportion : 1⁄3 de femmes, 2⁄3
d’hommes (et à des périodes, la disparité sera plus forte, 1⁄4 de femmes,
3⁄4 d’hommes). Au-delà de la recherche dans les archives, il est peutêtre temps de redéfinir une problématique du travail sur l’esclavage
réunionnais et sur ce qu’il nous apprend sur notre culture.
8 0
Il faut entreprendre des études pluridisciplinaires, avec des démographes,
des psychologues, des sociologues et des anthropologues, autour de
cette question : comment cette singularité (violence, majorité d’esclaves
sans descendance – mais pas sans héritage –, déséquilibre numérique
des sexes) conditionne-t-elle la transmission, la construction de l’identité
masculine et féminine, les relations hommes ⁄ femmes dans la société
réunionnaise ? Comment relire la violence domestique, la surmortalité
masculine, la fragilité physiologique et psychologique de la population
réunionnaise à la lumière de cette longue histoire ? Comment relire les
relations entre hommes et femmes, entre hommes, entre femmes à la
lumière de cette longue histoire de disparité, et donc de violence ?
Il faut aussi se demander si cette disproportion des sexes au cours de
plusieurs siècles est spécifique à La Réunion, et, si ce n’est pas le cas,
si elle a trouvé sur ce sol une traduction spécifique. C’est toujours dans
cette tension entre singularité et universalité que je cherche à situer
mon analyse, là où la situation réunionnaise est semblable, comparable
à d’autres, et là où elle est irréductiblement singulière. Et de fait, cette
disproportion n’est pas spécifique à La Réunion.
Toute l’histoire du travail dans le monde colonial, de la gestion de maind’œuvre pendant l’industrialisation impériale révèle une même disproportion : ce sont des hommes en majorité qui furent soumis au régime
de travail forcé, régime dominant dans les colonies. L’esclavage,
« l’engagisme », la colonisation par envois de prisonniers sont tous
des régimes de travail for tement sexués, car ce sont des hommes
dont on a besoin (ce qui diffère de la gestion actuelle des forces de
travail où des femmes jeunes migrent, sont soumises aux réseaux
maffieux de trafic humain). L’Europe achète des hommes, prend des
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
prisonniers, expulse des pauvres, se débarrasse des classes dangereuses, mais il faut chaque fois se demander de quel sexe sont ces
achetés, expulsés, déportés. Chaque convoi d’esclaves, de travailleurs
engagés, de prisonniers emmène avant tout des hommes.
Partout , dans le monde colonial, la disproportion domine (La Réunion,
États-Unis, Australie…). Ainsi, le premier convoi de prisonniers arrivé en
1788 à Sydney pour peupler la colonie britannique compte 552 hommes
et 190 femmes. Et jusqu’au XIXe siècle, nous disent les historiens, cette
disproportion va exister. Parqués dans des bâtiments (sorte de « lazarets »), hommes et femmes vivent séparés, dans des conditions insalubres, les uns sur les autres, habillés de sorte que chacun connaisse
leur statut de « non-libres », condamnés au travail forcé ; ils reçoivent
nourriture (en fait à peine de quoi se nourrir) et logement. Dans ces
bâtiments, la loi du plus fort règne. François Lepailleur* écrit : « Les
plus forts prenaient tout ce qu’il y avait à manger et les faibles mouraient
de faim. C’était une bataille continuelle. » [1972, 1996]
Les hommes construisent routes, ports, et servent de domestiques ;
les femmes sont lavandières, domestiques, prostituées. Les observateurs notent un fort taux d’homosexualité (chez les hommes comme chez
les femmes), un fort taux de suicide, des relations fondées sur la violence. La colonie est, comme l’avait remarqué Michel Foucault* [1975], à
l’image de la prison. La colonie est toujours espace pénitentiaire, où
punition et réforme se soutiennent.
Les rapports d’officiels, d’observateurs, les témoignages qui existent
dans des situations comparables nous aident à comprendre ce qu’a
pu être la société réunionnaise. Or, ce qui apparaît dans ces récits,
ces descriptions de voyageurs, ces rapports de gouverneurs, c’est un
tableau extrêmement négatif de la société réunionnaise : indisciplinée,
bagarreuse, dépravée, préférant la boisson au travail, sourde aux enseignements de l’Église, aux mœurs scandaleuses…
D’un côté, l’Europe jette des hommes sur des territoires soumis à la
brutalité du régime de travail forcé, de l’autre, elle s’offusque de leurs
mœurs. Elle ne veut pas comprendre que c’est elle-même qui fabrique
8 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
ces sociétés violentes. C’est la description de sociétés déstructurées,
car rien dans la société n’encourage la construction d’un lien social
(espace public de négociations, femmes n’étant pas réduites à être
des proies…).
8 2
La société réunionnaise est au départ déstructurée, empêchée par son
organisation même de construire un espace public commun. Les liens
y sont fragiles car soumis aux caprices du maître, de ses fortunes, et
du caprice des puissants qui, de très loin, décident, tranchent. Quand
des liens de solidarité se tissent, ils sont eux aussi soumis aux caprices
d’un système sur lequel chacun a peu de prise. La colonie encourage le
repli, l’individualisme, la peur, le clanisme car elle divise, fait obstacle à
la construction d’un espace commun. Elle est morceau de sa métropole.
Pourtant, il serait faux de penser que tout est impossible, la résistance
existe et s’exprime dans des milliers de gestes, d’actes, de récits, de
pratiques. La résistance n’est pas seulement la révolte, elle est aussi
inscrite dans la création d’espaces entre-deux, d’espaces alternatifs. À
La Réunion, ce sont les mondes de la créolisation – langue, rituels,
cuisine, musique, ethnomédecine, légendes et contes – qui échappent
au vocabulaire, à la grammaire coloniale.
Revenir sur l’énigme de la disparition ouvre également de nouvelles
voies de réflexion autour des politiques de réparation. Ces dernières
sont souvent présentées comme justifiant le paiement par l’État et la
société d’une dette qui nous serait due aujourd’hui pour des dommages
causés dans le passé.
Or, cette demande ne peut masquer notre dette, nous sommes en
dette , en dette envers celles et ceux qui nous ont précédés, qui ont
construit et nous ont transmis le monde où nous vivons. Nous leur
sommes redevables et c’est en payant notre dette envers eux que nous
leur rendrons honneur, que nous en ferons des ancêtres, que nous
inscrirons leur passage sur cette terre insulaire. Ils ne seront plus des
victimes anonymes mais nos ancêtres, ceux sans qui cette terre ne
serait pas ce qu’elle est, une terre de créolisation, pluriculturelle et
plurilingue. Et nous serons responsables de ce que cette terre deviendra. L’irréparable a eu lieu. En contribuant à la construction de l’unité
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
réunionnaise et au développement de l’île, nous paierons notre dette
envers nos ancêtres, déportés, exilés, asservis et nous participerons
à la transmission de la culture.
L’idéalisation du corps esclave et de sa victimisation, sa transformation
en fétiche répond à un besoin de compensation ; la demande de réparation dans le présent répond à un désir de « faire payer celui qui est
vu comme seul responsable du dommage ».
C’est un désir profondément inscrit dans l’organisation humaine : il faut
savoir trouver comment réparer le dommage, quel est le prix à payer
pour retrouver un équilibre mis à mal par le crime. Le crime de l’esclavage et du colonialisme exige de notre part une réflexion originale qui
s’appuie à la fois sur ce qui s’est fait ailleurs en matière de réparation
et sur la singularité de l’événement. Une réparation qui ne cherche pas
à effacer l’irréparable mais à lever le poids qu’il fait peser sur nous.
Mais encore : exiger de celui qui est responsable du dommage d’assumer ses responsabilités, surtout quand ce dernier s’est fait le champion
de l’éthique et des droits de l’homme, doit se faire à partir d’une exigence de justice et non à partir d’une position morale où la position
subjective est toute-puissante.
En d’autres termes, quand j’exige qu’une responsabilité soit assumée,
je ne le fais pas à partir d’une confusion entre la victime et moi, mais à
partir d’une exigence de vérité et de justice. Je cherche à construire
une exigence partagée par le plus grand nombre et non à renforcer une
position communautariste. Je contribue alors à une demande universelle
de justice, universelle en ce qu’elle peut être soutenue autant par ceux
dont des ancêtres furent victimes que par ceux qui n’en furent pas.
Mais je dois aussi accepter qu’il y ait un tiers qui examine ma demande
et refuse que j’occupe la position de la victime. La victime n’est plus
présente. Je la représente mais je ne suis pas à sa place, je la représente
au nom d’une exigence universelle de justice. Ainsi, la réparation concerne
toute la communauté car elle contribue au développement commun.
Double héritage d’un passé violent et brutal : violence et brutalité comme
inscrites dans l’ADN du tissu social et forte solidarité des démunis,
théorie spécifique de la liberté, culture de la créolisation. Double héritage
qu’il faut tenir ensemble.
8 3
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L’écriture du désastre
Dans la seconde moitié du XXe siècle, poètes, philosophes, historiens et
romanciers se sont intéressés à ce que Maurice Blanchot*[1980] a appelé
« l’écriture du désastre », une écriture de la catastrophe dont l’éthique
exige un nouveau langage. Comment parler de la cruauté la plus nue, des
déchaînements de la mort opérés par des êtres humains sur d’autres êtres
humains ? Quelle écriture pour parler des massacres, des génocides ?
Quels mots, quel vocabulaire pour traduire l’horreur, la destruction, la mort
organisée ? Comment dire la douleur ? Si la douleur pouvait parler, que
dirait-elle ? Que peut-on dire de la catastrophe ? Et si la catastrophe et la
douleur qu’elle produit ont constitué l’horizon de la vie, quelles paroles vont
permettre le dépassement du crime originel ? Comment inscrire à la fois
la singularité d’une catastrophe et son aspect universel, c’est-à-dire son
appartenance à l’humain ? Comment restituer l’expérience singulière de la
catastrophe sans céder à la tentation d’incarner l’absolu de la victime ?
8 4
Déjà, la stupeur devant les massacres de 14-18 quand, jour après jour,
des généraux indifférents à la vie de centaines de milliers de jeunes
hommes les envoyaient, vague après vague, à la mort avait interpellé
les consciences. L’épouvante, l’effroi devant « les grands cimetières
sous la lune » [Bernanos*, 1938], devant ce déferlement de destruction avaient
accompagné la conscience douloureuse d’une génération européenne.
Cette Europe qui se vantait d’être le berceau de la civilisation, voilà
qu’elle autorisait sur son sol le massacre de ses propres habitants. Le
progrès technique qui devait garantir la paix et le bonheur avait apporté
la mort. « Il faut que tous se battent contre tous, comme firent les hordes des premiers temps. Seulement on se bat avec les armes forgées
par notre civilisation, et les massacres sont d’une horreur que les
Anciens n’auraient même pas imaginée », écrit le philosophe Henri
Bergson* en 1932 dans Les Deux Sources de la morale et de la religion.
Sigmund Freud* se penche sur les causes qui mènent les hommes à
vouloir effacer ce que créent d’autres hommes : « Par suite de cette
hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société
de la culture est constamment menacée de désagrégation » [1929]
conclut-il dans Malaise dans la civilisation . Ce qui se donne à voir dans
les massacres c’est, poursuit Freud, les désirs inconscients qui sont
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
les mêmes chez tous les humains. Il faut renoncer à l’illusion de la supériorité d’une civilisation ; chacune est soumise à des pulsions violentes.
Il suffit de peu pour que la cruauté la plus vile se déchaîne. Mais les
massacres ne se limitaient pas à l’Europe.
L’esclavage puis la colonisation avaient dévasté des peuples, avaient fait
de la prédation la structure de toute relation sociale, avaient justifié,
autorisé une politique de terre brûlée sur d’immenses territoires. Il fallut
cependant attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que la question
du crime et de son écriture se pose avec une nouvelle acuité. Les crimes
et les génocides coloniaux, les camps de concentration nazis, le goulag
soviétique, le laogai chinois, le génocide au Cambodge, au Rwanda, le
nettoyage ethnique, l’apartheid, les dictatures militaires de ce siècle
sanglant ont fini par imposer une réflexion sur ce qui a été appelé le
mal, la destruction organisée, planifiée de groupes, de peuples. Ce n’est
pas tant le crime de masse qui a fait événement – l’histoire de l’humanité
peut se lire comme une longue liste de crimes –, mais l’irruption brutale
sur la scène publique de ce phénomène dans un siècle qui se voulait un
siècle de paix et de progrès mettant fin à la violence aveugle, au racisme.
La Déclaration universelle des droits de l’homme [1948], la Convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide [1948], la Déclaration affirmant le droit à l’indépendance des colonies [1960], la Convention contre l’esclavage [1926, 1953], la Convention pour les droits des femmes
[1953] , des réfugiés [1951] , contre la torture [1984] , tous ces textes affirmaient la volonté d’établir une loi internationale reposant sur le respect,
la dignité de chaque être humain. L’espoir soulevé au lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale et des décolonisations trouvait sa confirmation dans cette volonté.
Mais la guerre froide et les guerres coloniales et impérialistes ont
rappelé combien il était dangereux de négliger la fascination chez les hommes pour la force et le pouvoir, combien il était difficile de construire un
espace apaisé sur des bases exclusivement morales, présentées comme
indissociables de la Raison et de l’intérêt personnel. Le mal était renvoyé
à l’innommable, au préhumain. Le mal était pensé hors du genre humain,
dans une temporalité et un espace étrangers à ce qui fait l’humain. Or,
on a continué à enfermer, torturer, violer, tuer, massacrer au nom de
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la civilisation, au nom d’une supériorité ethnique, raciale. On a continué
à laisser mourir des peuples. Et les hommes ont continué à massacrer
d’autres hommes.
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Il fallait donc repenser les causes d’un tel amour de la destruction. Et
cependant, la notion de mal (evil) a continué à dominer la réflexion (bien
que cette notion de mal ne soit pas traduisible dans de nombreuses
langues), car elle permet de préserver l’idée d’une providence – homme
providentiel, conception providentielle de l’histoire – comme l’idée du
bien, car il n’y pas de mal sans bien. Pour autant, il semble qu’on ne
sache toujours pas comment produire du bien alors que produire du mal
semble assez naturel à l’homme. Il ne s’agit pas de tomber dans un
sombre pessimisme, une condamnation de l’homme qui ne saurait être
« qu’un loup pour l’homme », mais de dépasser la condamnation morale,
l’indignation devant ce qui détruit et ne produit rien sinon plus de mort.
À simplement condamner, on gagne certes de la satisfaction mais on
n’aide pas à comprendre grand-chose.
Je suggère ici, plutôt de chercher, de manière à priori paradoxale, ce
qui peut être fécond dans le crime, c’est-à-dire d’extraire du crime des
observations, des analyses sur les causes, les mécanismes de la déshumanisation pour réintroduire le négatif dans l’histoire. Le philosophe
François Jullien* remarque : « Le mal relève de la moralité , celle-ci
l’opposant généralement, et quel qu’en soit le mode : souffrance, imperfection, péché […] à un “devoir-être” qui toujours lui est supposé ; le
négatif, en revanche, d’une fonctionnalité , et par suite, d’une problématique qui est, non de l’intention, mais de l’effectuation… » [2004, p. 19]
Le mal, poursuit-il, isole une singularité (unicité de l’événement), instaure
une dualité (bien ou mal), une dramaturgie de la lutte, de la plainte, de
l’acharnement et une doctrine du salut [p. 21]. Quand la singularité s’énonce
comme unicité, il n’y a plus lieu de penser. On entre dans le champ ahistorique où le divin et son envers, le satanique, imposent leur loi. Or,
l’esclavage n’est pas de l’ordre de la punition divine (explication qui existe
dans la philosophie antique et dans la Bible), mais de l’ordre des choses
humaines. Pendant deux siècles, des Africains ont vendu d’autres Africains
à des marchands d’esclaves, musulmans et européens, à des Européens
qui en faisaient la traite internationale et les employaient comme bêtes de
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somme pour garantir une accumulation des richesses. La rationalité économique (accumulation du capital) ne suffit pas à tout expliquer car si la
traite et l’esclavagisme ont favorisé l’enrichissement de banques, de compagnies d’assurances, d’armateurs, de capitaines, de marins.., ils ont aussi
permis l’accès au pouvoir politique, au statut social, au sentiment de supériorité raciale chez ceux qui ne bénéficiaient pas directement du système.
Penser l’esclavage non plus comme un mal mais comme un négatif le
réintroduit dans l’histoire comme action produite par des êtres humains,
et non subhumains .
Dans notre région, de nombreux récits de la catastrophe existent – les
catastrophes de la traite et de la colonisation comme celles plus récentes
de la décolonisation et de l’apartheid. La mémoire de catastrophes qui
ont bouleversé le monde familier perdure, inscrite dans des rituels, des
croyances, des doctrines du salut, des cosmologies. À La Réunion, une
mémoire orale participe à l’archivage du passé. Mais le discours savant
continue à minimiser ce qui est singulier à l’esclavage réunionnais, ou
plutôt ne l’a pas encore pleinement mis en lumière.
Ainsi, cela fait déjà un moment que la disparité entre le nombre de
femmes et d’hommes a été signalée, mais on n’a pas encore suffisamment
pensé les effets que cette disparité a produit. Peut-on faire l’impasse sur
cette disparité et ses conséquences ? Quelle a pu être la vie de ces
hommes seuls ? Quelle a pu être la vie de femmes transformées en proie
pour des hommes privés de tendresse, de relations sexuelles ? Comment
s’est inscrite cette violence, ajoutée aux autres violences de l’esclavage ?
« La poétique de l’Histoire est aussi là, muette mais traduite dans les
choses et les pratiques, à travers images et icônes dispersées dans
le paysage du monde quotidien », remarquent les anthropologues sudafricains Jean et John Comaroff* [1992, p. 35]. Autrement dit, le geste est
mémoire, le rite est mémoire, le paysage est mémoire, comme
l’appréhension du contemporain, sa réinterprétation. Soyons cependant attentifs : il ne s’agit pas de prétendre que tout rite, geste, interprétation doit être analysé à travers la grille de lecture esclavage. Ce
serait stupide. Il s’agit de repérer dans le présent l’utilisation stratégique de cet événement et ses traces mémorielles, mais aussi de
proposer des pistes de recherche.
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Le sentiment d’exister
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Tous les jours, les journaux réunionnais nous font part de violences :
viols, incestes, maltraitance des enfants, du territoire (ainsi : 4 tonnes
de détritus abandonnés en un week-end par des milliers de personnes
allant voir l’éruption du volcan en septembre 2004. D’un côté, admirer
la nature, de l’autre la détruire), meurtres, délinquance routière… Qu’estce qui pousse à la destruction, au suicide, à la violence contre son
semblable ? Chaque jour apporte son lot de faits divers. Chaque jour des
voix disent une difficulté d’exister, une souffrance qui ne trouve pas ses
mots, mais qui répète simplement qu’il y a souffrance. Qu’est-ce qui manque à l’existence pour que le sujet ne puisse se confronter à la réalité de
la vie et, pris dans cette impossibilité, tue ou se jette dans la mort ?
Pourquoi la mort devient-elle le seul moyen d’exister quand l’existence
sociale est refusée ? La réalité de la vie est faite de renoncements et
de pertes, de passages, de l’enfance à l’âge adulte, être la personne
qui apprend pour devenir la personne qui transmet, pour laisser la place
à d’autres, à ceux qui suivent. Ce n’est pas tant que la difficulté d’exister
soit spécifique à La Réunion. Chaque être humain est confronté à cette
difficulté et les recours pour combler l’angoisse sont nombreux, drogue,
rêveries, alcool, travail, croyances…
Mais ce qui frappe à La Réunion, c’est un inconscient collectif dominé
par une fragilité de l’être, une apparente plus grande difficulté à oublier
la souffrance, une facilité à renoncer devant le moindre obstacle, un
repli sur soi, et l’émergence de sentiments violents au premier signe
d’abandon, de refus.
Pourquoi cette difficulté de se sentir exister ? Le sentiment d’exister est
quelque chose de très difficile à comprendre. On peut l’imaginer comme
un réseau de fils qui font filet et nous soutiennent, fils constitués par
des souvenirs, des filiations, des récits, les réseaux d’amis… Dès notre
plus tendre enfance, nous sommes pris dans ces filets de signification,
le prénom que l’on nous a donné, les bras de nos parents, les récits sur
les ancêtres, les odeurs, les goûts, les rituels.
Thierry Malbert*, dans son étude sur les stratégies d’identification à La
Réunion, a montré comment chaque enfant est inscrit par ses ressemblances psychologiques ou physiques dans une filiation.
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Laurence Pourchez*, pour sa part, a étudié l’importance des rituels
de transmission. Je donne ces exemples pour souligner que le sentiment
d’exister est le produit de toute une série de choses matérielles et
immatérielles, sons, objets, noms, qui font de nous ce quelqu’un auquel
nous nous identifions. Chacun de nous se souvient de paroles entendues
dans l’enfance : « Toi, tu seras comme ta tante (ta grand-mère, la cousine de ton père… » ; « Toi, tu seras comme ton oncle (ton père, ton
grand-père…) » ; « Il a les yeux, (le nez, le sourire) de son… » ; « C’est
tout le portrait de… ». Nous nous souvenons de ces phrases qui constituent comme un miroir. Le nom patronymique ne suffit pas à nous
donner le sentiment d’exister, il nous faut repérer des signes d’appartenance, réelle, fantasmée, à quelque chose de plus large que la famille
proche et qui nous donne une existence sociale et culturelle .
Dans le jeu des inclusions (je me reconnais dans ce groupe) et des exclusions (je ne me reconnais pas dans ce groupe) se construit notre existence sociale et culturelle. Nul ne peut vivre seul. Nous sommes tous pris
dans des réseaux de dettes, filiations, transmissions, généalogies, de liens
d’alliances. Nous avons besoin des autres, besoin de nous sentir soutenus,
entourés. La relation narrative contribue à nous construire. Les objets
ne suffisent pas, il faut des mots, des choses intangibles, la couleur du
ciel, l’odeur de la mangue, le goût du kari « bishik », la voix de l’aimé…
Longtemps, la psychologie occidentale a pensé que c’était dans la relation
aux choses que le petit d’homme se construisait (psychologie de Jean
Piaget*) mais depuis les études ont montré combien cette analyse était
limitée. Le monde se construit avec les mots et les choses. Et c’est dans
ces réseaux de signification que je m’inscris comme personne.
Mais quand le monde bascule, quand tout ce qui faisait du familier est
remplacé par l’inattendu, quand tout est bouleversé, comment cela se
passe pour l’individu ? Comment reconstruit-il le familier, c’est-à-dire le
sol sur lequel il peut se mouvoir sans constamment être aux aguets ?
La mise en esclavage est un bouleversement du sens, une perte radicale
des repères, un saut dans l’abîme. Le réseau d’alliances (familial, clanique, ethnoculturel) est rompu. Alors, quand les liens d’alliance manquent, comment cela se passe ?
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Alliances, solidarité, généalogies
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Claude Lévi-Strauss* a montré que, pour se constituer, toute société
humaine organise des liens d’alliance entre groupes. La structure de la
famille, quelle que soit son organisation (large, clanique, étroite, monoparentale, hétérosexuelle, homosexuelle…) est nécessaire pour qu’il y
ait société, organisation sociale. Chaque enfant est inscrit à sa naissance
(et déjà bien avant comme le montrent des études de psychologie du
nouveau-né) dans une généalogie. Les découvertes scientifiques qui permettent de plus en plus une reproduction ne reposant plus sur le couple
homme ⁄femme (toutes les formes de reproduction assistée) ne mettent
pas en question cette condition de l’organisation sociale. En d’autres
termes, il faut de l’altérité, des filiations différentes (interdit de l’inceste)
et que se nouent des liens d’alliance pour qu’une société se constitue.
Il faut aussi des hommes et des femmes pour qu’il y ait société car cette
altérité première structure le social.
Si ces conditions n’existent pas, il peut y avoir organisation sociale mais
alors de manière dégradée. Si ces deux formes premières d’altérité
– femme ⁄homme, adultes ⁄enfant (ce dernier constituant l’autre dans le
couple) – manquent, l’altérité comme structure du social ne peut se
construire ou alors de manière extrêmement rudimentaire. L’organisation sociale qui existe repose sur une brutalité des relations car il
n’existe ni filiation, ni transmission, ni généalogie, et donc, pas ou peu
de solidarité. Or ces conditions – pas de possibilités ou alors des
possibilités très réduites de construire des liens d’alliance et une presque absence des formes premières d’altérité – ont existé à La Réunion.
Comment, dans ce cas, les liens d’alliance se sont-ils construits ? Dans
son livre Le Défi d’un volcan. Faut-il abandonner la France ? [1993], JeanFrançois Sam-Long* a souligné un défaut de solidarité à La Réunion.
Pourquoi ce manque de solidarité ? Comment et pourquoi se sent-on
solidaire d’un groupe, d’un peuple ? Comment se construit ce sentiment
assez abstrait, avec quelqu’un que je ne connais pas, que je ne rencontrerai peut-être jamais, au-delà des loyautés familiales ? Ne faut-il pas
alors s’interroger sur les cassures dans les généalogies à La Réunion,
sur cette organisation singulière de la généalogie ?
Une des causes de la violence à La Réunion serait l’esclavage, son
système symbolique, culturel et social, c’est-à-dire l’organisation d’une
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répétition de l’acte originel qui transforme un être humain en objet. Orlando
Patterson*, un des plus grands spécialistes de l’esclavage, a bien montré
qu’aucun groupe n’a échappé à ce système, des Maoris aux Coréens,
des Cherokees aux Ashantis, des Indiens aux Arabes, des Grecs aux
Italiens. La mort sociale est, pour Patterson, la plus importante des
conséquences d’une mise en esclavage. L’esclave, écrit-il, est aliéné à
la naissance ( natally alienated ) et cesse d’appartenir formellement à
toute communauté reconnue.
Cela ne signifie pas que l’esclave ne peut pas nouer de liens mais, comme
ces liens ne sont pas reconnus socialement comme légitimes ou comme contractants, ils ne peuvent constituer une sociabilité. L’esclave est
un être sans honneur (dishonored) au sens d’une reconnaissance sociale
par les autres membres du groupe : il n’existe pas comme être à qui le
respect est dû et pour qui la dignité est acquise comme humain qua humain.
Dans son essai The Structure of Evil [1995], le psychanalyste Bollas* parle
de la « mort psychique », de « l’infantilisation radicale » induite « par
une totale destruction de la confiance et par la folie qu’une soudaine
démence du réel produit » (Bollas analyse les victimes de meurtriers
en série mais ses conclusions peuvent être utilisées pour la mise en
esclavage). La victime dépend pour son existence même du caprice d’un
système, d’un individu sur lequel elle n’a aucune prise. Ces notions
– « infantilisation radicale », mort psychique et mort sociale – soulignent
combien les conséquences psychiques d’une désocialisation organisée
sont profondes. L’esclavage désocialise car il met en place une
organisation où les relations sont structurées par la peur, la méfiance
dans l’autre, la faim, la solitude. L’individu se sent isolé, il ne peut compter
que sur lui-même ou peut-être quelques proches, mais le sentiment de
solitude domine.
L’esclavage et le colonialisme sont de piètres pédagogues et la faim,
dit la sagesse populaire, est mauvaise conseillère. Il faut donc d’autant
plus louer ceux qui ont su se regrouper et formuler des exigences de
justice et d’égalité. L’esclavage et le colonialisme nous ont appris à être
méfiants, peureux, violents, antidémocratiques ; la faim, la soif nous
ont appris à ne pas par tager. La tristesse est fille de l’abandon, et
l’abandon détruit le sentiment d’exister.
C’est un fait que nous sommes dépendants des autres pour notre survie
physique, compte tenu de notre faiblesse à la naissance. Et cette
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dépendance est liée à des capacités morales tels le soin envers l’autre,
l’altruisme, l’attention, le désir de protéger puisque nous sommes
entièrement dépendants de ces capacités chez l’autre qui prend soin de
nous. Cette dépendance est aussi liée, comme le fait remarquer Freud,
au sentiment de gratitude que je développe envers celle dont je suis
dépendante. Nous ne pouvons devenir humains, et non des « animaux
humains », si nous ne pouvons compter sur ces capacités. L’aspect
moral et l’aspect matériel sont donc intimement liés. La joie mauvaise
éprouvée à voir l’Autre connaître les mêmes défaites (pourquoi aurait-il
ce dont je suis privé ? Tant mieux s’il perd tout) coexisterait avec la
compassion, la solidarité.
Esclavage ⁄ Masculin ⁄ Féminin
9 2
Un des fondements de l’éthique repose sur l’altérité et une des formes
premières d’altérité est qu’il y ait des femmes et des hommes. L’éthique
de la vie en commun, c’est ce qui fait que nous pouvons vivre ensemble
mais différents, dans un espace commun apaisé où les conflits se négocient, où la force ne fait pas le droit. Cet espace public de négociations
fonde la base de la démocratie, de la mise en commun des intérêts divergents pour trouver ce qui réunit. Il ne s’agit pas de réduire, d’éliminer les
différences, d’ignorer les conflits – le conflit est inhérent à la vie
démocratique – mais d’accepter l’altérité, le différent, l’agonistique . Je
partage l’espace commun avec l’Autre dans sa différence radicale, dans
ce qu’il n’est pas moi, ne sera jamais moi, mais toujours cet autre dont
la singularité est irréductible. Il n’existe pas de société où cette différence
première n’est pas organisée, ordonnée, symbolisée. L’échange des femmes, la place des femmes fut une des premières structures analysées
pour rendre compte de la constitution du groupe social. Comprendre la
place des femmes (je ne dis pas la mère mais la femme, qui ne se réduit
pas à la mère) dans l’échange, dans la construction des liens sociaux,
est essentielle pour comprendre la filiation, la transmission, la généalogie.
L’éthique de la différence sexuelle est celle qui s’appuie sur la reconnaissance de la différence entre femme ⁄ homme et de ses conséquences
sociales, économiques, politiques et culturelles non pour la transformer
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
(cette différence) en essence mais pour l’analyser19.
En d’autres termes, s’il s’agit d’affirmer le droit à
l’égalité dans l’éducation, les salaires, l’accès aux
formations, aux responsabilités économiques et
politiques, il faut aussi comprendre que cette
différence a une dimension symbolique. On ne peut
ignorer cette différence sans prendre le risque de
réduire un groupe à un tas indifférencié, sans
singularité et altérité.
19. La langue française a
emprunté à l’anglaise la
notion de genre (gender)
pour parler de la construction sociale de la différence entre femmes et
hommes, ce qui nous construit socialement comme
femmes et hommes, à
distinguer de la différence
sexuelle (sexual difference)
qui désigne le psychique
et le biologique. Le brouillage des différences biologiques grâce à la science
entraînera peut-être une
révision de ces notions. La
philosophe Judith Butler*
parle de gender trouble
pour décrire le caractère
performatif du genre.
Se poser les questions : « Comment devient-on
réunionnais ? Comment s’organise l’espace commun partagé à La Réunion ? » doit s’accompagner
des questions : « Comment devient-on femme dans
la société réunionnaise ? Comment sont construites socialement féminité
et masculinité ? Et que doivent ces constructions au passé esclavagiste ? »
9 3
Un camp d’hommes
À lire de nombreuses études sur l’esclavage réunionnais, on pourrait
penser que les esclaves n’avaient pas de sexe, que c’était un groupe
indifférencié, sans différence d’âge ou de sexe ou que cette différence
n’a eu aucune incidence sur la culture et le social. Un groupe informe,
pris comme un tout, sans aucune singularité, sans aucun psychisme,
dont tous les membres seraient réduits à une catégorie : l’esclave. Que
le droit esclavagiste, le système esclavagiste aient voulu, comme l’a
démontré Patterson, réduire des êtres singuliers dans un tout informe,
cela s’explique. On peut aussi comprendre pourquoi, dans un premier
temps, il soit indispensable de faire resurgir l’existence de ce groupe,
réaffirmer la présence quand a dominé le déni. Mais quand cela devient
un automatisme, on peut craindre que l’esclave en tant qu’être singulier
n’ait aucune importance. Seul le système déterminerait le social, le
culturel. Une historiographie militante a sa nécessité, mais la recherche ne peut se soumettre aux demandes idéologiques de groupes, sauf
à se transformer en support idéologique.
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9 4
Or, je pense que le travail sur la singularité (de l’événement, du sujet)
participe de la réintégration dans l’humain de ce qui en fut exclu. Nommer, c’est faire exister et nommer ce n’est pas simplement donner un
nom mais aussi redonner à une existence, à un événement sa pleine
signification. Certes, je le redis encore, l’Histoire a dû d’abord s’écrire
en mettant en scène l’opposition du couple maître ⁄ esclave, en insistant
sur la catégorie esclave. Mais derrière ce récit, cherchons à mieux comprendre ce qui a été et pour cela, interrogeons la disparition qui inscrit
l’énigme et la disparité qui inscrit la singularité de l’événement.
Revenons aux chiffres qui tous conduisent à cette conclusion : l’île de
La Réunion fut d’abord et pendant très longtemps une île d’hommes
prisonniers d’un petit groupe d’hommes .
Le déséquilibre entre les sexes fut très important sur l’île et l’équilibre
ne s’est établi que très tard, à la fin du XIX e et au début du XX e siècle.
Deux siècles d’une organisation sociale encore plus brutale que nous ne
l’avions imaginé. Quelques chiffres sur la population servile :
1704 : 68,8 % d’hommes, 31,2 % de femmes.
1708 : 73,5 % d’hommes, 26,5 % de femmes.
1836 : 68,9 % d’hommes, 31,1 % de femmes.
1848 : 68,7 % d’hommes, 31,3 % de femmes.
Parmi les « libres », une majorité de femmes. « De 1832 à 1845, la
proportion de femmes esclaves libérées est de 50 % supérieure à celle
des hommes », remarque l’historien Sudel Fuma*, et c’est la catégorie
des domestiques qui compte le plus d’affranchies [1982, p. 13]. Fuma signale
aussi que les maîtres donnaient aux hommes esclaves des noms bien plus
péjoratifs qu’aux femmes. Au sein de la population non servile, le déséquilibre est moins fort mais il existe. L’île demeure avant tout une île d’hommes.
L’esclavage est fortement sexué dans son organisation et sa symbolique :
les filles se vendent plus cher que les hommes (7 ou 8 fois la valeur vénale
d’un homme) et les enfants plus chers que les adultes ; les hommes sont
nommés de manière à inscrire fortement leur statut d’homme serviles ;
les femmes sont plus souvent émancipées par les maîtres que les hommes.
Cette organisation sexuée doit être étudiée dans ce qu’elle induit symboliquement, dans ce qu’elle inscrit comme identité sexuelle. Les relations
hommes ⁄ femmes souvent faites de malentendus et d’incompréhensions
sont doublement affectées par un système qui premièrement barre l’accès
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aux femmes, deuxièmement redouble dans le social la différence sexuelle
dans la communauté servile (esclaves ou engagés ensuite) en l’inscrivant
dans le statut juridique et le nom.
L’abolition de l’esclavage ne met pas fin au déséquilibre entre les sexes.
Un an après l’abolition, en 1849, sur un contingent d’« engagés »
venus d’Afrique, on compte 484 hommes et 90 femmes ; en 1851,
1 135 hommes et 199 femmes sont introduites dans l’île. En 1852, les
chiffres indiquent toujours une profonde disparité dans les entrées :
1 782 hommes, 248 femmes, 20 garçons, 17 filles. Sur le domaine
Kerveguen, l’un des plus grands de l’île, on compte, en 1852, 487 hommes et 12 femmes, sur celui de Guigné à Saint-Leu, 132 hommes et
6 femmes, et sur celui des Lory frères à Saint-Denis, 156 hommes et
12 femmes [Ève, 1998]. Jamais le taux de femmes ne dépassera les 30 %
de la population travailleuse et ce chiffre de 30 % concerne la population
totale de l’île.
Dans certains endroits, la disproportion est fortement marquée au point
qu’on puisse parler de « quartiers sans femmes ». La natalité ne compense
pas le déséquilibre. Plusieurs raisons à un très faible taux de natalité
qui perdure tout au long de l’histoire réunionnaise et ne se résorbe que
dans le milieu du XX e siècle : le manque de femmes bien sûr, mais aussi
leur très faible fertilité car l’on sait, selon de nombreuses études, que,
dans des situations où brutalité et violence dominent, cela entraîne un
fort état de stress au cours duquel les femmes perdent règles et capacité d’enfanter. L’abolition de l’esclavage ne met pas non plus fin à cet
état de fait.
L’étude détaillée d’une commune, celle de Sainte-Suzanne, par Prosper
Ève*, illustre bien l’état général d’une population paupérisée de « libres »
et d’esclaves, à l’exception d’un petit nombre de familles blanches, et où
la couleur donne un statut que la position économique ou sociale ne garantit pas [Ève, 1996]. Sur cette commune, il y 125 naissances et 435 décès
pour l’année 1859 sur une population totale de 7 048 (affranchis, « engagés » et ancienne population). En 1880, on compte seulement 70 naissances sur une population de 2 753 (affranchis et population ancienne).
Pendant l’esclavage, les maîtres comptaient sur un approvisionnement
constant d’esclaves jeunes et masculins. Cette situation ne change pas
avec les « engagés ». Bien que l’accord entre l’Angleterre et la France
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M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
sur l’immigration indienne vers les colonies françaises exigeât qu’il y eût
25 % de femmes dans chaque cargaison d’« engagés » – on note que
l’arbitraire du 25 % signale déjà chez les pouvoirs coloniaux d’une part
un faible souci du bien-être des travailleurs, de l’autre, une conception
des femmes comme génitrices – ce taux ne fut jamais respecté.
9 6
Michèle Marimoutou*, historienne spécialiste de l’immigration indienne,
a clairement montré cet aspect. Je l’ai dit, aucun groupe arrivant n’échappe à cette disparité. En 1887, 174 hommes musulmans débarquent
et 26 femmes. En 1897, sur 204 musulmans qui arrivent, on compte
155 hommes, 18 femmes et 31 enfants. À Saint-Denis, la même année,
on compte 61 hommes, 10 femmes et 18 enfants dans la communauté
musulmane. En 1911, cette communauté compte 494 hommes et 90
femmes, en 1921, 557 hommes et 152 femmes [Ismael-Daoudjee*, 2002] .
Aucun groupe ne rétablit l’équilibre.
La société réunionnaise reste marquée par une disproportion numérique
entre les sexes. Cela s’explique pour plusieurs raisons : ce sont les hommes qui partent plus facilement à l’époque, mais aussi la demande dans
les colonies est une demande sexuée (on a besoin de travailleurs, de
commerçants… On peut contraster ces mouvements migratoires majoritairement masculins avec les phénomènes actuels de mouvements
migratoires fortement féminins, notamment en Asie du Sud-Est). Le phénomène n’est donc pas exceptionnel, mais ce sont ses conséquences pour
l’île qui nous importent ici. Le dernier groupe arrivant connaît chaque
fois le plus fort taux de décès et le plus faible taux de naissances car il
souffre plus du manque de femmes, des difficultés d’adaptation, des
conditions de travail et de la souffrance de l’exil qui peut entraîner le
désir de mourir et de ne pas se reproduire.
Ces chiffres doivent être comparés à d’autres chiffres afin de dégager
ce qui est spécifique à La Réunion, ou comparable à des situations similaires. Ensuite, en comparant des situations similaires à un moment
donné mais qui vingt, cinquante ans plus tard ont évolué de manière
différente, il nous sera possible d’étayer notre hypothèse. Ainsi, le taux
de natalité donné pour 1880 correspond à celui de la France en 1850
mais recouvre sans doute des situations très différentes, Les chiffres
sont une indication mais ils ne suffisent pas à étayer l’argument. C’est
ici que le travail doit se poursuivre.
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
Cette longue histoire d’une population maltraitée, qui connaît privations
physiologiques et psychologiques, a des conséquences qui perdurent
jusqu’à nos jours. Le délabrement général de la population réunionnaise
depuis les origines – for t taux de mor talité, faible taux de natalité,
alcoolisme, violence, maladies endémiques, souffrances psychologiques –
ne prend fin que dans les années 1960, grâce aux mouvements sociaux
qui réclament l’accès aux soins, la cantine à l’école, le salaire minimum…
Cependant la population reste fragile – diabètes, compor tements
suicidaires, maladies du cœur, alcoolisme, dépressions…
Le rapport de l’INED [1983] dressant la Croissance et révolution démographiques à La Réunion montre clairement les progrès entraînés par la mise
en place de services sociaux, de soins pré et postnatals, et d’une meilleure
alimentation pour réduire la mortalité. La baisse du taux de mortalité
infantile en trente ans est importante ; on passe d’un taux de 164,4
pour 1 000 naissances en 1951 (taux de la France métropolitaine en
1900) à 15,5 pour 1 000 en 1980 (taux de la France métropolitaine
en 1973). Le nourrisson réunionnais est fragile. La surmortalité masculine
est un trait spécifique de la société et « aucun pays », lit-on dans le
rapport, « ne semble avoir enregistré, à niveaux comparables de mortalité,
des écarts aussi forts entre les conditions masculine et féminine ».
« Aucun pays » : cette notation, à elle seule, prend toute sa signification
à la lumière de mes remarques.
L’homme réunionnais se révèle fragile, facilement tenté par des attitudes mortifères et suicidaires. Et c’est sans doute une condition masculine longtemps soumise à la violence qui se révèle à travers ces chiffres.
Une condition masculine brutalisée qui induit des structures psychologiques
et culturelles. Il n’y a pas eu transmission de père en fils, seulement de
mère en fils. L’homme réunionnais ne pouvait devenir père, la fonction
paternelle était déniée. Il était parfois géniteur (mais on l’a vu, les
esclavagistes préfèrent remplacer les hommes esclaves que d’organiser
leur reproduction). Aucune inscription symbolique, seule une inscription
culturelle par la force physique. Aujourd’hui encore, il y a résistance à
accepter la figure paternelle. L’homme se met en groupes, en bandes,
bandes de « marrons », bandes de copains, de « dalon », entre frères
avec toutes les dimensions ambivalentes de la fraternité, loyauté et
rivalité, amour et jalousie. Il accepte le chef mais refuse le père fondateur.
On veut être le fils de sa mère ou un frère, mais pas le fils de son père.
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M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Accepter la figure paternelle, ce serait à la fois reconnaître l’ancêtre et
le père, ne plus être simplement des frères mais devenir des fils qui
pourront être pères à leur tour. La confusion facile faite entre fonction
paternelle et patriarche à La Réunion sert certes un discours sur une
masculinité moderne, mais elle masque surtout l’interdit sur la fonction
paternelle dans la culture. La moquerie sur le terme « Papa » désignant
une figure paternelle dans la société avec cette volonté de croire que
cela indique une infantilisation des Réunionnais témoigne d’une grande
ignorance : cette appellation « Papa » pour désigner la fonction paternelle est fortement ancrée dans les cultures africaines. La fonction paternelle est ici comprise comme figure bienveillante pour la communauté,
inscrivant du paternel symbolique.
9 8
Quelles remarques pouvons-nous faire à partir des chiffres cités ?
Point de famille de l’Oncle Tom avec sa petite cabane et son petit lopin
de terre, même si cette dernière est une fiction et qu’elle cache une
réalité bien plus sombre. À La Réunion, l’existence de la famille-esclave
est exceptionnelle d’abord à cause de la disproportion femmes ⁄ hommes
et ensuite à cause d’un système esclavagiste qui compte sur sa capacité
à se procurer des hommes jeunes et non sur la reproduction locale de
la main-d’œuvre servile.
Le monde esclavagiste est un monde d’hommes.
La Réunion est un camp de prisonniers, un camp où sont enfermés des
hommes dominés par d’autres hommes, les uns sont blancs, les autres
de couleur (Noirs, Malgaches, Indiens…).
Ce monde est nécessairement brutal car tout lieu d’enfermement
entraîne de la brutalité, tout lieu d’enfermement d’hommes (ou de femmes)
entraîne une brutalité spécifique : des clans se forment, une hiérarchie
fondée sur la force physique, une soumission à des chefs, un monde où
la peur et la méfiance règnent et où la solidarité est une victoire.
L’existence de l’homosexualité : dans ces camps d’hommes que constituent les plantations, les relations sexuelles (brutales ou tendres) ont
nécessairement existé ou alors La Réunion serait le seul pays au monde,
la seule culture, la seule société où des hommes mis ensemble, sans
femmes, ne transforment pas d’autres hommes en femmes. Violence
et homosexualité, viols, couples homosexuels, tendresse aussi, tout cela
serait à étudier.
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
Une difficulté des relations femmes ⁄ hommes résultant de ce déséquilibre et de ses conséquences, du fait que les femmes ont bénéficié en
plus grand nombre des procédures d’affranchissement pendant la période
esclavagiste (rappelons le chiffre donné par Sudel Fuma : plus de 50 %
des affranchissements concernent des femmes).
L’individualisme est un des traits des espaces clos (ghettos, camps, prisons…). Certes, il est important de souligner la solidarité, la tendresse,
l’aide, mais il faut aussi prêter attention à l’individualisme forcené qui
est lié à l’esclavage. Orlando Patterson l’a analysé en ces termes :
L’esclave essaiera toujours de se distinguer des autres esclaves, de se
faire admettre par son maître. Pourquoi ? Les conditions sont si brutales, l’interdit de la solidarité si fort que l’esclave cherchera d’abord à
protéger sa vie. Pourquoi se compromettre avec d’autres, que vont-ils
m’apporter sinon plus d’ennuis ?
Ces remarques doivent bien sûr être affinées et une recherche plus
poussée avec des démographes et des scientifiques permettrait de
dresser un tableau anthropologique de la société réunionnaise. Cependant, je voudrais revenir sur trois remarques, la masculinité fragile, la
brutalité comme mode de relation et cet individualisme très poussé que
produit une société de prédation.
Société masculine et agressivité
Il n’est pas question ici de suggérer que la fragilité des hommes pourrait
justifier pour quelque raison que ce soit les discriminations contre les
femmes, la violence et les viols, mais il est important de comprendre
ce qui a fait la masculinité réunionnaise. Il est aussi important de signaler que cet état contient autre chose que de la brutalité. À partir de
remarques similaires, la critique littéraire africaine-américaine Hortense
Spillers* [1987] suggère que la masculinité issue de l’esclavage porte en
elle une autre appréhension du corps masculin que celle qui domine.
En d’autres termes, l’idéal de la force physique cache la présence d’une
masculinité plus ouverte au contact tendre car le corps masculin a
aussi connu autre chose, une féminisation. Cela peut paraître difficile
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1 0 0
à accepter : comment peut-on penser faire de l’esclavage un terrain de
productions culturelles et psychiques (sinon dans le champ de la résistance, donc de la masculinité héroïque) ? Mais c’est justement l’effort à
faire : doit-on effacer toute trace de ces hommes, les faire disparaître
une nouvelle fois derrière le récit héroïque de la résistance ou le récit
rédempteur de la victimisation, ou doit-on essayer de retrouver là le
terrain d’une autre masculinité ?
Reprenons l’argument : la masculinité réunionnaise est fragile car elle
n’a pu se développer autour de signes symboliques reconnus socialement (réussite sociale, savoir…) ; elle a pu, en revanche, s’affirmer dans
la force et la capacité à accumuler les conquêtes féminines. La force
physique et l’endurance sont les premières qualités d’un homme à qui
on refuse une existence sociale dans la société coloniale (l’existence
sociale est déniée à l’esclave). C’est là qu’il peut exister auprès des
autres hommes, en montrant qu’il sait se faire respecter par les poings,
par sa résilience physique, par son courage. Le courage physique est
bien sûr aussi une forme de courage moral tout comme la résilience
sous les coups mais ce que je cherche à souligner, c’est ce qui est
reconnu socialement, culturellement. La force physique marque l’homme
esclave comme homme. La fragilité psychologique résulte de l’inexistence sociale, et de la perception que l’on ne compte pas , que ce que
chaque homme réalise importe peu.
Le fait qu’il n’y ait pas de femmes augmente cette perception d’une
société dominée par la force. Imaginons la vie sur ces plantations où
pendant des décennies vivent 12 femmes et 487 hommes. Un monde
où un tout petit groupe de maîtres blancs puissants et leurs épouses
imitent une vie aristocratique, en faisant venir vêtements à jabots et
corsets, robes longues et collets montés, ajoutons quelques milliers
de femmes libres de couleur, quelques milliers de Blancs pauvres, et
des dizaines de milliers d’hommes noirs à moitié nus travaillant sous
le fouet. Ces hommes transformés en bêtes de somme doivent vivre
entre eux. Peut-on imaginer la violence, l’obscénité d’un tel monde ?
Peut-on imaginer le degré de violence qui régnait, violence de la solitude,
violence des rapports ?
Des hommes jeunes arrachés à leur terre, leur langue et leur famille, et
jetés sur cette île. Tout ce qui constituait le tissu de leurs vies a disparu
et ils se retrouvent enfermés sur cette île. Imaginons car nous devons
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
faire cet effort d’imagination : c’est un jeune homme de 14 ans, capturé
dans son village du Mozambique. Le bateau négrier est un monde
effrayant : entassés sans lumière, sans eau… les hommes s’énervent (il
suffit de lire des témoignages sur des situations semblables pour comprendre que la cale du bateau négrier n’était pas un havre d’harmonie. Tous
les témoignages de départ vers les camps – Allemagne nazie, Cambodge,
Chine, Union soviétique… – le soulignent : la peur, la soif, la faim, le manque d’espace entraînent un surcroît de violence). Ce jeune homme arrive
à La Réunion, il est vendu. Il ne connaît personne. Il a 24 ans maintenant,
il est seul le soir, à jamais coupé de son monde. Quelle relation possible ?
Quelle tendresse ? Quel recours ? Quel apaisement ? L’île entière est un
camp d’hommes captifs. Île-camp, île-prison où des milliers d’hommes
meurent sans descendance, sans sépulture. Des hommes prisonniers,
condamnés au travail forcé de l’esclavage, soumis à la loi, à la volonté,
à la cruauté, au caprice d’autres hommes et de quelques femmes.
L’« engagisme », je le répète, ne transforme pas cet état de choses. De
1858 à 1879, le pourcentage des femmes engagées oscille entre 5 et
20 %. Dans les « kalbanon », la population est essentiellement masculine,
des hommes entre 25 et 30 ans. La possession des femmes est affaire de
marchandage. « L’aspirant, écrit Michèle Marimoutou, doit payer une dot
et s’engager à s’occuper de la case, des animaux. Si le prix de la femme
est trop élevé, trois ou quatre hommes s’associent pour posséder la même
femme. Les femmes servent de monnaie d’échange entre les hommes
mais c’est une monnaie rare. La femme est à la fois proie et objet
difficile à atteindre, désirée et rejetée pour ce que sa présence induit
d’humiliation pour l’homme » [Marimoutou-Oberlé, 1989, p.115]. Ce déséquilibre existe
dans tous les groupes immigrants à La Réunion. Chez les Indo-Musulmans
comme chez les Chinois, le déséquilibre est important, 13 à 15 % de
femmes. Peu de naissances : en 1857, on compte 3 naissances pour
500 habitants, un taux élevé de suicides parmi les « engagés », une
solitude extrême des hommes. Comment penser qu’une masculinité symbolisée puisse se construire ?
Ce qui est intéressant pour ce propos, c’est la possibilité de comparaison
avec des situations contemporaines. Ainsi, l’étude du déséquilibre entre
filles et garçons en Asie aujourd’hui est tout à fait importante pour comprendre La Réunion. Le concept de « femmes manquantes » ( missing
1 0 1
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1 0 2
women) introduit par l’économiste Amartya Sen*, Prix Nobel d’économie
en 1998, décrit une situation grave. Il cite le chiffre de 93 millions de
femmes manquantes pour les pays de l’Asie (Chine, Pakistan, Inde,
Bangladesh) et 101 millions de femmes manquantes pour la planète. Ce
déséquilibre contribue à aggraver l’instabilité sociale, la criminalité et la
violence. Des chercheurs indiens ont constaté l’existence d’un lien
extrêmement fort entre le rapport de masculinité et le nombre de crimes
violents commis dans les États indiens, un lien qui subsiste même si l’on
tient compte de l’influence d’autres facteurs. Ces remarques nous servent
car elles démontrent le lien entre surnombre des hommes et violence.
La société réunionnaise porte en elle un héritage de violence, d’agressivité, de peur et d’immense solitude. Comprendre cela nous permet
d’analyser les faits divers quotidiens. L’interdit de construction de liens
sociaux sous l’esclavage et « l’engagisme », qui entraîne des liens
sociaux extrêmement étroits (on ne fait confiance, et encore, qu’à la famille,
à ce qui est le plus proche), s’ajoute aux ruptures violentes dans le
domaine socio-économique qui se succèdent (esclavage, abolition, « engagisme », fin du statut colonial, fin du monde rural, chômage massif). La
société réunionnaise est soumise à de fortes tensions depuis sa création,
tensions qui doivent être analysées, comparées pour qu’elle puisse
réintégrer le passé et appréhender le présent.
À La Réunion, cette masculinité fragile coexiste avec une féminité
souvent sadique. La femme, transformée en proie, cherche à se venger,
à se moquer de cette force physique qui masque une fragilité psychique,
la capacité d’un effondrement rapide du moi. Ces relations empêchées,
hostiles, presque impossibles entre femmes et hommes, et de ce fait
entre parents et enfants, ont marqué la société réunionnaise. Le délitement profond de ces relations rend difficile la construction d’un
espace commun apaisé. La Réunion souffre de cette histoire déchirée,
de cette brutalité première. L’apaisement dont je parle n’existe pas
encore et c’est une des raisons du manque de solidarité. Ce n’est pas
un apaisement des passions, des sentiments, mais l’apaisement qui
résulte de la capacité à imaginer des espaces de négociations. On ne
mettra pas fin aux conflits, on ne doit pas envisager un tel idéal, ce
serait la fin de la vie humaine, mais on peut chercher à distendre les
causes de tension qui font obstacle au lien social.
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
Or à La Réunion, on doute du voisin, on se méfie de l’autre, on lui prête
facilement des désirs négatifs envers soi, on n’a pas confiance en ses
compatriotes, en ses propres capacités. On pense que la rumeur
mauvaise contient toujours un peu de vérité car l’autre est toujours
soupçonné d’avoir de mauvaises pensées. La vérité sur les faits ne
change pas le fond des choses car si peu dans l’histoire du pays a su
enseigner la confiance. Si, d’un côté, on souhaite le succès d’un Réunionnais, de l’autre on se réjouit de sa disgrâce. On trahit facilement
comme on oublie facilement sa trahison. On passe de la vantardise à la
peur de l’abandon, de l’inflation du moi à son effondrement. On éprouve
une joie mauvaise à la déconfiture du voisin. On en est jaloux, on l’épie, on
compte ce qu’il a. On n’y voit jamais le signe d’une réussite mais de sa
volonté à nous écraser, à « faire l’intéressant ». L’autre est le « dalon »,
le copain, celui sur lequel on compte, mais la moindre défaillance dans
l’expression de sa loyauté entraîne une agressivité démesurée envers
lui (voir les meur tres entre copains) et un sentiment d’inexistence
conduisant souvent à la paranoïa (il m’en veut…). La brutalité des
relations a favorisé l’antagonisme.
Cela est clairement visible en politique où le débat d’idées est si difficile à engager. La controverse est vécue comme une attaque personnelle à mon moi profond et je tends à répondre en étant « gro kèr ».
La susceptibilité à fleur de peau que nous connaissons si bien témoigne
d’un psychisme fragile, mais aussi d’un individualisme qui empêche la
construction d’un espace commun partagé. Cet individualisme n’est
pas l’individualisme reposant sur l’autonomie du sujet, sa capacité à
se détacher du cercle premier, à prendre son envol mais sur la peur
d’apparaître lié à des autres qui ne peuvent garantir ma sécurité. Or,
cette sécurité ne peut jamais être totalement garantie, il y a risque à
faire confiance, à entrer en relation et si les Réunionnais se font
facilement gruger par des charlatans, des arnaqueurs (les journaux sont
remplis de ce genre d’histoires), ils sont moins prêts à s’engager dans
des entreprises qui sont nécessairement des paris sur l’avenir, entreprises qui ne proposent pas un gain financier, un recours immédiat mais
une mise en commun des difficultés. L’esclavage et le colonialisme ne
sont pas des systèmes qui encouragent la projection dans l’avenir.
C’est maintenant, là, aujourd’hui même que je dois percevoir ce que je
peux obtenir d’un geste, d’une alliance. Je ne peux parier sur l’avenir
1 0 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
car rien ne m’a appris à avoir confiance dans l’avenir. Comment puisje imaginer demain si ce demain paraît être entre les mains de puissants sur lesquels je n’ai pas prise ? Alors, que me reste-t-il sinon
accepter le mélange subtil de contrainte et de paternalisme induit par
l’esclavagisme et le colonialisme français ? L’objet du désir et du ressentiment est le même, celui qui assujettit. Or, la survalorisation des autres
« engendre la tendance à se comparer sans cesse à eux, à son propre
détriment » [Guex*, 1950, p. 44] 20.
Le sentiment obsédant d’exclusion qui en découle induit le sentiment de
n’avoir nulle part sa place, d’être de trop partout. Le lien à l’autre n’a
pas été construit dans une généalogie qui induise le sentiment d’exister ; il a été construit sur un terrain trop fragile.
1 0 4
Revenons maintenant à l’autre aspect de l’argument, à cet autre chose
qui se construit, non pas la résistance nécessairement, mais la vie, la
culture. Le besoin d’appartenance est un besoin primaire et fondamental
de l’être humain. Ce qui est extraordinaire à La Réunion, c’est que des
hommes ont su construire une culture, un imaginaire d’appartenance
alors que ce besoin leur était dénié. Cette culture témoigne dans sa
langue de l’héritage des relations femmes ⁄ hommes – présence forte
des mots obscènes pour désigner le sexe de la femme, pour insulter la
mère dont la position fragile témoignait de la difficulté d’inscrire une
généalogie, succès de la pornographie violente –, dans son inconscient
collectif de la peur de l’abandon, de la méfiance. Mais elle témoigne
aussi d’une capacité de résilience exceptionnelle, et porte en elle une
autre symbolique que celle véhiculée par l’Europe.
Ces hommes morts sans descendance, donc sans sépulture car dès
qu’il y a descendance, il y a rituel associé à la mort, transformation du
mort en ancêtre, nous ont légué un monde plein de vie et de contradictions, brutal et violent, mais riche de possibilités, de créations et
d’inventions. Héritiers de l’esclavage, enfants de l’« engagisme », nous
avons une dette envers ces hommes. Cette dette
nous la paierons non pas à travers des commémo20. On se souvient que
Frantz Fanon* fit grand
rations, une ossification, une ethnicisation de la
cas de la théorie de Guex
mémoire mais par la volonté d’en être dignes,
dans son étude de « L’expérience vécue du Noir »
c’est-à-dire de ne plus avoir peur et d’oser. Oser
in Peau noire, masques
blancs.
habiter notre territoire en le respectant, car c’est
M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N
cette terre fragile qui nous a été donnée et c’est sur cette terre que
nous devons essayer de construire une société apaisée, de démocratie
agonistique.
La disparition des esclaves ne peut trouver son expression exclusivement dans le commémoratif : c’est les faire disparaître à nouveau. C’est
en construisant l’unité réunionnaise que nous reconnaîtrons leur présence et l’inscrirons, que nous reconnaîtrons notre dette. Le commémoratif est une étape, non une fin. Quand le commémoratif prend tout
l’espace, c’est nous que nous mettons en scène et non pas les esclaves.
Ce ne sont pas les milliers d’hommes disparus qui apparaissent mais
notre désir de paraître. Seul parfois le silence serait un hommage digne
de ce qu’ils ont connu et qu’aucun de nous ne peut prétendre connaître.
Nous remplissons ce silence de nos déclarations, de nos déclamations
et recouvrons leurs voix. La majorité de la population réunionnaise a
d’ailleurs compris que le meilleur hommage était de continuer de vivre
plutôt que de se complaire dans un commémoratif bien-pensant. Elle fait
la fête le 20 décembre, n’en déplaise à certains qui regrettent que
le 20 décembre ne soit pas plus sérieux et, ainsi, honore ses ancêtres.
Plusieurs héritages comme dans tout héritage, l’un d’une mémoire de
la brutalité, de la solitude, de l’obsédant sentiment d’abandon. L’autre,
la solidarité des démunis, les gens qui se réunissent à la veillée pour
témoigner de l’appartenance à un groupe, la solidarité, la compassion.
Les deux ont coexisté et continuent à coexister. Il faudrait savoir tirer
de l’héritage de la brutalité un savoir qui produise une éthique de la
responsabilité.
1 0 5
N
ovembre 1997 : à La Confiance-les-Hauts,
dans la petite case en dur sous tôle occupée
par Vivienne, Nicolas et leurs cinq enfants, j’assiste à la toilette de Sébastien, leur dernier-né. La scène se passe dans
Corps de femmes,
la chambre du couple. Malgré le peu d’espace
disponible, tout est propre, bien rangé. Collées sur
les murs peints d’un rose vif, quelques affiches de
vedettes de la chanson. Plus loin, près des « nacos »
fermés, la fenêtre ayant été également obscurcie
afin d’éviter lumière et courants d’air, un portrait
du pape Jean-Paul II, fixé au mur, semble regarder
Laurence Pourchez
corps d’enfants
saint Georges, placé sur le mur d’en face. L’ampoule
nue, qui pend du plafond, dispense une faible lumière. Deux
récipients ont été placés sur le lit conjugal, une baignoire
de bébé et une autre bassine destinée à rincer le corps du
et variation culturelle
21
nourrisson, alors âgé de cinq jours. Sur le côté, un « pagn »
blanc a été étalé. Vivienne commence par déshabiller
Sébastien, l’enduit de savon puis le plonge dans la baignoire,
avant de le rincer dans l’eau du second réceptacle. Cette
toilette achevée, elle procède aux soins du cordon, bande
le ventre du tout-petit et l’habille d’une brassière, d’une
culotte, puis d’un pyjama en coton. Laissant son fils quelques instants à ma garde, elle se dirige alors vers la cuisine d’où elle revient, portant un petit
carré de beurre de cacao, une bougie,
une petite cuillère et des allumettes :
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
« Tu vois, sa k’mwin lé pou montr a zot, sé in
affèr i viyn de nout zansèt. Sé mon gran mèr ke
la aprand a mwin sa, ke lavé aprand sa de son
gran mèr ke l’avé aprand d’in pli vié gramoune
ankor 22. »
Vivienne m’explique alors que ce à quoi je vais assister renvoie à ses
origines européennes, que cette pratique, qui a pour but de remodeler
le visage du nouveau-né, est originaire de France et que je ne la verrai
nulle part ailleurs, ni chez les « malbar » 23 ni chez les « kaf ».
Prenant, après ces quelques mots, son bébé dans ses bras, elle allume
la bougie, gratte quelques fragments de beurre de cacao qu’elle place
dans la petite cuillère. Le beurre de cacao, mis au contact de la source
de chaleur, fond rapidement. Vivienne entreprend alors de masser
méthodiquement le nez de Sébastien, d’un geste précis qui va des ailes
du nez à la racine, du bas vers le haut.
1 0 8
Deux semaines plus tard, dans une coquette villa de Sainte-Clotilde,
la même histoire se répète. Mais nous sommes cette fois-ci chez
Mar tine qui refait le nez de Maya, sa petite fille âgée de six jours.
Même discours que celui enjeure partie de la population
21. Une partie de cet artitendu chez Vivienne. Si ce n’est
réunionnaise qui se dit soucle reprend en les approque Martine est malbaraise ,
vent créole et « malbar »,
fondissant et les analysant,
créole et « kaf », créole et
de manière inédite, certaiqu’elle me dit que cette pra« blanc », la créolité étant,
nes données publiées en
tique est originaire de l’Inde,
selon les individus, citée
2002.
comme appartenance preque je ne la verrai nulle part
mière ou secondaire. Cette
22. « Tu vois, ce que je vais
partition, issue d’une sote montrer, c’est quelque
ailleurs… Quelques différenciété hiérarchisée et raciste
chose qui nous vient de nos
ces, cependant : la scène se
qui dévalorisait voire niait
ancêtres. C’est ma grandle
métissage
(et
il
n’est
mère qui me l’a appris, ellepasse sous l’œil protecteur de
pas certain que les verbes
même l’ayant appris de sa
Ganesh ; Martine a ajouté, à
soient ici à conjuguer à l’impropre grand- mère qui
parfait), ne rend compte ni
l’avait appris d’une aïeule. »
l’eau de rinçage du bébé, une
de la culture créole ni de la
légère décoction de « sensicomplexité de la société
23. Je reprends ici une
réunionnaise. Elle est malcatégorisation populaire hétiv », végétal aux vertus apaiheureusement toujours
ritée de l’histoire coloniale
santes ; enfin, elle applique,
défendue par certains cherde l’île. Celle-ci, sur la base
cheurs qui analysent, de
du phénotype plus que sur
après le massage, un petit
manière superficielle, les
l’appartenance religieuse,
point noir entre les deux yeux
faits culturels et les homdivise la population réumes qui les produisent en
nionnaise en « nasyon »,
de son bébé, afin de le protéterme de groupes ou de
voire en « ras ». Elle est toujours en usage dans la macommunautés.
ger des influences maléfiques.
M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E
Février 98 : je rencontre Françoise, mère de deux enfants. Sonia, sa
petite fille, est âgée de sept jours. Les gestes pratiqués sur l’enfant sont
sensiblement les mêmes que ceux observés chez les autres mamans. Je
note néanmoins quelques variations : l’utilisation externe du beurre de
cacao est doublée d’une utilisation interne quand Françoise administre à
sa fille un petit biberon de lait additionné de beurre de cacao. Il s’agit,
dit-elle, de faire à l’intérieur ce qui a été fait à l’extérieur, de nettoyer
l’enfant, en un mot, de l’humaniser en lui permettant d’évacuer son
« tanbav » [Pourchez, 2002]. La jeune mère ajoute que ce qu’elle vient de me
montrer est d’origine malgache, que seuls les Réunionnais descendants
de Malgaches pratiquent ce type de façonnage du visage, que je ne le
verrai ni chez les Blancs, ni chez les « kaf », ni chez les « malbar »…
Ces trois femmes ont chacune en partie raison, en ce sens que les
conduites en cause sont effectivement présentes en Inde [Stork*, 1986]
comme à Madagascar24 et qu’elles étaient fréquemment pratiquées dans
l’ancienne Europe [Gélis*, 1976, 1984]. La pratique de façonnage du visage, qui
s’est diffusée dans la population par divers modes relevant des
transmissions intergénérationnelles, de transmissions horizontales
entre pairs, par le biais des « nénènes » dans les familles aisées, leur
est commune, les gestes pratiqués sont même rigoureusement
identiques. Mais comme elle a été placée, pour des raisons qui pourraient bien être d’ordre historique liées à un contexte fait de domination et d’esclavage, sous le sceau du secret, les interprétations qui en
sont faites varient : chacune donne à cette technique du corps une
origine spécifique, tente de la rattacher (à raison d’ailleurs) à ses origines familiales supposées, tout en pensant (à tort) que seule une partie de la population effectue ce type de gestes. La réalité est en fait
infiniment plus complexe.
24. Ces conduites sont
Je pourrais, sur la base des multiples témoignages recueillis ces dix dernières années lors des
différentes études menées dans un cadre doctoral puis postdoctoral 25, multiplier les exemples de
ce type, et effectuer le même type de description des conduites (et des variations observées)
recueillies autour d’autres techniques du corps,
notamment décrites par
Bodo Ravololomanga* [1992],
voir aussi Pourchez [2004].
25. Les enquêtes, toujours
en cours d’approfondissement, sont menées depuis
1994. Elles sont essentiellement centrées autour des
problèmes relatifs à la famille réunionnaise, aux femmes et à la petite enfance.
1 0 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
de la naissance, du traitement traditionnel de la maladie ou de divers
rites de passage comme la cérémonie conduite lors du rasage des
cheveux « mayé » 26.
Ce qui m’interpelle ici, ce sont, outre les gestes communs à tous, base
d’un tronc culturel partagé, les variations observables, de femme à
femme, de famille à famille, de quartier à quartier. Car si l’on peut considérer la part culturelle commune comme relevant de passages, d’échanges, de réinterprétations et de création liées à la créolisation, il est aussi
possible de se demander quels sont les éléments les plus représentatifs
de la réunionnité . N’est-elle pas justement constituée de ces variations
culturelles qui, regroupées, montrent toute la richesse de la culture réunionnaise, la manière dont, à partir de ses racines multiples, elle vit et évolue ?
1 1 0
Dans Amarres, Créolisations india-océanes, Françoise Vergès et Carpanin
Marimoutou renouvellent le discours sur la créolisation. Ils l’inscrivent
dans une perspective locale et dans les spécificités de la zone indiaocéane. Il s’agit, écrivent-ils :
« d’imaginer de nouvelles approches, de proposer de nouveaux regards. […] Celles-ci exigent
de nous une nouvelle méthodologie, de nouveaux
concepts ». [2005, p. 36]
Mon objectif sera ici d’appor ter un éclairage anthropologique à ce
renouvellement en proposant le corps de la femme et celui de l’enfant
comme lieux d’inscription et de création de la complexité culturelle
associée à la spécificité de la créolisation india-océane et plus
particulièrement réunionnaise.
Je détaillerai la manière dont, durant la première partie du cycle de vie,
lors du processus de la naissance, le corps est révélateur de la culture
réunionnaise, de la création d’un tronc culturel commun à tous, possédant les mêmes logiques et axes de cohérence. Mais cette créolité ,
cette réunionnité , commune à tous, ne peut être réduite – et ce type
de découpage de la société réunionnaise, primaire et réducteur, est
encore trop souvent présent – à un simple modèle
26. La cérémonie est
créole (quand la culture créole est reconnue, ce
décrite dans Laurence
Pourchez, 2001 et 2002.
qui n’est pas toujours le cas) auquel viendraient
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s’en adjoindre d’autres, modèles fermés et étanches, « malgache »,
« cafre », « Malbar », « chinois » ou « zarab ». Comme s’il s’agissait, pour
reprendre une expression de Claude Lévi-Strauss*, d’éléments de
« sociétés froides ». M’appuyant alors sur quelques exemples issus de mon
terrain de recherche, je montrerai que la variation culturelle, loin de
remettre en cause la culture créole, en est constitutive, que comprendre
la société réunionnaise implique de renoncer aux modèles anthropologiques classiques pour élaborer une anthropologie de la réunionnité .
Logiques corporelles, logiques sociales
Avant de nous pencher sur les variations culturelles, voyons d’abord ce
qui, dans les divers aspects de mon domaine de recherche, est constitutif
d’un tronc culturel commun aux Réunionnais.
1 1 1
Les données que j’ai pu relever ces dix dernières années montrent qu’il
existe des constantes, divers axes de cohérence, des logiques corporelles qui constituent l’une des clés d’analyse des logiques sociales, des
transformations à l’œuvre dans la société. Nous verrons tout d’abord
comment le corps, celui de la femme, celui de l’enfant, est révélateur
d’un vaste ensemble comprenant tant un double mécanisme de perpétuation de Traditions 27, qui coexiste, au sein d’une culture dynamique,
avec des traditions, issues de processus de changements, de création,
spécifiques au contexte réunionnais, que l’ensemble de variations
culturelles liées à ces traditions.
Nous nous trouvons face à une triple logique28 qui
associe les conduites liées au corps, à la naissance, à la petite enfance, à la maladie et à son
origine supposée, à la religion, aux pratiques
magico-religieuses. Les logiques en présence
peuvent être, dans une perspective structuraliste29, différenciées par rapport à des états, à des
oppositions comme le chaud et le froid, le pur et
l’impur, le liquide et l’épais, mais également selon
27. Le « T » majuscule
renvoie à l’article d’Alain
Babadzan* [1984], qui oppose les anciennes « Traditions » aux traditions,
créations issues d’un contexte colonial.
28. Au sens de cohérence.
29. Cette analyse s’appuie
notamment sur les travaux
de Françoise Héritier* [1996].
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le rôle dévolu à chacune des pratiques, qu’elles soient d’ordre religieux,
magico-religieux ou liées au corps. Il peut s’agir de prévenir la maladie,
de protéger, de purifier l’individu ou, lorsque ces premiers actes sont
inefficaces, de traiter l’affection qui survient.
Du désir d’enfant à la grossesse, en effet, ou aux protections prévues
pour les bébés, de la demande de grâce effectuée, en cas d’infertilité,
devant une divinité aux prières destinées à hâter l’accouchement, le
sacré est omniprésent dans les données réunionnaises. Lié à l’interprétation de chaque événement, bénéfique ou maléfique, il s’avère même
inséparable de l’ensemble de la période qui s’étale de la conception aux
premiers mois de l’existence de l’enfant. Il en est, du reste, de la petite
enfance comme de la maladie, car, ainsi que le note Jean Benoist* :
« La frontière entre le culte et le thérapeutique est, dans ces pratiques,
tout à fait indiscernable. » [1993, p. 67]
1 1 2
Chaque aspect propre à la première période du cycle de vie peut en
effet être associé à un élément qui voit les religions en présence se
rejoindre : les protections sont reliées à des cérémonies religieuses,
comme dans le cas de la « marsh dann fé », du « cavadee », du
« sèrvis poul nwar », des promesses effectuées devant les lieux saints
catholiques ou chez les « dévinèr ». De la même manière, les tisanes,
sirops, emplâtres et autres remèdes sont préparés selon un mode qui
associe le divin au profane.
Pour de nombreuses per30. Dans l’hindouisme, la
Ainsi, l’utilisation, dans les
sonnes se réclamant de
« Trimurti » se compose
préparations thérapeutiques,
l’hindouisme, ainsi que
des trois divinités jugées
pour certains prêtres, la
les plus importantes :
de l’eau sacrée de la Vierge
« Trimurti » ne forme, en
Brahma, le créateur de
fait, que les aspects comNoire augmente le pouvoir
l’univers, dont l’épouse
plémentaires d’un dieu
(la shakti ) est Saraswati
de guérison des tisanes, la
unique, qui peut être ré(qui représente les arts et
véré
de
différentes
males sciences) ; Vishnou,
symbolique du nombre 3
nières. Il n’y a, disent-ils,
qui fait évoluer la créa– ou d’un multiple de 3 – (le
qu’un seul dieu, que l’on
tion, et dont l’énergie
peut prier différemment,
féminine est Lakshmi
Père, le Fils et le Saint-Esprit
comme les catholiques,
(déesse de la richesse)
ou la « Trimurti »30, selon les
comme les « Zarab » (au
Shiva, qui est à la fois
sens créole du terme) ou
créateur et destructeur, et
interprétations et les choix
comme les « Malbar ».
est uni à Parvati (déesse
religieux), présente dans les
L’une
et
l’autre
interpréliée aux pouvoirs de
tation de la symbolique
procréation) dont il a
dosages des ingrédients de
du nombre 3 se rejoignent
deux enfants, Ganesh et
alors.
remèdes,
en
définit
Mourouga.
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l’efficacité. C’est une certaine représentation du monde qui est ici en
jeu : par leurs prières, omniprésentes durant la période qui nous
intéresse, leurs attitudes, par les recours adressés aux divinités, les
femmes, les géniteurs des enfants, puis les enfants eux-mêmes (je
pense ici aux enfants pénitents du « cavadee » ou à ceux qui déposent
des bougies devant la Vierge Noire) reconnaissent plus ou moins
implicitement l’importance du divin, son interférence dans les affaires
humaines. Ce premier point apparaît capital et constitue l’un des nœuds,
l’une des articulations de base de l’ensemble des pratiques corporelles,
des croyances, des procédés thérapeutiques relevés.
La naissance et la période qui l’entoure sont, écrit Marc Augé*, apparentées à un même domaine. Cette réalité constitue, avec la maladie,
l’une des « formes élémentaires de l’événement », expression qui définit
« tous les événements biologiques individuels
dont l’interprétation, imposée par le modèle
culturel, est immédiatement social. La naissance,
la maladie, la mort sont des événements, en ce
sens, “élémentaires” ». [1984, p. 39]
La naissance et la maladie relèvent donc d’une même logique du corps
qui mêle conduites empiriques et prières. D’une femme qui a des contractions et qui est sur le point d’accoucher, la langue créole dit qu’elle est
« malade ». Se mettent alors en place différentes pratiques thérapeutiques destinées à hâter l’accouchement, des usages d’ordre religieux,
comme la récitation d’oraisons, ou d’ordre magico-religieux, comme le
port d’amulettes ou de ceintures bénites. Mais à ce premier niveau
d’analyse s’en ajoutent d’autres.
L’interprétation des représentations et des conduites familiales, la
recherche d’une base culturelle commune aux Réunionnais ne peuvent
être réduites à la recherche d’une nosologie populaire associée, par
une recherche des causes, à la religion, ou aux pratiques religieuses.
Les logiques corporelles apparaissent en effet également liées à des
couples d’opposition, à une théorie des humeurs, à un système médical
proche, par bien des aspects, de la « théorie des signatures » de la
Renaissance.
1 1 3
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Le chaud et le froid
1 1 4
Les exemples sont légion, qui illustrent l’importance de l’opposition entre le
chaud et le froid. Le contexte réunionnais présente en cela de nombreuses
similitudes avec les travaux conduits par Françoise Héritier* [1984] chez les
Samo de Haute-Volta. Cependant si, chez les Samo, chaleur rime avec infertilité ou sécheresse, à La Réunion, les équivalences sont différentes. Les
données relevées montrent en effet que la chaleur entraîne l’infertilité féminine, quand, par exemple, certaines femmes l’attribuent à l’usage de
tampons périodiques. Elles considèrent que l’utilisation de ceux-ci a pour
conséquence d’empêcher le sang de sortir du corps de la femme, et provoque une accumulation de chaleur génératrice d’infécondité. Mais cette
stérilité peut également être provoquée par un excès de froid lorsque
d’autres interlocutrices rapportent les interdits associés à l’ingestion de
tisanes ou de chewing-gum à la menthe, végétal qui refroidit. Stérilité
et sécheresse sont donc bien synonymes de chaleur, mais pas de manière
exclusive. Ce n’est pas, à La Réunion, la chaleur qui est en cause dans
l’infécondité, mais la rupture de l’équilibre thermique de la femme.
L’antinomie entre le chaud et le froid se définit, en fait, sur l’ensemble de
la période étudiée dans le contexte réunionnais, comme l’élément fondamental qui donne sa cohérence à la quasi-totalité des actes et des représentations liées au corps. Elle se caractérise par la recherche permanente
d’un équilibre entre les deux pôles : jugée trop chaude, la femme ne peut
concevoir, son corps ne peut permettre un développement normal de
l’embryon ; si elle est considérée comme trop froide, sa fertilité sera
également remise en cause. Dans les représentations populaires, l’enfant
qui naît inachevé comme la mère qui vient d’accoucher risquent un
déséquilibre thermique et ils doivent être réchauffés au moyen de tisanes,
mais également de rhum et de sel pour la mère (préparation qui a également pour fonction de « faner le san », d’éliminer le sang lochial vicié).
Une grande partie des procédés thérapeutiques utilisés résulte de ces
représentations. Mais les cohérences ne se limitent pas à l’antinomie
entre le chaud et le froid, au traitement des déséquilibres thermiques :
d’autres oppositions découlent de la première, liées à la pureté et à
l’impureté, à leur traitement, à un équilibre des humeurs.
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Le pur et l’impur
Le chaud et le froid, le pur et l’impur, le liquide et l’épais. Les catégories se retrouvent de la conception de l’enfant à la petite enfance, dans
l’ensemble des représentations liées au corps et à la maladie.
Prenons quelques exemples : la femme trop chaude, celle qui ne peut
enfanter ou la femme enceinte, naturellement chaude du fait qu’elle n’évacue plus le sang des règles, doivent être rafraîchies au moyen de tisanes,
faute de quoi elles tomberaient malades. Les tisanes, disent les femmes,
nettoient le sang. C’est donc que le sang trop chaud est vicié, comme est
impur le sang lochial chaud, accumulé durant plusieurs mois dans le corps
de la femme et que l’on évacue avec du rhum, du sel et diverses tisanes.
Et l’enfant ? Il sort de la matrice de sa mère, est encore en relation étroite
avec elle. Comme elle, le nouveau-né est jugé chaud, envahi d’impuretés.
On pense qu’il risque un déséquilibre thermique. Il convient donc, d’une
part, de le réchauffer, d’autre part, de le séparer de sa génitrice. L’opposition pur ⁄ impur est opérante dans son cas et se manifeste au travers
des représentations liées au « tanbav » ou de l’impureté qui résulte de la
présence de « sévé mayé ». Le lien entre logiques du corps et logiques
sociales émerge alors. Aux oppositions chaud ⁄ froid, pur ⁄ impur, vient
également s’adjoindre une théorie des humeurs.
Une médecine des humeurs
La théorie hippocratique des humeurs considère que la maladie est la
conséquence de la rupture de l’équilibre des humeurs, sang, lymphe,
bile et atrabile. De la même manière, la médecine ayurvédique de l’Inde
est également une médecine des humeurs. Elle comprend « trois
humeurs : la bile, le flegme et le vent ou pneuma, entre lesquelles
l’équilibre définit la santé ». [Zimmermann, 1989, p. 17]
Les deux médecines sont donc très proches
31. D’où ne proviennent
l’une de l’autre. Francis Zimmermann* précise
pas les « Malbar » de
La Réunion qui sont orid’autre part que les maladies typiques de la côte
ginaires de la côte de
Coromandel.
malabare 31 sont :
1 1 5
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« […] la fièvre paludéenne et toute la rhumatologie, que les médecins ayurvédiques rangent
sous la rubrique des maladies “dues au vent”.
Aux rhumatismes qui dominent dans cette région
de très fortes moussons répondent les remèdes
composés à base de cocktails d’épices ».
[INSEE, n° 112, 2002]
Nous retrouvons dans les deux théories médicales, l’européenne et
l’indienne, de nombreux points équivalents aux données issues de notre
approche de la naissance et de la petite enfance, les indices qui vont
nous permettre de poser, à partir des matériaux recueillis, l’hypothèse
d’une interprétation réunionnaise de la théorie des humeurs.
Le sang
1 1 6
Lié aux couples d’oppositions déjà présentés, le sang apparaît comme
l’humeur principale. Il peut être soit chaud, épais, soit froid, liquide, l’un
et l’autre de ces deux états étant vécus comme un déséquilibre susceptible d’entraîner une maladie. Les pratiques visant à nettoyer le sang
sont extrêmement fréquentes et sont conduites autant sur les femmes
enceintes que sur les jeunes enfants.
La bile
La bile, plus rarement citée, est également présente. Elle siège dans
« léstoma » et est, dans le cas de la représentation liée au « tanbav »,
un symbole d’impureté. Elle est associée à la chaleur, à l’impureté dans
le cas de la « jonis », quand l’enfant devient jaune car la bile, trop chaude,
a pris cette couleur.
Le vent (« lèr »)
Le vent peut également être considéré comme une humeur. Il est dangereux de « pèrd lèr », d’avoir du mal à respirer, comme en témoignent
les traitements du « rüm », de l’« oprèsman », du « katar » [Pourchez, 2002].
D’autre part, le vent est associé aux déperditions de chaleur, au froid.
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Comme dans le schéma étiologique présenté par Zimmermann [1989,
p. 15], les os, le vent et le froid se retrouvent : après son accouchement,
la femme ne doit pas sortir, le vent ne doit pas rentrer sous sa robe,
faute de quoi elle se refroidirait et attraperait des rhumatismes.
La première période du cycle de vie est donc soumise à la recherche
d’équilibres entre le chaud et le froid, le pur et l’impur, ces deux couples
étant eux-mêmes tributaires d’un équilibre des humeurs. Mais ce schéma serait incomplet sans une évocation de la médecine des semblables,
des transferts de maladie.
Où l’on retrouve la « théorie des signatures »
La médecine des semblables, théorisée à la Renaissance par Paracelse*
et issue d’un vieux fonds de médecine populaire [Loux*, 1979], postule qu’un
mal peut être soigné par son équivalent, qu’il s’agisse d’un élément
végétal ou organique. À La Réunion, les exemples relevant de ce type
de médecine sont nombreux et viennent se greffer sur les catégories
d’oppositions déjà définies : ainsi, le vin chaud remplace le sang perdu
pendant l’accouchement, une dent de requin ou un croc de chien placés
autour du cou de l’enfant lui donneront de belles dents, de même que
la plante nommée « kro d’shiyn » soulagera les douleurs liées à la
dentition… Cette parenté présente entre une partie du corps humain,
une maladie, et le composant qui va le soigner affirme déjà un lien entre
l’homme et la nature, avec son environnement. Parfois, la médecine des
signatures procède par transfert, du corps humain vers un animal, un
végétal ou un composé non organique.
Les transferts de maladies ou de symptômes
Là aussi, les exemples abondent et relient les éléments les uns aux
autres. Prenons l’exemple de la forte fièvre, provoquée chez le bébé par
un acte d’ordre sorcellaire : c’est un pigeon « tand », équivalent du bébé,
qui va prendre le mal. Il va être ouvert vivant – comme est ouverte la
1 1 7
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fontanelle chez le nouveau-né –, plaqué sur le crâne de l’enfant, et va
en recevoir la chaleur excessive, être à l’origine de la guérison du petit
malade. Le même transfert se retrouve dans le traitement du « sézisman ».
C’est, cette fois, un poussin qui va être saisi, jeté vivant dans la casserole
afin qu’il prenne le mal du bébé à soigner. D’autres transferts font agir
des éléments inertes comme le morceau de papier, placé sur la tête du
bébé et qui a pour fonction de prendre son « oké », ou les feuilles de « brinjèl » plaquées sur les tempes et la tête de l’enfant afin de traiter la fièvre.
Quelle médecine ?
1 1 8
Médecine des humeurs, médecine des semblables, logiques d’oppositions, sommes-nous en présence, pour la première période du cycle de
vie, d’un système médical équivalent à celui des Antilles ? La créolisation présente à La Réunion est-elle similaire à celle qui est observable aux Antilles ? Là encore, la prudence s’impose. Le peuplement
réunionnais est différent du peuplement antillais et si une influence
massive de la médecine européenne semble plus que probable 32, les
apports indiens et malgaches sont également très importants. Donner
une origine strictement européenne aux pratiques relevées serait en
effet hasardeux. Il est vrai que, une fois achevée la lecture des travaux
de Françoise Loux* [1978] , de Marie-France Morel* [Loux & Morel, 1976] , de
Nicole Belmont* [1971] ou de Jacques Gélis* [1984], la tentation est grande
d’établir des parallèles exclusifs entre les pratiques réunionnaises et la
médecine populaire européenne des siècles passés. Car l’impact et
l’influence des Européens pendant l’esclavage, puis durant l’« engagisme »
et la période coloniale ont sans nul doute été
32. Il serait même possifondamentaux, ne serait-ce que par le rapport de
ble de la faire remonter,
force induit par un contexte colonialiste. Mais il
non pas à la médecine
du XVII siècle, mais à la
ne faut cependant pas oublier que de telles
Renaissance, voire à une
pratiques ou recours sont également présents à
période encore plus ancienne. Il suffit, pour s’en
Madagascar, en Inde, où le traitement des maladies
convaincre, de lire l’ouinfantiles associe, dans la médecine ayurvédique,
vrage d’Évelyne BerriotSalvadore* [1993] ou les
médications à base de plantes et récitations de
travaux de Gérard Coulon*.
[1994]
« mantra » [Mazars*, 1997, p. 263].
e
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La difficulté d’une recherche du schéma étiologique présent dans les
données réunionnaises tient à ce que l’opposition entre le chaud et le
froid existe également dans ces deux cultures, de même qu’existe en
Inde, au travers de la médecine ayurvédique et de son interprétation
populaire, une médecine des humeurs fort semblable, sous bien des
aspects, à la médecine européenne du même nom [Fleury*, 1986-1987]. Laquelle
a structuré les autres ? Se sont-elles mutuellement influencées ? Lors
de la période esclavagiste, puis à l’époque de « l’engagisme », la
médecine européenne a pu constituer un modèle, un cadre structurant
pour les pratiques thérapeutiques réunionnaises, les conduites liées à
la naissance. Mais il ne faut pas oublier 33 que cette même médecine
européenne était bien pauvre face aux connaissances empiriques des
Malgaches, qui retrouvaient à La Réunion des plantes connues et
utilisées de longue date sur la Grande Île. Les engagés indiens amenaient, pour leur part, des traditions liées à la naissance, une médecine populaire riche d’une tradition millénaire. Ils disposaient, sous les
tropiques, de nombreux ingrédients nécessaires
33. Et les données releaux préparations traditionnelles et s’il est probavées par l’historien Jean
Barassin* [1989] sont, de ce
ble que la médecine européenne a influencé leur
point de vue, plutôt édimanière de voir les choses, il est tout à fait envifiantes quand on voit le
peu de remèdes dont dissageable qu’en l’absence de médecin, leur savoir
posaient les habitants de
l’île.
ait pu être plus que précieux.
L’hypothèse posée par Alice Peeters*, pour les Antilles, d’un cadre
européen au sein duquel se seraient insérés les apports des groupes
amenés en esclavage semble néanmoins valable dans le contexte
réunionnais.
Mais il convient de la nuancer. Jean Benoist note en effet :
« Les systèmes médicaux traditionnels sont trop
engagés dans le fonctionnement général de la
société pour pouvoir se transmettre intégralement lorsque le support social est profondément remanié. À cet égard, il est important de
constater que les pratiques médicales de ceux
qui sont venus comme esclaves (les Africains et
les Malgaches) n’ont laissé que des traces
1 1 9
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dispersées 34. […] Par contre, les groupes ethniques qui n’ont pas été victimes de l’esclavage
et qui ont pu maintenir une certaine continuité
d’échanges avec leurs origines disposent de
connaissances, d’attitudes, et de symboles fortement caractérisés face à la maladie et à la
mort. Il s’agit bien entendu des Indiens “Malbars”
[…] et des petits cultivateurs blancs. » [1993, p. 54]
1 2 0
Quel est alors le cadre dominant ? Y en a-t-il un ? Les deux médecines
ont des schémas étiologiques très proches et la réponse à la question est malaisée. L’une des hypothèses, qui reprend donc celle de
Peeters, serait que, les Européens étant, à l’époque coloniale, les
dominants, leur système médical aurait prévalu. Nous nous retrouvons alors dans un schéma très proche de celui de la genèse des
langues créoles néoromanes qui voit, après emprunt de la structure
latine de la langue, une progressive autonomisation puis une indépendance des nouveaux systèmes.
Les fonctions : prévenir, protéger, purifier et traiter
Une double logique apparaît : l’ensemble des problèmes susceptibles
de survenir durant la grossesse, la naissance, la petite enfance, comme
la maladie, le malheur, sont envisagés de manière tant préventive que
curative. Les modes d’intervention choisis peuvent s’apparenter à des
recours religieux et ⁄ ou thérapeutiques. Chacune de ces logiques se
subdivise en deux axes ; ainsi, conduites préventives et à objectif
de protection sont liées, comme sont associés
purifications et traitement de la maladie. Le façon34. Encore que l’apport
malgache soit particunage du visage, que je rappelais plus haut, sort
lièrement important au
quelque peu du cadre des trois objectifs évoqués.
niveau des pratiques empiriques, de l’utilisation
Il ne correspond pas à un but à atteindre pour
des végétaux dans la préle développement physique de l’enfant. Lié à un
paration des remèdes. [voir
sur le lexique botanique d’origine
idéal esthétique (voire phénotypique), il me semmalgache Robert Chaudenson*,
ble davantage relever du domaine social, en tant
1974]
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que symptôme d’une ligne de couleur à la fois inexistante (au sens
antillais du terme 35) et pourtant omniprésente. L’ensemble des axes de
cohérence que nous avons jusqu’à présent dégagés s’articule au sein
d’un schéma global qui intègre l’utilisation des plantes, un rappor t
particulier à la nature.
Utilisation des plantes et rapport à la nature
Nature et corps sont, dans l’ensemble qui commence à émerger,
indissolublement liés. Comme les maladies ou les états du corps, les
végétaux sont répartis en diverses catégories qui s’insèrent dans les
logiques précédemment décrites. Ils peuvent être subdivisés en trois
catégories : les plantes rafraîchissantes, les plantes échauffantes, celles
qui possèdent des vertus magiques et ⁄ou sacrées 36. Les plantes sont,
en outre, susceptibles d’être préparées selon divers procédés.
L’utilisation de plantes rafraîchissantes a pour objectif de nettoyer, de
purifier l’organisme. Leur usage est permanent et leur fonction semble
en relation avec un maintien préventif de l’équilibre des humeurs (nettoyer
le sang lorsque celui-ci est trop épais, tirer le vent sur « léstoma », y
éviter l’accumulation de « bil »). L’utilisation d’un rafraîchissant n’est, en
effet, pas forcément destinée à abaisser la chaleur du corps. L’utilisation
de plantes échauffantes comme traitement de la fièvre nous éclaire
particulièrement sur ce point. Chaque rafraîchissant possède une vertu
qui lui est propre. Cependant, son action peut se modifier selon l’association de plantes choisie
celui ou celle supposé être
35. Voir, à ce sujet, Jean(les préparations intègrent
à moitié noir, possédant un
Luc Bonniol* [1989, 1992],
quart ou un huitième de
ainsi que J.-L. Bonniol &
généralement un nombre
sang noir.
Jean Benoist [1994]. La ligne
impair de végétaux), selon le
de couleur, telle qu’elle était
entendue aux Antilles, se
mode et l’heure de la cueil36. Je renvoie les leccomposait d’un vocabulette. L’effet d’un végétal sera,
teurs, pour une liste de ces
laire spécifique supposé
végétaux par catégorie, à
mesurer le degré de mépar exemple, plus important,
l’index botanique situé en
tissage présent en chaque
s’il a été cueilli au moment où
annexe de l’ouvrage et à la
individu. Les termes de
partie ethnobotanique du
mulâtre, quarteron, octala sève monte ou lorsque le
CD-Rom qui y est joint.
von… étaient ainsi utilisés
[Pourchez, 2002]
dans le but de désigner
soleil est au zénith.
1 2 1
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Contrairement aux plantes rafraîchissantes, les plantes échauffantes ne
sont pas utilisées en permanence. Elles ont un rôle curatif et viennent
traiter un déséquilibre, refroidissement, conséquence de l’accouchement
ou si la femme a mis les mains ou les pieds dans de l’eau froide, un
risque de problème osseux à venir (ce qui rapproche son utilisation d’une
thérapie préventive). Chez l’enfant, les végétaux échauffants sont
également employés dans les préparations destinées à traiter le
refroidissement et ses conséquences, « rüm » , « grip » , « oprèsman » ,
« jonis », « katar ».
1 2 2
De nombreuses préparations comprennent également, dans un but
d’ optimisation des effets attendus, une ou plusieurs plantes aux vertus
magiques et ⁄ou sacrées. Aux plantes rafraîchissantes et échauffantes
sont souvent ajoutés d’autres végétaux destinés à renforcer le pouvoir
de la préparation. Ils peuvent être divisés en deux catégories, les végétaux aux ver tus magiques qui, pour être efficaces, ne peuvent être
ramassés que sous certaines conditions, à certaines heures, et ceux
qui relèvent du domaine du sacré.
Cer taines plantes, comme la ver veine, la ver veine citronnelle ou le
pignon d’Inde, ne peuvent être récoltées n’impor te comment. Il est
préférable de les cueillir à des heures particulières, au lever du jour
(6 heures), moment où le soleil et la sève montent, ou à midi, heure du
jour où les pouvoirs de la plante sont, comme le soleil, à leur zénith.
Le fait de la cueillir implique que soit effectué un dédommagement à
la plante. Il convient alors de déposer une pièce de monnaie dans la
terre, là où se trouvait le végétal s’il a été déterré, ou sous les racines,
s’il n’a été qu’amputé d’une partie de ses feuilles.
Les plantes sacrées, que l’on retrouve dans les préparations des
« tisaneurs », sont le plus souvent des végétaux utilisés dans les rituels
de l’hindouisme ou recueillis devant des sites sacrés catholiques (feuilles de manguier, lilas, pétales d’œillet d’Inde ou de reine-marguerite
distribués lors des cérémonies, fleurs de la Vierge Noire). Ils complètent l’aspect thérapeutique de la préparation par une protection divine
qui renforcera l’effet attendu, en empêchant l’action d’esprits ou de
mauvais sorts. Plantes rafraîchissantes, plantes échauffantes, végétaux
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aux vertus magiques et ⁄ou sacrées peuvent être combinés de différentes manières, selon l’affection à traiter et le résultat attendu. Les modes
de préparation peuvent également se compléter.
Un tel système pourrait sembler figé. Mais il n’en est rien. Nous
verrons un peu plus loin les variations observables, liées aux transmissions culturelles, aux réinterprétations qui s’opèrent à par tir des
apports exogènes. Les plantes utilisées évoluent, selon leur fréquence
dans la nature 37, leur efficacité perceptible. De nouvelles plantes sont
testées par les « tisaneurs ». Ainsi, Noélla, « tisaneuse » et détentrice
d’un don, ramasse en forêt et teste de nouveaux
simples à par tir des réactions des « mouches
37. Roger Lavergne* [1990]
a bien saisi cet aspect des
à miel » : si celles-ci se détournent d’une plante,
choses, qui tente d’effecc’est qu’elle est toxique, qu’il ne faut pas la
tuer la distinction entre
« plantes médicinales
ramasser ; si, au contraire, elles s’en
désormais inusitées »,
approchent, c’est que le végétal est comestible.
« plantes médicinales d’utilisation traditionnelle » et
Les logiques corporelles apparaissent en arrière« plantes médicinales nouvellement utilisées ».
plan des logiques sociales, les structurent.
Corps de femme, corps d’enfant et société créole
Nous avons dégagé des logiques et des constantes qui président à
l’ensemble de la période située de la conception de l’enfant (nous pourrions même préciser : du projet d’enfant) à sa naissance physique,
sociale, puis à son autonomie motrice, temps qui, à La Réunion, semble
correspondre à la fin de la grande phase postnatale de vulnérabilité de
l’enfant. Mais ces grands axes, ces soubassements, sont compris dans
des contextes plus larges : celui formé par sa famille, puis, de manière
plus large, par la société créole réunionnaise. Il nous appartient donc à
présent, avant de nous pencher sur l’ensemble des variations culturelles présentes, de voir en quoi ces axes, ces logiques, sont révélateurs
de la place de l’enfant au sein de sa famille, dans la société, en quoi ils
sont significatifs de processus à l’œuvre, de mécanismes de créolisation, liés aux rencontres des cultures. Les données recueillies révèlent
en effet, outre les logiques corporelles à l’œuvre, des logiques sociales.
1 2 3
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L’enfant et sa famille
L’ensemble des matériaux recueillis, les logiques et axes de cohérence
qui s’en dégagent, montrent, quelle que soit la génération interrogée,
l’importance de l’enfant au sein de la famille. La place qu’il y occupe est
centrale, comme en témoignent, par exemple, les lithographies qui le
représentent souvent entouré de ses géniteurs. Le rôle de pivot de la
famille, donné à l’enfant, apparaît de manière presque identique dans le
discours de tous les informateurs, indépendamment des variations d’âge,
des appartenances sociales et des choix religieux. Même chez les parents
des plus jeunes générations, son importance demeure prépondérante.
Les nombreuses pratiques liées au projet d’enfant, la valeur accordée à
la maternité en sont la preuve. Les logiques du corps restent identiques
à ce qu’elles étaient par le passé, de même que les soucis de protection,
de purification, les objectifs qui président au développement du tout-petit.
1 2 4
Les nombreux rites de passage présents se définissent, parallèlement
aux logiques du corps, comme les garants de l’existence de l’enfant.
Chaque passage effectué est un marqueur temporel. Il met fin à une
incertitude, en terme d’existence, à une étape de la vie de l’individu, en
commence une nouvelle, constitue une promesse de bonne santé et de
fortune à venir. De plus, comment ne pas envisager les rites de passage
par rapport à l’angoisse, souvent légitime des mères, de voir mourir leur
enfant ? Les rites de passage présents, rites de protection, rites conjuratoires, pourraient alors s’analyser (au moins en partie), par rapport
à la crainte des femmes, comme ayant une fonction de dérivation de
l’angoisse, par la mise de l’enfant sous une protection divine.
Philippe Ariès* [1973] situe les débuts du « sentiment de l’enfance » au
XVIII e siècle 38 , à l’époque du recul de la mortalité infantile en Europe.
Pourtant, l’importance accordée à l’existence des nouveau-nés semble
avoir été de tout temps présente à La Réunion. Les lithographies du
XVIIIe siècle nous montrent des bébés blancs, noirs,
38. Bien que ses théories
indiens, emmaillotés, la tête couverte d’un bonnet,
aient été depuis largece qui laisse à penser que l’importance accordée
ment remises en cause
par les historiens Danièle
à la vie du nourrisson, les logiques du corps préAlexandre-Bidon* & Didier
Lett* [1997].
sentes aujourd’hui, étaient déjà en place il y a deux
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cent cinquante ans. Ces mêmes pratiques sont décrites par les femmes
les plus âgées, sur une période recouvrant trois générations, soit environ soixante-quinze années. La quatrième génération, celle des jeunes
mères, a, quant à elle, opté pour une plus grande liberté de mouvement
de l’enfant (même si le bonnet est resté, remplacé, souvent, par une
casquette ou une capeline pour les petites filles).
Même à l’époque où les décès prématurés d’enfants étaient fréquents,
chaque mort constituait un drame pour les parents, chagrin qu’il aurait
été malvenu de montrer et qui a pu parfois, aux yeux d’observateurs
étrangers, passer pour de l’indifférence. Car si la mortalité infantile était
jadis très élevée dans l’île, il apparaît que la vie de l’enfant était un bien
précieux, et les précautions prises afin de sauvegarder son existence
étaient proportionnelles au danger d’un décès précoce. Elles sont toujours présentes aujourd’hui, comme si trente années d’accouchement
en maternité assortis des progrès foudroyants dans le suivi des enfants,
la médecine néonatale, n’avaient pas effacé l’angoisse des mères, comme si, mais nous y reviendrons, il y avait une sorte d’appropriation puis
de glissement sémantique des pratiques, d’un registre corporel vers un
registre social, presque identitaire.
De nos jours, les logiques, les cohérences demeurent : l’enfant reste le
pivot de la famille, même si le nombre de rejetons par famille a baissé
et malgré les préoccupations d’ordre matériel, qui ont parfois pris le
pas sur les précautions. Le tout-petit demeure en effet un acteur social
extrêmement important, garant du statut occupé, au sein de la société,
par ses géniteurs.
Le rôle des grand-mères demeure prépondérant, surtout dans les transmissions culturelles liées à l’enfantement. Toujours, après la naissance
d’un enfant, elles assistent le mari de l’accouchée, s’occupent des enfants
précédents. S’il est vrai que les familles ont tendance à éclater, que leur
proximité géographique n’est plus aussi réelle qu’il y a vingt ans, la place
des femmes de cette génération au sein du groupe semble inchangée,
de même que celle de l’oncle maternel.
Le rôle du frère de la mère varie légèrement selon les liens que la parenté
entretient avec l’hindouisme. Plus la proximité d’avec l’hindouisme est
grande, plus importantes seront les responsabilités confiées à l’oncle
1 2 5
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maternel. Mais cette règle est à relativiser. En effet,
chez les « Petits Blancs 39 », nombreux sont les
oncles utérins désignés comme parrains de l’enfant
ou comme officiants lors des rites pratiqués.
Aussi semble-t-il pertinent d’affirmer, qu’outre les
géniteurs de l’enfant, les personnages les plus
importants pendant la première période du cycle
de vie sont la grand-mère (plutôt de la branche
maternelle mais cette donnée varie parfois en
fonction des affinités) et l’oncle maternel. Nous
aurions pu ajouter le parrain et la marraine, mais
il se trouve que, traditionnellement, la grand-mère
était la marraine, alors que l’oncle maternel était souvent désigné comme parrain. Le fait pouvait cependant varier, selon le rang de l’enfant
dans la fratrie, les relations entre les membres de la famille.
39. Les guillemets ont
pour fonction d’indiquer
toute la relativité de l’expression, comme le danger
qu’il y a pour le chercheur,
en reprenant des catégories populaires, à réduire
la richesse de la population
réunionnaise et à nier le
métissage. Jean Benoist,
lors de l’une de ses interventions à La Réunion,
rappelait, du reste, le bon
mot de Me Jean Mas disant
de ces « Petits Blancs »,
qu’ils ne sont « pas si petits,
pas si blancs, pas si hauts ».
1 2 6
Les variations culturelles
La part de culture commune que nous venons de découvrir n’est cependant
jamais totalement homogène, et considérer qu’elle est totalement généralisable à l’ensemble des Réunionnais serait pour le moins abusif. Hors
des constantes évoquées, dans chaque famille, chez chaque individu, existent des variations liées aux origines diverses des habitants de l’île, à
leur appartenance sociale, aux transmissions culturelles, à leur habitat
(zone urbaine ou zone rurale), à l’importance occupée par les apports
exogènes, aux choix religieux. Et si, pour emprunter une formule souvent
utilisée en Afrique afin de qualifier la genèse d’un individu, les données communes constituent l’ossature de la culture, les variations en sont la chair.
Variations culturelles et poids de l’histoire
Les données collectées possèdent diverses constantes, des logiques
communes à l’ensemble de la population étudiée. Cependant, diverses
variations existent selon les histoires familiales, différences notamment
dues au poids de l’histoire : à l’époque de l’esclavage, puis de l’« engagisme »,
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régnait la règle de séparation des ethnies. Celle-ci empêchait que puissent se transmettre, pour les groupes numériquement inférieurs, les
traits culturels propres à leurs sociétés d’origine. Cependant, les groupes
numériquement importants ont pu transmettre ce patrimoine : c’est le
cas des Réunionnais possédant une part d’ascendance indienne, c’est
également le cas de ceux dont les ancêtres sont originaires de
Madagascar. D’autres traits culturels ont également pu être transmis
par les Réunionnais possédant une origine chinoise ou gujarati. Mais il
ne faudrait cependant pas penser que ces variations peuvent légitimer
un découpage de la population en milieu « malbar », milieu malgache,
milieu chinois ou musulman. Les histoires familiales, toutes différentes,
mettent en évidence le métissage, l’interconnexion entre les différentes
origines et traditions. Les traditions originelles se complètent, se
chevauchent, formant un ensemble à la fois ouvert et fluide. Dans ce
cadre et selon les circonstances, les individus pourront, dans un cas,
choisir une conduite en raison de leur ascendance malgache puis, plus
tard, une autre dictée par des traditions originaires de l’Inde.
Variations et transmissions culturelles
Les transmissions culturelles au sein de la famille apparaissent, elles
aussi, tout à fait fondamentales. Jusqu’aux années 1970, toute la
période située entre la conception d’un enfant et sa petite enfance était
régie par le recours à la médecine familiale, aux pratiques domestiques.
Celles-ci étaient transmises selon différents modes.
Outre les transmissions qui étaient le fait de la matrone ou du
« devineur », l’apprentissage des pratiques traditionnelles pouvait
se faire de manière verticale, par le canal mère ⁄ fille, ou grand-mère ⁄
petite-fille. C’est ce qui se passait pour les pratiques liées à l’utilisation des simples, aux techniques du corps.
Il pouvait se faire de manière oblique ou descendante, des aînées aux
plus jeunes. Il s’agissait ici de tout ce qui pouvait concerner la femme
ou la jeune fille, son corps, les menstruations, la manière de se cacher ou
de les cacher… Ce type de transmission se prolongeait souvent par une
transmission de type horizontal.
La transmission de type horizontal se caractérisait par un apprentissage effectué au sein d’une même classe d’âge. Elle avait pour lieu les
1 2 7
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ravines, lors des grandes lessives, endroit privilégié où les femmes et
les jeunes filles se regroupaient et pouvaient discuter tout en battant le
linge ou à l’heure de la pause (situation tout à fait équivalente à celle décrite
par Yvonne Verdier* [1979]). Elle concernait surtout un registre intime
comme les techniques traditionnelles d’avortement, de contraception.
Ces différents types de transmissions possibles expliquent d’abord
l’hétérogénéité des données recueillies. Selon le mode (ou les modes)
de transmission en cours dans les familles, les usages diffèrent, sont
susceptibles d’être complémentaires, parfois contradictoires quand ils
sont la conséquence des ruptures engendrées par les appor ts exogènes. Certaines familles privilégient davantage les transmissions de
type vertical alors que, dans d’autres cas, aucune transmission ne se
fera dans le cadre familial, les transmissions ne se faisant, de manière
horizontale, qu’entre germains ou adolescents d’une même classe d’âge.
1 2 8
Variations et modernité
La modernité est en effet venue bouleverser les traditions, et ce, dès
l’arrivée des sages-femmes, puis des médecins, qui considéraient (et
estiment parfois toujours) les pratiques traditionnelles – et je cite des
propos de médecins et de sages-femmes – comme des « balivernes,
des pratiques d’un autre âge, des conneries… ». Là-dessus est arrivée
la radio, puis la télévision, avec leur cortège de modèles comportementaux. Que reste-t-il alors des transmissions entre générations ?
Au premier abord, on pourrait penser que les apports de la modernité
ont bouleversé les modes de transmission, et il est vrai que le rôle des
grand-mères tend à s’amoindrir quelque peu, que certaines pratiques
ont disparu (rupture du filet de la langue du nouveau-né, travail des
articulations des mains – main qui « quille » décrite par Jacques Gélis
[1976] – et des genoux). D’autres pratiques ont évolué sans disparaître :
prenons l’exemple du « pagn » des nourrissons. Les grand-mères (ou
les mères) enseignent toujours à leurs petites-filles que l’enfant ne doit
pas attraper froid au ventre, qu’il convient de l’emmailloter, que celui qui
naît, tendre , mou, doit durcir . Parallèlement, les apports de la puériculture des trente dernières années tendent à donner de plus en plus
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de liberté corporelle au tout-petit. Il y a télescopage des deux représentations et ajustement par les mères, réinterprétation des apports
de la puériculture moderne en fonction des traditions en place, ce qui
fait que nombre de jeunes mères continuent à bander le ventre, voire
le torse de leur bébé, parfois pendant plusieurs semaines après la naissance. Les passations entre générations demeurent en fait prépondérantes dans certains domaines, liées aux thérapies traditionnelles et aux
soins du corps. C’est en grande partie à ce niveau qu’interviennent les
variations culturelles car, si certains mécanismes sont observables, les
réinterprétations s’opèrent de manière essentiellement individuelle, selon
la personnalité des femmes concernées, leurs acquis, les connaissances
et choix religieux et sociaux préalables. Il devient dès lors difficile de
modéliser et souvent, seuls les comportements récurrents sont relevés,
d’où le risque de généralisation abusive.
Mais contrairement à ce qu’une observation extérieure superficielle ou
des conclusions hâtives pourraient laisser supposer, les rôles respectifs
des générations restent, pour la période qui entoure la naissance, sensiblement équivalents à ce qu’ils étaient avant les transformations des
quarante dernières années et les transmissions intergénérationnelles
demeurent prépondérantes. Elles apparaissent seulement, dans les
maternités ou de manière plus large, en contexte biomédical, cachées
aux yeux du personnel soignant qui ne sait pas qu’elles existent (ou ne doit
pas savoir, le cloisonnement entre médecins au sens large et population
étant ici particulièrement marqué), et cette dissimulation semble en fait
les renforcer, les faire s’effectuer sur un mode identitaire. Les variations
des conduites maternelles s’intègrent le plus souvent aux logiques préexistantes et les mères les justifient par l’évolution de pratiques qu’elles
considèrent comme faisant partie du patrimoine réunionnais (nombreuses
sont celles qui emploient l’expression « nou fanm réinionèz »).
Variations et réinterprétations des apports extérieurs
Le temps qui entoure la naissance était, et reste, pour la femme comme
pour l’enfant, une période extrêmement ritualisée, au cours de laquelle
dominent des précautions et de nombreux interdits, liés à des conduites,
à des rituels. Il présente d’importantes interconnexions entre les pratiques
1 2 9
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religieuses, magico-religieuses, familiales et thérapeutiques. L’objectif
principal des usages familiaux est généralement de protéger la mère et
l’enfant, d’un point de vue à la fois physique, par la régulation thermique
du corps de la mère et de l’enfant, et spirituel (se garder des risques
de possession par des âmes errantes ou des mauvais esprits).
1 3 0
L’une des avancées majeures des dernières décennies a été le suivi
médical de la grossesse, par les divers contrôles du bon déroulement de
la gestation, par les analyses sanguines. Ce rapport au sang, au souci
de le purifier, s’intègre parfaitement au schéma préexistant et les femmes
interprètent les résultats d’analyses selon la représentation classique
sang liquide ⁄sang épais. Si les analyses sont normales, c’est que tout
va bien, que le sang est fluide, exempt d’impuretés. Mais en cas de
résultats d’analyses hors normes, il est jugé épais, donc sale. Le système
des rafraîchissants se met alors rapidement en place et les femmes
consomment, en fonction du problème identifié, de la tisane à base de
« barbe maïs », d’« herbe à bouc » ou d’autres rafraîchissants .
Cette réinterprétation immédiate peut également, chez certaines jeunes
mères, s’opérer dans le système des interdits. J’ai ainsi pu noter chez quelques très jeunes mamans l’interdit suivant : il ne faut pas, lorsque l’on
est enceinte, s’asseoir sur une table, l’accouchement serait difficile et
nécessiterait une césarienne. Le rapport entre la table sur laquelle il ne
faut pas s’asseoir et la table d’opération, donc la césarienne, est ici
évident et le rappor t métaphorique correspond au schéma logique
traditionnel. La même intégration de données issues des conseils des
professionnels de la santé se retrouve au travers des précautions de
type alimentaire et thérapeutique. Ainsi, au souci traditionnel de fortifier l’enfant in utero par des tisanes ou divers aliments comme le bœuf
qui rend fort (quand cette viande n’est pas proscrite pour raison religieuse) vient s’adjoindre la nécessité de manger la patte du « kari poulet »
qui donne la beauté, la consommation intensive, par plusieurs jeunes
femmes aux revenus plus que modestes, de jus de fruits vitaminés
achetés en pharmacie, afin que le bébé soit en bonne santé. Ce souci
préventif se retrouve également dans l’intégration d’apports biomédicaux
dans les tisanes elles-mêmes, comme le Ganidan, l’aspirine, qui liquéfie
le sang. Ces nouvelles données s’intègrent puis coexistent avec les
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précautions initiales car elles ne modifient pas la cohérence du système.
Elles peuvent également venir renforcer une représentation existante.
Ce type de variation s’avère particulièrement présent dans les contextes
urbains alors que les personnes vivant en milieu rural tendent à préserver divers usages plus traditionnels (usage des plantes médicinales
notamment, techniques du corps – le façonnage du visage semble plus
fréquent en milieu rural ou semi-rural qu’en milieu urbain).
Variations et appartenances religieuses
La pratique religieuse constitue l’une des plus importantes causes de
variation. Sans que la logique globale soit remise en cause, les conduites
maternelles sont susceptibles de varier selon divers facteurs : les interdits alimentaires associés à la religion pratiquée (ou aux religions pratiquées) ; le ou les cultes familiaux à rendre ; les promesses effectuées
dans la famille. L’appartenance religieuse induit également l’usage, dans
les soins, à la mère et à l’enfant, de végétaux considérés comme sacrés
(feuilles de manguier en bain, bains de siège de feuilles de tamarinier,
essentiellement – mais pas exclusivement – observés chez des mamans
pratiquant l’hindouisme ou possédant une ascendance indienne).
Les variations, présentes dans les données recueillies, s’envisagent en
premier lieu selon une logique d’utilisation. Les recours sont choisis au
sein du répertoire des usages possibles, des éléments réputés les plus
efficaces, comme le recours aux divinités issues de l’hindouisme, à des
cérémonies comme le « sèrvis poul nwar », la cérémonie de la seconde
naissance, consécutive à la présence d’un « marlé », ou les promesses
de porter le « cavadee » ou de « marsh dann fé ». Ces variations peuvent
être la résultante de la présence d’une alliance avec un « Malbar » ou
plus simplement liées à un voisinage, à une situation de détresse, à un
désir d’optimiser les recours mis en place en multipliant les chances de
résultats. Elles sont également en relation avec la crainte qu’inspirent
les divinités de l’hindouisme : une divinité crainte est une divinité forte,
efficace. Jean Benoist note à ce propos :
« Dans les bidonvilles, ou chez les créoles
pauvres des campagnes, ce qui se passe à la
chapelle indienne du voisinage fait partie d’un
1 3 1
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paysage quotidien et on partage avec les Indiens
diverses croyances. Les métissages ont contribué
à construire des ponts par lesquels ces
croyances ont diffusé et se sont ainsi assuré un
solide ancrage dans la population non indienne. »
[1979, p. 156]
1 3 2
Mes interlocuteurs ont connaissance de ces rituels, et sont susceptibles
d’y avoir recours, quelle que soit leur appartenance religieuse, leur
pratique exclusive 40 de la religion catholique, une appartenance dite
catholique couplée à la fréquentation assidue de la chapelle d’un
« dévinèr », la pratique conjointe (extrêmement courante) du catholicisme et de l’hindouisme. L’exemple du « sèrvis poul nwar », que prend
Jean Benoist 41, est, de ce point de vue, tout à fait éloquent. La crainte
qu’inspire ce rituel s’appuie en effet sur une double tradition : celle de
la poule noire européenne, maléfique, dangereuse, à connotation satanique, et celle du sacrifice à la déesse Pétiaye. Il constitue, avec le
recours au « dévinèr » et ⁄ ou au « poussari », l’une des premières portes
d’accès à ces variations.
Comment interpréter les variations ?
Des variations culturelles au sein d’un continuum ?
J’émettais, dans une précédente publication [Pourchez, 2002], l’hypothèse de
la présence d’un continuum culturel. Cette notion, empruntée aux linguistes [Bickerton*, 1975], est souvent utilisée afin de
40. Les passerelles de
rendre compte des différents registres présents
l’hindouisme vers la relidans les langues créoles. Elle est sans doute celle
gion catholique sont telles
que souvent, de manière
qui, au premier abord, définit le mieux les données
inconsciente, des créoles
recueillies. Elle rend en partie compte des variaqui se disent catholiques
exclusifs utilisent certains
tions présentes, selon les familles, les lieux, à
symboles, ou manières
l’intérieur d’un même espace, domestique, rituel.
d’honorer les divinités propres à l’hindouisme.
Ces différences reflètent la diversité des informa41. Ibid.
teurs, car les données ne sont jamais totalement
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homogènes, aucun informateur ne donnant exactement les mêmes matériaux que son voisin.
L a population concernée par mes recherches,
hommes et femmes créoles au sens « émique »
du terme, se situe sur un large échantillon comprenant des individus aux phénotypes extrêmement divers et qui ne correspondent pas toujours
aux appellations qu’ils se donnent. Des « Petits
Blancs des Hauts » se disent non métissés (?),
d’autres affirment leur métissage et leur créolité,
des familles sont clairement métissées, des
« Kaf 42 » revendiquent leurs racines africaines, des
familles sont proches de l’hindouisme, des jeunes
femmes sont mariées avec un « Malbar », des
« Malbar » se disent créoles, des Créoles se disent
« malbar », des « Malbar » se prétendent purs
(?) 43. Dans ce contexte, définir avec précision la
place occupée par les informateurs sur le
continuum s’avérerait pour le moins impossible.
Cette tâche relèverait d’un jugement de valeur
por té à par tir du phénotype de l’individu, de la
réactualisation d’une ligne de couleur que l’abolition de l’esclavage a (aurait) dû faire disparaître. Elle dépendrait d’un choix identitaire des
individus eux-mêmes ou, de manière plus problématique, d’une catégorisation opérée par le
chercheur.
42. Le terme « kaf » fait
davantage référence à un
phénotype « noir » qu’à
une origine géographique
précise. Les travaux des
historiens, notamment ceux
de Sudel Fuma [1992, 1994],
ont bien montré qu’étaient
appelés « kaf » l’ensemble
des individus à la peau
noire, qu’ils soient originaires d’Afrique de l’Est,
des Comores, de Madagascar, voire d’Australie.
Aussi, la revendication de
racines africaines, qui nous
semble on ne peut plus
légitime, devient assez problématique dès lors qu’elle
s’appuie sur une kafritude
qui repose non sur des
racines réelles, mais sur
une couleur de peau.
43. Sans remettre en cause l’existence d’une fraction de la population ayant
pratiqué l’endogamie, je
justifie cette double interrogation par les différents
travaux, historiques [Barassin,
1989] ou conduits à partir
des registres d’état civil,
notamment la thèse de
Gilles Gérard* [1997] , qui
montre que les métissages
se sont, dès les débuts du
peuplement de l’île, étendus à l’ensemble de la
population, et n’ont cessé
de se poursuivre.
Il serait pour tant possible, au sein de la population concernée par
l’enquête, après dépouillement et analyse des données, de déterminer
deux pôles extrêmes : ceux-ci regrouperaient, d’une part, les données
fournies par les « Petits Blancs des Hauts », au phénotype plus européen, et d’autre par t celles rappor tées par les familles issues des
esclaves et engagés indiens. Jean Benoist distingue un troisième pôle :
« La société globale réunionnaise se présente
ainsi comme la conjonction de trois soussystèmes sociaux principaux : celui des plantations
1 3 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
où le groupe majoritaire mais dominé est formé
par les Indiens “malbars” et les métis d’origine
africaine et malgache, celui de l’agriculture paysanne où les petits cultivateurs européens forment l’essentiel de la population, et une société
moderne appuyée sur l’administration métropolitaine et les notables locaux. » [1979, p. 16]
La société moderne (ici, telle que l’idéalisent mes informateurs – par les
médias, la télévision, les grosses voitures… –) possède en effet une
influence importante sur les représentations des jeunes couples, sur les
pratiques familiales. Mais l’analyse des entretiens montre que le critère
du phénotype des individus, qui a pu être opérant, il y a une vingtaine
ou une trentaine d’années, dans un contexte postcolonialiste beaucoup
plus marqué que celui d’aujourd’hui, n’est plus d’actualité pour l’analyse
des variations culturelles.
1 3 4
Par ailleurs, trois pôles, cela fait déjà beaucoup pour un simple continuum… D’autant qu’à ceux-ci nous pourrions en ajouter d’autres, issus de
la société réunionnaise : sous-systèmes de la société urbaine qui est en
train de se créer à la périphérie des grandes villes, des habitants des
cirques, des Chinois de La Réunion (« Sinwa »), des musulmans (« Zarab »),
constitués par les nouveaux arrivants, Comoriens et « Mahorais »
(« Komor »), par les métropolitains (« Zorey ») qui constituent une population
spécifique. Il semble possible de distinguer au moins neuf sous-systèmes
au sein de la société réunionnaise et la notion de continuum apparaît bien
désuète quand il s’agit de rendre compte d’une telle complexité.
Un continuum culturel issu de systèmes en interactions ?
La présence d’un cultural continuum of intersystems [Drummond*, 1980] 44 est
également à considérer. Il est sans doute davantage le reflet de la
complexité de la société créole réunionnaise, société qui voit les individus
en relation les uns avec les autres de manière
44. Continuum culturel
ininterrompue. Les contacts se produisent au traà l’intérieur duquel entrent en contact différents
vers des échanges économiques ou, pour les plus
systèmes en interactions
constantes.
jeunes, par le passage dans l’institution scolaire.
M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E
La notion de cultural continuum of intersystems, que nous pourrions
maladroitement traduire par « continuum culturel issu de systèmes en
interactions » permet de rendre compte des variations observées dans
les comportements adoptés par les individus, dans les pratiques, les
rituels et les représentations. Car ces sous-systèmes présents au sein
de la société sont nécessairement en interaction à un moment ou un
autre, ils ne peuvent être totalement étanches. Ils sont donc producteurs
de sens et tendent à converger vers un patrimoine commun à tous.
Il devient cependant particulièrement tentant, pour
45. Sur la base d’une
notion telle que celle prol’ethnologue, de séparer les divers éléments du
posée par Lee Drummond.
[1980]
système, de ne voir, dans un tel contexte45, qu’un
seul des sous-systèmes, avant de développer l’idée
d’une identité chinoise, tamoule ou malgache séparée, autonome,
indépendante du système global. Non que les revendications identitaires
n’existent pas, le développement récent des associations culturelles prouve
le contraire et montre le désir légitime d’une partie de la population de
retrouver des racines éloignées ou perdues. Mais les données recueillies
le montrent, la notion d’ethnie, souvent utilisée pour désigner tel groupe
malgache ou « malbar », n’est pas opérante. Une grande fluidité existe
entre les sous-systèmes et les appartenances apparaissent davantage
liées à des contextes particuliers qu’à une origine réelle. En outre, les
interactions existent entre les sous-systèmes, des passages s’effectuent,
qui affirment l’émergence d’une créolité (revendications identitaires et
créolité n’étant, du reste, pas incompatibles). Cette fluidité, la multiappartenance (qui peut être temporaire) des individus aux sous-systèmes
montre alors que le concept de cultural continuum of intersystems est
trop rigide pour rendre compte de la situation réunionnaise.
Et la créolité ?
La base culturelle commune, ainsi que les variations culturelles observables, interactions à l’œuvre, lieu de confrontations, d’oppositions, de
créations est, par excellence, la terre de la créolité. Mais s’agit-il ici de
créolité ou de réunionnité ? Faut-il considérer les variations culturelles
comme complémentaires de la base commune ou le tronc culturel commun est-il constitué des variations culturelles ?
1 3 5
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Le produit des contacts est né de l’histoire et de la rencontre forcée
des peuples. Mais cette créolité, originellement issue d’interactions entre
systèmes différents, est bien plus qu’un simple agrégat. Certains de ses
aspects, en particulier ceux liés à l’alimentation [Cohen*, 2000] ou à la première partie du cycle de vie qui constitue mon domaine de recherche,
possèdent une logique interne, des axes de cohérence, des objectifs.
Sur la base de ses trois siècles d’histoire et de contacts entre les peuples,
les cultures, elle évolue, se transforme, interprète les apports exogènes,
produit des variations, est en perpétuelle construction, préfiguration
d’une société postmoderne originale.
Des pratiques qui deviennent partie prenante d’une
réunionnité revendiquée
1 3 6
Le façonnage du visage, l’administration de la « tizane tanbav », le bandage du ventre, cachés aux yeux des médecins, des pédiatres, m’ont été
présentés par les jeunes mères comme des pratiques spécifiquement
réunionnaises, preuve d’une appartenance, d’une forme spécifique de
créolité. Mais cette affirmation était loin d’être spontanée. Les pratiques
sont en effet d’abord cachées, niées, présentées comme des archaïsmes, des choses du « tan lontan », que l’on connaît encore mais qui
n’existent plus… Puis, dans un second temps, mon intégration ayant été
effectuée au sein de la famille, mon identité créole (comprenant, par un
retournement de la recherche, une sorte de mise à l’épreuve de mes
connaissances et de ma pratique des techniques en question) reconnue, ces pratiques étaient revendiquées, parfois d’une façon particulièrement énergique (le « nou zot fanm réinionèz »), qui contrastait avec
l’attitude passive souvent observée dans les maternités ou face au personnel médical en général. Cette ambivalence entre, d’une part, la dissimulation d’usages liés à la naissance, à des éléments profondément
enracinés en l’individu et, d’autre part, une revendication identitaire très
forte m’a semblé proche de ce que les linguistes observent pour les usages de la langue créole. Elle s’apparente aux manifestations qui résultent
de la diglossie dans laquelle les représentations opposent le français, langue officielle, langue dominante, symbole du colonialisme, de l’Occident, de
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la modernité, des modèles sociaux, et le créole, langue de l’affectif, des sentiments, de la famille, des usages quotidiens, langue minorée, dévalorisée.
Le créole est, dans ce cadre et devant un étranger, généralement considéré par les Créoles eux-mêmes comme une langue inférieure au modèle
dominant, tout en faisant l’objet d’une appropriation identitaire très forte.
L’émergence d’une créolité revendiquée sur un mode spécifiquement
réunionnais, d’une réunionnité , s’effectuerait donc en réaction face
à l’histoire, dans le cadre de l’évolution de la société, du processus
de globalisation.
Les auteurs de la postmodernité analysent en effet les traits novateurs
des sociétés soumises à des changements rapides, des flux multiples
qui interviennent du fait des bouleversements extrêmement rapides en
cours dans la société. C’est, écrit Jean Benoist, comme si
« les individus cessaient d’appartenir à une série
de sous-ensembles d’échelles différentes, agencés dans un ordre social, pour se trouver immergés dans un monde fluide où ils recevraient de
toutes parts informations, valeurs, biens, désirs,
sans qu’aucun d’eux ne parvienne à s’ériger en
absolu. Au monde clos où des unités communiquaient entre elles semble succéder un monde
ouver t à des flux multiples que chacun reçoit
différemment de son voisin ». [1996, p. 52]
Les logiques du corps, qui perdurent mais évoluent, sont soumises, sous
le coup des apports extérieurs, à de multiples influences. Elles semblent
significatives de la postmodernité, des processus de mise en réseau,
de mise en cohérence d’éléments a priori divers qui se regroupent pour
former ce qu’Ulf Hannerz* [1996, p. 53] nomme un « écoumène ».
Déjà, la première socialisation des enfants s’effectue selon un double
mouvement aux apports complémentaires : celui qui voit la mise en
place des logiques corporelles précédemment citées, celui qui intègre,
à ce premier schéma, les appor ts exogènes multiples, issus de la
modernité, des médias, créateurs de variations culturelles. Cette
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évolution a nécessairement une influence sur la construction de l’individu, sur sa socialisation, sur les modifications à venir de « l’écoumène ».
Complexité culturelle et évolution ?
Je suis absolument en accord avec Christian Ghasarian* lorsqu’il écrit :
« En reformulation constante, la société réunionnaise constitue un objet d’étude complexe et
fuyant, dont l’appréhension anthropologique
nécessite de revisiter l’usage des concepts et
catégories classiques. » [2002, p. 674]
Et de fait, les concepts tels qu’acculturation et créolisation semblent
bien désuets pour rendre compte de l’évolution et de la complexité de
la société réunionnaise, de variations culturelles en permanentes
construction ⁄reconstruction ⁄reformulation.
1 3 8
Dans le domaine linguistique, la variation est considérée comme
constitutive de la langue : ainsi, dans l’ouvrage intitulé L’Aventure des
langues en Occident , Henriette Walter* explique comment les Grecs,
du patrimoine constitué des anciens dialectes grecs et du grec ancien,
se forgent une identité régionale. C’est, écrit-elle, par « l’étude systématique des résultats permettant d’indiquer les tendances de l’évolution
lexicale » [1994, p. 69] que peuvent être comprises tant l’évolution de la
langue que celle de l’identité régionale. Il s’agit donc, pour elle, d’étudier
en premier lieu les variations pour comprendre l’ensemble de la langue,
son évolution, les dynamiques en cours.
Concernant également la variation dans l’étude des langues, Didier de
Robillard* écrit :
« 3° Une des difficultés rencontrées par les
linguistes est liée à la diversité des formes
linguistiques, à la variation et au changement
linguistique, phénomènes qui y contribuent ;
4° La variation est une caractéristique essentielle des langues, et l’éliminer ou la réduire
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dans les descriptions constitue une amputation
lourde de conséquences ;
5° La variation fait par tie de l’ordre linguistique, et les variantes, indépendamment des circonstances où elles apparaissent fréquemment,
peuvent surgir dans des circonstances où on
ne les attendait pas […] ;
6° La variation existe parce que les langues
sont des objets empiriques, “bricolés”, et ne
sont pas à la hauteur de l’image idéalisée que
nous pouvons en avoir qui, seule, peut expliquer,
par exemple, que l’on nie la variation au nom
de la synonymie parfaite ;
7° L’apparition de variantes en discours, et
dans les processus de changement linguistique,
est liée à des chaînes causales partiellement
déterministes. » [2001, p. 164]
Ces réflexions s’appliquent parfaitement à la culture réunionnaise et
aux variations qui y sont observables : en effet, ne pas tenir compte de
ces variations revient à analyser des sociétés figées, hors du temps,
à rester dans une approche qui sera soit le reflet ethnographique d’un
seul aspect de la société (celui que le chercheur souhaite étudier),
l’ensemble des variations étant occulté, soit une tentative de
modélisation qui, souvent, exclura la complexité au profit d’un objet
froid , de l’image d’une société figée. De plus, comme le souligne Didier
de Robillard à propos de la langue – et nous pouvons, là encore, établir
un parallèle –, la variation culturelle est la conséquence même du
bricolage, de la création de la société créole par la mise en contact,
non pas uniquement de cultures, mais davantage d’individus porteurs
de ces différentes cultures. Enfin, les variations culturelles ne sont
pas liées au seul hasard. Elles sont le reflet de dynamiques, de processus d’évolution, de cela même qui constitue la spécificité de la
société réunionnaise.
1 3 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Conclusion
La période située de la conception à la petite enfance apparaît comme
révélatrice d’une construction, de la mise en place d’un nouveau système
de normes, de valeurs, qui s’appuie sur l’ancien afin de le transcender,
de créer, au sein d’une société créole postmoderne, un nouveau schéma
spécifique qui transcende celui de la créolité : la réunionnité. Il n’y a pas
perte de sens, mais émergence de sens nouveaux.
1 4 0
Au-delà de la créolité, du poids de l’histoire et de l’ancrage de la culture
réunionnaise dans cette histoire, la réunionnité ne serait-elle pas d’abord
à définir à partir des dynamiques de la société, des variations culturelles ?
Cela nous amènerait à reconsidérer totalement notre perspective, à
analyser la société réunionnaise non plus à partir de la base commune
à tous mais à partir des variations culturelles qui y sont observables et
continuent de se développer. De même, en effet, que toute affirmation
de l’existence d’une langue créole est de nos jours tout à fait désuète
tant elle est évidente, il n’est plus – il ne devrait plus être – nécessaire
de postuler l’existence d’une base culturelle commune aux Réunionnais
(et je m’aperçois que toute la première partie de cet article tend, en
fait, à affirmer cette culture créole, ce qui prouve, peut-être, que les
choses sont encore loin d’être aussi évidentes que cela).
Peu de théories sont susceptibles de rendre compte de cette complexité,
composée à la fois de la part d’ordre formée du tronc culturel commun
à tous, héritage de l’histoire et des contacts culturels, et de la part de
désordre, constitué de l’ensemble des variations culturelles.
Et si un renouvellement de la théorie sur la créolité, ou, plus précisément, sur la réunionnité est envisageable (réunionnité qu’il faudrait, sans
doute, définir comme étant la manière spécifiquement réunionnaise
d’être créole), ce renouveau est peut-être à chercher du côté des
sciences naguère dites dures, du côté des théories du chaos qui analysent la complexité.
Créolité de certains
ne petite erreur s’était glissée dans l’intitulé
de mon intervention qui n’est pas Créolisation
de la littérature française à La Réunion, mais plutôt
quelque chose comme La littérature réunionnaise
d’expression française et la langue créole réu-
Axel Gauvin
U
textes réunionnais
nionnaise ou encore Créolité de certains textes
réunionnais d’expression française. Non seulement je ne
fais de reproche à qui que ce soit, mais je m’en
réjouis. Nous, Réunionnais, classerons-nous les textes
qui ont été écrits, qui s’écrivent en français, à La Réunion,
sur La Réunion, à partir de La Réunion, par des auteurs
nés à La Réunion, ou qui ont fréquenté La Réunion, dans la
d’expression française
littérature réunionnaise
ou la littérature française ? C’est là un problème qui se pose avec
d’autant plus d’acuité
aujourd’hui qu’une littérature en créole réunionnais se développe.
ou La littérature
réunionnaise
d’expression
française et
la langue créole
réunionnaise
C’est aussi un problème dont, à ma connaissance, on a peu débattu, en tout
cas si débat il y a eu, je ne sache pas que le grand
public y ait été associé.
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
1 4 4
Même si, au bout du compte, l’idée que l’on se fait, la représentation
que l’on a, la subjectivité primeront – avec tout ce que cela comporte
de contingent, de variable, de labile –, il est bon d’essayer de trouver
des critères tant soit peu objectifs qui permettent, non pas une
classification scientifique (ce qui est et restera gageure), mais au moins
un commencement de justification de notre choix. Je n’ai pas la prétention, ici, de fournir ces critères, mais seulement quelques remarques dont j’espère simplement qu’elles n’auront pas déjà été faites par
d’autres et qu’elles seront suivies de la réflexion publique qui s’impose.
Revenons quelques secondes aux deux titres qui vous sont proposés
(ce qui fait beaucoup pour une petite intervention). Les deux ont choisi.
Le premier exclut, le second, celui que je propose, admet. Je ne dis pas
pour autant que l’entaché d’erreur a tort. Ni que le conforme a raison.
Je dis qu’à mon avis, non pas tout ce qui a été écrit en français par des
Réunionnais, mais un certain nombre de textes peuvent être classés,
sans que cela relève de la fantaisie, mais d’une représentation subjective qui en vaut une autre, dans la littérature réunionnaise. J’irai même
plus loin : cette représentation subjective peut être, au moins partiellement, légitimée par un certain nombre de caractéristiques de ces
textes, qui ne sont pas pour autant des critères absolus.
À défaut de prouver la créolité des textes dont je vous ai parlé,
j’essaierai de vous montrer que l’on peut mettre en évidence une certaine
créolisation de ces textes, que cette créolisation est quelquefois plus
intéressante – et plus profonde ! – que l’on s’imagine, qu’il y a dans ces
textes une certaine créolité.
Avant de commencer, il est indispensable de préciser le sens donné, ici,
au mot « créolisation ». Ce ne sera pas une fusion d’éléments non créoles,
donnant de la langue, de la culture créole, un métissage au premier degré,
mais un métissage au second degré : l’utilisation, voire l’intrusion, du
créole réunionnais dans le texte en français, une vision créole du monde
qui transparaît dans un texte en français avec tout ce que ce dernier peut,
parce qu’il est en français, comporter de perception française du monde.
Pour analyser la créolisation du français, il faudrait tout d’abord être
sûr de son français. Pouvoir faire la différence. Tous les jours, je m’aperçois que le français, je crois, j’ai cru, le posséder. Ce n’est pas coquetterie d’auteur, c’est (triste ou pas) la réalité. Je tiens aussi à préciser
qu’écrivant également en créole réunionnais, je ne me bats pas, ici, pour
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la reconnaissance de la créolité de mes textes en français. Et je me
garderai bien de me citer, de m’étudier. Je partirai plutôt, mais pas
exclusivement, de textes de ces grands anciens que sont Évariste de
Parny*, Antoine Bertin* et Charles-Marie Leconte de Lisle*. Je ferai
référence uniquement à ceux de leurs textes qui parlent de La Réunion.
Dans ces textes, les poètes cités disent une réalité non hexagonale. Les
noms de lieux (Salazie, Salazes, La Ravine Saint-Gilles, Cap Bernard…)
abondent. Cette abondance se retrouve dans la nomination des arbres,
des fruits, des animaux (ananas, mangue, latanier, caféier, goyavier,
bancoulier, bengali). Tout cela est extrêmement fréquent, mais peut-on
considérer cela comme une créolisation ? Cela me semble n’être qu’une
adaptation au milieu local. Il y a mieux, bien mieux, comme marqueur
de créolité, par exemple la nomination originale ⁄ le découpage différent
du réel. Comme le dit Georges Mounin* :
« Chaque langue découpe dans le réel des
aspects différents […] divisant ce qu’une autre
unit, unissant ce qu’une autre exclut, excluant
ce qu’une autre englobe… » [1963]
Avant d’aborder ce sujet, je me permets de vous lire un passage du texte
que j’utiliserai le plus, la Lettre à Bertin de Parny [1775] :
« Ici l’ananas plus chéri
Élève avec orgueil sa couronne brillante
De tous les fruits ensemble il réunit l’odeur.
Sur ce coteau l’atte pierreuse
Livre à mon appétit une crème flatteuse ;
La grenade plus loin s’entr’ouvre avec lenteur ;
La banane jaunit sous sa feuille élargie ;
La mangue me prépare une chair adoucie
Un miel solide et dur pend en haut du dattier…
Du sommet des remparts dans les airs élancée,
La cascade à grand bruit précipite ses flots… »
Commençons par le jaunit de : « La banane jaunit sous sa feuille élargie. »
On peut, bien sûr, prendre ce mot dans le sens premier du français :
« Devenir de la couleur jaune. » Excepté que ce n’est pas vraiment à ce
1 4 5
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stade que l’on cueille d’habitude la « figue d’Adam ».
Excepté que jaune n’est pas une couleur positive en
français standard : dents jaunes, teint jaune, syndicats jaunes. Or, on a
ici un poème à la gloire de Bourbon 46, à sa nature, à ses fruits. On peut
penser à l’autre sens de jaune, à celui plus spécifiquement créole
réunionnais : mûrissant (fruits très appréciés à ce stade, dit, avec raison,
Alain Armand* [1987]), en « véraison ».
« La mangue me prépare une chair adoucie ».
Le mot adoucie n’a plus en français moderne ce sens de « qui est devenue
sucrée, qui s’est chargée de sucre ».
« Du sommet des remparts dans les airs élancée. »
Auguste Lacaussade* dans Le Champborne et Leconte de Lisle dans
L’Illusion suprême écrivent respectivement :
« […] la bande se divisant […] », [1852]
« Et le chant triste et doux des Bandes à la file
[…] ». [1886]
« Bandes » n’a pas en français le sens absolu d’« équipe d’esclaves »,
« groupe d’esclaves, allant, revenant du travail, au travail ».
46. Ancien nom
de La Réunion.
1 4 6
Est frappante, chez Leconte de Lisle, dans ses poèmes que l’on peut
nommer réunionnais, l’abondance des adjectifs de couleur, en particulier
du rose. Dans les quatorze poèmes de l’anthologie d’Hippolyte Foucque*,
on retrouve quinze fois cet adjectif !
Dans la majorité des cas on peut penser qu’il s’agit du rose dans le sens
français du terme (que l’on retrouve aussi en créole réunionnais) :
« La liane en treillis suspend sa cloche rose… »
[La Ravine Saint-Gilles, 1872]
« Et tandis que ton pied, sorti de la babouche,
Pendait, rose, au bord du manchy ».
[Le Manchy, 1872]
Il y a d’autres cas où le rose ne peut être que nuance d’une autre couleur :
« L’orbe d’or du soleil tombé des cieux sans bornes
S’enfonce avec lenteur dans l’immobile mer,
Et pour suprême adieu baigne d’un rose éclair… »
[L’Orbe d’or, 1884]
« Drapé de neige rose, il attend le soleil »
[Le Piton des Neiges, 1895]
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« Dans l’air léger, dans l’azur rose, […] »
[Dans l’air léger, 1895]
(« Dans l’air léger… », rose est ici à la rime dans une villanelle et
revient quatre fois).
« Le vol vif et strident des roses sauterelles »
[L’Illusion suprême, 1884]
« Quand l’aube jette aux monts sa rose
bandelette… » [Le Bernica, 1872]
« Oh ! les mille chansons des oiseaux familiers
Palpitant dans l’air rose et buvant la lumière ! »
[Le frais matin dorait, 1884]
« Fait les bambous géants bruire dans l’air rose ».
[Si l’aurore, 1864]
Il existe des cas où rose n’est probablement plus du domaine de la couleur
ou n’est plus que métaphoriquement du domaine de la couleur :
« Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse »
[Le Manchy, 1872]
« Dans la rose clarté de son heureux matin […] »
[L’Illusion suprême, 1884]
« Le vent léger du large, en longues nappes
roses ». [L’aigu bruissement…, 1895]
Pour ce qui concerne l’aurore, le matin – et métaphoriquement la jeunesse – sans doute y a-t-il une influence d’Homère*, mais ne faudrait-il
pas, malgré tout, chercher l’abondance de cet adjectif et, quelquefois,
cet écart partiel de sens d’avec le français standard dans certaines
spécificités du rose créole réunionnais ? Ce rose qui, plus encore que
le français (qui peut voir la vie en rose ), désigne le « bien doré,
appétissant » (« La viand lé roz bonkër 47 »), le « mûr à point » (« Moin
la trouv in rézime fig ! Ça té roz, roz konm kardinal 48 ! »).
À propos de « cardinal », il y a un dernier rose que je voudrais évoquer
et que l’on trouve dans La Fontaine aux lianes [1862] :
« Sur les blancs nénuphars l’oiseau ployant ses ailes
Buvait de son bec rose en ce bassin
47. La viande est dorée à
charmant. »
point.
En français standard, à ma connaissance, le rouge,
48. J’ai vu un régime de
que je vois un peu grenat, de ces becs d’oiseaux,
bananes mûres comme un
cardinal.
est appelé « corail » : un « bec de corail ». Leconte
1 4 7
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de Lisle, s’il ne connaissait pas le « sénégali » sous le nom de « békroz »,
aurait-il écrit « buvait de son “bec rose” » ? La question mérite probablement d’être posée.
Parny, Bertin, Leconte de Lisle et bien d’autres ont, je crois, une créolité
plus profonde encore. À chaque fois que je relis de Parny les Vers gravés
sur un oranger :
« Oranger, dont la voûte épaisse
Servit à cacher nos amours,
Reçois et conserve toujours
Ces vers, enfants de ma tendresse ;
Et dis à ceux qu’un doux loisir
Amènera dans ce bocage,
Que si l’on mourait de plaisir,
Je serais mort dans ton ombrage. » [rééd. 2001]
1 4 8
À chaque fois, donc, que je relis ce poème, je ne peux m’empêcher de
penser à Melle Caro de la Rivière-Saint-Louis chez laquelle, maître auxiliaire
de l’éducation nationale, j’étais en pension :
« Si la touf banbou dann fon-la i gagné kozé, noré
d’zistoir po lu rakonté 49. »
Je n’ai pas dit que Parny avait fréquenté M elle Caro… Connaissait-il son
ancêtre ? Qui sait ? En tout cas ce genre de réflexion, cette tendance à
un certain animisme me semble tout à fait de chez nous.
Revenons à la Lettre à Bertin de Parny [1775] :
« Ici l’ananas plus chéri
Élève avec orgueil sa couronne brillante. »
Comment ne pas penser à la devinette célèbre :
« Kosa in shoz ? Tête en kourone,
patte en badine 50 ? »
et à la sirandane mauricienne (citée par Jean-Marie Gustave Le Clézio*
et Jemia Le Clézio* [1990]) :
« Mo éna en lérwa, li port so kuto,
so kuronn 51 ? »
On trouve dans la Lettre à Bertin [1775] :
« Un miel solide et dur pend en haut du dattier… »
à rapprocher de :
« Delo pandiyé ? Koko 52. »
M C U R l C R É O L I T É D E C E R TA I N S T E X T E S R É U N I O N N A I S D ’ E X P R E S S I O N F R A N Ç A I S E
Bertin, dans son Épître à M. Desforges-Boucher* , déclare :
« Quel Dieu pour toi fait […]
errer le melon d’eau ».
[1778]
Comparons avec :
« Bëf i rès an plas, la korde i marsh ?
Pié sitrouy 53. »
S’il est vrai que citrouille n’est pas melon (d’eau), chacun sait qu’ils sont
l’un et l’autre de la famille des cucurbitacées ! En tout cas que les lianes
se ressemblent.
Leconte de Lisle écrit dans Le Manchy [1862] :
« Tandis qu’un papillon, les deux ailes en fleur. »
La devinette réunionnaise suivante lui correspond :
« Flër desï flër, tout koulër, plié an dë ?
Papiyon 54. »
Voilà donc quelques raisons pour conforter notre choix d’admettre au
moins certains textes de ces géniaux anciens dans notre anthologie des
poètes réunionnais. Ne croyez pas que ces poètes
49. Si cette touffe de bamaient toujours été perçus comme authentiquement
bous pouvait parler, elle
en aurait des histoires à
français. Une boutade extraite du Petit Chose (je
raconter !
crois bien que cela vient du Petit Chose, car je
50. Devinette : tête cousuis, hélas, obligé de vous la citer de mémoire)
ronnée, pieds enflés.
est assez significative à ce sujet :
51. J’ai un roi chez moi qui
« Il y avait un poète indien qui disait ses
porte couteau et couronne.
poèmes, nous l’appelions Baghavat…
52. De l’eau suspendue ?
(et Bhagavat déclame, et Bhagavat
La noix de coco.
s’excite, etc.) ».
53. Le bœuf est immobile,
« Bhagavat » n’est personne d’autre que… Leconte
la corde se déplace ? La
citrouille.
de Lisle.
Tout cela ne nous dispense pas, puisque les temps
ont changé, d’écrire en créole.
54. Des fleurs les unes
sur les autres, de toutes
les couleurs, repliées ? Le
papillon.
1 4 9
Langues
oute voix est habitée, toute parole
est déjà parlée. Nul besoin d’avoir lu Mikhaïl
Bakhtine* pour le savoir. Nos paroles contemporaines s’inscrivent dans des chaînes venues
d’ailleurs et d’autres temps. Si le lieu d’où nous
parlons est parfois unique, le lieu de notre parole
contient en lui de nombreux lieux, dont la plupart
sont, pour nous, insoupçonnés. Comme l’écrivent
Pascale-Anne Brault* et Michael Naas* [2003, p. 28] :
Carpanin Marimoutou
T
étrangères,
« Car la part qui est “en nous”
vient avant le tout, elle est plus grande que
lui ; elle vient avant nous et est plus grande
que nous. La part qui est vue par nous nous
voit et nous regarde d’abord, en tant que
notre origine et notre loi. »
voix originaires
Mon propos est d’interroger des manifestations de
ces voix d’avant nous en nous, de voir comment les
lieux que nous habitons sont déjà habités, comment
la parole qui nous appartient nous a été donnée ou
prêtée et comment cela nous inscrit dans un certain
type de filiation, nous situe par rapport à des héritages
divers qui, sans doute, ne nous imposent rien mais par
rapport auxquels nous nous situons. Je m’intéresserai à
deux types de discours : celui du roman colonial dans son
rappor t au surnaturel, celui du chant
poème que véhicule le « maloya ».
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Les âmes errantes de l’histoire : surnaturel et idéologie coloniale
Henri Copin* remarque :
« Le genre de la littérature coloniale auquel on
rattache les œuvres inspirées par l’Indochine
entre les deux guerres, reconnue et étudiée
[…] reste un genre flou. Proliférant sous
diverses étiquettes, il désigne aussi bien des
productions médiocres destinées à nourrir
des rêveries de bazar que des écrits consacrés
à l’exaltation de l’Empire et à la connaissance
de l’Ailleurs. » [1996]
1 5 2
Certains auteurs, dont les Leblond*, ont essayé de fonder la littérature
dans un rappor t au réel et au propre : le romancier colonial, à la
différence de l’exote 55, dirait la vérité profonde des espaces, le génie
des peuples (on dirait sans doute aujourd’hui sa spécificité, son irréductible altérité), le travail transformateur du colonial ; il serait seul
apte à le dire parce qu’il serait colonial et non pas métropolitain,
parce qu’il connaîtrait intimement, d’expérience et non par des lectures
ou des rumeurs, la réalité dont il parle. Le romancier colonial, à en
croire ses défenseurs, serait un arpenteur infatigable des paysages
extérieurs et intérieurs. Mais ce programme leblondien ne relève
jamais que d’une r hétorique manifestaire, et la dif férence entre
romancier colonial et romancier exotique n’est pas si évidente que
l’on veut le faire croire, pas plus, si l’on y regarde bien, que la périodisation entre romancier colonial et romancier francophone
par exemple.
55. Voir page 56.
Afin d’y voir plus clair, Henri Copin propose de lire le texte colonial dans
le cadre d’une triple confrontation :
« Le rapport à l’idéologie, à l’exotisme et au réel
constituent donc trois déterminations de la littérature coloniale et fournissent un cadre interprétatif à qui veut aujourd’hui lire tel roman
colonial, telle relation de voyage, tel essai dans
un contexte qui les éclaire. » [1996]
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
Comment mieux dire que le roman colonial ne va pas de soi, que sa
complexité, son ambiguïté, sa polysémie sont constitutives du genre
même, si genre il y a ? Comme tout roman, le roman colonial a vocation
à tout dire et à le dire de toutes les façons ; hétérogène soi-même, il
met en scène de l’hétérogène. Dès lors, une fois que l’on a dit que le
roman colonial est (le plus souvent) écrit par un colonial (né aux colonies
ou fonctionnaire installé depuis un certain temps) et raconte une histoire
qui met en scène des Européens et des coloniaux (sur tout) et des
indigènes (parfois, et souvent comme décor ou faire-valoir d’une histoire
de réussite ou d’échec), on n’est guère plus avancé, sauf à préciser que
le roman colonial est, en général, le défenseur de l’idéologie coloniale.
Le problème, c’est que cette idéologie est polymorphe, elle aussi,
ambiguë, contradictoire parfois. Il y a un versant de droite de l’idéologie
coloniale, et il y a un versant ambigu de gauche qui emprunte au mythe
du progrès, des Lumières, de la civilisation à apporter à la terre tout
entière et à ne pas réserver à l’Europe.
1 5 3
Dans cette perspective, si la défense et l’illustration de la colonisation
et des valeurs de l’Empire font partie du programme narratif et idéologique de la littérature coloniale, la critique de l’ordre colonial relève,
contrairement aux apparences, de la même formation discursive et,
surtout, de la même logique. La démarche ne consiste pas à remettre
en question le bien-fondé de la colonisation et les bases du colonialisme,
mais à critiquer les dysfonctionnements du système, au nom d’un projet
humaniste et souvent paternaliste. Cela peut même aller plus loin. La
colonisation, une bonne colonisation, peut être considérée comme le
meilleur moyen d’aboutir à un monde plus égalitaire, plus juste, plus
humain : la colonisation comme moment d’un processus universel d’émancipation, sous la direction éclairée des Européens de gauche.
Je me propose de voir comment la formation discursive coloniale
réunionnaise pense la question de la légitimité ou de la non-légitimité du
rapport au lieu des diverses ethnies présentes sur l’espace réunionnais. Ce problème est, avec la question du métis, l’un des points aveugles,
et dès lors insistants, de l’idéologie coloniale, dans la mesure où, dans
ce cas précis, nul ne peut tenir ni un discours d’autochtonie ni un discours de conquête ; nul ne peut assumer ni une posture et un discours
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
d’antériorité, ni une posture et un discours de réélaboration du réel, en
opposant une énergie nouvelle venue d’Europe à une passivité indigène
millénaire. Cette question du rapport au lieu et aux origines, de l’inscription de l’Histoire et dans l’Histoire, je la traite ici à travers la catégorie
du surnaturel comme catégorie de l’Autre, catégorie laissée par le maître
blanc du discours et du texte au non-Blanc, afin de tenter de l’exclure
du champ de l’Histoire ou de la pensée de l’Histoire. On verra donc dans
deux textes se situant aux deux bouts de la formation discursive coloniale
réunionnaise, Cafrine de Marius et Ary Leblond [1905] et Sortilèges créoles.
Eudora ou l’Île enchantée de Marguerite-Hélène Mahé* [1952], comment
l’idéologie du discours colonial se confronte à son propre texte.
1 5 4
Le roman colonial, s’il est une pratique et une poétique, est aussi un discours et un programme ; une thèse à la fois rétrospective et prospective.
Selon Robert Randau*, qui publie en 1929, dans la Revue des Deux
Mondes, un article intitulé « La littérature coloniale hier et aujourd’hui » :
« La littérature coloniale est une esthétique au
service d’une politique ; l’écrivain colonial est
chargé d’une mission, celle de chanter les mérites
de l’action française dans les pays colonisés,
mais cette mission relève d’un discours de vérité,
puisque “le rôle d’une colonisation est non de
former des sujets ou une clientèle commerciale,
mais de convertir à notre mentalité, avec tact,
mesure et intelligence, des peuples encore à
l’état de barbarie”. » [p. 416]
Cette littérature missionnaire est opposée à la littérature d’escale qui
revendique la subjectivité du point de vue ; il s’agit ici de remplacer le
journal intime par l’analyse de la réalité. Randau insiste sur la nécessité
d’une véritable connaissance intime du référent dans toutes ses dimensions. Le projet du roman colonial se présente donc comme une révolution
esthétique et idéologique dans le même mouvement. C’est en ce sens
que le roman colonial se présente comme moderne. Le projet est de
présenter l’Autre de l’Empire colonial par le biais d’une fiction qui dirait
la vérité de ce qui se joue sur le lieu ; mais il est clair que le point de vue,
s’il cesse d’être celui de l’exote, n’est pas non plus celui de l’objet du
discours : seul est légitime à propos des colonies le discours du colonial.
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
Le discours théorique du roman colonial réunionnais – son paratexte
général – diffère quelque peu de celui exposé par Randau. À la différence des jeunes colonies de conquête, à partir desquelles Randau et
Eugène Pujarniscle* construisent leur démonstration, La Réunion est
une vieille colonie de peuplement où le Créole blanc a à se définir à la
fois par rapport au métropolitain et par rapport aux non-Blancs qui
occupent le même espace que lui. Si les références littéraires au
naturalisme sont les mêmes, la question du rapport au lieu et à l’autre
se pose différemment ; le problème de la légitimité y prend un autre
sens, y compris celui de la légitimité de la nomination : qui est réunionnais et, plus exactement, qui est créole ?
À l’île Maurice, le terme « créole » a une dimension ethnique claire et
renvoie aux descendants d’esclaves ou à tous ceux qui ne trouvent pas
leur place dans la nomenclature communaliste officielle de la république
mauricienne : Franco-Mauriciens, hindous, musulmans, Chinois. Autrement dit, est défini comme « créole » à Maurice celui qui ne peut pas
se prévaloir d’un rapport fort à une origine extra-insulaire, à une langue
originelle, à une civilisation multiséculaire pour ne pas dire millénaire.
En ce sens, et dans ce cas précis, le mot « créole », dans sa dimension
anthropologique, a une acception, à l’intérieur des relations intercommunautaires qui organisent l’appréhension de l’espace social, économique,
imaginaire et symbolique mauricien, plus péjorative que méliorative. En
somme, serait créole celui qui ne saurait se définir autrement. On est
là, bien sûr, dans le cadre d’une société explicitement libérale (au sens
économique du terme) où le multiculturalisme – redéfini et exacerbé en
communalisme –, hérité de l’époque coloniale, organise les rapports
sociaux en fonction de l’ethnicité.
Cela montre bien que le fait créole est, au départ, une construction par
défaut : on serait créole parce que l’on n’est de nulle part ailleurs, parce
que le lien – sinon colonial aux métropoles de départ – a été coupé. En
même temps, dans une approche plus positive, l’être et le faire créoles
impliqueraient un rapport particulier au lieu, une nécessité de se constituer par rapport à l’espace historique insulaire, au lieu créole, qui a
mis en place des rapports sociaux exceptionnellement violents, fondés
sur les réalités et les imaginaires de l’esclavage et de l’ « engagisme ».
1 5 5
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1 5 6
On pourrait penser que le cas mauricien est exceptionnel et que a contrario, le cas réunionnais proposerait un réglage du mot « créole » plus
unificateur. Les choses ne sont pas aussi simples, comme le montre
l’évolution sémantique du terme au cours de l’Histoire. Au début du
peuplement, « créole » signifie bien tout individu né sur l’île, comme
l’atteste sans conteste le Mémoire d’Antoine Desforges-Boucher* [1710],
ce qui, par ailleurs, confirme l’idée qu’être créole construit un rapport
au lieu. Mais très vite, le discours colonial, en particulier à partir de
l’arrivée massive de travailleurs indiens après l’abolition de la traite puis
de l’esclavage, va régler le terme au plus près, le réservant aux descendants des Blancs, comme le montre toute la littérature coloniale qui
oppose les Créoles blancs aux autres, définis essentiellement par la couleur de leur peau, leur origine géographique ou leurs pratiques culturelles et cultuelles non européennes et non catholiques. Les écrivains
Marius et Ary Leblond en viennent à parler de « génie des races » pour
fonder en légitimité pseudo-scientifique l’idéologie d’une impossibilité
ontologique d’intercompréhension et de métissage réel ou symbolique,
en tout cas entre les Blancs et les autres. Ils parlent de « la joyeuse
farce des races de couleur » et déclarent :
« La société de la Réunion se trouve finalement
constituée d’une “classe blanche”, renouvelée
par les apports successifs des fonctionnaires qui
s’y marient et font souche, de classes de couleur
d’origines fort variées qui se sont intimement
confondues. » [1931]
La seule possibilité offerte est celle d’une assimilation – mais non pas
d’une intégration postulée comme impossible – aux valeurs créoles, c’està-dire, ici, de la « race » blanche aux colonies, à propos de laquelle les
auteurs, qui parlent de « miracle de la race blanche », se font lyriques :
« Permettez-nous de nous attarder sur la beauté
de la race créole. C’est encore elle le plus beau
jardin de cette île de jardins. Quelle variété de
types émouvants ! Vous avez souvent rêvé des
Géorgiennes, pleuré sur les belles enfants grecques, déploré les malheurs des Arméniennes et
des Russes : cher public, ne soyez pas comme nos
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
hommes politiques indifférent à l’avenir de la race
créole, tout aussi belle et dont la France a besoin
pour accomplir sans faillite son œuvre mondiale ;
ce n’est point seulement à cause de son charme
physique si réputé qu’il faut l’aimer et la sauver,
de cette grâce veloutée et de cette tendresse ineffable si précieuses à dispenser les joies fines et
la suavité française à la rude société coloniale qui
se forme de tant d’apports […] » [1931, p. 123]
Chaque « race » est ainsi dotée de caractéristiques précises qui l’amènent à occuper une place spécifique dans l’espace social et culturel
réunionnais. Se construit ainsi une représentation de l’île créole comme
microcosme non pas du monde tel qu’il est mais du monde rêvé, synthèse de toutes les harmonies et espace d’annihilation des conflits,
d’un point de vue situé explicitement comme européen, blanc, dans la
mesure où la dimension européenne n’est pas évoquée dans cette synthèse rêvée ; c’est elle qui l’ordonne :
« Ce qu’on va y chercher par-dessus tout, c’est
la Beauté, la beauté supérieure où se synthétisent nombre de partielles beautés spéciales à
d’autres contrées. La position géographique de
la Réunion, au cœur de l’océan Indien, entre l’Asie
méridionale et l’Afrique, indique déjà que son
harmonie assemble les charmes des paysages,
des races et des coutumes que l’on se préoccupe
d’aller contempler en Perse, dans l’Inde, en Chine,
aux îles de la Sonde, à Madagascar et dans l’Afrique. Ils auraient pu s’adultérer de leur contact,
de leur contraste trop violent : ils ne font que
s’enrichir, s’accomplir, s’épanouir par un doux rapprochement. Le caractère essentiel de la beauté
de La Réunion est la douceur, la consonance dans
la complexité. » [1931, p. 123]
C’est par rapport à cela que doit s’appréhender ce qui s’énonce dans le
court manifeste de 1926, publié chez Rasmussen, Après l’exotisme de
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1 5 8
Loti. Le roman colonial. Ce texte, antérieur de trois ans à celui de Randau,
développe l’idée d’un renouveau de la littérature française à partir de la
littérature coloniale. Mais, et ce n’est évidemment pas sans rapport
avec la situation réunionnaise, Marius et Ary Leblond insistent beaucoup
plus for tement que Randau sur la qualité par ticulière du regard du
romancier colonial, dont le réalisme a pour objet l’essence même, l’intimité
des consciences : la réalité est postulée comme ne pouvant être connue
que de l’intérieur, ce qui suppose que le sujet du savoir est intimement lié
à l’espace référentiel et référentiaire, à l’espace cognitif et affectif dont
il assure la mise en scène et en écriture :
« On sent que la France ne peut plus tenir son rang
en Europe, ni peut-être vivre, qu’en s’appuyant
sur son empire d’outre-mer, qu’il lui faut s’attacher
étroitement et durablement cet empire. D’où approfondissement de l’Exotisme – qui était surtout chez
Loti* un déploiement de décors, un enrichissement
de l’individualisme et un impressionnisme orientaliste – en littérature coloniale. Le Colonialisme
devient la plus grande province du Régionalisme.
Le Mariage de Loti, c’était de la féerie exotique :
aujourd’hui, dans le roman colonial nos camarades
et nous entendons révéler l’intimité des races et
des âmes de colons et d’indigènes. » [1926, p. 7-8]
Cette connaissance intime de l’intimité, cette sympathie de la démarche
littéraire qui « doit donner le suc du cœur autant que l’essence des
couleurs » [1926, p. 9-10] est, en réalité, conformément à la poétique du
naturalisme, connaissance de types, ici d’ethnotypes, afin de mener à
bien le projet politique du roman qui est « l’éducation des races attardées et menacées » [1926, p. 39]. « Notre art est d’aimer, notre moyen de
comprendre, notre idéal d’élever autrui à notre niveau. » [1926, p. 44]
Il s’agit bien d’une approche essentialiste des autres, à qui toute individualité
est refusée. Parlant de leur propre production, les Leblond écrivent :
« Ce sont encore deux de ses enfants qui, après
avoir créé la première revue de littérature coloniale à Paris sous le titre expressif de La Grande
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
France, donnent (1902) les premiers romans écrits
par des natifs des colonies, affirmant une conception de la littérature coloniale intimiste et sociale
toute différente de l’exotisme dû aux métropolitains. Le Zézère, La Sarabande, Les Sortilèges
appliquent le réalisme à l’observation des mœurs
coloniales mais pour l’élever à la personnification
pittoresque de l’âme des races. » [1926, p. 43-44]
Ethnotypisation, essentialisation ; on voit bien comment le projet politique et esthétique du roman colonial réunionnais, loin de renvoyer à une
écriture des contradictions de la réalité, ne se propose que de représenter le découpage de la réalité par le regard du Créole blanc.
C’est que ce dernier est confronté à la question de la légitimité de son regard
et de son discours. Parler des autres qui occupent le même espace,
cela signifie d’abord ordonner cet espace en fonction de son idéologie
de classe et de « race », mettre les autres en scène par rapport à soi,
mais cela implique aussi que le discours sur les autres n’est jamais,
après tout, qu’un discours sur soi, puisque le rapport mis en scène de
l’autre au lieu ne fait que renvoyer à son propre rapport au lieu et, donc,
à ce qui construit le lieu :
« À proprement parler, voir pour lui c’est alors
renaître, revivre en une atmosphère d’âmes et
de choses jusque-là insoupçonnée. Comment y
parvenir ? En faisant âme rase – à la fois d’auteur
et d’Européen –, en regardant, en écoutant, en
interrogeant, par-dessus tout, en admirant. De
l’harmonie secrète qui relie les hommes et terres,
un jour, après l’intime élaboration du subconscient
et de la mémoire, se dégagera l’histoire qui tout
naturellement dressera dans la plus expressive
lumière le caractère essentiel de ces hommes
sur ces terres. Et voilà bien le plus passionnant :
on se laisse aller, on s’oublie à vibrer selon les
êtres et les paysages, sans qu’on sache quelle
part encore inaffleurée de notre sensibilité le
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M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
souvenir de ces visages et de ces sites nous
révélera plus tard à nous-mêmes. » [1926, p. 10-11]
Et c’est bien, nous semble-t-il, par rapport à cette problématique que doivent se comprendre à la fois la revendication esthétique d’un réalisme
qui va au-delà des apparences et celle, plus politique, de guide des autres :
« Quand on est né aux colonies, on est intimement mêlé au drame, on ne prend pas une vision
elle-même pour une distraction mais pour une
étape de l’action vers un idéal – qui n’est jamais
une oasis de farniente mais une geste de solidarité dans un noble travail. » [1926, p. 32]
1 6 0
Le romancier colonial réunionnais ne peut devenir le guide des autres
que dans la mesure où il les situe dans l’espace du mystère et des rites.
Prenant encore une fois leur œuvre en exemple, les Leblond déclarent :
« Fétiches de MARIUS -ARY LEBLOND juxtapose Européens, Créoles, Indigènes : le petit roman Dans
les sables de Tamatave y est inspiré du contraste
pittoresque et psychique de leurs mentalités, habitudes, croyances ; les autochtones les plus humbles, en dérobant leur superstition dans la simplicité même de la vie, parviennent à les maintenir
et faire triompher avec un éclat farouche dans le
mystère des Rites. » [1926, p. 47]
Car « le merveilleux n’est pas dans les cheveux
d’or d’une Irène tout imaginaire, ni dans la cruauté saloméenne d’Antinéa, mais dans l’âme candide, souvent éblouissante, des Noirs ». [1926, p. 59]
De ce fait leur réalité profonde échappe à l’écrivain européen, absent
du lieu – et le romancier colonial réunionnais, pour accomplir sa tâche,
doit se donner les moyens d’écrire ce mystère :
« Loin de se contredire, réalisme et surréalisme
se commandent et l’un de l’autre se nourrissent.
Le réalisme est d’abord indispensable au colonial
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
qui veut présenter au public européen, avec l’autorité du vrai, types et décors exotiques. Du réalisme se dégage naturellement l’idéalisme, car il
excelle à faire rayonner l’inconnu, l’inédit, en un
mot, le merveilleux des hommes et des choses
d’outre-mer, presque d’outre-monde… » [1926, p. 12]
Comme on peut le constater, le manifeste littéraire est explicitement un
manifeste idéologique de défense et illustration d’une légitimation du
sujet colonial – ici créole – par rapport au lieu. Il s’agit bien de se présenter comme celui qui peut tout dire du lieu parce qu’il en a toutes les
clés. Cette posture va être encore plus explicite dans des ouvrages à
statut clairement ethnographique.
Je ne pense pas que, comme l’écrit Alain Ruscio*, « l’Esprit colonial est
enfant légitime du refus de la Différence » [1996, p. 12]. En ce qui concerne,
en tout cas, le discours colonial réunionnais, il s’agit plutôt d’une inscription de la Différence, de son figement, de son essentialisation. Cela dit,
Alain Ruscio montre bien à quel point les théories de Lucien Lévy-Bruhl*
sur la mentalité primitive ont été à la fois produites dans le cadre de
la formation discursive coloniale et comment elles ont été récupérées
et instrumentalisées par le discours et les pratiques. Cette notion de
« mentalité primitive » permet, en effet, de situer le non-Européen comme
non civilisé ou, plus exactement, de le situer ailleurs dans l’humanité,
d’en faire un enfant. Résumant Lévy-Bruhl, Ruscio écrit :
« Plus précisément donc : les “primitifs” ne raisonnent pas mal, ils raisonnent autrement. Par
exemple, ils ne sont pas sensibles à la notion
d’impossible. D’où l’absence d’une séparation
nette entre le naturel et le surnaturel, entre le
monde des vivants et celui des morts ; l’appel
permanent au mystique comme mode d’interprétation du réel. » [1996, p. 57]
Marius et Ary Leblond ne disent rien d’autre dans la préface des Sortilèges . Dans ce recueil de nouvelles sous-titré Roman des races, ils
mettent en scène quatre figures ethnotypiques non blanches de l’espace
1 6 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
colonial réunionnais : l’Indien, le Chinois, le Malgache, le Cafre. Ces
quatre figures sont présentées comme essentielles pour un réveil de
l’imagination française qui pourrait y trouver l’occasion de
« se renouveler et rajeunir dans une sympathie
pour des êtres étroitement enracinés à la nature,
inquiétude douce des âmes musiciennes curieuses
des voix qui n’ont pas encore mué, attirance émouvante aux solitudes des consciences et des choses
pour l’illusion sentimentale de croire séjourner en
les régions les plus diverses du globe, dans une
pieuse nostalgie d’au-delà terrestre ». [1905, p. 111]
1 6 2
Le projet, écrivent-ils, consiste « à surprendre ces âmes au bord de
leurs sentiments profonds » [1905, p. 1], et à montrer « ces quatre humanités
qui, sous l’apparence d’une existence collective, gardent de l’univers,
dans le mystère de leur mutisme, un sens différent » [1905, p. 11] . Cela
permet aux auteurs de postuler, derrière les différences, « une conformité
d’âme, lasse de son inconscience – comme les Européens sont fatigués
de trop d’intelligence – et superstitieuse jusque dans ses élans, à ne
s’expliquer la vie que par le Sort ». [1905, p. 11]
L’objectif de cette mise en récit des « races » est conforme au projet
idéologique colonial dans sa dimension réunionnaise. On aura noté que
le Blanc est absent de ce Roman des races ; c’est lui qui l’écrit et qui
donc ordonne le paysage dans lequel il inscrit la présence des autres
par rapport à sa propre position qui n’a pas à être énoncée. Il s’agit bien
de donner à lire les différents modes d’occupation et de rapport au lieu,
en fonction du génie de chaque groupe. Mais cette mise en récit et en
scène présuppose une appréhension de l’île comme un espace d’harmonie
et non de conflits ; comme un espace où le lieu – depuis toujours hors
Histoire – se définit, y compris géologiquement, comme espace d’harmonie. L’essai de 1931, L’Île enchantée. La Réunion, est conçu dans ce
but. Il s’agit de situer l’espace du Créole comme un lieu unique, privilégié où se réalisent les harmonies de la nature chères à Jacques-Henri
Bernardin de Saint Pierre*. En ce sens, La Réunion est présentée comme
un espace colonial à part, qui échappe aux lectures habituelles ; c’est
un hapax :
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
« On n’attend pas de tous les pays le même
plaisir. Il en est, comme Madagascar ou nos
Afriques, que l’on va découvrir pour leur exotisme,
leur étrangeté, voire leur sauvagerie, pour y
rechercher la solitude, le danger ou les émotions
de la chasse aux fauves ; d’autres, comme
l’Indochine ou l’Inde, pour des spectacles pittoresques de mœurs ou la leçon magnifique et
mystérieuse de l’Histoire inscrite par l’Art dans
les monuments ; d’autres, au contraire, comme
le Canada, pour leur parenté avec notre patrie
et l’intimité de leur accueil. Moins le danger, on
goûte toutes ces jouissances dans un voyage à
la Réunion. » [1931, p. 7-8]
L’île est ainsi présentée sous les couleurs du paradis terrestre, de l’Éden,
conformément au mythe construit par les voyageurs du XVII e et du
XVIII e siècle :
« Corolle de laves noires au milieu d’un des
océans les plus bleus, on peut dire indigo : une
vraie fleur géologique, un de ces chefs-d’œuvre
significatifs de la Nature où celle-ci recueille
comme dans un musée tous ses climats, les plus
différentes espèces de sa flore et de sa faune, en
en éliminant le monstrueux et le perfide – il n’y
a pas une seule bête dangereuse – et ne laissant
que le paradisiaque […]. Dans de pareilles
conditions tout ce qu’il y a d’excès s’élimine vite ;
la Nature est harmonieusement contrainte au
chef-d’œuvre : l’île est parfaite. Elle représente
parmi les îles ce que la rose figure entre les
fleurs. Quand de la mer on découvre la Réunion,
la vision en est d’une forme si pure, d’un coloris
si souriant, qu’on pense avec enthousiasme aux
montagnes sacrées des plus esthétiques civilisations : grecque et indienne. » [1931, p. 14-15]
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M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Cette présentation de l’île en tant que paradis permet de la situer en
dehors de l’Histoire qui s’y fait et de la penser en dehors des conflits,
dans le cadre classique du paternalisme colonial. On comprend mieux
alors pourquoi les Leblond reprennent à leur compte le mythe de la
Lémurie mis en place par Jules Hermann*, ce continent disparu dont
La Réunion, Madagascar et Maurice seraient les traces.
« C’est une Insulinde qui merveilleusement survit avec Madagascar et Maurice du continent
immergé de la Lémurie, cette Atlantide australe
où s’étaient conservées les formes les plus moelleuses des espèces antédiluviennes. » [1931, p. 17-18]
1 6 4
L’île est ainsi pensée à travers la merveille, mais surtout se construit là
un mythe de fondation qui place le Créole aux origines de l’île et du
monde, lui assurant ainsi une légitimité qu’il ne saurait trouver dans
l’Histoire. C’est sans doute ce qui explique pourquoi les Leblond, ayant
à parler de l’histoire de La Réunion, la définissent comme un roman,
mais un roman à double entrée :
« C’est de ce roman lyrique, parfois épique, souvent comique, de leur fusion que l’intrigue, inextricable, compose la vie et le pittoresque intense
de l’île. Roman animé et incessamment vibrant,
fort émouvant, instructif et pathétique pour toutes
les autres colonies où le destin géographique
trame une histoire coloniale beaucoup plus
convulsive que celle de ce pays volcanique. Il y
a même à la Réunion deux grands romans : un
roman français et un roman exotique. » [1931, p. 31]
Est-ce à dire que la notion de roman colonial ne devrait concerner que
la race blanche, et que les autres relèveraient du roman exotique ? Le
titre de section « La joyeuse farce des races de couleur » le laisse à
penser, de même que cette phrase :
« Cependant le Grand Livre de l’Exotisme Colonial
est sous leurs doigts, chaque jour ils en tournent
une page, illustrée par les figures touchantes de
vingt races. » [1931, p. 36]
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
On voit ici comment se précise l’idée que le lieu des autres est différent
de celui du Blanc, du Créole. Pointe alors l’inscription de l’autre dans un
surnaturel spécifique qui n’est pas celui des Blancs puisque le merveilleux
de ces derniers, ce sont les réalités françaises :
« À l’école, leurs (ceux des Blancs) enfants apprennent à lire et à narrer dans des livres, avec des
maîtres qui ne leur parlent que de moissons de
blé, de vendanges, de chaumières, de châteaux,
toutes choses de France là-bas inconnues qui
constituent leur merveilleux comme l’exotisme
est le merveilleux pour les enfants de Tours ou
de Nancy. » [1931]
Mais le plus important, c’est, bien sûr, le discours sur la légitimité du
rapport au lieu et aux origines. Si la référence à la Lémurie permet,
comme on l’a vu, de régler la question des origines, il faut quand même
fonder la légitimité du rapport au lieu. Cela suppose d’abord que le lieu
lui-même soit défini comme merveilleux, mais aussi que l’habitant légitime soit en accord avec les merveilles du lieu :
« Il y a un génie créole, qui n’est pas le génie
colonial. […] l’adoration de la beauté, assez rare
chez les coloniaux des pays neufs ; […] le choix
original du détail artistique là où beaucoup d’Européens ne cherchent que l’intérêt ou le pittoresque […] en voilà des traits. Ils s’harmonisent tous
dans une sorte d’intimisme de l’exotisme où les
Créoles goûtent, avec simplicité et gourmandise,
le merveilleux de la nature et des mœurs coloniales – qui paraît extraordinaire aux Européens
sédentaires – parce qu’il est pour eux l’atmosphère qui nourrit et compose leur personnalité
dès la naissance. » [1931, p. 141-142]
C’est donc bien parce qu’il y a un génie créole, en consonance avec le
génie merveilleux du lieu – et donc différent du génie des autres –, que
le Créole peut fonder en droit sa légitimité à habiter, comme l’écrit Marius
Leblond dans Les Îles sœurs , ouvrage publié aux éditions Alsatia :
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« Des gens ont osé douter que cette Île ait été
créée par Dieu pour des Blancs bien que située
sous les Tropiques. Or la lumière d’ici noircit
moins nos peaux que celle de l’été à Nice et à
Juan-les-Pins. » [1948, p. 48]
1 6 6
Il y a ainsi une espèce d’osmose qui s’accomplit entre la terre créole
et le Créole, ce que Marius Leblond nomme « l’imprégnation créole » :
« Nulle par t la séduction et comme la magie
coloniales n’opèrent plus vite et profondément
qu’aux Mascareignes ; au bout d’un an ou deux
de séjour à l’île les enfants nés en Europe de
parents européens, surtout ceux qui naissent à
la Réunion d’un Jurassien et d’une Bourguignonne, d’un Corse et d’une Picarde, sont aussi
intimement créoles que les camarades de leurs
jeux enfantins ou leurs condisciples des grandes
écoles. La séduction de l’île, certes aussi celle
de l’hospitalité qui en résulte, détermine une filiation indéracinable. » [1948, p. 115-116]
Et c’est bien parce qu’il est en harmonie avec cette terre d’harmonie,
en consonance avec elle, que le Créole est le seul apte à saisir le génie
des autres, à dire le surnaturel qui est leur lieu, comme le sien est celui
de la merveille. « La sympathie créole, écrit Marius Leblond, s’attarde
à exprimer le plus fidèlement les âmes indigènes » [p. 150]. C’est parce
que l’île est le lieu naturel du Créole que le lieu de l’Autre est nécessairement l’espace du surnaturel, sur cette île où les espaces imaginaires
et symboliques se juxtaposeraient :
« Cadeng deng cadeng ! À cette cadence bruyante,
les cortèges de Malabares, demi-nus, peints en
tigres et en singes, s’avancent dans certaines
rues aux jours de “Pongol”. Ailleurs, le tambour
bas appelle les nègres batailleurs aux “morengs”
de boxe. Dans des danses mozambiques de plantureuses cafrines se saoulent de grosse musique
qui rythme des cassements de reins lascifs. […]
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
Les cérémonies de religion hindoue ou musulmane
décorent de vêtements somptueux les temples
exotiques. En plein centre de la capitale on voit,
lors de quelque enterrement de Chinois, la voiture
du prêtre catholique précédée de Célestes semant
au-devant du mort une manne de papier destinée
à capter les Mauvais Esprits. » [1948, p. 38]
L’organisation sociale de l’espace colonial liée au paternalisme permet
au Créole de côtoyer les peuples enfants, en particulier par l’intermédiaire
des nourrices, et contribue aussi à cette saisie et cette compréhension
de l’espace de l’autre :
« Les “nénènes” réunionnaises ne sont pas des
secondes mamans qui tiennent à l’honneur d’être
sévères contre vos défauts et de vous corriger ;
[…] elles vous embrassent tout le temps, elles
vous bercent à tous âges, elles sont amoureuses
de vous et vous parlent déjà mariages, elles vous
font téter après leurs seins les histoires dont sont
gonflées leurs têtes si imaginatives, elles ont
des mots qui font éclater de rire et d’autres qui
font éclore les rêves en vous évoquant d’autres
Mondes. » [1948, p. 118]
Apparaît ici, en filigrane, cette idée que l’espace imaginaire de l’Autre
renvoie, malgré tout, à un ailleurs de l’île, à la différence de celui du
Créole, consubstantiellement lié au lieu et produit par lui. Ainsi, après
avoir rappelé que les non-Blancs viennent « de vingt contrées », les
auteurs de L’Île enchantée. La Réunion déclarent :
« Il n’est pas jusqu’à l’Océanie qui ne nous ait
fourni des échantillons de ses races les plus sauvages, dont les noms déformés revivent encore
dans les histoires des “nénaines” (nounous),
comme les Bougres et les Ogres dans le folklore
de nos provinces. » [1948, p. 36]
Mais, si l’espace du Créole est inaccessible aux non-Blancs, celui de ces
derniers ne saurait comporter de mystère pour ceux qui ont la maîtrise
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de l’espace et du temps. Mais cette exhibition de maîtrise dans le discours ne peut qu’interroger. Il est évident que cette surenchère renvoie
à une certaine conscience d’une imposture, qu’elle connote la perception
d’un déclassement, comme le montrent les violentes attaques du discours social contre les non-Blancs accusés soit de vouloir s’accaparer
les terres et les richesses de l’île, ainsi qu’on le voit par exemple dans
le pamphlet contre les Indiens de Pascal Crémazy* intitulé « Le grand
décalogue malabar », soit de menacer la légitimité blanche. Le discours
de surenchère est bien ici un discours de compensation qui dit, d’une
façon ou d’une autre, la peur de l’Autre et une certaine conscience du
retour possible d’une Histoire réprimée ou refoulée :
« Il faudrait organiser lentement l’exode vers les
hauteurs, la protection méthodique de “la population des hauts”, de la haïtisation qui menace
plusieurs de nos colonies laissées sans direction, à y maintenir une heureuse proportion de
race blanche nécessaire à une sauvegarde fraternelle des races noires trop insouciantes et
gaspilleuses. » [1948, p. 52]
Dès lors, le rapport particulier des non-Blancs, et en particulier des
Noirs, au réel est reformulé dans le cadre d’une opposition de valeurs
et d’univers. Au fantasme d’harmonie, qui est à l’origine de la posture
paternaliste, succède l’inscription de la terreur engendrée par les Noirs
dès lors que l’Histoire est présente :
« Contre les esclaves “marrons” en fuite dans
les gorges sauvages de l’intérieur qui reviennent
fréquemment la nuit piller les magasins, dévaster les plantations, incendier les maisons, il faut
protéger les femmes et les filles frémissantes.
L’horreur du Noir naît du récit, du spectacle de
cette guérilla dramatique que Dayot* a narrée. »
[1948, p. 31-32]
Face à la merveille du monde créole, le surnaturel et les mystères du
Noir sont alors reformulés sous les espèces terrifiantes de la sorcellerie
et de l’animisme. Marius Leblond écrit :
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
« Cette “population de couleur”, de toutes les
couleurs, est née elle aussi du fond de bassecour ethnographique et tout domestique de
l’Éden blanc d’Adam et Ève. Les premiers Blancs
ont emmené avec eux un tout petit nombre
d’esclaves malgaches qui ont aussitôt fui dans
l’intérieur de l’île et y ont constitué, parallèlement à l’Éden blanc de la Côte, un Éden noir ou
plutôt “marron” du creux de l’île : quasi nus dans
ces régions souvent glaciales, pour s’y réchauffer ils ont fantastiquement proliféré. La population de couleur reste toute marquée de cette
naissance dans le marronnage. Il y a là un autre
élément du Drame, une atmosphère de menaces terrifiantes et de massacres possibles qui
pèse tout le temps sur la société blanche et
hallucine les enfants : le mélodrame de la sorcellerie cafre dans le Paradis chrétien. […]
alors que tous les “quartiers” du littoral portent
des noms de saints, tous les pics et cirques à
l’intérieur arborent des noms malgaches, pour
la plupart ceux des chefs “marrons” : Salazes,
Salazie, Cilaos, Maffattes, Piton d’Anchaing,
Piton de Cimendef, noms maudits d’anciens
esclaves qui ont eu le rôle le plus cruel de
Révoltés, de Déchus, de “Diables noirs”, qui,
tout le premier siècle de la Colonisation, y ont
semé la Désolation, déterminé une vraie Terreur Noire. […] Oui, la Carte de l’Île “divine” de
Leconte de Lisle se résume en double cercle de
noms : en haut une couronne de dieux étranges comme des Poèmes Barbares, en bas une
ceinture de protection de noms de saints
catholiques, bienfaisants – noms bénis invoqués comme pour conjurer ceux des diables
de couleur. »
[1948, p. 118-120]
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1 7 0
C’est ainsi que se donne à lire, dans les manifestes et les essais, l’idéologie explicite, quoique polymorphe, du discours colonial, qui relève d’une
volonté d’hégémonie dans l’espace du discours social et qui, effectivement,
est hégémonique. Mais lorsque cette idéologie est narrativisée, dans
l’espace romanesque où l’idéologie hégémonique rencontre le travail de
l’écriture, elle se retrouve parfois prise dans des réseaux de signification
qui l’excèdent ou la transforment, l’infléchissent en tout cas. Comme le
note Edmond Cros* :
« Lorsqu’on remonte de représentation en représentation, en amont du texte, on débouche
toujours sur des pratiques sociales discursives
ou non discursives. Ce sont toujours des pratiques sociales qui, présentes dès l’origine du
texte, impulsent ou canalisent le dynamisme de
la production du sens. L’écriture s’installe en elles
et s’institue à travers elles. » [1990, p. 4-5]
Il précise :
« Si on accepte de considérer que tout appareil,
et donc toute pratique sociale, sont en quelque
sorte des précipités idéologiques, c’est-à-dire
des espaces où des situations sociohistoriques
se transforment, à un r ythme propre à ces
espaces, en structures idéologiques évolutives,
on remarquera qu’en traversant ces structures
et en étant traversée par elles dès son origine, l’écriture prend en charge une fonction de
distribution idéologique qui mérite toute notre
attention. » [1990, p. 4-5]
À ce niveau, s’il y a bien une présence de l’idéologie qui engendre le
texte, en particulier dans les discours d’auteur ou le discours narratorial,
dans l’organisation même du texte parfois, dans sa fabrique, il y a aussi,
cependant, une idéologie propre au texte, surgie du texte, en dialogue
– et le plus souvent en consonance, certes – avec celle qui l’a engendré.
Comme le signale Jean Fabre* : « Le Fantastique, comme le Réalisme
d’ailleurs, n’exhibe pas directement son idéologie mais la déguise par de
multiples médiations. » [1997]
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
Il ne s’agit pas seulement, bien entendu, de représentations ou de références sociales et culturelles, mais bien de réglages formels, discursifs,
narratologiques, rhétoriques. Il est normal, alors, d’envisager, pour
reprendre les termes de Claude Duchet*, « la perception de l’idéologique
comme textualité active et non plus comme fausse conscience ». [1988]
En ce sens, il n’est nul besoin de considérer le texte littéraire comme
un espace de mise en ordre du désordre du discours social, même si
l’on admet une régulation de ce discours social par un certain discours
hégémonique. Plus précisément, il convient de le considérer – et singulièrement le roman – non pas comme un ordre là où le discours social
serait du désordre, mais comme ce qui donnerait à voir et à lire le
désordre des discours, leur hétérogénéité, leur dialogue, même si, de
toute évidence, une voix demeure majoritaire, plus audible que d’autres,
même si, parmi toutes les voies co-présentes, l’une d’entre elles s’efforce
de demeurer, sinon la seule, du moins la plus lisible, y compris par la
façon dont elle trie parmi l’interdiscursif et l’intertextuel pour se constituer. Ce qui, d’une formation ou d’un texte, est éliminé compte au moins
autant que ce qui est repris et transformé.
Dans le cadre de leur projet sur le roman des races, les Leblond
consacrent une longue nouvelle intitulée Cafrine au rapport que les Noirs
entretiennent avec le lieu. Ce texte, publié en 1905, est antérieur aux
grandes tentatives de théorisation et de justification du discours et du
roman colonial. Il y a, dans cette nouvelle, une présence évidente du
discours sur les races, mais ce qui importe davantage ici, c’est que
l’idéologie est, en grande partie, déplacée du récit et du discours vers
la description des gens et des choses, et vers la description de leurs
rapports. Il est clair que ce déplacement produit aussi du sens à l’intérieur
de l’idéologie coloniale qui, on l’a vu, situe les « races » dans leur rapport
au lieu et ici, singulièrement, dans le rapport qu’elles entretiennent avec
le naturel. Le surnaturel fonctionne dans ce rapport spécifique au naturel.
Les « Cafres » sont présentés dans une relation quasi sorcière d’osmose
avec le monde de la nuit qui est postulé comme le leur de la même façon
que le jour est le monde du Blanc : d’un côté des êtres de nature, de
l’autre des êtres de culture qui comprennent la nature, mais pas le
monde de la nuit dans lequel ils sont perdus :
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« Maintenant, Cafrine se trouvait au carrefour
de deux routes, entrait à droite dans un fourré
de goyaviers serrés, déjà noir comme la nuit dans
le soir qui s’approfondissait. Épuisée, elle s’y
cachait, fermant ses paupières d’instinct pour
ne point se laisser trahir par l’éclat des sclérotiques. Il arrivait un moment après, dans son
linge blanc sali par la terre et par les ténèbres,
indécis entre la droite et la gauche, ne distinguant
rien à l’horizon d’aucune piste. Et découragé
devant la nuit de cirage qui constamment allait
tacher davantage ses vêtements, il tirait un coup
de feu en l’air et, furieux, rebroussait chemin. »
[1905, p. 274]
1 7 2
Cette nouvelle inscrit donc pleinement l’espace de la nuit comme un
espace réservé aux Noirs, c’est-à-dire ici aux « Cafres » et, en particulier,
aux jeunes qui, eux, savent voir la nuit et dans la nuit, ce qui les inscrit
dans une vraie vie, une vie pleine. Lors d’une discussion entre les deux
personnages féminins, Rose et Cafrine, la première reproche à la seconde
son manque d’enthousiasme pour les errances nocturnes et lui en signale
les conséquences désastreuses :
« Est-ce que Cafrine avait déjà “tatane” ? Alors
elle ne connaîtrait bientôt plus le bonheur des
soirées libres. Le “boucan” se refermerait sur
elle comme un parc sur la volaille. Et ses yeux
deviendraient vite des yeux qui ne savent plus
voir dans l’obscurité, des yeux de poule… Pauvre
Cafrine vieillirait vite ! » [1905, p. 266]
Que la nuit soit réservée aux Noirs, le texte y insiste sans cesse, jusqu’à saturation de la parole narratoriale qui utilise la feinte du discours
indirect libre. On a ainsi des notations en de nombreux passages [1905,
p. 264, 265, 278, 286, 297, 298, 301] d’une nouvelle qui fait une cinquantaine de pages.
On peut relever, par exemple, l’énoncé suivant :
« C’est parce qu’ils ont voulu vivre le jour, à
la manière des Blancs, que les Noirs ont été
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
domestiqués. Ils sont obligés de bûcher parce
qu’ils veulent parader le jour ; – et de la sorte ils
ne vivent ni le jour ni la nuit. La nuit a été créée
pour les Noirs : alors le nègre doit être le seul
maître de la Terre comme, le jour, le Blanc en est
le seul possesseur. Cafrine est fière de la nuit
parfumée d’odeurs comme d’une chambre qui lui
appartient et où elle se prélasse à sa guise, avec
la liberté de se déshabiller si elle veut. Guistave
est libre dans la nuit comme dans un vaste arbre
d’ombre où il grimpe, où il saccage les fruits et
d’où il “saboule” le monde… Et Rose y est
délurée, Paul-Émile solide et protecteur sans
“caponerie”. » [1905, p. 297]
Si ce partage des espaces du temps est conforme à l’idéologie coloniale
des Leblond, il n’en révèle pas moins la peur qui est celle du narrateur
– et, au delà, vraisemblablement des auteurs – d’être confronté à une
occupation du lieu qui serait transformé à partir et en fonction d’un
ailleurs qui est, ici, l’Afrique. Certes, la séparation entre l’espace ordonné
et laborieux du jour, sous la direction du maître blanc, et l’espace ludique de la nuit pour les Noirs prépare et présuppose l’altérité qui fait
que les deux, conformément au discours doxique, ne sont pas au même
stade de l’humanité, mais en même temps l’occupation de la nuit
implique une pratique du lieu qui échappe au Blanc et qui, à terme,
peut constituer un danger :
« Ils voyaient en eux-mêmes comme dans les
ténèbres et la vie leur apparaissait un beau
“séga” déroulé indéfiniment par tous les soirs.
Les jours étaient des lendemains de tams-tams :
on y avait mal à la tête ; les nuits étaient des
bals cafres, sous la résonance du ciel et dans
l’odeur de géranium piétiné. » [1905, p. 301]
Dès lors, l’opposition radicale entre le jour et la nuit, si elle a l’avantage, pour le Blanc, de circonscrire l’espace imaginaire du Noir, peut,
en même temps, détacher les univers les uns des autres et, de cette
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1 7 4
façon, permettre le rêve de mondes libérés de la présence blanche et
ainsi occupables, appropriables, habitables par les Noirs :
« La terre leur appar tenait : les champs de
caféiers, vus d’un peu haut, étendaient de longues
nattes brunes, les champs de maïs des saisies
plus claires… et les gros arbres, agglomérés
comme dans un parc, étaient noirs ainsi qu’un
troupeau de cochons. Le jour, blanchissant le
monde à la chaux, le rendait à la propriété du
Blanc et aux éclats des couleurs étrangères.
Mais tout ce que le Blanc faisait arracher le jour
avait l’air de repousser pour eux dans la nuit…
Aussi loin qu’ils auraient marché, aussi loin la
terre leur aurait appar tenu. […] Les troncs
fatidiques d’arbres à chandelle, au milieu
d’enclos inextricables de crocs-de-chien déchirants, figuraient des arbres fétiches de la
race… L’odeur écrasante du géranium était une
maman. » [1905, p. 284]
La notion d’ « arbres fétiches », qui apparaît ici, montre bien ce qu’il
en est de la peur à l’œuvre dans la constitution de la figure de l’autre
comme figure de la nuit et donc, d’une certaine façon, figure de la terreur.
Libérée de la présence et de la coercition du Blanc, la nuit peut ouvrir
sur des espaces autres, antérieurs, primordiaux :
« Ils marchèrent, croyant aller au hasard de
leurs pas, mais guidés par Guistave. Barrières
de jardin tressées de paille et hautes ainsi que
des enclos de village au-dessus desquels dépassaient des sommets de pruniers-malgaches
pareils à des “boucans” ; sentiers qui tournaient
en danse de “séga” au milieu de roches basses
et oblongues comme des tambours ; feuillages
obèses sous lesquels les troncs blanchâtres à
nœuds noirs montaient comme des échelles ;
plateaux pierreux qu’on n’avait pu ensemencer :
ils avaient, par l’imagination nocturne de leurs
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
esprits grands ouverts dans l’obscurité, l’illusion
de voyager dans un pays ténébreux et natal. »
[1905, p. 297-298]
Ces espaces permettent une autre installation sur le lieu. Celle-ci autorise
le lien avec, par exemple, l’espace africain dans lequel, logiquement, le
lieu unique de l’île ne peut que se perdre, surtout si ce lien avec l’Afrique
installe celle-ci sur l’espace insulaire :
« Par l’existence nocturne on rejoindrait le passé
ténébreux de la race africaine : on habiterait
le continent sombre et indiscontinu de la Nuit,
en grandes familles qui se déplaceraient sans
bruit sur le sol mou comme un matelas de la
nuit. » [1905, p. 287]
Or, conformément au discours colonial classique, l’Afrique est un espace
dangereux, défini par l’anthropophagie et les sacrifices humains [p. 294].
Ainsi lié à l’Afrique, l’espace de la nuit permet, tout en inscrivant les
fantasmes du Créole – y compris ceux du viol de la femme noire [p. 273,
275], – de reconstituer l’ancienne histoire du marronnage [p. 303] dont on a
vu ce qu’elle comportait de terreur pour le Créole. Ainsi donc, loin d’être
un espace-temps détaché de l’Histoire, la nuit fait revenir cette dernière dans ce qu’elle a de plus conflictuel et de plus dangereux. Plus
exactement, bien que – ou parce que – se situant en dehors de l’espace
balisé des travaux et des jours gérés par le Créole, la nuit fait advenir
le retour ou la possibilité d’une Histoire qui n’est pas celle de ce dernier,
qui n’est pas subordonnée à la sienne, qu’il ne maîtrise pas.
« Il y a des endroits sûrement où se réunissent
les gens qui traînent le soir pour raconter des
histoires et danser en rond autour d’un grand
chaudron où bout de la nourriture pour tout le
monde. C’étaient ces rendez-vous qu’il fallait
trouver : sous les arbres en boule ou dans des
cavernes de ravine. » [1905, p. 265]
La nuit peut déborder sur le jour, comme le montre cette description de
la case de Cafrine :
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« L’ombre aussi de la case entretient durant le
soleil une épaisseur de nuit ; les grandes feuilles
de tabac blond qui pendent au plafond saturent
la chambre obscure comme un coffre d’une senteur de songe piquant au nez. » [1905, p. 248]
1 7 6
Ce débordement possible, signalé dès l’orée du récit, indique bien quel
est l’enjeu de l’inscription du Noir dans l’espace nocturne. Il signale en
même temps le danger de ce rapport particulier au lieu. Il fait signe pour
un débordement craint et possible de l’Afrique et de ses références
sur l’île, qui prépare ainsi un surgissement des ombres et des sorts de
la nuit, susceptibles d’interférer avec le jour. La nuit est, en effet,
décrite comme l’espace où s’agitent les ombres plus ou moins
définissables [p. 261, 264], où tout peut se transformer en autre chose :
« Au fond tout déménage la nuit : il semble que
tout le monde est fermé dans les cases ; mais
ce n’est pas vrai : il y a beaucoup de monde caché
et glissant dans la nuit ; quand on passe près des
arbres, on sent que toutes les branches et tous
les feuillages peuvent très franchement, tout d’un
coup, se mettre à remuer ; il y a des âmes dans
la nuit et il y a des corps ; on est en bande, et le
cœur et le corps des “cafres” est agité comme
dans une grande assemblée où l’on boit, l’on vire,
et l’on se roule à terre tout le monde ensemble
en quantité, avec du tapage et du silence. Et c’est
surtout quand l’on danse que l’on voit que tout
tourne et serpente dans la nuit. » [1905, p. 269]
Le fait que l’espace des Noirs soit celui des ombres, de l’insaisissable
et de l’informe, renvoie directement à la perception de l’univers noir
comme étant celui des sortilèges, de la sorcellerie ; un univers où Cafrine
« savait étrangement regarder dans les ténèbres » [p. 251], où elle est dite
« sachant, sans voir » [p. 253]. Même le lieu de vie diurne, la case, est
présenté comme un espace de sorciers :
« Il passa entre eux deux le petit cochon noir négligent et brouillon, la poule noire minutieusement
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
attentive, le chat noir mol et absent qui a toujours l’air d’avoir fumé. Cafrine, indifférente, dans
la pénombre poussiéreuse de la chambre, assise
sur un petit banc, se reposait, les jambes tendues, le regard d’ivoire buté à l’ongle violâtre des
orteils accostés. » [1905, p. 248]
À plusieurs reprises, les personnages sont décrits en référence à des
figures de sorciers. Ainsi Cafrine, dont il est dit qu’elle est « silencieuse
et insaisissable » [p. 283], qui est qualifiée de « subtile », nous est montrée menaçant Rose « d’un auriculaire malicieux conjurant le sort » tandis
que cette dernière entrecroise « ses doigts secs comme une sorcière
méchante » [p. 282]. Un passage décrit ainsi Guistave :
« Guistave cherchait partout, cherchait en l’air,
pour trouver des idées, regardait les étoiles semblables à d’inaccessibles étincelles, ayant aux
mains le désir de sorcier d’en dérober au ciel pour
les glisser aux chaumes des paillotes. […] Les
végétations épineuses, agressives comme d’avoir
à se défendre plus spécialement la nuit ou de
hérisser les murs des habitations, étaient celles
qu’il aimait à percer et à traverser de part en
part, dans son instinct défricheur. » [1905, p. 296]
Cela explique l’osmose du Noir avec la nuit insulaire et avec sa propre couleur :
« Il n’y avait pas de lumière dans la chambre
immense du monde ; et l’intérieur et l’extérieur
du corps de Cafrine se sentaient voluptueusement noirs ainsi que se sent noir la nuit l’intérieur des fruits, l’intérieur des troncs et l’intérieur
des collines. » [1905, p. 253]
Cette osmose, ainsi déclinée tout au long de la nouvelle, se justifie donc
par l’inscription de la part africaine sur la terre réunionnaise. Elle dit le
sortilège et inscrit pleinement l’espace du Noir comme espace du surnaturel,
c’est-à-dire, en dernier ressort, du naturel primitif, précivilisationnel. C’est
pour cela que, de manière tout à fait classique, les personnages sont
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systématiquement animalisés. Un nombre considérable de portraits utilise
soit la comparaison soit la métaphore animales [p. 247, 254, 256, 258, 259, 261, 267, 272,
274, 276, 278, 288, 293, 295, 304]. La végétalisation forcenée des personnages de la nuit
renvoie encore davantage au primitivisme [p. 257, 259, 263, 266, 282, 286, 300]. L’osmose
est possible parce que le personnage est végétal, perçu et décrit sous
les espèces du végétal, comparé au végétal, comme dans cet énoncé :
« Et tandis que la douce calebasse de Cafrine,
contre lui, roulait pleine de liqueur et de sirop,
les mains noires de la nuit pressaient du miel de
toutes les ruches d’ombre : on en sentait l’odeur
de caramel. » [1905, p. 300]
1 7 8
Le Noir est ainsi décrit comme nature, vivant non seulement au rythme
de la nature, mais étant lui-même nature. De ce fait, il ne relève pas de
la culture. Il est dit de Rose et de Cafrine :
« Et dans le profond enveloppement elles reprenaient leur marche réglée par l’astre comme le
rythme des marées et des sexes. Leurs promenades d’ombres nègres jouait avec la course
blanche de la lune. L’espièglerie de leurs enfances joufflues trouvait en la balle lunaire une
compagne de gambade. Et, bombant comme une
joue qui s’arrondit de la jeunesse à l’adolescence,
la figure de la lune. » [1905, p. 255-256]
Tout est, de cette façon, lié : la nuit, le Noir, l’enfance, la nature. Le récit
colonial construit un espace propre au Noir, à la nature du Noir. Il fait
prendre en charge, par le biais du discours indirect
56. « Nous sommes vraiment des enfants de la
libre, la construction de cet espace par les pernuit ! »
sonnages noirs. Ceux-ci déclarent, en effet, à la fin
de la nouvelle, sans qu’on sache très bien s’ils parlent en créole ou baragouinent en petit-nègre, après qu’ils ont décrété qu’ « ils allaient peupler
l’ombre » [p. 305] : « Nous-là pour de bon z’enfants de la nuit 56 ! » [p. 309]
On voit comment opère la stratégie du roman colonial des Leblond sur
cette question. Le personnage noir défini comme un être – essentiellement féminin, par ailleurs – de la nuit, de l’ombre, de la nature, ayant
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
un rapport osmotique et sorcier avec la végétation, ne se distingue plus
de la nature et des ombres. On comprend donc pourquoi leur naturel
est le surnaturel du Blanc, de la même façon que leur Histoire est une
sur-Histoire. Rien du conflit réel ne se dit, tout est renvoyé à l’espace
du naturel ⁄ surnaturel. Ce n’est pas pour rien que la nouvelle se clôt sur
le fantasme de la prolifération à venir dans la nuit des ombres nées des
amours de tous les Noirs qui l’occupent, prolifération redoublée par la
métaphore végétale du pandanus [p. 306 à 308]. L’Histoire du rapport au lieu,
quand il s’agit des Noirs, n’est plus qu’une question de nature et de
surnature. Et c’est par ce détour que se donne à lire l’inscription romanesque de l’idéologie coloniale.
Au début du XX e siècle, les écrivains Marius et Ary Leblond définissent
littérairement l’espace qui est dévolu aux Noirs sur le sol réunionnais.
Il faut rappeler que cela se fait dans le cadre d’un discours sur la légitimité du rapport au lieu et à l’Histoire. Le roman colonial renvoie bien à
la question d’un site. Ce site, dans la seconde moitié du même siècle,
au moment où commencent à se lézarder les empires coloniaux et où
la très vieille colonie réunionnaise est transformée en département
d’outre-mer, un roman tente de le trouver, dans une tentative remarquable de résoudre les contradictions narratives, discursives et textuelles du roman colonial. D’un certain point de vue, Sortilèges créoles
de Marguerite-Hélène Mahé [1952] pourrait être considéré comme l’aboutissement du discours romanesque colonial, la frontière où il pose les
conditions de possibilité d’un autre discours, tout en restant pris dans
son propre cadre théorique et conceptuel.
Le titre est d’ailleurs une sorte de mise en abyme de cette problématique. Il connote, en effet, dans sa dimension intertextuelle, à la fois
le discours exotique du récit de voyage et le roman colonial des Leblond.
On y retrouve, en citation reconnue et revendiquée deux titres des
Leblond : Les Sortilèges et L’Île enchantée . Mais le jeu sur ces titres
situe ces derniers dans un espace énonciatif différent qui déconstruit
leurs programmes de significations attendus. À « sortilèges » est ajouté
l’adjectif « créoles ». Or, chez Marius et Ary Leblond, la notion de sortilèges est liée aux « races inférieures », puisque le Blanc s’inscrit dans
un espace cognitif qui est celui de la raison occidentale et civilisatrice.
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L’adjonction de « créoles » à « sortilèges » pourrait donc faire se rencontrer les deux espaces, puisque dans le discours colonial – y compris
chez Marguerite-Hélène Mahé – « créole », d’un point de vue anthropologique, signifie bien « blanc », et de ce fait, en intégrant l’Autre, règle
différemment le sens du mot dans le texte et dans l’histoire. De la même
façon, L’Île enchantée est bien un titre des Leblond, mais le paratexte le
fait jouer avec Eudora, prénom qui consonne explicitement avec Pandora,
surtout si l’on sait que l’épigraphe du roman est la première phrase
d’ Aurélia de Nerval*, que l’une des héroïnes s’appelle Sylvie et que le
roman se structure autour de deux récits en miroir. On voit donc comment la référence coloniale est doublement déconstruite, dans le travail
du titre, par un mouvement qui consiste d’une part à situer l’une des
origines textuelles dans un type d’écriture non naturaliste, d’autre part
à situer l’origine du discours natif dans une dissémination de paroles et
de représentations culturelles. Le propos du roman, en effet, est bien la
question des origines et de son interprétation. Cette question est textualisée par un faisceau interdiscursif serré, par une sorte de désir de
polyphonie, comme s’il s’agissait de produire le roman de tous les chants,
le roman « enchanté ». De ce point de vue, le roman est un montage et
une lecture des textes qui construisent l’image narrative de La Réunion.
Il reprend ainsi l’épopée héroïque du marronnage – vue par les Blancs
bien sûr – avec des références explicites à Bourbon pittoresque d’Eugène
Dayot mais réactualise aussi le discours des récits de voyage sur l’Éden,
la faune paradisiaque des premiers temps, ou les cyclones dévastateurs.
Ainsi la confession de Sylvie s’ouvre sur ces mots :
« Quand je remonte le cours de ma mémoire
pour y atteindre ma prime enfance, je n’y trouve
que des sensations estompées au milieu de
paysages édéniques. Mes premiers pas furent
amor tis par le velours de ver ts gazons ; des
fougères arborescentes d’or et d’argent tamisaient sur ma couche l’ardeur d’un soleil que les
branches touffues de grands arbres arrêtaient
déjà à demi. Ils portaient d’énormes fleurs. Les
lianes s’enroulaient à leurs troncs. Les oiseaux
traversaient le ciel comme des flèches d’or ou
des arpèges colorés. » [Mahé, 1952, p. 97]
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
Le roman construit ainsi une homologie entre l’enfance de Sylvie et
l’enfance de l’île. De même que la sérénité originelle de Sylvie doit être
retrouvée (et reconstruite) par sa descendante Eudora, de même la
paix de l’île devra être retrouvée et reconstruite par tous les descendants des premiers habitants.
Cela dit, la visée narrative principale est en accord avec l’interdiscours
colonial que le roman reprend, en l’infléchissant très nettement vers le
paternalisme. On y retrouve la représentation des races caractéristique du discours colonial, avec des quasi-citations de Leblond 57, ou la
reproduction de stéréotypes, comme à propos de Rahariane, la femme
de Zélindor, le chef « marron ».
« Au son du tam-tam que fit battre Zélindor, les
cases se vidèrent. Tandis que les hommes palabraient avec passion, les femmes, auxquelles les
enfants étaient accrochés comme des
57. Voir, par exemple, la
grappes, parachevaient leur toilette en
description des « petits
plein air. Les “Cafrines” se limaient les
Blancs » comme un écho
du Miracle de la race :
dents, tandis que les “Yoloffes” accen« On reconnaissait ces parents à leur mise dominituaient par des traits de couleur les
cale, à leur réserve, à un
horribles tatouages qui les défiguparler plus chantant et
plus lent, car la timidité
raient ; les négresses de Mozambique
liait leur langue. Plusieurs
brinquebalaient avec fierté leurs seins
d’entre eux, vénérables
patriarches, étaient les surlongs comme des “patolles” qu’elles
vivants du Bourbon des
étiraient, des années durant, jusqu’à
âges héroïques, ceux qui,
dans la solitude de leurs
leur faire atteindre quinze ou dix-huit
habitations, sont fidèles
pouces. Rahariane se tenait au milieu
aux traditions. Le vent faisait flotter leurs longues
des femmes. Elle était, comme la terre
barbes aux reflets cuivrés
et les épais favoris. Les uns,
d’Afrique, d’une beauté féconde et sauportant les moustaches
vage. De taille élevée, forte sans lourtombantes, évoquaient ces
Celtes, dont le type transdeur, elle s’appuyait puissamment sur
planté dans l’île y puise
le sol comme pour en puiser la sève.
comme une forme nouvelle ; d’autres, ces hardis
Les longues jambes, les hanches épaNormands dont le vieux
nouies, tout semblait concourir à sousang viking met aux joues
de leurs filles des roses
tenir le buste qui s’offrait avec perfecd’églantier. Dans leurs hation dans sa plénitude. Les cheveux
bits de coupe surannée, ils
ne se sentaient pas à l’aise,
séparés en fines tresses, luisantes
mais n’en paraissaient pas
moins dignes. » [1952, p. 30-31]
d’huile de coco et ramenées comme
1 8 1
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un cimier, amenuisaient la tête petite aux lèvres
pleines. Le nez droit et la peau à peine brunie
indiquaient toute la distinction de la race hova. »
[1952]
1 8 2
Dans la même visée, si les chasseurs de Noirs « marrons » sont dénigrés,
on précise bien qu’ils sont mulâtres. Le roman reprend d’ailleurs, à
propos de la mulâtresse Cora, le discours colonial sans aucune distance.
Elle est représentée comme une par venue, méprisante et parfois
vulgaire, mais, en même temps, désirable et provocante, et, en ce sens,
comme un danger pour les hommes blancs. Mais le discours colonial
est malgré tout mis en perspective par l’intégration du surnaturel. Celuici est explicitement situé dans son origine romantique et nervalienne,
et le sortilège est présenté comme faisant partie de la culture blanche,
essentiellement bretonne et périgourdine – ce qui renvoie, on le sait,
depuis Leblond, aux origines mêmes du Créole –, pour ainsi dire occidentale, vu les références explicites à Nausicaa et à l’ Odyssée . Mais
sous ce premier « surnaturel » en apparaît un autre, produit par les
traditions populaires de l’île. Le texte intègre ainsi à la trame narrative,
et cela dans la perspective narratoriale, le discours et l’univers rejetés
dans le roman colonial du côté des Noirs et de la superstition. Plus exactement, il confronte un merveilleux et un surnaturel. Le récit repose
d’ailleurs sur une donnée fantastique, qui est moins d’ailleurs celle de
la réincarnation (mais pas au sens indien de l’avatar) que du croisement du retour du Même et de la construction de la figure du double.
Mais ce croisement se fait en contexte colonial, et, de nouveau, ce sont
la question du rapport au lieu et celle des origines qui sont problématisées, en liaison avec celle de la légitimité.
Le roman fait se croiser l’histoire d’Eudora de Nadal au début du XXe siècle
et celle de son aïeule Sylvie de Kerouet au XVIIIe siècle. Ce qui fait le lien
entre elles, c’est la figure de l’esclave Kalla, morte sans sépulture et
devenue, sous les traits de Grand Mère Kalle, une âme errante qui continue
à veiller sur la famille des Nadal et, en particulier, à la prévenir lorsqu’un
malheur doit s’abattre sur elle. Le récit tourne donc autour de la question
de la sépulture de Kalla, de sa mise en terre afin que son âme soit enfin
apaisée et que le monde des morts se sépare de celui des vivants.
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
Il est intéressant de voir que, parmi toutes les légendes possibles
liées à Grand Mère Kalle à La Réunion, le texte n’a retenu que celle qui
en fait une esclave sans sépulture. A été écar té, en par ticulier, un
hypotexte important, celui qui fait de Grand Mère Kalle l’âme errante de
M me Desbassyns, figure même de l’esclavagiste dans le discours populaire réunionnais et qui, dans le discours de la bourgeoisie créole, est
présentée comme « la seconde Providence ». Ce choix est d’autant
plus remarquable que la description de Sylvie de Kerouet en fait,
cruauté et exactions à l’égard des esclaves évacuées, l’équivalent de
Mme Desbassyns comme gestionnaire avisée et efficace du domaine
familial. Les choses sont claires, ce n’est pas du côté des maîtres que
l’âme erre, que le rappor t au lieu et à la terre est défectueux, que
l’Histoire manque. Ce traitement de l’intertexte58 n’est pas unique ; il est
même systématique. Ainsi, le personnage de Parny, qui intervient dans
le roman comme compagnon de fêtes du chevalier de Nadal, l’époux de
Sylvie de Kerouet, est présenté comme un poète libertin, auteur des
Poèmes érotiques, alors même qu’est évacuée la référence à ses prises
de position anti-esclavagistes et à ses Chansons madécasses qui mettent en scène le conflit entre Blancs et Noirs, maîtres et esclaves, colons
et colonisés. Une fois de plus, c’est bien l’Histoire du conflit qui est
évacuée. Lorsque celle-ci apparaît, en particulier à propos du « marronnage », c’est par le biais de la reprise sans distance du texte fondateur
de « l’épopée blanche » sur l’île, Bourbon pittoresque , dont les personnages réapparaissent dans le texte de Marguerite-Hélène Mahé, soit
comme personnages secondaires – c’est le cas de Touchard, – soit
comme personnage principal dans le cas de François Mussard. L’Histoire
n’a de place que comme roman ou comme matière romanesque. Certes,
le discours sur les chasseurs de « marrons » est plus critique que chez
Dayot (dont le roman, inachevé, est de la première moitié du XIXe siècle),
mais il est à noter, comme on l’a déjà signalé, que les personnages
négatifs sont des mulâtres. Ou alors il s’agit de
58. Edmond Cros note que
« marrons » en lutte, comme Zélindor, ou bien de
« l’intertexte n’est jamais
Français venus de la métropole comme le chevalier
aléatoire ; il s’impose par
le jeu des affinités de strucde Nadal. Il s’agit bien d’une histoire entre Créoles
turation que ses propres
(au sens colonial du terme), et la place faite aux
idéosèmes présentent avec
le ou les idéosème(s) resbons serviteurs noirs ou à la question de l’âme
ponsables de la sémiosis ».
[1990, p. 10]
errante de Kalla se comprend par rapport à cette
1 8 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
question du conflit de légitimités entre Européens et Créoles d’une part,
entre récits des Créoles et récits des Noirs à propos du lieu d’autre
part. Ce n’est pas pour rien que l’arrivée du chevalier de Nadal sur les
terres des Kerouet est racontée à travers l’ Odyssée . Sylvie de Kerouet
n’a rien d’une Pénélope et, confrontée aux infidélités répétées de son
mari extra-insulaire, elle aura une liaison avec François Mussard, son
amour de toujours, descendant des habitants héroïques de Bourbon et
figure du Créole : de cette relation naîtra l’héritier du domaine et le
fondateur de la dynastie des Nadal. Mais ce qui est surtout intéressant
dans le choix de l’ Odyssée , c’est qu’Ulysse est la figure même de celui
que l’Autre n’intéresse pas, que les lieux de l’Autre laissent indifférent,
qui ne pense qu’à rentrer chez lui, à retrouver son propre site. Comme
l’écrit Emmanuel Levinas* :
« Son aventure dans le monde n’a été qu’un retour
à son île natale – une complaisance dans le Même,
une méconnaissance de l’Autre. » [1972, p. 43]
1 8 4
L’éviction du chevalier de Nadal du récit, comme celle de celui qui, deux
siècles plus tard, porte son nom, est donc logique. Mais est-ce à dire
que ceux qui se posent comme habitants légitimes du lieu portent plus
d’attention à l’Autre ? C’est apparemment ce que semble vouloir dire le
texte, à la fois par le jeu du titre et par l’insistance de la fable à vouloir
inscrire les restes de Kalla dans le tombeau même de Sylvie de Kerouet.
Mais ce n’est pas si simple. On a vu quelle place était réser vée à
l’Autre dans cet essai de Leblond qui – et ce n’est pas un hasard dans
la mesure où les Leblond ont été les premiers lecteurs du manuscrit de
Marguerite-Hélène Mahé – porte en partie le même titre que le roman
de Mahé. La structure en abyme du récit, le retour des mêmes noms ou
des mêmes figures, tout cela montre bien que ce qui est en jeu est la
question des filiations et des origines, thématisée au niveau familial par
la question de la bâtardise posée comme élément de vraie légitimité face
à l’intrusion de l’étranger. Au-delà – et la reprise du texte fondateur de
Dayot le montre bien – la question de l’origine pose un conflit de légitimité et d’espace. C’est dans cette perspective que la figure de Kalla,
avant d’être une âme errante, est conçue comme une figure du double.
De manière paternaliste dans le récit de Sylvie qui se situe dans le temps
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
des origines de la famille et de l’île, de manière surnaturelle dans le
récit contemporain consacré à Eudora. Inscrire le double, c’est bien
lui faire une certaine place, mais c’est aussi inscrire l’Autre comme
ombre, comme cela qui ne saurait prétendre à la légitimité. D’une
cer taine façon, le texte tourne autour d’un mythe de fondation qui
voudrait inscrire la légitimité et, dans une perspective paternaliste,
inscrire cela qui légitime la légitimité :
« Comme si l’archê, comme fondation première
ou commencement absolu, était impossible à
affronter de face et ne pouvait donner lieu qu’à
des opérations discursives et à des stratégies
narratives d’évitement qui, dans le moment même
qu’elles autorisent à la dire, en conjurent l’excessive violence. » [Hartog*, 1996, p. 27-28]
C’est bien pour cela que le texte s’ouvre sur un retour, celui d’Eudora au
domaine de Mahavel, présenté comme le vrai lieu de la famille, l’espace
où l’héroïne est en harmonie avec elle-même, en consonance avec le
lieu. Mais Mahavel c’est aussi, précise le texte, l’espace des sorciers
noirs, des sortilèges, l’espace où le surnaturel se donne à voir, à entendre, à rencontrer. Autrement dit, le site des uns est l’espace d’errance
des autres. Mettre Kalla au tombeau de Sylvie, ce n’est donc pas tant
redonner une place à l’Autre que pacifier le lieu du Même. Au-delà, c’est
ramener dans le temps celle qui a échappé au temps. Kalla – dont l’une
des étymologies possibles est le Temps, une autre étant la Noire –,
contrairement à Sylvie et à Eudora, à propos de qui le récit multiplie les
indications calendaires, n’est pas marquée par le temps, puisqu’il s’agit
d’un fantôme, d’une âme errante. Mais une date la marque, une seule,
celle qui est inscrite sur le bracelet d’esclave que Sylvie lui a donné le
jour de son mariage. Or si le récit se termine sur la remontée des restes
de Kalla de l’abîme où est tombé à son tour Gérard de Nadal définitivement délégitimé, le texte, lui, s’achève sur la mention suivante, celle
que le récit avait inscrite sur le bracelet : « KALLA 25 JUIN 1772. BOURBON. »
Un nom, une date complète, une mention de lieu. On ne saurait mieux
montrer qu’il s’agit de fixer enfin cela qui erre, qui est inassignable, insaisissable, dans le temps, de lui assigner à la fois un lieu et un espace, aux
1 8 5
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
côtés de la maîtresse devenue ancêtre, dans son tombeau, à Bourbon,
afin que les descendants créoles puissent récupérer un espace pacifié,
duquel l’ombre a disparu.
C’est de cette façon que l’on voit comment le surnaturel est ici mis en
scène en raison de l’impossibilité ou du refus de penser l’Histoire. Eudora,
revenant à Mahavel, remonte aux origines. Cette remontée aux origines
se fait sous le signe du surnaturel à différents niveaux. Ce dernier est
thématisé à la fois par les figures de la réincarnée, du double, de l’ombre,
du fantôme ou de l’âme errante. Que trouve Eudora au bout de ce parcours, sinon le journal intime d’une propriétaire d’esclaves dont elle est
le portrait et un bracelet d’esclave daté qui surgit de l’abîme ? C’est
bien l’Histoire réprimée ou impensée qui remonte de ce trou du temps
où gisent les restes d’une esclave devenue âme errante.
1 8 6
Langues, textes, mémoires
L’étude des littératures des univers créoles permet une renégociation
des rapports qu’entretiennent les champs littéraires. C’est dans cette
nécessité de produire un discours critique renouvelé, adapté aux textes
littéraires et non pas fondé sur une représentation fictive des littératures qui trop souvent occulte la réalité des œuvres, que s’inscrit cette
parole sur le texte créole comme espace constant de négociations. Le
texte créole pose la question du narrataire nécessairement double
du texte et induit un sujet dédoublé de l’énonciation qui suppose un
constant réglage du sens, du fonctionnement, comme de la lecture et
de la diffusion du texte littéraire.
Chaque récit construit son modèle de narrataire, qui, en retour, informe
le récit. En situation de diglossie, le narrataire postulé est nécessairement double, ce qui induit un sujet dédoublé d’énonciation. Dans la
mesure où l’enjeu est la « créolité » du texte, le réglage du sens se fera
sur les marques identitaires, et donc sur le référent et sur la référence.
Ainsi, tout texte littéraire créole postule un double regard, une double
orientation de la lecture, entre reconnaissance et exotisme. Tout signe
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
produit du sens et, en même temps, signale la pure existence de la langue.
Ainsi, entre oralité et intertextualité, la littérature créole spectacularise
« l’investissement du sujet de l’écriture dans l’espace diglossique de la
littérarité » [Cellier*, 1989], mais il faut bien voir que cet espace diglossique
de la littérarité est aussi celui du sujet de la lecture, investi, d’une certaine
façon, dans une quasi-coénonciation.
Dans cette perspective, la question fondamentale est celle du réglage
du sens par l’usage. Robert Lafont* écrit à ce propos :
« Le rapport des programmes signifiants et de
la manière signifiante est en définitive un fait
d’usage, indécidable hors de la connaissance d’une
langue naturelle, de la possession d’un code. Ainsi
s’établit le langage sur deux pôles : le pôle de la
consonance sociale, où tout sens est prévisible
entre le message reçu et le message produit, et
le pôle de résonance accompagnante, où il devient
“polyphonique”, c’est-à-dire polysémique. Sur l’un
des pôles, le praxème est étroitement réglé, la
signifiance est étranglée pour permettre la communication pratique. Sur l’autre, le praxème se
dérègle sans arrêt, la signifiance prolifère pour une
fonction poétique où le sujet trouve ses aises et la
complicité entre sujets, ses sous-entendus. » [1987]
Face à une langue exclue et ⁄ ou marginalisée, dans le mouvement de
reprise et de valorisation de la langue à partir d’un statut négatif (réel
et symbolique), d’une absence d’écriture qui ne permet de sources que
dans l’oralité et les modèles littéraires historiquement situés appartenant à la langue dominante, la posture du sujet de l’écriture qui veut
porter témoignage est une posture de construction ⁄ déconstruction ⁄
reconstruction. Face à la dérive du discours, il s’agit d’ancrer l’identité
dans une pratique à la fois du discours, du texte et de la langue. De
cette façon, ce type d’écriture porte sans cesse en elle la marque d’un
procès d’énonciation situé en un lieu précis.
En réalité, la littérarité du texte créole est au moins double : la première fonctionne en référence à un projet d’écriture emprunté au modèle
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dominant et, de fait, se construit souvent contre la langue orale ; la
seconde surgit de l’oral dans ce qu’il peut avoir de plus quotidien et de
plus accidenté, et ruse avec les formes de littérarité dominante. Bien
entendu, ce double réglage est à l’œuvre, à des degrés divers, dans
chaque texte.
1 8 8
Sur le lieu naît la langue créole. Cette naissance est, évidemment, au
départ, liée à la nécessité d’une communication entre des personnes
venues de lieux, de mythes, d’imaginaires, de langues différents. La
nécessité est celle de l’échange, dans les conditions du travail d’une
société d’habitation puis de plantation. Les paroles circulent de maîtres
à esclaves, d’esclaves à maîtres, d’esclaves à esclaves, de maîtres à
engagés, d’engagés à maîtres, d’engagés à engagés, de libres à libres
et, au bout du compte, dans l’ensemble de la société dont les paroles ont
fait langue. Les discours et les savoirs sur le monde, versés au langage
sous forme de sens à construire dans la négociation, sont produits à
partir de la perception et de l’expérience du lieu et des rapports de production sur le lieu. Mais cette langue porte nécessairement en elle, dans
l’hétérogénéité même qui préside à son élaboration, la marque des
langues, des rêves, des imaginaires qui ont présidé à sa naissance ;
versés en inconscience, la plupart du temps, souterrains, cryptiques.
Mais cela resurgit, d’une façon ou d’une autre, dans la parole de l’échange
quotidien, mais surtout dans la parole poétique, dans les textes des
« séga » et des « maloya », dans les proverbes, les jeux de mots, les
devinettes. Cela resurgit transformé par les rencontres d’imaginaires qui
produisent les imaginaires du lieu. Cela resurgit dans les croisements
et les appropriations qui font qu’une légende comme celle de « Granmèr
Kal » s’élabore et s’énonce en amalgamant des mythes venus de l’Inde,
de Madagascar, de l’Afrique à une mémoire populaire des traditions
orales réunionnaises liée à l’appréhension que les esclaves ont du maître
et de ses pouvoirs, à une perception spécifique du surnaturel. Cela
resurgit dans un « maloya » de Firmin Viry* où l’héroïne d’une épopée
indienne – Sita dans le Ramayana –, transformée en une ouvrière des
plantations, rencontre une ancienne romance française. Cela se donne
à voir dans le cadre des spectacles de rue, à la fois liés à un espace
profane et à une pratique spécifique du sacré, comme dans le cas du
« jako » qui transporte dans sa danse et sa gestuelle des mythes et des
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
pratiques réinterprétés de l’Inde dravidienne et du Mozambique. Cela se
fait dans le cadre du « narlgon » – théâtre tamoul ou « malbar » – où
ce qui relevait du rituel dans l’espace originel devient spectacle théâtral
à la place du « terukkutu » versé en inconscience. Cela se fait sans
doute, la plupart du temps, à l’insu des énonciateurs eux-mêmes, qui
ont mis les origines entre parenthèses, mais cela est là, toujours présent
et immédiatement réutilisable. La langue créole est confrontée à la
question de l’hétérogène, à la complexe et parfois retorse dialectique
du Même et de l’Autre.
Le propos est d’habiter une langue, réellement, pratiquement, et non
pas seulement dans le fantasme, le désir ou le désespoir. Il faut pour
cela accepter d’abord qu’elle soit toujours un peu étrange, étrangère
au sujet, afin d’échapper au fantôme mélancolique d’une langue pure,
homogène, close sur elle-même et sur ses locuteurs, qui les empêcherait de la rendre à elle-même, si diverse, si ambiguë, et à eux-mêmes,
si divers, si ambigus. Il faut inversement accepter qu’elle ne soit jamais
vraiment étrangère à elle-même et à ses locuteurs, qu’elle soit, finalement, comme nous sommes et comme sont nos sociétés, inachevée,
nécessairement inachevée.
L’hétérogène est au principe de toute émergence. Non seulement les
littératures orales et écrites n’ont aucune raison d’y échapper, mais c’est
précisément sur un rapport à l’hétérogène et à l’inachevé qu’elles fondent
leur existence. Toute littérature, comme toute parole, d’un certain point
de vue, est toujours en situation d’émergence. Les littératures créoles,
davantage que d’autres, pour des raisons socio-historiques concrètes
(l’absence d’institutions qui légitimeraient une littérature par exemple),
sont toujours en situation d’émergence. Elles sont donc toujours confrontées à l’hétérogène et à l’inachèvement. Elles sont donc toujours au risque,
en risque de jouissance, à tous les sens du terme, y compris juridique.
Ce qui thématise et symbolise le mieux l’hétérogénéité et l’inachèvement,
ce sont la traduction et la reprise intertextuelle transformatrice. Elles
renvoient la langue et la littérature à autre chose qu’à elles-mêmes et,
en même temps, elles les situent dans leur espace propre, celui qu’elles
peuvent habiter sans crainte et sans désespoir, qu’elles peuvent sans
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1 9 0
cesse reconstruire, remodeler, réagencer. C’est sans doute pour cela
que les littératures créoles de l’océan Indien et d’ailleurs se sont constituées dans un processus de traduction ⁄ créolisation de textes venus d’ailleurs et rencontrant sur place les paroles de l’univers de la plantation,
en particulier les contes qui, eux-mêmes, avaient déjà croisé des imaginaires divers. Ce n’est pas par hasard que le travail de fondation et de
légitimation des littératures créoles en passe par ce processus. Les
fables de La Fontaine* ont été les matrices de la littérature créole à La
Réunion, aux Antilles, aux Seychelles. En Haïti, c’est Corneille* que l’on
a traduit, à Maurice, aujourd’hui, la littérature créole s’effectue à partir
de Baudelaire*, de Brassens*, de Shakespeare*, du Mahãbhãrata. C’est
la vie normale d’une écriture littéraire qui s’institue dans le cadre d’un
dialogue avec sa langue et avec les autres langues du monde, avec son
réel, son imaginaire, son symbolique comme avec le réel, l’imaginaire,
le symbolique que les autres littératures disent dans ce mouvement de
ne pas le dire. Ce mouvement de transfert oblige la langue à aller jusqu’au
bout de l’inachèvement, à explorer toutes ses possibilités, à en créer
d’autres, l’amène à plonger dans les ressources oubliées de l’oralité
quotidienne et de l’oralité élaborée des contes, des devinettes, des jeux
de mots, des formules toutes faites. Ce mouvement rend la langue à
elle-même, mais comme neuve et différente, dans le moment surpris de
la reconnaissance pourtant. Ce mouvement de transfert fait la littérature
ou en crée les conditions.
La langue créole ne serait finalement que ceci que nous avons encore
du mal à penser : une présence réappropriée de langues étrangères et
de voix originaires ; cela même qui définit une poétique et une politique
du lieu, un éthos du partage dans la mémoire des apports, des tensions
et des conflits.
Le « maloya » dit cela en acte. Le texte chanté du « maloya » n’acquiert
signification et valeur qu’en contexte festif, cérémoniel, que dans l’interaction interne du chanteur et du chœur et dans l’interaction externe de
la troupe et du public participant. Le texte du « maloya » ne saurait guère
s’appréhender en dehors de ses structures rythmico-mélodiques : le
texte du « maloya » dit traditionnel n’est pas produit pour être lu, il est
conçu pour être chanté et pour faire danser.
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
Mieux encore, le texte du « maloya » traditionnel, souvent improvisé à
partir d’un fonds dont l’origine est difficilement déterminable, est variable à l’infini, en fonction des conditions d’énonciation, de la participation
du public, de l’état d’esprit du chanteur, de la forme du chœur ; bref, le
« maloya » est une performance. Du coup, le texte publié dans des
recueils ou dans les livrets qui accompagnent le disque n’est qu’un possible, une variante figée, une photographie de la parole vivante. Dans ces
conditions, les conceptions classiques du texte et de l’auteur sont mises
en difficulté ou, plutôt, doivent être rapportées aux acceptions qu’en
donnent les analystes des cultures orales, les spécialistes de l’oraliture.
En ce sens, on admettra que la figure ou la posture d’auteur mise en
scène ne vaut que si l’on considère Firmin Viry ou Lo Rwa Kaf*, par exemple, comme celui qui, à un moment donné, donne une forme et une signification particulières à une parole populaire ancienne et collective.
Les structures énonciatives et rythmiques du « maloya » sont connues.
Le « maloya » traditionnel se caractérise entre autres par une répartition
inégale et régulière de la longueur des couplets et des refrains. Les
aspects formels du « maloya » traditionnel sont les suivants :
les strophes et les phrases musicales sont assez longues et n’ont presque jamais la même structure ;
souvent la répétition d’une même phrase ou de quelques mots constitue toute la chanson ;
les phrases sont reprises par le chœur qui répond ainsi au chanteur ;
la structure de certains « maloya » prévoit une lente introduction, une
sorte d’appel à la danse qui présente les caractéristiques d’un « maloya
kabaré » ;
il n’y a pas à proprement parler de refrain et de couplets. Bien souvent
il s’agit de l’enchaînement de plusieurs parties qui sont reprises en alternance ou alors les différentes parties, souvent très courtes, sont rejouées
plusieurs fois ;
on assiste souvent à la reprise incessante d’une même partie ;
le chant est souvent mélancolique ;
le « maloya » fait une large place à l’improvisation ;
59. Se dit de la variété de
sur le plan linguistique, le « maloya » privilégie la
créole la plus éloignée du
français.
variante basilectale 59 du créole réunionnais ;
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la structure rimée est très rare, pour ne pas dire absente ;
les formes sont plastiques.
1 9 2
Il est clair que le travail discursif ⁄ textuel de Firmin Viry, par exemple,
s’inscrit à l’intérieur du « système-maloya » ainsi défini, à la fois pratique
sociale et pratique discursive. Mais, malgré tout ce que l’on a pu dire plus
haut, la chanson de Viry est aussi à lire comme un texte avec ses logiques internes, ses déconstructions ⁄ reconstructions de la parole collective
reçue, ses resémantisations, et comme le texte particulier d’un énonciateur particulier. Autrement dit, si les conditions sociales et historiques
spécifiques de la parole du « maloya » engendrent les formes discursives
et textuelles de Firmin Viry, qu’est-ce que ce dernier fait de cet engendrement ? et qu’engendre à son tour le texte ?
Le texte écrit, tel qu’il nous est fourni, gomme toutes les marques de la
présence du chœur, ainsi que les répétitions, les onomatopées, les changements de ton et de rythme ; on ne sait pas non plus ce qui relève de la
parole du soliste, ce qui relève du chœur. Le corpus se présente comme
une succession de textes écrits et donnés comme tels. Mais il faut noter
qu’il ne se présente pas comme un recueil. Rien ne vient justifier a priori
l’organisation et l’ordre des textes qui ne sont pas datés. Cette absence
de datation semble bien renvoyer à une représentation du texte viryien
comme production intemporelle, s’inscrivant implicitement dans le champ
plus large de toutes les chansons de « maloya » conçues comme l’objet
d’une pratique sociale collective, en dehors de repères historiques précis :
« maloya la pa nou la fé / sa lété sanson konpozé 60 ».
En ce sens le « texte-maloya » indique bien que sa lisibilité est sociale
avant tout ; sociale et familiale, de quartier sinon de classe. La lisibilité
fonctionne à la connivence et la circulation du sens se fait à l’intérieur
d’un cercle restreint, celui des coproducteurs, des détenteurs privilégiés
du sens qui en contrôlent le circuit. La mise en scène d’un événement
du quotidien, par exemple, ou l’interpellation de tel ou tel membre de
la communauté, en général signalétisé par un surnom, n’a de sens précis
que pour ladite communauté, et les récits permettent à celle-ci de se mettre en scène d’abord
60. « Ce n’est pas nous
qui avons fait ce maloya /
pour elle-même, de s’assurer de son existence et
C’est une chanson qui
d’en jouir. En sortant de leur sphère normale de
existait déjà. » [Viry, 1976]
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
circulation, en échappant à la connivence, les paroles du « maloya » traditionnel, lorsqu’elles se donnent à lire comme texte, échappent à toute
possibilité de contrôle du sens. Ainsi transformé, hors contexte, le texte
viryien est, soit illisible par manque de références, soit renvoyé à la banalité du discours social, soit vecteur d’une infinité de significations (et donc
opaque) en raison de l’abandon du référent. C’est, bien entendu, ce qui
fait à la fois la faiblesse (au risque de l’in-signifiance) et la beauté (au
risque de la sur-esthétisation) du texte de Firmin Viry. C’est ce qui en
fait un objet profondément énigmatique.
Que dit, en effet, un texte de « maloya » traditionnel ? Et d’abord, a-t-il
vocation à dire ? Sont-ce là son objet et son objectif ? De toute évidence,
c’est la fonction poétique qui prime, le plaisir des retrouvailles phonologiques et phonétiques, celui de la reprise des mêmes structures morphosyntaxiques, des mêmes patrons rythmiques, le réemploi du même
fonds lexical : en un mot, la jouissance du même. Mais du même sociolectal semble-t-il, aux dépens de l’idiolecte. En ce sens, le texte dit d’abord
une langue, à la fois partagée et réservée, un plaisir de cette langue qui
renvoie à ceux qui la parlent, à la fois ici et maintenant et dans une espèce
d’intemporalité garantie par la certitude de la communauté. Pour le dire
autrement, le « texte-maloya » est en même temps une marque (un
monument) et une garantie de l’espace communautaire ; c’est la communauté en représentation langagière, discursive, sociale. Mais ce n’est
pas que ça, bien entendu, sinon il n’y aurait pas texte !
Il est vrai que la parole « maloya » est largement performative et que le
sujet du texte est souvent amené à adopter les figure et posture du sage
et du maître de la parole, moralisateur et pédagogue. La dimension
morale, sinon moralisatrice est une constante, on le sait, du « maloya »
traditionnel. Quelque chose s’y enseigne qui est de l’ordre des valeurs
et des normes de la communauté. Dans cette perspective, on pourrait
analyser le texte du « maloya » traditionnel comme un espace d’inscription
et de discursivité idéologique, celui des procédures de protection et de
reproduction des mécanismes qui assurent le bon fonctionnement du
communautaire. Cela se lit notamment dans sa critique implicite et
parfois explicite des pratiques déviantes ou marginales, sa volonté
d’échapper à l’Histoire en cours, à la modernité qui la mettrait en marge
et en perte d’elle-même, comme le montre, par exemple, l’insistance sur
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la bonne pratique du « maloya », enseignement étendu à tous les bons
gestes, les bonnes manières de faire. En ce sens, la pédagogie proposée
est souvent celle de l’évitement du conflit, son détournement ou, en dernier ressort, la désignation du bouc émissaire. On reconnaît là, reprise
à son compte et intériorisée par la culture populaire, les enseignements
et la pratique paternaliste du catholicisme colonial :
« amoin minm zanfan la mizèr
mi pran pa la kolèr
mi manz pa tout zèr
moin la fin
pétèt in zour mi sora éré 61. »
1 9 4
On le voit, d’une certaine façon, le « texte-maloya » se présente comme
le résultat et la pratique d’un effort de suturation ou de masquage des
manques et des conflits, en parfait accord avec l’utopie de la parole et
de l’espace communautaires. Mais comment expliquer alors la mélancolie
de l’interprétation, la tristesse des chants, la complainte du quotidien ?
Doit-on nécessairement renvoyer au hors-texte ou à la simple utilisation
de la langue créole dans sa variante basilectale, la charge, sinon
contestataire, du moins questionnante du « maloya » ? Il nous semble
qu’il faut faire au moins l’hypothèse d’une cohérence discursive et que
la mélancolie n’est pas due qu’au contexte. Pour le dire autrement, s’il
y a disphonie, elle est à l’œuvre dans le texte, pas en dehors du texte.
La question est, précisément, celle de la valeur-textualité du « maloya »
déconnecté de sa mise en scène, en bouche, en jambes. Les conditions
de la performance respectent, à la lettre, les rites liés à une certaine
représentation, à un certain imaginaire du « maloya » traditionnel. Firmin
Viry, par exemple, met en scène le « maloya » et, ce faisant, réinstaure
la norme nécessairement fantasmatique qui autorise le discours à son
tour normatif de ce qui est dès lors perçu, dans le discours commentatif,
comme l’aune de la contre-culture. C’est bien ce respect trop apparent, ce
respect trop montré qui pose des problèmes de lecture du produit textuel.
Le texte, hors de sa mise en scène, avant toute réalisation spectaculaire, avant son incarnation, est,
on l’a déjà signalé, opaque, à la limite de l’illisibilité.
Mais ce n’est pas seulement lié à une question
61. « Je suis un homme
pauvre / Je ne me mets pas
en colère / Je ne mange pas
toujours à ma faim / Je connaîtrai peut-être un jour le
bonheur. » [Viry]
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
d’horizon d’attente fondé sur la connivence familiale et communautaire
et excluant d’emblée l’Autre. Cette difficulté de la lecture est aussi due à
l’organisation textuelle elle-même, au tissage discursif. La posture, mise
en avant du sage, du maître de la parole, est mise en question par les
modalités de la construction textuelle du sens. Quel est, en effet, le statut
du maître de la parole quand aucun récit construit n’est plus possible ? Le
texte, décontextualisé, dépouillé de l’autorité de son énonciateur, se présente alors comme un texte qui exhibe, avant tout, la difficulté de sa cohérence interne, aussi bien au niveau du récit que du récitatif. Le texte défait
les fils du tissu que la performance tisse. Le texte n’est jamais qu’un tissu
à jamais défait, à refaire, interminable, dont les motifs ne sont reliés, montrés et organisés que par la parole du chanteur. On ne saurait nier la formidable et éternelle modernité d’une telle structure poétique dans laquelle le
poème est un objet sans cesse modifié par les conditions de son interprétation.
Mais ce n’est pas aussi simple. Le texte devenu opaque crée certes les
conditions d’une poéticité nouvelle fondée sur ce qui devient métaphores,
allusions obscures, énigmes, etc. Les interprétations sont désormais multipliables à l’infini et le lecteur y gagne dans la mesure où il peut s’adonner
sans remords au plaisir du texte, à l’ambiguë jouissance du mystérieux,
au culte sans frein du divers. Le « texte-maloya », ainsi conçu, renferme
en lui des centaines de textes, des milliers de possibles. L’organisation
lâche, quasi paratactique, fait que, dans sa matérialité même, dans la
trame du tissage, les relations de signe à signe, de fragment à fragment,
de strophe à strophe en viennent à changer. Ce changement n’aurait sans
doute pas une très grande importance et il relèverait même du processus
normal de la lecture décontextualisée s’il n’entraînait en même temps
une mise en question de l’apparente cer titude de la performance
« maloya » à son niveau discursif.
Ce qui était marginal devient central. La cérémonie close est contestée
par ses propres marques formelles. Ce qui disparaît de cette façon,
c’est la voix de la communauté et la connivence qui, seule, assurait le
contrôle et la fermeture du sens. Celui-ci est désormais ouvert à toutes
les voix et à toutes les voies. Là où le Même ne voulait renvoyer qu’au
Même, l’Autre est désormais massivement présent. Le texte ainsi libéré
(ou dépouillé) de la parole autorisée nous montre précisément la communauté impossible, l’utopie effondrée : il n’y a pas, de toute évidence, d’espace
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protégé de l’Histoire ni de temps immobile. Et à relire dans cette perspective le discours du « texte-maloya », on voit surgir un récit de la perte qui
ouvre la voie à la mélancolie, un travail de deuil impossible. Face à l’utopie
désirée, rêvée de la fermeture spatiotemporelle et du respect de la
norme communautaire, ce sont, a contrario, les déchéances minuscules
et majuscules, les violences en tout genre, le malheur du désir, la solitude
du sujet, le conflit permanent au cœur du quotidien qui sont racontés.
Sous l’apparent prosélytisme de l’idéologie catholique coloniale, contre
son poids sur l’imaginaire créole, on voit apparaître les signes d’une
interrogation révoltée et désespérée :
« o la liberté oté
nou la ginyé
o la liberté oté
ousa i lé 62 ».
On est ainsi mis face, par le travail de retour du texte sur le discours,
à l’échappée belle de ce dernier. Malgré la tentative de masquage, de
résolution non dialogique, purement idéologique, le conflit – de classes,
d’imaginaires, de cultures – est bien ce qui est central, ce qui informe
la production discursive et celle du sens. La mélancolie est clairement
liée à une conscience non consciente que le texte transforme en savoir
non explicitement su des impasses historiques ou des difficiles sentiers
de traverse. On comprend mieux alors la valeur d’un « poème-maloya »
comme Sa maloya qui insiste lourdement sur le respect de la tradition :
« sa maloya
fo itiliz ali konm li lété
fo itiliz ali konm li lété
avèk lo zinstriman tradisyonèl mon
[zanfan 63 ».
Il s’agit bien là d’une supplication sous-tendue par la conscience de
l’impossibilité de garder tels quels l’espace et la temporalité (l’intemporalité
rêvée) de la communauté, de se tenir à l’abri du
62. « La liberté / Nous
processus historique. On saisit mieux alors pourquoi
l’avons obtenue / La liberté
l’autorité énonciatrice se pare des attributs du
/ Où est-elle ? » [Viry]
père, du sage, du maître de la parole. L’instauration
63. « Le maloya / Il faut le
en discours de la filiation ancien ⁄ jeune, père ⁄ fils,
jouer sans le transformer/
Il faut le jouer sans le transmère ⁄ enfant (le « texte-maloya » est en grande
former / Avec les instruments traditionnels. » [Viry]
par tie sous le signe de la mère) a pour objet
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
impossible de construire une chaîne ininterrompue de transmission de la
parole communautaire originelle, intouchée, à jamais semblable. Dans ce
cadre, la citation massive de la culture « maloya » – y compris les reprises
de romance, la déconstruction de la phonologie du français (cf « brébi
galèz » [Brebis galeuse, Viry, 1998]), l’utilisation des mots de l’univers de la plantation,
absents de la parole urbaine – a bien un sens de résistance et non plus
de connivence. Le « texte-maloya », dans sa trame même, met clairement
en question son discours spectaculaire de connivence communautaire
et, conflictuel en tant que tel, ne donne plus à lire – en ce sens, il est
monument – que les traces d’un conflit en non-résolution d’Histoire.
Le travail de résolution passe alors par la reprise et l’inscription des voix
senties comme originaires dans les paroles du présent. Si elles sont
présentées comme une entrée de langues étrangères dans la parole
créole, leur fonction symbolique consiste, au contraire, à inscrire la
filiation, la chaîne des langues qui ont abouti au texte contemporain, à
intensifier la présence de l’Histoire. Ce n’est pas pour rien que parler
en ces langues anciennes de l’ancêtre, devenues étranges et étrangères,
se dit en créole réunionnais « koz langaz ». Il s’agit bien de réinvestir
tout l’espace à la fois hétérogène et unifiant du langage, de le poser
comme le lieu qui instaure et autorise la parole du sujet contemporain,
qui fait revenir les ancêtres dans le corps même du sujet.
Le « maloya », comme performance, fonctionne en tant que réactualisation corporelle d’une mémoire ; comme retour du lieu perdu par l’intermédiaire de la formule rythmique (le refrain) et de la nomination ou de
la citation de fragments d’un langage ancien, quelle que soit son origine,
vu que souvent se mêlent dans le chant des fragments de légendes tant
africaines qu’indiennes ou malgaches. Ce retour de la mémoire s’inscrit
dans le corps lui-même, corps qui entre en résonance avec celui
d e s ancêtres et avec leur parole, par le biais de la transe et de la
possession, en particulier dans les services « cafres » et malgaches,
les « servis makwalé », les « servis kabaré ». C’est en ce sens que le
« maloya traditionnel » construit, autour de l’oralisation de la mémoire
– en ce sens qu’elle peut être énoncée – et de son actualisation sans
cesse relancée, un espace de la connivence, dans le cadre d’une
circulation et d’un partage de la parole, autour d’un rituel de la mémoire
reconstituée ici et maintenant.
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Et c’est bien à partir d’une telle conception que s’opèrent les réélaborations poétiques modernes, explicitement liées au « maloya » comme
genre et comme principe organisateur de la parole poétique, qui renvoient certes aux figures fondatrices de l’esclave, du « marron » ou de
l’« engagé », mais qui sur tout construisent une textualisation de la
littérature orale comme mémoire à partir de laquelle peut s’énoncer le
texte nouveau. Ce travail est caractéristique de toute une générations
de poètes contemporains, dont beaucoup voient, par ailleurs, leurs
textes retourner à l’oral par le biais de la chanson, qu’il s’agisse de
Danyèl Waro*, d’André Payet*, des auteurs de Ziskakan ou de Tapok.
Mais, bien entendu, la reprise et l’installation poétique dans l’espace de
la mémoire orale n’impliquent pas la répétition du même. Le poème
s’énonce au présent, pour le présent, et sa relation à la mémoire est
fondatrice d’une nouvelle relation au lieu dans le présent. C’est ainsi que
la figure de « Granmèr Kal », si elle renvoie toujours à la terreur de l’âme
errante, est surtout présentée comme un signe identitaire, un topos de
la culture réunionnaise, autrement dit comme ce personnage qui, même
s’il continue d’errer en tant qu’objet de discours, en tant que figure
textuelle et culturelle, s’est ancré, y compris en tant que formule enfantine.
C’est bien ce jeu avec la mémoire et avec ce qu’elle a construit d’une
parole et de références communes qui permet alors la réélaboration de
nouvelles légendes, comme dans le cas de Kala de Gilbert Pounia*,
que le poème construit en dialogue mais en opposition avec toutes
les variantes connues de la tradition orale, puisque Kala ⁄ Granmèr Kal
devient un objet de désir, un messager, une figure maternelle, un guide
vers la lumière et le bonheur.
Le « texte-maloya » de Danyèl Waro développe le même type de relation
avec la mémoire orale telle qu’elle s’actualise dans les « kabar », les
« servis » ou les « narlgon ». L’espace réunionnais est ainsi conçu comme
cela qui autorise le va-et-vient entre les pays d’origine et le pays rêvé
du futur, par le biais d’une reprise de l’ailleurs et de l’ancien pour l’inscrire sur le lieu contemporain commun. C’est ce qui explique le retour
sans cesse recommencé sur la mémoire dérobée, l’inscription textuelle
de la longue litanie de la souffrance comme dans Fètkaf qui dresse la
liste des esclaves du testament de Mme Desbassyns, souffrance qui ne
peut prendre fin que dans la mesure où hommage leur est rendu dans
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
le présent à la fois par le biais de la mémoire, de la continuation des
pratiques culturelles et des rites ( Galé 64), et par la pratique des luttes.
L’un des maîtres mots du discours poétique de Danyèl Waro étant la
« batarsité », le métissage, on voit bien, dans cette perspective, combien
est important le rapport à la mémoire orale puisque c’est elle qui permet,
à partir de la réappropriation active de toutes les origines créolisées
sur la terre réunionnaise, d’instaurer l’espace de la « réyonezté », comme
le montre, entre autres, le poème I apèl Larényon. Le rapport positif à
l’île n’est postulé comme possible qu’à cette condition-là.
Dans ses jeux avec la mémoire orale plurielle, la littérature réunionnaise
définit à sa façon quels sont les enjeux politiques, culturels, sociaux et
littéraires de celle-ci. À l’écoute de cette mémoire, le texte littéraire se
constitue en dialoguant avec elle et en l’inscrivant comme le préalable
indispensable à tout travail de réappropriation du lieu comme à toute
élaboration de créolisation linguistique et culturelle. Dans cette perspective, la mémoire fait sens dans la mesure où, renvoyant à une inscription des origines, elle construit un palimpseste pour toute parole et toute
écriture à venir. En même temps, elle fait échapper l’île à son insularité
car elle construit les liens avec l’espace de l’océan Indien et, au-delà,
l’espace africain, asiatique et européen. Dès lors, les légendes et les
mythes qui se réélaborent sur le lieu réunionnais construisent un site
de fondation, en ce sens où elles amarrent l’île à des mythes, des
légendes, des paroles venues du monde entier. Et c’est bien pour cette
raison que la prise en compte de la mémoire orale constitue un travail
de réparation, condition nécessaire à l’élaboration d’un travail de deuil
qui permette alors la libération – à tous les sens du terme – de la
mémoire afin de donner du sens au passé et, du coup, au présent.
Dans cette perspective, l’énonciation de l’ancêtre, qui qu’il soit, son
univers et son langage structurent l’énonciation et organisent l’énoncé.
Ainsi, par exemple, chez Gilbert Pounia, le discours du rituel « malbar »
ou de la mystique sera utilisé, non pas pour rendre compte, de manière
ethnographique, des cultes et des cérémonies, mais comme seul langage
possible de l’amour et de la relation. Ainsi désethnicisées, les paroles
issues de la langue apportée dans l’espace créole
64. « Maloya » de Danyèl
Waro, écrit en 1980, publié
par les engagés indiens, acquièrent – en créole –
dans son recueil Démavouz
la vi. [Waro, 1996]
une portée universelle :
1 9 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
« La souf si nièlpou
dann kré
mon kèr
bardzour la rouv granmatin
Marlyépou
kolyéflèr mo bonèr
lo sab i sant
dézèr
lé plin
2 0 0
karès out zyé
mi bès mon zyé
mi bès
la tèt dovan out pyé
tinngé tinngé koko doulé
na manzédlé
manzé manzé pou nout bondyé 65 ».
65. « On a soufflé sur la
braise / Au creux de mon
cœur / L'aube s'est levée
tôt ce matin / Collier de
fleurs mots du bonheur /
Chant du sable peuplement du désert.
La caresse de tes yeux /
Me fait baisser les yeux /
Je me prosterne / À tes
pieds / Noix de coco / Riz
au lait / Nourriture de nos
dieux. » Dyèl dyèl, poème
de Gilbert Pounia, extrait
de Somin Granbwa, [Pounia,
1997].
66. « Ce bouquet d'écume
couleur de lait / Je veux le
prendre dans mes mains /
Ma jeune fille mon grand
amour / Écoute ce que dit
l'eau.» Poème de Gilbert
Pounia, extrait de Somin
Granbwa, [Pounia, 1997].
Le célèbre mythe du barattage de la mer de lait est ainsi réutilisé, non
plus pour renvoyer à un quelconque univers ethnique, religieux ou mythique, mais dans le cadre d’une déclaration d’amour d’un père à sa fille :
« Bouké lékime koulèr doulé
dann mon min mi vé souké
mon zinn fi mon ti gaté
akout dolo kozé dann galé 66 ».
Cette intégration langagière, gestuelle et mythique de l’espace indien
dans l’univers créole se retrouve aussi chez Danyèl Waro. Un poème
comme Narlgon est encore plus révélateur de ce travail d’intégration.
Le titre lui-même est significatif. Le « narlgon » , autrement appelé « bal
tamoul » est, en effet, dans l’espace réunionnais, une forme particulière
de théâtre chanté et dansé, originaire du sud de l’Inde et mettant en
scène des histoires légendaires et mythiques extraites du Mahãbhãrata
– appelé à La Réunion « Barldon » – ou des vies légendaires des dieux.
Or cette forme théâtrale particulière est déjà en soi créolisée. Issu du
« terukkutu » du pays tamoul, le « narlgon » n’en est plus que la mémoire
transformée en terre créole. Les troupes de « terukkutu » sont, en effet,
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
des troupes professionnelles, et la structure des pièces est relativement
classique, dans la mesure où sur scène les acteurs s’échangent des
répliques. Ce n’est pas le cas du « narlgon » où l’histoire et les répliques
sont chantées par un récitant, le « vartial » , les acteurs dansant en
silence sur ces paroles que l’auditoire ne comprend guère, ce qui amène
le vartial à résumer l’histoire en créole. Par ailleurs, les pièces du répertoire en terre créole ne sont pas les mêmes qu’en pays tamoul, la pièce
la plus jouée étant le Vanavarson, autrement dit le récit de l’exil des
Pandava dans la forêt, récit extrait du Mahãbhãrata, et qui est en général
joué (mais pas seulement) dans le cadre rituel de la marche sur le feu.
Il semble donc que, par rapport au modèle tamoul, le « narlgon » ait
surtout retenu la dimension rituelle du théâtre et que le rapport privilégié au récit de l’exil renvoie à la relation au lieu des premiers engagés.
C’est en ce sens que le « narlgon » fonctionne comme une mémoire des
lieux et des rites, mais cette mémoire est réactualisée sans cesse dans
la performance théâtrale et transformée par et dans l’univers créole.
2 0 1
En intitulant son poème Narlgon, Danyèl Waro joue bien entendu sur
cette mémoire. Mais c’est aussitôt pour la faire partager à l’ensemble
du lectorat et de l’auditoire, puisque ce texte est régulièrement chanté
lors des nombreux concerts courus que donne le poète ⁄ chanteur. En
même temps, le « narlgon » change de statut ; il devient poème et chant
en créole et, dans la mesure où la plupart des chansons de l’auteur relèvent du genre du « maloya », le « narlgon » devient à son tour « maloya ».
Dans cette rencontre ⁄ transformation des espaces, des genres et des
temporalités, les mots issus du tamoul se donnent à entendre comme
mots créoles, et la scène contemporaine du « maloya » ouvre à son tour
sur une scène ancienne, une scène des langues originelles données à
entendre dans l’ici et maintenant du chant, données à voir dans
l’intemporalité du texte écrit. C’est bien ce que dit le poème qui renvoie
à la fois à la cérémonie mystique du mariage des héros du Barldon
(« maryaz Bondyé »), à sa mise en scène dans laquelle le poète ⁄
chanteur de « maloya » joue lui aussi un rôle (« mi sonn dyalé ») et au
mariage profane des amis du poète :
« Trozour mwin la parti mariaz bondyé
Aldounin sanm Doulvédé
Pandyalé.
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
zordi mwin po vèy mariaz mon dalon
Darmlingom sanm Gonydaman […]
Onm kalyanonm, onm tiloumanonm
maryaz rényoné, sa !
onm kalyanonm, onm tiloumanonm
maryaz rényoné, sa 67 ! »
2 0 2
En ce sens, le travail mémoriel qu’accomplit le texte de Danyèl Waro
est parfaitement en consonance avec ce qu’énoncent les textes du
« maloya » dit traditionnel de Firmin Viry, du Lo Rwa Kaf, de « Gramoun »
Lélé*, Gramoun Baba* ou Gramoun Bébé*. Ils intègrent à la trame narrative et énonciative du « maloya » des fragments, des traces, des rappels
des légendes et des rites venus de l’Inde, de Madagascar, du Mozambique
et qui s’entendent sur l’espace privilégié de la rencontre entre travailleurs
venus d’aires de civilisation différentes, l’espace privilégié du travail de
créolisation, celui des tabisman, des plantations et des usines sucrières.
La chanson de Firmin Viry Café grillé reprend, par exemple, en les
inscrivant sur le sol réunionnais et dans les pratiques quotidiennes, en les
sécularisant donc, des fragments – désormais versés en inconscience –
de l’histoire de Sita (Siya) et de Rama (Romé), les héros de la grande
épopée du Ramayana, en particulier le passage où Sita, prisonnière de
Ravana à Lanka, refuse de céder à son désir :
« Moin nana mon momon Siya
Ça lé noir comme café grillé
Café grillé nassion mon monmon
Moin nana mon mulet monmon
67. « L’autre jour je suis
Mi donne a li manzé
allé au mariage des dieux
Arjuna et Draupadi / PanQuand ma commande a li
dialé / Aujourd’hui j’assiste
Cé pas si li va écoute a moin
au mariage de mon ami /
Oh Siya donne ma guetté
Robe Siya z’indienne jolie
Ah madame Ah Tion rouve la boutique
Oh Siya content rhumé […]
Dodo dodo Siya la caze la pas moin
Mi dodo pas 68 ».
Darmlingom qui épouse
Gonydaman
Aum kalyanonm, Aum
tiloumanonm / C’est un
mariage réunionnais /
Aum kalyanonm, Aum
tiloumanonm / C’est un
mariage réunionnais ».
« Maloya » de Danyèl Waro,
intitulé Narlgon, de 1988.
Publié dans son recueil
Démavouz la vi, [Waro, 1996].
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
La chanson du Lo Rwa Kaf, Apav, montre un autre aspect de ce rapport, sur
la terre créole, à la mémoire du langage perdu. Cette inscription de la mémoire
du langage en rend la première strophe opaque, à la limite de l’illisibilité :
« Siva Lakélon Ringon
Oustalidila tourcatapan
La kapitén Langa
Vinbouli déor
La aminn do moun
Lé fou dan la kour 69 ».
Le texte redevient lisible si l’on voit comment s’y inscrivent à la fois le
langage ancien et les rites qui lui sont liés en terre créole, dans l’espace
du « tabisman » où précisément ce langage ne circule plus que comme
traces et comme mémoire, comme une certaine présence du sacré. On
reconnaît aisément Siva, nom de la déité majeure des « engagés » venus
du sud de l’Inde ; du coup, il est aisé de lire derrière « Ringon », ici transformé en nom propre, « lingom », le lingam de Siva, le phallus qui lui sert
de symbole. Dans « tourcatapan », on peut voir la collusion de « tourkal »,
le plateau cérémoniel, et de « katanmban », l’arbre qui est, dans le sud
de l’Inde, un espace sacré. De la même façon, on peut retrouver derrière
« Vinbouli », qui est un nom propre, soit « vinmbou », le lilas qui est un
élément important des cultes, soit « vimbou », l’aréquier dont la noix
joue aussi un rôle lors des cérémonies. Quoi qu’il en soit, ce qui importe
ici, c’est de voir comment le texte du « maloya » traditionnel se construit
dans la reprise des sons – à défaut du sens – qui circulent dans l’espace
du tabisman à l’occasion des rites des engagés indiens ou de leurs descendants. Le « maloya » , espace de la parole créole, s’avère être ainsi
le lieu d’accueil et la mémoire
d’une mémoire, de ces paroles
suis pas chez moi. Je ne
68. « Ma mère, Siya, / Elle
est noire comme du café
dormirai pas. » [Viry, 1976]
anciennes, venues des espaces
grillé. / Le café grillé, c’est
originels, dont le sens social
l’ethnie de ma mère. / J’ai
69. Les 3 premiers vers
un mulet, / Je le nourris /
(déformations de mots
s’est perdu mais dont la foncSi je lui donne des ordres,
« tamouls » issus des rites
tion symbolique demeure.
pas sûr qu’il m’obéisse.
« malbars ») sont intraÔ Siya, laisse-moi regarder,
duisibles.
En ce sens, le travail d’un écriô Siya, belle Indienne.
Les suivants :
vain comme Danyèl Waro et
Madame Ason, ouvre ton
« Vimbouli / A fait venir /
d’autres poètes contempobar / Siya aime boire.
Des fous dans la cour. »
Reste dormir, Siya / Je ne
[Viry, 1976]
rains investis à la fois dans
2 0 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
2 0 4
l’écriture et le chant est exemplaire. Leurs textes, extrêmement polysémiques, thématisent le travail même du poème en même temps qu’ils
obligent le lecteur à se préoccuper de la matérialité de la lettre créole,
des processus de production du sens et de la lecture. Le poème joue sur les
deux registres de la parole et de l’écrit, en laissant à chaque fois affleurer
le souffle de la diction dans le figement textuel. Ce double jeu de la lettre
en voie de fixation et du mouvement d’aller-retour de l’écriture sous l’apparente linéarité de la parole construit un texte où la fonction poétique est
évidemment première, et voulue première. Cette mise en avant de la
fonction poétique a valeur de message et redouble le discours du poème
sur l’Histoire, posée comme à reprendre en charge, comme en écho à la
démarche même de l’écriture ⁄ lecture qui organise le travail du poème.
Cette démarche ne relève en rien d’un artifice. Elle est liée à une instauration
et à une conception du poème comme espace privilégié de l’activation permanente du sens et de la dynamisation du langage en train de se faire, et
ne se faisant que là. Elle suppose une attention particulière accordée par
le sujet de l’écriture aux phénomènes du langage dans leur rapport avec
l’expérience pratique et socio-historique. Dans le cadre qui nous concerne,
ce rapport au langage-monde est sous-tendu par une vision historique de
la langue et du monde, qui implique que la parole vivante se construit dans
une tension constante avec le passé et l’avenir de la langue créole, dans
cet espace-temps à la fois concret et symbolique où « l’énonciateur tient
compte de l’autre qui marque son langage » [Authier-Revuz*, 1995]. Le choix conscient – tant que faire se peut – de la polysémie sémantique et discursive
en est l’une des illustrations les plus évidentes, puisque c’est bien là que
la spécularité des mots en épaisseur d’histoire se laisse le mieux saisir,
comme le signalait, il y a fort longtemps, le linguiste Michel Bréal* :
« Le sens nouveau, quel qu’il soit, ne met pas fin
à l’ancien. Ils existent tous les deux l’un à côté
de l’autre. Le même terme peut s’employer tour
à tour au sens propre ou au sens métaphorique,
au sens restreint ou au sens étendu, au sens
abstrait ou au sens concret. À mesure qu’une
signification nouvelle est donnée au mot, il a l’air
de se multiplier et de produire des exemplaires
nouveaux, semblables de forme, mais différents
de valeur. » [1983, p. 143]
MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES
La notion de valeur est ici impor tante à tous les sens du terme. Il
s’agit bien de (re)donner valeur à la fois au langage et à la langue. La
polysémie généralisée est un signe de grande richesse et de haute
culture d’une langue donnée, de même que le choix du poème réflexif
qui, tout en construisant un univers de référence auquel il peut renvoyer, insiste sur le mot en tant que mot, dans cet espace énonciatif
complexe où « le dire vient à se représenter aux prises avec les mots »
[Authier-Revuz, 1995] , en jouissance de langue. La présence de néologismes
et d’archaïsmes relève de la même approche, puisqu’il s’agit d’inscrire,
dans un cas le passé, dans l’autre cas l’avenir de la langue, dans le
présent de la parole et du texte qui en change la signification ; on peut
y ajouter la pratique systématique de décatégorisation qui consiste, en
général, à transformer un nom en verbe ou en adjectif. Ce mécanisme
de formation des mots, conforme au système productif de la langue
créole, permet, tout en gardant la langue ensouchée dans son passé,
de l’ouvrir et de l’enrichir de mots qui nous sont étrangement familiers
mais dont la signification, dans le présent sans cesse renouvelé du langage qu’est le poème, a changé.
Ce travail amoureux sur et dans le langage fait se retourner doucement
le mot sur lui-même, le vers sur lui-même. Mais dans le même mouvement, le mot s’étire sur celui qui le précède et qui le suit, le vers s’allonge sur celui qui le précède et qui le suit et, du coup, les significations
bougent et se multiplient. Sans la violence du cri, précisément. Dans la
douceur d’une écriture qui montre le poème de la langue se faisant à
l’intérieur de sa propre respiration.
Ce travail sur la langue du poème et de la chanson est emblématique
des enjeux que porte la littérature réunionnaise en toutes ses langues.
2 0 5
Racines et itinéraires
a somme de questions
soulevées a cer tainement contribué à
la réussite de ce colloque et, à l’issue de
ces travaux, nos invités du Mozambique doivent
se demander : « Comment être Réunionnais ? »
Paul Vergès
L
de l’unité
Il est évident que les circonstances historiques
qui, chez nous, ont condensé en trois siècles toute l’évolution sociale de l’humanité et toutes les populations du
monde donnent ce résultat aujourd’hui. Mais, derrière les
mots, il faut quand même décoder la réalité. Nous nous
félicitons du métissage biologique, du métissage culturel,
P a u l Ve r g è s ,
président
du conseil
régional de
La Réunion,
2003.
réunionnaise, postface
mais le métissage originel est parti d’une tradition de la
traite où, après un long voyage, les femmes qui étaient à
bord étaient livrées à l’équipage. Cela permettait de vendre plus cher la « marchandise » parce que ces femmes
étaient porteuses d’une autre vie. Léopold
Sédar Senghor* faisait remarquer que
le métissage a toujours été celui du maître
blanc vis-à-vis de l’esclave non blanche. Il n’y
a pas eu d’exemple dans les colonies de la
relation inverse, et ces faits de violence originels ont été intégrés par notre société.
•••
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
2 0 8
Mais, désormais, à La Réunion, le métissage biologique est un fait général et il n’est plus autant fondé sur la domination. Sur ce plan, du fait de la
croissance démographique et de l’extension de l’enseignement, les jeunes
générations issues de la décolonisation et qui sont désormais majoritaires dans la population, par rapport à ceux qui ont connu le régime
colonial, n’ont plus les mêmes valeurs ni les mêmes préjugés et permettent une extension considérable du métissage avec d’autres conséquences. Les valeurs de l’exotisme, le romantisme des îles, l’héritage
d’un certain esthétisme latin font que ce métissage voit aussi la participation de personnes venues de métropole à La Réunion, et cet élément
permet de combattre le vieux racisme colonial, puisqu’on voit des gens
venus d’Europe pratiquer de plus en plus des mariages mixtes.
Il faut tenir compte de tout cela, de l’héritage colonial sur le plan psychologique, sur le plan des mentalités, et des données nouvelles qui nous
posent des questions. Nous voyons le débat évoluer, et même si, sur le
plan psychologique et émotionnel, on n’a pas épuisé le problème de l’esclavage, de l’ « engagisme » et des souffrances engendrées, il s’intéresse
au résultat actuel de cette histoire et il s’oriente vers la recherche de
solutions à partir de cet héritage. Apparaissent alors les questions
sur l’esthétique à La Réunion, le problème de l’identité, les réflexions sur
nos capacités d’échange et d’enrichissement culturel, la recherche
de nos racines. Toute une génération pratique cette recherche et nous
sommes en pleine ébullition dans ce domaine.
Nous étions auparavant confinés dans une société qui avait été modelée
par le système colonial et, en ouvrant les fenêtres, on crée des courants
d’air. Un certain nombre de gens en sont choqués sur le plan psychologique, et on les entend rabâcher, s’accrocher à de vieilles idées, à de vieux
concepts alors que le débat s’instaure partout. C’est tout à fait normal
parce que ce débat ne fait que commencer et que les points de vue sont
divers, nombreux. Et comme nous sommes dans une île, les affrontements sont toujours extrêmement vifs. Cela explique le caractère souvent polémique de nos discussions. Que l’actualité ait fait irruption dans
le débat montre que nous n’avons pas simplement la nostalgie du passé,
que nous n’avons pas seulement un devoir de mémoire, mais que nous
nous demandons que faire de cet héritage qui nous a été laissé afin
d’être dignes de ceux qui ont tant souffert dans le passé.
MCUR l POSTFACE
Il nous faut nous poser des problèmes très simples. Nos hôtes ont survolé La Réunion et peu d’îles au monde comportent, sur des dimensions
aussi modestes, un relief aussi montagneux et accidenté. Si nous regardons une carte de La Réunion, elle renvoie à notre histoire. Tout notre
littoral est une litanie de noms de saints et, dès que vous arrivez aux
montagnes, ce sont des noms malgaches ou africains, et pas seulement
des noms de site, comme Mahavel, Cilaos, Salazie, Bélouve par exemple, mais également les noms de ceux qui ont tenté de reconstituer une
société dans la montagne, qu’il s’agisse de Dimitile ou d’Anchaing. Quand
j’habitais Le Port et que j’ouvrais mes volets le matin, la première chose
que je voyais c’était le Cimendef, qui est peut-être le plus beau nom qui
existe à La Réunion. Il y a peu de montagnes dans le monde qui s’appellent « celui qui ne courbe pas la tête », car là-haut s’étaient réfugiés les
marrons Cimendef et sa femme Rahariane. En voyant les manifestations
de leur vie dans cette montagne qu’on ne pouvait pas escalader, les
esclaves l’ont baptisée le Cimendef et, à travers cette dénomination,
c’est un message qu’ils adressaient à toute La Réunion et à toute la
société esclavagiste de l’époque.
Nous avons souvent dit que le Réunionnais est en lui-même une véritable
guerre civile par les questions qu’il se pose : « Qui suis-je ? », « Quelles
sont mes valeurs ? », « Quels sont mes rapports avec l’autre ? » Et nous
le voyons dans notre langue. Celui qui domine c’est le Blanc, même s’il est
parfois noir, mais on l’appelle « mon Blanc » parce qu’il domine, et que le
blanc est une couleur supérieure parce qu’on dit : « C’est un Blanc ou c’est
un homme de couleur. » Et si c’est un homme « de couleur », il n’est sûrement pas blanc parce que le Réunionnais a extrait le blanc des couleurs,
il lui a donné un statut supérieur. Comment analyser, éviter tous ces
pièges du langage qui enracinent chez nous des héritages de préjugés et
d’inégalités ? Ces questions que nous nous posons nous montrent que
nous sortons d’une société qu’on croyait simple avec les esclaves, les maîtres et ceux qui étaient des « engagés » au service des grands propriétaires. Mais elle était, de fait, extrêmement complexe, et cela a donné
une situation qui suscite aujourd’hui des questions dans tous les domaines.
Il n’y a pas de société plus complexe que la nôtre et notre génération, la
vôtre, sera-t-elle capable, à travers toute cette complexité, de tracer des
2 0 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
2 1 0
routes vers un développement durable ? Qu’est-ce qu’on appelle un développement durable dans une île comme la nôtre, au large de l’Afrique orientale et de l’Afrique australe et liée à l’Europe ? Nous nous félicitons d’être
une région ultrapériphérique de l’Europe, ce qui nous vaut beaucoup de
transferts financiers, et nous avons raison de nous en féliciter, mais notre
but, c’est qu’un jour l’Europe soit notre ultrapériphérie. Et quand nous
serons égaux, quand nous serons aussi développés, quand nous serons
effectivement des hommes comme les autres, des femmes comme les
autres vivant dans le monde entier avec le même statut d’égalité, je ne
vois pas pourquoi nous resterions une ultrapériphérie. Et si c’est un
problème de distance, notre ultrapériphérie c’est l’Europe, c’est le nord
de l’Asie, ce sont les Amériques. Nous sommes donc, dans nos recherches, piégés par les mots et nous nous intégrons dans une réalité qui
nous empêche de nous libérer mentalement. Or on nous fait aussi des
procès à ce propos. Dire que demain nous aurons réussi quand l’Europe
sera notre ultrapériphérie, c’est comme si on commettait un crime pour
certains. Mais c’est le prix de notre liberté, c’est le prix de la civilisation.
Si nous nous sommes adressés au Mozambique, c’est parce qu’à travers
un chiffre à recouper et à vérifier, on a évalué à 200 000 le nombre de
Mozambicains qui sont entrés dans notre île au fil des générations de
l’esclavage et de l’ « engagisme ». C’est un apport qui est considérable
et qui resurgit partout, dans la musique, dans la danse et dans de nombreux autres domaines. Le sacré et la religion jouent un grand rôle dans
notre île, et si nous sommes les uns et les autres adeptes des grandes
religions du monde, il y a aussi des athées à La Réunion, il ne faut pas
se tromper, il y en a même beaucoup. Mais la réalité, c’est aussi cette
capacité de pratiquer publiquement une religion et de s’adresser régulièrement au sorcier quand on a un problème difficile à résoudre. Je ne
connais pas de pays où ce qu’on appelle la sorcellerie est si développée,
au point de devenir une véritable catégorie professionnelle ; et non seulement il y a les « sorciers pays », mais la pratique est telle que nous
avons une véritable importation de « sorciers » venus d’ailleurs. Par
une inversion paradoxale des valeurs héritées de la colonie dans la tête
des gens, ceux qui sont le plus prisés ne sont pas ceux qui viennent
d’Occident, ce sont ceux qui viennent d’Afrique et ce sont eux qui ont le
plus le pouvoir de deviner l’avenir. Il nous faut réfléchir à tout cela.
MCUR l POSTFACE
Vous avez entendu dans ces ateliers des artistes, des universitaires, des
chercheurs, des syndicalistes qui ont versé au débat des centaines de questions. Ils ont aussi posé le problème de la tâche à résoudre par la Maison
des civilisations et de l’unité réunionnaise. C’est le lieu où l’on débattra du
1er janvier au 31 décembre, tant il y a de questions posées à La Réunion
par la rencontre de ces peuples venus de tous les pays ; et peut-être qu’à
travers notre expérience se posent les grands problèmes du monde.
Il ne faut pas nier à La Réunion les séquelles du racisme, le maintien
des préjugés. On n’a pas connu une histoire dont l’esclavage a occupé
la moitié, et le colonialisme les trois quarts, sans que ne demeure dans
la tête des uns et des autres un certain nombre d’idées négatives, un
héritage sombre. Mais malgré cela, et à partir de cela, c’est peut-être
le pays où ceux qui sont issus de tous les continents vivent le mieux ou
le moins mal l’égalité entre peuples. C’est ici qu’on a réussi à ce que
soit affirmée – sans être toujours réalisée – l’égalité entre les femmes
et les hommes venus d’Asie, d’Afrique ou d’Europe. Mais, en même
temps, il y a plus d’égalité entre les hommes venus de tous ces pays
qu’entre les Réunionnaises et les Réunionnais. Pourquoi existe-t-il de
telles violences ? Pourquoi cette violence est-elle aussi permanente
dans la structure familiale et dans les relations entre les hommes et les
femmes ? C’est un problème que les Réunionnais eux-mêmes devront
examiner, analyser pour y trouver des solutions ; personne d’autre ne
pourra le faire à leur place.
Mais notre combat pour l’égalité entre les Réunionnais, dans cette île
du sud-ouest de l’océan Indien peuplée d’apports venus de tous les pays
du monde, pose le problème beaucoup plus grand d’une crise mondiale.
Si on regarde, en dernière analyse, au-delà de ce qui fait les informations de tous les jours – ce qui se passe ici, la capture de tel ancien dictateur, l’élection de Miss Monde, ce genre d’informations déversées
pêle-mêle dans nos journaux tous les jours –, le problème fondamental
est que, si tous les êtres humains sont égaux, ils sont aussi uniques.
S’il n’y a qu’un risque d’erreur sur un milliard dans l’identification par
l’ADN, cela veut dire que nous sommes aujourd’hui près de sept milliards
d’êtres différents, uniques, et que le clone est un rêve. Mais comment,
avec ces sept milliards d’êtres uniques, irremplaçables, comment peut-
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M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
on admettre que l’écrasante majorité connaisse un sort aussi terrible ?
Notre monde a progressé à partir des idées de liberté et d’égalité du
XVIII e siècle, de l’héritage qui a explosé au XIX e siècle. Comment peut-on
aboutir, deux siècles après, à ce que l’écrasante majorité du monde non
seulement connaisse une situation insupportable, mais n’ait aucun espoir
d’arriver à un niveau de vie moyen ? Si les 15 % des gens qui vivent bien
ne doivent leur niveau de vie qu’à l’exploitation et à l’utilisation de 85 %
des humains et de leurs matières premières, alors c’est un rêve que de
dire que ces 85 % pourront avoir un jour le niveau de vie des premiers.
Et comme ceux-ci veulent apparaître comme les modèles de démocratie, les défenseurs des idées de liberté et d’égalité, que deviennent alors
ces civilisations qui ne peuvent pas donner un caractère universel aux
valeurs qu’elles proclament ?
2 1 2
C’est sur ce point que nous croyons qu’à La Réunion nous entrons dans
une crise de civilisation. Il n’est pas possible de croire que va perdurer
une situation où l’écrasante majorité du monde accepterait l’inégalité,
alors qu’on proclame l’égalité comme la valeur fondamentale qui doit
régner. Nous essayons, dans notre petite île, de régler par des batailles
quotidiennes ce problème de l’affirmation que des êtres venus du monde
entier doivent avoir les mêmes droits parce que c’est l’égalité. Mais nous
savons que nous ne pouvons le faire à La Réunion qu’avec des aides et
des apports extérieurs, et que ce n’est pas l’essence même de notre
existence, de l’économie qui a été créée ici. Lorsqu’on réfléchit au monde,
on est pris par le vertige de l’utopie et on essaie de penser à son pays
et au monde à partir de ce que nous avons tenté d’apprendre et, comme
disait quelqu’un, « d’assimiler sans jamais être assimilé ». Cela aussi,
c’est le défi.
Il y a une capacité immense à La Réunion à imiter un modèle extérieur.
Un de nos combats consiste à voir comment nous pouvons prendre ces
modèles, en extraire le meilleur, et, dans ce débat, nous avons besoin
d’aide et de références, et d’abord la référence des pays et des peuples
dont nous sommes issus. C’est pourquoi nous nous adressons au
Mozambique. C’est pourquoi, après avoir été écoutés avec tant de
patience par nos hôtes pendant deux jours, nous leur disons qu’il faudra
concrétiser nos relations par des projets réels, des échanges humains.
MCUR l POSTFACE
Quand nous allons à Inhambane, que nous voyons un terrain nu et qu’on
nous dit que de là sont partis des milliers d’habitants pour peupler La
Réunion, je me dis qu’il faut que La Réunion appor te sa marque au
monument qui y sera édifié, par un juste retour et un hommage à ceux
qui ont quitté leur pays pour ne jamais plus le revoir. En même temps,
il faut rappeler aux Réunionnais que, dans leur immense majorité, ils
descendent des « engagés » ; et lorsqu’ils verront ce monument
exceptionnel que nous voulons ériger à la Grande Chaloupe à la mémoire
de ceux-ci, ils pourront se dire que nos premiers parents sont passés
là et que c’était leur premier contact avec la réalité réunionnaise de
l’époque, qu’ils aient été africains, malgaches, indiens... Tous sont
passés là et nous devons constamment nous en souvenir.
C’est pourquoi nous ne remercierons jamais assez nos hôtes, qui sont
venus à la veille de notre 20 Décembre et qui nous ont fait l’honneur de
participer à la célébration de l’abolition de l’esclavage. Et même s’ils ne
peuvent parler au nom des générations antérieures, nous les remercions de nous avoir dit que, si nous existons – eux, Mozambicains descendant des Mozambicains de l’époque, nous, Réunionnais –, c’est parce
que nous avons eu des ancêtres communs qui ont donné des lignées à
La Réunion comme au Mozambique. Nous ne remercierons jamais assez
nos hôtes pour avoir été présents et avoir assisté à nos questionnements, à nos recherches et pour l’aide qu’ils nous apportent dans la
construction de notre avenir.
Merci encore et merci à tous ceux qui ont animé ces ateliers, qui ont
préfiguré ce que sera La Réunion de demain, c’est-à-dire un pays où,
du nord au sud et de l’est à l’ouest, nous allons poser des questions,
chercher des réponses, édifier ce que nous appelons un développement
durable pour notre pays.
Pour reprendre un mot d’Aimé Césaire*, le
temps est venu de se ceindre les reins comme
un vaillant homme pour affronter l’avenir.
2 1 3
Annexes
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Discours de M. Cheikh Tidiane Sy,
directeur de l’Unesco pour l’Afrique de l’Est
Monsieur le président de la Région,
Monsieur le vice-ministre de la
Culture de la république
du Mozambique,
Monsieur le représentant de l’État,
Monsieur le vice-président
du conseil général,
Madame la vice-présidente de
l’université,
Monsieur le président de
l’Association pour la
Maison des civilisations et
de l’unité réunionnaise
Mesdames, Messieurs,
2 1 6
Foulant le sol de l’île de La Réunion
pour la première fois, je voudrais
d’abord m’acquitter d’un devoir
agréable, un devoir d’une très longue
tradition humaine, celui de vous
exprimer, à vous les autorités et
les habitants de l’île, toute ma
gratitude et ma reconnaissance pour
cet accueil hospitalier, généreux
et fraternel.
essaient de forger une expérience
de vie commune, fait qu’y parler de
« diversité » peut friser la provocation.
En effet, ne l’oublions pas,
l’équivalence « diversité = inégalité »
a souvent été brandie pour justifier
la supériorité de certaines cultures.
Mais fort heureusement, cette
conception a été totalement battue
en brèche. L’équation entre identité
de l’humanité et diversité culturelle ,
parce que c’est cela l’objet de mon
propos aujourd’hui, oblige en même
temps à reconnaître, au sein même
de la notion de diversité, la présence
de l’unité. Faute de cette unité, toute
diversité ne serait que multiplicité.
Le directeur général de l’Unesco,
a précisé, à l’occasion de
la Déclaration universelle sur la
diversité qu’il n’y a diversité que sur
fond d’unité et que la reconnaissance
étendue des différences culturelles,
avec tout ce qu’elle comporte, est
par nature une affirmation
fondamentale du fait humain, trouvant
sa légitimité dans le génome humain,
le patrimoine de l’humanité.
J’ai également le privilège de vous
transmettre les félicitations du
directeur général de l’Unesco,
M. Koïchiro Matsuura, pour
l’organisation de ce colloque sur
les Racines et itinéraires de l’unité
réunionnaise . Un thème qui rejoint
les préoccupations de notre
organisation.
Cette perspective est également celle
des 185 États membres de l’Unesco,
représentés à la 31 e session en
2001 de sa Conférence générale,
qui ont adopté la Déclaration
universelle sur la diversité culturelle.
L’appellation prédestinée de votre
beau pays, l’île de La Réunion, où
Africains, Asiatiques et Européens
Vous le savez certainement,
les problèmes liés à l’identité et à
l’expression culturelles, à la diversité
MCUR l ANNEXES l DISCOURS
et au pluralisme culturels, sont au
cœur de la mission de l’Unesco.
Le seul fait que le mot culture soit
partie intégrante du nom de notre
organisation est significatif et montre,
on ne peut plus, l’importance que
nous attachons à ce phénomène.
Donc, déjà, en 1949, sur la
recommandation du Conseil
économique et social des Nations unies,
l’Unesco avait inscrit à l’ordre du jour
de sa Conférence générale la discussion
de trois résolutions relatives à la
lutte contre les préjugés raciaux
pour l’éducation des peuples.
En 1953, l’organisation démontrait
son engagement en faveur de
la reconnaissance de la diversité en
lançant une collection d’ouvrages
intitulée « Unité et diversité
culturelle ».
Partant, il est encourageant que,
dans un contexte mondial aussi
complexe et difficile, la communauté
internationale, à travers la déclaration
de 2001, se soit dotée d’un instrument
normatif de grande envergure, pour
affirmer sa conviction que
le dialogue interculturel, le respect
de la diversité des cultures et
la tolérance constituent l’un
des meilleurs gages de la paix.
Cependant, il ne faut pas manquer
de le souligner : cette déclaration
universelle sur la diversité culturelle
a fait couler beaucoup d’encre avant
son adoption, car, prenant en compte
les enjeux liés au processus de
mondialisation, elle insiste
notamment sur la notion des droits
culturels, qui doivent s’appliquer
aussi bien entre les États qu’à
l’interieur des États eux-mêmes.
Le Groupe des 77 70 s’y était opposé
et de nombreux gouvernements ont
craint qu’elle ne soit, en dernière
analyse, incompatible avec les droits
fondamentaux des citoyens.
C’est derrière cette toile de fond
d’absence de consensus que
la dernière Conférence générale de
l’Unesco, tenue en octobre 2003,
suggère simplement un plan d’action
pratique pour la mise en œuvre de
la déclaration, en attendant, en
2005, l’examen d’un projet de
convention internationale sur
la diversité culturelle 71.
Ce qui est de plus en plus certain,
c’est que nous sommes en train
de tourner une nouvelle page de
l’histoire, tellement les nouveaux
outils conceptuels autour de
la diversité abondent.
70. Coalition de pays
en développement, fondée en juin 1964 par
la Déclaration commune des 77 pays lors
de la Conférence des
Nations unies sur le
commerce et le développement. Elle avait
pour but de défendre
les intérêts économi-
ques collectifs de ces
pays et d’accroître leur
capacité de négociation.
71. Adoptée le 20 octobre 2005 sous le titre
Convention sur la protection et la promotion
de la diversité des expressions culturelles.
2 1 7
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Dans ce nouveau millénaire, la
mondialisation, les communications
planétaires instantanées, les migrations, les réseaux en temps réel ont
ouvert des espaces considérables
pour expérimenter et inventer de
nouvelles façons de vivre.
La métaphore usée de Mosaïque
des cultures, ou de Mosaïque
culturelle mondiale, ne décrit plus
les préférences culturelles des
différents peuples à leur entrée
dans ce millénaire.
2 1 8
Ainsi donc, les cultures, à l’image
du fleuve Arc-en-ciel, pour reprendre
la métaphore « nation – arc-en-ciel »
de Nelson Mandela*, sont des
créations transfrontières, ne sont
plus des univers clos.
L’ethnologue français Claude LéviStrauss* disait que la « diversité
est moins fonction de l’isolement
des groupes que des relations qui
les unissent ».
Mais aussi, ce qui inquiète, est
qu’en ces temps troubles, où
le monde cherche ses repères,
les termes de culture, de civilisation
sont utilisés par des esprits égarés
pour tenter d’opposer l’humanité
à elle-même.
En fait, on pourrait considérer
le parcours de l’humanité comme
l’histoire de réponses différentes
aux mêmes questions : Comment
les gens se comportent-ils envers
les membres d’une communauté
différente ? Comment devraient-ils
se comporter ?
Ces questions sont tout aussi
pertinentes au niveau des relations
interétatiques, internationales et
interculturelles.
Nos choix quant à nos patrimoines
culturels, quant à nos relations
avec d’autres issus de traditions
différentes et quant à l’élaboration
de nouvelles cartes culturelles
façonneront les sociétés du
XXI e siècle, nécessairement
caractérisées par les pratiques
démocratiques respectueuses des
Droits de l’homme, de la parité
des sexes, de la reconnaissance
et de l’acceptation de la différence,
de la durabilité.
Je vous remercie.
MCUR l ANNEXES l DISCOURS
Intervention de M. Luis Antonio Covane,
vice-ministre de la Culture de la république du Mozambique
Monsieur le président de
la Région,
Mesdames, Messieurs,
C’est une grande satisfaction et
un grand honneur pour moi de
participer à ce colloque sur
les Racines et itinéraires de
l’unité réunionnaise .
Au nom du gouvernement du
Mozambique et en mon nom
personnel, permettez-moi de
commencer par saluer le conseil
régional de La Réunion,
les Réunionnais et tous les invités
à ce colloque, à l’occasion
des célébrations de la date
commémorative de l’abolition de
l’esclavage sur l’île de La Réunion.
J’aimerais manifester mes sentiments
de profonde reconnaissance pour
l’aimable hospitalité qui nous est
offerte par les institutions et
le peuple de La Réunion, ainsi que
pour l’opportunité qui m’est offerte
de participer à ces moments de fête
et surtout de réflexion sur la vie
du peuple de La Réunion et ses liens
avec les peuples de la partie
continentale de l’Afrique ainsi qu’avec
les autres peuples de la planète.
À cette occasion, j’aimerais
mettre en relief la pertinence et
l’opportunité de ce colloque sur
les Racines et itinéraires de
l’unité réunionnaise.
C’est un événement important dans
la mesure où la réflexion autour de
cette thématique domine les débats
au sein de pratiquement tous
les peuples et États, notamment au
Mozambique où le socle de
la construction de l’unité nationale
est le respect de la diversité
ethnolinguistique, raciale et
religieuse de tous les citoyens.
La participation du Mozambique à
cet événement a une signification
profonde car l’histoire nous apprend
qu’une partie des différents groupes
qui composent le tissu social
réunionnais fut constituée de
familles originaires de la partie
continentale de l’Afrique, en
particulier du Mozambique.
Nous tous ici présents savons que le
processus de développement mondial,
les Droits de l’homme et le pluralisme
culturel ont été fortement marqués
par un fait triste mais fondamental
dans l’histoire de l’humanité :
le commerce des esclaves,
ce symbole de la violence humaine,
une des plus grandes tragédies
dans l’histoire de l’humanité, tant
en termes de durée dans le temps
que de dimension dans l’espace.
Mesdames et Messieurs,
Mieux que moi, les participants à
ce colloque savent qu’au début du
XVIII e siècle, le trafic d’esclaves vers
les îles de l’océan Indien a inauguré
l’histoire des liens institutionnels et
2 1 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
socioéconomiques entre les structures
politiques et économiques du
Mozambique et de l’île de La Réunion.
La côte de l’océan Indien constituée
par La Réunion, Maurice, Madagascar
et les Seychelles a été une des
régions vers laquelle un très grand
nombre de Mozambicains ont été
déportés comme esclaves.
2 2 0
Il faut cependant signaler que
les rapports entre le Mozambique
et La Réunion ne peuvent être
uniquement envisagés dans une
perspective strictement historique,
car ils ne se sont pas exclusivement
limités au trafic des esclaves. Alors
que ce trafic avait lieu, nos structures
furent affectées politiquement et
culturellement. Ce réseau de
rapports réciproques a donné lieu
à des interactions de croyances,
de traditions, de langues parmi
les valeurs culturelles.
Aujourd’hui, l’échange de délégations
officielles, en particulier la récente
visite du président Paul Vergès au
Mozambique, et l’augmentation des
échanges et des contacts artistiques
et culturels à différents niveaux
témoignent de ce rapprochement,
d’une manière très encourageante,
soit à travers l’identification de noms
de famille communs, d’images fixes
et en mouvement, d’expressions
corporelles, vocales et linguistiques.
J’aimerais réaffirmer que la culture
est une dimension fondamentale du
développement et de la coopération
entre les États. La connaissance
mutuelle est un facteur facilitant
la convergence dans l’approche des
questions politiques et économiques,
en faveur de la promotion du bienêtre de nos peuples.
Ces aspects culturels intègrent notre
vision du monde, nos attitudes et
nos comportements. Ils témoignent
non seulement de notre identité,
de notre passé commun, mais
également de notre richesse et de
notre fierté en tant que pays
de l’océan Indien.
Chers amis,
Nos rapports d’amitié se manifestent
par des actions concrètes d’échanges
et de coopération dans différents
domaines d’intérêt commun.
C’est dans ce contexte qu’à titre
d’exemple, je citerai :
1. L’association Mozambique de
photographie qui a monté en
ce moment une exposition
photographique sur votre île ;
2. Le théâtre Talipot et la Compagnie
nationale du chant et de la danse
qui sont en train de négocier
un programme qui conduira des
artistes de La Réunion vers
le Mozambique en vue de mener
une recherche dans certaines de
nos provinces et de diriger des
programmes de formation. L’autre
axe sera la promotion de spectacles
conjoints dans les deux pays et
ailleurs dans le monde.
Mesdames, Messieurs,
À partir de cette réalité, une question
se pose : Qu’est-ce qui est le plus
important dans nos relations,
actuellement et dans l’avenir ?
MCUR l ANNEXES l DISCOURS
Ce qui est fondamental c’est
la compréhension des contextes,
pour une mise en valeur de l’héritage
de notre histoire commune qui
mette en exergue les aspects
qui nous rapprochent le plus.
Dans le domaine culturel, nous
avons déjà identifié quelques aspects
pertinents, mais grand nombre
d’entre eux restent à étudier.
Nous sommes convaincus que
la collaboration nécessaire entre
nos chercheurs, notamment dans
les domaines de l’histoire,
de l’anthropologie, de la sociologie,
de l’étymologie et de la linguistique,
soutenue par des études sur
la traite, nous aideront à approfondir
et à améliorer notre connaissance
et notre compréhension de
la dimension de l’héritage culturel,
conséquence de la traite d’esclaves.
À ce propos, le Mozambique
apprécie les efforts entrepris au
niveau international en vue de
la mise en place de l’International
Institute for Intercultural Dialogue
and Peace, une initiative ayant déjà
rassemblé des délégations de
plusieurs pays de l’océan Indien.
Ces efforts nous font espérer que,
à travers le dialogue interculturel
entre nos pays et nos peuples,
nous pouvons apporter
une contribution pour la réduction
des conflits et promouvoir une
culture de la paix dans notre région
et dans le monde en général.
Le dialogue interculturel entre
le Mozambique et La Réunion
renforcera les affinités culturelles
qui nous rapprochent les uns des
autres et, de ce fait, renforcera
la coopération pour le développement.
Nos institutions pour la recherche,
nos artistes et nos créateurs,
les différents acteurs sociaux du
Mozambique et de La Réunion ont
la noble mission et l’opportunité
de partager des expériences,
d’approfondir les connaissances que
nous avons de notre passé ainsi
que du présent commun, de créer
et recréer des scénarios qui
témoignent de la grande proximité
et de l’amitié entre nos peuples.
Ce n’est que de cette manière que
nous pourrons apporter notre
contribution, en tant que scientifiques,
artistes, artisans et savants, pour
l’unité et le développement de
chacun de nos pays.
Pour terminer, j’aimerais réaffirmer
la reconnaissance du gouvernement
du Mozambique pour l’ouverture
d’horizons prometteurs dans
les rapports de coopération
bilatéraux et interinstitutionnels
entre les peuples du Mozambique
et de l’île de La Réunion.
Je vous remercie.
2 2 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Abstracts
Foundations and Creolization
by Christian Barat
2 2 2
We live within a society that has
inherited a material and ideal world
and takes part in the development of
the world. We perceive what is close
or what is distant from us through
a cultural filter. The language that
we speak has also a crucial role;
and as we consider that things are
“taken for granted”, most of the time
we speak and behave as if we were
under an automatic piloting system.
In the 1930’s, the movement of
symbolic interactionnism criticized
the idea that culture was a sort of
heritage that preceded individuals.
Margaret Mead developed the idea
that every single human being
interprets the model transmitted
by the group he belongs to,
according to his specific history
(his experience) and to his own
personality. In other words,
we interpret subjectively the
objective patterns of reality. When
a problem arises in everyday life, or
when there is a break in the routine,
we are led to consider the question
of our freedom.
Reunion is considered as a part of
the Creole world, it sprang from the
French colonial expansion and after
three centuries of immigration (from
Madagascar, Europe, Africa, India
and China), Reunion embodies
a complex society. “ Yab, kaf, malbar,
tamoul, zarab, zorey …”, these words
tell the strangeness of the other who
is different from oneself. Here,
in Reunion, everyone in search of
his identity cultivates his difference.
But we have to be careful about the
traps of stereotyped classifications,
because we cannot reduce the
Reunionese to a category that would
totally distinguish him from the other.
Indeed, he is a part of an insular
multicultural society that has been
involved in a process of global
creolization for three centuries.
In other words, it means the re-creation
of identities, with at the same time
the creation of common features
—in reference to the ancestral
origins that founded the Reunionese
society— and a cultural interaction
that will further the emergence and
the development of a complex
Reunionese identity.
The standard approaches of
anthropology are rather effective
in the comprehension of a culture,
and it is important to learn how to
make use of them correctly. It is also
fundamental to learn the languages
that are the vehicles of civilization,
without neglecting Creole.
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
Between “Being” and “Becoming”
by Radjah Veloupoulé
Nowadays, at the beginning of
the 21 st century, the increase of the
principles through which an individual
operates its differentiation has led
to the reintroduction of values as
a condition for individual or collective
identity. This move consecrates
the return of the Other as a topic of
concern. The relationship to others
has become as important as
the knowledge of cultures. What is
at stake is to combine otherness
and plurality. We must not reduce
the question of cultural diversity
to relation management.
In Reunion as well as everywhere
else, individuals are likely to be
caught between the temptation of
communalism and the imperatives of
globalization. Cultural diversity, which
is a major phenomenon in Reunion,
induces the question of
meeting/encounter, “meeting” with
oneself, meeting with the Other, and
thus introduces the experience of
otherness that is becoming more
complex. Reunionese society had
first to experience freedom as
a Subject, to reinvent the universal.
How can we reconcile the respect
for diversity with the necessary
recognition of what is universal
in Reunionese society?
Which code of ethic do we construct?
Collective life is based on the
recognition of common norms and
values. How does this work in
a plural society?
Philosophy has answered some of
these questions.In Reunion,
the relationship to others is framed
by a moral responsibility stemming
from a personal code of ethic.
Extreme forms of cultural diversity
do not carry the risk of identitary
dissolution, but lead to repositioning
the human being at the heart of
the action. It has to do with a work
both on oneself and with others.
Common references and values must
be made more visible and readable,
because it is urgent to get rid of
the limitations that we have inherited
from an outdated view of the world.
Contemporary Reunionese society is
marked by a diversity of cultures,
and this diversity reveals unexpected
combinations; it would be
counterproductive to seek to enclose
them within limits. Situations of
multiform heterogeneity that are
proliferating in Reunion herald
the emergence of new conceptions,
in the field of ethics as well as
in many other domains that have
no equivalence in the world.
2 2 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
“Truths and Taboos” about a Public-Health Project: The Bas-de-laRivière, a Neighbourhood of St Denis
by Monique Couderc
2 2 4
The presentation rests on a survey
which was carried out between
January and March 1992 in the
street called Ruelle Géringère ,
situated in the Bas-de-la-Rivière
area of St Denis, the capital of the
island. The survey’s purpose was to
improve the housing conditions of
the population, coming from the
island of Mayotte (65%), the Comoro
Islands (5%) and Reunion (30%).
A social worker had reported
the severely unsanitary nature
of housing and its precarious
character. As social workers, we
further carried out a study of the
needs and a public health diagnosis.
Our survey showed that the culture
and the ways of life of the population
should be taken into consideration
by town planners and decisionmakers, within the legal context of
a French “department”.
The “truths”
The neighbourhood’s population,
which had been living there for
between 10 and 15 years,
consisted of 156 persons:
19 families from Mayotte and
the Comoro Islands (70% of
children) and 18 families from
Reunion (30% of children). Most
of the families had regular incomes
such as allowances and subsidies
and State welfare, with the exception
of 5.4% of the inhabitants, who
were illegal immigrants and
had no official source of income.
Virtually all of the families (97.3%)
were living in totally unhealthy housing.
The priorities defined by the families,
as well as by the health services,
were more or less the same: putting
up toilet facilities, organising a sewage
system and eradicating rats.
While waiting for new housing to be
put up within the structure of the
RHI (Elimination of Unhealthy Housing)
programme, various projects were
set up by the Town Hall (with the
cooperation of an information-giver/
leader/translator for each of the
communities), such as demolishing
the abandoned shanty-towns,
cleaning up the neighbourhood and
eliminating the rats, repairing the
water-network and building public
showers and toilets.
The taboos
Initially, our aim was to play
the role of adviser and to serve
as a contact between the population
and the various structures
involved, with the aim of defending
as well as possible the specific
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
needs of the community.
However, we had to admit that
taking emergency action led to
failure on two accounts, since
the number of housing units,
the location, as well as the type
of housing decided upon by the
members of the two communities
had all been ignored (such as
“French”-type toilets for a Moslem
community, opening out onto the
main street and located near the
entrance of the estate, when
a degree of privacy had been askedfor). As a result, the toilet-areas
were not used.
The second “taboo” was of an
institutional character: even if our
study raised questions in the field
of community health in mainland
France, it was not made public
locally. It would seem that it was
inappropriate for certain politicians
to request subsidies for putting up
housing for a group of the population
not coming from Reunion, and even
less for a small percentage of illegal
immigrants.
This study dates back ten years or
so, and yet, we must admit that
the offcial way of dealing with certain
social and human problems has
remained the same. The community
coming from Mayotte and the
Comoro Islands is excluded on the
day to day basis by all the official
local structures (political,
administrative and others) of
Reunion Island. However, this
“invisible” social group is also one of
the elements that make up our
diverse and multi-ethnic society.
From the very start, the communities
coming from the Comoro Islands
and Mayotte have contributed to
the settlement of Reunion, in the
same way as those coming from
Madagascar did in the past.
So how is it possible for us to speak
about unity in Reunion? How is it
possible to start integrating
immigrants into the society of
Reunion Island, when we know
quite well that the general
tendency is to ignore the
existence, the history and the
specific character of this group
of people living here?
The taboos linked to the renovation
programme in this neighbourhood
and noted by the social workers
are an illustration of this issue
that today, and, more than ever,
can be considered as relevant to
the study of our society.
2 2 5
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
The Reunionnese “Self”
by Jean-François Reverzy
2 2 6
Is it possible to speak of a “Creole
unconscious”? Is it possible to speak
of a Reunionnese Self or Id ? Are
these notions still relevant and more
specifically, are they relevant in the
European overseas territories?
To begin with, three propositions
and remarks:
1. The notion of “insular
transference” which refers to
the relation to Reunion Island:
all its inhabitants have been
strangers to its shores
2. The notion of reunionnese
identity or of réunionnisation :
I am interested in the exploration
of the psychic suffering which
bears the signature and the
representations of this identity
3. How to explore the expressions
of mental health and identity in
Reunion with regards to cultural
representations and practices?
I have observed constants in my
clinical work: representations, mise
en scène of the body, and religious
interpretation (religious practices
recreating the social link when the
later is threatened or weakened).
It is possible to propose a metapsychology of the suffering
Reunionnese Subject by borrowing
the old concept of the self and the
opposition between self and fake self.
The symptom can be then interpreted
as an expression of resistance,
a despairing quest for a solution.
Psychic suffering can be understood
as the division of the subject where
parole and language are affected and
memory is erased or foreclosed.
Drawing a general portrait of psychic
suffering requires to take into
account the historical and sociocultural matrix of indiaoceanic world.
The first register is Thanatos and
a group of determining factors
revolving around the repetitious
weigh of the past: history has not
yet become a shared narrative
and is still uttered through faltering
sentences or silences. Isolation
and the tendency to construct
islands ( ilets ) within the island
must also be accounted for.
Psychic dissociation is a corollary
of the first level: in other words,
the non value of the parole during
the exchange, because the parole
is caught in the splitting of the ego
and the crushing contradictions
between different worlds.
The therapist observes a crushing
of the subject, with depressive
aspects and expressions of
aggressivity. Parapraxis is its most
spectacular social expression,
but we can also observe forms of
acting out (such as crime, suicide,
addiction to alcohol and to drugs)
as well as the impossibility for
the Subject to introjecting the
Law (What is the Law? Am I not
the Law myself? These are
fundamental questions for
a Reunionnese criminology).
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
There is something lacking in
Reunion and what is “lacking” could
easily be redressed: the denial of
Creole language and culture, the
valorization of consumption and
welfare. More than a third of
the population is forced to live
a “non-life” without meaning.
Another clinical observation
concerns the perception of infraction
in one’s psychic space and the
adoption of delirium as a way out.
The Subject seeks to find in her
culture and history both the causes
of, and the solutions to her
suffering. The art of the therapist,
vernacular or medical, is then to
work with these interpretations.
Once this methodology is clarified,
one must look for meanings.
The relation of the Subject to the
island (the closed space of a Real)
belongs to the order of the insular
transference which is encounter and
movement; demand and knowledge;
quest of what is unknown, ancestors, parents; repetition. The
relation of Subject to the island
is that of relation to a person.
My hypothesis is that everything that
is produced in the social relations
is under the permanent push of the
Imaginary and the constraints of
the Real which threaten the symbolic
position of the Subject. Hence,
these moments of loss of the self,
of disarray which everyone
experiences, whether native or not.
In Reunion, the bureaucratic rules
of the psychiatric system were
applied following the law of
departementalization (1946).
Psychiatry has accompanied the
increasing development of medical
consumption and dependency to
welfare. Institutions have not sought
to integrate any of the basic cultural
expressions —even Creole
language—, nor have they tried
to create original experiences.
The concept of the “cure”, always
present in medical discourse,
has disappeared in the psychiatric
and psychoanalytical world.
As a consequence, Reunion,
a region on the “ultra periphery”
of France, has never experienced
the development of psychotherapy.
However, traditional and religious
therapies have remained for
the people the site of references.
In summary, the notion of insular
transference teaches us the
importance of transitional objects
and frames. The island is human
in its body and its biological and
psychic wholeness. It opens up
new roads for thought: to reread
our corporeality as the history of
a carnal island, with is echoes in
our neighbors, with is shores
and openings. The therapeutic
gift constututes the foundations
of the being to the world of
the human being. We will all
thus become foreigners .
2 2 7
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
The Poor and the Rich in Reunion
by Françoise Rivière
2 2 8
Since Reunion became a French
‘département’, its economy has
undergone deep and fast changes.
In less than two decades,
the plantation economy based on
the monoculture of sugar-cane has
been replaced by one where
merchantable and non-merchantable
services predominate. Industries
aimed at replacing imported goods
have been developed, but
perspectives for expansion are
limited as a result of factors like
insularity, distance from outside
markets and the limited character of
the local market, as well as the
virtually inexistence of trade
relations with neighbouring
countries. If we consider the
evolution of developing economies
since the Second World War,
the French overseas regions are
the only ones to have an economy
where social progress and an
increased living standard have
been due to funding coming from
mainland France.
Economic growth, unemployment
and under-employment
Since 1975, Reunion has undergone
a high level of economic growth,
leading to the creation of jobs.
However, the increase in productivity
due, on the one hand, to technical
progress, and on the other to
the degree of qualification of
the work-force, has not been
a favourable factor.
To begin with, a series of remarks:
important growth of the population:
44% of the population under
25 years of age in 2003; the high
percentage of women in employment
(rising from 23% in 1967 to 50%
in 1999), a sign of an important
transformation within the society
and a social phenomenon (women
wishing to be autonomous,
a second salary, compensating for
the husband being unemployed,
the development of the tertiary
sector); a positive migratory
balance in the last two decades :
fewer people leaving the island
and an important increase in
immigration. The active population
has been increasing by 4,000 each
year in excess of the number of
jobs created. As a result, Reunion
is the European region which has
the highest rate of unemployment
(33% in 2003), which corresponds
to the figure of developing countries
which count among the poorest
on the planet.
About employment and
unemployment, it seems necessary
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
to make two remarks. Among
the list of problems linked to
the high degree of unemployment,
we can note in Reunion
the development of “employment of
a particular type” (temporary
contracts, temp agency work,
various training schemes, part-time
employment), which concern all
kinds of workers with low or high
qualification. These workers
alternate between being unemployed
or under temporary contracts.
The result is the phenomenon of
a poor salaried population (notably
women), that is to say working poor
in a situation of under-employment
with an income lower than the legal
minimum wage.
There is a higher degree of
unemployment among young people
(51% of the 15-24 age-group in
2004) and women (in 2003, there
was a 3% difference between men
and women). Two thirds of the young
people registered as job-seekers
have no qualifications at all (whereas
the job-offers are for qualified work),
despite the fact that secondary
education has become generalised.
In addition, there are now more
and more job-seekers with higher
education qualifications
(approximately 6,000 in 2003).
Another characteristic is that
the majority of the unemployed are
long-term unemployed, and we can
note a decrease in their level of
qualification and their motivation,
with a low probability of returning
to employment.
What strikes observers in Reunion
is the fact that the phenomenon
is widespread and that it has lasted
for so long. The number of people
living on minimum welfare benefits
and being entitled to free medical
treatment (58% of the population)
are symptomatic of the
precariousness character of the
situation. The employment market
excludes one out of three members
of the active population; one person
out of five in Reunion is dependent
on minimum welfare benefits.
Inequality, poverty and
social exclusion
A section of the population that has
stable employment in the formal
economic structure of the island is
well integrated socially and
professionally and paid at an hourly
rate that is virtually the same as
that of mainland France.
A second section of the population
is in a precarious situation or is
under-employed.
2 2 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
2 3 0
Finally, there is a third section
that is inevitably exposed to the
“unemployment trap” (women and
young people on welfare, people
having very few qualifications and
illiterates). Alternating subsidised
employment, living on welfare and
unemployment benefit is a survival
strategy for members of the
population. 10% of the population
live below the poverty line, but if
we were to apply the criteria of
mainland France, the figure would
be 40% of the population living
below the poverty line, compared
to 6.5% in mainland France.
Poverty is of course a relative
notion. It is thus necessary to see
the notion of poverty in perspective
and rather use the notion of
relative poverty . If poverty can be
measured in terms of income
and consumer-power, it also
concerns a large number of other
factors, such as access to health
services and housing, educational
failure, poor social relations,
lack of self-confidence and a feeling
of powerlessness. The combination
and accumulation of these factors
tend to increase the “handicaps” of
certain groups of society from
generation to generation. Poverty
can ultimately lead to social exclusion.
How is social cohesion maintained?
One hypothesis is that informal
employment exists, is widespread
and socially acceptable in Reunion.
It is a source of income which is
sometimes added to official sources
of income (salary and allowances).
Social cohesion is also maintained
thanks to various forms of family or
neighbourhood solidarity.
Yet if informal employment is a
response to the fact that the local
economy does not generate enough
jobs, occasional and unofficial work
has always existed in Reunion.
Present employment situation
almost certainly reflects the work
relationships inherited from
the periods of slavery and of the
indentured workers.
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
Perspectives
There is employment potential in
the sectors producing for the local
market, and we should continue
to make the efforts towards
the markets in the zone.
The negotiations with Chinese
provinces and Mozambique,
for example, are taking place with
this perspective in mind.
Reunion is a regional economic
space belonging to a national
economic space, France, which
is itself part of an international
economic space: the European
Union. Reunion is also a territorial
entity belonging to the Indian Ocean
Commission.
In addition, as Reunion is an ultraperipheral region of the European
Union, it is (institutionally) attached
to the north, but in many ways
(culturally, economically, socially)
has links with societies of
the southern hemisphere.
The tools applied to any analysis
of the economy of Reunion
necessitate particular care. If care
is not taken, negative conclusions
often result, analysis often being
made in terms of problems and
economic and social imbalance,
with the underlying question
of the costs covered by
“Metropolitan France”.
Reunion Island is considered “rich”
by surrounding countries. Certain
economists have declared that
a new international division of
labour, based not on low-cost
labour activities, but on cognitive
activities necessitating a high
degree of education (such as
software, new information
technologies, training, research
and development) has emerged.
Comparatively speaking, Reunion
benefits from obvious advantages
in terms of infrastructure, training
and research, but cooperation
first of all implies having
sufficient humility to listen to
and actively understand
the countries of the region.
2 3 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
The Labor Movement. Unity and Diversity
by Ivan Hoareau
Historical references
In 1663, two French and ten
Malagasy landed on Reunion Island.
The beginning of the coffee era
(1715) and the acme of sugar
importation (in the nineteenth
century) provoked the mass
importation of slaves and
indentured workers from varied
places: Madagascar, East Africa
(Mozambique supplied
200 000 indentured workers),
Malaysia, China, Indo-China….
2 3 2
A community of resistance
Slaves and indentured workers were
brutally exploited by their masters,
who did their best to avoid
an awareness of the iniquity of
their exploitation. But workers
gradually discovered a community
of interest. Struggles, such as
the 1883’s strike, sprang from
this consciousness.
Contemporary period
In 1936, workers on the docks
and in the plantations launched a
movement of contestation, and the
Reunionese Federation of Workers
was created, that regrouped the
haulers’ union, the dockers’ union
and the railroad workers’ union.
In 1981, the CGTR (General
Confederation of the Reunionese
Workers), the PCR, the PS,
the SNES, the SNES-SUP and the
Movement of Christian workers
created the “preparatory committee
for the commemoration of
the twentieth of December,
the Day of Reunionese Freedom”.
(December 20 th: date of abolition of
slavery). Mobilization for the equality
of the SMIC (“guaranteed minimum
wage”) and the RMI (minimum
welfare payment given to those
who are not entitled to
unemployment benefits) unified
the salaried workers.
Problematic of unity and diversity
We have to apprehend the
problematic of unity and diversity in
the lights of attacks against working
conditions, union trade and its
values of solidarity and examine
them in the 1960’s, then nowadays,
with neoliberal policies’ attacks
without precedent against the values
of unity and solidarity of syndicalism.
Job insecurity, mass unemployment,
attacks on limitation of working
hours, undermining of collective
labor agreement and production of
labor laws to the benefits of
business weaken solidarity and
strengthen individualism.
Further, current policies of
regional integration do not act
as a counterpart of neoliberal
globalization, but they are a way
of putting territories and workers
into competition.
Syndicalism is nowadays confronted
to the necessity of a renewal of
its theoretical corpus and of its
practices, in order to safeguard
and to consolidate its initial values
of solidarity, and to confront
predatory capitalism.
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
An Enigma of a Disappearance
by Françoise Vergès
The enigma can be summarised as
follows: If, in 1848, 60,000 slaves
were made free, and if 1/3 of
these freed slaves were women and
2/3 men, and if the proportion
remained constant during the period
of slavery, what were the lives of the
thousands of male slaves deported
onto the island? Where are their
graves? Where are the remains of
those thousands of men who
had neither woman nor children
nor families, who never became
fathers, or sons, but lived alone,
without descendants or graves?
Can we really speak about a “slavefamily”? What kind of society did
they manage to set up?
Can we continue to speak or write
about slavery in Reunion without
mentioning this specific situation?
The unbalanced sexual ratio?
The enigma brings into question a
number of “truths” concerning family,
transmission and the role of the
father in the society of Reunion.
How did this very specific situation
(with its violence, a majority of
slaves being deprived of
descendents —but not deprived of
an inheritance, and the imbalance
in the numbers of men and women)
determine the transmission,
the construction of masculine and
feminine identities, as well as
male/female relations in the society
of Reunion? In the light of this long
history, how to interpret domestic
violence, the high male death-rate
and the fragile psychological and
physiological character of the local
population? How to interpret
relations between men and men,
between men and between women
in the light of this long history of
disparity and its resulting violence?
Reflecting on this enigma throws
new light on the question of the
policy of restitution.
Quite often restitution means that
the State and society should pay
back a debt due today for damages
caused in the past. However,
this request does not remove our
debt. Reuniones owe a debt,
a debt towards the men and women
who came before us, who built
and transmitted to us the world
we live in. We owe it to them to
consider them as our ancestors,
and no longer as anonymous victims,
deported, exiled, enslaved, and
to mark their stay on the island,
for the sake of truth and justice.
We owe them a universal search
for justice, universal in that it can
be sought as much by those whose
2 3 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
ancestors were victims as those
who were not. Restitution therefore
concerns the whole community.
2 3 4
Reflecting on the enigma leads us
to ask the question: “how to write
about the disaster”.
The history of the humanity can be
seen as long list of crimes. In the
second half of the 20 th century,
in a century which was supposed to
be one of peace and progress,
putting an end to blind violence and
racism, the reflection on violence,
mass massacres and genocide,
made it necessary to attempt to find
an explanation for the reasons
behind such a desire for destruction.
We still have not learned how to “do”
good, whereas “doing” evil seems
a natural tendency. It might seem
to be a paradox, but we have to try
and understand what it is that might
be fertile about thinking about
a crime, that is to say examine
the crime to try extract from
it observations, an analysis of
its causes, its mechanisms and its
dehumanising character, with
the aim of rewriting the negative
side of history. Seeing slavery not
as a form of evil, but as something
negative and productive reintroduces
it into history as being an action
produced by human beings, and
not sub-human beings.
Reflecting on the enigma leads
us to ask the question of
“the sentiment of existence”.
Every day, we read about violence
in the local press. What leads to
destruction, suicide and violence
towards our neighbors?
The difficulty of living among others
is not specific to Reunion, but rather
there seems to exist an expression
of suffering which has found no
words to describe it. What strikes
us in Reunion is the collective
conscience of a place where
the human being is fragile, where
people apparently find it difficult to
forget about suffering, where people
tend to give up when they come up
against the least stumbling-block,
as well as the introverted nature
of the population and the feelings of
violence which rise to the surface
at the least sign of rejection or
refusal. Why the difficulty of
feeling we exist ? Perhaps, should
we again reflect on slavery:
becoming a slave meant that all
one’s senses were thrown out of
joint, it was a total loss of one’s
references, a leap into the void.
The network of relations
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
(family, clan and ethno-cultural)
was broken. When all familiar
links are broken, what happens?
How were social links rebuilt on
the territory of exile and bondage?
Reflecting on the enigma means
rethinking the notions of
lineage, transmission,
inheritance and solidarity.
Slavery, its symbolic, cultural
and social character, that is to say
the repeated organisation of an
original act that turns the human
being into an object, is the matrix of
Reunion’s history (let us remember
that there no native population,
that colonization and slavery
constituted the foundations of
the island’s society). For Orlando
Patterson, social death is the most
important consequence of slavery.
The slave, he writes, is “natally
alienated”, and formally ceases
to belong to any recognised
community. This does not mean
that the slave cannot have relations,
but these relations are not socially
recognised as being legitimate or
of a contractual character and do
not constitute a form of recognized
sociability. Slavery desocialises,
since it gives rise to an organisation
where relationships are determined
by fear, mistrust and solitude.
Slavery and colonisation taught us
to be mistrustful, afraid, violent and
anti-democratic. Hunger and thirst
taught us not to share with others.
The feeling of being abandoned
makes one feel excluded, and this
destroys the feeling of existing.
Reflecting on the enigma means
speaking about gender differences.
“How does one become a woman in
Reunion? How are femininity and
masculinity constructed in the
society? What does such construction owe to our history of slavery?”
Reflecting on the enigma
means naming and recognising
the existence of the camp of
enslaved men.
Initially and for a long period of time,
Reunion Island was an island of men
prisoners of a small group of other
men. The long history of a population
which was victim of physiological and
psychological deprivation, has had
far-reaching consequences, still
present today. The general impoverishment of the population of
Reunion from its origins, with
a high mortality rate, low birth-rate,
alcoholism, violence, endemic
diseases and general psychological
2 3 5
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
problems, only came to an end
in the 1960’s, thanks to social
and political movements which
demanded health services, school
canteens and a minimum wage.
However, the population’s health
remains fragile, diabetes, high
suicide rate, heart problems,
alcoholism and depression.
2 3 6
Reflecting on the enigma
means broaching the question
of masculinity.
Physical strength marked the male
slave as being a “man”. The feeling
that one did not count dominated,
the notion that what each man
achieved was of little importance.
The fact that there were so few
women intensified the perception of
a society where physical force was
dominant. What kind of benevolent
masculinity can be constructed?
In Reunion, people are often wary
of their neighbours, people often
mistrust one another, people often
lack confidence in their neighbours
and in their own abilities. People
are quick to betray and quick to
forget betrayal. People go quickly
from boasting to fear of being
abandoned, from an over-inflated
ego to a total absence of ego.
This can be seen in the field of
politics, where it is so difficult to
debate openly. Any contradictory
ideas are seen as personal attacks.
Conclusion
What is extraordinary though is that
people in Reunion have managed to
construct a culture, an imagination
based on belonging. These men
who died without leaving any
descendents and were burred
without graves handed on to us
a society full of contradictions,
a brutal and violent one, but rich in
possibility, creation and invention.
Heirs of slavery, children of
indentured workers, we have
a debt towards them. We shall
pay back this debt not by
commiserating, turning to stone
or focusing on the ethnic character
of our history, but through our will
to be their dignified heirs, that is to
say not being afraid and daring.
We must dare to inhabit our land
and respect it. It is fragile territory
that we have inherited, and it is on
this territory that we must try to
build an agonistic democracy. It is
by constructing a unity in Reunion
that we will recognise the presence
of this disappearance and thus
acknowledge our debt. From the
brutal history we have inherited we
must draw a wisdom that will give
birth to an ethics of responsibility .
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
Women’s Bodies, Children’s Bodies and Cultural Variation
by Laurence Pourchez
I examine from an anthropological
approach the techniques (and the
variation we observed) of the body,
the traditional treatment of
disease and rites of passage.
I particularly focus on the process
of birth, exploring the ways in
which it is a constituent part of
the edification of a shared culture.
I argue that the common cultural
part, the variation, and the
reinterpretation linked to creolization
are among the most representative
elements of réunionnité .
For reasons of historical nature
linked to a context made up of
slavery and domination,
the transmission induced diversity
in their reinterpretation.
Based on my field of research of
the last ten years, I show that
permanent features, axes of
cohesion and corporal logics that
exist constitute one of the keys
elements of social logic, of
the transformation that are at
work in the society.
Permanents features
The corporal logic can be defined
in the oppositions between hot
and cold (in the Reunionese
meaning of “break in the female
thermal equilibrium”), the pure
and the impure, the liquid and
the dense. The goal may be to
prevent illness, to protect,
to purify the individual
or, when these first actions
are ineffective, to treat the
disease that occurs.
There is a connection between
these logics and the theory of
humors (break in the humor
equilibrium: warm/dense or
cold/liquid blood; bile associated
to heat and impure; hot/cold air
associated to the loss of breath)
and to a medicinal/medical system
close to the “théorie des signatures ”
that postulates that an illness can
be cured by its vegetal or organic
equivalent, and sometimes proceeds
by a transfer from human body to
an animal that will “take” the illness.
European medicine has had an
important influence in Reunion,
but Indian’s and Malagasy’s
contributions are crucial; opposition
such as hot/ cold are presents
in both cultures, which implies
the difficulty to establish a single
Reunionese etiological scheme.
The functions —to prevent, to
protect, to purify and to cure—
follow modes of intervention that
can be similar to religious and/or
therapeutic remedies, or even social
ones. Nature and body are in close
relation, and we can itemize
the utilisation of plants in three
categories: refreshing, heating,
2 3 7
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
2 3 8
and magic and/or sacred plants.
Nonetheless, the first two are
often associated to the third, to an
aim of “optimization”.
The conception of a child highlights
these logics and the permanent
features that are included in larger
contexts, that is to say the family
and Creole Reunionese society.
The birth of a new-born has always
been central in Reunion, and even
if the young generation has a larger
choice, the corporal logics that
were already present more
than three generations ago are
still present today, as well as
the concerns for protection and
purification of the body.
We could then analyse these rites
of passage (temporal markers),
rites of protection and rites of
prevention against bad spirits in
relation to the women’s fear,
the fact that the child is placed
under a divine protection soothes
their anxiety. The role of the
grandmothers is crucial for cultural
transmission linked to childbirth.
Variations
The diverse elements of a shared
culture never constitute a totally
homogeneous whole. Cultural
variations exist in each individual.
They are linked to the diversity of
the island’s inhabitant’s origins,
to their social identities, to the
forms of cultural transmission,
to their home (urban or rural
zone), to the importance of
exogenous contributions and to
their religious choice.
Yet these variations cannot
legitimate an easy repartition of
the population into a Malbar
(Hindu) “milieu”, a Malagasy “milieu”,
a Chinese or Muslim “milieu”.
Familial histories underline mixing
and interconnection between
different origins and traditions.
Cultural variations due to cultural
transmission within the family also
appear crucial. Till the 1970’s,
these variations were transmitted
with different modes:
• in a vertical way through the
mother/daughter or
grandmother/granddaughter canal
(corporal techniques);
• in a oblique way from the elder to
the younger female generation;
• in a horizontal way within the same
class of age (private matters such
as abortion, contraception).
Variations are also due to
the modernization that has
disrupted traditions. Certain
practices have disappeared,
others have evolved; they are
hidden from the medical sector.
The time that surrounds birth
remains an extremely ritualized
period, with a lot of taboos and
with a lot of inter-connections
between religious, magical-religious,
familial and therapeutic practices.
The major advances made in
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
the medical prenatal care
perfectly coexist with the
pre-existing scheme, because
it does not modify the system.
This kind of variation, due to
outside contributions, is more
present in the cities than in rural
zones, where traditional practices
are more preserved.
The religious practice is one of
the main causes of variation
(dietary restrictions, familial
cults, use of sacred plants)
but religious belonging is often
double in Reunion (Hinduism and
catholic cults for instance).
How can we interpret all these
cultural variations? The notion of
“cultural continuum” is often used
to account for the various
registers that are presents in
the Creole language.
Differences can be due to the
variety of informants (information
are never really homogeneous),
and to a large sample of populations
(with diverse phenotypes) who do
not always correspond to the
appellation they give to themselves.
In this context, it is nearly impossible
to define precisely the place that
the informants hold on the
continuum. We must consider
a “cultural continuum of intersystem”
that may be closer to a reflection of
the Creole Reunionese society’s
complexity. It allows us to account
for the variations observed in
the individual’s behavior,
in the practices, rites and
perceptions. There are interactions
between these “subsystems”,
that are not totally impermeable.
They thus create and produce
the meaning and tend to converge
to a common corpus.
The notion of “ethnic group” is
tempting, but there is a too
important fluidity between the
“sub-systems”, and identifications
are linked to peculiar contexts,
more than to real origin.
In summary, the notion of
“cultural continuum of intersystem”
is too rigid to make an account
of the Reunionese situation.
The shared cultural foundations
as well as the cultural variations
(interaction, confrontation,
opposition, and creation) are
the soil of creolity.
But is the matter about creolity
or Réunionnité? Creolity (contact
and forced encounter of populations
for three centuries) is more that
a simple “aggregate”. It evolves,
interprets the exogenous
contributions, it produces
variations; it is in perpetual
construction, foreshadowing of
an original post-modern society.
The affirmation of typically
Reunionese practices (to model
the children’s face, to administrate
herbal tea, to bandage the
stomach), more particularly in
the first part of the life cycle which
is my field of research, is not
2 3 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
2 4 0
spontaneous. Those practices are
indeed, hidden, denied, shown as
being archaisms (things of the “old
time”), in the maternity hospitals in
particular. The dialogue starts with
the claim, instituting a common
identity: “Nou famm réunyonèz”.
(“We are Reunionese women”)
The ambivalence between on the
one hand the dissimulation
of practices connected with birth,
and on the other, a strong identitary
claim is close to the phenomenon
that linguists had observed with
the use of Creole language. French
is the official language; it is a symbol
of colonialism, of the West and its
social models. Creole is the language
for feelings, for the family, for
the everyday life. Though it is
considered even by those who
practice it, a minor language
(inferior to the French), it is the
object of a strong identitary
appropriation.
In the field of linguistics, variation
is considered as being constituent
of the language. To draw a
parallelism with language is a way
of showing that the cultural
variation is the consequence of
“bricolage”, the creation of the
Creole society that put different
cultures into contact (not the
different cultures actually, but in
a more significant way, the
contrast between people that
vehicle those cultures). The cultural
variations are not only due to luck.
They reflect the dynamics and
the process of evolution that
characterize the Reunionese society.
A new system is able to create,
in the post-modern Creole society,
a new scheme that would transcend
creolity: Réunionnité .
It would lead us to reconsider our
perspective, and analyse Reunionese
society from the observable cultural
variations that carry on developing
(and not from the common bases).
We should create a theory peculiar
to Réunionnité (that can be
defined as “the Reunionese specific
way of being Creole”).
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
The French-speaking Reunionese Literature
and the Reunionese Creole Language, or
On the Créolité of some of
French-speaking Reunionese Texts
by Axel Gauvin
In this presentation, I raise the
following question: should we classify
the texts that are written (and had
been written) in French, in Reunion,
about Reunion, from Reunion, by
authors who were born in Reunion
or have already been in Reunion,
under the category of “Reunionese”
or of “French” literature? Can we
include some of these texts into our
anthology of Reunionese poets?
It is a burning issue nowadays with
the development of a recognized
corpus of Reunionese literature.
Time has come to work out this
problematic, without necessarily
trying to establish a "scientific"
classification, but at least beginning
to questions the reasons of the
choices to make. We can already
classify a certain number of texts
written in French by Reunionese
writers within the category
“Reunionese literature”.
The point is not to prove the Créolité
of some of these texts, but to highlight
their creolization understood as a
double form of mixing.
In order to analyze this creolization, I
underline the presence of Reunion in
these texts: local names of places
abound, local denomination of trees,
fruits, animals… This form of creole
presence could though just be an
adjustment to local color. There are
much better markers of créolité: the
original denomination, the different
“cut” of reality. However I argue for
an inclusion of these in the category
of Reunionnese literature.
2 4 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Foreign Languages, Original Voices
by Carpanin Marimoutou
The parole that belong to us, was
given, or lent to us, situates us
within certain filiations and diverse
heritages. Two types of discourse:
the colonial novel and the discourse
contained in the singing-poem of the
« maloya » will highlight this point.
2 4 2
Wandering souls of history: the
supernatural and colonial ideology
Henri Copin proposes the following
reading of the colonial novel: the
relation to ideology, exoticism, and
reality are three main characteristics
of colonial literature. The novel, often
written by a colonized, advocated the
colonial ideology and its ambiguities:
defending both the myth of progress
and the glory of the colonial empire.
Reunionese colonial discursive
formations raise the question of
the legitimacy and illegitimacy of the
relation to the territory for the diverse
ethnic groups that are present on
the Reunion’s soil. This is clear in
two texts situated at both ends of
the Reunionese colonial discursive
formation: Cafrine of Marius-Ary
Leblond (1905), and Sortilèges
créoles . Eudora ou L’Île enchantée of
Marguerite-Hélène Mahé (1952).
According to Randau, the colonial
writer’s purpose was to celebrate
the French empire. This “missionary
literature” carried both a retrospective and a prospective thesis.
The colonial novel aimed at an
aesthetic and ideological reform from
European modernity. Yet, there was
a slight difference with the Reunionese
colonial novel (Reunion being a
colony without a native population).
The Creole had to define himself with
respect both to the metropolitan and
to the non-white. Literary references
to Naturalism were the same than in
French novel, but the question of the
relation to the territory was
formulated thus: who is Reunionese,
and furthermore, who is Creole? The
term “Creole” was used for each
individual who was born on the island.
There was however an opposition
between white Creoles and non-Whites
in the Reunionese colonial novel.
According to Marius-Ary Leblond,
each race was equipped with
characteristics that led it to hold a
specific place in the Reunionese social
and cultural space. The notion of
primitive mentality defined the nonEuropean individual as a person
without culture, a child in the
Leblond’s racial narrative.
There was a Reunionese “mystery”
that escaped Europeans writers.
The role of the Reunionese colonial
writer was to uncover this mystery.
His goal was to defend and to
illustrate the legitimacy of the colonial
presence on the territory; he was
entitled to speak, because
MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS
he possessed all the keys of the
territory. Reunion was described as
a singular space that defied the
standard rules of comprehension.
The novel Cafrine was a discourse
about races and the relation that
“cafres” (black people) were said to
have with space and time. “Cafres”
were said to have a strong
connection to the night, the world
of the supernatural and of witchcraft,
a “black space” connected to Africa
and to the history of marooning. It
escaped the control of the Whites.
Daytime belonged to the Whites and
night to the Blacks. Night was a
primitive space, where the Black
could no longer be distinguished
from shadows and nature.
The novel Sortilèges créoles can be
considered as the achievement of
the colonial discourse, because it
opened the possibility for a new type
of discourse. If the aim of this novel
was to explore the question of the
origins and their interpretation, the
black/white conflict was evacuated.
Languages, text, memory
Creole language was born out of the
necessity of communication between
people who came from different
places and had different myths,
imaginaries and languages.
Creole language carries with itself
the heterogeneity of its genealogy
that reappears in poetic wording,
especially in the « maloya »; this
heterogeneity is the rule of its
emergence.
The text of the « maloya » has a
social and familial structure; it goes
with connivance. It marks and
guarantees a communitarian spirit.
When analyzing « maloya »,
we observe that Reunionese literary
discourse defines the politic, cultural,
social and literary issues of a plural
oral memory and connects the island
to the Indian Ocean, Africa, Asia,
Europe…
Oral memory is understood as
crucial for the work of historical
reparation. Through the expression
of bereavement, memory is liberated
from the weigh of a denied history
and giving a signification to the past
and the present.
The poem Narlgon by Danyèl Waro
reveals this travel between past and
present. Narlgon,“bal tamoul” (Tamil
Ball), is a particular form of sung
and danced theater that came from
the south of India and that rewrote
the mythical and legendary stories of
the Mahãbhãrata. Tamil Ball works
as a memory of places and rites and
is updated in the theatrical
performance and transformed by
and in the Creole universe. « Maloya »
is both a place of welcome and of
the memory of a memory.
2 4 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Index
A BBAS , Ferhat [1899-1985],
homme politique, président du
premier gouvernement provisoire
de la République algérienne, p. 16
A LEXANDRE -B IDON , Danièle,
archéologue et historienne
médiéviste, p. 124
B AUDELAIRE , Charles [1821-1867],
écrivain et poète, p. 61, 190
B ELMONT, Nicole,
anthropologue et psychanalyste, p. 118
A RIÈS , Philippe [1914-1984],
historien, spécialiste de l’histoire
des mentalités, p. 124
B ENOIST, Jean,
médecin, anthropologue,
spécialiste des mondes créoles et
des processus de créolisation
culturelle, p. 59, 112, 119, 126,
131, 132, 133, 137
A RISTOTE [384-322 av. J.-C.],
philosophe, p. 30
B ERGSON , Henri [1859-1941],
philosophe, p. 84
A RMAND , Alain,
poète, linguiste, fondateur du groupe
culturel Ziskakan, homme politique,
vice-président du conseil régional de
La Réunion, délégué à la culture,
p. 146
B ERNANOS , Georges [1888-1948],
écrivain, p. 84
A NDOCHE , Jacqueline,
anthropologue, p. 59
2 4 4
BARRIE, Sir James Matthew [1860-1937],
romancier et auteur dramatique, p. 46
A UGÉ , Marc,
ethnologue, p. 113
A UTHIER -R EVUZ , Jacqueline,
linguiste, p. 204, 205
B ABADZAN , Alain,
ethnologue, p. 111
B AKHTINE , Mikhaïl [1895-1975],
historien et théoricien de la
littérature, p. 150
B ARASSIN , Jean [1911-2001],
historien, spécialiste de l’histoire
des débuts du peuplement de l’île
de La Réunion, p. 119, 133
B ARIVOITSE , Gerose [1921-2004],
dit L O R WA K AF , chanteur de
« maloya », p. 191, 202, 203
B ERNARDIN DE S AINT P IERRE ,
Jacques Henri [1737-1814],
écrivain, p. 162
B ERRIOT-S ALVADORE , Évelyne,
professeur de littérature française,
p. 118
B ERTIN , Antoine [1752-1790],
dit LE CHEVALIER B ERTIN ,
poète, réputé en son temps
pour sa poésie élégiaque,
p. 145, 148, 149
B ICKERTON , Derek,
linguiste, p. 132
B ION , Wilfred Ruprecht [1897-1979],
psychanalyste, p. 50
B LANCHOT, Maurice [1907-2003],
auteur et philosophe, p. 84
B OLLAS , Christopher,
psychanalyste, p. 91
B ONNIOL , Jean-Luc,
anthropologue, p. 121
MCUR l ANNEXES l INDEX
B OWLBY, John [1907-1990],
pédiatre et psychanalyste, p. 50
C OULON , Gérard,
conservateur de musée, p. 118
B RASSENS , Georges [1921-1981],
auteur, compositeur et
interprète, p. 190
C RÉMAZY, Pascal
[seconde moitié du XIXe siècle],
journaliste réunionnais, p. 168
B RAULT, Pascale-Anne,
professeur et traductrice, p. 150
C ROS , Edmond,
un des fondateurs de
la sociocritique en France, p. 170, 183
B RÉAL , Michel,
linguiste et pédagogue, p. 204
B UTLER , Judith,
philosophe féministe, p. 93
D AYOT, Eugène [1810-1852],
poète, romancier et journaliste,
p. 168, 180, 183, 184
C AROFF, père Claude [1907-1994],
prêtre et exorciste, p. 60
D ESFORGES -B OUCHER , Antoine,
voir L ABBE , Antoine.
C ELLIER , Pierre,
linguiste, spécialiste du créole
réunionnais, p. 187
D ESTREMAU , Blandine,
économiste, p. 70
C ÉSAIRE , Aimé,
poète et homme politique, p. 14, 213
C HAUDENSON , Robert,
linguiste, spécialiste des mondes
créoles et de la francophonie,
p. 59, 120
CICÉRON, Marcus Tullius [106-43 av. J.-C.],
homme politique, avocat, orateur et
philosophe, p. 30
C OHEN , Patrice,
sociologue et anthropologue, p. 136
C OMAROFF, Jean et C OMAROFF, John,
anthropologues, p. 87
C ONFUCIUS [555-479 av. J.-C.],
philosophe, p. 30
C OPIN , Henri,
spécialiste du roman colonial, p. 152
C ORNEILLE , Pierre [1606-1684],
poète dramatique, p. 190
D IJOUX , père Franck [1914-1988],
prêtre et exorciste, p. 60
D RUMMOND , Lee,
ethnologue, p. 134, 135
D UCHET, Claude,
un des fondateurs de
la sociocritique en France, p. 171
D URKHEIM , Émile [1858-1917],
sociologue français, p. 31
É COLE DE K YOTO [XXe s.],
école philosophique japonaise
fondée par Nishida Kitaro et
poursuivie par de nombreux
disciples dont Tanabe Hajime,
Miki Kiyoshi, Hisamatsu Shin-itchi
et Nishitani Keiji, p. 60
È VE , Prosper,
historien, spécialiste de l’histoire
réunionnaise, p. 95
2 4 5
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
FABRE , Jean,
spécialiste du fantastique, p. 170
H ANNERZ , Ulf,
anthropologue, p. 137
FANON , Frantz [1925-1961],
psychiatre et théoricien politique,
p. 14, 104
H ARTMANN , Heinz [1894-1970],
psychiatre et psychanalyste, p. 50
F LEURY, Marie,
pharmacienne et phytothérapeute,
p. 119
F OUCAULT, Michel [1926-1984],
philosophe, p. 14, 81
F OUCQUE , Hippolyte [1887-1970],
homme de lettres, auteur d’une
Anthologie des poètes de l’île
Bourbon, p. 146
F REUD , Sigmund [1856-1939],
neurologue et psychiatre, fondateur
de la psychanalyse, p. 84, 92
2 4 6
F UMA , Sudel,
historien, spécialiste de l’histoire
réunionnaise, p. 94, 99, 133
G AUGUIN , Paul [1848-1903],
peintre, sculpteur et graveur, p. 46
G ÉLIS , Jacques,
historien et ethnographe, p. 109, 118, 128
H ARTOG , François,
historien, p. 185
H ÉRITIER , Françoise,
ethnologue, p. 111, 114
H ERMANN , Jules [1845-1924],
homme politique, scientifique
et poète réunionnais, p. 164
H OMÈRE [environ VIIIe siècle av. J.-C.],
poète mythique, p. 147
I SMAEL -D AOUDJEE , Amode,
médecin, historien des musulmans
gujratis de La Réunion, p. 96
J ACOBSON , Edith [1897-1978],
médecin et psychanalyste, p. 50
J ULLIEN , François,
philosophe, spécialiste
des philosophes chinois anciens, p. 86
G ÉRARD , Gilles,
anthropologue, p. 133
K AËS , René,
psychanalyste, p. 60
G HASARIAN , Christian,
anthropologue, p. 138
K ANT, Emmanuel [1724-1804],
philosophe, p. 31
G OVINDAMA , Yolande,
ethnologue et psychothérapeute, p. 59
K ELLEY-L AINÉ , Kathleen,
psychanalyste, p. 46
G RAMOUN B ABA ,
voir S ALOMON , Paul-Emmanuel.
K IMURA , Bin,
psychiatre, p. 60
G RAMOUN B ÉBÉ ,
voir M ANENT, Louis Jules.
G RAMOUN L ÉLÉ ,
voir P HILÉAS , Julien Ernest.
G UEX , Germaine [1904-1984],
psychanalyste, p. 104
L A F ONTAINE , Jean de [1621-1695],
poète, p. 190
L ABBE , Antoine, dit Antoine
D ESFORGES -B OUCHER [1723-1725],
gouverneur de Bourbon, p. 149, 156
MCUR l ANNEXES l INDEX
L ACAN , Jacques-Marie Émile
[1901-1981], psychiatre et
psychanalyste, p. 56
L ACAUSSADE , Auguste [1815-1897],
poète réunionnais, p. 146
L AFONT, Robert,
écrivain, spécialiste de la langue
et de la littérature occitanes,
sociolinguiste, fondateur
de l’école d’analyse dite
« praxématique », p. 187
L AVERGNE , Roger,
ethnobotaniste, p. 123
L E C LÉZIO , Jean-Marie Gustave,
dit J.-M. G., écrivain, p. 148
L E C LÉZIO , Jemia,
écrivain, p. 148
L EBLOND , Marius et Ary,
pseud. de
Georges ATHÉNAS [1877-1953] et
Aimé M ERLO [1880-1958],
écrivains, théoriciens du roman
colonial, p. 152, 154, 156, 158, 160, 161, 164,
165, 166, 168, 171, 178, 179, 180, 181, 182, 184
L ECONTE , Charles [1818-1894],
dit L ECONTE DE L ISLE , poète,
p. 145, 146, 148, 149
LEPAILLEUR, François Maurice, [1806-1891],
auteur d’un ouvrage
autobiographique, p. 81
L ETT, Didier,
historien médiéviste, p. 124
L EVINAS , Emmanuel [1905-1995],
philosophe, p. 33, 184
L ÉVI -S TRAUSS , Claude,
anthropologue, p. 90, 111, 218
L ÉVY-B RUHL , Lucien [1857-1939],
sociologue, p. 161
L O R WA K AF, voir B ARIVOITSE , Gerose.
LOTI, Julien VIAUD, dit Pierre [1850-1923],
romancier, p. 158
L OUX , Françoise,
ethnologue, p. 117, 118
M AHÉ , Marguerite-Hélène [1903-1966],
romancière, p. 154, 179, 180, 183, 184
M ALBERT, Thierry,
anthropologue, p. 88
M ANDELA , Nelson,
homme d’État, p. 218
M ANENT, Louis Jules [1927-2005],
dit G RAMOUN B ÉBÉ ,
chanteur de « maloya », p. 202
M ARIMOUTOU -O BERLÉ , Michèle,
historienne, spécialiste de
l’immigration indienne
à La Réunion, p. 96, 101
M ATSUURA , Koïchiro,
directeur général de l’Unesco, p. 216
M AZARS , Guy,
spécialiste en ethnomédecine et
ethnopharmacologie, p. 118
M EAD , Margaret [1901-1978],
anthropologue, p. 27
M ITTERRAND , Danielle,
présidente de la fondation France
Libertés, p. 38
M OREL , Marie-France,
ethnologue, p. 118
M OUNIN , Georges [1910-1993],
linguiste, p. 145
Naas, Michael,
philosophe, p. 150
N ATHAN , Tobie,
ethnopsychanalyste, p. 59
N ERVAL , Gérard de [1808-1855],
écrivain, p. 180
2 4 7
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
O TTINO , Paul [1929-2001],
anthropologue, spécialiste de
Madagascar, p. 29
PARACELSE [1493-1541],
médecin et alchimiste, p. 117
PARNY, Évariste-Désiré De Forges
[1753-1814],
poète, p. 145, 148
PATTERSON , Orlando,
sociologue, p. 91, 93, 99
PAYET, André,
poète et chanteur de « maloya »,
p. 198
P EETERS , Alice,
ethnologue et ethnobotaniste,
p. 119, 120
2 4 8
P HILÉAS , Julien Ernest [1930-2004],
dit G RAMOUN L ÉLÉ ,
chanteur de « maloya », p. 202
P IAGET, Jean [1896-1980],
psychologue et épistémologue, p. 89
R USCIO , Alain,
poète et historien, spécialiste de
l’histoire contemporaine
de l’Indochine, p. 161
S AÏD , Edward W. [1935-2003],
auteur, intellectuel et homme
politique, critique littéraire ;
ses travaux furent importants
pour le développement
des études postcoloniales, p. 14
S ALAMA , Pierre,
économiste, spécialiste de
l’Amérique latine, p. 70
S ALOMON , Paul-Emmanuel [1916-2004],
dit G RAMOUN B ABA ,
chanteur de « maloya », p. 202
S AM -L ONG , Jean-François,
écrivain, p. 90
S CHNAPPER , Dominique,
sociologue, p. 69
S EGALEN , Victor, écrivain, p. 56, 152
P OUNIA , Gilbert,
poète, musicien et chanteur, leader
du groupe Ziskakan, p. 198, 199
S EN , Amartya,
économiste, Prix Nobel d’économie
en 1998, p. 102
P UJARNISCLE , Eugène [1881-1951],
homme de lettres,
théoricien de la littérature
coloniale, p. 155
S ENGHOR , Léopold Sédar [1906-2001],
poète, premier président de la
République du Sénégal, p. 207
R ANDAU , Robert [1873-1950],
pseud. de R OBERT Arnaud
qui écrivit aussi sous le nom
d’A MESSAKOUL -A G -T IDET ,
écrivain, p. 154, 155, 158
S PILLERS , Hortense,
critique littéraire, p. 99
R AVOLOLOMANGA , Bodo,
ethnologue, p. 109
R OBILLARD , Didier de,
linguiste, spécialiste de la francophonie
et des mondes créoles, p. 138
S HAKESPEARE , William [1564-1616],
poète dramatique, p. 190
S TORK , Hélène,
pédopsychiatre, psychologue
clinicienne et anthropologue, p. 109
T HÉRINCOURT, Louise [XXe s.],
guérisseuse, tisanière, p. 60
T OURAINE , Alain [né en 1925],
sociologue, p. 33
MCUR l ANNEXES l INDEX
V ERDIER , Yvonne [1941-1989],
ethnosociologue, p. 128
V IRY, Firmin,
chanteur de « maloya »,
p. 188, 191, 192, 193, 194, 196, 202, 203
V ISNELDA , Jeanne Paul [1922-1991],
guérisseuse, tisanière, p. 60
WALTER , Henriette,
linguiste, p. 138
WARO , Danyèl,
artiste, auteur, compositeur,
interprète, poète, p. 198, 199,
200, 201, 202, 203
W INNICOTT, Donald Woods,
[1896-1971], pédiatre et
psychanalyste, p. 50, 60
Z ARATHOUSTRA [VIe siècle av. J.-C.],
appelé aussi Z OROASTRE ,
prophète et réformateur
religieux iranien, p. 30
Z IMMERMANN , Francis,
indianiste, philosophe
et historien des sciences,
p. 115, 117
2 4 9
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Glossaire
AAH : Allocation aux adultes
handicapés.
Basilectale : Se dit de la variété de
créole la plus éloignée du français.
ACP : Afrique, Caraïbes, Pacifique ; on
parle de coopération économique entre
l’Union européenne et les pays ACP.
Batarsité : Métissage. « Batar »
n’a pas, en créole réunionnais, les
mêmes connotations que « bâtard »
en français.
ADIE : Association pour le droit à
l’initiative économique.
ADN : acide désoxyribonucléique.
AMCUR : Association pour la Maison
des civilisations et de l’unité
réunionnaise. Son objectif principal
est de faire connaître le projet
MCUR auprès de la population
réunionnaise par des rencontres,
des discussions, des conférences.
ANPE : Agence nationale pour l’emploi.
2 5 0
APJE : Allocation pour jeune enfant.
ARTT : Aménagement et réduction du
temps de travail.
ASSEDIC : Association pour l’emploi
dans l’industrie et le commerce.
Bandes : À l’époque de l’esclavage,
équipes d’esclaves qui travaillent
aux champs. Par extension, après
l’abolition de l’esclavage, équipes
de travailleurs sous la direction d’un
« commandeur » (chef d’équipe).
Bann kouyon : Les imbéciles.
Bèk la klé : Faire un petit boulot .
BEPC : Brevet d’études professionnel
du collège.
Bil : Bile.
Bishik : Petits alevins pêchés à
l’embouchure des rivières. Le « kari
bishik » est l’un des plats préférés
de la cuisine réunionnaise.
BIT : Bureau international du travail.
Bohras : Groupe d’ismaéliens
qui s’est installé dans des pays de
l’océan Indien.
Bondié : Dieu, les dieux.
Boucan : 1. Petite cabane au toit
de paille. 2. Cuisine rudimentaire
construite à l’extérieur de la maison.
Boutik sinwa : Épicerie de proximité,
tenue souvent par des Réunionnais
d’origine chinoise, qui faisait aussi
fonction de buvette. Ce fut longtemps
un espace économique et social
essentiel, avant l’apparition et
le développement des supermarchés.
Barbe maïs : Ensemble des poils qui
se trouvent à l’extrémité de l’épi de
maïs. On s’en sert pour préparer
des remèdes. La « tisane barbe
maïs » a des vertus rafraîchissantes.
Brinjèl : Aubergine.
Barldon : Terme créole pour
désigner le Mahãbhãrata, immense
épopée indienne qui raconte
la longue guerre entre les Pandava,
aidés du dieu Krishna, et leurs
cousins les Kaurava.
Cavadee : Portique de bois et de
bambou recouvert de fleurs, porté par
les pénitents lors d’une procession
hindoue en l’honneur du dieu
Mourouga. Nom donné à la cérémonie
elle-même et à la procession.
Cafres, Cafrines : Voir Kaf, kafrine.
Caponerie : Peur, lâcheté.
MCUR l ANNEXES l GLOSSAIRE
CDD : Contrat (de travail) à durée
déterminée.
CES : Contrat emploi solidarité.
CESR : Comité économique et social
de La Réunion.
CGTR : Confédération générale des
travailleurs réunionnais.
CIA : Contrat d’insertion par l'activité.
CMU : Couverture maladie universelle.
COI : Commission de l’océan Indien.
Instance régionale qui regroupe
les îles de la zone sud-ouest de
l’océan Indien.
Créolie : Mouvement littéraire initié
à La Réunion par les poètes Gilbert
Aubry et Jean-François Sam-Long au
début des années 1980. Le mot fut
inventé par le poète Jean Albany au
début des années 1970. La créolie
met l’accent sur la singularité métisse
de l’imaginaire réunionnais, sur la
prise en compte des réalités linguistiques et culturelles de l’île dans la
littérature réunionnaise de langue
française.
Dalon : Ami (n’existe qu’au masculin).
DASS : Direction des Affaires
sanitaires et sociales.
Engagisme : Après l’interdiction de
la traite puis de l’esclavage,
les propriétaires des grands domaines
employèrent des travailleurs sous
contrat, des « engagés » venus
de l’Inde, du Mozambique, de
Madagascar, de Chine, des Comores.
Faner : Éparpiller.
Faner le san : Éliminer le sang vicié,
rendre le sang plus fluide.
FRT : Fédération réunionnaise du
travail.
Galé : Pierre, galet, caillou, pavé.
Ganidan : Médicament chimique,
sorte d’aspirine.
Gramoun(e), granmoun : Personne
âgée. Terme de respect et d’admiration.
« Grands Blancs » ou
« gros Blancs » : Les deux mots ont
plus ou moins le même sens. Cela dit,
« grands blancs » renvoie à la grande
bourgeoisie urbaine alors que « gros
blancs » renvoie davantage aux
grands propriétaires fonciers.
Granmèr Kal : Personnage terrifiant
des légendes créoles.
Grip : Rhume.
Dévinèr, devineur : Sorcier,
astrologue.
Gro kèr : Rancunier, jaloux.
DOM : Département d’outre-mer.
Herbe à bouc : Fourrage ; plante
médicinale.
DRAC : Direction régionale des
Affaires culturelles.
Émique : Tels qu’ils se définissent
eux-mêmes, généralement nés dans
l’île et métissés.
Engagé : Voir « Engagisme ».
HLM : Habitation à loyer modéré.
IEDOM : Institut d'émission des
départements d'outre-mer.
INED : Institut national d'études
démographiques.
2 5 1
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
INSEE : Institut national de
la statistique et des études
économiques.
Jako : Danseur sacré des rues lié
aux cultes « malbars ». Dévot du
dieu-singe Hanuman, il se produit
en général le 1 er janvier.
Jonis : Jaunisse.
Kabar : Concert de musique (souvent
de « maloya ») ; récital de poésie.
Kaf, Kafrine : Réunionnais ou
Réunionnaise se reconnaissant
une origine africaine ou malgache.
Le terme peut avoir aussi
une connotation affectueuse.
2 5 2
Kalbanon : Logements collectifs
où vivaient les « engagés », puis
les travailleurs agricoles sur les
grandes propriétés sucrières.
Karanes : Musulmans, chiites ou
ismaéliens, venant du subcontinent
indien ayant vécu à Madagascar.
Kari : plat de base de la cuisine
réunionnaise, accompagné de riz.
Il se compose de viande ou de
poisson, ou encore de légumes,
accommodé avec des oignons,
de l’ail, des tomates, du curcuma,
du piment. Par extension, peut
désigner la nourriture, le repas.
Kari bishik : Préparation culinaire à
base d’alevins.
Kari poulet : Préparation culinaire à
base de poulet.
Katar : Rhume de cerveau.
Kaz : Maison. Tout type d’habitation.
Komor(e) : Réunionnais(e) d’origine
comorienne ; habitant des Comores.
Kour : Espace gazonné et arboré
qui se trouve, en général, devant
la maison.
Koz langaz : Parler une langue
ancestrale ou sacrée.
Kro d’shiyn : Plante nommée crocsde-chien .
Lazaret : Ensemble de bâtiments de
mise en quarantaine des immigrants
« non libres » ou prisonniers :
« engagés » indiens, mozambicains,
chinois.
Lèr : Le vent.
Léstoma : L’estomac, désigne le haut
du torse, ainsi que les poumons.
Libre : Esclave affranchi avant
l’abolition de l’esclavage (1848).
Macadam : Nom donné au travail
forcé après l’abolition de
l’esclavage, les vagabonds étant
alors condamnés à construire
les routes.
Mahorais(e) : Réunionnais(e)
originaire de l’île de Mayotte.
Malbar, Malbaraise : Réunionnais
ou Réunionnaise se reconnaissant
(ou qui est renvoyé à) une origine
indienne (sud de l’Inde ou Bengale)
ou pratiquant des rites liés
aux formes réunionnaises de
l’hindouisme.
Malgash(e) : Réunionnais(e) d’origine
malgache ; habitant de Madagascar.
Malogé : Musique née de la rencontre
du reggae et du « maloya ».
Maloya : Danse et chant issus de
ceux des esclaves et des
« engagés », pratiqués soit lors de
cérémonies mystiques célébrant les
ancêtres (« servis kabaré, servis kaf,
servis makwalé »), soit de manière
profane lors de soirées musicales
publiques (« kabar »). Le « maloya »,
longtemps marginalisé, a été remis
MCUR l ANNEXES l GLOSSAIRE
à l’honneur par les militants
anticolonialistes et la direction du
Parti communiste réunionnais à la
fin des années 1960. Il est souvent
considéré désormais comme la
musique identitaire réunionnaise.
Maloya kabaré : « Maloya » joué
lors des cultes aux ancêtres ;
le rythme est différent du « maloya »
dit roulé le plus souvent usité
lors des « kabar ».
Mantra : Formule sacrée utilisée lors
des cérémonies religieuses hindoues.
Marlé : Collier de fleurs ornant
le cou des divinités ou des pénitents
lors des cérémonies hindoues.
Marronnage : Période historique
de l’affrontement entre esclavagistes
et esclaves s’échappant du système
esclavagiste (les « marrons »),
soit de manière individuelle, soit
de manière collective et organisée.
Moringue, moreng : Danse de
combat d’origine malgache ou
mozambicaine, comparable à
la capoeira brésilienne.
Mouche à miel : Abeille.
Moun déor : Les étrangers.
MTC : Mouvement des travailleurs
chrétiens.
Nacos : Dispositif de fermeture
des fenêtres par lames
mobiles (jalousies) ; l’une de
ces lames.
Narlgon : Appelé bal « tamoul »,
forme particulière de théâtre
chanté et dansé, originaire
du sud de l’Inde et mettant
en scène des histoires légendaires
et mythiques extraites
du Mahãbhãrata .
Nasyon : Groupe ethno-culturel.
Marrons : Esclaves fuyant les
plantations et s’organisant en bandes
plus ou moins importantes dans les
cirques et sur les hauteurs de l’île.
Nénène, nénaine : Nurse.
Marsh dann fé : Cérémonie
« malbar » en l’honneur de la déesse
Pandialé. Après dix-huit jours de
carême, les pénitents traversent
un tapis de braises.
Nou zot fanm réinionèz : Nous
autres, femmes réunionnaise.
Maryaz Bondyé : Moment important
de la cérémonie de la « Marsh dann
fé ». Les pénitents revivent, de
manière théâtrale, le mariage des
héros du Mahãbhãrata, Arjuna
(Aldunin) et Draupadi (Pandialé).
Mauvaise bouche : Malédiction.
Non-libre : Esclave.
Nou fanm réinionèz : Nous, femmes
réunionnaises.
NTIC : Nouvelle technologies
de l’information et de
la communication.
ODR : Observatoire du développement
de La Réunion.
Oké : 1. D’accord. 2. Hoquet du
bébé.
Mayé : Emmêlés.
Oprèsman : Sensation d’étouffement ;
angoisse.
MCUR : Maison des civilisations et
de l’unité réunionnaise.
Pagn : Pagne.
Mi sonn dyalé : Je joue de la
musique sacrée (lors de certaines
cérémonies hindoues).
Papa : Papa. Le terme a souvent
une valeur de respect et
d’admiration.
2 5 3
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Patolle : Légume utilisé dans la cuisine
réunnionnaise, cucurbitacée originaire
de l'Inde et de Malaisie, il est aussi
connu sous le nom de serpent végétal
à cause de sa forme contournée.
On lui accorde d'innombrables
utilisations médicinales : vermifuge,
vomitif, et purgatif aux Philippines,
laxatif et fébrifuge en Inde.
PCR : Parti communiste réunionnais.
Pèrd lèr : Avoir du mal à respirer.
Petits Blancs des Hauts : Habitants
des Hauts de l’île, au phénotype
blanc, de condition sociale modeste.
Petits Blancs : Réunionnais au
phénotype blanc, de condition sociale
modeste, par opposition aux « gros
Blancs » ou aux « grands Blancs ».
2 5 4
SADC : Southern African
Development Community. Comité
pour le développement du sud de
l’Afrique. Instance qui regroupe
les pays de l’Afrique australe dont
les îles du sud-ouest de l’océan Indien.
Séga : Danse et chant,
vraisemblablement né
d’une rencontre entre « maloya »
et quadrille.
SEMADER : Organisme de logements
sociaux.
Sensitiv : Plante médicinale ayant des
propriétés relaxantes et dormitives.
Servis : Cérémonie religieuse non
chrétienne. À la suite du culte,
un repas est servi aux assistants.
PIB : Produit intérieur brut.
Servis kabaré : Cérémonie d’origine
malgache en l’honneur des ancêtres.
Pongol : Fête hindoue de la moisson,
qui correspond à La Réunion à
la célébration de la fin de la récolte
de canne à sucre.
Servis kaf : Cérémonie d’origine
mozambicaine en l’honneur des
ancêtres.
Poussari : Officiant des cérémonies
hindoues.
PS : Parti socialiste.
PSC : Projet scientifique et culturel.
Ras : Races.
Réyonezté : Réunionnité.
RHI : Résorption de l’habitat insalubre.
RMA : Revenu minimum d'activité.
RMI : Revenu minimum d’insertion.
RSI : Modèle de Jacques Lacan des
trois registres du Réel, du
Symbolique et de l’Imaginaire .
Servis makwalé : Voir « Servis kaf ».
Sèrvis poul nwar : Cérémonie hindoue
en l’honneur de la déesse Pétiaye où
l’on sacrifie une poule noire.
Sévé mayé : Cheveux emmêlés.
Cérémonie pendant laquelle on rase
les cheveux emmêlés des enfants.
Sézisman : Émotion violente,
tachycardie, évanouissement,
syncope.
Shemin la vi, shemin la mor :
Chemins de vie, chemins de mort.
Désigne ici les pratiques sociales
liés aux différents rites de passage,
de la naissance à la mort.
RSMA : Régiment de service militaire
adapté.
Sinwa : Réunionnais d’origine chinoise.
Rüm : Rhume.
SMIC : Salaire minimum
interprofessionnel de croissance.
Saboule : Lancer des projectiles
(en général des pierres).
SNES : Syndicat national de
l’enseignement secondaire.
Sirandane : Devinette codée.
MCUR l ANNEXES l GLOSSAIRE
SNES-SUP : Syndicat national de
l’enseignement supérieur.
Sorciers pays : Sorciers locaux.
Tabisman : Usine sucrière.
Tamoul(e) : Réunionnais(e)
descendant des travailleurs sous
contrat venus de l’Inde du Sud après
l’abolition de la traite et de
l’esclavage ; le terme entre en
concurrence avec celui de « Malbar ».
Tan lontan : Autrefois.
Tanbav : Gastro-entérite des
nourrissons.
Tand : Jeune.
Tatane : Fatigué, endormi.
Terukkutu : Genre théâtral dont
la structure des pièces est
relativement classique, d’origine
« tamoule ». Le répertoire se
compose essentiellement des
épopées indiennes.
Tisaneur : Spécialiste de plantes
médicinales, peut aussi être
guérisseur.
Tizane tanbav : Préparation
thérapeutique à base d’un mélange
de plantes médicinales soignant
la gastro-entérite des nourrissons.
Trimurti : La symbolique du nombre
3 – ou d’un multiple de 3 – (le Père,
le Fils et le Saint-Esprit ou la
« Trimurti », selon les interprétations
et les choix religieux. Se compose
des trois divinités jugées les plus
importantes dans l’hindouisme :
Brahma, Vishnou, Shiva.
UNESCO : Organisation des Nations
unies pour l’éducation, la science et
la culture.
Vartial : Récitant et metteur en
scène des bals « tamouls ».
Yab : Synonyme de « petit Blanc des
Hauts ».
Yoloffes : Ethnie africaine.
Zarab : Réunionnaise ou Réunionnais
de confession musulmane, d’origine
indienne, en général du Gujarãt.
Zarboutan nout kiltir :
« Pilier de notre culture ».
Ce titre, créé par la MCUR,
est attribué à une Réunionnaise
ou un Réunionnais qui a joué
(et continue de jouer) un rôle
important dans la préservation,
la valorisation, la création,
et la transmission du patrimoine
culturel réunionnais.
Zorey : Le terme, dont l’étymologie
est discutée, désigne les Français
« métropolitains » nés hors de
La Réunion (en France continentale
le plus souvent), résidant et / ou
travaillant sur l’île.
2 5 5
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Comité international de parrainage
La MCUR est parrainée par les personnalités suivantes en raison de leur engagement
fort et déterminé en faveur de la différence culturelle.
Mohamed Arkoun,
philosophe, historien, Paris, France
Albert Jacquard,
biologiste, France
Marc Augé,
anthropologue, directeur d’études à l’École
des hautes études en sciences sociales
(président de l’EHESS, 1985-1995), France
Isaac Julien,
artiste, Grande-Bretagne
Raymond Barre, (†)
ancien Premier ministre de la République
française, France
Jean Benoist,
médecin, anthropologue, France
2 5 6
Abdel Kebir Khatibi,
écrivain, Maroc
Chérif Khaznadar,
directeur de la Maison des cultures
du monde, Paris, France
Richard Bohringer,
comédien, chanteur, France
Koyo Kouoh,
African Association for
Contemporary Art,
Cacao Dakar, Sénégal
Aimé Césaire,
poète, écrivain, ancien député-maire de
Fort-de-France, Martinique, France
Sarat Maharaj,
critique et historien d’art,
Grande-Bretagne
Michel Colardelle,
conservateur général du patrimoine,
directeur du musée des Civilisations
de l’Europe et de la Méditerranée,
Marseille, France
Stéphane Martin,
directeur du musée du Quai-Branly,
Paris, France
Maryse Condé,
écrivain, Guadeloupe, France
Mia Couto,
écrivain, Mozambique
Jacques Derrida [†]
philosophe, France
Abdou Diouf,
secrétaire général de l’Agence internationale
de la francophonie, ancien président de
la République du Sénégal
Marcelino Dos Santos,
ancien président de l’Assemblée nationale,
Mozambique
Christiane Falgayrettes-Leveau,
directrice du musée Dapper, Paris, France
Gilberto Gil,
musicien, ministre de la Culture, Brésil
Mikhaïl Gorbachev,
Prix Nobel de la paix, président de la
Fondation Gorbachev, Russie
Stuart Hall,
sociologue, professeur émérite, Open
University, Milton Keynes, Grande-Bretagne
Federico Mayor,
poète, ancien directeur de l’UNESCO,
Espagne
Elikia M’Bokolo,
historien, France
Albert Memmi,
sociologue, écrivain, France
V. Nallam,
président des Alliances françaises
de l’Inde, Inde
Yousry Nasrallah,
cinéaste, Égypte
Jack Ralite,
sénateur, ancien ministre, France
Mario Soares,
ancien Premier ministre,
président de la Fondation Mario-Soares,
Portugal
Christiane Taubira,
députée, Guyane, France
Marie-Claude Tjibaou,
présidente de l’Agence de
développement de la culture Kanak,
Centre culturel Jean-Marie-Tjibaou,
Nouméa, Nouvelle-Calédonie
MCUR l ANNEXES l LA MCUR
Pour un musée du temps présent
La Maison des civilisations et de
l’unité réunionnaise : dans ce futur
musée du temps présent, dans
ce musée vivant, qui s’ouvrira en
2010, seront restituées l’histoire et
la culture d’une société sans passé
précolonial, construite par
200 000 esclaves, issus en majorité
de Madagascar et d’Afrique orientale,
des dizaines de milliers d’engagés
venus surtout du sud de l’Inde mais
aussi des Comores, de Madagascar,
du Mozambique, des milliers de
Chinois, de musulmans du Gujarãt,
de paysans, des colons de France
et d’Europe, de pirates, de marins…
Dès le départ, île de l’hétérogène,
pluriculturelle, plurireligieuse et
plurilingue, la Réunion incarne
une singularité qui la situe
aujourd’hui au cœur des enjeux
contemporains : faire de la diversité
la condition de son unité.
Il s’agissait d’inventer des médiations
qui traduisent visuellement
les mécanismes et les conséquences
imprévisibles, déroutantes et
étonnantes des processus de
créolisation à l’œuvre dans
le monde india-océanique.
Françoise Vergès et Carpanin
Marimoutou, chercheurs et écrivains
réunionnais, à qui la Région Réunion a
confié la mission d’élaborer
le programme scientifique et culturel
de la MCUR, ont choisi une approche
transdiciplinaire et proposent
une méthodologie pour un musée
postcolonial du temps présent qui
revisite les rituels, les croyances,
les pratiques, et l’énigme de
la rencontre de mondes divers sur
un seul lieu.
Quelques dates pour mémoire
X e siècle
Nombreux contacts
entre l’Inde,
la Chine, le monde
islamique et
l’Afrique dans
l’océan Indien
1498
Les Européens
entrent dans
l’océan Indien
1680
Début de
l’esclavage
1685
Code noir
1729
Révolte d’esclaves
1794
Abolition refusée
par les colons
1811
Révolte d’esclaves
1848
Abolition de
l’esclavage, célébré
le 20 décembre
1865
L’engagisme
1902
Révolte d’engagés
1920
Derniers engagés
1946
Fin du statut
colonial
2010
Ouverture de
la Maison
des civilisations
et de l’unité
réunionnaise
2 5 7
M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
LA RÉUNION
Saint-Denis
Saint-Paul
Saint-Benoît
2 5 8
Saint-Pierre
Maison des
civilisations
et de l’unité
réunionnaise,
MCUR.
MCUR l ANNEXES l BILIOGRAPHIE
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