LA FABRICATION DES PARFUMS À L`ÉPOQUE
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LA FABRICATION DES PARFUMS À L`ÉPOQUE
LA FABRICATION DES PARFUMS À L'ÉPOQUE MYCÉNIENNE D'APRÈS LES TABLETTES FR DE PYLOS par MICHEL WYLOCK On sait que les tablettes Fr de Pylos, excellemment publiées par E. L. Bennett en 1958 dans un volume intitulé The Olive Oil Tablets of Pylos, inventorient des fournitures d'huile de diverses sortes, notamment d'huile traitée au moyen de plusieurs plantes, comme l'indiquent les adjectifs qui la qualifient: en effet, les mycénologues sont presque unanimes à interpréter pakowe par *crcpaxéE'J « à la sauge », wodowe par POOéE'J « à la rose» et kuparowe par xv1taLpéE'J «au souchet ». Si l'on ajoute la mention répétée d'arepazoo *aÀ.ELcpaS6oc; (ou arepozoo *aÀ.ELcpoS6oc;) «bouilleur d'onguents» et quelques autres indices, il n'est pas douteux que nous avons affaire à la fabrication organisée de parfums. Les mycénologues en sont d'accord et les commentaires dont les tablettes Fr ont fait l'objet, ne concernent généralement que d'autres questions (destinataires, emplois, etc.), qui ne nous retiendront pas ici. La présente recherche concerne seulement l'aspect technique de la fabrication des parfums, aspect sur lequel on n'a peut-être pas assez insisté. Au préalable, il convient sans doute de décrire sommairement les procédés anciens les plus simples qui ont été et sont encore utilisés pour extraire les parfums des 'plantes 1. On peut supposer qu'ils ont pu être, à quelques modifications près, ceux employés déjà par les Mycéniens. 1 Pour plus de détaiJ.s, on peut consulter principalement: H. TATU, L'industrie moderne des parfums, Paris, Baillière, 1932, pp. 13-34; M.-P. OTTO, L'industrie des parfums d'après les théories de la chimie moderne, Paris, Dunod, 1924, pp. 155-157 et 168-171; S. PlESSE, Chimie des parfums et fabrication des essences, Paris, Baillière, 1935, pp. 41-47 et 84-105 - Je ne retiens pas ici l'extraction par distillation à la vapeur et l'extraction par les solvants volatils. Ces deux procédés nécessitent des produits chimiques inconnus dans l'antiquité. 1 1 La fabrication des parfums 117 Les essences naturelles dites aussi huiles essentielles existent, en général, toutes formées dans les plantes, soit en un seul endroit, soit dans plusieurs parties. On les extrait principalement des fleurs (rose, jasmin), des bourgeons (clous de girofle), des fleurs et feuilles (lavande, menthe), des racines (iris, souchet), des fruits (orange), des graines (fenouil, anis). On comprend que, dans ces conditions, il ne puisse exister un procédé unique d'obtention des huiles essentielles. Les anciens procédés employés sont les suivants: 1) Extraction par expression. Cette méthode primitive ne peut être utilisée que lorsque la matière première est riche en essence (par exemple, le citron). On la déchiquette et on la soumet à une forte pression de façon à faire sortir l'essence. C'est une méthode analogue à celle que l'on utilise pour extraire l'huile des olives ou des graines oléagineuses. 2) Extraction par épuisement à chaud (on dit aussi « par macération» et « par enfleurage à chaud» ). Les fleurs dont le parfum est précieux et d'un faible rendement sont mises en contact avec de l'huile d'olive bouillante ou avec des graisses de bœuf, de mouton, de porc fondues à 60-70° au bain-marie. On y introduit les fleurs à épuiser et on remue constamment. La durée du contact varie de 12 à 48 heures et on renouvelle la charge de fleurs quinze fois successivement jusqu'à ce que l'huile ou la graisse soit imprégnée de parfums. On décante ensuite avec soin pour éliminer l'eau de végétation apportée par les fleurs. Ce procédé convient particulièrement pour la rose. 3) Extraction par épuisement à froid (on dit aussi « par macération à froid », « par enfleurage» et « par absorption»). On laisse en contact, aussi longtemps qu'il est nécessaire, les fleurs avec une graisse de bœuf ou de porc solide et pure, et on renouvelle la charge de fleurs 25 à 40 fois sur la même graisse jusqu'à saturation. On emploie, pour ce faire, des caissettes en bois dont le fond est recouvert d'une couche de graisse épaisse d'environ 1 cm. On y étend soigneusement les fleurs, puis on range les caissettes. On a soin de renouveler les fleurs au bout d'un temps qui peut varier d'une demi-journée à trois jours suivant l'espèce de fleurs. Ce procédé permet de produire des matières odorantes très fines. Il diffère par là du précédent. En effet, certaines fleurs, comme la rose par exemple, n'ont pas de parfum tout formé, mais en émettent d'une manière continue. Le procédé par enfleurage respecte la vie de la fleur et se contente de recueillir et de mettre en réserve dans le corps gras le parfum résultant de l'activité vitale des cellules. La récolte du parfum n'est limitée que par la survie de la fleur. Une autre raison d'employer l'épuisement à froid vient de ce que certaines fleurs sont détruites par la chaleur. Pour l'enfleurage, on peut aussi utiliser l'huile d'olive de deux manières différentes. Ou bien on imbibe d'huile des morceaux de grosse toile, on les étend sur un cadre, on y répand les fleurs et, quand on a répété l'opération plusieurs fois, on presse les linges pour en extraire l'huile parfumée. Ou bien 118 Michel Wylock on met les fleurs dans des sacs de toile, et on plonge ceux-ci dans l'huile en renouvelant les fleurs toutes les 24 heures pendant un mois. . Les tablettes mycéniennes, par l'abondance des mentions OLEUM et erawo (era3wo), attestent que l'huile était l'excipient le plus employé pour la fabrication des parfums. Il est suggestif qu'une tablette, PY Fr 1184, note la fourniture d'une importante quantité d'huile au parfumeur Eumede et peut-être au chef ·de la parfumerie du palais: 1 Kokaro apedoke era3wo toso Eumedei OLEUM + WE 18 paro ipesewa kararewe 38 « Kokalos a fourni tant d'huile d'olive: à Eumèdès 2, 18 mesures unitaires i 11 d'huile printanière; chez le chef de la parfumerie, 38 (mesures unitaires d'huile d'olive) ». l,' i l' '1 La première ligne et le début de la seconde sont clairs et peuvent s'écrire aisément en grec: Kwxa.À.oç a:ItÉowxE ËÀ.a.~ov 't6crcrov . EÙll1}OE~ ..• A la troisième ligne, j'ai suivi la traduction nouvelle proposée par M. Gérard 3, qui rejette l'interprétation d'ipesewa par un anthroponyme et préfère y voir le nom de « l'endroit où l'on bouillait », en rapprochant le verbe Ëlj;w « cuire, bouillir ». Il faut cependant observer que, dans les tablettes Fr, on ne trouve, pour exprimer la notion de « bouillir », aucun autre terme apparenté à Ëlj;w, mais des formes de la famille de ~Éw: zoa, arepazoo, et zesomeno. Homère n'emploie pas non plus Ëlj;w: c'est ~Éw qui est employé à propos de liquides qui bouillent dans un récipient 4. On trouve dans MY Oe 127, ewepesesomena, que certains mycénologues interprètent par EÙ ÉIj;'l1cr6llEVa.. Ce mot ne concerne pas la parfumerie, mais les textiles que l'on faisait bouillir pour les dégraisser et les purifier. Si ces interprétations sont correctes, elles impliquent un flottement e/i: (ew)epesesomena à Mycènes à côté de ipesewa à Pylos. Chez Hippocrate, on trouve les deux termes Ëlj;w et ~Éw, sans que nous puissions distinguer de différences de sens 5. En bref, si l'hypothèse de M. Gérard est exacte, on peut seulement se demander si, chez les Mycéniens, il existait, en parfumerie, des emplois techniques distincts de Ëlj;w et ~Éw. D'autre part, il n'est pas impossible que des graisses animales aient été aussi utilisées, mais nous n'en avons pas de preuve formelle. La prudence est de rigueur dans ce domaine, car si les termes relatifs à la parfumerie n'ont pas toujours actuellement unt:) signifi- ;11 ,1 ~1 Il faut noter que cet Eumede est donné comme arepozoo dans PY Ea 812 et 820. M. GÉRARD, Un document mycénien relatif à la parfumerie, dam L'Antiquité Classique, :XXXV (1966), pp. 207-209. 4 Iliade, XVIII, 349; Odyssée, X, 360. Cf. Iliade, XXI, 362. 5 Voir p. ex. Du Régime, II, 40,1; 42,3; 52,4; 56, 3; 63, 1 et 79,1; Des affections, 49; Des maladies des femmes, l, 78; De la nature de la femme, 33. Voir aussi THÉOPHRASTE, Des odeurs, 22. 2 3 La f.abrioation des parfums 119 cation bien précisée, il est vraisemblable que cette imprécision a existé également dans l'antiquité 6. En conclusion, on peut penser que les procédés employés par les Mycéniens pour extraire les parfums des plantes étaient l'extraction par épuisement à chaud et peut-être l'extraction par épuisement à froid. La première de ces méthodes est clairement mentionnée dans la tablette PY Un 267: 1 5 odoke Akosota Tuweta arepazoo tuwea arepate [zesome] zesomeno [ko] koriazdana AROMA 6 kuparoz AROMA 6 NEXUS + WI 16 KA + PO 2 CSA 5 VINUM 20 ME 2 MA + RU 2 LIQUOR 2 «Ainsi A ( r ) xotas a donné à Thyeste le . bouilleur d'onguents des aromates pour un onguent à bouillir: 6 mesures (à aromates) de coriandre; 6 mesures (à aromates) de souchet; 16 NEXUS + WI; 25/6 mesures (de capacité) de KA + PO; 20 mesures de vin (?); 2 mesures de ME; 2 bottes; 2 mesures de LIQUOR (?) » 7. Cette tablette est fort précieuse, car elle atteste que les onguents étaient bouillis. Il faut regretter que les lignes 6 à 8 soient peu compréhensibles, car elles nous permettraient de mieux connaître la composition des onguents mycéniens. On peut y ajouter PY Un 249: 1 2 Pirajo arepazoo potinijawejo kuparoz AROMA 2 CSA 5 wiriza MA + RU 2 NEXUS + WI 10 « Pour Pirajo le bouilleur d'onguent appartenant au service de la 6 Voir les ·remarques formulées pa.r R. SIGISMUND, Die Aromata in ihrer Bedeutung für Religion, Sitten, Gebriiche, Handel und Geographie des Alterthums, Leipzig, Winter, 1884, p. 73, et R. CERBELAUD, Formulaire de parfumerie, Paris, 1929, II, pp. 61-68. 7 Les quatre premières lignes ont été étudiées par M. GÉRARD-RoUSSEAU, Les mentions religieuses dans les tablettes mycéniennes, Rome, 1968, pp. 242-243. Je suis cependant l'interprétation courante qui considère T uweta comme un anthroponyme. Pour KA + PO et ME, voir A. SACCONI, Syllabica signa, dans Atti e Memorie, 1967, T, pp. 503 et 482. - Sur la transcription des idéogrammes de mesures, voir L. DEROY, Initiation à l'épigraphie mycénienne, 1962, p. 67. 120 Michel Wylock IIo"t'vCcx (?), 25/6 mesures (à aromates) de souchet; 2 bottes de racine (ou rhizomes); 10 NEXUS + Wl » 8. Après ces considérations générales sur la technique de la parfumerie à l'époque mycénienne, on va voir comment on peut concevoir la fabrication des divers parfums mentionnés dans les tablettes. Il sera question successivement de l'huile à la sauge, de l'huile à la rose et de l'huile au souchet. * * * 1: L'huile à la sauge est mentionnée dans plusieurs tablettes Fr, par exemple dans PY Fr 1202: 1 + metuwo newo matere teija pakowe OLEUM PA 5 CSL 1 CT 4 «( au mois du) vin nouveau, pour la Divine Mère, tant d'huile à la sauge ». Il 1i 1: 1 Les mycénologues s'accordent à voir dans pakowe (abrégé PA) l'adjectif *cfCpcxx6FEV « à la sauge », dérivé de O'cp&xoç « sauge» 9. La famille des sauges (Salvia) 10 est fort répandue puisqu'on en dénombre environ 500 espèces. E. Boissier en recense 107 pour la flore de 8 Suivant l'opinion de L. DEROY, L'idéogramme de la «laine» dans les tablettes linéaires B, dans L'Antiquité Classique, XXIX (1960), pp. 312-314, j'admets que MA + RU signifie ici une botte, et que wiriza, FpiXp.L, désigne des rhizomes (d'iris, de souchet, etc.). L. R. PALMER, c. r. de The Mycenae Tablets II, dans Gnomon, XXXI (1959), p. 430, pense plutôt que wiriza désigne l'iris: wiriza, en effet, serait *FLplôLa., pluriel de *FLpŒLO'J, diminutif de FipLC;. L'hypothèse n'est pas impossible, car l'iris pousse en Grèce et on en utilise les rhizomes en parfumerie. L'ÏJr1s de Corinthe et l'iris d'IUyrie étaient fort réputés. - Pour NEXUS + WI, voir A. SACCONI, op. cit., p. 500. 9 M. LEJEUNE, Etudes de philologie mycénienne III, dans Revue des Etudes Anciennes, LX (1958), p. 18, a proposé *<pa.tJ'x6FE'J, dérivé de <plitJ'xo'J désignant un genre de lichen qui s'attache aux arbres. Les auteurs de traités de lichénologie disent que certains lichens des pays froids 'sont aromatiques et qu'on peut même en manger; mais, pour la Grèce, cette hypothèse paraît moins vraisemblable que celle de tJ'qllixoC; « sauge ». C. GALLAVOTTI, Note brevi di filologia micenea (15): mye. pako, pakowe, dans Studi Italiani di Filologia Classica, XXX (1958), p. 61, met le mot en rapport avec le rulte de Dionysos Bacchos, mais ce rapprochement est incertain. Rien dans les tablettes ne le suggère. 10 Sur ,la localisation et la description des sauges, voir principalement E. BOISSIER, Flora orientalis, Genève, Georg, 1867-1879, IV, pp. 590-636; K. H. RECHINGER, Flora Aegaea. Flora der Inseln und Halbinseln des agaischen Meeres, Académie de Vienne, 1942, pp. 518-522; J. SIBTHORP et J. E. SMITH, Florae Graecae prodromus, Londres, 1806-1813, I, pp. 13-18; P. FOURNIER, Les quatre flores de France, Paris, Lechevalier, 1961, pp. 832-835; et J. ANDRÉ, Lexique des termes de botanique en latin, Paris, Klincksieck, 1956, s. v. salvia et sclareia. La fabrication des parfums 121 l'Orient. Pour la Grèce, on peut compter une vingtaine d'espèces, dont les principales sont: Salvia pomifera 1. 11: courante en Grèce continentale et en Crète; Salvia calycina 1.: sur l'Hymette, en Eubée, à Samos, à Naxos, etc.; Salvia triloba 1. : sur les collines chaudes de la Grèce continentale et de la Crète, à Égine, dans les Sporades du Nord, à Cos; Salvia viridis 1.: courante sur les collines herbeuses; Salvia horminum 1.: courante dans les champs; Salvia sclarea 1. 12: dans les lieux ombr!lgés des reglOns arides, surtout montagneuses, particulièrement sur le mont Cyllène (auj. Ziria); A la S. sclarea se rattachent: Salvia pratensis 1. (= Sclarea pratensis Miller): «sauge des prés », courante dans les îles, sur le mont l thomé de Messénie ( auj. V ourkano ), en Attique; Salvia sylves tris 1. (= Sclarea folio salvia): « sauge sauvage », en Thessalie. Les sauges sont d'origine strictement méditerranéenne et il n'y a pas d'autre centre 13. n est inévitable que, dans une famille aussi vaste, des différences se présentent entre les espèces. On peut dire cependant, en simplifiant dans le cadre de cette étude, qu'il y a deux types principaux: a) la Salvia officinalis et les espèces qui lui sont apparentées: S. pomifera, S. calcyna, S. triloba et S. viridis; b) la Salvia sclarea, la S. pratensis et la S. sylves tris. 11 1. est l'abréviation usuelle du nom de Linné, à qui l'on doit la principale classification des plantes. 12 Il s'agit de plantes qui sont entrées dans la famille des sauges. 13 D'après N.1. VAVILOV, The origin, variation, immunity and breeding of cultivated plants, trad. du russe par K. S. CHESTER (coll. Chronica Botanica XIII), Waltham, Massachusetts, 1949-1950, p. 37,s. v. salvia. - Sur .le plan de l'étymologie, il est tentant de rapprocher crcpa.XOC; de crcpa.xû.. OC; «spasme douloureux, mouvement convulsif », voir L. DEROY et M. GÉRARD, Le cadastre mycénien de Pylos, Rome, Ateneo, 1965, pp. 174-175. 122 ,j ,! Michel Wylock La description ainsi que les emploIs qui suivent sont d'abord ceux de la S. officinalis; à la fin seront donnés les traits particuliers aux sclarées. Vivaces dans toute l'Europe, les sauges se présentent comme des sousarbrisseaux touffus, buissonnants, émettant dès la base des rameaux droits de 30 à 60 cm., parfois plus, suivant l'espèce. Les fleurs, de couleur violette, tirant parfois sur le bleu, s'épanouissent durant la période de juin-juillet et répandent une odeur forte et agréable. Les feuilles, de couleur gris blanchâtre, sont épaisses et très aromatiques. Ces plantes viennent bien dans tous les sols, mais préfèrent les terrains calcaires et légers, perméables et chauds. Pour être utilisées, les jeunes pousses, les sommités feuillées et fleuries sont récoltées au début de la floraison. On les étend sur une claie ou un plancher propre, dans un local aéré. Il est bon de les brasser de temps en temps pour activer la dessication. En cuisine, les sauges servent à aromatiser les soupes, l'huile d'olive, le gibier, les sauces, les vins, etc. En Orient et en Grèce, on utilise les jeunes pousses en guise de thé, d'où son appellation « thé de Grèce» 14. Comme ces plantes sont très mellifères, les abeilles les recherchent. Mais les bestiaux les rejettent. Les feuilles et les sommités fleuries de la sauge ont des propriétés stomachiques, toniques, stimulantes (action sur le système nerveux), vulnéraires, résolutives et enfin emménagogues 15. Le vin parfumé à la sauge est stimulant. On le prépare en laissant macérer environ 80 gr. de feuilles dans un litre de vin durant une semaine. Presque inconnue aujourd'hui, la plante eut jadis une grande renommée, qui s'est maintenue dans la tradition de la médecine populaire et dont P. Fournier défend le bien-fondé avec vigueur. En parfumerie 16, on distille la plante entière (tiges, feuilles, fleurs). Le rendement est d'environ 1,5 à 3%. A l'heure actuelle, l'industrie se sert de l'essence pour fabriquer des insecticides, des désodorants, etc., car celle-ci est extrêmement toxique. Même à faible dose, elle provoque des crises épileptiques, des attaques particulièrement violentes. Ingérée à la dose de 0,25 gr. à 0,30 gr., elle tue des chiens de 5 à 6 kg. L'usage de cette essence est donc dangereuse en parfumerie. Les sclarées se présentent différemment. Elles constituent une belle et robuste espèce, dont la taille peut dépasser un mètre. Leurs propriétés sont sensiblement les mêmes que celles de la sauge officinale, mais les sclarées ne 14 D'après l'Encyclopaedia Americana, XXIV (1964), s. v. sage, le thé de sauge était courant en Angleterre avant l'arrivée du chinese tea. , 15 Sur les emplois et propriétés des sauges, voir principalement P. FOURNIER, Le livre des plantes médicinales et vénéneuses de France, Paris, Lechevalier, 1947-1948, III, pp. 386-393. 16 Voir S. PlESSE, op. cit., p. 191; M.-P. OTTO, op. cit., pp. 414-416; E. CHARABOT, J. DUPONT et L. PILLET, Les huiles essentielles et leurs principaux constituants, Paris, Béranger, 1899, pp. 407-409. La fabrication des parfums 123 sont pas toxiques en parfumerie. L'essence, de couleur jaune, à odeur, d'ambre et de lavande, s'épaissit à la consistance d'un miel dur à fragrance de musc tenace. Mais sa différence principale par rapport aux autres essences de sauge réside dans sa forte proportion de matières résineuses qui constituent un fixateur intéressant pour d'autres parfums. Ces matières résineuses, non toxiques, sont insolubles dans l'eau, mais solubles dans l'huile 17. Les termes utilisés en Grèce pour distinguer les sauges sont crCj>6.xoc; (le terme le plus ancien), ÈÀ.EÀ.tcrCj>!X.xoc; et oP!J.wov. Il n'est pas possible de déterminer les espèces impliquées, car l'identification varie selon les philologues 18. Les différents auteurs grecs qui parlent de la sauge, la connaissent surtout pour ses propriétés médicinales. Ainsi Hippocrate la fait entrer dans des breuvages et emploie les feuilles crues dans des cataplasmes ou en fomentation 19. Aristophane signale qu'on s'en servait comme remède pour l'estomac 20. Assez étonnamment, Théophraste ne donne pas de description, même botanique, de la plante. Il se borne à comparer le crCj>6.xoc; et l' ÈÀ.EÀ.tcrCj>!X.xoc; en disant que la première plante est plus lisse et plus petite que la seconde parce qu'elle est cultivée 21. Son témoignage nous est inutile. L'absence de référence à la salvia chez les auteurs latins avant l'époque impériale semble indiquer que la sauge n'était pas encore cultivée en Italie et peut-être même pas encore connue. En effet, Apicius n'en fait pas usage. Elle est mentionnée seulement dans les Excerpta 12. Pline l'Ancien en parle également, mais décrit seulement les emplois médicinaux 23. Vu la pauvreté de ces témoignages, on peut dire, avec A. C. Andrews 2\ que « les références sur l'emploi de la sauge comme assaisonnement sont très rares ... Le vin fut parfois aromatisé à l'elelisphacos . ... (mais il n'y a) pas d'allusion directe à son emploi comme aromate... La conclusion inévitable est qu'aucune espèce de sauge ne joua un rôle de quelque importance dans la fine cuisine de l'époque classique. » 17 A. ROLET, Plantes à parfums, p. 347. Il faut rappeler ici que la solarée est fort courante en Grèce. 18 A. C. ANDREWS, Sage as a condiment in the Greco-Roman era, dans Economic BOlany, X (1956), pp. 263-265, a tenté de définir les emplois de ces mots, mais sans arriver au résultat désiré. 19 HIPPOCRATE, De l'usage des liquides, 5; De la nature de la femme, 32 et 105; Du régime, II, 54, 4; Des maladies des femmes, 105; Des affections, 38 . 20 ARISTOPHANE, Thesmophories, 486 . 21 THÉOPHRASTE, Hi-stoire des plantes, II, 2, 5. 12 APICIUS, Excerpta, 3. 23 PLINE, Histoire naturelle, XXII, 146-147, et XIV, 111. Il ne faut pas s'étonner que Pline confonde la sauge et la lentille sauvage (q>(X,xoc;) : cette confusion provient de ses méthodes de travail. Voir à ce sujet l'excellent article de J. ANDRÉ, Pline l'Ancien botaniste, dans Revue des Études Anciennes, XXXIII (1955), pp. 297-318. 24 A. C. ANDREWS, op. cit., p. 265. Michel Wylock 124 Ainsi donc, dans l'antiquité postmycénienne, les seuls emplois admissibles semblent limités à la médecine et à la parfumerie. Or, dans les tablettes pyliennes, pakowe, *O"cpa:x6FE'J, apparaît associé avec l'huile et avec des plantes aromatiques. Un emploi médicinal n'est pas exclu, mais est peu probable. Il reste la parfumerie. Outre la tablette qui a été reproduite plus haut (PY Fr 1202), il est intéressant de citer quelques autres dont l'interprétation est parallèle 2S. 1) PY Fr 1217: 1 era3wo pakowe wejarepe 2 rekeetoroterijo 3 Pakijanade OLEUM + A CT 1 « huile printanière à la sauge pour le lectisterne à destination de Pakijane, tant d'huile (pour onction) ». 2) PY Fr 1120: 1 Rousijo akoro pakowe OLEUM + PACT 4 2 Dipisijoi wanakate OLEUM + PA 1 « Pour le territoire de Rousijo, tant d'huile à la sauge. Pour le service de massage (?), pour le roi, tant d'huile à la sauge »26. 3) PY Fr 1200: pakowe aetito « (huile) à la sauge non filtrée» 27. 4) PY Fr 1224: Pakijanijojo mena Posedaone pakowe etiwe OLEUM + PA CQ 2 «Dans le mois de Pakijanijo, pour Poséidon, tant d'huile à la sauge filtrée ». Il ressort de ces tablettes et d'autres de la même série qu'il existait au palais de Pylos un stock d'huile à la sauge, dont diverses quantités étaient prélevées pour divers usages intérieurs (p. ex. wanakate) ou extérieur~ (p. ex. Rousijo akoro), profanes (p. ex. dipisijoi ?) ou religieux (p. ex. rekeetoro- Les tablettes qui mentionnent pakowe sont en nombre assez élevé. Rousi;o est un ethniquej akoro est probablement a:ypoc; « champ, terre »j dipisi;o et wanakate ont été étudiés par M. GÉRARD, op. cit., pp. 43-46 et 248-251. J'ai adopté l'hypothèse de M. Gérard pour qui dipisi;oi correspond peut-être à *BEIjJ!O~C;. 27 Aetito et etiwe ont été étudiés par M. GÉRARD, op. cit., pp. 93-94j voir aussi M. GÉRARD, Mycénien etiwe, aetito, dans Studia Mycenaea, Brno, 1966, pp. 103-104. Il ne m'a pas été possible de déterminer plus précisément à quoi correspondent ces expressions. 2S 26 La fabrication des parfums -------------------------- 125 terijo). Parfois la qualité' de l'huile est précisée (wejarepe, etiwe). En somme, c'est une sorte d'onguent d'usage fréquent et divers. Or nous avons vu précédemment que la sauge officinale était rare en Grèce et pouvait être dangereuse en parfumerie. La mention fréquente d'huile à la sauge dans les tablettes invite à penser que les Mycénins utilisaient des espèces qui poussaient chez eux et qui n'étaient pas toxiques. Les sclarées remplissent ces conditions. Ajoutons tout de suite une autre raison possible de cette mention fréquente: il n'est pas interdit de penser que l'huile à la sauge était appréciée non seulement pour son parfum, mais aussi parce qu'elle empêchait la volatilisation des parfums provenant d'autres plantes. *** L'huile à la rose est mentionnée dans plusieurs tablettes Fr, par exemple dans PY Fr 1204: Tiriseroe wodowe OLEUM [CT] CQ 1 « Au Trois-fois-héros, tant d'huile à la rose» 28. On interprète communément wodowe par l'adjectif *Fop86FEV, doublet de *FPo86FEV, ultérieurement po86EV « à la rose », dérivé de p680v « rose ». La rose est une fleur fort répandue dans les pays méditerranéens. Les espèces en sont innombrables. La Grèce ne fait pas exception. Dans le Péloponnèse et les îles avoisinantes, on trouve notamment la Rosa pimpinellifolia L. (rose rouge ou rose de France ou rose de Provins), la Rosa spinossima L., la Rosa rubiginosa dite Ro'sa sylvestris (abondante en Laconie) , la Rosa arvensis L. (qui pousse aussi à Cos), la Rosa sempervirens L. et la Rosa canina L. Sont particulièrement odorantes et seules nous intéressent ici la Rosa spinosissima, la R. rubiginosa, la R. canin a et la R. Gallica. La R. sempervirens est soit inodore, soit à odeur suave. Leur habitat correspond à leur diversité: les roses fleurissent aussi bien sur les flancs des collines et des cimes (on peut en trouver jusqu'à 2000 m. d'altitude) que dans les bois, les haies et au bord des chemins. N. 1. Navilov donne deux centres d'origine: l'un en Méditerranée, l'autre dans le Proche-Orient 29. La hauteur des rosiers en Grèce varie autour d'un mètre et atteint rarement trois. L'époque de la floraison se situe de mai à juillet et les couleurs des roses sont fort diverses: blanche, jaunâtre, rose pâle, rose vif, rouge. M. LEJEUNE, op. cit., pp. 17-19. Cf. E. BorSSIER, op. cit., II, 669-689; K. H. RECHINGER, op. cit., pp. 305-307; J. SIBTHORP, op. cit., l, pp. 347-349; P. FOURNIER, op. cit., pp. 487-492, et N. 1. VAVlLOV, op. cit., pp. 33 et 37. Pour l'étymologie, voir FRISK, Griech. etym. Wtb., s. v. p6Bov. 28 29 126 1 1 l, '1 1 1 Michel Wylock Chez nous, outre ses qualités décoratives, la rose est connue pour ses propriétés médicinales et pour son emploi en parfumerie. Mais les pétales de roses peuvent aussi entrer dans l'alimentation, soit comme aromate, soit comme nourriture. Comme aromate, ils parfument le thé, les boissons, les pâtisseries; comme nourriture, ils sont confits et on en fait de la confiture, un sirop, un « miel rosat ». On peut en préparer des infusions ou des tisanes. Les propriétés médicinales sont les suivantes: astringentes, toniques et fortifiantes 30. Mais ce qui continue à faire aujourd'hui encore le renom de la rose, c'est son utilisation en parfumerie sous forme d'eau de roses ou sous forme d'essence. Les principales régions de culture sont, à l'heure actuelle, Grasse dans le sudest de la France, avec la Rosa centifolia L. dite « rose de mai », et la région de Kazanlik en Bulgarie, avec la Rosa damascena Miller dite « rose de tous les mois », la plus odorante de toutes 31. Nous pouvons nous faire une idée de la préparation d'un onguent à la rose et d'une huile à la rose grâce aux descriptions des auteurs modernes. 1) Pour l'onguent à la rose 32, l'extraction des parfums de roses se fait presque toujours à chaud dans de la graisse fondue. On utilise pour cela des cuves étamées chauffées au bain-marie. On introduit dans ce liquide les roses soigneusement triées et on les agite durant une à deux heures. On sépare les fleurs épuisées et une nouvelle charge de roses fraîches est mise à macérer dans la graisse déjà parfumée. L'opération est renouvelée 8 à 10 fois de façon que la graisse reçoive en tout 5 à 10 fois son poids de roses. Au delà de ces chiffres, le pouvoir dissolvant de la graisse n'est plus assez grand. Lorsque la saturation est jugée suffisante, on filtre la graisse une dernière fois, on la laisse se solidifier et on la conserve dans des locaux frais, autant que possible à l'abri de l'air et de la lumière. Lorsque la préparation a été faite avec soin, la conservation est excellente. 2) Pour l'huile à la rose 33, la technique est toute différente. On prend au départ 1 kg. de pétales de roses et 1 kg. d'huile d'olive. On fait d'abord chauffer l'huile au bain-marie et on y plonge les pétales de roses en maintenant la température entre 60 et 70°. Au bout d'une demi-heure, on retire du feu, on l~isse l'infusion se continuer pendant 24 h., tout en agitant fréquem- 30 Voir P. FOURNIER, loc. cit.; OERTEL-BAuER, La sal1té par les plantes, Paris, Alsatia, 1964, pp. 65-66. 31 La culture des roses est relativement récente en Bulgarie. Aussi, il n'est pas possible de penser qu'un usage ancien se serait perpétué là jusqu'à nos jours. Voir sur ce point la thèse de Th. CHIPKOFF, L'industrie de la rose et de l'essence de roses en Bulgarie, Strasbourg, Hauss, 1937, pp. 11-18, et H. TATU, op. cit., pp. 100-106. 32 H. TATU, op. cit., pp. 110-112. Voir aussi CERBELAUD, op. cit., p. 373. 33 D'après 1. LAZENNEc, Manuel de parfumerie, Paris, Baillière, 1922, pp. 183-184, et R. CERBELAUD, op. cit., II, p. 373. La fabrication des parfums ---------------------- 127 ment. On peut aussi se dispenser de chauffer l'huile: dans ce cas, on laisse l'infusion se faire à froid durant environ 15 jours. On retire les pétales de rose et on les soumet à la pression pour en retirer l'huile qu'elles retiennent. L'huile ainsi obtenue est traitée à nouveau au moyen d'un kilogramme de pétales de roses. On répète ce traitement quatre ou cinq fois suivant que l'on veut obtenir une huile plus ou moins parfumée. Hormis les tablettes mycéniennes, le plus ancien texte grec relatif au parfum de roses parle d'huile ainsi parfumée. En effet, voici, dans l'Iliade, comment Aphrodite prend soin du cadavre d'Hector 34: « Autour d'Hector cependant les chiens ne s'affairent pas. La fille de Zeus, Aphrodite, jour et nuit les écarte. Elle l'oint d'une huile divine fleurant la rose (p006E\I"tL ÉÀ.a.Lf{.l) craignant qu'Achille l'écorche en le traÎnan t » 35. Plus tard, Hipponax mentionne un onguent à la rose, mais sans que nous puissions préciser davantage 36. Hippocrate connaît aussi, à son époque, une huile à la rose, dont il se sert dans un but médical (gynécologique), mais il est vraisemblable que cet emploi tient plus aux propriétés de l'huile que de la rose même. Il s'en sert aussi comme cosmétique, et cette mention est intéressante pour notre étude de la parfumerie: « Si, écrit-il, la poussière fait mal au visage, l'enduire de cérat humide avec de l'huile de rose, puis verser de l'eau froide» 37. Après Hippocrate, il semble que les techniques de fabrication aient évolué, car Théophraste ne fait pas mention d'huile à la rose, mais d'essence de roses, qu'il considère comme la plus légère de toutes 38. Selon lui, la rose atténue l'odeur des parfums composés, mais cette action cesse assez vite à cause de la légèreté de cette essence 39. Sur les emplois médicinaux de la rose, les témoignages sont rares. En Grèce, à l'époque classique, la rose intervient parfois comme ingrédient dans Iliade, XXIII, 184-187. Il est probable que l'on oint le cadavre d'huile parfumée pour éviter d'être incommodé par l'odeur de ·putréfaction. a. LUCIEN, De Luctu, Il. 36 Kln"E~qla. p6llwov #iù xa.t ÀÉxoç. 1tUPOÜ « et un doux onguent à la rose et une assiette de blé ». Le fragment ne comporte que ce ~ul vers (BERGK, Poetae Lyrici Graeci, II, fr. 58). 37 HIPPOCRATE, Des maladies des femmes, II, 88. Hippocrate mentionne aussi l'eau de roses, p. ex. De la nature de la femme, 6, et un 'Parfum de roses (p6Swov Ilvpov) dans le même ouvrage, 8. Mais, par suite de la pauvreté de ces derniers témoignages, on ne sait si l'eau et le parfum en question étaient rares, difficiles à obtenir ou peu employés. 38 THÉOPHRASTE, Des odeurs, 42. 39 Op. cit., 45 et 47. 34 35 128 Il, 1 . Michel Wylock une médication ou sert à parfumer une boisson 40. Il faut attendre Pline l'Ancien pour être plus documenté 41. En conclusion, il semble qu'à l'époque mycénienne, la rose ait servi principalement à la parfumerie. Plus tard, par snobisme ou par raffinement, on songea à la faire entrer dans l'alimentation, mais cette utilisation est restée peu importante. Quant aux propriétés médicinales de la rose, elles furent, semble-t-il, peu connues. C'est en parfumerie que la rose a connu sa principale utilisation technique. Dans les tablettes mycéniennes, l'huile à la rose est attestée tantôt seule, tantôt associée à d'autres parfums. Outre PY Fr 1204 reproduite plus haut, il est intéressant de citer: 1) PY Fr 1207.1: to ]sode OLEUM + A CT 3 wodowe CT 1 « tant d'huile pour onction (?), tant d'huile à la rose ». 2) PY Fr 1223: 1 Tinode erawo pakowe wearepe OLEUM + A CSL 2 2 wodoweqe wearepe OLEUM + A CSL 2 « A destinatioh de Tino, tant d'huile printanière à la sauge pour onction (?) et tant d'huile printanière à la rose pour onction (?) »42. 3) PY Fr 1238: tosode wodowe OLEUM CSL 1 « tant d'huile parfumée à la rose ». On ne peut affirmer que l'usage de cette huile à la rose fût exclusivement religieux. La destination n'est pas clairement indiquée dans toutes les tablettes (notamment à cause des cassures), mais on a le droit de penser à des utilisations dans la vie ordinaire. *** Une huile au souchet et à la rose est mentionnée dans la tablette PY Fr 1203: kuparowe wodowe OLEUM + PO 1 CSA 1 CT 2 « tant d'huile PO au souchet et à la rose ». Il est généralement admis que kuparowe représente XU'ltŒLp6FEV, dérivé de «souchet », dont on connaît mieux la forme ionienne et attique XV'ltŒLPOC; XV'ltELpOC;. 40 Op. cit., 51 et 48; HIPPOCRATE, Des maladies des femmes, I, 51; APICIUS, De re coquinaria, I, 3; IV, 2, 9 et IV, 3, 8. 41 PLINE, Histoire naturelle, XXI, 121-125. 42 J'adopte pOUJ1' wearepe l'interprétation de 1. DEROY, Mycénien wearepe, we;arepe, dans Kadmos, l (1962), pp. 117-125. La fabrication des parfums 129 Le souchet appartient à la vaste famille des Cypéracées, qui comprend plus de 500 espèces. Celles-ci croissent en général dans les lieux humides, spécialement au bord des rivières. Les deux espèces les plus courantes en Grèce sont le souchet long (Cyperus langus L.), dit aussi « souchet odorant », et le souchet rond (Cyperus ratundus L.), dit aussi « herbe-à-oignon »43. Le premier est fréquent particulièrement en Eubée, à Samothrace, à Rhodes et en Crète. Le second pousse plutôt dans les îles de Paros, Naxos, Égine, Céos, Téos, Thèra, Rhodes, Crète, etc. 44. Le souchet est d'origine méditerranéenne 45. 1) Le souchet long est une plante vivace, de 40 à 120 cm. de hauteur, aux fleurs brun rougeâtre, qui s'épanouit de juillet à septembre. Sa tige, souterraine, est odorante. La saveur en est amère, astringente et aromatique. La racine respirée en masse présente une faible odeur de violettes. Les parties souterraines ont été autrefois usitées comme stomachiques et sudorifiques. 2) Le souchet rond est une variété vivace, de 20 à 50 cm. de hauteur, aux fleurs brun foncé rougeâtre, qui s'épanouit d'août à novembre. Sa tige, souterraine, est faiblement odorante. Les tubercules furent utilisés autrefois contre les maladies de l'estomac, des poumons etc. Le x{nmpoç ou x{nmpov est attesté plusieurs fois chez Homère. Dans un passage de l'Iliade 46, le Xanthe a provoqué une inondation pour tenter d'engloutir Achille, mais Héré a chargé Héphaïstos de combattre l'eau par le feu. 43 J. ANDRÉ, 44 J. SIBTIIORP, op. cit., I, pp. 29-32; K. H. RECHINGER, op. cit., pp. 747-749. op. cit., s. v. cypems. E. Boissier n'en parle pas. Il faut ici dissiper une erreur -répandue: on trouve, dans les ouvrages de P. Fournier et d'autres botanistes, l'opinion que le grec x{l1mpoc; désigne le souchet comestible (Voir P. FOURNIER, Flores de la France, p. 126). Or, celui-ci (Cyperus esculentus L.) ne pousse pas en Grèce. On le trouve en Orient, en Afrique du Nord, en France dans les -départements du Var et des Alpes Maritimes, en Corse, dans la péninsule ibérique. On l'appelle vulgairement « amande de terre », « souchet sucré ». Les tubercules, de saveur douce et agréable, se mangent crus, grillés ou cuits à l'eau, d'où le nom. En Espagne, on en fait même une boisson rafraîchissante appelée Horchata. 45 VAVILOV, Origin of plants, p. 37, s. v. cyperus esculentus L. Le nom appartient sans doute au fond lexical égéen; A. CARNOY, Dictionnaire étymologique des noms de plantes, s. v. cyperos, et BoISACQ, Dict. étym., s. v. XV7tE~POC; rapprochent le phytonyme de l'hébreu kôpher, mais comme le dit justement Emilia MASSON, Recherches sur les plus anciens emprunts sémitiques elt grec, Paris, 1967, pp. 111-112, l'hébreu kôpher est à l'origine de XV7tPOC;, «henné» (Lawsonia alba Lamarck), et non de XV1tE~POC;, qui est, suppose notre auteur, d'origine égéenne. P. CHANTRAINE, La formation des noms en grec ancien, Paris, 1935, p. 234, dit que ,le nom risque d'avoir été emprunté, mais il ne prédse pas l'origine de l'emprnt. H. FRISK, Griech étym. Wtb., s. v. XV7tE~POC;, ne se prononce pas; pour lui, le mot est d'origine inconnue. 46 Iliade, XXI, 350-352. 9 130 Michel Wylock Héphaistos allume alors dans la plaine un incendie qu'il tourne vers le fleuve: KttLOV't'O 1t't'EÀ.ÉttL Xttt L't'ÉttL i)ôÈ (J.vpLXttL XttLE't'O ôÈ À.w't'6e; 't'E LÔÈ 8puov i)ôÈ XU1tELpOV 't'à 1tEpL xttÀ.à pÉE8ptt aÀ.Le; 1to't'tt(J.oLo 1tEcpUXEL « Voici les ormeaux qui brûlent, et les saules et les tamaris; le lotus brûle aussi, et le jonc et le souchet, qui ont poussé en abondance le long des belles eaux du fleuve ». Dans l'Odyssée 47, le souchet entre dans la nourriture des chevaux. Lorsque Télémaque va quitter Ménélas, celui-ci lui offre en cadeau des bijoux et trois chevaux. Télémaque explique pourquoi il doit refuser les trois chevaux: L1t1tOVe; ô' Ete; 'r8aXTjv oùx a;O(J.ttL, à.À.À.à cro/. ttù't'Q EV8aÔE À.EL~W ayttÀ.(J.tt· crù yàp 1tEÔtOLO à.và.crcme; EÙpÉOe;, c1l ËVL (J.Èv À.w't'oe; 1toÀ.Ue;, EV ôÈ Xtl1tELPOV 1tVpOt 't'E SELttL 't'E LB' EÙpVcpVÈe; xpL À.wx6v· EV ô' 'I8axn oih' (ip Ôp6(J.OL EÙpÉEe; oihÉ 't'L À.EL(J.WV. «Je ne puis emmener des chevaux en Ithaque; c'est un luxe qu'ici jaime mieux te laisser; car ton royaume à toi est une vaste plaine qui porte en abondance le lotus, le souchet, l'épeautre, le froment et la grande orge blanche. Ithaque est sans prairies, sans places où courir ». (trad. V. Bérard). Dans l'Hymne homérique à Hermès 48, le souchet entre dans la nourriture des vaches, dans le voisinage du fleuve Alphée: Kttt 't'àe; (J.Èv crvVÉÀ.ttcrcrEV Ee; ttÜÀ.LOV à.8p6tte; oücrtte; À.W't'Ov EpE1t't'O(J.ÉVtte; i)ô' Èpcri)EV't'tt XU1tELpov. «Pendant qu'elles broutaient le lotus et le souchet frais de rosée, Hermès les poussa ensemble dans l'étable ». Hérodote 49 mentionne le souchet comme aromate dans un passage où il décrit les préparatifs funèbres chez les Scythes: È1tEaV crcpL à.1to8avn è ~ttcrLÀ.EÙe; ..• Xtt't'ttxEXTjPW(J.Évov (J.F.V 't'o crw(J.tt, 't'1}V ôÈ VTjÔÙV à.vttcrXLcr8ELcrttV Xttl. xtt8ttp8ELcrttV 1tÀ.ÉTjV XV1tÉpov XEXO(J.(J.Évov Xtt1. 8V(J.Li)(J.tt'tOe; xttt crEÀ.tVOV cr1tÉp(J.tt't'Oe; Xttt. à.wi)crov, crVVEpptt(J.(J.ÉVTjV èl1tLcrW ••• « Lorsque leur roi est mort ... le corps est tout enduit de cire: le ventre ouvert et nettoyé est rempli de souchet haché, d'aromates, de graines de « céleri» et d'anis, puis il est recousu ... ». 47 48 49 Odyssée, IV, 601-605. Hymne homérique à Hermès, 106-107. HÉRODOTE, IV, 71. La fabrication des parfums 131 Hippocrate 50 ne donne aucune propriété médicinale propre au souchet, mais il le fait entrer dans diverses préparations avec d'autres aromates. Théophraste, en plus de sa description botanique 51, fait état de l'habitat et de l'utilisation du souchet. Il dit qu'au lac Copaïs, près d'Orchomène, on trouve du souchet et que celui-ci pousse à la fois sur terre, dans l'eau et sur les îles flottantes du lac 52. Dans la liste des plantes qui servent de parfum en Orient, il mentionne le souchet 53. Par un passage du traité sur les Odeurs 54, nous voyons que le souchet poussait déjà aux mêmes endroits que ceux relevés par les auteurs modernes de flores: « L'onguent d'Erétrie est fait de souchet. On importe le souchet des Cyclades ». Parlant des propriétés de certains parfums, il compare l'essence de roseau aromatique et celle de jonc, et il ajoute: « Mais l'essence de souchet est plus astringente qu'elles» 55. Les témoignages des auteurs latins sont assez pauvres. Apicius 56 emploie le souchet avec l'aunée et le laurier pour aromatiser huile et viandes. Pline 57 nous donne une description du souchet (ou des souchets), avec une liste des emplois: « Le souchet, écrit-il, est un jonc ... blanc vers le bas, noir et gros au sommet ... La racine ressemble à une olive noire ... ; elle est d'un grand usage en médecine. Le souchet le plus estimé croît aux environs du temple de Jupiter Ammon; vient ensuite celui de Rhodes, puis celui de Thèra ... En médecine, le souchet est employé comme dépilatoire... La racine est un remède infaillible contre la morsure des serpents et la piqûre des scorpions ... ». Il est difficile, en l'absence de précisions supplémentaires, de savoir à quelle espèce de souchet Pline (ou son informateur) fait allusion et s'il poussait en Italie à son époque. En conclusion, après examen des témoignages, il est possible de dire que le souchet était inconnu dans la cuisine et dans la médecine grecques, mais qu'il rendait des services en parfumerie, soit seul, soit avec d'autres plantes 58. A l'époque mycénienne, on peut ajouter un emploi supplémentaire: 50 51 52 S3 54 55 HIPPOCRATE, De la nature de la femme, 104; Des maladies des femmes, l, 74 et 78. THÉOPHRASTE, Histoire des plantes, l, 5, 3; l, 6, 8; l, 8, 1; l, 10, l. Histoire des plantes, IV, 10, 1 et 6. Op. cit., IX, 7, 3. Des odeurs, 28. Op. cit., 33. Les témoignages de THÉOCRITE, l, 106, et d'ATHÉNEE, II, 66 c, ne nous apportent Tien de neuf. 56 APICIUS, De la cuisine, l, 4 et VII, 4, 2; VII, 5, 2; VII, 5, 4 . . 57 PLINE, Histoire naturelle, XXI, 117-118. Les Égyptiens connaissaient aussi le souchet odorant et l'employaient en parfumerie, notamment, dans la préparation du fameux parfum k3p.t.; voir' F. HARTMANN, L'agriculture dans l'Ancienne Égypte, Paris, 1923, p. 42; V. LoRET, La flore pharaonique, 58 132 Michel Wylock celui de plante fourragère. Le témoignage d'Homère est confirmé par la tablette pylienne PY Fa 16: iqo CYPERUS + a 8 CSA 2 CT 1 « Pour le cheval, tant de souchet» 59. Il est difficile d'y voir, comme L. R. Palmer, une offrande à un dieu Hippos. D'autre part, plusieurs tablettes de Pylos et de Cnossos 60 attestent l'usage du souchet en parfumerie: 1) PY Un 249.1: Pira;o arepazo[o] 'poti[ni];awe;o' kuparo2 AROMA 2 CSA 5 « Pour Pira;o, le bouilleur d'onguents du service de la Potnia (?), tant de souchet (aromate) ». 2) PY Un 267.1-6 (déjà citée p. 5): odoke Akosota Tuweta arepazoo tuwea arepate [zesome] zesomeno [ko] koria2dana AROMA 6 kuparo2 AROMA 6 etc. « Ainsi A ( r ) xotas a donné à Thyeste le bouilleur d'onguents des aromates pour un onguent qui doit bouillir: tant de coriandre (aromate), tant de souchet (aromate), etc. 3) KN Ga 517: Tuwino kuparo AROMA + CYPERUS « A Tuwino, tant de souchet (aromate ». 1 l 4) PY Fr 1203: kuparowe wodowe OLEUM + PO 1 CSL 1 CT 2 « Tant d'huile PO au souchet (et) à la rose ». Paris, 1887, p. 12; v. aussi E. LEVESQUE, art. jonc dans F. VIGOUROUX, Dictionnaire de la Bible, III (1903). 59 0 est un sigle non interprété, voir A. SACCONI, op. cit., p. 487. Pour la discussion de la tablette, voir M. GÉRARD, op. cit., pp. 111-113. 60 J'ai laissé de côté PY Fr 1201, KN Ga 518 et G 519.1, don~ le contenu équivaut à celui des tablettes qui vont être citées. Dans KN Ga 518, le souchet est seulement représenté par l'idéogramme 124. KN Ga 465 et PY Un 434 ne nous apprennent rien. La fabrication des parfums 133 À propos de cette dernière tablette, E. 1. Bennett 61 et M. Lejeune 62 ont émis des doutes sur l'emploi du souchet en parfumerie, mais ils n'en donnent pas les raisons. Pour eux, le parfum principal est la rose, tandis que le souchet ne joue qu'un rôle d'appoint. Pour ma part, je ne vois pas d'inconvénient à accepter la mention d'un parfum composé à la rose et au souchet. Théophraste 63 parle de pareils parfums composés et dit qu'ils durent plus longtemps que d'autres. En outre, deux autres passages du même auteur 64 permettent de croire que le parfum à la rose a pu être un appoint du parfum au souchet: (-tO p6owov) xouc:p6"t'a"t'ov yàp 0',1 xat àO'eEVÉO'''t'a''t'ov àc:paVt~E~ "t'àc; "t'wv a,À.À.wv oO'p,àc; éhav 1tPOp,up~O'ewO'~' o~o xat ot p,upo1twÀ.a~ "t'oùc; É1tto~O'''t'à~ov''t'ac; xaL p'1) wvoup,Évouc; 1tap' av"t'wv É1ttp,Upt~ouO'~ "t'Otl"t'(p 1tpOc; "t'O p'1) atO'eàVEO'ea~ "t'à 1tapà "t'wv a,À.À.wv. . «Le parfum de rose étant le plus léger et le plus délicat dissimule l'odeur des autres plantes lorsqu'on l'y mélange: c'est pourquoi, si les clients hésitent et n'achètent pas, les parfumeurs le mélangent aux autres parfums pour 'qu'on ne perçoive plus ceux-ci ». Théophraste ajoute un peu plus loin: xa"t'~O'xatVEW oÈ OOXEL "t'O p600v xaL "t'1)V O'UVeE"t'OV oO'p.TJV « Il semble que la rose atténue même l'odeur du parfum composé ». Ainsi, le parfum de rose a pu être employé pour atténuer le parfum plus fort du souchet. Je ne puis ici approfondir la question. Mais cette hypothèse a du moins le mérite de confirmer l'ordre des mots mycéniens: kuparowe wodowe. En conclusion, les tablettes de Pylos attestent sûrement l'existence d'huile parfumée ou, si l'on veut, de parfums à base d'huile. Les plantes utilisées étaient la sauge (pakowe OLEUM), la rose (wodowe OLEUM) et le souchet (kuparowe OLEUM). La sauge pouvait être utilisée comme fixateur, la rose comme atténuateur. Rien n'interdit de penser que les parfums composés existaient déjà à l'époque mycénienne (kuparowe wodowe OLEUM). Université de Liège Séminaire de mycénologie PT 1955, pp. 23-24. Etudes de philologie mycénienne III, dans Revue des Etudes Anciennes, LX (1958), pp. 17-18. 63 THÉOPHRASTE, Des odeurs, 58 et 37. 64 Op. cit. 45 et 47. 61 62