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Franck
MICHEL
TRAFICS ET TOURISMES SEXUELS
EN ASIE ET AILLEURS
Voyage au bout du sexe
TRAFICS ET TOURISMES SEXUELS EN ASIE ET AILLEURS
Franck Michel
Voyage
au bout du sexe
TRAFICS ET TOURISMES SEXUELS EN ASIE ET AILLEURS
LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, QUÉBEC
2006
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de
l’édition ( PADIÉ ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages : Danielle Motard
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Maquette de couverture : Hélène Saillant
ISBN 10 : 2-7637-8464-X
ISBN 13 : 978-2-7637-88464-9
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Dépôt légal, 4e trimestre 2006
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Table des matières
INTRODUCTION : SEXE, TOURISME ET DOMINATION
1
Première partie
Le tourisme et le sexe au cœur de la
mondialisation
LE TOURISME INTERNATIONAL, UN NOUVEL IMPÉRIALISME
Le tourisme, un phénomène occidental
Le tourisme mondial, un colonialisme pacifique
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20
LE SEXE, UN MARCHÉ MONDIAL EN PLEINE EXPANSION
La sexualité et nous
Un peu d’histoire…
La crise d’identité sexuelle en Occident
Publique ou non, la commercialisation de la femme
La pornographie à la mode
La prostitution, un métier comme un autre ?
De la femme à la prostituée et inversement
L’état actuel de la prostitution
Les femmes prostituées…
… et leurs clients
L’abolitionnisme, la « moins pire » des solutions
La traite et l’exploitation des femmes et des enfants
L’essor du trafic sexuel dans le monde
Les enfants dans la tourmente
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27
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79
89
VII
Voyage au bout du sexe
Seconde partie
Tourisme et sexualité,
une entente cordiale et intéressée
ÉBATS ET DÉBATS D’OCCIDENTAUX EN QUÊTE DE SENSATIONS
ET EN MAL DE SENSUALITÉ
Le tourisme sexuel, kesako ?
Les débats autour de la sexualité des uns…
… et les ébats sexuels des autres
Décors déshumanisés et du sexe en voyage
Les femmes riches et seules :
une nouvelle clientèle du tourisme sexuel
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LE SUD DEVANT LA COLONISATION TOURISTIQUE ET L’EXPLOITATION SEXUELLE
L’héritage colonial dans les têtes et sur les corps
Du discours colonial au discours touristique
Quelques situations d’un tourisme qui dérape
Les Afriques
Les nouveaux esclaves noirs et maîtres blancs
La servitude sexuelle au Maghreb
La situation à Cuba
Les Filles de l’Est
Les « poupées russes » cherchent acheteurs et consommateurs
Le Sud, dernier recours pour le Nord ?
123
127
133
141
141
152
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165
171
175
Troisième partie
Faits et méfaits du tourisme sexuel en Asie
LE TOURISME SEXUEL EN ASIE : UN CAUCHEMAR EN VOIE DE BANALISATION
Représentations de la femme, prostitution, traite
et tourisme sexuel dans plusieurs régions asiatiques
Le corps de la femme asiatique face
au regard de l’homme occidental
De la prostitution au trafic sexuel,
l’argent est le nerf de la guerre
Chine et Inde, deux pays-continents à la dérive… sexuelle
Sous-continent indien
Tibet
VIII
181
181
187
193
198
204
Table des matières
Le cas de Bali et du pays Toraja, en Indonésie
Bali
Tana Toraja
Japon, import-export des corps
Trafics et tourismes sexuels en Asie du Sud-Est
De la lutte contre la prostitution à la prévention contre le sida
Une goutte d’espoir dans un océan de détresse
De la Thaïlande à la France, de l’Orient à l’Occident
Des sex-tours exotiques au tourisme sexuel à domicile
En guise d’ouverture
206
206
211
215
219
219
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224
228
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LE TOURISME SEXUEL EN THAÏLANDE : POUVOIR, SEXE ET CAPITALISME
Imaginaires de l’autre, pouvoir, sexe et capitalisme
Le pays du sourire transformé en lupanar touristique ?
Genèse d’une florissante industrie
Regards de touristes, corps d’indigènes
Clients étrangers… et locaux
Prostituées locales… et étrangères
La Thaïlande, pays des « hommes libres »
Abus des hôtes et voyage au bout de l’enfer
Trois « C », trois fléaux : consumérisme, capitalisme, corruption
Abus d’autrui et exploitation sexuelle des enfants
Quelles leçons à tirer du cas thaïlandais ?
Quel avenir touristique pour la Thaïlande ?
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238
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251
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260
260
265
272
273
TOURISMES SEXUELS AU CAMBODGE ET AU VIETNAM : MARCHANDISATION
DES CORPS, RECOLONISATION ET MAL-DÉVELOPPEMENT DES PEUPLES
Sexploitation et chaos politique au Cambodge
Sexploitation et décollage économique au Vietnam
L’exemple d’Hô Chi Minh-Ville
L’exemple de Hanoi
Autres situations
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297
300
309
314
CONCLUSION : VERS UN TOURISME SEXUEL DE MASSE ?
327
BIBLIOGRAPHIE
343
FILMS ET DOCUMENTAIRES CITÉS
359
IX
Introduction :
sexe, tourisme et domination
Lorsque le voyage devient dérapage, tous les abus sont
pensables et donc possibles, d’autant plus que l’on est loin de chez
soi. La plus abjecte de toutes les formes de tourisme en marge est
le tourisme sexuel, et avant tout celui qui implique des enfants.
Un tourisme de la honte qui a pourtant le vent en poupe ! Il ne
cesse en effet de s’étendre aujourd’hui, à la faveur de la crise à
la fois économique et sociale qui sévit en Occident, mais également ailleurs, jusque dans les moindres recoins de la planète,
tissant une sombre toile qui prolifère sur fond de corruption et de
dénigrement de l’être humain, de la femme surtout. La Thaïlande
avait ouvert le triste ban de cette exploitation « touristique » sans
scrupules. Dès la fin des années 1970, l’Occident était amplement au courant de l’exploitation sexuelle des enfants et des femmes sur le sol thaïlandais. Partout, le fléau du tourisme sexuel
gagne en importance et répond à une demande de plus en plus
forte en provenance d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Australie
et du Japon, sans oublier des pays dits émergents. La République
dominicaine, Haïti et Cuba, le Kenya et la Tunisie, le Maroc,
Madagascar, les Philippines, le Cambodge ou le Sri Lanka, autant
de destinations qui sont connues pour accueillir une majorité de
touristes mâles esseulés. Le drame actuel réside tout particulièrement dans l’augmentation du trafic humain et du développement
de la prostitution enfantine à des fins touristiques. Sans négliger
le nouvel asservissement des femmes, qui semble contredire les
1
Voyage au bout du sexe
succès réels de leur émancipation si durement obtenus et conquis,
ici ou là dans le monde.
Sur cette planète qui tend à se figer, et avec les contrôles
plus répressifs et l’engouement pour Internet, la vogue est également au tourisme sexuel à domicile, l’exotisme s’important désormais à deux pas de chez soi. Les avatars d’une prostitution à usage
touristique sont tous les jours plus nombreux, plus complexes,
plus sournois. Le tourisme sexuel est un fléau qui s’alimente de la
crise économique, qui fait son marché et remplit ses caisses sur le
dos des pauvres et des plus démunis, mais qui enrichit une économie parallèle aux tentacules et aux pouvoirs désormais gigantesques. L’essor du tourisme sexuel puise ses racines au tréfonds de
l’imaginaire occidental, toujours marqué par un esprit colonial,
pesant mais omniprésent. Dans le contexte de la mondialisation,
le tourisme sexuel mêle un esprit cupide et impérialiste aux nouvelles mobilités contemporaines. Et pour lutter contre ses méfaits
qui se répandent telle une traînée de poudre sur fond d’épidémie
du sida, il importe de repenser le sens du voyage et, plus encore,
de sensibiliser les professionnels comme les touristes aux réalités
de ce désastre humanitaire. Ce changement devra inéluctablement passer par un transfert de pouvoirs aux femmes, seules, ou
presque, capables de comprendre l’étendue de la déshumanisation
marchande. La femme est l’avenir de l’homme, chantait le poète ;
désormais, devant la menace religieuse et l’avidité des hommes,
la femme est l’avenir de l’humanité. Il n’est pas encore trop tard
pour changer de voie. Pour ce faire, la planète a besoin de voix
féminines. Puis, pour développer d’autres pistes, il faut d’abord
savoir et comprendre et, en ce sens, le présent ouvrage se veut un
« essai » sur les formes et les déformations des tourismes sexuels
en Asie et ailleurs.
Pour commencer, faisons un cauchemar qu’on souhaite ne
pas être prémonitoire. Imaginons un instant des femmes cubaines
arpentant le pavé parisien en quête d’exotisme et d’amourettes
avec des jeunes Français blancs comme neige. Imaginons quelques vieux marocains de Marrakech à la recherche de chair fraîche, et claire de préférence, pour assouvir leurs fantasmes sexuels.
2
Introduction : sexe, tourisme et domination
Imaginons un paysan ukrainien ou un riziculteur vietnamien, la
soixantaine bien trempée, commander par catalogue une jeune
Française esseulée et démunie, végétant dans un terroir désolé de
la République, en quête d’argent et d’un mari pour son avenir.
Imaginons un nouveau riche philippin ou un ministre camerounais payer des pots-de-vin aux autorités françaises afin d’accélérer
la procédure d’adoption d’un petit orphelin français. Imaginons
enfin des cars entiers remplis de Thaïlandais, de Haïtiens, de
Sénégalais, de Cambodgiens, de Balinais et de Brésiliens, tous
plus ou moins fortunés et bedonnants, s’arrêter – le temps de leurs
vacances à l’étranger – devant un hôtel luxueux près du MontSaint-Michel ou dans les jardins du château de Versailles, où des
dizaines de jeunes vierges françaises les attendraient désespérées,
tout en accueillant, le sourire aux lèvres, ces prestigieux hôtes
étrangers : les touristes d’un nouveau monde. Ces visions imaginaires n’ont que peu de chance d’être données à voir. Du moins
d’être vues de notre vivant. Mais pourquoi, l’inverse est-il tellement visible ? Hier comme aujourd’hui, et encore plus demain.
Et cela sans gêner le moins du monde la « bonne » marche de ce
tourisme sexuel. Pourquoi la misère s’abat-elle toujours ou presque sur les mêmes ? Pourquoi les Occidentaux, qui ne voudraient
jamais subir ce scénario chez eux, s’acharnent-ils à voir instaurer
et « développer » sur d’autres terres et auprès d’autres peuples ce
même scénario ?
Le tourisme sexuel est un phénomène inhérent aux nouvelles formes de mobilités contemporaines. Il est au cœur de la
mondialisation, notamment parce qu’il concerne avant tout les
trois mots clés suivants : migrations, voyages, sexualités. Le tourisme sexuel est essentiellement un phénomène pluriel. Il est complexe et prend de nombreux atours, plus ou moins touristiques et
sensuels, plus ou moins abjects et condamnables. Pour aborder la
question globale du tourisme sexuel, en comprendre les origines
et les ramifications, il est ainsi nécessaire d’évoquer deux univers
qui lui sont directement liés : la prostitution et le trafic humain.
C’est pourquoi, devant la diversité des situations, nous parlons ici
d’abord des tourismes sexuels.
3
Voyage au bout du sexe
Quatre exemples récents, empruntés au septième art, illustrent à la fois l’évolution, la complexité et la banalisation des tourismes sexuels dans le contexte de la civilisation occidentale : le
film Vers le Sud aborde le tourisme sexuel des femmes dans les
Caraïbes, Hostel celui des hommes en Europe centrale, Je vous
trouve très beau traite de la passion d’un agriculteur malheureux
pour une fille roumaine, et la fiction Sex Traffic évoque la prostitution forcée des filles étrangères. Pourquoi ces quatre films qui
parlent de sujets différents sont-ils sortis au cours des premiers
mois de l’année 2006 ? Le tourisme sexuel serait-il en train de
devenir une mode ? Un tourisme comme un autre ? L’abus des
filles de l’Est ou du Sud serait-il un « loisir sexuel » ? Quant à
la misère sexuelle en France, serait-elle tellement dramatique ? À
moins qu’il ne s’agisse plutôt d’un début de prise de conscience
collective qui aurait, divine surprise (mais est-ce un hasard ?),
l’avantage de montrer également aux Français, privés de projet
collectif et coincés entre les banlieues, le CPE et les échéances
électorales, bref en panne d’espoir depuis la désastreuse année
2005-2006, qu’ailleurs dans le monde la situation politique est
encore pire et les gens bien plus pauvres. L’herbe n’est donc pas
forcément plus verte chez le voisin et la sinistrose dont la France
semble actuellement frappée ne serait qu’une migraine bénigne
qu’il convient de guérir et d’oublier au plus vite ! Ce raisonnement s’apparente ici à celui du touriste sexuel, qui se sent soudainement « reconnu », devenir enfin quelqu’un, et surtout devenir
ailleurs ce qu’il n’est pas chez lui. Deux cas plus précis, relevés
lors d’observations sur le « terrain », illustrent le propos : un touriste sexuel australien qui se rend à Kuta (Bali, en Indonésie) sait
qu’il trouvera sans problème dans un bar des filles plus jeunes et
plus jolies, et moins chères qu’à Sydney ou Melbourne. Cela le
« requinque » le temps des vacances ou d’un week-end. Un autre
touriste, prestataire de la sécurité sociale et français, résidant au
fond d’une banlieue parisienne sans âme, se rend quelque jours
dans le quartier de Patpong, à Bangkok, et devient du jour au lendemain quelqu’un de respecté sinon de respectable : il « tombe »
les filles et se transforme en pacha le temps d’un séjour ; il sent
qu’on le respecte même si c’est artificiel et uniquement pour son
4
Introduction : sexe, tourisme et domination
argent, mais cela le change de son quotidien. Cet événement hors
norme le sort un moment de sa propre misère, partagée entre le
chômage chronique et le matraquage des flics, entre la solitude
affective et la grisaille banlieusarde.
•
Revenons plus précisément à nos quatre films.
Dans Vers le Sud, de Laurent Cantet (2006), deux
Américaines, la cinquantaine bien entamée, en mal de tendresse et de sexe, rencontrent – mais ce n’est pas vraiment
un hasard – Legba, environ 18 ans, évidemment très beau
et bien bâti, à Haïti. Le partage de l’apollon noir se fait
dans la douleur et le désarroi qui rythment la vie des deux
femmes. Une souffrance et une solitude que ne vient pas
compenser une « réussite » économique et sociale évidente,
mais devenue tellement relative dans un monde incertain
et floué de repères. Elles (re)voient Legba chaque année
ou presque et il change leur vie. Et la sienne ? Elles n’en
connaissent rien, comme elles ne captent rien de la réalité
politique et sociale à Haïti. Legba meurt assassiné sur la
plage dans un pays saigné à blanc, sans que ces femmes
occidentales n’y comprennent toujours rien. Mais pour
elles les vacances sont déjà finies et la planète croule de
milliers d’autres Legba, encore plus beaux, encore plus
pauvres… Vers le Sud est un film tiré de trois nouvelles du
romancier haïtien Dany Laferrière (La Chair du maître,
l’auteur compilera ces nouvelles à l’occasion de la sortie du
film pour en tirer un nouveau roman au titre éponyme :
Vers le Sud). Deux misères très différentes s’y font face.
Dès la sortie du film en France, l’écrivain constate avec
lucidité : « Les filles et les garçons se servent de leur corps
comme des cartes de crédit qui leur permettent d’acheter de la nourriture, de la boisson, des parfums. Je n’ai
jamais vu personne, autour de moi, regarder cela autrement que comme la chose la plus naturelle du monde. »
Triste constat pour un peuple à bout de nerfs et un pays au
bord du gouffre. Dans le film, Albert, vieil Haïtien écœuré
par la destinée tragique de son pays, et contraint d’être au
5
Voyage au bout du sexe
•
6
service touristique de la clientèle blanche, résume cette
vision réaliste des rapports humains : « Les dollars sont
pires que les canons, ils pourrissent tout. » Le vrai clivage
est ici le fossé qui sépare les pauvres des riches et non pas
les femmes des hommes, mais le sexe est utilisé et perçu
comme un instrument de pouvoir plus impérialiste que
jamais. Les dominants n’ont même plus besoin des canons
pour arriver à leurs fins. C’est sans doute là que réside le
pire.
Avec Hostel, d’Eli Roth (2006), on suit le parcours de trois
jeunes Occidentaux à la recherche d’aventures sexuelles
à l’occasion d’un voyage en Slovaquie. Les filles qu’ils
choisissent derrière les vitrines à Amsterdam – dans le
fameux « quartier rouge » devenu un site touristique
très fréquenté – ne leur suffisent pas, ils veulent « plus ».
Quelqu’un leur conseille ainsi d’aller à Bratislava, où ils
pourront assouvir tous leur fantasmes. Beaucoup de sang
et de sexe dans ce film d’horreur américain. Les Slovaques
n’ont guère apprécié de voir leur pays ainsi décrit sur
grand écran : « Vous voulez des supernanas ? Allez donc à
Bratislava ! » Cela dit, depuis l’ouverture du pays il y a une
quinzaine d’années, le rapide développement du tourisme
donne lieu à d’importants dérapages et à un essor d’un
trafic humain de plus en plus extrême, presque aussi dramatique qu’en République tchèque voisine. Dans le film
– pas franchement réussi et dont le genre hésite entre le
gore, le porno et l’horreur –, les jeunes mâles occidentaux
en vacances entendent avant tout « profiter » au maximum
d’une certaine conception du libéralisme économique, ici
matérialisé en quelque sorte par la prostitution massive à
des fins touristiques des dites « filles de l’Est », de plus en
plus précarisées et donc plus facilement disponibles sur
le marché international du sexe. Le film, qui tergiverse
entre la description d’un tourisme malsain et le voyeurisme sexuel de saison, atteste avant tout de la banalisation
du tourisme sexuel, de la déshumanisation et de la violence au sein de nos sociétés. Il distille hélas les « normes »
Introduction : sexe, tourisme et domination
•
•
actuellement en cours auprès des adolescents – et des jeunes
routards – qui décrivent les garçons comme étant naturellement violents et les filles évidemment « salopes »…
Dans le film Je vous trouve très beau, d’Isabelle Mergault
(2006), on aborde avec justesse la passion soudaine d’un
agriculteur français, veuf et rustre, pour une « fille de
l’Est ». Mais, là, le service se fait à domicile. Le vieux français s’éprend peu à peu d’une jeune Roumaine, « invitée »
pour l’aider aux champs et pas franchement pour occuper
son lit, et « importée » en France par le biais d’une agence
matrimoniale aux pratiques douteuses. Dans le film, la
patronne de l’agence matrimoniale, qui recherche ses filles
dans une Roumanie désœuvrée, se transforme aisément en
mère maquerelle. Au paysan désemparé, mais gêné à l’idée
« d’acquérir » une Roumaine par ce biais, elle dit : « Quoi !
Vous n’achetez pas une fille, vous la sortez de la misère,
vous lui sauvez la vie ! » Cela malheureusement fonctionne
à merveille, dans le film comme dans la réalité. Un type
de business matrimonial en plein essor entre la solitude des
uns et l’exploitation des autres. Les principaux pourvoyeurs
de ces compagnes de l’Orient de l’Europe, qui prodiguent
aussi bien – parfois indistinctement – des services sexuels
que d’autres travaux, mais toujours domestiques en quelque sorte, sont les pays de l’ancien bloc soviétique convertis corps et âme au capitalisme le plus frénétique et le plus
dévastateur. Avec des enfants et des femmes laissés pour
compte, voire jetés sur le pavé.
Les deux épisodes du film de fiction britannique Sex Traffic,
de David Yates (2004), diffusés sur Arte en mars 2006,
décrivent d’une manière très pragmatique les filières criminelles de la prostitution en Europe. Le film retrace l’histoire de deux sœurs moldaves, Elena et Vara, qui rêvent
d’un Occident prospère, mais qui, rapidement, tombent
dans l’engrenage fatal de l’esclavage sexuel, où elles ne
maîtrisent plus leur destin. Leur itinéraire permet de comprendre à quoi peut ressembler un voyage d’abord volontaire puis forcé, partant de la campagne moldave pour se
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Voyage au bout du sexe
terminer au cœur de Londres. Séparées, perdues puis à
nouveau réunies, les deux sœurs survivent en dépit des terribles épreuves, mais elles sortent déchirées de cette « aventure » occidentale : l’une, « rescapée », retourne au village
en Moldavie, retrouve son jeune fils et entame une autre
vie ; l’autre, sa petite sœur, semble « perdue », elle reste à
Londres, manipulée et dépendante, elle s’accroche autant
que possible au mythe d’une mondialisation heureuse et
est déjà entièrement au service des trafiquants de filles de
l’Est. Criante de vérité souvent taboue, cette remarquable
fiction – qui rappelle le superbe film Terre promise d’Amos
Gitaï (2004) – dénonce les réseaux internationaux de prostitution, mais aussi les complicités policières et politiques
qui trop souvent les accompagnent.
Ces quatre films présentent en quelque sorte les quatre formes de tourisme et trafic sexuels qui ne cessent de s’étendre de
nos jours :
• Le tourisme sexuel « classique » pratiqué par les femmes, pour
l’instant encore minoritaire, à destination des pays pauvres
du Sud (Vers le Sud).
• Le tourisme sexuel « classique » pratiqué par les hommes, de
loin le plus important à ce jour, vers les régions du Sud et
de l’Est (Hostel).
• Le tourisme sexuel « à domicile », dans une version privée
et « quitte ou double ». Il est assimilé à de la prostitution
transnationale organisée (p. ex. « location » ou « vente »
de filles ou d’épouses par catalogue), qui évolue généralement en mariage pour le meilleur (la relation d’abord
intéressée se transforme en véritable relation amoureuse,
c’est le cas du film Je vous trouve très beau) ou pour le pire
(l’épouse devient une servante maltraitée et parfois une
esclave sexuelle, dans l’incapacité de se révolter, avec ou
sans prostitution).
• Le tourisme sexuel « à domicile », dans une version publique et sordide. Il s’inscrit dans le processus des trafics
d’êtres humains, les filles sont aux mains des réseaux
8
Introduction : sexe, tourisme et domination
transnationaux de prostitution et se voient réduites à l’état
de simples marchandises. Femmes-objets, ces personnes
prostituées, en provenance des pays du Sud et de l’Est,
« travaillent » sous la contrainte dans les pays riches (Sex
Traffic).
Notre planète ne tourne décidément plus très rond. Elle
n’est plus seulement devenue le lieu d’une criminalité sans bornes, c’est le monde tout entier qui – tel un irrémédiable sacrifice propitiatoire devant l’absence de perspectives – affirme en
désespoir de cause ses tendances suicidaires. Le terrible « meilleur
des mondes » jadis promis par l’avènement de « 1984 » serait-il
advenu ? En tout cas, c’est sur les décombres de ce « totalitarisme
tranquille » sur fond de démocratie rompue au capitalisme sauvage que prolifèrent d’un commun accord proxénètes de l’ailleurs
et industriels du sexe, avec le risque de voir demain se développer un peu partout sur la surface du globe un tourisme sexuel de
masse. Dans un texte plus ancien portant sur le cauchemar du
tourisme sexuel en Asie, nous écrivions, tels des mots inscrits sur
un morceau de papier glissé dans une bouteille qui sera jetée à la
mer : « À quand le livre noir de l’exploitation sexuelle ? » (Michel,
1998 : 227)
Avec un autre ouvrage publié récemment, le présent livre
espère répondre, en partie seulement, à cette interrogation, en établissant les mécanismes de ce qui est devenu un marché global : le
sexe1. En trois sections, nous évoquerons respectivement la situation du tourisme et de la sexualité aujourd’hui dans le monde, la
description générale et l’évolution du tourisme sexuel, puis nous
brosserons un état des lieux des tourismes sexuels sur le continent
asiatique. Par l’entremise de ce travail, entamé en 1994, il nous
importe également d’engager des réflexions nouvelles et d’élaborer des stratégies de résistances et de changements qui restent à ce
1.
Le livre que vous tenez entre vos mains est la « version longue » d’un ouvrage
paru en juin 2006 chez Homnisphères (Paris), intitulé Planète Sexe. Tourismes
sexuels, marchandisation et déshumanisation des corps. Les deux premières parties ont été revues et complétées, tandis que la troisième partie, traitant du
continent asiatique, est à quelques exceptions près, entièrement inédite.
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Voyage au bout du sexe
jour en grande partie à imaginer. Éventuellement ce livre pourrait
aussi aider à poser de nouveaux jalons pour des futures recherches et investigations portant sur les questions plus larges autour
du « tourisme et de la sexualité ». Mais avant tout, cet ouvrage
entend informer et tirer la sonnette d’alarme afin que d’aucuns,
voyageurs en tout genre et professionnels du tourisme en particulier, prennent conscience de la tragédie silencieuse en cours, et ne
puissent plus dire – encore une fois – qu’ils ne savaient pas, bref
qu’on ne savait pas…
10
1
Partie
Le tourisme et le sexe
au cœur de la
mondialisation
Dans cette partie, nous voudrions traiter d’une part du
tourisme et d’autre part du sexe, en séparant les deux termes pour
mieux préciser les réalités contemporaines qu’ils drainent, avec
leur lot de mythes et d’idéologies, de récupération sociale et d’exploitation économique. Ce détour par les marges du tourisme
sexuel nous permet de mieux appréhender les racines du fléau. Le
trafic sexuel, par exemple, est essentiel dans le processus qui mène
à l’essor rapide de la prostitution internationale destinée aux touristes, car la clientèle ne cesse de circuler. L’offre et la demande en
matière de commerce sexuel connaissent aujourd’hui une mobilité internationale sans précédent. La principale motivation de
cette inquiétante migration, aux relents parfois dignes d’un Zola
mais pas forcément imputable à la misère, est inspirée par le culte
voué à l’argent et la soif immodérée de consommation.
Pour aborder sérieusement le tourisme sexuel, il importe
de préciser d’abord ce qu’est le tourisme aujourd’hui, puis de souligner les univers du sexe et de la prostitution qui, tous les jours,
envahissent un peu plus nos espaces de vie ou de survie.
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Le tourisme international,
un nouvel impérialisme
Revenons brièvement au phénomène touristique, ici
comme ailleurs, à ses origines et ses évolutions, à ses spécificités et
ses contradictions.
LE
TOURISME, UN PHÉNOMÈNE OCCIDENTAL
Le développement du tourisme international suit les
convulsions du monde, ses changements culturels, sa mondialisation économique et ses tremblements géopolitiques. L’essor des
voyages « exotiques » est fille de la domination occidentale du
monde, avec ses vestiges d’inféodations et de colonisations tous
azimuts. L’émergence du tourisme de masse s’est inscrite dans la
« sainte croissance » du monde dit développé durant la seconde
partie du XXe siècle. Si le tourisme balnéaire s’est déjà amplement
imposé à la Belle Époque au sein des classes bourgeoises prenant
progressivement le relais des aristocrates, avec la généralisation
des congés payés, plus après 1945 qu’après 1936, ce sont ensuite
les classes populaires – ouvriers, employés et agriculteurs – qui
optèrent pour des vacances en bord de mer. Le tourisme social
est également né dans la foulée des « trente glorieuses » en nourrissant l’idée généreuse mais utopique d’un « voyage pour tous ».
Une idée qui a fait son chemin – ne parle-t-on pas souvent de
« démocratisation » des voyages ? – mais qui est aujourd’hui plus
13
Voyage au bout du sexe
que relative puisque, même dans un pays comme la France, la
plupart des habitants ne voyagent toujours pas (rappelons ici que
voyager n’est pas, en principe, une « nécessité » !). De nos jours,
les Chinois (exemple emblématique), les Russes, les Indiens, les
Brésiliens et d’autres sont les nouvelles populations touristiques
qui s’engouffrent dans le tourisme de masse, avec ses joies faciles
et ses errements regrettables. Ils voyagent un peu dans le même
esprit qu’à l’époque des premiers congés payés en Europe et leurs
premières destinations – souvent au pas de charge – sont en général des lieux mythiques. Parmi ces derniers, on mentionnera la
(sur)fréquentation des sites historiques et culturels de l’Europe,
avec entre autres un passage à Paris considéré comme incontournable, ne serait-ce que pour effleurer la tour Eiffel et trottiner dans
les salles du Louvre. Mais, toujours et encore, le balnéaire reste la
priorité absolue pour ces nouveaux vacanciers. Pour les Chinois,
l’essentiel du tourisme actuel est d’abord national, puis régional
et enfin international. Les habitants de Shanghai ou de Pékin se
rendent au Tibet et plus encore au Yunnan, y (re)trouver l’ancienne vie rurale et parfois découvrir le mode de vie – transformé
en folklore – des nombreuses minorités ethniques qui peuplent la
Chine. Ces exemples illustrent le « transfert » de périodes charnières dans le tourisme, d’un continent à un autre (en d’autres
circonstances, d’une région, voire d’une communauté villageoise,
à une autre) : dans notre cas, toute proportion gardée, les Chinois
urbains visitent Dali ou Guilin en 2006 avec à peu près les mêmes
yeux et les mêmes rêves que les Parisiens qui découvraient la Côte
d’Azur en 1900 et le Lubéron en 2000 !
Par ailleurs, on peut relever la mode des « retours » :
retour à la simplicité volontaire, retour à la nature (et du wilderness comme on dit en Amérique du Nord), retour aux anciennes
valeurs mythifiées, retour au terroir, avec ses risques et ses périls
(repli identitaire, discrimination et racisme, etc.), mode des pèlerinages religieux et des voyages de type « développement personnel », etc. Ces come-back mêlés aux dites nouvelles tendances sont
évidemment le résultat des doutes que la civilisation occidentale
véhicule depuis au moins deux décennies. La perte de repères,
la peur du chômage, la montée des inégalités, le spectre du sida
14
Le tourisme international, un nouvel impérialisme
et autres épidémies en cours, la crise de la famille, la rapacité de
l’ultralibéralisme et la déliquescence du politique sont autant de
raisons – et de déraisons – pour larguer les amarres et parfois
couper les ponts avec ce vieux monde qui n’est plus, selon beaucoup de nos contemporains, que l’ombre de lui-même (d’où les
délires d’empire du bien et du mal, les guerres dites préventives,
les débats polémiques en Europe sur les « bienfaits de la colonisation » ou autour de la question de l’esclavage, etc.).
En voyage, le touriste emporte avec lui son bagage culturel
et ne peut – même s’il essaie – faire comme s’il venait de nulle
part. Hélas, très souvent, il ne fait que déplacer ses soucis en même
temps qu’il change de lieu, cela vaut autant pour le vacancier que
pour l’expatrié. Et, finalement, lorsqu’il constate que chez le voisin, l’herbe n’est pas forcément plus verte – ce qui peut demander
un certain temps, compte tenu de la forte charge d’exotisme qui
se love dans le nomadisme volontaire – le naturel revient au galop,
en général pour le plus grand malheur des autochtones : relents
d’agressivité, rapport de domination, manque de respect, comportements illicites, attitudes néocoloniales, etc. Selon l’histoire
de chaque pays et le vécu de chaque personne, ces faits sont plus
ou moins avérés et graves. Mais l’Occidental en goguette, sur une
plage à Bali ou à Machu Picchu, a encore trop rarement intégré
l’idée qu’il ne voyage pas pour prendre, mais plutôt pour apprendre, et se déprendre aussi. L’histoire des conquérants, teintée d’un
sentiment de supériorité, issue du lourd héritage gréco-romain et
judéo-chrétien, ne peut être évacuée d’un revers de la main.
Le tourisme est une invention occidentale. Les Romains
furent sans doute les premiers à s’éprendre des voyages organisés
(partis déjà sur les traces des Anciens en Grèce), mais c’est au
sortir du Moyen Âge chrétien et européen que le tourisme posa
ses jalons : certains prirent le chemin des mers, d’autres la voie
de la Renaissance. Hommes, idées et marchandises commencèrent alors à circuler de manière de plus en plus frénétique. Une
frénésie inscrite dans notre culture et qui ne faiblira plus jusqu’à
nos jours. D’ailleurs, on entrevoit aujourd’hui une autre « renaissance », ou du moins une réinvention au goût du jour, celle du
15
Voyage au bout du sexe
fameux grand tour de la période des Lumières : si, au XVIIIe siècle,
les aristocrates européens – avant-gardistes du romantisme naissant – aimaient s’éduquer grâce au voyage culturel en allant en
Italie, puis en Allemagne, en Angleterre, et plus tard en Grèce
et en Égypte, les jeunes diplômés européens actuels (des plus ou
moins grandes écoles de commerce) font à l’issue de leurs études
un voyage initiatique riche en sens pour leur propre expérience
et personnalité, sans oublier la plus-value qu’il opère désormais
sur un CV ! À l’époque des beatniks et des hippies, le voyage au
long cours aussi était très formateur, mais guère apprécié par la
société au pouvoir, et encore moins considéré comme un éventuel avantage pour décrocher un emploi auprès des chefs d’entreprise de l’époque. Mais, tout comme la terre, l’heure tourne et
aujourd’hui les « décideurs » et autres chefs au pouvoir ne sont-ils
pas les acteurs de la génération 68, ceux-là même qui faisaient
du stop sur la fameuse « route des Zindes » afin de rejoindre Goa
ou Katmandou ? Les évolutions majeures sont désormais ailleurs.
De nos jours, ce qui a vraiment changé dans la vie du voyageur
« moderne » se résume en quatre « biens » : carte bleue, téléphone
portable, Internet, transports. Ces biens, qui font parfois tant de
mal, n’en ont pas moins bouleversé la planète nomade et l’univers
des mobilités internationales. Muni de ces faits et biens qui le
rassurent, parfois le consolent, le voyageur actuel peut courageusement braver l’épreuve du voyage. Mais de quel voyage s’agit-il
encore ? Le touriste est de plus en plus à l’image du voyageur et
réciproquement. La fiction paraît – à défaut d’être – plus réelle
que la réalité. De plus en plus de voyagistes optent pour des
voyages « à la carte » qui ressemble aux voyages individuels sans
jamais en être véritablement. Ils vendent également des circuits
de plus en plus marqués, serait-ce de manière factice, par le sceau
de l’authenticité : modelée en fonction de la demande, fabriquée selon les besoins spécifiques, cette authenticité répond au
besoin de fuir (souvent pour mieux se retrouver) des clients qui,
dans la vie quotidienne, sont aussi désorientés que désemparés.
Le tourisme marchand l’a bien compris et surfe sur le désarroi
de nos contemporains : sous prétexte d’originalité, on re-déterre
les explorateurs douteux d’antan, on convoque les écrivains16
Le tourisme international, un nouvel impérialisme
voyageurs disparus et encensés, on invite dans les agences ou sur
les plateaux les aventuriers surmédiatisés ou encore les quêteurs
d’absolu et d’exploits de toutes sortes. Bref, il importe de vendre
du rêve d’autant plus que la réalité n’est pas très belle à voir. Le
« succès » du tourisme sexuel fait aussi partie de cette réalité du
voyage qu’on ne saurait voir…
Le voyage est alors l’occasion d’une transformation de soi.
Certains touristes-voyageurs deviennent des tyrans en bermudas tandis que d’autres se bonifient au contact des populations
locales. L’individu est seul face à l’altérité radicale et, en fonction de son histoire, de ses convictions et de son vécu, il sera
alors apte ou non à la rencontre véritable. Dans un texte paru la
première fois en 1939, Henri Michaux observait que « dans le
visage de la jeune fille est inscrite la civilisation où elle naquit ».
Il apparaît que le voyage a également modifié – rectifié – son
image et sans doute son approche des femmes : « En voyage dans
des pays étrangers où l’on connaît moins les jeunes filles, où l’on
se promène plutôt parmi les visages que parmi leurs personnes,
on devient plus justes envers elles. » Et ce drôle de barbare en
Asie poursuit, tout épris d’admiration pour l’altérité et le sexe dit
– à tort – faible : « La jeune fille, la Chine, la beauté, la culture…
Il me semblait que tout par elles m’était révélé. Tout et moimême. Depuis je regarde d’un autre œil » (Michaux, 1998 : 42).
Rappelons ici que le touriste existe avec ou sans le tourisme, le
premier n’ayant pas forcément besoin du second. Pour l’heure, les
grappes de touristes-voyageurs se divisent en trois groupes plus ou
moins bien organisés :
• Le touriste « classique » et grégaire : son tourisme est rituel
(il part en vacances pour se distraire et se reposer pendant
ses congés payés). Ce tourisme est plutôt organisé.
• Le touriste « aventurier » et original, celui qui voyage « hors
des sentiers battus » mais sur des voies encore balisées : son
tourisme est expérimental. Ce tourisme est plutôt individuel.
• Le touriste « hors norme » est celui qui voyage hors de tout
cadre et parfois hors de toutes limites (le touriste sexuel
17
Voyage au bout du sexe
fait partie de cette catégorie) : son tourisme est extrême.
Ce tourisme est plutôt clandestin, mais pas uniquement.
D’ailleurs s’agit-il ici encore de tourisme ? La question est
ouverte. Dans cette catégorie extrêmement hétéroclite, on
intègrera une vaste gamme de « voyageurs » : l’expatrié
d’une grande entreprise, l’attaché culturel d’une ambassade, l’anthropologue, le chercheur, l’humanitaire, le missionnaire, le correspondant de presse installé de longue
date, le routard au long cours, le retraité volontairement
exilé ou encore le pédophile prédateur, etc.
La distinction entre « touriste » et « voyageur » existe bel
et bien, du moins dans les faits historiques et encore davantage
dans l’imaginaire collectif, mais elle ne me semble pas nécessairement pertinente, car on trouvera toujours un bon touriste et
un mauvais voyageur quelque part. Pour ma part, je préfère la
figure du « badaud-flâneur » à celle du « touriste-voyageur », et
le voyage est d’abord une affaire privée et personnelle : ce n’est
pas untel qui dirigera mon itinéraire, ni le Quai d’Orsay qui va
m’interdire de mettre les pieds ici ou là, ni un voyagiste qui me
dictera son code de bonne conduite, ni un groupe de touristes,
de randonneurs, ou même de joyeux lurons ou de mannequins
fraîchement débarqués qui m’imposera tel ou tel moyen de locomotion, telle ou telle manière de voyager et pourquoi pas telle ou
telle façon de manger, de dormir, de vivre et de penser. L’essentiel
est d’inscrire ses pas et ses pensées dans la société d’accueil, de
se mettre à l’écoute de la personne vers laquelle on va. Il suffit
d’un peu de bon sens pour soi-même et de beaucoup de respect
pour l’autre pour voyager en bonne intelligence. Mais cela est,
semble-t-il, beaucoup trop compliqué pour nombre de nos touristes, trop habitués à la servitude volontaire (au travail notamment)
et incapables de faire preuve d’esprit d’indépendance sans volonté
de nuire ni à autrui ni à soi ! L’autonomadie est précisément la voie
que je préconise pour celle ou celui qui voudrait s’aventurer sur
les pistes enchantées menant vers un autre sens du voyage : l’éloge
du voyage désorganisé s’impose, à mon avis, et il s’agit de porter
un esprit du nomadisme qui ne perdrait jamais de vue l’autonomie des peuples, des cultures et des personnes. À l’heure actuelle,
18
Le tourisme international, un nouvel impérialisme
nous ne sommes pas encore au bout de la route qui mène à
toutes les formes de tourisme, des meilleures au pires. La palette
se diversifie, ce qui n’est guère étonnant puisque la demande s’accroît en même temps qu’elle s’internationalise. Cela dit, s’il existe
véritablement une certaine prise de conscience pour un tourisme
plus responsable de la part de voyageurs de plus en plus nombreux, il ne faut pas non plus exagérer cette tendance. Le plus
difficile reste à faire et même à imaginer. On sait trop bien que le
tourisme dit durable sert davantage à donner bonne conscience
aux voyageurs nantis qu’à mettre fin à l’état de pauvreté endémique dans les régions et parmi les populations oubliées de tous…
sauf des touristes. Mais là aussi, où s’arrête la rencontre humaine
et où commence le voyeurisme ? Le tourisme de demain sera au
cœur de ce dilemme !
• Pour le côté positif, on perçoit déjà un léger succès, certes
relatif mais sans doute constant, de ce qui touche à l’écotourisme, au tourisme équitable, solidaire, etc. Il faudrait
seulement que ce secteur aille plus loin et précise clairement ses véritables intentions. La grande famille du tourisme durable deviendra certainement dans les prochaines
décennies le nouveau tourisme de masse : difficile dans ce
cas de parler encore de « tourisme réellement soutenable »,
non ?
• Pour le côté négatif, il y a hélas de quoi s’inquiéter bien plus
sérieusement. Personnellement, ma crainte est de voir prochainement exploser ce que j’appelle le « tourisme sexuel
de masse », comme appendice croissant du secteur florissant que constitue le « tourisme extrême », tant les flux de
ce type de clients à la dérive tend à s’accélérer. Le présent
ouvrage entend d’ailleurs, à sa manière, à la fois informer
le « grand public » de la réalité de ce fléau et alerter les
citoyens du monde afin que cesse ce marchandage jusqu’au
dernier corps du dernier être humain disponible dans nos
supermarchés du sexe et du voyage. L’avenir qui se dessine
sous nos yeux écarquillés, témoins de notre impuissance,
ne s’annonce pas des plus radieux.
19
Voyage au bout du sexe
LE
TOURISME MONDIAL, UN COLONIALISME PACIFIQUE
À long terme, l’espoir consiste à promouvoir une éducation au voyage, ce qui passe par une réflexion renouvelée sur l’altérité et sur le métissage, et par l’élaboration de nouvelles pistes
à creuser pour penser les relations interculturelles appliquées à
l’univers des mobilités.
Sur notre planète mondialisée, nos touristes contemporains se plaignent à la vue d’un ailleurs fantasmé devenu aussi
inauthentique que leur ici tellement habituel, ennuyeux et banal.
C’est oublier un peu vite que « l’authentique » est un terme plus
que galvaudé. Il ne signifie à mon avis plus rien ou presque puisque nos faits et gestes de tous les jours, nos actes et nos pensées,
sont réinventés en permanence et réadaptés en fonction des circonstances. L’authentique est une valeur refuge que l’on imagine
pour mieux survivre au présent qui, lui, nous échappe de plus en
plus. Lorsque l’écrivain Claudio Magris écrit qu’« il est de plus
en plus difficile, dans l’actuelle irréalité du monde, de répondre
à la question de Nietzsche : “Où puis-je me sentir chez moi ?” »,
il considère sans doute que le chez-soi se loge désormais un peu
partout et beaucoup nulle part, ce qui revient pratiquement au
même. Il n’y a que le regard porté sur l’humain d’une part et
sur la perception du monde d’autre part qui change, mais c’est
déjà beaucoup ! Dans l’attente, l’actuelle déréalisation de la planète s’immisce dans les moindres interstices de la vie quotidienne,
favorisant ici et là d’inacceptables pensées et actes. Que faire dans
ce contexte ?
Suggérons que, pour débuter, il conviendrait d’ores et déjà
d’orienter autrement les discours touristiques dominants, en exigeant de leur part plus de respect quant à l’évocation de la culture
de l’autre sur fond de fascination de l’ailleurs. En effet, le discours
touristique est consensuel et tend aujourd’hui à s’imposer face au
discours des chercheurs, géographes, historiens, etc. Il s’agit d’une
« victoire » amère, relayée par le diktat de l’image et l’épuisement
des mots, qui nous offre un savoir digéré, voire accessible et acceptable par tous. Un article dans la presse magazine dévoile ainsi
l’exubérance des églises au Brésil en montrant une population aux
20
Le tourisme international, un nouvel impérialisme
origines très diverses, souriante et apaisée. Un documentaire télévisé présente la vie des ethnies papoues, en accentuant les aspects
exotiques, mais en occultant les éléments historiques et politiques, indispensables pour comprendre le contexte réel des peuples
autochtones. Un voyagiste offre sa brochure en « quadri », où l’on
remarque une femme africaine aux seins nus, à un client potentiel
qui partira peut-être un jour dans l’espoir (in)conscient de retrouver la fille de ses rêves, oubliant toute autre raison de rencontrer
une culture différente de la sienne. Les exemples sont légion. Avec
ces formes d’appropriation et de mystification, la relation mercantile est au cœur de la touristification actuelle des sociétés des pays
les moins riches. Dans le contexte du tourisme, le mythe est mis
en valeur d’abord parce qu’il révèle une parole dépolitisée. Cela
fait pourtant plusieurs décennies que des intellectuels – plutôt
que des dirigeants politiques – ont tenté d’éveiller les consciences.
Deux grandes figures caribéennes – riches d’un métissage culturel
qui les fera partager la vie et les luttes des Algériens pour l’un et
des Indiens pour l’autre – ont présagé l’actuel désordre libéral de
la planète et doutaient il y a déjà près d’un demi-siècle de l’avenir
des relations touristiques entre hôtes et invités, pays récepteurs et
pays émetteurs. Dès 1961, Frantz Fanon avait anticipé le danger
de la percée capitaliste dans les pays du tiers-monde par le biais
d’un nouveau colonialisme déguisé en développement touristique
et, un an plus tard, c’est l’écrivain V. S. Naipaul qui dénonçait les
nouveaux liens de dépendance pour les peuples qui tentent tout
juste de sortir d’une ère de domination étrangère : « Chaque pays
pauvre accepte le tourisme comme une inévitable dégradation.
Aucun pays n’est allé aussi loin que certaines îles des Caraïbes qui,
au nom du tourisme, sont en train de se vendre à une nouvelle
forme d’esclavage » (Naipaul, 1962 : 210).
En ces temps de retour d’un certain ordre moral, il
convient de s’interroger, avec Mick Smith et Rosaleen Duffy,
sur « l’objectivisme moral » et la réalité qui se cachent derrière la
volonté de présenter ou d’affirmer des « valeurs morales » dites
universelles : « Dans tous les cas, il est difficile de concevoir quel
genre de “fait” moral pourrait convaincre les populations à propos
de ce qui est “juste” et “faux”, par exemple en ce qui concerne le
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Voyage au bout du sexe
tourisme sexuel. Ces populations tendent ainsi à montrer que s’il
n’existe pas de valeurs morales objectives, alors il doit y avoir des
faits subjectifs de préférence personnelle » (Smith, Duffy, 2003 :
29). Dans une démarche de recherche similaire, Jim Butcher s’insurge avec raison contre les « nouvelles » formes de tourisme qui
se considèrent « moralement supérieures » – écotourisme, tourisme solidaire, éthique ou alternatif, etc. – alors qu’elles tendent
actuellement à ressembler de plus en plus aux formes classiques
du tourisme, qu’il soit dit de masse ou non. Le « nouveau touriste moral » (New Moral Tourist) espère certes à la fois préserver
les milieux naturels et culturels qu’il traverse et limiter l’impact
négatif du tourisme auprès des populations locales. Mais souvent,
il contribue sans le vouloir à créer de nouvelles barrières, comme
par exemple encourager une forme de développement non souhaitée ou non souhaitable, ou encore augmenter l’incompréhension entre les peuples : les autochtones se définissent ainsi de plus
en plus en fonction de leurs différences, leurs spécificités, et non
plus par ce qu’ils ont en commun avec les autres (Butcher, 2003).
Il existe là une évolution qui, dans le futur, pourrait se révéler
inquiétante. Pour sortir de cette impasse, l’une des solutions
consiste à repenser le métissage entré dans l’ère des voyages et
du nomadisme, en favorisant notamment l’éclosion puis la gestion, au sein même des individus comme des régions du monde,
d’identités plurielles propices à une prise de conscience globale à
la fois de notre diversité culturelle et de la fragilité de la planète
(Michel, 2006).
Dans l’attente d’une évolution notable, l’horreur touristique reste l’un des avatars – certes doux et ensoleillé pour certains – de l’horreur économique. On ne soulignera jamais assez
que le tourisme, c’est un peu comme le poker : quitte ou double.
Il peut aider un village à survivre, voire à enrichir ses habitants,
tout comme il peut brûler un village et jeter ses habitants dans
la folie, la misère ou la fosse commune. De la même manière,
comme le soulignait Bourdieu, le sociologue ou l’anthropologue, dès lors qu’il traite du tourisme dans le monde, endosse
généralement deux rôles pour le moins contradictoires : celui de
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Le tourisme international, un nouvel impérialisme
« rabat-joie » ou celui de « complice de l’utopie ». Dans notre cas,
nous allons endosser le parfait rôle de rabat-joie, celui qui réfute
les alibis du tourisme « développeur » et critique les hypocrisies
d’un secteur qui est associé corps et âme à l’économie mondiale
et aux indécentes courbes de croissance. Quant à notre côté complice de l’utopie, il a déjà été amplement dévoilé, avec la promotion du « tourisme durable alternatif » fondé sur un « tourisme
de rencontre partagée » d’une part, et avec l’éloge du nomadisme
et de l’autonomie par le biais de « l’autonomadie » d’autre part
(Michel, 2004b et 2005).
Dans un drolatique « bêtisier du voyageur », on peut
constater que les difficultés à traduire la langue française au bout
du monde peuvent tendre à des malentendus culturels ou susciter une forme d’invitation indirecte à braver des interdits. Voici
quelques perles lues en Asie : « Vous êtes invité à profiter de la
femme de chambre » (dans un hôtel au Japon) ; « Les femmes
peuvent prendre un lift à l’étage » (dans un hôtel à Hong Kong) ;
ou encore « Interdit d’entrer une femme » (dans un temple à
Bangkok) (Cotton, 2006 : 37-38). On lit – comme on voit – dans
ces mots involontairement tronqués que d’aucuns encouragent le
tourisme sexuel sans la moindre intention de nuire… Cela dit,
ce n’est pas un scoop que de noter que les voyages sont de nature
à favoriser les rencontres amoureuses et sexuelles entre voyageurs
ou vacanciers de même origine tout comme entre étrangers et
autochtones. C’est Goethe qui, en disant « l’enfer, c’est d’être seul
au paradis », a ouvert la voie – sans le savoir et certainement sans
le vouloir – des pires aspects du tourisme international. Miguel
Cotton rapporte le récit d’un participant à un voyage organisé au
Kenya qui confie au guide sa nuit passée à l’hôtel avec une prostituée somalienne. Et le touriste occidental – un grand classique ! –
de ne pas comprendre pourquoi il n’est pas davantage aimé par
sa belle de nuit : le participant « semble choqué et vexé qu’après
lui avoir dit et répété “I love you” durant des heures, elle ait exigé
de lui de l’argent et quitté la chambre tout de suite après avoir
reçu les billets réclamés » (Cotton, 2006 : 62). Le rêve occidental
23
Voyage au bout du sexe
de l’amour exotique s’échine fort souvent sur les fortes injustices
et incompréhensions entre les deux mondes.
Le tourisme sexuel consiste en une forme particulière
de colonialisme. Un autre colonialisme né des règnes respectifs
de l’impérialisme et du capitalisme. Un nouveau colonialisme,
certes, mais un colonialisme du présent qui puise son héritage
dans le passé. Le touriste sexuel d’aujourd’hui ressemble parfois
étrangement au colonisateur d’antan, l’un et l’autre abuseurs
d’histoires et de corps d’un ailleurs qu’ils croient dominer, posséder et soumettre à leur guise. Expérience non ordinaire par excellence, le tourisme est l’occasion de franchir des seuils interdits.
Ainsi, l’appropriation du milieu visité par le visiteur se traduit-elle
souvent par la consommation (y compris de l’autre) du milieu
local par le touriste prédateur. Le citoyen, tranquille chez lui, se
transforme en individu redoutable une fois passé à l’étranger.
Voyager, c’est aussi réaliser ses rêves d’enfant, ou du moins
espérer le faire. Sans oublier que le touriste-voyageur qui part en
voyage, voire en vacances en bord de mer, redevient également en
quelque sorte un enfant, épris de curiosité et de découvertes, les
yeux grands ouverts ! Et un enfant a tous les droits, non ? Régis
Airault nous explique que « voyager, c’est fuir le monde sexué des
adultes et sa propre finitude. C’est aussi garder l’illusion infantile
du sentiment d’éternité et de toute-puissance » (Airault, 1999 :
21). Un sentiment d’étrangeté prédomine souvent lorsqu’on
arrive dans un bout du monde. D’ailleurs les troubles psychiques
relevés chez de nombreux voyageurs régressent dès que ces derniers retournent chez eux, autrement dit dès qu’ils reviennent à la
maison, ce lieu – un moment maudit – qu’ils avaient justement
voulu fuir ! Le voyage est l’occasion de quitter le réel, ce dernier
ressurgit au retour pour remettre le monde – son propre monde –
en ordre. La sensation de perdre pied peut devenir une traversée
infernale dans l’ailleurs qui se transforme en cauchemar, parfois
pour soi (de la simple bouffée délirante à la maladie mentale
grave) et souvent pour les autres (exploitation et abus de toute
sorte). Le voyage est une mise en acte d’un fantasme ou encore
un simulacre de l’altérité. Le voyageur part quelquefois en quête
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