Texte ici - Université Evry Val d`Essonne
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L’ingénierie artistique et l’approche du répertoire : le cas de la musique médiévale Rachel MEEGENS1 I l peut paraître surprenant, voire antinomique d’associer ingénierie artistique et musique médiévale, et pourtant le rapprochement de ces deux domaines relativement récents, étrangers l’un à l’autre, se révèle tout à fait productif. Ce n’est que depuis les années 1960 que la pratique de la musique médiévale s’est développée de manière significative, et qu’elle s’est développée professionnellement. Il s’agit donc d’une spécialisation relativement récente. Aujourd’hui le milieu de la musique médiévale représente une petite niche dans le monde plus vaste de la musique ancienne, très peu étudiée, que ce soit sociologiquement, esthétiquement, économiquement, et laissée de côté même par les ouvrages spécialisés. Quant à l’ingénierie artistique, notion théorisée et développée depuis une trentaine d’années à peine, on l’attend davantage dans un contexte moins confidentiel, celui d’une musique plus largement diffusée, où les notions même d’œuvre et d’interprète ne sont pas aussi discutables qu’en musique médiévale. En effet, ce répertoire est celui, dans notre tradition savante occidentale, échappant a priori le plus à la modélisation qui est l’essence de l’ingénierie, dans la mesure où il est encore peu écrit, et ne relève pas d’une économie musicale telle que nous la connaissons aujourd’hui avec le concert ou le disque. La notion d’ingénierie apparaît donc propre à nourrir le monde de la musique médiévale, étant donné les particularités à la fois du répertoire et des réseaux qui gravitent autour de lui, musiciens et diffuseurs. Une brève présentation du contexte de la musique médiévale aujourd’hui nous amènera à nous interroger sur ce qu’implique la proposition de cette musique en concert, pour pouvoir enfin définir l’intérêt de la démarche d’ingénierie artistique en musique médiévale. Le monde de la musique médiévale : contexte socio-économique On a certes redécouvert et pratiqué le grégorien dès le XIXe siècle, mais c’est la seconde moitié du e XX siècle qui a vu naître des ensembles spécialisés, des transcriptions en notation modernes de manuscrits diffusées par des éditeurs à destination de tous les musiciens, ces propositions concernant cette fois non seulement le grégorien mais aussi tout le répertoire des chansons, la polyphonie, etc. La musique médiévale est donc une discipline neuve. Depuis ces débuts s’est Doctorante à l'université d'Evry, Rachel Méegens a étudié la musicologie à la Sorbonne. Musicienne, elle s’est formée aux répertoires classique et ancien dans différents conservatoires, notamment le CNR de BoulogneBillancourt, et au Centre de Musique Médiévale de Paris. 1 L’ingéniérie artistique et l’approche du répertoire : le cas de la musique médiévale construit et développé autour des musiciens un véritable « monde » : des auditeurs, des diffuseurs, des éditeurs. Les débuts de la musique médiévale au XXe siècle Les premiers ensembles à pratiquer la musique médiévale mériteraient davantage le nom d’ensembles de musique ancienne, pratiquant à la fois la musique baroque, la musique de la Renaissance et la musique médiévale, comme par exemple le Studio der Frühen Musik, le Clemencic Consort, l’Early Music Consort of London… ce qui n’est d’ailleurs pas synonyme de dilettantisme : le Studio der Frühen Musik, au contraire, affirme explicitement que son interprétation réagit à ce qu’il considère comme une vague d’amateurisme : « Avant que le Studio n’impose en ce domaine de nouvelles références, ce répertoire était plutôt interprété par des amateurs que par de véritables spécialistes. Les accompagnements des chansons étaient improvisés sur la viole de gambe de la Renaissance, sur des flûtes à bec baroques ou sur des reconstitutions de vièles archaïques inspirées aux facteurs d’instruments par les tableaux de maîtres anciens. Souvent les textes étaient abrégés. Ces interprétations donnaient une certaine idée de la musique, mais se révélaient bien imparfaites eut égard à la rigueur de l’exécution, à la tension dramatique, à l’intonation, à l’image sonore, à la technique de jeu et à la compréhension du texte2. » L’avènement de ces ensembles correspond aux débuts d’une démarche d’authenticité, qui tente, autant que possible, de reconstituer la musique telle qu’elle a été conçue à l’époque, par la lecture de traités, l’édition de manuscrits pour être au plus proche du texte original, le jeu sur des copies d’instruments d’époque. Les programmes sont alors créés comme de vastes panoramas de la musique médiévale, comme par exemple les enregistrements Music from the Middle Ages ou Troubadours, trouvères, minstrels du Studio der Frühen Musik. Le monde de la musique médiévale Ces ensembles ont plus ou moins arrêté leur activité à la fin des années 1970, laissant place à une nouvelle génération d’ensembles, avec laquelle interviennent divers changements. Avant tout, une plus grande spécialisation : ces ensembles ne travaillent désormais plus que sur la musique médiévale. Les programmes seront de plus en plus ciblés, souvent sur un manuscrit précis (par exemple, le Graduel d’Aliénor de Bretagne par Organum en 19933, le Codex Calixtinus par Discantus en 20034…). On ne cherche plus à explorer l’ensemble d’un répertoire, mais plutôt à poursuivre une quête d’authenticité dans ses moindres détails, avec la construction d’instruments d’après iconographie pour un programme bien précis. Diabolus in Musica a par exemple fait construire Studio der Frühen Musik, Troubadours, trouvères, minstrels, Teldec Classics International GMBH, 2/1995, livret p. 15. Organum, Graduel d’Aliénor de Bretagne, Harmonia Mundi, 1993. 4 Discantus, Compostelle, le chant de l’étoile, Jade, 2003. 2 3 Rachel Méegens un clavicytherium spécifiquement pour interpréter les chansons de Guillaume Du Fay, d’après des plans du XVe siècle conservés au Royal College de Londres5. La musique médiévale apparaît donc comme un répertoire de mieux en mieux connu, et sur lequel, justement parce qu’il est mieux connu, on se rend compte qu’il y a beaucoup à faire, dans le domaine de l’interprétation non seulement sémiologique, mais aussi fonctionnelle et esthétique, dans ce qui est proposé au public. En 1997, un ouvrage de Bernard Sherman sur l’interprète en musique ancienne affirme une dichotomie selon laquelle le musicologue effectue des recherches, travaille sur les manuscrits, de manière à ce que le musicien n’ait plus qu’à être interprète6. Or, on constate que les musiciens prennent volontiers en charge une partie du travail du musicologue, pour ce qui est de travailler sur le manuscrit. Être interprète est devenu une notion différente, même, d’il y a 10 ans. En conséquence, les trajectoires professionnelles des musiciens, plus spécialisés, évoluent également. Cette évolution de la connaissance musicale est inductrice de divers changements structurels de ce que nous avons déjà défini comme un « monde » de la musique médiévale : la musique proposée au public est différente, sonne différemment du fait du renouvellement de l’interprétation en fonction de la relecture des traités et de l’évolution de la reconstitution, non seulement des instruments mais aussi de l’espace d’interprétation. La conception esthétique fait varier les besoins en formation, et surtout les besoins en lieux de diffusion. Or, les diffuseurs évoluent peu depuis les débuts de la musique médiévale au XXe siècle. En effet, les musiciens se sont toujours produits dans des festivals de musique ancienne, spécifiquement médiévaux, ce qui est le cas le plus rare, ou dédiés à la musique ancienne dans son ensemble, donc programmant principalement de la musique baroque et un faible pourcentage de musique de la Renaissance ou médiévale. Un autre mode de fonctionnement très courant reste l’autoproduction de concerts. Pour ce qui est des lieux de concerts eux-mêmes, les lieux historiques sont privilégiés (églises, cloîtres…), tandis que les salles de concert restent relativement fermées, certaines pouvant programmer de la musique médiévale, mais de manière exceptionnelle. On constate donc que l’évolution esthétique vécue par les musiciens et les ensembles spécialisés ne trouve pas d’écho chez les diffuseurs, ce qui pose la question de la réception musicale et du public touché par ces concerts. En résumé, de manière empirique, les expérimentations et les propositions des uns et des autres quant à l’interprétation en public se cristallisent pour former une sorte de modèle du concert en musique médiévale, comme il pouvait exister un modèle du concert classique. Par rapport à ce dernier, la musique médiévale en concert remet en question le rapport entre l’interprète et le public, autour du contenu musical. 5 Diabolus in Musica, Mille bonjours !, Alpha 116, 2007. 6 Bernard D. Sherman, Inside early Music, Conversations with Performers, Oxford University Press, New York, 1997, p. 3. 3 L’ingéniérie artistique et l’approche du répertoire : le cas de la musique médiévale La musique médiévale au concert Proposer un concert de musique médiévale à des auditeurs, c’est proposer une musique multiple : chaque genre musical médiéval est doté de ses particularités esthétiques, ainsi que de son arrièreplan social et culturel, ce qui pose donc un certain nombre de problématiques pour la transposition au concert, situation qui implique différents éléments : l’œuvre, l’interprète et le public. Une œuvre Le statut d’œuvre musicale, pour le Moyen Âge, est lui-même à discuter. En effet, parler de musique médiévale revient à évoquer mille ans de musique, de monodie, de polyphonie, de musique liturgique, de chants courtois, de chanson bourguignonne, de musique instrumentale qui émerge à l’époque… autant d’univers différents pour lesquels il est difficile de définir une notion unitaire d’« œuvre ». Dans le cas, par exemple, d’une chanson monodique, chez les troubadours, voire les trouvères, il s’agit bel et bien de la création d’un « trouveur », produite par un mode de composition qui n’est pas celui du compositeur classique ou contemporain, mais bel et bien « trouvée » par un musicien possédant un statut d’artiste dans la société de l’époque, même si ce statut d’artiste est encore une fois à envisager différemment de la notion d’artiste aujourd’hui. Si l’on pense en revanche au chant grégorien, la définition d’œuvre est plus trouble, car le propos premier n’est pas artistique : la musique fait partie intégrante de la liturgie, et la pièce musicale en tant que telle est une sorte de dépouille qui subsiste une fois décanté le rituel. Elle n’est pas avant tout musique mais bel et bien parole, au cœur d’un rituel qui consiste à dire, à réactualiser, cette parole, ce qui détermine une temporalité et une spatialité dont résulte ce que nous ne pouvons qu’appeler musique. Le temps musical est lié au temps liturgique, ce qui en fait par excellence une musique de l’instant, une musique qui échappe à la répétition, et donc à la modélisation. Encore qu’elle n’y échappe pas tout à fait, puisqu’elle est tissée dans la temporalité cyclique de l’office et du calendrier liturgique, ce qui, justement, ce qui en fait un événement porteur de sens et d’émotion, et conditionne l’écoute. Par exemple, la polyphonie, que l’on entend aujourd’hui très fréquemment, que ce soit par le biais de l’interprétation de polyphonies écrites, ou par la reconstitution de polyphonies improvisées, n’est à l’époque pas une pratique quotidienne. Elle est réservée aux fêtes importantes, ou à certaines pièces importantes de la messe (comme l’alléluia), ou des offices (dernier répons des matines par exemple). Autre élément important, cette musique est par essence liée à un lieu de culte, réceptacle unitaire de toutes les dimensions du rituel, sonore, visuelle, ou même olfactive lors de l’encensement… et elle est conçue pour prendre place dans cet espace, en tant qu’acte liturgique à part entière pour les pièces qui constituent à elles seules un moment de l’office ou de la messe, comme le graduel, ou qu’elles soient en quelque sorte « suscitées » par le déroulement de la cérémonie, comme l’introït qui accompagne l’entrée des célébrants. Rachel Méegens Il nous reste aujourd’hui des textes qui codifient les places des officiants dans l’église, qui codifient les processions, les différents « gestes » liturgiques tels qu’encensements ou signes de croix… dont certains sont effectués en chantant, et participent d’une dynamique corporelle particulière, qui n’est a priori pas compatible avec la situation du concert aujourd’hui, fixée au e XIX siècle et qui met face à face musiciens et public. Un interprète Dans cette mesure, on comprend que la notion médiévale d’interprète ne coïncide pas avec notre notion moderne. Pour continuer avec l’exemple de la musique liturgique, lorsqu’un chantre chante une pièce musicale, celle-ci est générée par l’action liturgique, qui la fait exister non en tant que musique, mais en tant qu’élément de célébration. Le chantre n’est pas présent en tant que chanteur, mais en tant que parole incarnée. Aussi, quel peut donc être le statut, aujourd’hui, du chanteur qui interprète ces pièces devant un public ? Ce statut est nécessairement remis en question, non seulement au cours du concert lui-même comme nous le verrons tout à l’heure, mais aussi dès l’abord de l’œuvre. Il ne s’agit pas de déchiffrer la partition d’une mélodie en suivant les indications pour rendre au mieux les intentions du compositeur comme ce peut être le cas en musique classique, ni même d’apprendre une mélodie d’oreille comme ce pouvait être le cas à l’époque, ou comme c’est le cas encore de nos jours en musique traditionnelle. Entre en compte également l’éloignement historique, qui rend plus difficile la tâche de l’interprète et lui impose de faire certains choix, étant donné le « déracinement » de la musique de son contexte social. Dans cette mesure, la démarche des ensembles de musique médiévale fait partie d’une démarche de sécularisation, c’est-à-dire de passage, pour la musique, de l’église à la salle de concert, ce qui implique une autre temporalité, une autre spatialisation. Un public Cette démarche s’adresse à un public sur qui le décalage temporel agit également, non seulement le décalage temporel, mais aussi la rupture qui existe dans la transmission musicale : nous entendons cette musique avec des oreilles formées à l’écoute des musiques classique, romantique, contemporaine, voire de la chanson, des musiques traditionnelles, etc., dont l’audition, ou parfois la pratique, a généré en nous, que nous en soyons conscients ou non, un certain nombre d’idées, de conceptions, de représentations théoriques ou esthétiques quant au contenu musical et à l’imaginaire véhiculé par la musique. Nous portons le poids de cet arrière-plan culturel : notre implication affective est différente au niveau de l’interprétation, bien sûr, mais également au niveau de l’écoute, de la réception. Le public arrive au concert avec un certain nombre d’attentes, de désirs, quant à la musique qu’il vient entendre, qui vont, ou non, rencontrer les choix de l’interprète. Ces attentes son très mal connues, et n’ont encore jamais été étudiées, ce qui constitue un riche terrain pour l’ingénierie artistique, pour laquelle la notion de projet est centrale : il s’agit d’adaptabilité, à la fois à un contenu artistique, à un ou des artistes, à un programmateur, à un 5 L’ingéniérie artistique et l’approche du répertoire : le cas de la musique médiévale public, ce qui la rend capable de réfléchir sur ces différentes problématiques pour fonder une véritable réflexion esthétique globale. La quête d’authenticité, si importante en musique ancienne, et qui est au centre de l’existence des ensembles, implique justement une démarche complète, du manuscrit à la salle de concert. Lorsque Claude Mollard applique le concept d’ingénierie à la culture, en 1986, il le fait en partant d’une constatation très simple : « la connaissance des publics de la culture est approximative et donne lieu à de nombreuses confusions7 ». Or, cette remarque est parfaitement d’actualité dans le contexte de la musique médiévale aujourd’hui. Les ensembles de musique médiévale se trouvent précisément dans cette situation et demeurent à la recherche à la fois de lieux de diffusion et d’un public, soit d’une place plus stable et plus valorisante dans le monde musical d’aujourd’hui, ce qui passe inévitablement par l’analyse des problématiques d’interprétation et de réception. Un exemple : la musique liturgique en concert Partant de ces constatations, d’une part que l’équation interprète/œuvre/public a besoin d’être étudiée dans le cadre de la musique médiévale, et d’autre part que les ensembles sont, en quelque sorte, toujours à la recherche d’un public (et de lieux de diffusion), un projet inspiré de la démarche d’ingénierie artistique telle que la définit Claude Mollard a été réalisé il y a deux ans auprès de l’ensemble Discantus. Discantus Ensemble à voix égales composé d’une dizaine de chanteuses, fondé en 1990, Discantus interprète principalement la musique médiévale liturgique, le chant grégorien et la polyphonie de l’ars antiqua. Comme vous pouvez le déduire des remarques précédentes, ceci provoque une déperdition de sens, ne serait-ce que pour ce qui est de la temporalité, puisque le temps musical, dans cette situation de concert, ne repose évidemment plus sur le temps liturgique. Le moment auquel on entend la pièce n’est plus fonction du calendrier liturgique, mais uniquement du choix du programmateur pour le concert, voire, dans le cas du disque, du propre désir de l’auditeur. Dans le cas de Discantus, des entretiens préalables ont permis de mettre à jour une situationproblème : une méconnaissance de la constitution du public venant au concert ou écoutant les disques. Cette problématique a été à l’origine d’une démarche permettant d’une part de réfléchir sur le répertoire proposé, sur la manière dont il est proposé dans le cadre du concert, et sur la réception par le public. Nous annoncions tout à l’heure que les particularités musicales et extra-musicales, pourrait-on dire, de ce répertoire, tendaient à remettre en cause la situation du concert telle qu’on la connaît habituellement, dans une démarche proche de celle de l’ethnomusicologie, qui consiste à 7 Claude Mollard, L’Ingénierie culturelle, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1994, p. 58. Rachel Méegens « muséographier » la musique, à proposer une recontextualisation par différents moyens visuels, décor ou mise en scène. La démarche d’ingénierie et sa réalisation Le but de la démarche d’ingénierie, telle qu’elle a été adoptée pour ce projet, est de comprendre à qui s’adresse ce type de mise en spectacle, ce qui permettrait dans un second temps de réfléchir sur sa réception et sa manière d’interagir avec les représentations des auditeurs. Cette démarche se constituerait donc de deux phases : une phase de compréhension des situations, développée dans le travail en question, et une phase de conception et de mise en œuvre. Dans notre cas, la phase de compréhension consiste en une étude théorique et esthétique, visant à comprendre en profondeur la proposition faite au public, et le fonctionnement de la musique telle qu’elle est pratiquée en concert par ces chanteuses. À l’origine de la musique liturgique qu’elles interprètent se trouve le mot, la parole latine du rite sur laquelle se fonde le chant grégorien. Or, cet ensemble, comme bien d’autres, se produit le plus fréquemment dans des lieux de culte, qui deviennent pour l’occasion des lieux de concert, en adéquation avec le répertoire liturgique interprété. Les performances sur lesquelles porte ce travail se sont déroulées respectivement dans la chapelle du Musée dauphinois à Grenoble, dans la chapelle de Ronchamp (d’architecture contemporaine) en Franche-Comté et à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Ces lieux fortement symboliques participent d’une recontextualisation, recréant une certaine unité entre la musique et l’espace musical. Les spécificités de leurs architectures respectives sont exploitées au cours des performances, par des processions, et une spatialisation du procédé de chant responsorial, inspirée des « gestes » liturgiques évoqués plus haut. L’analyse de ces propositions s’est complétée de la conception d’une étude de terrain, réalisée lors de ces concerts, visant à pallier à l’absence de données quant à leur public. Celle-ci a été réalisée sous forme de questionnaires, dans le but de déterminer un profil social, musical et culturel des auditeurs, de façon à pouvoir émettre des hypothèses quant à la nature de leurs représentations et de leurs attentes, et à détecter une éventuelle problématique à laquelle une phase de mise en œuvre apporterait des solutions concrètes. Résultats Les résultats de cette étude (hors spécificités liées aux lieux ou aux diffuseurs) laisse apparaître un public plutôt hétérogène, plus jeune à Paris qu’en province, mais dont se détache un profil dominant proche de celui des concerts classiques, c’est-à-dire, socialement, des actifs ou des retraités, qui ont les moyens ou les loisirs pour se rendre au concert, donc un public d’adultes. Il s’agit d’un public fidélisé, qui va régulièrement au concert, et comporte de nombreux musiciens, dont des instrumentistes mais aussi beaucoup de chanteurs, et manifeste par ailleurs un certain intérêt historique et patrimonial pour le Moyen Âge. 7 L’ingéniérie artistique et l’approche du répertoire : le cas de la musique médiévale On voit donc converger différents types d’intérêts, différents types de désirs, vers notre ensemble : certains apprécient ses performances parce qu’ils les considèrent comme de la « grande musique », d’autres parce qu’elles présentent un aspect historique, d’autres encore parce qu’elle met en avant la voix, ou même par attirance pour la spiritualité… Quoi qu’il en soit, étant donné ses pratiques culturelles et musicales, on peut supposer d’une part que ce public possède les connaissances historiques et musicales pour que la médiation mise en place (choix du lieu, spatialisation) soit fructueuse, et d’autre part, qu’il possède, du fait de ces connaissances culturelles et musicales, des représentations préalables solides quant à ce qu’il vient entendre. Ces représentations dépendent de l’expérience personnelle de chaque individu, de sa culture, bâtie au gré de connaissances acquises au cours de lectures, de films, de visites, de cours d’histoire ou de musique… et contribuent à recréer dans l’imagination de chacun un Moyen Âge « à la fois historique, mythique et symbolique8 ». Il s’agit donc d’appréhender ce désir, cet idéal par définition pluridimensionnel, non pour l’uniformiser, mais pour le saisir dans toutes ses dimensions multiples, afin de nourrir les réflexions esthétiques des musiciens, de favoriser la rencontre entre musiciens et publics, et surtout, comme finalité, entre le public et la musique. Conclusion Une très brève présentation du monde de la musique médiévale aujourd’hui suffit à mettre en évidence que le concert de musique médiévale est à formaliser. Il demeure un domaine d’expérimentations, dans la constitution de programmes, mais aussi dans la manière d’établir une médiation avec le public et de représenter la musique, que ce soit en regardant du côté d’autres arts (arts visuels, danse), d’autres répertoires (musique contemporaine), ou dans la création de l’espace musical lui-même, qui se tourne du côté du spectacle, de la mise en scène. Il s’agit aujourd’hui de proposer une modélisation de la musique, non sous forme de mise par écrit comme ce fut le cas à l’époque dans le manuscrit, mais sous forme de spectacle. Cette situation appelle une structuration à la fois de la réflexion esthétique et interprétative, en évolution constante en fonction des recherches musicologiques, et une structuration professionnelle, puisque les tâches cumulées du musicien ou du chercheur se combinent d’une manière inédite. Cette démarche relève précisément de l’ingénierie, propre à nourrir la médiévistique et la recherche traditionnelle en musicologie médiévale, encore très rarement orientée vers l’esthétique et souvent cantonnée au domaine paléographique. Ceci revient à travailler à la fois sur un propos musical et sur la façon dont il est proposé au public, afin d’optimiser une légitimité artistique dans laquelle le projet d’écriture scénique est une projection du manuscrit. 8 Isabelle Durand-Le Guern, Le Moyen-Âge des romantiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 106. Rachel Méegens Pistes de recherche Voici les principales pistes de recherche évoquées lors de cette communication : – les notions, étroitement liées, d’œuvre et d’interprète dans les différents styles musicaux médiévaux ; – la sécularisation de la musique liturgique ; – le rôle des représentations dans l’écoute musicale. Bibliographie sélective Articles GENET, Jean-Philippe, « Musique en société », Moyen Âge entre ordre et désordre, catalogue de l’exposition, Paris, Cité de la Musique, 2004, p. 21-28. LIVLJANIC, Katarina, « L’interprète face aux sources musicales : honnête, authentique, charlatan ? », Actes du colloque À portées de notes : musiques et mémoire (Grenoble, 1-15 octobre 2003), Grenoble, ARALD/FFCB, 2004. VIRET, Jacques, « Introït grégorien ‘‘Rorate’’ : la fonction rituelle et son dépassement », Cahiers de musique traditionnelle, n° 5, 1992, p. 97-109. Ouvrages BOWLES Edmund A., La Pratique musicale au Moyen Âge Paris, Minkoff & Lattès, 1983. DUFFIN, Ross W., Performer’s Guide to Medieval Music, Indianapolis, Indiana University Press, 2000. DURAND-LE GUERN, Isabelle, Le Moyen Âge des romantiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001. FERRAND, Françoise, Guide de la musique du Moyen Âge, Paris, Fayard, 1999. FRANCOIS, Pierre, Le Monde de la musique ancienne. 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