La politique étrangère de la Russie post

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La politique étrangère de la Russie post
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LA RUSSIE NOUVELLE
par Françoise Thom*
La politique étrangère
de la Russie post-communiste
DR
L
A RUSSIE QUI NAÎT DES DÉCOMBRES DE
l’URSS hérite du siège de l’URSS au Conseil de
sécurité des Nations unies et s’engage à remplir
les obligations des traités signés par l’URSS (13 janvier
1992). Cette continuité formelle contraste avec le bouleversement qui s’opère dans la diplomatie russe durant
les premiers mois du régime eltsinien. La cohérence
apportée par l’idéologie a disparu. La centralisation
existant à l’époque soviétique, grâce à laquelle les diplomates agissaient de manière concertée avec les hommes
du KGB et les propagandistes, n’est plus qu’un souvenir. La politique étrangère n’est plus
la chasse gardée du maître du Kremlin, comme elle l’était jusqu’à Gorbatchev. Désormais
se montrent actifs sur la scène internationale le président et l’administration présidentielle, le MID (ministère des Affaires étrangères), la Douma, Gazprom, le SVR (héritier du
KGB), les oligarques, les régions. Eltsine est venu tard à la politique étrangère dont il a
soigneusement été tenu à l’écart par un Gorbatchev jaloux. Il n’a aucune expérience. Le
nouveau ministre russe des Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, a été patronné par le
favori du moment : Bourboulis. Il est mal accepté par l’establishment du MID et détesté
par les députés communistes de la Douma. Kozyrev ne dispose d’aucun appui dans les
autres administrations d’État. Il n’est pas de taille à coordonner la politique étrangère
avec les siloviki, les hommes des services spéciaux. Plus encore que sous Gorbatchev, la
politique étrangère est l’otage de la crise politique intérieure.
*
Agrégée de russe, docteur en histoire (thèse sur «La langue de bois», sous la direction d'Alain Besançon), auteur,
notamment, d’une édition critique des Mémoires de Sergo Beria: Beria mon père par Sergo Beria (Plon-Criterion
1999).
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Le débat autour de la politique étrangère: les cadres conceptuels
La presse reflète les débats qui divisent les clans rivalisant pour le pouvoir. Faut-il tourner
entièrement la politique étrangère de la Russie vers l’Occident ou faut-il chercher une voie
russe, avoir une politique dans le monde musulman et vers les pays asiatiques? Les «atlanticistes» libéraux croisent le fer avec les partisans des doctrines «eurasistes» qui connaissent
une vogue fulgurante. Pour ces derniers la Russie, tournant le dos au modèle occidental, a
vocation à créer autour d’elle un bloc continental comprenant l’Allemagne, autre puissance
continentale, l’Iran et la Chine, capables ensemble de défier la puissance «thalassocratique»,
les États-Unis. Les «eurasiens» insistent sur des considérations de puissance: «La Russie, à
force de concentrer ses intérêts politiques en Occident, ne se préoccupe pas assez de renforcer
ses positions dans le monde musulman». Or en Occident elle ne sera jamais qu’un «parent
pauvre». Par ailleurs, fait-on remarquer, «l’orientation sur les valeurs occidentales n’implique pas forcément une orientation vers l’Occident. Le vecteur asiatique de la politique
russe est d’une importance vitale pour la Russie, car n’importe quel succès à l’Ouest peut être
réduit à néant par des échecs à l’Est s’ils se produisent. Nous devons faire un effort pour
casser la tradition eurocentriste des diplomates et des hommes politiques moscovites»[1]. Les
«atlanticistes» s’appuient sur des considérations économiques: «l’orientation vers les capitales occidentales est aujourd’hui la seule possible» car la Russie doit chercher à s’intégrer
dans le centre de l’économie mondiale. Ce débat est une résurgence de la vieille querelle
entre slavophiles et occidentalistes qui commença dans les années 1840, se poursuivait
encore au début du XXe siècle et redémarra de plus belle dans l’émigration russe durant les
années 1920-1930. Les thèmes «eurasistes» sont puisés dans les écrits des émigrés qui sont
redécouverts durant les années Eltsine et enrichis d’emprunts à la géopolitique du IIIe Reich.
Ces deux positions se reflètent aussi dans l’attitude vis-à-vis de la CEI. Les atlanticistes
sont en faveur d’un retrait progressif de la Russie d’Asie centrale que Moscou ne peut plus
subventionner ainsi que de relations de bon voisinage avec l’Ukraine et les pays baltes,
débouchés de la Russie vers l’Europe. Les Eurasiens en revanche défendent l’hégémonie russe
en Asie centrale et dans le Caucase. Certains font valoir que «la Russie est nécessaire à
l’Occident en tant qu’État dominant de la CEI, et facteur de stabilité face aux menaces venant
d’Asie, comme le fondamentalisme islamique… Pour cela la Russie doit avoir une influence
en Asie centrale, dans le Caucase et en dehors des frontières de l’ex-URSS. Une Russie
influente sur le plan international intéressera davantage l’Occident qu’une Russie faible. Et
une alliance véritable n’est possible que dans ce cas»[2].
1. V. TRETIAKOV, in Nezavisimaja Gazeta, 04/04/1992.
2. Pour le point de vue atlanticiste, v. A. ZAGORSKI, « Se débarrasser du ballast », in Nouvelles de Moscou,
01/03/1992; pour le point de vue eurasien, v. A. MALACHENKO, «La Russie et l’Islam» in Nezavisimaja Gazeta,
22/02/1992. Pour la synthèse, v. A. POUCHKOV, «Conserver nos positions» in Nouvelles de Moscou, 01/03/1992.
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La première phase de la diplomatie russe (1992-1993)
Il s’agit de la période «complexée» de la diplomatie russe. Comme toujours en Russie l’élément personnel est déterminant. Avec son amour-propre ombrageux, Eltsine veut prouver
qu’il peut devenir le « chouchou » des Occidentaux comme Gorbatchev le fut (en
septembre 1989 le voyage de Eltsine aux États-Unis a été un désastre). En dehors de ces
aspirations, les dirigeants russes sont incapables de définir des buts à leur politique étrangère. Nixon a un jour demandé à Kozyrev comment il voyait les intérêts de la nouvelle
Russie. Kozyrev lui répondit: «Si vous avez des idées et si vous pouvez m’aider à formuler
nos intérêts nationaux, je vous en serai très reconnaissant»[3].
En janvier 1992 Eltsine déclare que l’Occident et la Russie sont des alliés. Eltsine est
alors préoccupé par la situation économique catastrophique. Il s’imagine qu’une aide occidentale massive fournirait une panacée à tous ses maux. Les dirigeants russes ont alors une
«croyance naïve dans l’altruisme des pays occidentaux»[4]. Lors de son voyage aux ÉtatsUnis à l’été 1992 Eltsine, déjà en butte à l’opposition haineuse des «rouges-bruns» de la
Douma, veut persuader les Américains que la Russie a complètement rompu avec son passé
totalitaire. Il est convaincu que les Occidentaux se sentiront obligés de sauver la démocratie
russe. Les Américains doivent prendre la tête du mouvement, les Européens suivront, dit
Eltsine. Cette visite de Eltsine au États-Unis, en juin 1992, marque l’apogée des relations
russo-américaines.
Dès cette époque, la nostalgie du temps du condominium soviéto-américain commence
à poindre: «Le partenariat de Moscou avec Washington est le seul moyen pour la Russie de
conserver son statut de grande puissance et même, dans une certaine mesure, de superpuissance »[5]. Kozyrev ambitionne de construire un axe russo-américain, au point que les
«bruns-rouges» lui reprochent de soumettre toutes les décisions de politique étrangère
russe à «l’obkom[6] de Washington».
La ligne «eurasiatique» de la politique russe n’est pas abandonnée pour autant. Elle est
menée par les députés de la Douma. En janvier 1992, le vice-président Routskoï se rend en
Iran afin de relancer la coopération dans le domaine militaire. Déjà les États-Unis s’inquiètent des risques de prolifération nucléaire émanant de Russie. En 1993 Kozyrev suggère la
création de la commission Gore–Tchernomyrdine pour institutionnaliser le partenariat
russo/américain et le rendre plus acceptable à la Douma. Les États-Unis achètent l’uranium
russe pour douze milliards de dollars afin d’éviter que la Russie ne le vende à la Chine ou à
l’Iran. Ils financent la recherche scientifique russe pour la même raison.
3.
4.
5.
6.
Cité in Ju, M. BATURIN (éd.), Epokha Elcina, M. 2001, p. 471.
Ju. M. BATURIN (éd.), Epokha Elcina, M. 2001, p. 473.
E. ROUSSAKOV in Novoe Vremia, n° 14-15, avril 1993.
Comité régional du Parti.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Face aux États de la CEI, il n’y a pas grande différence entre « démocrates » et
« patriotes ». En juin 1992, pendant le voyage de Eltsine aux États-Unis, Khazboulatov
déclare que le Soviet Suprême envisage d’admettre l’Ossétie du Sud au sein de la fédération
russe. De son côté, Routskoï menace de bombarder la Géorgie et la Moldavie et se rend en
Transnistrie. Même le doux Kozyrev affirme: «Nous défendrons les droits des Russes. C’est
une priorité. Nous les défendrons bec et ongles. Nous emploierons la force si c’est nécessaire…»[7]. Le 21 juin 1992 Eltsine menace d’intervenir militairement pour la défense des
russophones. Kozyrev met les points sur les i le 12 décembre 1993: «Les États de la CEI et les
États baltes constituent la zone où sont concentrés les intérêts vitaux prioritaires de la
Russie. Dans cette zone se concentrent aussi les principales menaces à ces intérêts… Nous
ne devons pas quitter ces régions que la Russie a, durant des siècles, considérées comme des
sphères d’intérêt». En 1992 à Tachkent, la Russie signe avec les États de la CEI le traité de
sécurité collective : elle espère ainsi les dissuader de créer leurs propres forces armées.
Notons que sous Eltsine la Russie avait plus d’influence réelle sur les pays de la CEI que sous
Poutine pour qui le seul levier qui reste est l’arme énergétique. C’est Moscou qui met
Chevardnadzé au pouvoir en Géorgie en 1992, Aliev en Azerbaïdjan en 1993, Koutchma en
Ukraine en 1994.
L’affrontement avec la Douma et les «bruns-rouges» est alors au centre des préoccupations de Eltsine. Ziouganov avait choisi de miser sur le nationalisme russe pour s’imposer à
la tête du parti communiste de Russie. Dès l’automne 1992, Eltsine commence à emprunter
le langage des «étatistes» («derjavniki»[8]) russes, abandonnant le discours démocratique
des premiers jours. En octobre, il déclare devant le collège du MID : «Dans notre politique
étrangère, il y a malheureusement beaucoup d’improvisation, d’inconsistance et de contradictions. Nous donnons l’impression que nous sommes une Russie faible, impuissante et
pauvre… Nous nous comportons de façon trop timide, souvent nous sommes en position
défensive et nous nous croyons obligés de copier les autres. La Russie est perçue en Occident
comme un pays qui ne sait dire que oui, qui ne remarque pas que les autres ne remplissent
pas leurs obligations à son égard, qui avale sans rien dire les offenses… »[9]. Eltsine semble se
rallier à l’idée d’une «voie russe»[10]: « Nous ne menons nullement la Russie au capitalisme.
La Russie est un pays unique. Elle ne sera ni socialiste, ni capitaliste, elle sera russe… »
Malgré ces concessions (ou peut-être à cause d’elles), le discours de l’opposition devient
de plus en plus strident. En décembre 1992 un article publié dans Sovietskaïa Rossia accusant des démocrates de premier plan d’être des agents d’influence de l’étranger sème la
7. Nezavisimaja Gazet, 01/04/1992.
8. Partisans de grande puissance russe.
9. Ju. M. BATURIN (éd.), Epokha Elcina, M. 2001, p. 475.
10. Interview à Argumenty i Fakty, n° 42, octobre 1992.
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panique dans le camp eltsinien. L’Occident est représenté comme un rapace qui n’a d’autre
idée que de piller la Russie en s’appuyant sur une «bourgeoisie comprador» à ses ordres:
thème promis à un riche avenir, qui entrera dans le discours officiel durant les années
Poutine.
La politique caractérisée par un «pro-américanisme infantile»[11] se maintient cahincaha jusqu’au printemps 1993. Toutefois force est de constater que cette ligne occidentaliste
a été superficielle et a peu duré. Eltsine a toujours été ambivalent.
Le tournant «eurasiatique»
C’est en 1994, après la dissolution de la Douma par la force et l’adoption d’une nouvelle
constitution, que la Russie commence véritablement à se tourner vers la politique étrangère: auparavant la lutte pour le pouvoir absorbait toute l’énergie des élites du Kremlin. La
Russie achève de retirer ses troupes d’Allemagne et se préoccupe de trouver un nouvel
ancrage en Europe. L’acte fondateur des relations entre la Russie et l’Union européenne,
l’Accord de partenariat et de coopération (APC), a été signé en juin 1994 à Corfou, pour une
durée de dix ans, reconductible. Du côté européen, le présupposé est que la Russie va s’européaniser à l’image de la grande Pologne. En juillet 1994, la Russie est admise au G7, un
peu en récompense de son adhésion au Partenariat pour la Paix proposé par l’Otan,
emporté de haute lutte par les eltsiniens.
Mais la guerre de Tchétchénie va éloigner la Russie des Occidentaux. Les pays
d’Europe centrale et orientale, inquiets, frappent avec une insistance croissante à la porte
de l’Otan. Le rejet de l’élargissement de l’Otan cristallisera en Russie le premier consensus
en politique étrangère depuis la fin de l’URSS. Le conflit yougoslave portera à son
paroxysme la surenchère nationaliste, surtout après les frappes aériennes de l’Otan contre
les Serbes près de Gorazdé en avril 1994, et amènera le remplacement de Kozyrev par
Primakov en janvier 1996.
Mais c’est dès 1994, encore sous Kozyrev, que s’amorce un tournant dans la politique
étrangère russe. Moscou entreprend d’accélérer l’intégration de la CEI autour de trois axes,
union économique, système de sécurité collective, espace informationnel commun. Le
15 avril 1994 est annoncée la création d’une zone de libre-échange englobant douze pays de
la CEI, mais dans l’immédiat le projet va s’enliser. Le 20 janvier 1995 est signée une union
douanière entre Russie, Biélorussie et Kazakhstan, le noyau de la future Union économique
eurasienne proclamée par Poutine en 2000, à laquelle s’adjoindront le Tadjikistan et le
Kirghistan. Enfin, détail significatif, la Russie reprend la construction de la centrale
nucléaire iranienne de Bushehr (qu’elle lancera en août 2010).
11. Ju. M. BATURIN (éd.), Epokha Elcina, M. 2001, p. 475.
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En apparence, la politique de Primakov s’inscrit dans le prolongement de la politique de
«coopération» gorbatchévienne. N’oublions pas qu’à cette époque la Russie a besoin plus
que jamais de l’aide financière occidentale. Primakov s’attachera à éviter une confrontation
ouverte avec les États-Unis. Mais il s’ingéniera à prouver aux États-Unis que la capacité de
nuisance de Moscou est encore intacte, et que par conséquent Washington a intérêt à opter
de plein gré pour un partenariat avec la Russie en laissant à cette dernière la haute main sur
les affaires européennes et celles de l’espace ex-soviétique. La Russie est toutefois obligée de
se résigner à l’élargissement de l’Otan en 1997, sans obtenir de pouvoir de co-décision ni de
droit de veto dans les questions de sécurité européenne, en dépit des efforts opiniâtres de
Primakov.
La diplomatie russe prendra sous la direction de Primakov une tournure néo-soviétique
de plus en plus marquée. Un nouvel accent est mis sur les relations avec les voisins de la
Russie, notamment avec les pays d’Europe centrale et orientale, auparavant négligés par
Moscou, et avec le Moyen-Orient[12], l’Asie du Sud, et l’Extrême-Orient. Les axes eurasiatiques de l’action russe se dessinent clairement. Moscou s’efforce de consolider son emprise
sur la CEI : le 2 avril 1997, elle signe un accord de réintégration avec la Biélorussie ; le
29 août, elle signe un traité d’amitié avec l’Arménie, qui prévoit une alliance militaire entre
les deux pays, et donc des bases russes en Arménie. La conception de cette politique a été
formulée en 1998 par Alexandre Douguine, l’un des chantres de l’eurasisme: selon lui la
Russie doit réaliser «un grand espace autarcique» en créant une union douanière eurasiatique englobant la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et la
Kirghizie, où pourraient entrer la Serbie, la Grèce, l’Iran, l’Inde, l’Irak, la Syrie et la Libye; en
contrôlant strictement les relations avec l’Occident et en instaurant un monopole d’État sur
certains secteurs stratégiques de l’industrie; en préférant les relations économiques avec
l’Europe et la Chine à celles avec les États-Unis, en choisissant l’euro plutôt que le dollar en
attendant de créer une monnaie eurasienne[13].
La Russie renoue ses liens traditionnels avec les États «voyous», comme l’Iran, l’Irak, la
Libye, la Corée du Nord. Dans cette politique étrangère «multivectorielle», non exempte de
duplicité, la Douma est une institution bien commode: Jirinovski et Ziouganov y assurent
la liaison avec les radicaux serbes, avec Saddam Hussein et avec Kadhafi. Tout en maintenant les ponts avec Washington, Moscou fait tout pour encourager l’émergence d’une coalition mondiale anti-américaine et en prendre la tête. La Russie affiche démonstrativement
qu’elle se soucie de moins en moins de la politique de non-prolifération nucléaire, au cœur
des préoccupations de Washington. À partir de mars 1998, le nouveau ministre de l’Énergie
12. Primakov est un spécialiste du monde arabe. Il avait intrigué pour torpiller la politique de coopération de
Gorbatchev avec les États-Unis au moment de la crise irakienne en 1990-1991.
13. V. Zavtra, n° 50, 1998.
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Françoise Thom et Pierre Rigoulot
© FSP JFT
atomique, Evgueni Adamov, entreprend de vendre à l’Iran un réacteur nucléaire expérimental et de l’aider à produire du graphite et de l’eau lourde, indispensables à la fabrication
d’une bombe, en violation des accords Gore / Tchernomyrdine de 1995. De même, la Russie
en 1998 bloque les sanctions contre l’Inde et le Pakistan, alors que ces deux pays avaient
procédé à des essais nucléaires. Et les États-Unis essaient en vain de convaincre Moscou de
renforcer l’embargo contre l’Irak lorsque Saddam refuse les inspections de l’Onu.
Boris Eltsine se rend en Chine, du 24 au 26 avril 1996 (en mars la Chine avait lancé des
missiles balistiques à quelques kilomètres des grandes villes de Taïwan, provoquant une
crise dans les relations avec les États-Unis), pour y lancer un «partenariat stratégique» entre
les deux pays. De nombreux accords sont alors signés, concernant la mise en place d’un
«téléphone rouge», des transferts de technologie nucléaire, l’exploitation des ressources
énergétiques, la coopération militaro-industrielle et les échanges commerciaux. La volonté
d’une action concertée en Asie centrale se traduit par la signature à Shanghai, le 26 avril
1996, d’un traité de sécurité régionale liant aussi le Kazakhstan, le Tadjikistan et le
Kirghizstan; les cinq forment ainsi le «Groupe de Shanghai» dont l’objectif tacite est de
tenir les Occidentaux à l’écart de l’Asie centrale. En 1997 la Russie règle ses différents frontaliers avec la Chine ; les rectifications se font au profit de cette dernière, sans que les
communo-patriotes russes, toujours prêts à accuser les pays de l’Otan de vouloir dépecer la
Russie, n’élèvent la moindre objection.
À l’automne 1997, Moscou forme la troïka Eltsine-Kohl-Chirac dans laquelle la Russie
voit l’embryon d’un directoire européen à vocation anti-américaine. À cause des foucades
du président Eltsine et de la prudence du chancelier Kohl, cette initiative tournera court
dans l’immédiat.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Le bombardement de la Yougoslavie, les révélations sur la corruption des élites russes, la
nouvelle guerre de Tchétchénie lancée par Poutine font qu’à l’automne 1999 les relations
avec les Occidentaux sont au plus bas. En novembre 1999, lors du sommet de l’OSCE à
Istanbul, Eltsine s’en prend vivement aux critiques faites à la Russie, boude Chirac et
Schröder et traite Clinton de «fils de pute» en claquant la porte. Selon un observateur
russe, «ce fut l’un des seuls discours sincères d’Eltsine en diplomatie»[14]. Eltsine peut vider
son cœur: la succession est réglée, il se sent libre.
Ainsi la diplomatie russe avait posé des jalons importants à partir de 1994. À cause de
l’imprévisibilité d’Eltsine, à cause des difficultés intérieures du pays, bien des initiatives se
sont toutefois ensablées et n’ont débouché sur rien. Ce fut à Poutine de faire fructifier l’héritage si décrié d’Eltsine.
L’ère Poutine
La politique étrangère du nouveau président russe suit les mêmes lignes que celle de
Primakov. Mais elle sera beaucoup plus efficace pour plusieurs raisons. La première tient
au fait que Poutine a une vision plus simple de la position de la Russie dans le monde, qui
découle de la Weltanschauung empreinte de darwinisme social des «nouveaux Russes» de
sa génération: la Russie est un pays riche que les États étrangers rêvent de démembrer afin
de pouvoir la piller à satiété. Elle est visée par un complot international dont les États-Unis
représentent la force motrice. La démocratie libérale est l’instrument de cette entreprise de
démantèlement de l’État russe. Par conséquent, renforcer l’État russe, c’est avant tout pour
Poutine bloquer l’avancée de la démocratie libérale, à la fois à l’intérieur de la Russie et
dans «l’étranger proche» (et moins proche).
La vision de Poutine est authentiquement défensive. Mais elle n’en est pas moins
expansionniste. En effet, la moindre velléité d’européanisation manifestée par les voisins
de la Russie est perçue par les poutiniens comme une menace existentielle envers leur pays.
D’où l’obsession de contrôler « l’étranger proche », en y empêchant le développement
d’institutions démocratiques. Peu importe à Moscou que les satrapes installés en
Biélorussie ou en Ukraine soient peu dociles: l’essentiel est qu’ils maintiennent un régime
d’oligarchie corrompue manipulatrice proche de celui de Moscou, qui coupe ces pays de
l’Europe en y pérennisant le sous-développement politique et économique. À l’exemple de
la Biélorussie, s’ajoute aujourd’hui celui de l’Ukraine de Yanoukovitch. Certes l’Ukraine
était en crise chronique depuis 2004. Mais avec Yanoukovitch elle se «poutinise» à toute
allure. La liberté de la presse s’étiole, les opposants sont victimes de répression ; les PME
sont absorbées dans de grands groupes oligarchiques mafieux. L’économie ukrainienne se
14. Ju. M. BATURIN (éd.), Epokha Elcina, M. 2001, p. 488.
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dégrade, car à la corruption ukrainienne se superpose maintenant la corruption russe.
Dans sa politique vis-à-vis de «l’étranger proche», Moscou encourage toutes les mesures
qui mettent ces pays en conflit avec l’Union européenne. Il suffit que Loukachenko tabasse
son opposition pour que Poutine accorde immédiatement un crédit à la Biélorussie sanctionnée par Bruxelles, malgré la brouille entre les dirigeants russes et le dictateur de Minsk.
Le cas de la Géorgie, le seul État post-soviétique ayant fait un effort spectaculaire pour
éradiquer la corruption et se moderniser, est éloquent: ces succès ont été jugés insupportables à Moscou et Poutine n’a été empêché qu’in extremis d’occuper Tbilissi et d’assassiner
le président géorgien. Incidemment cette politique impériale de Moscou est un révélateur
de la manière dont le Kremlin perçoit ses relations avec l’Europe. Si vraiment la Russie
voulait être européenne, comme elle le prétend, elle ne verrait pas d’inconvénient à ce que
sa périphérie se rapproche de l’UE et s’européanise. Sa volonté de traiter avec l’Union
européenne après s’être reconstituée en empire et après avoir repris le contrôle politique et
économique de sa périphérie montre qu’elle veut être en position de force dans son
dialogue avec Bruxelles.
L’exemple du bolchevisme prouve qu’une perception paranoïaque et fausse de la réalité
n’est nullement incompatible avec une diplomatie efficace. Bien au contraire, elle favorise
l’esprit de suite indispensable à toute politique étrangère digne de ce nom. Dans le cas de
Poutine, cette vision paranoïaque est encore renforcée par un ressentiment haineux à
l’égard des Occidentaux, des Américains surtout, auxquels Poutine n’a pas pardonné l’effondrement de l’URSS et la victoire dans la guerre froide. La politique étrangère de Poutine,
contrairement à ce que croient les Occidentaux, n’est pas opportuniste ni déterminée par le
goût du lucre. Elle est animée par une passion : la revanche. Ses succès sont avant tout
imputables à cette volonté sous-jacente, dont les Occidentaux ont perdu jusqu’au souvenir.
On peut comparer ces avancées diplomatiques à celles d’Hitler dans les années 1930, qui
montrent déjà qu’un régime autoritaire inspiré par le ressentiment est redoutablement efficace face à des démocraties culpabilisées et en proie au doute.
La deuxième raison de la rapide ascension de la Russie poutinienne sur la scène internationale tient à la chance. Les nouveaux dirigeants russes vont bénéficier d’un extraordinaire
concours de circonstances. D’abord les attentats du 11 Septembre engagent les États-Unis
sur la voie de l’autodestruction. À cela, il faut ajouter la vertigineuse hausse des prix des
hydrocarbures, qui va donner à Moscou les moyens de sa politique. Enfin, à partir de 2007,
la crise économique qui frappe les États-Unis et l’Europe va offrir à la Russie des opportunités inespérées.
Le premier objectif de Poutine est la restauration de l’hégémonie de Moscou sur l’espace ex-soviétique, non seulement pour des considérations de puissance, mais parce que,
comme on l’a vu, la Russie se sent existentiellement menacée par le voisinage avec des pays
qui ne sont pas soumis à des régimes autoritaires et arbitraires. L’acte fondateur de la
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Communauté économique eurasiatique est signé le 10 octobre 2000[15]. Ce groupement est
complété en 2002 par l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC)[16]. Le traité
inclut une clause de défense collective qui lie entre eux les signataires et prévoit un mécanisme de consultations mutuelles pour les questions de sécurité. Les participants s’engagent
à ne pas adhérer à des alliances et à des groupes d’États hostiles à l’un des signataires.
Poutine est conscient que le succès de cette entreprise dépend de l’attitude des ÉtatsUnis. Il va rechercher une entente avec le président Bush dès le printemps 2000. Après les
attentats du 11 Septembre, quand Washington est amené à solliciter l’aide de Moscou, la
Russie croit pouvoir retrouver son rôle de «co-dirigeant» de l’ordre international avec les
États-Unis, objectif qu’elle poursuivait depuis la fin de l’URSS. Poutine s’imaginait avoir
désormais les mains libres pour réintégrer «l’étranger proche». Mais après les révolutions
« de couleur » en Géorgie et en Ukraine, qu’il croit montées de toutes pièces par
Washington, le président russe, ulcéré, renoue avec la politique primakovienne, sans
prendre les États-Unis de front, mais en cultivant les relations avec les États hostiles à
Washington, tels l’Iran et le Venezuela. Poutine va essayer d’organiser une sorte de SainteAlliance avec d’autres États autoritaires pour empêcher l’apparition de nouvelles «révolutions de couleur». L’Organisation de coopération de Shanghai prend ouvertement, à partir
de 2005, les allures d’une organisation anti-américaine.
La ligne «néo-eurasiatique» de la politique étrangère russe n’avait du reste jamais été
abandonnée. Le Kremlin était en train de transformer la Chine en grande puissance militaire capable de défier les Etats-Unis, encourageant activement, y compris par la propagande, les factions anti-américaines au sein du groupe dirigeant chinois. Parallèlement
Moscou relance l’axe Moscou-Berlin en juin 2000. L’Allemagne, seul pays européen qui
compte vraiment aux yeux des Russes, décide de se lancer dans un partenariat énergétique
avec la Russie. Il ne reste plus à Moscou qu’à mettre les États européens en concurrence
pour obtenir les faveurs du Kremlin, jeu auquel la diplomatie soviétique excellait déjà.
Le «partenariat énergétique» avec l’Europe n’est pas seulement vu comme un projet
économique mais aussi (et surtout) comme l’instrument de projection en Europe du
pouvoir russe. On a vu comment Poutine a utilisé l’arme énergétique afin d’amener les
États de «l’étranger proche» à abdiquer des pans toujours plus importants de leur indépendance. Du reste, il ne s’agit pas que de l’espace ex-soviétique. La réalisation du «partenariat
énergétique» transforme l’Europe en «étranger proche» de la Russie. Le commerce avec la
Russie permet de créer un puissant parti russe dans chaque État européen, de corrompre
l’entourage proche des décideurs par des contrats juteux octroyés par le Kremlin. Ligotés à
15. Les États fondateurs sont la Fédération de Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan.
16. Les signataires sont l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, la Russie et le
Tadjikistan.
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LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE LA RUSSIE POST-COMMUNISTE
la Russie par le réseau toujours plus serré des gazoducs et des oléoducs, les pays européens
ne se sentent déjà plus tout à fait libres de leurs mouvements sur la scène internationale.
L’Allemagne a refusé de prendre part aux opérations contre Kadhafi par crainte de déplaire
à Moscou.
Ainsi Poutine n’est pas seulement en train de réparer l’effondrement de l’URSS (qu’il
considère comme «la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle»), c’est-à-dire de
reconstituer l’ensemble soviétique sous la forme de «l’Union douanière eurasiatique» ; il
aussi est bien parti pour réussir ce que l’URSS avait voulu réaliser à partir de 1945 mais avait
constamment échoué à mettre en œuvre: faire passer toute l’Europe sous l’influence russe.
La détention de ressources énergétiques vitales pour les pays occidentaux permet à Moscou
de se livrer beaucoup plus efficacement à son jeu coutumier, consistant à encourager le
nationalisme chez les uns et les autres de manière à détruire ce qui reste de la solidarité
transatlantique, puis de la solidarité entre Européens. Dans la logique de rapports de forces
qui est la sienne, la Russie préfère les relations bilatérales avec chacun des États européens,
car elle est alors en mesure d’obtenir ce qu’elle veut grâce aux lobbies puissants qu’elle a
développés dans chaque capitale européenne. Le calcul de Moscou est de créer une situation
de dépendance énergétique avec les grands pays d’Europe (l’Allemagne, l’Italie, la France
pour le gaz), de créer un « politburo européen » regroupant ces pays, au sein duquel la
Russie aurait une position dominante grâce au réseau de relations bilatérales construit sous
les années Poutine: un peu comme le Pacte de Varsovie est venu couronner en 1955 les
accords bilatéraux entre l’URSS et les démocraties populaires.
À partir de la crise des subprimes en 2007, apparaît une nouvelle perspective, grisante
aux yeux des dirigeants russes: celle de l’effondrement américain. C’est en février 2007 que
Poutine estime que la Russie est désormais assez puissante pour lancer une attaque frontale
contre l’Amérique. Il pressent non seulement la chute des États-Unis mais la défaite de
l’Occident tout entier. Tel est le sens de son discours programmatique prononcé à Munich
en février 2007. A partir de l’été 2007, la Russie multiplie les démonstrations de force militaire. Elle reprend ses vols de bombardiers stratégiques, renouant avec une tradition héritée
de la Guerre Froide et ne cesse de violer l’espace aérien des pays de l’Otan. L’objectif est de
souligner aux yeux de tous la faiblesse américaine: tel est aussi le sens profond de la guerre
contre la Géorgie en août 2008, «un gant ouvertement jeté à la face du leader global du
monde d’aujourd’hui», selon D. Rogozine[17]. Il s’agissait de faire la démonstration à tous les
alliés des Etats-Unis que la protection américaine était devenue une fiction. Cette politique
coïncidait, et ce n’est pas un hasard, avec la proposition de «pacte de sécurité» paneuropéen, lancée par Medvedev le 5 juin 2008 lors d’un discours à Berlin. Dans l’esprit des dirigeants russes, ce pacte avait vocation à marginaliser toutes les structures existantes
17. Zavtra, 20/08/2008.
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auxquelles la Russie n’est pas en mesure de dicter sa volonté: l’Otan, l’UE, et l’OSCE, cette
dernière étant depuis longtemps dans le collimateur russe car elle est accusée de «fourrer
son nez morveux» dans les affaires russes[18], comme l’a dit élégamment Vladimir Poutine.
La Russie veut se retrouver au cœur du dispositif de sécurité européen, face à des États
dispersés et isolés, dépendant des approvisionnements énergétiques russes, sans le moindre
contrepoids.
La période 2007–automne 2008, lorsque le Kremlin est en pleine euphorie, persuadé
que la crise ne touchera que les pays occidentaux et transfèrera l’hégémonie mondiale aux
pays émergents, est particulièrement éclairante. À ce moment-là, la Russie met en sourdine
ses déclarations d’appartenance à l’Europe. Elle se réclame ostensiblement du camp des
gagnants, les émergents, surtout ceux dont le modèle est le capitalisme autoritaire dont la
Chine atteste la réussite. À ce moment, Lavrov, le ministre des Affaires étrangères russe,
explique que la Russie est à elle seule une civilisation, mais que, généreusement, elle ne
demande qu’à accueillir en son sein l’Europe occidentale, une fois que celle-ci aura tourné
le dos au modèle anglo-saxon discrédité. Après tout, selon lui, les Européens partageaient
avec la Russie un penchant pour l’économie administrée. Durant cette période de
triomphe, la Russie s’est réjouie ouvertement de la déconfiture des valeurs européennes et
libérales.
La crise économique qui se fait sentir en Russie à partir d’octobre 2008 est un rude choc
pour les dirigeants du Kremlin. Mais ils ont tôt fait d’en saisir les opportunités. D’abord, elle
précipite l’affaiblissement des Etats-Unis et leur désengagement de «l’étranger proche» de
la Russie. Ensuite elle lamine les élites pro-occidentales qui s’étaient constituées dans les
pays de la CEI et au contraire renforce les clans mafieux vivant de la prédation, qui sont
d’orientation pro-russe. Et surtout, la crise est en train de détricoter l’Union européenne et
le lien transatlantique, en attisant le nationalisme et le protectionnisme, en accumulant les
contentieux entre les nations européennes. Cette érosion accélérée de l’ordre de l’aprèsguerre ne peut qu’être profitable à la réalisation du grand dessein de Poutine.
Dans tous les domaines, Moscou joue la politique du pire, bloquant les sanctions effectives contre l’Iran car la Russie a tout à gagner d’un conflit armé entre les Occidentaux et
l’Iran : à commencer par la hausse du prix du pétrole et l’occasion de faire acheter sa
neutralité par la possibilité d’occuper le Caucase du Sud sous couleur de «sécuriser» la
région. La politique de «redémarrage» des relations russo-américaines, proposée par le
président Obama, a été interprétée à Moscou comme l’indice de la prise de conscience par
les Américains de leur faiblesse, et par conséquent comme une invitation à Moscou à
pousser ses pions. À cela s’ajoute un facteur nouveau: la confrontation sino-américaine
grandissante, qui incite chacun des protagonistes à rechercher l’alliance russe. Ceci explique
18. Cité in Kommersant, 05/12/2008.
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l’équanimité apparente avec laquelle Washington avale les couleuvres russes. La Russie se
trouve dans une situation comparable à celle de l’URSS à partir de mars 1939, lorsque son
appui était recherché à la fois par les puissances occidentales et l’Allemagne. Et de même
que Staline a préféré Hitler, par haine des Anglo-Saxons avant tout, Poutine est porté vers la
Chine, pour des raisons identiques, même s’il laisse planer l’incertitude, de manière à extorquer le maximum aux deux parties. Et plus la Russie donnera l’impression de pouvoir
contrôler l’Europe, plus haut elle pourra faire monter les enchères. Les signes sont encourageants. Déjà Guido Westerwelle, le ministre des Affaires étrangères allemand, a clairement
fait comprendre que la question cruciale était l’orientation stratégique vers les pays BRIC[19] :
à l’en croire, l’émergence de ces « nouveaux centres de pouvoir » devrait inciter les
Européens à «forger de nouveaux partenariats stratégiques»[20]. Cette situation exceptionnellement favorable pour Moscou est à l’origine des évolutions récentes de la politique
russe : l’abandon abrupt de la comédie Medvedev en septembre dernier, les démarches
agressives de Moscou comme l’envoi du porte-avions Amiral Kouznetsov et d’armements[21]
en Syrie pour soutenir le régime d’Assad, la militarisation croissante de la politique russe.
Les choix annoncés par les dirigeants du Kremlin au moment de la campagne électorale
sont révélateurs de leurs priorités. Le salaire des officiers a été doublé, voire triplé en
janvier 2012. Le budget de l’Instruction publique va être diminué de moitié (passant de
1,1 % du PIB en 2009 à 0,5 % en 2013), alors que le budget militaire va être augmenté de
60 % d’ici 2013. Le contrat d’achat des bâtiments de guerre de classe Mistral et d’autres
accords récents de coopération militaire avec les pays européens ont persuadé les dirigeants
russes qu’ils peuvent se dispenser de faire les réformes internes indispensables à une modernisation en profondeur et, au fond, d’investir dans la population russe puisque les étrangers
leur fournissent les instruments de la puissance, ce qui, avec les dépenses somptuaires et les
projets de prestige, est l’essentiel à leurs yeux.
Ce bref survol de la politique étrangère russe depuis la fin de l’URSS dément la thèse en
faveur parmi les experts occidentaux des deux côtés de l’Atlantique selon laquelle la Russie a
«durci» ses positions parce que les Occidentaux n’avaient pas ménagé ses susceptibilités et
l’avaient « humiliée », selon l’expression favorite du président Chirac. En 1994-1995 on
attribuait le nationalisme croissant de la politique russe aux bombardements des Serbes par
l’Otan; à partir de 1997 on accuse l’élargissement de l’Otan; en 1999, la guerre du Kosovo.
Tous ces raisonnements reposent sur le présupposé que l’évolution russe est déterminée par
19. Brésil, Russie, Inde, Chine (NCLR).
20. Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la Conférence des chefs des missions diplomatiques et
postes consulaires allemands le 29 août 2011 à Berlin.
21. Le 23 janvier 2012 Moscou et Damas ont signé un contrat pour la livraison de 36 avions d’entraînement et de
combat Iakovlev Iak-130. - RIA Novosti, 23 janvier 2012.
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des facteurs externes, qu’elle est une réaction à des pressions venant de l’extérieur. Or ce
schéma explicatif ne résiste pas à l’examen des faits, voire à une simple chronologie. En effet
lorsque l’on se penche sur les années Eltsine, on s’aperçoit que le glissement de la politique
russe vers le nationalisme néo-soviétique a commencé presque dès le début de la période
Eltsine et est dû à la dynamique politique interne. Dès mars 1993, Eltsine exigeait que les
organisations internationales, y compris l’Onu, reconnaissent à la Russie des «droits particuliers en tant que garante de la paix et de la stabilité sur le territoire de l’ex-URSS ». De
même, pouvons-nous faire une croix sur le fameux «complexe d’encerclement» complaisamment attribué par nos diplomates à la Russie pour expliquer (et justifier) ses ingérences
brutales dans «l’étranger proche». C’est se méprendre complètement sur l’état d’esprit des
dirigeants russes. Depuis 2007 ils ont l’impression d’être en situation de force quasi-incontestée, et l’Otan est perçue par eux «non comme un bloc militaire mais comme un club politique amorphe et mou» qui étale sa faiblesse en Afghanistan[22].
En réalité, l’agressivité de plus en plus manifeste de la politique russe à partir de 2007
résulte d’une analyse faite à Moscou de la «corrélation des forces», au terme de laquelle les
dirigeants russes sont arrivés à la conclusion que les États-Unis étaient engagés dans un
déclin irréversible et qu’il était désormais possible de les défier ouvertement. L’inflexion du
comportement russe était plus liée à la hausse du prix des carburants qu’aux prétendues
«humiliations» infligées à la Russie par l’administration Bush.
L’évolution de la politique étrangère russe ne résulte pas d’erreurs commises par les
Occidentaux à tel ou tel moment. Le régime poutinien a besoin d’un ennemi extérieur pour
justifier l’abolition des libertés et l’entretien ruineux de l’immense armée parasitaire des
siloviki. Cet ennemi, il le cherchera toujours à l’Ouest, perçu comme faible. Il se gardera
bien d’affronter un pays capable de lui donner sèchement la réplique, comme la Chine. Rien
de ce que peuvent entreprendre les Occidentaux pour ne pas «humilier la Russie» ne changera cette réalité.
22. Interview de D. Rogozine in Zavtra, 20/08/2008.
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